L A
SAINTE BIBLE,
OU LE VIEUX
E T L E
NOUVEAU TESTAMENT,
AVEC DES EXPLICATIONS
ET RÉFLEXIONS QUI REGARDENT
L A V I E I N T É R I E U R E.
Divisée en XX Volumes.
LA SAINTE BIBLE
A V E C D E S
EXPLICATIONS et RÉFLEXIONS
QUI REGARDENT
LA VIE INTÉRIEURE,
PAR MADAME J. M. B. DE LA
MOTHE-GUYON.
NOUVELLE ÉDITION, EXACTEMENT CORRIGÉE.
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T O M E I.
CONTENANT
La GENÈSE et l’EXODE.
À P A R I S.
Chez les LIBRAIRES ASSOCIÉS.
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M. DCC. XC.
P R É F A C E
G É N É R A L E.
I. Sur le sujet, le but et les motifs de la publication de cet Ouvrage.
II. De quelques difficultés, touchant l’interprétation de l’Écriture Sainte, selon le sens allégorique, et par rapport aux choses intérieures et mystiques.
III. Autres difficultés sur les très-profonds et inépuisables sens des Saintes Écritures.
IV. Réponse aux lâches et aux tièdes, sur les difficultés qu’ils objectent contre la matière et la doctrine de la perfection.
V. Que toutes les Communions peuvent se servir de cet Ouvrage.
VI. De l’autorité universellement reconnue de la Théologie mystique, de même que de ses termes et de ses expressions.
VII. Sur l’Auteur, avec quelques avis particuliers touchant ce Commentaire et sa publication.
IL y a peu de Lecteurs qui, avant que d’entreprendre la lecture d’un Ouvrage, ne soient bien aises d’en savoir en gros le sujet et le but, d’en connaître l’Auteur et ce qu’il peut y avoir de remarquable touchant la publication de son livre, et enfin d’être prémunis contre certaines préventions qui pourraient détourner l’esprit de considérer et de goûter ce qui mérite de l’être. Celui qui a soin de la publication de cet ouvrage se croit obligé de satisfaire autant qu’il lui est possible à des prétentions si raisonnables ; et c’est à quoi il a destiné cette PRÉFACE GÉNÉRALE.
§. I.
Le sujet dont il s’agit ici est sans contredit la chose du monde la plus recommandable de toutes, pour quiconque ne porte pas indignement le titre de Chrétien ; car c’est le livre des livres, les écrits du vieux et du nouveau Testament qui forment l’assemblage de ce qu’il a plu à l’Esprit de DIEU de nous manifester en divers temps de ses desseins et de sa volonté. L’ancien Testament, donné avant le nouveau pour lui servir de préparation, pour annoncer à l’avance, figurer le grand ouvrage de la rédemption, y préparer les esprits, y disposer les cœurs, et aplanir ainsi l’étonnant spectacle d’un DIEU revêtu de la nature humaine pour la ramener à l’ordre de sa création, et témoigner de cet évènement si admirable et si digne du DIEU des miséricordes. Aussi JÉSUS-CHRIST y provoque souvent dans le Nouveau, comme à un témoignage divin, qui confirme ce qu’il enseignait, qui le renferme en maillot, et dont les écrits des Évangélistes et des Apôtres ne sont que le développement dicté par le même esprit et dans les mêmes vues. Voilà pourquoi les Auteurs du nouveau Testament protestent souvent ne dire autre chose que ce qu’on trouve prédit dans Moïse et les Prophètes 1, et que l’Esprit 2 de JÉSUS-CHRIST qui les inspirait avait déjà fait le même office dans le vieux Testament et avait conduit et dirigé ses Écrivains. Chacun sait que les uns annoncent un évènement qu’ils voyaient de loin, et les autres l’évènement arrivé. C’est donc le même ouvrage, c’est le même DIEU qui parle, c’est le même esprit qui dicte et qui instruit. Dans l’un on voit l’histoire de l’origine du monde, de l’élection d’un peuple que DIEU a choisi pour être le dépositaire de ses oracles, de ses volontés, jusques à ce que le désiré des nations étant donné, il renverse le mur mitoyen, pour appeler à lui toutes les nations et de tous les peuples n’en faire qu’un. Dans l’autre, je veux dire le nouveau Testament, on voit l’histoire de la venue du Rédempteur promis, c’est-à-dire, la vie du Verbe-DIEU et Homme, JÉSUS-CHRIST, sa doctrine, ce qu’il a fait, ce qu’il, sait et ce qu’d a promis contenu dans les Écrits, sacrés des saints Évangélistes et des saints Apôtres ; c’est assez de dire simplement, pour tout éloge, que ce sont des 3 paroles de vie, et de vie éternelle, selon la déclaration du Saint Esprit. Or cela doit suffire pour nous les recommander souverainement, aussi bien que pour nous convaincre de la nécessité de nous informer de ce qu’ils contiennent par préférence à tous les autres livres, quelques bons d’ailleurs qu’ils puissent être. Il y a même des personnes également savantes et pieuses qui, venant à considérer combien le monde est maintenant accablé de livres sur les matières soit de religion, soit de spiritualité et de dévotion, qui cependant ne font pour la plupart qu’étouffer et supprimer le plus essentiel du Christianisme par la substitution et la recommandation d’une infinité de pratiques toutes superficielles et de spéculations vaines et litigieuses, ont quelquefois souhaité tout de bon qu’il n’y eût point d’autres livres au monde que les livres de la Sainte Écriture, ou pour le moins, qu’on ne lût que ceux-là, comme devant suffire à tout le monde. Le fondement de leur souhait était bon ; mais ce souhait allait trop loin, étant indubitable que l’Esprit de Dieu, qui a dicté les saintes Écritures pour en donner l’intelligence salutaire aux âmes bien disposées, n’a point incliné en vain celles qui l’ont obtenue de sa grâce, à nous représenter par écrit les mêmes Écritures, en y joignant l’intelligence qu’il leur en a donnée. Si bien que nuls Lecteurs, pour difficiles qu’ils puissent être, ne sauraient user de semblables subterfuges quand on ne leur met en main que les mêmes paroles de l’Esprit de Dieu dans l’Écriture, accompagnées de la mesure d’intelligence dont il peut avoir gratifié quelque âme éclairée de son Esprit et de bonne disposition, qui, les ayant mis par écrit selon le mouvement qu’il lui en donnait, n’aura cherché en cela que la gloire de Dieu et le salut des âmes.
Il est d’ailleurs incontestable que les âmes qui sont touchées comme on le doit être de respect, d’amour et d’estime pour ce divin livre, ne sauraient se dispenser d’en désirer l’intelligence, ou du moins celle de sa substance principale, et du but auquel il vise par tout, et où Dieu a dessein de nous conduire par son entremise. Toutes les personnes qui ont véritablement ce désir avoueront sans peine que c’est vouloir leur procurer le plus grand de tous les biens que de leur mettre en main les moyens les plus propres à les avancer dans cette intelligence des paroles de Dieu.
C’est dans ce but et dans cette intention que l’on publie ici LES LIVRES DE L’ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT, accompagnés d’explications de réflexions qui regardent la vie intérieure, et le culte de Dieu en esprit et en vérité.
Le but que s’est proposé l’Auteur de ces explications et réflexions qui accompagnent partout le Texte Sacré paraît manifestement, pour peu qu’on s’applique à les lire avec attention, n’avoir été que d’expliquer ces divines PAROLES DE VIE selon l’intention de Dieu et de Jésus-Christ, et d’en faire voir l’usage et l’application d’une manière qui revienne à la même vie véritable, qui aille au but de toutes les Écritures, et qui nous ramène à l’essentiel du vrai culte que Dieu demande de nous et de tous ses adorateurs.
Or l’intention de Dieu et de Jésus-Christ, c’est l’AMOUR DIVIN ; c’est qu’on aime Dieu de tout le cœur, de toute l’âme, de toute l’intelligence et de toutes les forces, dit Jésus-Christ lui-même.
Il nous assure aussi dans 4 le même endroit que ce même Amour est le grand commandement de Dieu, et qu’il est le but de la Loi des Prophètes, c’est-à-dire, de toutes les Écritures.
Il nous apprend encore que le culte et l’adoration que le Père demande de nous, c’est que comme 5 Dieu est esprit, il soit adoré en esprit et en vérité. Et cela revient manifestement au même Amour de Dieu ; puisqu’adorer Dieu en esprit et en vérité, ou bien offrir et soumettre à Dieu son esprit et son cœur selon la vérité, ne diffèrent que de mots ; et qu’aimer Dieu, et lui consacrer toutes les inclinations et toutes les affections de son cœur, de son esprit et de toutes ses puissances, est évidemment une seule et même chose.
La vie aussi, la vie véritable et la source de toutes les actions et de toutes les œuvres de vie, n’est que le même amour et le même culte de Dieu dans un cœur et dans un esprit qui lui sont consacrés, c’est-à-dire, dans un cœur animé et vivant de l’amour. Et comme Dieu est aussi la vie et la source de la vie, et qu’il vient 6 faire sa demeure dans les âmes qui l’aiment, selon l’assertion de Jésus-Christ ; il est évident qu’il ne peut y venir qu’en même temps il ne leur apporte et ne leur redouble la véritable vie accompagnée de toutes les œuvres de vie, ce même hôte adorable 7 faisant en elles comme dit S. Paul, ce qui lui est agréable par Jésus-Christ, et les rendant parfaites pour tout bien ; de là vient, par conséquent, que toute la gloire lui en appartient, et qu’avec justice elle lui sera rendue pleinement dans l’éternité, lorsqu’il sera devenu 8 toutes choses en tout, comme s’exprime encore le même Apôtre.
Voilà en substance à quoi reviennent et à quoi nous mènent les explications et les réflexions suivantes qui regardent la vie intérieure, ou la vie de l’esprit. Elles sont, en général, animées partout de cet esprit et de cette vie ; et ce serait leur faire tort que de vouloir anticiper ici, par un détail un peu particulier, sur ce qu’on en trouvera si bien déduit et si bien expliqué dans les livres que l’on en tient en main.
§. II.
L’aveuglement, enfant de l’orgueil et d’une raison corrompue, osera sans doute élever des difficultés et de vaines objections contre cet ouvrage. C’est le personnage que ne manquent jamais de faire ceux d’entre les hommes qui sont vides de l’expérience des Divines vérités qui y sont exposées, de manière à exciter la plus haute et la plus vive admiration dans tous les vrais connaisseurs. Cependant comme ou souhaite en le publiant qu’il puisse être salutairement utile à toutes les âmes de bonne volonté, nous allons lever les moins futiles de ces objections, et essayer d’aplanir les obstacles capables d’en défendre les approches dans l’esprit des personnes simples et bien intentionnées.
La première objection est celle que des personnes peu éclairées et encore moins expérimentées dans les voies de Dieu font dans leur aveuglement contre les interprétations allégoriques, mystiques et qui regardent l’intérieur ; que l’Auteur donne dans ce commentaire aux paroles de l’Écriture, aussi bien à ce qui y est historique et qui a rapport aux choses extérieures et physiques de ce présent monde qu’à ce qui regarde le dogmatique. On sait qu’il y en a qui en font des railleries sacrilèges ; mais ce sont des profanes et des moqueurs, à qui il suffit de dire qu’il y a longtemps que le St. Esprit a prononcé leur condamnation 9, par la bouche de ses Saints Prophètes et Apôtres. Après que l’Esprit de Dieu s’est déclaré si manifestement pour ces sortes d’explications par le fréquent usage qu’il en a fait lui-même dans le nouveau Testament, où l’on voit que les Évangélistes, les Apôtres et spécialement St. Paul, dans presque toutes les Épîtres, donnent aux faits et aux dogmes de l’ancien Testament des sens allégoriques et des interprétations toutes spirituelles, il faudrait renoncer au respect qu’on doit et à Dieu et aux livres fondamentaux de la Religion pour condamner cette manière d’interpréter les Saintes Écritures, considérée en elle-même et dans l’usage qu’on peut en faire pour l’avancement des âmes dans l’amour de Dieu, et dans la vie et la perfection Chrétienne à quoi Dieu nous appelle.
Il est bien vrai que comme les hommes naturels et corrompus, et même entre les bons ceux qui sont commençants et peu encore avancés, ne sauraient bien entendre les Écritures, surtout en ces sortes de choses intérieures, s’ils ne sont gratifiés de la lumière de l’Esprit de Dieu ; il arrive de là que si ceux qui n’ont pour lumière que la morte, obscure et ténébreuse lueur de leur raison corrompue, ou ceux de qui les connaissances sont encore dans les bornes des rudiments communs, prétendent cependant interpréter les Saintes Lettres par manière d’allégorie, ou dans un sens mystique, ils ne produiront rien pour l’ordinaire que des imaginations ou fausses ou ridicules et toujours stériles de leur propre fabrique ; comme en effet on n’en voit que trop d’exemples ; parce qu’ils ne s’y prennent que selon leurs préjugés puérils de parti, ou par des principes d’entêtement qui ne visent qu’à se faire distinguer, ou à favoriser leur intérêt. Mais il n’en est pas de même lorsqu’une âme divinement éclairée ne cherche et ne propose dans l’explication des divines Écritures que le véritable but de l’Esprit de Dieu, c’est-à-dire, comme on l’a déjà remarqué ci-dessus, rien que l’amour de Dieu et son culte en esprit et en vérité, qui, par l’aveu de tous ceux qui ont le sens ordinaire, sont des choses spirituelles et intérieures s’il y en a.
Ceci nous fait voir que toute explication de la parole de Dieu, aussi longtemps qu’elle n’est pas ramenée jusqu’à l’intérieur, à l’esprit, au cœur, à l’amour divin, n’est pas encore complète ni achevée, bien que véritable pour ce qui regarde l’historique, le dogmatique, le moral et la correction des mœurs du commun des Chrétiens. Cela fait voir encore que pour des personnes dont l’esprit est véritablement éclairé par la lumière de Dieu, et de qui le fond du cœur est pleinement animé de son divin amour, l’interprétation littérale de l’Écriture et son interprétation intérieure et mystique ne sont qu’une même chose. Ils vont par la lettre à l’intérieur tout directement, et pour ainsi dire, comme sans y penser ; le sens intérieur leur est sens littéral, et doit en porter le nom à leur égard. La raison de cela est, que toute interprétation qui exprime l’intention et la pensée que nous a voulu communiquer par paroles ou par lettres une personne sage et sincère est visiblement interprétation de sa lettre ou de ses paroles ; c’est une interprétation marquée et signifiée par les lettres et par les paroles dont elle s’est servie, et par conséquent, interprétation littérale. Or l’intention de Dieu en se servant des paroles ou des lettres de l’Écriture a été de marquer et de communiquer à notre esprit et à notre cœur des pensées et des dispositions saintes, des impressions et des sentiments divins et spirituels de vérité et d’amour ; c’est donc en prendre le sens littéral ou selon la lettre que d’en tirer et d’en donner une interprétation spirituelle de cette sorte.
Et je ne sais pourquoi les Savants, au lieu de plusieurs autres distinctions frivoles qu’ils ont faites sur ce sujet, n’ont pas dit simplement ; Dieu est ESPRIT ; il est AMOUR ; il est aussi le principe d’où toutes choses procèdent ; de même qu’il est le but et la fin de tout. Donc tout ce qui procède directement de lui, toute opération de Dieu, quoiqu’extérieure, particulièrement celle par laquelle il a conduit la langue, la plume, ou les actions de quelques personnes qui sont spécialement à lui comme ses organes, exprime directement et principalement de la part de Dieu l’esprit et l’amour, et y doit revenir. Cependant comme l’homme avec qui Dieu veut avoir communication par sa parole n’est pas esprit tout pur, ni pur intérieur ; mais qu’il est partie corps et partie esprit, qui tous deux doivent être rapportés à Dieu, et du bonheur desquels Dieu veut aussi avoir soin ; de là vient que ses paroles divines, ou les Saintes Lettres, regardent le corporel aussi bien que le spirituel ; de plus, comme dans les uns le corps ou l’extérieur prédomine plus ou moins sur l’intérieur et sur l’esprit ; dans les autres au contraire, quoique bien rarement, l’esprit ou l’intérieur a l’avantage sur le dehors et sur le matériel ; il a plu à Dieu, en communiquant avec les hommes, de condescendre tellement à leurs dispositions différentes, que quand il leur parle, le sens propre et véritable de ses paroles, ou des saintes lettres, par rapport à l’homme en qui le corporel et l’extérieur prédomine encore, est directement une interprétation extérieure et conforme à son état, moyennant que par elle il tâche d’en revenir à l’amour et au spirituel ; mais par rapport à l’homme dans lequel l’intérieur a déjà le dessus, et qui a été introduit dans un domaine plus haut, le sens véritable des mêmes paroles de Dieu est tout premièrement l’amour divin et l’état spirituel en qualité de but principal ; puis aussi l’extérieur et le matériel en qualité de moyen, pour revenir à la fin principale.
Il y a donc deux ou trois sortes de sens propres et littéraux des paroles de Dieu, à savoir : 1° le sens littéral extérieur, 2° le sens littéral intérieur, et 3° le sens littéral intérieur et extérieur tout ensemble, qui comprend l’extérieur comme moyen, et l’intérieur comme but où tout doit se terminer et s’accomplir. Et c’est ce sens-là, le composé des deux, qu’ont ordinairement les personnes intérieures de qui l’esprit est éclairé de Dieu, particulièrement celles dont il plaît à Dieu de se servir pour ramener les hommes à leur cœur, comme 10 s’exprime le Prophète Isaïe, c’est-à-dire, à leur intérieur, afin qu’ils y apprennent à aimer Dieu de tout leur cœur et de toutes les puissances de leurs âmes, et à l’adorer en esprit et en vérité, ainsi que Dieu l’exige de ceux qui veulent être ses véritables adorateurs.
Aussi voyons-nous que cette méthode et cette manière d’interpréter les Écritures a été familière non-seulement à Jésus-Christ et à ses Sts. Apôtres, mais aussi aux premiers des Sts. Pères de l’Église primitive, à leurs successeurs, et aux docteurs les plus considérés dans le Christianisme par leur savoir et par leur piété. Il y en a plusieurs traits remarquables dans l’Épître de S. Clément aux Corinthiens. Celle qu’on a de l’Apôtre S. Barnabé en fait son principal, aussi bien que le livre de S. Hermas. Les autres Pères s’en sont servis plus ou moins, selon qu’ils étaient obligés de s’accommoder à la capacité soit des lecteurs, soit des auditeurs plus ou moins éclairés et propres à être ou introduits ou avancés dans l’état intérieur. Chacun peut se convaincre, par la lecture du dernier livre des Confessions de S. Augustin, que le sens spirituel de la parole de Dieu lui était également précieux et familier ; ce qui se voit aussi dans ses autres ouvrages et dans ceux de tant d’autres Sts. Pères qu’on passe sous silence pour éviter la longueur, quoiqu’on ne puisse ne point faire mention des excellentes Homélies du divin S. Macaire, où le doigt de Dieu se fait si bien sentir par ces sortes d’expositions spirituelles qui ont fait dire au grand S. Bernard ; 11 Quant à moi, je chercherai toujours mon bien dans le sein profond des sacrées paroles de Dieu, L’ESPRIT ET LA VIE, comme le Seigneur même me l’a enseigné ; et ce sera là ma portion en qualité de personne qui croit en Jésus-Christ. Ceux qui voudront prendre la peine de consulter tant soit peu les écrits des plus respectés et des plus autorisés d’entre les Auteurs mystiques, ne pourront douter qu’ils ne se déclarent unanimement pour cette sorte d’interprétation.
§. III.
Une autre objection qu’on prévoit que des personnes peu éclairées avanceront contre les interprétations allégoriques et mystiques de notre Auteur ; quoique pourtant on croie que ce qu’on vient de dire devrait suffire à ceux qui, sans prévention, aiment solidement la vérité, est qu’il semble qu’il ait donné des sens et outrepassé en bien des sujets la pensée même des Écrivains sacrés.
Nous allons les satisfaire et lever le plus brièvement qu’il nous sera possible cette difficulté, quelque futile d’ailleurs qu’elle paraisse.
Supposons que quelque grand esprit, qu’un génie angélique et doué de solide sagesse, ait fait dessein de dicter à ses écrivains un discours rempli non-seulement d’instructions communes et utiles à toutes sortes de personnes ; mais aussi où il ait voulu renfermer des sens d’une sagesse si profonde que personne ne puisse les découvrir si lui-même n’en donne la clef, et s’il ne communique les lumières nécessaires pour pénétrer la profondeur et l’étendue des pensées qu’il a eues dans l’esprit, et qu’il a voulu marquer et cacher sous l’écorce de ses expressions. Il est certain que ceux qui écriraient sous lui se formeraient sans doute quelques conceptions véritables et utiles de ses paroles ; mais que nul d’eux pourtant ne pourrait en épuiser les sens les plus profonds, sinon ceux à qui il lui plairait de les leur découvrir plus ou moins, selon les desseins qu’il aurait sur eux ou sur ceux à qui il voudrait les communiquer par leur moyen. Cet Esprit doué de sagesse est le Saint Esprit. Il a dicté aux Écrivains sacrés les Saintes Écritures pour l’instruction commune de tous les hommes et de tous les temps. Ces Écrivains de Dieu en ont sans doute eu des conceptions et une mesure d’intelligence proportionnée à leur capacité et au besoin qu’ils en avaient alors pour l’avancement de leur salut et de celui de leurs contemporains ; mais saurait-on se persuader que pour cela ils aient tellement saisi et compris toute l’étendue des pensées de Dieu que dans ses paroles il ne soit rien resté à l’Esprit de la Sagesse infinie pour en faire une plus grande et une plus profonde découverte, soit à ceux-là mêmes, soit à ceux qui devaient venir après eux jusqu’à la fin du monde ? Non sans doute ; puisque le Roi-Prophète David nous assure que 12 la loi et les préceptes de Dieu font d’une très-grande étendue ; puisque lui-même, tout Prophète qu’il était, en demande à Dieu tant de fois et avec tant de soupirs et d’ardeur une intelligence plus grande que celle qu’il en avait eue jusques là ; qu’il déclare 13 heureux ceux qui emploieront les jours et les nuits à l’obtenir du Seigneur ; puisque le Prophète Daniel nous fait entendre 14 qu’il n’avait pas l’intelligence des paroles que Dieu lui révéla par son Ange, lesquelles il écrivit sans les entendre, et sans devoir les entendre, leur signification étant réservée pour les temps à venir. Nous voyons dans l’Évangile que les Apôtres, qui connaissaient Jésus-Christ, tant par la lumière de Dieu que par le moyen des Écritures dont Dieu leur avait donné une intelligence proportionnée à leur état et à leur besoin d’alors, étaient pourtant si éloignés de comprendre encore l’étendue et la profondeur de leur sens, qu’il fallut que le Seigneur 15 leur ouvrît l’esprit pour ce même sujet après sa Résurrection, et plus encore après son Ascension et au jour de la Pentecôte. Après cela, saurait-on douter qu’il soit resté encore dans les livres sacrés des sens à découvrir jusques à l’infini, pour ainsi dire, surtout dans le genre des sens intérieurs et spirituels qui sont des plus profonds, des plus dignes de l’Être Suprême et des plus conformes à la nature d’un Dieu 16 qui est esprit, dont les paroles sont esprit vie, dont l’intention est que ceux qui les écoutent deviennent un même esprit avec le sien, et qu’ils le servent en esprit et en vérité, comme il le dit lui-même ?
Il ne nous faut donc point trouver étrange que lorsque l’Écriture nous décrit des histoires et des faits qui semblent purement extérieurs, les âmes qui sont éclairées de Dieu y découvrent partout des traits de cette divine Sagesse qui, ayant créé l’homme pour Dieu, et entrepris de ramener l’homme à Dieu, ne peut qu’elle n’ait laissé en tout ce qu’elle a fait pour ce sujet, des vestiges et des caractères instructifs de son adorable dessein, et par conséquent capables de ramener l’homme à sa fin et à sa source, qui est spirituelle et toute intérieure. Cette divine Sagesse, qui a régi si spécialement les âmes des amis de Dieu et toute leur conduite, qui a gouverné tout ce qui est arrivé aux Saints Patriarches, aux autres Saints de l’ancien Testament, à tout le peuple d’Israël, honoré de la qualité de son peuple de choix ; elle qui a régi et inspiré les Saints Écrivains qui nous ont décrit ces histoires et ces évènements, aurait-elle pu ne pas exprimer dans la conduite des uns et par la plume des autres quelques traces de son intention principale ? Aurait-elle pu manquer d’y laisser des marques de ses voies, de sa méthode, et du dessein qui lui est tant à cœur, de ramener toutes choses et spécialement les hommes à la perfection et à leur dernière fin pour laquelle ils sont créés ?
C’est ce qu’on ne saurait soutenir sans démentir les mêmes Écrivains-sacrés, qui nous font voir tout manifestement la vérité de ce que nous soutenons. S. Paul fait remarquer que ce qui se passa dans la première création est un emblème de ce qui se fait dans la seconde, quand il nous dit : 17 Celui qui a fait sortir la lumière des ténèbres a fait luire sa clarté dans nos cœurs. S. Pierre nous assure 18 que ce qui arriva dans le déluge, lorsque ses eaux soutinrent l’arche où furent conservés Noé et sa famille, fut une figure de ce qui se passe dans l’intérieur d’une conscience que l’on conserve pure, selon la promesse qu’on en fait à Dieu dans le Baptême. Le même St. Paul nous montre à l’œil dans toutes ses Épîtres que les histoires et la conduite extérieure d’Abraham, de Sara et d’Agar, d’Ismaël, d’Isaac, de Jacob et d’Ésaü, de Moïse, et des sacrifices qu’il a établis, du peuple Israélite, de ses Juges et de ses Saints, nous signifient et nous représentent non-seulement ce qui regarde l’Église du nouveau Testament en général, mais aussi ce qu’il y a ou qu’il doit y avoir de plus spirituel et de plus intérieur dans l’âme de chaque vrai Chrétien, le dégagement du monde, l’abnégation de soi-même, l’abandon et la fidélité à Dieu, la foi, l’espérance, la charité, l’amour de la croix, la patience dans les persécutions et dans les afflictions, la parfaite purification de la conscience, la préférence de la volonté de Dieu, de ses intérêts, de sa gloire, de son pur amour, à soi-même et à toutes choses, enfin le parfait rétablissement de l’image de Dieu dans l’âme, et la parfaite liberté des enfants de Dieu. Pour les Prophètes, quand ils parlent si souvent, par exemple, de la ville de Jérusalem, est facile de s’apercevoir qu’ils ne marquent pas seulement la Jérusalem terrestre, mais la spirituelle, mais l’âme de chaque vrai fidèle où Dieu doit habiter ici et éternellement, sans quoi l’on ne pourrait souvent donner à leurs paroles que des sens vides, discordants du sujet et même inintelligibles. En effet, comment David aurait-il pu dire à Dieu dans un de ses Psaumes ; 19 Bâtissez, Seigneur, les murailles de Jérusalem, s’il l’avait entendu de la Jérusalem extérieure, puisqu’elle était alors dans un état florissant et ses murailles sans brèche et sans rupture ? N’est-il pas tout visible que Dieu venant alors de lui ouvrir les yeux du cœur sur un crime qu’il s’était dissimulé trop longtemps, et par lequel il avait fait une grande brèche à son âme et donné entrée au péché, c’est sur cela qu’il tourne sa pensée quand il demande à Dieu qu’il rebâtisse les murailles de Jérusalem, lesquelles son crime venait de renverser, et qu’il répare la triste brèche qu’il venait de faire à son âme ? L’Esprit de Dieu pourrait-il bien ne lui point avoir ouvert les yeux sur une chose si palpable, aussi bien qu’aux Prophètes Esdras, Néhémie et aux autres âmes éclairées, lorsque considérant les ruines de la Jérusalem extérieure, ils témoignaient tant de douleur sur ses funestes dégâts et tant d’empressement pour leur réparation ? Cela nous doit faire comprendre combien justes et combien solides sont les réflexions intérieures de cette nature, que notre auteur éclairé de la lumière de Dieu même propose dans la suite de cet Ouvrage, sur ce qu’on trouve dans ces deux Prophètes touchant la désolation de la ville de Jérusalem, la visite et la revue qu’ils font de nuit de ses ruines, les obstacles qu’ils rencontrent de toutes parts à son rétablissement, et les moyens qu’ils mettent en usage pour la redresser et la remettre à leur possible en son premier état. Ce qu’on remarque ici doit s’étendre pareillement aux autres interprétations et réflexions spirituelles qui règnent en tout l’ouvrage, sur tous les sujets que nous a proposés l’Esprit de la Sagesse divine dans les livres sacrés des divines Écritures.
Rien ne nous doit rendre suspects les sens allégoriques et spirituels (si autorisés d’ailleurs par Jésus-Christ et par tous ses Saints), rien, dis-je, ne nous doit les rendre suspects, lorsque 1° on y suppose le sens extérieur et littéral, qu’on y explique même assez souvent ; 2o lorsqu’on répand partout des explications et instructions morales qui sont d’usage à toutes sortes de personnes ; 3° lorsqu’on reconnaît que le sens de l’allégorie est véritablement applicable au général de l’Église de Dieu et de ce qui la regarde, et qu’on le fait voir aux lecteurs plus d’une fois ; 4° lorsqu’on ne donne point dans des explications et des applications tournées sur les évènements purement extérieurs, qui ont fait l’écueil de plus d’un allégoriste, et qui ont décrédité, ou peu s’en saut, toutes sortes d’allégories considérées en elles-mêmes ; 5° lorsqu’enfin ce sujet-là est manié par des personnes éclairées de Dieu, qui ont une connaissance foncière de toutes les voies de l’INTÉRIEUR, et qui par ce moyen rappellent l’homme au-dedans de lui-même où la réalité et l’expérience de tout ce que l’on propose se peut et se doit trouver, si tant est qu’on veuille être fidèle à la grâce de Dieu, et à la vocation à quoi il nous a destinés par notre création et par notre Rédemption, qui est de rendre chacun de nous intérieur, spirituel, un même esprit avec son Esprit saint ; afin qu’étant dans nous et avec nous, il y manifeste sa gloire et ses opérations merveilleuses et infinies durant toute l’Éternité. Tout esprit raisonnable et médiocrement éclairé s’apercevra sans peine par la lecture des explications et des réflexions suivantes, tant sur l’ancien que sur le nouveau Testament, que l’Auteur y a donné lieu à toutes les précautions et à tous les avantages dont on vient de faire mention.
Et cependant à bien considérer la constitution de l’esprit humain, tel qu’il est à présent dans la plupart des hommes, et même des bons d’entr’eux, inconstant, changeant, penché vers le dehors, il est bien à craindre que nonobstant toutes les vérités qu’on saurait lui représenter, il ne se trouve que trop encore d’esprits qui se laissent aller au dégoût de se voir continuellement rappeler en eux-mêmes, qui ne se plaignent d’être toujours renvoyés à l’intérieur, toujours servis de mets spirituels, et de ne rencontrer partout que des instructions, des explications et interprétations qui ne proposent, qui n’inculquent, qui ne pressent que cela, qui insistent toujours sur l’esprit, sur le cœur, sur l’homme du dedans et sur la créature nouvelle et invisible, et sur ce qui y a du rapport. Chose étrange ! mais pourtant tristement anticipée et mise devant nos yeux par manière de figure et de prédiction dans la conduite des enfants d’Israël, lors qu’autrefois, étant nourris dans le désert d’un pain que la bonté de Dieu leur faisait descendre tous les jours du ciel, d’une manne céleste qui, n’ayant rien en soi que d’agréable au goût, faisait la force et le soutien de leur vie, cependant la seule continuation journalière et fréquente de ce bienfait divin leur en donnait de l’aversion, et les faisait 20 murmurer et dire en se plaignant ; Manne, manne ! nos yeux ne voient rien que de la manne ; et cela nous ennuie. Ils préféraient à la nourriture du ciel celle de la terre d’Égypte, lieu et source de leur esclavage. Hélas ! c’est ce que font encore les hommes qui se lassent et qui se plaignent de la doctrine de l’INTÉRIEUR, et des paroles qui sont esprit et vie toute divine ! La chute du genre humain, son esclavage sous la corruption, le grand mal de tous les hommes, ne vient uniquement que d’avoir quitté et abandonné l’intérieur et le spirituel ; Adam et tous ses descendants sont tombés sur le dehors, sur le terrestre et le visible, et ils y sont encore tous attirés continuellement par l’ennemi de leur salut, qui fait tous ses efforts pour les tenir éloignés du lieu où doit se trouver la source de la vie, que Salomon nous assure être 21 le cœur. Dieu, touché d’un égarement si funeste, a la bonté de venir les en rappeler et leur dire si bénignement : 22 Transgresseurs, revenez à votre cœur. 23 Mon fils, donne-moi ton cœur, et que tes yeux prennent garde à mes voies. 24 Pensez aux choses d’en-haut. Votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. Il y doit 25 vivre en vous, et non vous-mêmes. Regardez 26 aux choses invisibles ; et pour remercîment, on se plaint et se lasse de ses admonitions ! Quelques-uns néanmoins se laissent toucher à ses exhortations ; mais les meilleurs pourtant, quelque bonne volonté qu’ils aient de s’y rendre et de les pratiquer, trouvent qu’ils ont encore mille peines à le faire et à s’y habituer ; ils se sentent malgré eux échapper à toute heure et à tout moment la pensée de Dieu et des choses intérieures ; ils se voient chaque jour et à toute occasion retomber sans y penser sur ce qui est visible, en oubliant l’invisible et le spirituel. Dieu redouble ses soins sur cela ; il renouvelle les effets de ses compassions envers nous ; il revient à nous avertir, et souvent et par toutes sortes de moyens, de nous ressouvenir de lui, de ne pas oublier l’unique nécessaire, la perle de grand prix, le trésor éternel caché dans le champ de notre intérieur ; il nous tourne en avertissement de ce devoir la nature toute entière, les saintes Écritures et tout ce qu’elles contiennent, les exemples, les paroles, les écrits des âmes éclairées qui ont donné lieu en elles à ce grand bien, auquel il les incite de nous rappeler, et de nous en rendre participants. Et voilà qu’au lieu de lui rendre des actions de grâces éternelles de l’excès de sa grande charité, au lieu de recevoir ses divines faveurs avec reconnaissance ; et de les estimer comme elles le méritent ; au lieu de le prier sans cesse de nous graver profondément dans le cœur ce qu’il désire si ardemment de nous pour notre bien éternel ; nous nous en dégoûtons de nouveau, nous en renouvelons nos plaintes ; quelques-uns mêmes en vont jusqu’à l’insulte et à la raillerie. Ô monstrueuse ingratitude, et aveuglement étrange ! témoignage funeste et bien incontestable qu’on n’est guères éloigné de l’état des personnes dont S. Paul dit 27 qu’ils ne suivent que la vanité de leurs pensées ; et qu’ayant l’esprit plein de ténèbres, ils sont entièrement éloignés de LA VIE DE DIEU, à cause de leur ignorance et de l’aveuglement de leur cœur !
Cet aveuglement doit être bien extrême dans les Chrétiens qui lisent l’Évangile, s’ils ne reconnaissent par sa lecture que la vie du DIEU fait chair, du Verbe incarné, tant l’intérieure que l’extérieure, n’était que la pratique et la ratification des mêmes choses dont il est question. Sa vie intérieure était toute oraison, toute contemplation, toute occupation aux choses invisibles et spirituelles ; sa vie extérieure n’était employée qu’à ramener à toute occasion les hommes au-dedans d’eux-mêmes, aux choses intérieures et qui regardent principalement l’esprit, malgré qu’ils retombassent incessamment sur ce qui est visible. Voyez son entretien avec Nicodème. 28 Celui-ci lui parle d’abord de ses miracles extérieurs comme d’une marque que le Royaume de Dieu était sans doute à la porte, et qu’apparemment il pourrait bien venir par cette sorte de moyens visibles ; et Jésus-Christ le ramène de là à la naissance spirituelle et nouvelle, pour avoir part à ce royaume là, et pour le bien connaître. Nicodème retombe sur le dehors, sur une naissance toute extérieure et toute de la nature : Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère pour en naître encore ? Jésus-Christ le ramène de nouveau au spirituel et à la naissance de l’Esprit de Dieu, duquel il faut renaître et devenir esprit. De même envers 29 la Samaritaine, qui venait puiser de l’eau pour satisfaire au besoin de la soif naturelle ; Jésus-Christ lui dit à ce sujet qu’elle devait lui demander, et qu’il lui donnerait de l’eau vive, marquant ainsi son esprit saint et sa grâce divine. Cette femme tombe, comme Nicodème, 30 sur le dehors, et réplique au Sauveur : Ce puits est profond, Seigneur, et vous n’avez pas de quoi y puiser ; d’où auriez-vous cette eau ? Jésus-Christ la relève au sens spirituel, et lui fait entendre qu’il lui parle d’une eau intérieure, qui deviendra dans le cœur une fontaine d’où jaillira une vie éternelle ; la femme retombe derechef sur le dehors, et lui demande qu’il lui fasse part d’une eau qui l’exempte de la peine de revenir au puits pour y étancher sa soif ; et le Seigneur la ramène encore de telle sorte au sens intérieur, qu’il lui déclare enfin que, Dieu étant esprit, veut déformais des personnes qui le servent et l’adorent en esprit et en vérité. Les disciples viennent là-dessus, et lui présentent à manger la viande matérielle qu’ils venaient d’acheter. Jésus-Christ les rappelle de là à une nourriture qui est toute intérieure, à quoi ils ne pensaient pas encore : J’ai, leur dit-il, une viande à manger que vous ne savez pas. Ils en reviennent, ainsi que Nicodème et la Samaritaine, à ce qui est seulement extérieur ; et s’entredisent l’un à l’autre : Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? Mais le Fils de Dieu les remet sur le sens spirituel : Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m’a envoyé. Ce procédé du Sauveur se peut encore remarquer en plusieurs autres rencontres, particulièrement en celle du lavement des pieds, que S. Pierre entendait d’abord d’une manière purement extérieure, mais que Jésus-Christ ramène à un sens intérieur et tout spirituel. Tous les Saints en ont fait de même, et se sont servi de cette méthode que nous venons de remarquer dans le Fils de Dieu. Nous ne touchons qu’en peu de mots, dit 31 S. Grégoire de Nazianze, ce qui regarde le visible et le littéral ; mais notre affaire principale est ce qui concerne L’HOMME INTÉRIEUR et que nous attirions les yeux à ce qui est intelligible et spirituel ; quoi faisant, nous en instruisons beaucoup mieux grand nombre de personnes. On a déjà remarqué plus haut comment ce que ce Saint dit ici est une chose de fait que tous les SS. Pères et les Docteurs les plus spirituels et les plus approuvés de l’Église Chrétienne ont effectivement pratiquée dans presque tous les ouvrages que nous avons d’eux. Un des plus solides et des plus estimés de ces derniers siècles, le divin Jean de la Croix, coadjuteur de Ste. Thérèse, a renfermé tout ce qu’il y a de plus substantiel en la vie intérieure dans trois Cantiques purement allégoriques, que l’on dirait n’être presque que des chansons de l’amour naturel, s’il n’y avait ajouté des explications admirables qui découvrent les sens profonds et très-spirituels qu’il avait entendus et cachés sous cette sorte d’emblème. Chacun sait que c’est là le caractère du Cantique de Salomon ; et voici le témoignage que Dieu rendit à une grande Sainte, touchant d’autres matières de l’Écriture : 32 Dans l’ancienne loi j’ai dit quantité de choses qui doivent s’entendre bien plus spirituellement que corporellement, comme ce qui regarde le Temple, David, Jérusalem ; afin que les hommes charnels puissent apprendre de là à désirer et à rechercher les choses spirituelles. Voilà où va aussi le but constant de cet Ouvrage, lequel nous apprend à voir et à goûter Dieu en toutes choses, son esprit, ses divines opérations, tout ce qui regarde le monde invisible, et toutes les choses que Dieu a préparées à ceux qui l’aiment, et que son Esprit, qui sonde jusqu’aux profondeurs de Dieu même, a révélées à ses Saints 33 selon l’assertion de S. Paul.
§. IV.
Ceux-là décèlent leur lâcheté qui se récrient, comme font quelques-uns, à la vue de pareilles Explications, que l’on y exige des hommes une trop grande PERFECTION, que les états qu’on y propose ne sont point de cette vie, et qu’en un mot ces divins objets ne sont pas pour le commun. Non, assurément ; ils ne sont pas pour ceux qui aiment plus le relâchement commun et ordinaire que de bien prendre à cœur la vocation à quoi Dieu et son Fils Jésus-Christ avec le S. Esprit ont pourtant appelé tous les Chrétiens, la vocation à être 34 parfaits comme le Père céleste est parfait, à se conduire et à faire 35 comme JÉSUS-CHRIST en a donné l’exemple, à être 36 rendus conformes à l’image du Fils de Dieu, à être 37 saints comme celui qui nous a appelés est saint, à participer, en un mot, à la nature divine, qui sont tous des termes et des assertions de la S. Écriture, et par conséquent de Dieu même. S’en dispense qui voudra, pour imiter ceux qui étant appelés au banquet nuptial, 38 s’en excusèrent sur des occupations de ce monde qui leur étaient plus à cœur que l’affaire de leur vocation à l’éternité. Dieu ne force personne ; il laisse chacun libre d’écouter plutôt, si l’on veut, la voix et le penchant de sa propre lâcheté que l’appel de Dieu même. Ces gens-là ont raison de dire, pour aussi longtemps qu’ils voudront prendre le parti du relâchement que leur inspirent le monde, Satan et leur nature corrompue, que les matières de ces Explications ne sont pas pour eux, celles du moins qui regardent les états les plus avancés ; car, au reste, il y en a aussi pour toutes sortes de personnes ; on y trouve partout un mélange agréable de salutaires instructions qui sont de la portée et pour le besoin, non-seulement des personnes d’un avancement médiocre, mais aussi des commençants les plus faibles, et même de ceux qui sont encore engagés malheureusement dans les liens du péché. Tous ceux-là peuvent profiter très-salutairement de ces instructions, si seulement ils ont quelque droiture de cœur, une étincelle de bonne volonté et de désir sincère de s’avancer vers Dieu et de se dégager des liens dont ils sont encore retenus ; mais sans cette disposition, il n’y a rien au monde qui puisse leur être d’un usage solide et salutaire, et leur tourner à bien.
Mais pour les personnes qui, loin de se plaindre des grâces que Dieu veut faire et de se défendre du bonheur où il les appelle, y donnent leur consentement de tout leur cœur, et y aspirent avec son assistance qu’ils implorent ; ceux-là, quelque sublimes que soient les choses que Dieu leur propose et leur fait déclarer, pour grande aussi que puisse être la faiblesse où ils se voient encore, si cependant ils veulent bien s’abandonner sincèrement à Dieu, ils trouveront par effet que sa divine force accomplira en eux ce qui est autrement au-delà de leur propre force et de leur faible pouvoir. Il fera en eux, pour me servir des termes de St. Paul, 39 plus que tout ce que nous saurions demander ni penser, pourvu toutefois que, se laissant à lui avec fidélité et avec persévérance, on ne lui prescrive sur rien ni manière ni temps ; puisque Dieu quelquefois, pour des raisons qu’il sait, trouve à propos de différer la perfection de son ouvrage dans quelques-uns jusqu’à leurs derniers jours, quelquefois jusqu’au jour de leur mort. Mais alors, bien loin de se trouver confondus dans leurs désirs et dans leur espérance, ils expérimentent par effet que c’est là proprement le temps où rien n’empêche plus la main du tout-puissant, auquel ils s’étaient confiés et abandonnés, d’accomplir en eux divinement, même dans un clin d’œil, pour ainsi dire, toute la perfection à laquelle il les avait destinés. C’est ce qui faisait dire à S. Paul, qui avait exhorté les Hébreux 40 à la perfection : 41 Ne perdez pas la confiance que vous avez, qui doit être récompensée d’un grand prix. Vous avez besoin de patience. Mais encore un peu de temps, et celui qui doit venir, viendra et ne tardera plus. On ne saurait exprimer le profit salutaire que des cœurs de cette bonne constitution pourront tirer de l’Ouvrage qu’on leur présente ici, l’expérience qu’ils en feront les en convaincra mieux que tout ce qu’on leur en saurait dire.
§. V.
Comme on désire en publiant cet Ouvrage, qu’il puisse être d’une sainte édification à toutes les âmes qui désirent sincèrement de s’avancer dans la perfection à laquelle tous les hommes sont appelés, en quelque parti du Christianisme qu’elles se trouvent dispersées ; et que cependant l’auteur a quelquefois réfléchi, et même insisté, sur des sentiments et pratiques propres à la seule Église Catholique-Romaine, qui est celle de sa naissance et de sa profession ; il ne se peut que plusieurs des Lecteurs qui ne sont point de cette Église-là ne se fassent d’abord quelque peine sur ces sortes d’endroits. Mais on prie les esprits modérés et équitables de considérer s’il faut s’étonner, et si l’on a juste sujet de se formaliser, de voir qu’une personne pieuse, élevée dès son enfance dans des sentiments et dans des pratiques qui lui ont servi de moyens de chercher et de trouver Dieu, et de vivre dans l’accroissement de sa grâce ; si, dis-je, on doit s’étonner et se chagriner de voir qu’une telle personne estime et recommande à ses semblables (pour qui elle a écrit) ces mêmes moyens pratiqués par elle si salutairement ; et qu’elle cherche à appuyer le bon usage qu’elle en a fait par les paroles de la Ste. Écriture, quelquefois directement et quelquefois à la simple occasion que ces paroles lui en présentent. Les plus difficiles souffrent bien cela dans plusieurs Commentateurs Catholiques-Romains, dans les livres d’un S. Bernard, de Tauler, de Ste. Thérèse, du Cardinal Bona, et de tant d’autres auteurs de piété, principalement dans l’excellent et incomparable livret de l’Imitation de Jésus-Christ, ou de Thomas a Kempis, qui n’a mécontenté nulle âme de solide piété. Tous bons esprits sans doute en useront ici de la même manière ; et pour ceux qui auront la faiblesse de ne pouvoir y acquiescer, ils n’auront qu’à passer ces endroits-là, qui sont fort peu en nombre en comparaison de ce qu’ils trouveront d’incontestablement solide, essentiel et d’une merveilleuse édification dans le reste et le principal de l’ouvrage. Voilà à quoi il nous faut adhérer ; et quand on y sera un peu habitué, on souffrira sans peine que Dieu se serve de tels moyens qu’il lui plaira, et de la manière qu’il lui plaira, pour secourir toutes les créatures pour lesquelles son Fils est mort, quelque divisées qu’elles soient encore sur quantité de pratiques extérieures et de sentiments différents. Dieu a mille moyens et mille manières d’attirer les hommes à lui, et d’avancer le progrès spirituel des âmes ; et les personnes qu’il emploie pour cet effet sont redevables, comme parle S. Paul, aux Juifs et aux Grecs, aux sages et aux égarés, aux faibles et aux sorts, mais particulièrement et en premier chef à ceux entre lesquels sa divine direction les a placés par leur naissance, par leur demeure et par d’autres engagements de sa providence. Si, avant que le monde finisse, sa divine bonté veut faire un grand salut, comme on doit l’espérer et le désirer, n’est-il pas juste que dans ses moyens et ses préparatifs il y ait de quoi subvenir à tous, et gagner le cœur de toutes sortes de personnes ? Ce Dieu infini en miséricorde, connaît parfaitement les lieux, les temps, les âmes à qui chaque moyen convient ou disconvient. Il voit que ce qui est convenable ou nécessaire à la disposition et à l’état des uns indisposerait les autres et les ferait reculer en arrière. Pour être de secours à tous, il leur fait proposer et aux uns et autres, en divers lieux et par plus d’un canal, le même essentiel accompagné de différents accessoires, qui pourtant acheminent tous à un même but. Celui qui n’a besoin que des uns seulement ne se serve que de ceux-là, laissant le reste pour ceux à qui Dieu sait qu’il sera fructueux ou de nécessité. Il ne faut regarder qu’à la gloire de Dieu et au salut des âmes en toutes choses. Celle qui est essentielle à ce point capital, c’est que le péché, le mal, tout ce qui ne vient point de Dieu, discontinue et prenne fin dans l’homme ; et que l’ouvrage de Dieu, la motion de son Esprit saint, et le règne de Jésus-Christ, reviennent s’établir au-dedans de nos cœurs. On ne saurait disconvenir que l’Ouvrage que voici ne tende uniquement à cela, et qu’il n’y achemine puissamment quiconque voudra le lire dans ce même dessein. Ceci doit satisfaire tout esprit équitable.
§. VI.
Pour ce qui regarde les matières spirituelles et mystiques considérées en elles-mêmes, aussi bien que leurs termes et leurs expressions, qui se trouveront répandues en plusieurs endroits des explications suivantes, bien loin que le Lecteur, s’il a l’esprit solide et juste, doive s’en rebuter, ce sont tout au contraire, pour ce qui est des choses, ceux de tous les sujets qui méritent le plus et son estime et toute son attention ; puisque ces mêmes choses ne sont rien moins que les objets éternels, divins, spirituels, et tout ce qui regarde la liaison heureuse et consommée des uns avec les autres. Ce sont Dieu le Père, le Fils et le S. Esprit ; ce sont les esprits créés susceptibles de Dieu, particulièrement ceux des hommes, que cette Trinité adorable a produits pour se communiquer et se donner à eux et pour prendre ses délices avec eux, pour faire, comme s’expriment Jésus-Christ, S. Paul et S. Jean, qu’ils 42 soient tous associés ensemble avec le Père et avec le Fils ; qu’ils 43 soient un avec le Père et le Fils par l’Esprit de vérité et de sainteté ; qu’ils deviennent 44 un même Esprit avec le Seigneur. Ce sont encore les moyens, les voies, les états par où il faut passer pour se disposer et pour parvenir à cette heureuse union et au but éternel des desseins de Dieu sur l’homme, que 45 Dieu soit tout en tous. Peut-il se trouver, se penser, se désirer au monde rien de plus grande importance, rien de plus estimable que cela ?
Aussi est-ce la chose UNIQUE que les âmes de choix et les plus grands Saints ont prise constamment pour l’objet le plus digne de leur recherche et de leur occupation, et comme leur unique nécessaire. Les Écrivains sacrés le font voir très-souvent dans les Saintes Écritures, comme ces Explications le remarquent bien des fois. Dieu a permis que les Sts. Pères dont on vient de parler, et surtout S. Macaire, et une infinité de Solitaires admirables de ce temps-là, dans l’Égypte et dans la Palestine, aient continué à rendre témoignage à cette vérité, encore plus par leurs vies et par leurs pratiques que par les écrits de quelques-uns d’entr’eux. Sa divine bonté ne s’est pas bornée là ; mais comme il a déclaré plus d’une fois dans sa parole, que vers les derniers jours il voulait être et serait effectivement adoré en esprit et en vérité, et qu’il en répandrait partout la connaissance solide et la véritable pratique, aussi nous a-t-il suscité par sa divine Providence, depuis un siècle ou deux, plus de ces Saints Docteurs de l’INTÉRIEUR, plus d’Écrivains éclairés des choses spirituelles, qu’il ne s’en était vu durant je ne sais combien de siècles auparavant. Combien de saints Mystiques depuis le célèbre Tauler jusques à maintenant, à ne parler que de ceux qui ont été goûtés et approuvés des plus sages ? L’énumération en serait ennuyeuse, si par manière d’exemple on ne se bornait à quelques-uns, qu’il suffira de nommer simplement ; comme Joh. Rusbroc, Henri Suso, S. Jean de la Croix, Ste. Thérèse, Angèle de Foligno, Ste. Catherine de Gênes, S. François de Sales, Jean de S. Samson, et tout récemment le P. J. Joseph de Surin, Mr. de Bernière, le Frère Laurent de la Résurrection, la bonne Armelle et la vénérable M. Marie de l’Incarnation. On laisse à juger aux âmes éclairées qui liront les Écrits qu’on leur présente ici si la personne de l’Auteur ne mérite pas infiniment et du tout au tout de tenir le premier rang en ce nombre. Car pour ce qui est de ses incomparables Écrits, on ose le dire hardiment et avec assurance, sans pourtant préjudicier à ceux des autres, qu’on n’en trouvera jamais aucun, non pas même dans le plus divin d’entr’eux, qui puisse entrer en comparaison avec ceux-ci par le détail, par la profondeur, par la sublimité, par la clarté et par la facilité avec laquelle ils déduisent les choses les plus divinement solides, les plus célestes et les plus intérieures. Toutes les difficultés considérables que l’on fait ordinairement sur les matières mystiques et spirituelles, faute de les bien entendre, y sont éclaircies et pleinement résolues en plusieurs endroits, que le Lecteur pourra trouver sans peine par le moyen des Indices ou Tables alphabétiques qu’on a fait sur chacun des volumes, tant pour ce même sujet, que pour lui faire remarquer ce qui mérite d’être pris en considération.
§. VII.
Nous ne pouvons nous dispenser de dire ici un mot de l’Auteur de cet inestimable, incomparable et unique Ouvrage, de la manière dont il est parvenu jusqu’à nous, et des moyens que la divine Providence nous a fournis pour le publier et éviter ainsi une perte qui eut été à jamais irréparable.
Tout le monde sait combien les contestations, les écrits et faits religieux de feu M. l’Évêque de Meaux, qui ont tant fait de bruit en France, ont rendu la personne et les écrits de MADAME GUYON célèbre par toute l’Europe. Ce Prélat s’avisa, sans doute par une direction secrète de la Providence, et sans qu’il se doutât lui-même d’en être l’instrument, d’informer le public que cette DAME, outre ses petits livres du Moyen court et facile pour faire oraison, de l’Explication du Cantique de Salomon, et encore quelques autres traités, avait aussi 46 écrit des Commentaires sur les cinq livres de Moïse, sur Josué, sur les Juges, sur les Évangiles, sur les Épîtres de S. Paul, sur l’Apocalypse et sur beaucoup d’autres livres de l’Écriture. Un fait aussi peu commun que celui-là ne manqua pas de réveiller la curiosité de tous ceux qui avaient trouvé du goût aux livres du Moyen Court et de l’Explication du Cantique. Ils désirèrent de voir ces autres livres que M. de Meaux leur avait annoncés. Nous fûmes du nombre des curieux ; et même notre désir n’était pas tout-à-fait sans espérance de se voir accompli d’une manière ou d’autre, selon qu’il plairait à la Providence tôt ou tard d’en procurer quelques occasions. Nous avions appris par l’information publique du même Évêque, et de celui de Chartres, qu’il y avait quantité de copies de ces écrits-là dispersées entre les mains de plusieurs, qui les lisaient avec admiration, et qui les communiquaient à d’autres. On savait que le même Évêque de Meaux ne les refusait point aux personnes de considération, quand on lui en demandait, soit avant que l’on eût enlevé à l’auteur tous ses originaux, soit après qu’on les lui eût ôtés, et que n’étant plus maîtresse de ses écrits, non plus que de sa liberté, il ne dépendit plus d’elle que plusieurs autres Prélats de France et de Savoie, comme ceux de Paris, de Genève, de Vercelles (de qui cette DAME fut connue et estimée avant sa disgrâce, et qui avaient des copies de ses livres) n’en fissent part à plusieurs mains amies, qui les communiquaient ensuite à d’autres, et celles-ci à de nouvelles, qui n’étaient pas plus difficiles que les autres sur cette même communication. Cela nous fit regarder comme assez possible le recouvrement au moins de quelques-unes de tant de copies si multipliées et si dispersées, pourvu seulement qu’on voulût se donner la peine d’entreprendre cette recherche. On se résolut à en faire l’essai. On pria et on fit prier des personnes de divers lieux de vouloir s’y appliquer. On donna même cet avis au public, que si quelques-uns avaient entre leurs mains quelques traités manuscrits de l’Auteur, et qu’ils en souhaitassent la publication, on était disposé à seconder leurs bonnes intentions. Tout cela ne fut pas inutile et sans succès. De temps à autre il nous est venu de diverses personnes et de plusieurs lieux et pays étrangers ce que chacun en avait pu recouvrer. Il nous en est venu d’Angleterre, où des personnes de distinction en conservaient en leurs Bibliothèques. C’étaient au reste (et cela ne se pouvait autrement) des copies de toutes sortes de mains, les unes plus, les autres moins correctes ; les unes sur un sujet, sur un livre de l’Écriture, et les autres sur d’autres ; de sorte qu’après les avoir exactement revues et assorties, il s’est trouvé qu’il y avait ce qu’il faut pour l’Ouvrage complet des Explications sur le vieux et le nouveau Testament, que nous présentons ici, et que nous assurons être de MADAME GUYON, non-seulement sur le témoignage que nous ont donné ceux de qui nous les avons, mais particulièrement par la considération de ces mêmes écrits, où les moins pénétrants peuvent facilement s’apercevoir d’une conformité sensible de principes, de pensées, de termes et de style avec les traités du Moyen Court, du Cantique et des Torrents, ci-devant rendus publics, et qui sont incontestablement de cette Dame. Ajoutez à cela la manière de parler de soi au féminin, dont use la personne qui écrit, et qui fait voir ainsi que l’Auteur était femme ; elle le dit même expressément en deux ou trois endroits. Il n’y a pas jusqu’aux dates qui se sont trouvées à la fin de quelques-uns de nos manuscrits, qui ne s’accordent avec le temps que l’on parlait le plus de la même Dame et de ses compositions.
De plus, nous sommes persuadés que personne, pour peu d’équité qu’elle possède, ne trouvera mauvais que pour la gloire de Dieu et pour le bien commun et salutaire de tous, on ait rendu publics par l’impression des écrits qui d’ailleurs étaient déjà si répandus par d’autres, et qui depuis longtemps étaient hors du pouvoir et de la disposition de leur Auteur. Le train qu’ils avaient pris jusqu’à présent de ne se communiquer que par le moyen de la plume leur devenait préjudiciable, par la négligence ou par l’ignorance des copistes, qui en multipliaient les fautes à mesure qu’ils en multipliaient les copies ; inconvénient auquel on a cru ne pouvoir donner de meilleur remède que par le moyen d’une bonne impression, telle que nous avons tâché que fût celle que voici ; et encore, après tous les soins que nous y avons mis, n’oserions-nous tout-à-fait garantir qu’il n’y ait point de fautes ; puisque les copies même n’en étaient pas exemptes, et qu’il y avait en plusieurs endroits des omissions sensibles de quelques mots, et peut-être de quelques lignes ; des mots mis les uns pour les autres ; des périodes visiblement défectueuses, par la faute sans doute des écrivains, qui les transcrivaient mal. Et c’est pour cela qu’on s’est vu obligé, pour subvenir à ces sortes de manquements, d’avoir recours tantôt à quelques notes marginales, plus souvent encore à des insertions ou additions d’un ou de plusieurs mots qu’on a cru nécessaires, tantôt pour l’intégrité du sens, et quelquefois pour la clarté du discours. Ces mots-là sont ceux qu’ordinairement on a renfermés entre deux crochets , afin de les faire discerner du texte. Si l’on s’y est mépris, on espère des Lecteurs qu’ils auront l’équité de ne point imputer à l’auteur de ces livres cette sorte de fautes, non plus que les variations ou la dissemblance que ceux qui ont d’autres copies manuscrites pourraient trouver entre cet imprimé et entre leurs manuscrits. Chacun a pu voir par les deux éditions différentes qui se sont faites du traité des Torrents, combien ce livre-là s’est trouvé tronqué et imparfait en quantité d’endroits, dans les différentes copies que diverses personnes en avaient. Il n’est que trop possible que dans la diversité des copies que plusieurs peuvent avoir de ces Commentaires sur l’Écriture, il se rencontre aussi des fautes de cette nature, des changements, des omissions, des additions qu’on ne trouverait pas dans les originaux. Cet avis nous a paru nécessaire pour empêcher que la droiture et l’intégrité des sentiments de l’Auteur ne souffre point pour les erreurs des copistes, tant entre ses amis qu’entre ceux qui ne le sont point.
Ce n’est pas, au reste, qu’il faille s’imaginer que ces sortes de manquements soient de telle importance que l’essentiel en souffre le moins du monde. Chacun sait qu’il n’y a point de livre, pour considéré ou pour sacré qu’il soit, pas même les divines Écritures, où l’on ne trouve cette diversité que les Savants appellent variantes lectiones, qui sont des fautes de copistes plus ou moins considérables les unes que les autres. Les personnes de bon sens et de cœur droit regardent à l’essentiel en toute chose ; et quand ils voient cet essentiel exprimé et repris bien clairement en plusieurs autres endroits du livre, comme on le trouvera ici plus d’une fois, le reste ne leur fait point de peine, et ils ne chicanent personne pour cela...
On croit encore devoir avertir le Lecteur que quelque recherche qu’on ait pu faire depuis assez longtemps des copies manuscrites sur lesquelles s’est fait cet imprimé, il ne s’est rien trouvé sur le second des Paralipomènes, sur le Cantique des Cantiques, sur le Prophète Abdias, sur le troisième et le quatrième livre d’Esdras, ni sur l’Oraison de Manassé. On croit que l’Auteur n’aura point travaillé sur ces trois derniers, tant par la raison qu’ils ne sont point compris dans le Canon de l’Écriture, tel que l’a dressé le Concile de Trente, que parce qu’ils n’ont point été mis en français dans la version de la Bible qui était à son usage, comme en effet ils ne se trouvent point non plus dans les nouvelles éditions de Liège, des années 1700 et 1702. Comme la substance du second des Paralipomènes est une répétition de ce qui est déjà dans le dernier livre des Rois, et que le Prophète Abdias étant très-court, ce que notre Auteur avait à remarquer sur son sujet était apparemment déjà compris dans ses Explications sur les autres Prophètes, cela, sans doute, l’aura fait passer sur ces deux livres-là, comme nous voyons qu’on a aussi passé sur quantité de versets et quelquefois de chapitres des autres livres sacrés par la même raison. Pour ce qui regarde le Cantique de Salomon, nous n’avons point fait difficulté d’avoir recours à l’Explication qui en fut publiée à Lyon en 1688, avec approbation et privilège, et de l’insérer toute entière dans l’endroit qui lui convient, puisqu’il est incontestable que cette pièce est venue de la même plume que tout le reste, comme il paraît assez clair par la conformité du style et des pensées. La traduction des Psaumes, sur quoi notre Auteur a travaillé n’est pas celle qui s’est faite sur l’hébreu, mais sur la vulgate latine, qui elle-même a été faite sur le grec des Septante et non pas sur l’hébreu.
Il s’est trouvé avec les copies de cet Ouvrage deux pièces qui sans doute sont de notre Auteur, dont la première est une sorte de préface générale, et que pour ce sujet nous allons faire suivre immédiatement, avec une addition qui y était jointe ; l’autre 47 tend à prévenir en peu de mots quelques difficultés qui pourraient se présenter, soit sur les expressions, soit sur la doctrine de l’INTÉRIEUR, aux personnes à qui elles ne sont pas encore assez familières ; laquelle doctrine on aurait pu appuyer par un grand nombre d’autorités des Mystiques les plus approuvés et les plus solides, vu que ces saints Auteurs les ont effectivement enseignées en substance, quelques-uns d’eux en termes encore plus forts ou plus durs, et plus susceptibles des mêmes difficultés que l’esprit de contention pourrait susciter à notre Auteur ; mais cela nous aurait mené plus loin qu’on ne voudrait. On s’est contenté de n’en user ainsi que très-rarement, par quelques peu de notes marginales que le sujet paraissait exiger. Ceux qui s’occupent de ces matières ne peuvent ignorer que 48 des personnes religieuses et savantes n’aient publié depuis longtemps des traités entiers sur ce sujet en faveur des Mystiques en général, et spécialement du divin Jean de la Croix. Depuis peu même on a renouvelé et imité ces sortes de recueils 49, qui bien que produits en faveur de tout autre que de notre Auteur, ne laissent pas pourtant de pouvoir servir d’apologie à tous ceux qui se sont rencontrés dans ces sentiments-là, et qui se sont exprimés de la même manière. Les pourra consulter qui en aura la volonté et la commodité.
Pour le présent, il nous suffira pour conclusion d’alléguer les paroles de deux grands Saints, S. Macaire et l’auteur du livret de limitation de Jésus-Christ, ou Thomas a Kempis, qui appuie divinement par son autorité ce qui regarde le plus essentiel des matières mystiques touchant le pur amour et ses dures épreuves, comme fait S. Macaire l’interprétation spirituelle et intérieure des paroles et des faits de la Ste. Écriture. Dieu veuille en ratifier la réalité au-dedans de nos cœurs, et que de la sorte nous portions aussi dans nous-mêmes les témoignages vivants de la solidité de sa vérité, à la gloire du même Dieu béni éternellement. Amen !
S. MACAIRE HOMÉLIE XXXIII.
« Envisagez tout ce qui se présente à vos yeux comme autant d’ombres et de représentations palpables des grandes choses qui se doivent trouver réellement au-dedans de votre âme. Car outre l’homme extérieur et visible, il y a dans nous un autre homme tout INTÉRIEUR ; il y a d’autres yeux, que Satan a aveuglés, et d’autres oreilles qu’il a rendues sourdes. Or le Seigneur JÉSUS est venu pour la guérison et pour le rétablissement de cet HOMME INTÉRIEUR. »
IMIT. DE JÉSUS-CHRIST. LIV. III. CH. XXV.
« Ne croyez pas avoir trouvé la véritable paix quand votre esprit ne se sent point accablé de peines ni de pesanteur ; et ne pensez pas que tout vous aille bien lorsque vous ne ressentez aucune opposition de la part de personne. Ne pensez pas non plus que votre perfection consiste en ce que toutes choses s’accomplissent selon vos souhaits. Ne vous croyez pas quelque chose, et encore moins grand ami de Dieu parce que vous avez beaucoup de dévotion et de douceurs sensibles. Ce n’est point par cela que l’on connaît les âmes solidement vertueuses ; et le vrai progrès ni la perfection de l’homme ne consiste point en ces sortes de choses. Et en quoi donc, Seigneur ? En ce que vous vous offriez et sacrifiiez entièrement et de tout votre cœur à la volonté divine, de sorte que vous ne recherchiez point votre propre, ni dans ce qui est grand, ni dans ce qui est petit, ni dans le temps, ni dans l’éternité ; mais que pesant tout au poids de la justice, vous receviez avec égalité d’esprit, et en bénissant Dieu, ce qui vous est contraire comme ce qui vous est favorable. Si, dénué de toute consolation intérieure, votre espérance en moi est si forte et si constamment patiente que de vous préparer encore à souffrir davantage, sans chercher à vous justifier comme si vous n’aviez point mérité de si rigoureux traitements ; mais qu’en toutes choses vous reconnaissiez avec louanges la justice et la sainteté de Dieu ; c’est alors que vous serez dans le droit et véritable chemin de la paix. »
Ne cherchons que Dieu ; et ne le cherchons que pour son intérêt. Lett. Spirit. du P. Surin, Tom. III. Lett. 37. pag. 179. Édition de Paris 1709.
P R É F A C E
G É N É R A L E
D E L’ A U T E U R.
I. Que l’essence de la RELIGION est intérieure et spirituelle, fondée qu’elle est sur l’esprit de simplicité, de vérité et de justice. L’Ange en étant déchu, et ayant fait déchoir l’homme pour le précipiter dans la mort, JÉSUS-CHRIST est venu pour le rétablir dans la vie et dans l’innocence par cet esprit de vérité, de justice et de simplicité qui, avec ce qui en dépend, fait l’essence et l’intérieur de la Religion Chrétienne.
II. Les obstacles opposés à l’essentiel de la Religion ne s’ôtent que par le dépouillement, l’abandon, la foi, l’espérance, la charité, qui reviennent à l’esprit intérieur de la Religion, manifesté en Jésus-Christ, proposé dans toute l’Écriture, et que l’on a eu pour but de découvrir et d’inspirer à tous dans cet Ouvrage.
III. Précautions pour ne pas se méprendre en donnant des sens sinistres à quelques endroits, soit de l’Écriture, soit des livres suivants sur de certains sujets. Exhortation, prière et protestation de l’Auteur.
§. I.
TOUS les maux qui se commettent dans le monde ne sont causés que par l’irréligion. On ignore la beauté et les principes de la RELIGION CHRÉTIENNE, Religion si admirable, que si elle était bien comprise, elle attirerait le respect et l’amour de tous les hommes.
Mais comment serait-elle connue de ceux qui ne la pratiquent pas et qui n’y ont nulle entrée, puisque ceux qui paraissent en faire une profession particulière l’ignorent si absolument qu’ils la font consister, non en ce qu’elle est, mais en ce qu’elle n’est pas, négligeant l’ESSENTIEL pour ne s’arrêter qu’à l’accident, et laissant LE FONDS et L’ESPRIT pour ne s’attacher qu’à son corps et à son extérieur.
La RELIGION CHRÉTIENNE, selon ce qui nous en a été enseigné par JÉSUS-CHRIST et par ses disciples, n’a rien que de grand, de sublime et de divin, quoique caché sous les choses les plus simples et les plus communes. Ce qui est le plus simple et le plus commun en apparence est ce qui a le plus de l’Esprit de Dieu, et par conséquent ce qui est le plus relevé ; puisque les choses ne sont grandes qu’autant que leur principe est élevé, non selon le caprice de ceux qui donnent le nom de grandeur et de bassesse à ce qui leur plaît, appelant grand et digne d’honneur ce qui est le moins digne et qui est le plus vil ; et ayant honte et confusion de ce qu’il y a de plus honorable.
JÉSUS-CHRIST ne s’est pas contenté de renverser par ses paroles ces vaines opinions des hommes ; il l’a fait de plus par ses exemples. Il a rehaussé la noblesse de la pauvreté par le choix qu’il en a fait, et il a découvert la bassesse des richesses par le mépris qu’il a marqué avoir pour elles. Il a fait voir que ce que les hommes trompés par leurs fausses imaginations appellent bassesse était une véritable grandeur ; et que ce qu’ils regardent comme quelque chose de grand ne devait être que l’objet de notre mépris. Enfin pour établir la vérité sur la terre, il a fallu renverser toutes choses, ou plutôt les rétablir dans leur premier ordre, que le mensonge et la vanité avaient ruiné.
Dieu en créant le monde établit véritablement la RELIGION, qui était le culte de vérité et de Justice, et qui n’était dû qu’à lui seul ; mais l’Ange dans le ciel par la vanité commença de devenir usurpateur et idolâtre en même temps, voulant dérober à Dieu ce qui lui était dû pour se l’attribuer. La vanité n’eût pas plutôt séduit l’Ange superbe qu’elle le renversa ; et le faisant sortir de son ordre naturel, lui donna un autre ordre, ou plutôt, le mit dans un désordre, opposé à sa nature, qui est pour lui un état violent, lequel doit durer autant que sa vanité et sa révolte. Si Dieu avait voulu rétablir sa vérité dans cet Ange rebelle, en qui la vanité règne, il aurait renversé son faux être de vanité pour le remettre dans sa vérité ; et alors il serait rentré dans son être naturel, hors de toute violence ; et cet état ne serait autre qu’un état de vérité qui, le dépouillant de ses usurpations, restituerait à Dieu ce qui lui était dû, et l’Ange serait rétabli dans son état de Religion.
À peine la vanité eût-elle renversé l’ordre simple et naturel de l’Ange dans le ciel que ce même Ange, devenu Diable, fils de la vanité et père du mensonge, vint l’apporter sur la terre, y vomissant ce monstre, dont le violent poison infecta tout le monde un peu après sa création.
DIEU créa l’homme dans la vérité et dans la simplicité. C’était une communication qu’il faisait à l’homme de lui-même, et une participation de son être. Cet homme fut créé dans la Religion, inséparable de la vérité, qui consistait dans le culte dû à un seul Dieu, et dans la parfaite innocence, qui est un effet de la simplicité et de la vérité, qui lui avait été communiquée dans sa création. Cette VÉRITÉ et cette SIMPLICITÉ étaient le principe fondamental de la RELIGION D’ADAM, par laquelle il rendait un culte continuel à Dieu, et un culte de JUSTICE, tel que Dieu le pouvait exiger de lui. Le culte de justice, fondé sur la simplicité et sur la vérité, le tenait dans L’INNOCENCE ; parce qu’il est impossible de subsister dans la simplicité et dans la vérité que l’on ne demeure dans l’innocence ; et celui qui perd l’innocence doit perdre nécessairement la vérité et la simplicité.
La RELIGION n’est donc qu’un culte respectueux de justice et de vérité qui nous fait traiter Dieu en Dieu et la créature en créature, demeurant dans la place qui nous est propre ; et cet état est nécessairement accompagné de l’innocence ; parce qu’il maintient l’bomme dans l’ordre où Dieu l’a placé, et dans l’assujettissement absolu à toutes ses volontés ; ce qui est la véritable innocence, et qui exclut toute malice et tout péché, qui ne peut être causé que par la révolte et le désordre.
L’homme était dans cet état de Religion et d’innocence, de vérité et de simplicité, lorsque l’Ange envieux de son bonheur voulut le rendre compagnon de son supplice, le rendant complice de son crime ; c’est pourquoi il lui inspira le mensonge, qui ne fut pas plutôt entré dans l’homme qu’il en bannit la vérité et la simplicité, renversa la Religion et l’innocence. Et ce fut cette perte de la vérité et de la simplicité qui a été la source de tout péché, qui a renversé la Religion, et a introduit dans le monde l’idolâtrie et tant de pernicieuses sectes, a banni l’innocence ; enfin a tiré l’homme de son ordre naturel pour le mettre dans un état violent, qui est une perpétuelle mort ; parce que la vie n’est que dans la vérité et dans la simplicité.
Dieu, qui n’a pas voulu laisser l’homme dans ce désordre, a envoyé dans la plénitude des temps son Fils unique, dont il avait inspiré l’Esprit à l’homme en le créant ; il a envoyé, dis-je, ce Fils pour rétablir l’homme dans son ordre naturel de vérité et de simplicité, ordre de justice, qui faisait tenir l’homme dans sa place ; et qui, le dépouillant de toutes ses usurpations, bannissant le mensonge et la multiplicité, lui fait rendre à Dieu tout ce qu’il lui doit, et rétablit en lui le culte de Religion et d’innocence, le remettant dans son ordre naturel, et lui faisant heureusement perdre cet état de violence et de mort, pour entrer dans un état de liberté et de vie.
Ce grand principe étant ainsi posé, il est aisé de voir que tout ce qui nous simplifie et nous met dans la vérité nous met nécessairement dans le fondement de la Religion et dans l’innocence. Toute autre route n’est qu’égarement. C’est pourquoi JÉSUS-CHRIST, venant au monde, ne nous a enseigné rien autre chose, et par ses paroles et par ses exemples, que la SIMPLICITÉ et la VÉRITÉ. Ne l’a-t-il pas dit lui-même, qu’il était venu apporter cet 50 Esprit de vérité, mais que le monde ne le pouvait recevoir ? Le monde, comme monde, ne peut recevoir la vérité ni la simplicité ; parce qu’il est dans le désordre et dans la confusion, et qu’il faut nécessairement qu’il soit détruit, afin que l’homme par la vérité soit rétabli daris son ordre naturel, dans sa Religion et dans son innocence. Que l’on cherche tant que l’on voudra de raffinement dans la dévotion ; tout ce qui n’est pas simplicité et vérité, ne peut être ni la véritable Religion, ni la parfaite innocence.
La Religion et l’innocence est donc fondée sur la simplicité et sur la vérité ; et la vérité ne se trouve que dans la RELIGION CHRÉTIENNE, qui n’est autre chose que vérité et simplicité. Elle n’est que VÉRITÉ en elle-même ; puisqu’elle nous tient dans l’ordre de notre création, et dans la volonté de Dieu, nous faisant rendre à Dieu le culte de JUSTICE, et nous dépouillant de toutes les usurpations du mensonge, pour nous faire tenir dans l’innocence par le dépouillement de tout ce qui n’est point à nous. Car que pouvons-nous avoir et qu’avons-nous de nous, si ce n’est le néant ? Et tout le reste n’est-il pas à Dieu et de Dieu ? Elle n’est aussi que SIMPLICITÉ ; puisque son but est de nous retirer de nos occupations trop multipliées, pour nous attacher à notre unique nécessaire ; et de faire que, calmant nos agitations naturelles, nous entrions dans le repos et dans l’unité de Dieu, sans quoi nous ne pourrions lui ressembler, ni par conséquent lui être unis.
§. II.
Si l’on examine ce que je dis ici, l’on n’aura pas de peine à comprendre la raison pour laquelle il est parlé si au long dans l’Écriture sainte des dépouillements. C’est pourquoi je me suis si fort étendue à en traiter, et décrire l’abandon, la foi, et l’esprit intérieur, cet état de la volonté de Dieu sous ces différents passages de l’âme. Quoique cela semble inutile à qui ne le connaît pas, c’est pourtant l’esprit de la Religion Chrétienne.
C’est ce chemin de DÉPOUILLEMENT qui conduit l’âme dans la vérité et dans l’essentiel de la Religion Chrétienne, qui empêche toutes les illusions, tromperies, hérésies, tous les péchés, qui ne sont que des détours ; enfin c’est ce qui met l’âme dans la vérité, la mettant dans un entier dépouillement de tout ce qui l’empêche d’être à Dieu dans l’ordre de sa création et de l’entière innocence.
Il faut ici remarquer que la grâce de Rédemption, que Jésus-Christ nous a méritée, nous met dans la vérité et dans la simplicité, et nous rend 51 les vrais adorateurs du Père éternel, en esprit et en vérité ; adoration en esprit et en vérité qui est le premier culte de la Religion. C’est là l’esprit de la Prière, sur lequel tout doit rouler. Ce dépouillement est aussi un esprit de sacrifice qui tend à nous détruire nous-mêmes par l’hommage que nous rendons à la grandeur du seul et souverain Être. C’est pour ce sujet que Jésus-Christ s’est immolé une fois sur la croix, et qu’il s’immole sans cesse sur nos autels. De sorte que le sacrifice, l’esprit de la religion, uni à l’adoration en esprit et en vérité, fait le culte religieux, qui ne s’opère que par le dépouillement, par lequel l’homme est mis dans la vérité et dans la simplicité.
On prie de remarquer qu’il est impossible d’aller à la vérité que par la perte des préventions, des raisonnements, et des pensées qui nous cachent la vérité, qui doit être si nue, qu’on ne saurait la couvrir ou l’orner sans la faire méconnaître. On ne peut aller non plus à l’unité par la multiplicité ; il faut donc y aller par la simplicité ; or cette simplicité entre dans notre âme non par le discours ou raisonnement, qui sont multipliés ; mais par le simple exercice des trois vertus Théologales, qui lorsqu’elles s’emparent des trois puissances de l’âme, la simplifient ; la FOI simplifie l’entendement ; l’ESPÉRANCE, la mémoire ; et la CHARITÉ, la volonté ; et ce sont ces trois vertus qui sont admirablement exercées par l’adoration qui se fait en esprit et en vérité, par le sacrifice de Religion, par l’Oraison simple, qui nous fait adorer l’Esprit simple de Dieu.
Voilà ce que c’est que l’esprit de la Religion Chrétienne, qui n’est autre que l’Esprit de JÉSUS-CHRIST ; et c’est ce que l’on appelle l’ESPRIT INTÉRIEUR ; et je dis que tous ceux qui n’entrent pas dans l’intérieur, dans l’esprit de la Religion et de Jésus-Christ, ne sont que des corps de Chrétiens inanimés, et n’ont pas l’esprit et la vie de Chrétien. Jésus-Christ était incessamment occupé dans son intérieur ; il était dans l’unité parfaite ; et il a prié son Père pour nous, afin de nous faire participants de cette unité : 52 Mon Père, dit-il, qu’ils soient un comme nous sommes un, et que tout soit consommé dans l’unité. On ne peut arriver à cette unité que par la simplicité et par la perte de la multiplicité ; car l’unité cause la simplicité, et la simplicité porte à l’unité.
Il est d’une extrême conséquence de faire connaître aux Chrétiens cet esprit de Religion, si évident dans toutes les saintes Écritures, que toute personne qui les lira sans aucune prévention, avec l’explication qui en a été faite, connaîtra qu’elles ne tendent qu’à nous y établir solidement par la vérité et la simplicité, qui s’opèrent par le dépouillement total et par l’abandon à la conduite de Jésus-Christ, qui est venu comme notre voie, notre vérité et notre vie.
Tout cet Ouvrage roule sur ces trois principes, et tout ce qu’il renferme n’est que pour nous faire suivre ce Sauveur comme voie, l’écouter comme vérité, et nous en laisser animer comme de notre vie.
Ce qui doit donc nous animer davantage à nous appliquera la lecture des saintes Écritures, c’est qu’elles nous apprennent cet esprit de Religion et toute sa perfection, dans son commencement, dans son progrès, et dans sa consommation, comme on le pourra voir par l’explication que j’en donnerai sans faire aucune violence au texte, et sans lui donner un sens, ni un esprit étranger. Il ne sera pas difficile d’y découvrir l’essentiel du culte qui n’est dû qu’à Dieu seul dans la vérité et la simplicité, que l’on y puise comme dans leur source, soit que nous ayons égard à l’ancien ou au nouveau Testament.
D’ailleurs nous y trouvons aussi heureusement tous les moyens d’y entrer et d’y avancer. Nous y admirons les exemples et la conduite des anciens Patriarches et Prophètes, qui nous ont laissé leurs vestiges pour les suivre ; nous y lisons les paroles de Jésus-Christ, des Évangélistes et des Apôtres. C’est là où nous apprenons l’excellence des sacrifices de notre Religion, et particulièrement de celui de la sainte Eucharistie, qui renferme éminemment tous les autres ; la nécessité de la prière, la manière de la faire avec efficace, l’esprit de la vraie adoration, la totalité du dépouillement et de l’abandon, en un mot, tout ce qui est renfermé dans la simplicité et dans la vérité, et tout ce qui peut y contribuer. Mais ce qui est de plus important, c’est que nous y apprenons à faire un juste discernement de l’extérieur et de l’intérieur de notre Religion, pour ne point séparer l’un d’avec l’autre.
La principale partie de la Religion Chrétienne est son esprit, ou son intérieur, qui est un esprit de vérité et de simplicité, et qui bannit également la multiplicité et le mensonge ; parce que comme cet esprit est sorti de Dieu même, qui est simple, sans mélange, et sans division ; il faut qu’il soit simple, un et droit ; qu’il mette l’homme dans la vérité du tout de Dieu et du rien de la créature ; qu’il rende l’âme si droite pour Dieu qu’elle ne peut sortir de cette droiture tant qu’elle demeure dans sa vérité ; en sorte qu’il n’y a pas le moindre détour ni de l’âme sur Dieu, ni de Dieu sur l’âme ; et c’est ce qui fait son innocence. Cette droiture pour Dieu est accompagnée de la droiture de cœur pour le prochain. C’est là ce que j’appelle le vrai esprit intérieur, qui n’est autre que l’esprit de la Religion Chrétienne.
Si l’on se sert de quantité de termes, d’abandon, de délaissement, de mort, de perte, d’anéantissement, et le reste, ce ne sont que des expressions des états où Dieu fait passer l’âme pour la réduire dans la parfaite simplicité et vérité, dans l’innocence et dans l’esprit de Religion ; mais l’essentiel est l’esprit d’unité et de simplicité qui, nous mettant dans l’ordre de la création et de la rédemption, nous unit à Dieu sans milieu comme à notre premier principe.
L’état d’adoration en esprit et en vérité, qui s’opère par la simplicité, est donc l’intérieur et l’esprit de la Religion Chrétienne. Il y a, outre l’esprit de la Religion et l’état d’adoration, le culte religieux, qui est non-seulement renfermé dans l’état d’adoration, mais il suppose l’état de sacrifice et de destruction continuelle, qui se fait par l’entier dépouillement de toutes choses ; et c’est ce qui compose l’intérieur du Chrétien, comme il a fait, à proportion, celui de JÉSUS-CHRIST.
Il y a encore l’extérieur du Chrétien, qui a liaison avec l’intérieur ; et qui est le sacrifice extérieur et l’adoration extérieure. Or cet extérieur, aussi bien que l’intérieur, met l’homme dans le dépouillement, lui faisant souffrir également tout ce qui lui arrive en esprit de sacrifice ; et le détachant de tous les objets extérieurs, il faisait faire des actes extérieurs d’adoration, mettant le corps aussi bien que l’esprit en état d’adoration. Ceci est l’essentiel de notre Religion, le reste ne renferme que comme les accidents, auxquels on doit néanmoins se soumettre et s’appliquer, par l’obligation que nous en imposent les lois naturelles et divines.
L’ouvrage que j’entreprends n’est destiné qu’à découvrir à tous ceux qui le liront les beautés de notre Religion, et à leur inspirer le désir de devenir les adorateurs de Dieu en esprit et en vérité.
§. III.
Je les prie par avance de remarquer que quand je parle de la FOI en plusieurs endroits, surtout en S. Paul, je n’entends pas parler dans l’explication que j’en ai donnée, de la foi commune de l’Église, générale pour tous les Chrétiens ; mais de la foi qui est cet esprit intérieur, exempt de toute opération multipliée de la part de l’esprit et du cœur, qui se contente de recevoir d’une manière passive les mouvements de son divin moteur, et qui souffre ses opérations gratifiantes et crucifiantes ; mais par ces opérations multipliées (dont je dis que l’esprit de soi est exempt) je n’entends pas parler des bonnes œuvres, ni qu’elles soient inutiles, puisque la foi serait vide sans elles. Je suis bien éloignée de les exclure ; puisque je porte les âmes dans les voies d’oraison, de sacrifice et de prière continuelle, qui sont les BONNES ŒUVRES PRINCIPALES ; mais je veux seulement retrancher de l’exercice de la foi toute la multiplicité des opérations du raisonnement et de la réflexion de l’amour-propre. Ô foi, que tu es pure, que tu es nue et simple, et que tu es ainsi agréable aux yeux de Dieu !
Comme l’Écriture n’est point contraire à elle-même en prenant les choses dans l’esprit que je viens de dire, il sera aisé de concilier la doctrine de S. Paul sur la Foi avec celle de S. Pierre et de S. Jacques, qui ont été obligés d’écrire à cause du mauvais tour que l’on avait donné aux Épîtres de S. Paul. Lors donc que j’ai relevé la Foi au-dessus des œuvres et des bonnes pratiques, je n’ai entendu parler que de la foi passive, dénuée de l’actif du raisonnement, et de l’effectif de l’amour-propre, qui est animée d’une pure charité.
Quand il est parlé du dépouillement des vertus, je crois avoir assez fait connaître dans le corps de l’Ouvrage que Dieu, qui veut dépouiller l’âme de la propriété dans le bien, la dépouille souvent de l’usage facile et de la pratique douce et aisée des vertus, et qu’il ôte même certaines pratiques extérieures pour en faire perdre l’attache, et faire entrer l’âme dans la parfaite 53 indifférence ; mais il ne les lui ôte d’une manière extérieure, aperçue et pour un temps seulement, qu’afin de les lui rendre dans la suite sans nulle propriété, et dans un parfait dégagement.
Entrons donc, mes frères, dans l’esprit de cet ouvrage sans aucun air de prévention, ni de critique, et nous apprendrons à devenir de vrais Chrétiens, non-seulement en apparence, mais en effet.
Ô Dieu, imprimez ces vérités dans les cœurs de ceux qui les liront. Faites-leur voir, connaître et goûter la vérité, la beauté et la grandeur de la RELIGION CHRÉTIENNE ; et en quoi elle consiste. Vous l’avez exprimée si admirablement dans toutes vos Écritures par vos Patriarches et Prophètes, par vous-même, par vos Apôtres ; que ce soit à présent que les vrais adorateurs adorent le Père, selon les promesses que vous nous en avez faites, en esprit et en vérité ; car Dieu est esprit ; et il veut des adorateurs en esprit ! Ô vérité trop peu comprise, et encore moins pratiquée !
C’est à vous, ô ENFANT-DIEU, simple et innocent, qui êtes venu apporter la vérité et la simplicité sur la terre lorsqu’elles en étaient entièrement bannies, et vous faire de vrais adorateurs, et qui avez été vous-même la pierre fondamentale de l’édifice spirituel de la Religion Chrétienne, dont vous êtes le législateur et l’instituteur, c’est à vous, dis-je, à imprimer dans tous les cœurs de ceux qui liront cet Ouvrage l’esprit intérieur de notre Religion. Faites-le, ô Divin Enfant ! Imprimez-leur vos caractères, et les scellez de votre sceau. Inspirez-leur votre esprit et votre vie, qui consiste dans la vérité et dans la simplicité. Rendez-nous tous des enfants, vous qui nous avez dit que si nous ne devenons comme des enfants, c’est-à-dire simples et innocents, nous n’entrerons jamais dans le Royaume des Cieux. Vous le pouvez faire, ô Enfant adorable ; et j’espère que vous le serez par cet Ouvrage, qui n’a rien que de simple, et qui pour cette raison ne sera entendu que des simples et des petits ; et non pas des esprits sorts et élevés du siècle.
Cher Lecteur, si quelque chose vous choque dans cet Ouvrage, soit pour les expressions, soit pour les sentiments, ou qu’il y ait quelques endroits que vous n’entendiez pas, travaillez non à en faire la critique, mais à devenir humble et petit ; et vous entendrez et recevrez tout avec beaucoup de fruit. Excusez d’ailleurs les défauts d’une personne qui ne sait pas profession de science ni de capacité ; mais qui a l’esprit et le cœur entièrement soumis à l’Église, à la correction de laquelle elle a toujours soumis et soumettra toujours ses écrits.
A D D I T I O N
Qui s’est trouvée jointe à la Préface, et qui est du même Auteur, et sur le même sujet.
LES Saintes Écritures ont une profondeur infinie, et beaucoup de sens différents. Les grands hommes qui ont de la science se sont attachés au sens littéral et à d’autres sens ; mais personne n’a entrepris, que je sache, d’expliquer le sens mystique, ou INTÉRIEUR, du moins entièrement. C’est celui que notre Seigneur m’a fait expliquer ici, pour l’utilité des âmes qui désirent de tout leur cœur d’entrer non-seulement dans l’extérieur du Christianisme, mais de participer à la grâce la plus profonde du Chrétien, qui est L’INTÉRIEUR. Je suis obligée de déclarer que je n’ai fait que prêter ma main à celui qui me conduisait intérieurement ; ainsi ce qu’il y a de bon lui doit être entièrement attribué ; s’il y a quelque chose qui ne soit pas estimé tel, c’est que, sans le vouloir, j’aurais mêlé mes fausses lumières à celles de l’Esprit Saint. Je prie néanmoins le Lecteur de ne s’attacher pas scrupuleusement à la lettre, et d’être persuadé qu’il y aura beaucoup de choses qu’il n’entendra pas, parce qu’elles surpasseront son expérience ; qu’il n’en juge pas pour cela ; mais qu’en se servant des premiers moyens qui lui sont donnés, il travaille de tout son pouvoir à entrer dans l’amour parfait, dans un esprit de Foi, et un abandon total à la conduite de Jésus-Christ ; et alors il fera bientôt l’expérience des choses qu’il ignore à présent. Plus il croira la toute-puissance de Dieu et son amour pour les hommes, plus il se laissera conduire à Dieu par un abandon aveugle, plus il aimera purement ; plus aussi sera-t-il éclairé des vérités qui sont renfermées dans le sens mystique des divines Écritures. Il découvrira alors avec un plaisir infini que toutes ces expériences y sont décrites d’une manière simple, mais claire ; il se trouvera heureux de trouver un Guide pour passer la mer Rouge, et le désert affreux qui la suit ; mais il ne comprendra son parfait bonheur que lorsqu’il sera arrivé à la terre promise, où tous ses travaux passés ne lui paraîtront plus que des songes. Transporté d’un bonheur si grand, il ne croira pas de l’avoir trop acheté par toutes les peines qu’il a souffertes, quand même il en aurait souffert de beaucoup plus grandes.
Je prie aussi le Lecteur de remarquer que d’un si grand peuple qui sortit de la terre d’Égypte, il n’en arriva que deux personnes dans la terre promise. D’où vient cela ? Du défaut de courage, regrettant sans cesse ce qu’ils avaient quitté. S’ils avaient été courageux et fidèles, il ne leur aurait fallu que peu de mois pour y arriver ; mais le murmure et le découragement les firent rester dans le chemin quarante années. Il en arrive autant aux personnes que Dieu veut conduire par l’intérieur. Ils regrettent, non les oignons d’Égypte, mais les douceurs sensibles, lorsqu’on veut les faire marcher par une voie plus pure et plus nue ; ils ne veulent point d’une viande aussi délicate que la manne ; ils veulent quelque chose de plus sensible ; ils se soulèvent contre leur conducteur ; et loin de profiter de la bonté de Dieu, ils irritent sa colère et allument sa fureur ; de sorte qu’ils se font un chemin très-long et tournent autour de la montagne ; s’ils avancent un pas, ils en reculent quatre, et la plupart n’arrivent point à la fin promise, par leur propre faute.
Prenons courage, mes chers frères ; tâchons d’atteindre au but, sans nous décourager jamais par les difficultés que nous trouvons dans notre chemin. Nous avons un guide assuré, qui est cette nuée pendant le jour, qui, en nous cachant le brillant du soleil, nous conduit plus sûrement ; nous avons pendant la nuit la plus obscure de la foi la Colonne de feu, qui nous guide de même. Quelle est cette Colonne de feu, sinon l’Amour sacré, qui devient d’autant plus ardent que la Foi paraît plus obscure et plus ténébreuse ? Contentons-nous de cette manne cachée de l’intérieur, qui nous nourrira bien mieux que toutes les viandes grossières que nos sens désirent avec ardeur. Choisissons le tombeau mystique, et non celui de la concupiscence.
Outre toutes ces belles figures que l’ancien Testament nous propose pour nous conduire dans l’intérieur, JÉSUS-CHRIST est venu lui-même nous montrer un chemin réel et assuré. Ce ne sont plus ces figures mystérieuses et admirables, c’est un modèle vivant, ce sont des paroles de vérité ; Jésus-Christ est la voie par laquelle nous devons marcher ; il est la vérité qui nous instruit, la vie qui nous anime ; il nous a donné en réalité ce que nos anciens Pères n’avaient qu’en figure. Si néanmoins ils ont suivi le chemin de l’intérieur, combien plus les Chrétiens, qui ont un exemple si palpable dans toute la vie de Jésus-Christ, doivent-ils y marcher ? Il ne nous enseigne autre chose dans son Évangile, ainsi qu’on le verra. On peut dire que l’intérieur est l’esprit de l’Évangile, comme les pratiques extérieures en sont la lettre. Les Apôtres ont continué de nous l’enseigner par leurs exemples et par leurs écrits. Marchons donc par cette voie si pure, si simple, si assurée, quoique nous ne sentions pas l’assurance ; et nous marcherons selon la volonté de Dieu.
D I V I S I O N
D E L’ O U V R A G E
E N X X T O M E S
et le contenu de chacun d’eux.
T O M E I.
La Genèse et l’Exode.
T O M E I I.
Le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.
Table des matières du Tome I. et du Tome II.
T O M E I I I.
Les Livres de Josué, des Juges et de Ruth.
Table des matières du Tome III.
T O M E I V.
Le premier Livre des Rois.
Table des matières du Tome IV.
T O M E V.
Les II, III et IV Livres des Rois.
Table des matières du Tome V.
T O M E V I.
Les Paralipomènes, Esdras, Néhémie, Tobie, Judith et Esther.
Table des matières du Tome VI.
T O M E V I I.
Le Livre de Job.
Table des matières du Tome VII.
T O M E V I I I.
Les Psaumes de David, première partie, depuis le premier jusqu’au LXXV.
T O M E I X.
Suite des Psaumes de David, seconde partie, depuis le LXXV jusqu’à la fin.
Table des matières des Tomes VIII et IX.
T O M E X.
Les Proverbes, l’Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, la Sagesse et l’Ecclésiastique.
Table des matières du Tome X.
T O M E X I.
Les Prophètes Isaïe, Jérémie, Baruch, Ézéchiel et Daniel.
T O M E X I I.
Les Petits Prophètes les Macabées I et II.
Table des matières des Tomes XI et XII.
T O M E X I I I.
S. Matthieu, depuis le Chapitre I. jusqu’au XVII inclus.
T O M E X I V.
S. Matthieu, depuis le chap. XVIII jusqu’à la fin.
Table des matières sur le Tome XIII et XIV.
T O M E X V.
S. Marc et S. Luc.
Table des Matières sur le Tome XV.
T O M E X V I.
S. Jean. I. Partie, jusqu’au chap. IX. inclus.
---II. Partie, fuite dès le chap. X. jusqu’à la fin.
Table des matières sur le Tome XVI.
T O M E X V I I.
Les Actes des Apôtres.
Les Épîtres de S. Paul aux Romains.
Aux Corinthiens, I. II.
Aux Galates.
T O M E X V I I I.
Les Épîtres de S. Paul aux Éphésiens, Philippiens, Colossiens, Thessaloniciens, à Timothée, à Tite et aux Hébreux.
Table des matières du Tome XVII. et XVIII.
T O M E X I X.
Les Épîtres Canoniques.
de S. Jaques.
S. Pierre I. et II.
S. Jean I, II, III.
S. Jude.
Table des matières sur le Tome XIX.
T O M E X X.
L’Apocalypse de S. Jean.
Table des matières du Tome XX.
L A G E N È S E.
Avec des Explications et Réflexions qui regardent la vie intérieure.
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C H A P I T R E P R E M I E R.
v. 1. Au commencement Dieu créa le Ciel la terre.
v. 2. La terre était informe et nue, et les ténèbres couvraient la face de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les Eaux.
D I E U créa le ciel et la terre au commencement, et il les créa par le Verbe ; car c’est par lui que tout a été fait, et sans lui rien n’a été fait ; il était au commencement en Dieu. C’est une belle figure de la régénération, ou recréation de l’âme abîmée dans le néant du péché. C’est de ce chaos effroyable que Dieu tire l’homme pécheur pour le créer de nouveau, mais il ne le fait que par Jésus-Christ ; car comme dès le commencement, le premier pas pour la conversion est cette nouvelle création, et que S. Jean nous assure 54 que dès le commencement était le Verbe, et que tout a été fait par lui, et que sans lui rien n’a été fait ; il faut aussi dire que dès le commencement de la vie Chrétienne et spirituelle, aussi bien que dans son progrès et dans sa consommation, tout s’opère par Jésus-Christ, qui est 55 la voie, la vérité et la vie. Dieu donc par son Verbe reproduit et recrée cette âme qui était comme anéantie par le péché. Et de quelle manière le fait-il ? En voici l’Ordre exprimé dans ce premier verset de l’Écriture, laquelle, en rapportant ce qui se passe au commencement des siècles, nous désigne la conduite de Dieu dans la conversion du pécheur, qui est le premier pas et l’entrée dans 56 la voie Chrétienne, spirituelle et intérieure.
Premièrement Dieu crée le ciel et la terre. Ce qui marque les deux renouvellements qui se doivent opérer par la pénitence, l’extérieur et l’intérieur ; car nous devons quitter le péché, non seulement de corps, mais aussi de cœur et d’esprit. Mais comme la conversion extérieure doit toujours dépendre de celle du dedans, c’est-à-dire de celle du cœur et de l’esprit, représentés par le ciel, il est dit ici que Dieu créa le ciel et la terre. Il commence par le cœur et l’esprit ; puis il reforme le dehors. La première touche de la conversion se fait par le dedans. Dieu crée cet esprit, le tirant du chaos horrible où il était ; puis il tire le corps du péché. Il donne à ce cœur une pente secrète d’être dans celui qui est et sans lequel il ne peut jamais être ; puis, il porte l’extérieur à quitter les engagements qui entretenaient le cœur dans la mort et dans le non-être, le tirant du seul et souverain Être pour le placer dans des néants créés.
Cependant cette terre, après sa création, demeure vide et informe, c’est-à-dire, privée de tout bien, quel qu’il soit ; elle est seulement revêtue de quelque figure et apparence, et c’est tout. Il n’y a encore aucune plante, mais seulement un grand vide et une extrême disette. Voilà l’état extérieur de l’homme dans sa conversion. Il est ajouté que les ténèbres couvraient la face de l’abîme, c’est-à-dire que cet esprit et ce cœur, qui est comme un abîme impénétrable à tout autre qu’à Dieu, est si environné de ténèbres que la pauvre âme ne sait alors que devenir ; elle ne voit au-dedans d’elle-même que ténèbres et horreurs que le péché y a répandus ; elle ne voit hors d’elle que vide et que stérilité ; elle se trouve privée de tout bien et environnée de tous maux.
Cependant quoique cela soit de la sorte, l’Esprit de Dieu ne laisse pas d’être porté sur les eaux. Quelles sont ces eaux, sinon les larmes de la pénitence, sur lesquelles la grâce se repose et se répand malgré les ténèbres de l’ignorance (qui sont les restes du péché) et le vide horrible de tout bien ?
v. 3. Or Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite.
Cet esprit plein de bonté, qui est porté sur les eaux de la pénitence, voyant la douleur de ce pécheur ignorant, lui envoie au milieu de ses ténèbres un rayon de sa lumière. Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière est faite. Un certain brillant qui sort de Dieu même, qui n’est autre chose qu’un rayon de sa sagesse, vient frapper cet esprit aveugle, qui sent peu à peu dissiper ses ténèbres, et commence à comprendre que 57 la parole de Dieu est une parole efficace. C’est parole et c’est lumière ; car la lumière créée est l’expression de sa Parole incréée, comme la Parole incréée est la source de la lumière qui se communique à la créature. C’est pourquoi le divin Verbe est appelé la splendeur des Saints ; parce qu’il est une parole pleine de lumière, qui se répand sur les Saints. Aussi Dieu, pour créer toutes choses de rien, ne fait que parler ; car sa parole est son Verbe, et son Verbe est sa lumière. Dieu parle donc dans cette nouvelle créature. Et quelle est la première parole qu’il lui dit ? C’est : Que la lumière soit faite ; et cette parole n’est pas plutôt dite que la lumière est faite ; ces ténèbres de l’ignorance sont changées en une lumière de vérité qui augmente peu à peu, comme l’on voit le Soleil qui en se levant dissipe peu à peu les ténèbres de la nuit. Cette lumière est une lumière de grâce, qui est la lumière opérée par Jésus-Christ, et non encore la lumière de Jésus-Christ. C’est alors que l’on peut dire dans un premier sens que 58 ceux qui étaient dans les ténèbres du péché et de l’ignorance ont vu une grande lumière, et que le soleil s’est levé sur ceux qui reposaient dans l’ombre de la mort du péché.
Il est aisé de voir que tout ceci s’opère par la grâce du Rédempteur et par la bonté du Créateur.
v. 4. Dieu vit que la lumière était bonne ; et il divisa la lumière des ténèbres.
v. 5. Il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit ; du soir et du matin fut fait un jour.
L’Écriture ajoute que Dieu vit que la lumière était bonne ; c’est-à-dire que cette lumière sortie de lui-même, et qui n’était pas mélangée avec l’impureté de la créature, était bonne, et qu’elle opérait de bons effets dans cette nouvelle créature ; car c’est à sa faveur qu’elle commence à découvrir son premier principe, et qu’elle conçoit le désir de retourner à lui ; ainsi qu’une lumière qui se répand dans un lieu fort obscur fait découvrir le lieu dont elle part, et que le même rayon qui manifeste la lumière, manifeste en même temps le lieu de son principe.
Dieu n’a pas plutôt répandu ses lumières de grâce dans un cœur, et le cœur n’y a pas plutôt répondu par sa fidélité, que Dieu, voyant le bon usage que l’âme en fait, et la bonté de cette lumière répandue dans ces lieux ténébreux, commence à en faire la division d’avec les ténèbres. Jusques alors c’était un jour ténébreux, ou des ténèbres lumineuses ; mais Dieu fait la division de sa lumière d’avec nos ténèbres, afin que ce mélange ne la gâte pas. Cette belle lumière est la foi, don de Dieu, qui vient se saisir d’une âme. Dans le commencement ce ne sont qu’illustrations qui se distinguent fortement, à cause de la grande nuit où est l’âme. Ce n’est pas que cette belle lumière ait plus de clarté et soit plus abondante dans ses premières illustrations, que dans la suite, quoiqu’elle soit d’abord plus aperçue. C’est tout le contraire ; mais les profondes ténèbres de l’âme font qu’elle la distingue mieux, bien qu’elle ne soit pas aussi vive que dans la suite.
Dieu divise donc sa lumière de nos ténèbres ; et c’est alors que cette lumière devient plus pure, plus étendue et plus éminente, quoiqu’elle semble s’obscurcir à l’égard de l’homme, qui, à cause de la division qui vient d’être faite de ce qui est de Dieu d’avec ce qui est sien, n’apercevant plus que ses ténèbres, se croit dans une plus grande obscurité. Cependant il ne fut jamais plus éclairé ni plus lumineux dans sa suprême région ; mais comme il est exposé devant Dieu, qui comme un soleil immortel lui envoie incessamment sa lumière, et qu’il rend à Dieu cette même lumière avec beaucoup de fidélité, tout paraît obscur de son côté ; comme l’on voit la lune, lorsqu’elle est le mieux exposée au soleil au temps de sa conjonction, répandre d’autant moins de lumières sur la terre que plus elle en reçoit, et paraître obscurcie aux yeux lorsque son Soleil la regarde de plus près et plus fortement ; et qu’au contraire, elle rend d’autant plus de lumière à la terre, lorsqu’elle est dans son plein, qu’elle en reçoit moins du Soleil. Il en est de même de l’âme illustrée de la divine lumière ; lorsque le divin Soleil répand sur elle ses rayons ardents et brûlants, elle est si fort correspondante à son Dieu, qu’elle n’aperçoit point son brillant ni sa clarté ; au lieu que lorsque sa lumière est plus petite, et qu’elle reçoit moins de son Soleil, c’est alors qu’elle en répand davantage. C’est la différence qu’il y a entre les connaissances distinctes et aperçues (quelques sublimes qu’elles paraissent) et la lumière générale et indistincte de la foi.
Cependant, il est ajouté, que du matin et du soir il n’est fait qu’un seul jour. Cela s’entend en deux manières : l’une, que d’une alternative continuelle de lumière et de ténèbres il ne se fait qu’un seul jour, qui est le jour de la foi, en partie lumineuse et en partie obscure ; l’autre, que de la lumière commençante en lumière de vie, qui est celle du matin de la vie intérieure (laquelle est toute brillante de clarté et pleine de vie), et du soir, qui signifie l’état de mort, d’extinction et de dépouillement, il ne se fait qu’un seul jour, qui est le jour de la foi et de l’intérieur Chrétien.
v. 6. Ensuite Dieu dit : Que le firmament soit fait au milieu des eaux, qu’il divise les eaux d’avec les eaux.
7. Et Dieu fit le firmament, et divisa les eaux qui étaient sous le firmament d’avec celles qui étaient au-dessus du firmament. Cela fut fait ainsi.
8. Et Dieu donna au firmament le nom de ciel ; et du soir et du matin se fit le second jour.
Les jours de la pénitence étant passés, Dieu dit : que le firmament soit fait au milieu des eaux, c’est-à-dire, que le cours de ces larmes soit arrêté, que le cœur et l’esprit soient affermis, et que ces premières tendresses soient séparées des eaux, qui, quoique saintes, sont pourtant procurées par le sensible. Que ces eaux soient divisées d’avec celles de ma grâce, afin qu’elles soient pures et sans mélange.
Ces eaux qui font sur le firmament sont les eaux de la grâce, toutes pures, claires et nettes, qui submergent l’âme et l’inondent de telle sorte qu’elles la purifient dans un abîme de délices. Alors les eaux de l’amertume et de la douleur sont mises dessous ; et la partie supérieure, représentée par la région qui est au-dessus du firmament, se trouve noyée dans un torrent de délices, durant que la partie inférieure, qui est la terre, est inondée des eaux des amertumes et des douleurs ; et c’est de ces deux eaux ainsi divisées, du jour de la consolation et de l’obscurité du soir de la douleur, qu’est composé le second jour spirituel, qui n’est autre que le second période de l’intérieur Chrétien.
v. 9. Dieu dit encore : Que les eaux qui sont sous le ciel soient assemblées en un seul lieu, et que ce qui est aride paraisse. Cela fut fait de la sorte.
v. 10. Et Dieu appela ce qui est aride, terre ; et donna aux amas d’eaux le nom de mer ; et Dieu vit que cela était bon.
Ces eaux d’amertumes et de douleurs qui s’étaient répandues dans toute l’âme sont ramassées en un seul lieu ; elles viennent se retirer dans des limites qui leur sont marquées ; et ces limites environnent le cœur. Alors ce qui est aride paraît, et l’âme commence d’entrer dans de nouveaux pays qu’elle n’avait point encore découverts depuis sa conversion. C’est que le sec et l’aride se découvrent ; ce qui lui est bien plus difficile à soutenir que les eaux d’amertume ; car ces eaux, qui couvraient auparavant toute la terre, étaient encore mêlées de douceur ; mais elles ne sont pas plutôt renfermées dans leurs limites qu’elles deviennent mer (c’est-à-dire pleines d’amertume) et que tout ce qu’elles couvraient auparavant est réduit dans l’aridité.
Dieu donna le nom de mer à cet amas d’eaux ; parce qu’il semble que dans la division qui en est faite, toute la douceur se soit retirée et soit montée dans les eaux supérieures, et qu’il ne reste plus dans les inférieures que ce qu’il y a d’amer, qui se trouve même si fort ramassé en un lieu que ces eaux ont beaucoup plus d’amertumes dans ce lieu où elles sont réunies qu’elles n’en avaient auparavant dans leur plus grande étendue. Ce qui était sec, dit l’Écriture, fut appelé terre ; cela signifie que c’est seulement alors que l’homme commence d’entrer dans la connaissance de soi-même et de la vileté et bassesse de son origine. Or cela se fait à la faveur de cette grande sécheresse et aridité, qui n’est produite que parce que Dieu a retiré toutes les eaux qui la couvraient, tant les eaux douces et célestes que les eaux d’amertume et de douleur ; et ayant retiré à soi, dans la suprême région de l’âme les eaux douces de la grâce, sans leur donner le pouvoir de descendre sur la terre, c’est-à-dire dans les plus basses parties de nous-mêmes, où réside le sensible ; il faut nécessairement que le sec et l’aride s’y découvre ; mais cela se fait d’une manière pénible ; parce que les eaux de l’amertume y sont aussi, non pour humecter et rafraîchir comme autrefois, mais pour communiquer leur amertume sans nul rafraîchissement, si ce n’est à certains moments où il tombe une rosée céleste, que le Soleil de justice dessèche presque aussitôt. Cependant cette rosée fortifie, soutient et vivifie.
Il est ajouté que Dieu vit que cela était bon. Cela s’est dit de tous les ouvrages précédents ; non seulement pour nous apprendre que tous les ouvrages que Dieu fait seul ou sans résistance de notre côté sont toujours bons, et que rien ne peut être gâté dans ses œuvres que par le mélange de la créature propriétaire ; mais, de plus, que chaque état ou degré dans lequel Dieu met l’âme a une bonté qui lui est propre et particulière ; et que cependant tous ont leur temps et leur usage bien différent. Car lorsque Dieu eut créé les eaux, et qu’elles étaient répandues sur toute la terre, il dit que cela était bon. Cependant, peu de temps après, il change les choses et dit encore de même, que cela est bon. Ce qui était bon et nécessaire pour un temps devient inutile et dangereux pour un autre. Il est bon pour un temps que cette terre sèche et aride soit inondée des eaux de la grâce ; mais il est très-bon pour un autre temps qu’elle en soit privée, et que ces eaux se retirent en leur lieu, sans quoi le séjour qu’elles feraient sur la terre les corromprait et empêcherait que la terre ne portât aucun fruit. L’on voit de là la nécessité qu’il y a de laisser opérer Dieu dans les âmes sans y mélanger l’opération brouillante et précipitée de la créature, qui veut ordinairement ou retenir les eaux par efforts, lorsque Dieu veut les retirer, ou se dessécher par soi-même, avant que Dieu le fasse, sous prétexte que l’état est plus pur. Ô main toute-puissante de Dieu, c’est à vous à faire toutes choses par votre divin Verbe. Vous 59 dites, et il se fait ; votre dire est faire ; et vous 60 faites bien tout ce que vous faites. Il faut donc laisser faire notre Dieu ; il sera mieux que nous. Ô pauvres créatures que nous sommes ! nous croyons pouvoir faire ce que Dieu fait et même souvent le mieux faire que lui. C’est pourquoi nous nous mêlons de tout et nous voulons toujours tenir toutes choses entre nos mains ; mais nous n’y avançons de rien ; au contraire, notre empressement l’empêche de travailler. Dieu ne fait les œuvres parfaites que sur le néant, qui ne lui résiste point.
v. 11. Dieu dit encore : Que la terre produise de l’herbe verte, qui porte de la graine, et des arbres fruitiers, qui portent du fruit chacun selon son espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes sur la terre. Et cela fut ainsi.
v. 12. – Dieu vit que cela était bon.
v. 13. Et du soir et du matin fut fait le troisième jour.
Lorsque le temps est venu, le moment de la volonté de Dieu, qui dispose l’âme pour la remplir ou vider selon ses desseins éternels, Dieu commande à cette terre sèche et aride, qui paraissait entièrement inutile, de produire de l’herbe verte. C’est là sa première production. Cette personne est étonnée de voir que du milieu de son aridité il lui est communiqué une qualité vivifiante, par laquelle elle peut s’employer aux bonnes choses avec facilité. Toutes ces plantes portent avec elles des semences, qui font qu’elles se reproduisent et se multiplient à l’infini. Cependant ce sont encore de petites herbes, des actions faibles et peu de chose, qui ne laisse pas néanmoins de paraître très-grand à cette personne qui ne connaît rien de plus grand ; et qui ne s’attendait pas même que cette étrange stérilité lui dût produire un si grand bien. Lors donc qu’elle croit posséder ce qu’il y a de plus grand, elle est encore plus surprise d’apercevoir que cette même parole qui a produit en elle de l’herbe, y produit des arbres, des feuilles et des fruits, ce qui est bien une autre production que celle des simples herbes. Ce sont les vertus les plus héroïques, qui portent en elles la semence d’une infinité d’autres vertus qui se doivent communiquer par son organe.
Alors l’âme commence à découvrir sa grandeur et sa noblesse, et ce à quoi elle est propre, ce qu’elle peut prétendre, et à quoi elle peut parvenir ; ce qu’elle ne voit cependant que confusément ; mais il ne lui est pas encore manifesté comment cela s’opère en elle, ni qui est celui qui sait toutes ces choses. Elle comprend seulement d’une vue confuse que c’est Dieu qui en est l’auteur, et en même temps elle s’imagine qu’il a fait tout cela en elle à cause de sa fidélité.
Cependant il faudra qu’elle comprenne dans la suite deux choses. La première est que c’est par le Verbe que tout s’opère en elle, et que sans lui rien ne se fait ; c’est pourquoi Dieu n’emploie que sa parole, qui n’est autre que son Verbe, pour les opérer toutes : 61 Ipse dixit, et facta sunt. Ce fut la faute de Moïse à la pierre des eaux de contradiction. Il voulut frapper la pierre, et il ne fallait que lui parler ; car il lui était donné alors d’agir non plus par la verge de ses propres opérations, mais d’agir par le Verbe et de tout opérer en Dieu par le même Verbe. Les miracles des âmes qui sont fort avancées en Dieu se font par la parole, sans nul signe ni figure ; ce que ne font pas les âmes qui sont encore dans les dons, lesquelles se servent d’actions extérieures, l’agir du Verbe ne leur étant pas donné ; parce que ce n’est qu’en Dieu même et d’une manière éminente que Jésus-Christ nous est communiqué et qu’il est formé en nous ; ce qui s’appelle Incarnation mystique. Or l’âme ne peut agir par le Verbe qu’après qu’il lui est donné en la manière qu’il a été dit : et c’est alors que la parole opère toutes choses, et que le dire est faire, et le faire est dire. Mais lorsque l’on veut, par infidélité, se servir de la Verge et des signes comme l’on faisait autrefois, l’on déplaît beaucoup à Dieu.
La seconde chose que cette âme doit apprendre est que ces opérations de grâce ne se font pas en vertu de nos mérites ; mais bien en vue de notre anéantissement, comme le connaissait la divine Marie, lorsqu’en racontant les miséricordes de son Dieu, elle dit qu’il les lui a faites 62 parce que Dieu a regardé la bassesse de sa servante. Il a envisagé son néant ; et ce regard a produit en elle le Verbe, qui est l’image du Père, qui ne se produit en nous que par ses regards sur notre néant ; et en nous regardant de la sorte, il engendre en nous son Verbe, qui est sa parole ; et en nous communiquant ce Verbe, il nous est donné d’agir par lui avec la seule parole.
Cet état de production de toutes les vertus dans l’âme fait le troisième jour ou degré de la vie intérieure ; mais ce qui est admirable, c’est que toutes les vertus viennent dans cette âme et s’y trouvent établies sans que l’on puisse comprendre comment cela s’est fait ; parce que sans nul autre travail de la part de l’homme que celui de se laisser posséder à son Dieu, et de le laisser opérer en lui, il est étonné que Dieu fait toutes choses en lui et pour lui, et les fait chacune dans leur temps ; mais avec un ordre si ravissant, que, cette personne en étant surprise s’écrie, ô qu’il a bien fait toutes choses ! C’est à vous, ô Sagesse éternelle et incréée, de faire toutes choses afin qu’elles soient bien faites ; car tout ce qui n’est pas vous, ou qui ne vient pas de vous, n’est que mensonge, erreur et tromperie.
Si l’on suit fidèlement cette explication, l’on verra la suite de l’opération de Dieu dans les âmes par Jésus-Christ dès le commencement de leur conversion, et la nécessité qu’il y a d’y correspondre ; non, comme l’on s’imagine, seulement par une sorte activité ; mais beaucoup plus par une entière dépendance de la conduite de la grâce, qui ne laisse pas un moment l’âme qu’elle a prise en sa protection, qu’elle ne l’ait conduite dans sa fin. Il faut donc laisser agir en nous l’Esprit de Dieu. Mais il semble qu’au contraire l’homme ne travaille qu’à empêcher ce même Esprit d’agir en lui ; car loin de suivre l’Esprit saint par le renoncement continuel de nous-mêmes et la résignation entière à toutes ses volontés, il semble que nous voulions le précéder par la violence de nos opérations, et l’obliger, non à nous conduire, mais à nous suivre ; et comme notre propre conduite n’est que défaut et misère, nous tâchons d’engager cet Esprit saint de Dieu à aller par le chemin que nous lui traçons, sans vouloir nous abandonner à lui, afin qu’il nous conduise dans ses voies. C’est ce qui fait que nous contrarions incessamment ce divin Esprit ; que nous le contristons même, selon les termes 63 de l’Écriture, et qu’enfin nous l’éteignons tout-à-fait. S. Paul 64 nous avertit de prendre garde à n’en pas user de la sorte.
v. 14. Dieu dit aussi : Que des Luminaires soient faits au firmament du ciel, afin qu’ils divisent le jour de la nuit, et qu’ils servent de signes pour marquer les temps, les faisons, les jours et les années.
v. 15. Qu’ils luisent dans le ciel, et qu’ils éclairent la terre. Cela fut fait ainsi.
v. 16. Dieu fit deux grands luminaires ; l’un plus grand pour présider au jour ; et l’autre moins grand pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles.
v. 17. Et il les mit dans le firmament du ciel pour luire sur la terre.
v. 18. Pour présider au jour et à la nuit et pour diviser la lumière d’avec les ténèbres.
v. 19. Et Dieu vit que cela était bon ; et du soir et du matin fut fait le quatrième jour.
Après que le troisième jour ou degré de l’intérieur est passé, Dieu commence à produire en l’âme un nouvel état, qui est la quatrième marche de l’Intérieur Chrétien. C’est que cette âme, en qui jusqu’ici tout s’était passé comme dans les ténèbres et dans l’obscurité, commence à recevoir la lumière et diverses illustrations intérieures. Dans sa suprême partie, ce n’est plus que lumière et chaleur ; elle a quantité de lumières distinctes, outre la lumière générale ; et son état est si lumineux que dans la nuit même, qui est le temps de son obscurité, mais d’une obscurité conforme à son degré, elle ne laisse pas d’avoir encore de la lumière, quoiqu’elle soit différente de celle du jour. La différence qu’il y a entre la lumière du jour, c’est-à-dire l’état le plus lumineux, et celle de la nuit, est que la lumière du jour sait plus distinguer les objets à sa faveur qu’elle ne se fait distinguer elle-même ; quantité de connaissances sont données, et bien des vérités découvertes, quoique l’on ne voie pas tant la nature de la lumière, à cause que son éclat éblouit ; mais la lumière de la nuit ne découvre presque point les objets ; elle se manifeste seulement elle-même, et fort distinctement. C’est ce qui trompe souvent les âmes en ce degré, et leur fait prendre le jour pour la nuit et la nuit pour le jour, faisant bien plus de cas de ces lumières des ténèbres que de la lumière générale, qui, se cachant elle-même par son brillant, découvre cependant les objets tels qu’ils sont.
Cette lumière du jour, qui est le Soleil éternel, n’est autre que la lumière de la foi, qui ne satisfait pas tant à cause de sa généralité, quoiqu’elle soit infiniment plus lumineuse que celle des autres astres. Les autres lumières de la nuit sont toutes les lumières distinctes, visions, illustrations, tout ce qui se distingue et s’aperçoit au travers de la nuit de notre ignorance. Toutes ces lumières viennent cependant de Dieu et sont des effets de sa bonté et de son pouvoir, que nous devons recevoir avec respect et humilité ; mais elles sont néanmoins bien différentes les unes des autres. On est si fort aveugle que l’on préfère ordinairement la lumière de la nuit à celle du jour ; et pour trop s’amuser à discerner les étoiles du firmament, c’est-à-dire les lumières distinctes, ces visions, illustrations, et extases, on ne les outrepasse pas pour se perdre dans la lumière générale de la foi ; et l’on s’arrête de cette sorte à discerner les objets par ces petites lueurs, qui nous trompent, grossissant les objets, les changeant, et les faisant souvent méconnaître. Ô perte étrange que celle que fait l’âme en ce degré ! C’est l’un des points les plus importants de la vie spirituelle ; car si l’âme n’est pas instruite de la différence de ces deux lumières, elle s’arrête à celles-ci jusques à la mort, et n’entre jamais dans le plein jour de la foi, où la vérité est manifestée sans erreur et sans tromperie.
Or les degrés d’élévations ou d’abaissements de ces lumières sont connaître les saisons de l’âme, c’est-à-dire l’état où elle est, ainsi que le Soleil distingue les temps et les saisons par le différent séjour qu’il fait dans ses signes ; et de même aussi la lune. En sorte que la première approche du Soleil intérieur fait le premier printemps de la vie spirituelle, qui n’est pas encore le printemps éternel ; son avancement fait l’été, qui est un certain état qui n’est que lumière et ardeur ; et enfin il produit par sa chaleur les fruits qui paraissent dans l’automne ; mais à mesure qu’il retourne sur ses pas et qu’il s’éloigne de nous, il nous laisse un hiver d’autant plus affligeant que les autres saisons avaient été plus agréables ; c’est-à-dire le cours de ses lumières célestes, soit lorsqu’elles s’approchent ou qu’elles s’en retournent, marque les saisons et les états de l’âme. Et comme le Soleil retrouve toujours le signe de son Zodiaque d’où il était parti, soit qu’il s’approche de nous ou qu’il s’en éloigne, aussi l’âme retrouve toujours son Dieu, qui est sa maison et le lieu de son origine, quoiqu’elle éprouve une effroyable obscurité par l’éloignement de la même lumière qui s’était avancée vers elle à pas de géant.
Dieu vit que cela était bon ; c’est-à-dire qu’il vit l’avantage que l’âme tire de la conduite divine sur elle. C’est ce qui l’oblige à terminer ce jour, ou ce quatrième degré, pour la faire passer dans un autre. Si l’âme était fidèle, quel chemin ne ferait-elle pas jusqu’à ce qu’elle fût arrivée dans le septième jour, qui est le repos de Dieu en lui-même ? Mais, hélas ! notre infidélité nous fait arrêter au premier jour, sans passer outre ; c’est pourquoi nous demeurons toute notre vie dans un chaos effroyable.
Il faut remarquer qu’à tous les jours et degrés, il est dit que du soir et du matin fut fait un jour ; cela marque comme du commencement ou de l’introduction dans un degré et de sa consommation, Dieu en compose ce jour où cette marche, qui se distingue des autres ; et que le commencement de chaque degré est comme un nouveau jour qui s’élève, et sa consommation comme un jour qui finit, mais qui ne finit que pour recommencer avec plus de force. Chaque changement de jour est précédé d’une nuit, qui en terminant l’un fait renaître l’autre. Ô mystère admirable de la conduite de Dieu sur toutes les créatures ! Si l’on avait les yeux ouverts à la divine lumière, l’on découvrirait avec un plaisir extrême qu’il ne se passe rien dans l’ordre naturel de toutes les créatures qu’il ne se trouve avec quelque proportion selon l’ordre de la grâce dans l’âme. C’est ce qui charme l’esprit illuminé, et lui fait non seulement découvrir Dieu dans toutes les créatures, mais même la sage conduite qu’il tient sur les âmes pour les acheminer à lui ; en sorte qu’il ne voit rien dans la nature qui ne lui exprime quelque chose de ce qui s’est passé dans son intérieur ; et il est très-véritable que l’homme est un petit monde dans lequel tout ce qui se fait dans le grand univers s’exprime comme en abrégé ; mais ce qui fait que nous ne le découvrons pas, c’est que nous ne sommes pas entièrement pénétrés de la lumière de Vérité.
v. 20. Dieu dit encore : Que les eaux produisent des animaux vivants, qui nagent dans seau ; et des oiseaux, qui volent sous le ciel, sur la terre.
v. 21. Dieu créa donc les grands poissons, et tous les animaux qui ont la vie et le mouvement, que les eaux produisirent, selon leur espèce ; et tous les oiseaux selon leur espèce. Et Dieu vit que cela était bon.
v. 22. Et il les bénit, en disant : Croissez et multipliez, et remplissez les eaux de la mer ; et que les oiseaux se multiplient sur la terre.
v. 23. Et du soir et du matin, fut fait le cinquième jour.
Jusques à présent les plantes avaient bien paru sur la terre sèche et aride ; l’on avait vu naître et lever les luminaires dans l’âme, c’est-à-dire tant les lumières distinctes que la lumière de foi générale, qui, quoiqu’indistincte en elle-même, ne laisse pas de manifester les vérités telles qu’elles sont, pourvu seulement que sans s’amuser à la regarder elle-même, nous nous en servions pour voir les objets qui nous sont découverts à sa faveur ; car si nous nous amusions à l’envisager elle-même, elle nous éblouirait et donnerait aux yeux de l’esprit une qualité qui, quoique lumineuse en apparence, empêche de découvrir les objets tels qu’ils sont, les faisant voir tous affectés de cette qualité lumineuse. Il en arrive autant à toutes les âmes qui, au lieu de se servir de cette lumière de la foi pour découvrir simplement ce qu’elle leur manifeste, veulent réfléchir sur elle et voir dans elle-même et ce qu’elle est et ses différents effets. Alors l’œil s’éblouit, faisant contre le dessein de Dieu, qui ne la donne que pour nous faire courir à lui par la voie qu’elle nous découvre. C’est ce qui cause toutes les illusions qui arrivent dans la voie de foi, laquelle est d’elle-même si pure, si droite, et si assurée qu’il n’y a jamais d’illusion à craindre pour les âmes qui s’en servent, comme il a été dit. Il n’en est pas de même des autres sortes de lumières, qui ont quelque chose d’amusant en elles ; parce que se manifestant seulement elles-mêmes sans découvrir que très-peu d’objets, et encore d’une manière fort bornée, elles ne peuvent se manifester selon ce qu’elles sont, mais bien selon notre compréhension, qui par sa vivacité se les représente souvent dans les espèces qui leur en restent, quoiqu’elles ne soient plus, et l’on s’en forme soi-même, sans le vouloir, par la réflexion de l’esprit. Les flambeaux de la nuit se contrefont par des flambeaux artificiels. Mais la lumière de foi est d’une nature à ne pouvoir être contrefaite ; parce qu’elle absorbe même dans sa vaste étendue toutes les autres lumières distinctes, les outrepassant toutes par sa clarté. C’est le propre de la foi d’outrepasser toutes choses pour ne s’arrêter qu’à Dieu ; et c’est en quoi consiste sa solidité exempte de tromperie, si toutefois, comme il a été dit, l’on s’en sert non pour la contempler elle-même, mais pour marcher incessamment à sa faveur.
L’âme jusques alors avait bien éprouvé toutes ces grâces lumineuses ; mais ses eaux n’avaient point encore été vivantes ni vivifiantes. Pourquoi croyons-nous qu’il soit dit que Dieu créa dans des eaux des animaux différents selon la qualité des eaux et selon leur espèce ? C’est que, comme nous l’avons déjà remarqué, il y a de deux sortes d’eaux, des douces et des amères. Les amères sont rendues vivantes ; car c’est seulement alors que l’âme commence à découvrir qu’il y a un germe de vie dans l’amertume et dans la mort qui la ravit et l’enlève, et qui lui fait aimer les amertumes mêmes, les voyant bien d’une autre étendue et utilité que les eaux douces. Ce sont ces eaux amères qui produisent ce qu’il y a de plus grand, de plus rare et de plus précieux sur la terre ; c’est alors que l’âme ayant le parfait discernement, elle préfère par son choix les amertumes aux plus grandes douceurs.
Ces douceurs et ces grâces cependant ne laissent pas d’être vivantes et animées. Ce ne sont plus de simples lumières, qui découvrent la vérité des objets sans les donner ; mais ce sont des écoulements vivifiants, qui mettent dans l’âme un principe vivant. Alors elle se sent animée d’une vie secrète et profonde qui ne la quitte pas d’un moment, même dans ses emplois ; cette vie n’est autre que la charité, qui est dans cette âme déjà en degré éminent, et qui produit en elle un germe d’immortalité. C’est ce qui fait ce fonds de vie, de grâce et de présence de Dieu foncière et intime. C’est ce qui opère l’union intime, et non encore l’essentielle.
Dieu outre cela crée dans le fonds du cœur, ou plutôt dans la suprême pointe de l’esprit, des oiseaux qui volent dans les airs sacrés de la Divinité. Ces oiseaux sont des conceptions sublimes et très-relevées ; mais elles passent si vite et arrêtent si peu qu’il n’en reste nulle trace ; et c’est la différence de ce qui s’opère en foi d’avec ce qui se passe dans les autres lumières ; que les autres se discernent, s’expliquent et demeurent distinctes dans l’esprit ; on les peut dire lorsqu’on le veut, et se les rendre présentes pour les raconter. Il n’en est pas de même de celles-ci ; elles passent si vite qu’elles ne laissent point de traces ni de restes dans l’imagination ; c’est pourquoi l’on ne peut ni se les représenter ni s’en former aucune espèce. Cependant, de même que ces oiseaux ne se manifestant autrement que par leurs fuites, ne laissent pas d’être réellement dans les airs qu’ils occupent et où ils se font mieux entendre que voir ; ainsi les âmes, éclairées de la lumière de foi, possèdent en elles ces connaissances sans les distinguer autrement que par leur chant, c’est-à-dire que dans le besoin, lorsqu’il faut ou en parler ou en écrire, ou s’en servir, l’on voit alors que l’on a ces choses, sans croire seulement de les avoir ; de même que les oiseaux demeurent cachés dans les lieux qu’ils habitent et ne se manifestent que par leur voix.
Dieu commande à ces animaux vivants de croître et multiplier. Ils croissent et se multiplient jusques à l’infini ; non selon la connaissance de celui qui les possède ; parce que ou ils sont enfermés et cachés dans les eaux, ou ils sont abîmés dans les airs et si fort avancés dans la suprême région que l’on les perd de vue dans la plus basse.
C’est le commencement et la consommation de ce cinquième état, qui sait le cinquième jour, ou le cinquième degré de l’intérieur Chrétien.
v. 24. Dieu dit aussi : Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce, les animaux domestiques, les reptiles, les bêtes sauvages de la terre selon leur espèce ; et cela se fit ainsi.
v. 25. Dieu fit les bêtes de la terre selon leur espèce, les animaux domestiques, tous les reptiles chacun selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon.
Lorsque la partie supérieure est arrivée au plus haut faîte des plus sublimes connaissances, que le cinquième jour mystique est dans sa consommation, et qu’il lui semble ne plus tenir à la terre (car dans ces derniers jours il n’est plus parlé d’elle, il n’est parlé que de lumière, connaissance, ardeurs et amours) ; lorsqu’elle est, ce semble, abîmée dans une mer de vie et dans un dégagement parfait de tout le terrestre et matériel, elle est fort étonnée de voir qu’il naît de sa terre des animaux de toutes espèces, qui la foulent aux pieds et qui dérobent les belles verdures dont elle était ornée et en font leur pâture. Enfin après s’être vue le trône de Dieu, elle se voit le marchepied des animaux. Ô état bien différent des autres ! Cependant c’est le même Dieu qui a fait les premiers et qui opère aussi celui-ci. Jusques alors on ne voit point l’utilité de ces choses ; au contraire elles paraissent salir la terre et lui ravir une partie de sa beauté ; c’est pourtant son principal ornement, et ces animaux sont quelque chose de plus noble que les plantes qui l’ornaient si fort et qui leur servent de nourriture. C’est l’état de l’homme lorsqu’il plaît à Dieu de l’élever au plus haut faîte de la perfection, qui lui dérobe pour un temps la vue des beautés qu’il met en lui, pour ne lui laisser voir que des opérations terrestres et animales. Cependant ce sont des opérations vivantes et vivifiantes ; il faut que la terre, qui est comme la partie inférieure, produise aussi des actions de vie. Mais, dira-t-on, toutes ces plantes dont elle était ornée n’étaient-elles pas animées ? Il est vrai ; elles avaient une vie végétale ; mais elles n’avaient pas une vie sensitive. C’est cette vie qui doit être imprimée dans l’âme intérieure, non plus pour le mal, mais pour le bien ; car ici le sentiment est donné pour glorifier Dieu, n’y ayant rien en nous de si pauvre et de si bas qui ne puisse et ne doive rendre quelque gloire à son Dieu. Cet homme, donc, qui depuis longtemps avait été insensible, est tout étonné qu’il redevient sensible ; et cela le surprend d’autant plus qu’il se croyait privé de sentiment pour toujours. Il faut cependant qu’il devienne sensible ; mais son sentiment dans la suite deviendra tellement purifié qu’il lui servira non contre la volonté de son Créateur, mais dans sa même volonté.
Ainsi donc des animaux de toutes espèces sont créés sur cette terre. Il y a des bêtes carnassières et des reptiles. Quoi ! Cette imagination qui ne représentait auparavant que des choses agréables, lumineuses et divines, cet esprit qui était rempli de si sublimes connaissances, se voit plein de reptiles et de sales animaux ! Ne dirait-il pas volontiers comme un autre S. Pierre : 65 Je n’ai jamais rien mangé de souillé ni d’impur, et je ne le ferai pas ? Mais il lui fut dit : N’appelez pas impur ce que le Seigneur a purifié ; c’est-à-dire que ces choses sont bonnes et saintes en tant qu’elles sont sorties de leur Créateur ; mais que la seule impureté qui est en nous les rend impures. Dieu se sert pourtant de la peine que nous causent ces choses, pour nous purifier de ce qu’il y a en nous d’impur dans le sensible, afin de le spiritualiser peu à peu ; et il ne le purifie qu’en faisant semblant de le salir. Les animaux domestiques représentent notre 66 nous-même, qui est extrêmement incommode lorsqu’il est dans la révolte contre son Créateur, mais qui devient très-utile lorsqu’il est entièrement assujetti à celui qui l’a fait. Il n’y a rien en nous qui dans l’ordre de notre création ne soit très-excellent ; et il ne peut être nuisible que par l’abus que le péché en a fait. Ces animaux sortant des mains de Dieu n’avaient rien que d’utile et d’agréable, parce qu’ils étaient parfaitement soumis à l’homme, étant dans l’ordre de leur création ; ils ne lui sont devenus contraires que par sa propre révolte qui les a soulevés contre lui ; la révolte de notre esprit fait la révolte de notre chair. Mais Dieu, dont la bonté est infinie, se sert de la révolte de cette même chair contre l’esprit afin de s’assujettir l’esprit ; et l’esprit n’est pas plutôt dans la soumission parfaite à son Dieu que la chair commence à lui être assujettie. Aussi Dieu vit que cela était bon, étant infiniment utile à l’homme pour l’anéantir, l’humilier et le détruire.
L’on s’étonnera sans doute que j’attribue à l’homme des états et des passages qui sont arrivés devant la formation de l’homme même ; mais l’on n’en sera nullement surpris si l’on fait attention à deux choses ; l’une, que comme il a été déjà avancé, il ne s’est rien passé dans le monde général qui ne se passe dans l’homme particulier ; de sorte que la conduite que Dieu a tenue sur ce grand Univers pour sa création s’observe encore sur l’homme pour sa réformation dans l’ordre de la grâce. L’autre est que tout ce qui s’est passé dans l’innocence de la nature avant la création de l’homme, qui la corrompit, se passe dans ce même homme pour le rétablir par le moyen de la grâce dans une innocence abondamment réparée par son Rédempteur. C’est pourquoi, sans violenter les choses, nous trouvons que comme le monde a eu sept âges, y comprenant celui de sa consommation, de même l’homme a sept âges de grâce, qui se rapportent à l’état de l’innocence de la nature ; et qui, étant consommés dans l’homme, le rendent innocent par grâce dans toute l’étendue qu’on le peut être en cette vie. On ne doit avoir nulle difficulté de le croire, puisque, selon S. Paul, 67 il n’est pas de la grâce comme du péché ; parce qu’à la vérité plusieurs sont morts par le péché d’un seul ; mais la grâce et le don de Dieu est répandu beaucoup plus abondamment sur plusieurs par la grâce d’un seul homme, qui est Jésus-Christ. La Rédemption donc de Jésus-Christ ayant été surabondante, elle a rendu beaucoup plus à l’homme que le péché ne lui avait ravi. Nous expliquerons ailleurs, s’il plaît à Dieu, la manière dont cela se fait, et comme il n’y a rien en cela qui soit contraire à la pensée commune de l’Église.
v. 26. Et il dit : Faisons l’homme à notre image et ressemblance, afin qu’il préside aux poissons de la mer, aux oiseaux du Ciel, aux bêtes et à toute la terre, et à tous les reptiles qui se remuent sur la terre.
Lorsque l’homme est arrivé jusqu’ici, que l’image de son Dieu est véritablement renouvelée en lui, cette image, qui avait été gâtée et défigurée par le péché, se trouve parfaitement rétablie. Quelle est cette image de Dieu ? Il n’y en a point d’autre que Jésus-Christ, qui, étant la vive image de son Père, prend plaisir de se retracer dans l’homme et de s’y exprimer tout entier. De là l’on peut voir quel fut le dessein de la création et quel est celui de la Rédemption. Dieu dans la création fit toutes choses pour l’homme ; mais il fit l’homme pour soi. Et de même qu’il créa l’homme après toutes les autres créatures, comme leur couronnement et leur fin ; aussi il n’y eut plus que Dieu qui fut devant et après l’homme, afin qu’il ne tendît point à une autre fin. L’homme était la fin de tout le reste ; mais il n’avait point d’autre fin que Dieu. Dieu créa donc l’homme à son image ; c’est-à-dire il retraça en lui son image, qui est son Fils et son Verbe, lui imprimant son Esprit ; et comme 68 ses délices devaient être d’habiter avec les enfants des hommes, et que 69 son Fils est l’unique objet de ses complaisances, sans qu’il puisse se plaire en autre chose qu’en lui (car s’il se plaît en quelque créature, ce n’est que par son Fils), il fallut nécessairement qu’afin de prendre dans l’homme ses délices, il le fit à son image, lui imprimant le caractère de son Verbe, sans quoi il ne pouvait se plaire dans l’homme. Ce fut donc la fin de la création que de faire des images du Verbe dans tous les hommes, dans lesquelles la Divinité fût exprimée, et qui pussent la représenter, ainsi qu’une pure glace représente l’objet qui lui est exposé.
Mais l’homme, par le péché, ayant défiguré cette belle image, le dessein de la Rédemption fut que Dieu, qui se plaît si uniquement dans son Verbe, ne pouvant souffrir que ces hommes en qui cette image avait une fois été gravée, se perdissent et perdissent en même temps pour toujours l’image de son Verbe et les caractères de la Divinité, voulut que son Verbe la vînt réparer ; car le seul Verbe Dieu pouvait se retracer lui-même ; nul que lui ne le pouvait faire ; et ce fut pour cela qu’il se fit homme ; comme l’on voit qu’une glace ayant perdu l’objet qu’elle représentait, il faut que le même objet éloigné s’approche d’elle, sans quoi elle ne le représenterait jamais. Il fallait donc que Jésus-Christ vînt dans l’homme, afin que l’homme, ne perdant plus jamais ce divin objet, ne perdît plus l’image et le caractère de la Divinité. Je sais que l’image de Dieu est gravée si profondément en l’homme qu’il ne la peut jamais perdre, quoique le péché la couvre, la défigure et salisse infiniment ; et c’est là ce qui cause la douleur de Dieu dans la perte des hommes, et qui lui donne un si grand désir de leur salut. Tout ce qui s’opère dans l’âme n’est que pour découvrir et renouveler cette image ; et cette image n’est pas plutôt achevée de réparer que l’homme est remis dans l’état d’innocence. C’est ce qui faisait dire au Roi-Prophète : 70 Je me présenterai devant vous dans la justice ; je serai rassasié lorsque votre gloire paraîtra. C’est comme s’il disait : Je contemplerai votre visage dans la justice que j’aurai reçue de vous, et je serai rassasié lorsque votre gloire paraîtra en moi par votre image qui y sera renouvelée.
Il faut remarquer que Dieu, en créant l’homme, le fit Roi de tous les animaux, et les lui assujettit tous ; en sorte que dans cet univers il dominait tout ce qui n’était point Dieu, et il n’était dominé que de Dieu ; mais dès que l’homme, par le péché, s’est révolté contre son Dieu, toutes les créatures que Dieu lui avait assujetties se révoltèrent contre lui ; ce qui fit que l’homme par son péché ne changea pas seulement l’ordre particulier de sa création, mais l’ordre général aussi de ce grand univers, je veux dire en ce qu’il y avait dans l’univers des créatures assujetties à l’homme.
v. 27. Dieu créa donc l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu ; il les créa mâle et femelle.
Dieu créa l’homme à son image, le rendant un et simple comme lui. Il ne peut rentrer dans ce premier état d’innocence s’il ne revient à cette première ressemblance, en simplicité et unité parfaite ; ce qui ne se peut opérer qu’en quittant la multiplicité de la créature et de ses propres opérations pour rentrer dans l’unité de Dieu, qui seule peut rendre l’homme parfaitement semblable à lui.
v. 28. Il les bénit, et leur dit : Croissez et multipliez, remplissez la terre et assujettissez-la ; dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre.
v. 29. Dieu dit encore : Je vous ai donné toutes les herbes qui portent leurs graines sur la terre, et tous les arbres qui renferment en eux-mêmes la semence de leur espèce, afin qu’ils vous servent de nourriture.
v. 30. Et à tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui se meut sur la terre et qui est vivant, afin qu’ils aient de quoi se nourrir. Et cela fut fait ainsi.
v. 31. Or Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très-bonnes ; et du soir et du matin fut fait le sixième jour.
Dieu veut que cet homme croisse et multiplie, c’est-à-dire, que cette image du Verbe se répande dans toute la terre, afin qu’il n’y ait aucun lieu où il ne puisse prendre ses délices par la vue de son image, imprimée dans les créatures. Avant que l’homme fût créé, il est dit que la terre était vide. Comment était-elle vide, puisqu’il n’y a pas un endroit qui ne soit plein de l’immensité de Dieu ? Ah, c’est que Dieu la trouve vide, lorsqu’elle ne porte pas encore ces nobles créatures qui sont les vives images de son Fils. Il veut donc que cette image croisse et se multiplie dans toute la terre ; et pourquoi cela, ô mon grand Dieu ? C’est, nous dit-il, afin de multiplier mes délices ; car depuis que l’homme porte mon image et que mon Verbe s’est imprimé en lui, tous les hommes sont pour moi des lieux de délices.
Dieu, comme il a été dit, avait fait toutes choses pour l’homme ; c’est pourquoi il lui en donne la domination. Et d’où vient cette souveraineté de l’homme sur tous les autres animaux ? C’est en vertu de l’image de la Divinité, qui était en lui. Cette image est l’expression de son Verbe en l’homme. Or comme Jésus-Christ dit : 71 Toute puissance m’a été donnée au ciel et en la terre ; de même l’homme, qui était sa figure et son image vivante, avait tout pouvoir sur la terre ; et son pouvoir était d’autant plus grand que l’écoulement du Verbe était plus abondant en lui. Quoique nous perdions ce pouvoir par le péché, de même que l’image du Verbe est défigurée en nous par le crime ; toutefois lorsque l’image de Jésus-Christ est parfaitement renouvelée en nous, il a un entier pouvoir sur nous, et si grand que nous ne voulons plus, ni même ne pouvons plus, lui résister, non d’une impuissance absolue, mais d’une impuissance causée par l’ordre rétabli en nous, qui ayant ôté à notre volonté non-seulement la rébellion, mais même la répugnance à faire les volontés de Dieu, nous nous trouvons tellement affermis par la résignation, par l’union et la transformation de notre volonté en celle de Dieu, que nous ne pouvons plus trouver en nous de volonté propre ; mais nous voulons uniquement ce que Dieu veut, et la volonté de Dieu est devenue la nôtre.
Que cela puisse être dès cette vie, c’est une chose incontestable ; puisque Jésus-Christ nous a commandé de demander, dans le Pater, que la Volonté s’accomplît dans la terre comme au ciel. Si l’on ne pouvait pas avoir cette perte de toute volonté dans celle de Dieu dès cette vie, comme les bienheureux l’ont dans le ciel, Jésus-Christ ne nous aurait pas commandé de le demander ; car nous aurait-il fait demander une chimère ? ou l’aurait-il demandé lui-même pour nous lorsqu’il fit cette admirable prière : 72 Mon Père, qu’ils soient un comme nous sommes un ? Il est certain que cette unité parfaite ne peut être sans la perte totale de toute volonté opposée à Dieu. Or c’est seulement dans celui qui n’a plus de volonté ni de résistance que Jésus-Christ peut dire dans un plus haut sens ; toute puissance m’a été donnée au ciel et en la terre.
C’est là un fruit de la rédemption de Jésus-Christ. L’homme arrivé à cet état par l’application de son sang rentre dans tous ses droits de domination sur les autres créatures, dont il est la fin ; parce qu’il domine tout en Dieu, ainsi qu’il possède tout en lui-même. C’est ce que Dieu a voulu faire paraître, lorsque l’on a vu avec étonnement des Saints commander et se faire obéir aux animaux les plus indomptables, et dans des choses mêmes opposées à la nature des éléments, comme lorsque le feu servait de bain et de rafraîchissement à ceux à qui l’amour de leur Dieu faisait perdre même leur vie plutôt que de vivre hors de la volonté de Dieu ; ou parce qu’ils ne pouvaient vivre sans danger de lui devenir rebelles ; ou même parce qu’ils préféraient la mort à ne lui pas assez plaire.
Ô grandeur ! ô pouvoir de Jésus-Christ dans l’homme et de l’homme en Jésus-Christ, que vous êtes admirables, mais que vous êtes peu connu ! Nous portons tous le nom de Chrétiens ; et cependant nous ne sommes rien moins que Chrétiens, parce que nous ignorons même ce que c’est que d’être Chrétiens. Chrétiens, qui portez le plus beau nom qui fut jamais, apprenez à devenir Chrétiens, et vous apprendrez votre grandeur et votre noblesse. Vous entrerez dans une juste ambition de ne rien faire d’indigne de votre naissance. Ô chevaliers Chrétiens, qui répandez tant de sang pour un faux point d’honneur, si vous compreniez ce que c’est que d’être Chrétiens, combien de vies ne donneriez-vous point, si vous les aviez, pour conserver cette glorieuse qualité, et pour ne rien faire d’indigne d’elle ? Mais hélas, on n’est point instruit de la vérité et de l’Esprit de la Religion Chrétienne ; on ne s’arrête qu’à la superficie, sans approfondir son essence, et l’on perd des biens infinis. Ah, l’homme est créé Roi, et il serait un roi infiniment heureux, s’il savait laisser renouveler en lui l’image de Jésus-Christ. Cependant il demeure toujours l’esclave, parce qu’il fait consister sa royauté à se conduire soi-même, au lieu de la mettre dans la dépendance qu’il doit à son Dieu, dans la soumission à toutes ses volontés, dans l’obéissance à sa conduite, et enfin, à soutenir avec respect toutes ses opérations, soit gratifiantes ou crucifiantes ; car l’on a pu remarquer jusqu’à présent que ce qui a acheminé l’homme à un si haut état n’a point été sa propre industrie, mais la seule bonté de Dieu, et la fidélité à ne pas lui résister. Tout ce que nous pouvons faire par nous-même est le mal, comme l’on verra dans la suite, et de résister à Dieu ; et la fidélité de l’homme consiste à laisser Dieu maître absolu de tout ce qu’il est, soit intérieurement soit extérieurement.
Dieu vit que tout ce qu’il avait fait était très-bon ; car il n’y a rien de meilleur pour l’homme que de voir en lui l’image de son Dieu ; ni de plus glorieux à Dieu hors de lui que de se voir exprimé dans l’homme. C’est ce qui a fait l’ardent amour que Dieu a eu pour l’homme ; car Dieu prend ses délices à se contempler hors de lui en l’homme ; et comme toutes les délices de Dieu en lui-même sont de se contempler, et qu’en se contemplant il engendre son Verbe, aussi tout son plaisir hors de lui est de se contempler en l’homme y voyant son image, et d’y former son Verbe. C’est ce que S. Paul appelle la 73 formation de Jésus-Christ en nous.
L’homme ne doit donc jamais se contempler soi-même ni se regarder hors de Dieu. S’il le fait, c’est la source de ses désordres, et il tombe dans une fausse présomption, tirant vanité de sa bassesse, et s’oubliant de son origine. Mais s’il est fidèle à n’envisager jamais que Dieu, c’est en lui qu’il découvre avec admiration sa noblesse, sans craindre l’orgueil ; car il ne voit rien en soi hors de Dieu que la boue dont il fut pétri ; mais en Dieu, il se voit Dieu par participation ; et il le voit de telle sorte qu’il découvre en même temps que s’il cesse de se regarder en sa source pour se voir en soi, et qu’il veuille s’attribuer quelque chose, il ne le peut faire sans usurpation ; de sorte qu’il serait hors de Dieu un si effroyable néant, qu’il perd toute envie de jamais plus se regarder. Et ce qui est étrange, c’est que la vue de ce qu’il est hors de Dieu ne sert point à l’humilier ; au contraire, il devient orgueilleux dans son humiliation, et prenant le change, il s’attribue ce qui n’est pas à lui. Il est donc de conséquence pour l’homme de ne se regarder jamais lui-même ; mais de regarder uniquement son Dieu, dans lequel il se voit sans danger ; ce qui est une contemplation continuelle de l’homme vers son Dieu. Et cette contemplation, qui n’est autre chose qu’un simple regard ou envisagement de l’esprit en Dieu, attire la contemplation de Dieu sur l’homme ; car plus l’homme contemple son Dieu, plus il en est contemplé. C’est l’admiration de ce grand prodige qui fit dire à David dans un transport d’esprit : 74 Ô Dieu, qu’est-ce que l’homme, pour être l’objet de votre souvenir !
Des états, ou passages, desquels nous venons de parler, Dieu en compose le sixième jour mystique, ou le sixième degré de l’intérieur Chrétien ; et c’est ici où tout est fini pour l’homme dans l’homme même. C’est la consommation des ouvrages de Dieu en l’homme, puisque la fin de son travail est de retracer l’image de son Fils. C’est à présent que l’homme quitte la voie pour se reposer dans la fin ; et qu’il sort des jours mystiques pour entrer dans le jour éternel et divin.
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C H A P I T R E I I.
v. 1. Le ciel et la terre furent donc achevés avec tous leurs ornements.
v. 2. Et Dieu accomplit le septième jour l’œuvre qu’il avait faite ; et il se reposa le septième jour après tous les ouvrages qu’il avait faits.
IL est dit que Dieu acheva son œuvre. Quel était l’accomplissement et la perfection de toutes ses œuvres ? C’était l’ouvrage de l’image parfaite de son Verbe, après laquelle il se repose en soi-même, et fait reposer l’âme en lui, où elle 75 demeure cachée avec Jésus-Christ, son divin original.
Mais l’Écriture ajoute que Dieu accomplit l’œuvre qu’il avait faite. Tous ces termes sont nécessaires, et ils expriment bien l’intérieur. Il n’est pas dit seulement son œuvre ; puisque tout le bien qui s’opère dans l’homme s’opère indubitablement par Dieu ; et que 76 nul ne peut dire Jésus Seigneur que par le S. Esprit ; mais il est dit, son œuvre qu’il avait faite, pour marquer qu’il l’avait fait seul. Aussi en est-il de même d’une âme arrivée à l’état d’innocence par l’anéantissement ; Dieu y opère comme seul, agissant souverainement sans que la créature lui résiste en rien. Et il se reposa au septième jour de toute œuvre qu’il avait faite ; ce qui s’entend de la gloire et aussi du repos qu’il trouve dans l’âme divinisée, qui, ne lui pouvant plus résister, et étant une en lui, où il l’a acheminée lui-même, il n’a plus qu’à se reposer en elle, et y prendre ses délices.
v. 3. Il bénit le septième jour, et il le sanctifia ; parce qu’il s’était reposé en ce jour-là, après tous les ouvrages qu’il avait créés pour les faire.
Dieu bénit et sanctifia le septième jour ; parce qu’en ce même jour il avait cessé de faire toute son œuvre, absorbant l’âme en lui-même dans sa vie divine, où il n’y a plus que repos, quoiqu’il eût créé cette œuvre pour être faite ; mais étant arrivé à la fin de sa création, qui est le repos en Dieu, il n’y a plus qu’à demeurer dans ce repos divin, en Dieu même. Là l’œuvre est achevée quant à l’agitation qui la portait à sa fin ; mais non quant à l’action jouissante, qui se continue dans le repos, laquelle action jouissante durera éternellement.
v. 4. Telle a été l’origine du ciel et de la terre ; et c’est ainsi qu’ils furent créés au jour que le Seigneur Dieu fit l’un et l’autre.
v. 5. Et qu’il créa toutes les plantes des champs avant qu’elles fussent sorties de la terre, et toutes les herbes de la campagne avant qu’elles eussent poussé. Car le Seigneur Dieu n’avait point encore fait pleuvoir sur la terre ; et il n’y avait point d’hommes pour la labourer.
v. 6. Mais il s’élevait de la terre 77 une fontaine qui en arrosait toute la surface.
L’origine du ciel et de la terre, c’est-à-dire de deux parties de l’homme, c’est Dieu ; et telle doit être sa fin qu’est son origine. Il faut qu’il rentre dans le même lieu d’où il est sorti. Et comme tout a été opéré par le Verbe dans notre création, et que rien n’a été fait sans lui, de même, dans le retour de l’homme à sa fin, il faut que tout s’opère par Jésus-Christ, et rien ne peut être fait sans lui. Il prend l’homme dès le commencement de la voie, et ne le laisse pas un moment qu’il ne l’ait conduit avec lui en Dieu, pourvu que l’on veuille bien s’abandonner à son aimable conduite.
C’est pourquoi le S. Esprit, qui fait son plaisir de nous instruire de toutes choses, nous assure que Dieu créa les plantes sans que l’homme eût travaillé à leur culture. Ces plantes sont les vertus qui croissent et germent dans l’âme (lorsqu’elle s’abandonne à Dieu) avant même qu’elle travaille à leur acquisition ; car le désir même d’acquérir la vertu est une vertu que Dieu met en l’âme par sa seule bonté ; et l’on n’est pas plutôt éclairé de la vraie lumière (qui est un fruit de la donation que fait l’homme de soi-même à son Dieu pour toutes ses volontés) que l’on connaît que c’est à Dieu seul à mettre dans l’âme toutes les vertus.
Quel est donc, me dira-t-on, le soin de l’âme ; et en quoi consiste sa fidélité, si ce n’est en l’acquisition des vertus ? C’est ici le secret, Chrétiens mes frères ; la fidélité de l’âme consiste à se soumettre incessamment à son Dieu, et, comme nous l’enseigne 78 St. Pierre, à nous humilier sous la main puissante de Dieu, qui peut seul opérer en nous toutes sortes de biens ; à remettre entre ses mains toutes nos inquiétudes, car il prend soin lui-même de nous ; à nous renoncer continuellement, afin d’ôter les oppositions de la nature à la grâce ; et en nous renonçant, nous résigner entièrement à toutes les volontés de Dieu, afin que par ce renoncement et par cette résignation nous donnions lieu à Dieu d’agir en nous dans une entière liberté. C’est là en quoi consiste le principal travail de l’homme avec la grâce ; mais pour l’ornement des vertus, c’est à Dieu à le faire, et il le fait infailliblement, pourvu que nous soyons fidèles à coopérer à sa grâce en ces deux points. Et afin que l’on ne croie pas que cette grâce nous manque, il est dit que Dieu a mis une fontaine, qui nous représente sa grâce, et qu’elle s’élève pour ainsi parler de la terre ; parce que cette grâce est proche de nous, toujours prête pour s’écouler dans nos cœurs. Il est ajouté que cela se faisait avant que Dieu eût fait pleuvoir sur la terre ; pour nous faire admirer le soin, que Dieu prend de notre intérieur lorsqu’il lui est bien soumis, et comment lorsque quelques moyens de perfection nous manquent par son ordre, il y supplée par d’autres ; ainsi qu’il faisait naître de l’eau de la terre pour arroser ses plantes, lorsqu’il n’en tombait pas du ciel.
v. 7. Le Seigneur Dieu forma donc l’homme du limon de la terre, et il souffla sur son visage, l’esprit de vie, et l’homme devint animé et vivant.
Comme l’Écriture nous a fait remarquer l’origine spirituelle de l’homme, qui est Dieu même, elle nous veut aussi faire voir son origine naturelle ; c’est pourquoi elle nous apprend de quelle matière il fut formé, afin qu’il voie ce qu’il est par sa nature. Tout ce qu’il a de bon est de Dieu et à Dieu ; tout ce qu’il a par lui-même n’est que vileté et bassesse. Cependant comme il y a deux états dans l’homme, l’un de sa création, dans l’ordre naturel, l’autre de sa régénération, dans l’ordre spirituel, il est certain qu’après que Dieu a formé l’homme intérieur de la boue, qui est l’état de sa propre abjection, où il est réduit dans la vileté et dans la bassesse du limon, qui est son origine, Dieu de cette boue crée un homme nouveau ; et alors il lui souffle son propre Esprit, et non un esprit particulier ; en sorte que ce n’est point un autre esprit que celui de Dieu qui l’anime et le meut ; mais cela ne s’opère que par l’anéantissement.
v. 8. Or le Seigneur Dieu avait planté dès le commencement un jardin délicieux, dans lequel il mit l’homme qu’il avait formé.
Dieu place d’abord l’homme dans le Paradis de délices. Ceci s’entend des douceurs de l’état passif de lumière, et d’amour, et de la présence de Dieu sensible, qui est le plus grand de tous les plaisirs qui se peuvent avoir en cette vie.
v. 9. Le Seigneur Dieu avait aussi produit de la terre toutes sortes d’arbres beaux à voir, et dont le fruit était doux à manger, et l’arbre de vie au milieu du Paradis, avec l’arbre de la science du bien et du mal.
10. De ce lieu de délices sortait un fleuve qui arrosait le Paradis, qui de là se divisait en quatre canaux.
Dans cet état passif tout fleurit dans l’âme, et les arbres de ses puissances se trouvent tous chargés de la pratique des vertus, sans que l’âme puisse connaître comment elles ont été produites dans la terre de son cœur. Ces fruits font délicieux ; car alors la pratique des vertus est très-agréable.
L’arbre de vie est au milieu ; cet arbre de vie est Dieu même, qui est la source de toute vie, et qui vivifie par l’Esprit de sa grâce le fond de l’homme qui a le bonheur de lui être uni, afin qu’il ne porte que des fruits de vie. L’arbre de la science du bien et du mal est Jésus-Christ, qui, étant la divine Sagesse, 79 fait, ainsi que dit le Prophète, rejeter le mal, et choisir le bien, et sait parfaitement discerner en quoi l’un et l’autre consiste. La plupart des hommes ignorent ce discernement, ils disent 80 que le mal est bien, et que le bien est mal ; ils donnent aux ténèbres le nom de lumière et à la lumière le nom de ténèbres. Leur tromperie vient de ce qu’ils se fient à leurs propres lumières, au lieu de demander à J. Christ la communication de sa sagesse. Cet arbre de la science du bien et du mal ne devait pas manquer dans le Paradis où l’homme devait vivre, puisque cette connaissance lui était absolument nécessaire pour se bien conduire ; mais il devait se contenter de ce que la Sagesse divine lui en avait communiqué, qui était plus que suffisant pour sa conduite, et ne pas porter son ambition jusqu’à vouloir pénétrer des secrets que Dieu lui avait voulu cacher, et dont la recherche curieuse et superbe ne servit qu’à l’aveugler.
Le fleuve qui arrose le Paradis de délices, qui est le parterre intérieur de notre âme, c’est la grâce, qui coule dans le cœur du juste ; et cette grâce se divise en quatre parties, soit parce qu’elle prend différents noms, selon ses différents effets, quoique ce soit toujours la même grâce dans sa source ; soit afin de se répandre sur toutes les facultés et actions de l’homme, ainsi que ces quatre rivières sortaient du lieu de délices pour arroser la terre. Ce qui nous marque, de plus, que la grâce nous a été méritée par Jésus-Christ, et que les grâces mêmes qui furent données à Adam depuis sa chute, lui furent accordées en vue de Jésus-Christ, et par le mérite de sa rédemption.
v. 11. L’un s’appelle Phison ; c’est celui qui coule tout autour de la terre de Hevilath, où il vient de l’or.
v. 12. Et l’or de cette terre-là est excellent ; c’est là aussi que se trouve le bdellion et la pierre d’onyx.
v. 13. Le second fleuve s’appelle Geon ; c’est celui qui fait divers tours dans tout le pays d’Éthiopie.
v. 14. Le troisième fleuve s’appelle Tigre, qui s’étend vers les Assyriens ; et l’Euphrate est le quatrième fleuve.
Le premier de ces fleuves est la première grâce qui nous est donnée par le moyen du baptême ; c’est là qu’il vient de l’or très-excellent, qui est la pure charité, laquelle nous y est communiquée ; le bdellion signifie l’espérance ; et la pierre d’onyx la foi. Or il est certain qu’avec cette première grâce qui nous est infuse au baptême, les trois vertus Théologales nous sont aussi infuses. Le second est un fleuve qui va tournoyant dans la terre de notre âme et de ses facultés, et c’est l’augmentation de la grâce, qui croît comme par divers tours, parce qu’elle s’augmente par degrés, jusqu’à ce qu’elle nous ait conduits à son terme. Le troisième désigne les grâces gratuites, qui sont données pour les autres ; ainsi que le Tigre se va répandre sur les Assyriens, c’est-à-dire sur des peuples entiers. Le quatrième nous marque la persévérance finale, qui conduit à la vie éternelle, et dont l’effet particulier est de nous ramener efficacement dans le lieu de notre origine ; comme étant une grâce non seulement sanctifiante, mais aussi de consommation.
v. 15. Le Seigneur Dieu prit donc l’homme, et le mit dans le Paradis de délices, afin qu’il le cultivât, qu’il le gardât.
v. 16. Et il lui fit ce commandement, disant : Mangez des fruits de tous les arbres du Paradis.
v. 17. Mais ne mangez pas de celui de l’arbre de la science du bien et du mal. Car au même jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort.
Après que Dieu a mis l’homme dans ce Paradis de délices, qui est le centre de son âme, et qu’il lui a donné sa grâce avec surabondance, et une grâce qui le garde par tous les endroits, en sorte qu’il ne peut déchoir sans une infidélité notable ; après, dis-je, l’avoir comblé de si grands dons, il veut qu’il garde et cultive le Paradis. C’est en quoi consiste la fidélité de l’âme, à garder et cultiver ce que Dieu lui a confié.
Quel est cette garde, mes chers frères ? Apprenons-le de Jésus-Christ : 81 Veillez, dit-il, et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation ; car l’esprit est prompt, mais la chair est faible. Il faut donc garder cette terre en veillant, et en veillant à Dieu continuellement ; car c’est cette sorte de veille que Dieu veut de nous, afin qu’elle soit toujours soutenue de la prière, comme le disait David : 82 Je veillerai à vous, mon Dieu, dès le point du jour ; c’est en vain que nous veillons à la garde de notre ville, si le Seigneur ne la garde lui-même. Mais, dira-t-on, si je ne veille pas sur moi et que, me négligeant moi-même, je me contente de veiller à Dieu seul, je serai surpris de mes ennemis. C’est tout le contraire ; car sitôt que nous nous oublions de nous-mêmes pour ne penser qu’à Dieu, l’amour qu’il nous porte lui fait prendre plus de soin de nous ; parce qu’il ne se laisse jamais vaincre en amour, quoiqu’il se laisse vaincre par l’amour. Ne sommes-nous pas bien mieux gardés par le fort et puissant protecteur que par nous-mêmes ? Quelque soin que nous prenions de veiller sur nous, il est certain qu’un plus puissant que nous nous désarmera et s’emparera des mêmes choses que nous gardions avec tant de soin. Mais si nous mettons toutes nos affaires entre les mains de Dieu, ne pourrons-nous pas dire avec une extrême confiance, comme un autre S. Michel ; qui est aussi fort que Dieu ?
Dieu veut encore que nous cultivions ce paradis délicieux de notre intérieur. Et quelle est cette culture ? Notre divin Maître nous l’enseignera : 83 Renoncez, dit-il, à vous-mêmes, et portez tous les jours votre croix. Se renoncer incessamment dans tout ce que la nature pourrait désirer d’opposé à Dieu et se résigner continuellement à mesure que l’on se renonce, afin de porter avec égalité les diverses croix, peines et contrariétés que Dieu permet nous arriver, c’est le travail de l’homme qui, aidé des eaux abondantes de la grâce, qui ne lui manquent jamais, demeure dans l’ordre de la volonté de Dieu, et arrive de cette sorte à sa fin.
Dieu permet à l’homme de goûter de toutes ces délices représentées par les fruits, c’est-à-dire de toutes les vertus ; mais il lui défend celui de la science du bien et du mal, qui est l’usurpation de notre propre conduite au préjudice du règne de Jésus-Christ sur nous. Si vous en goûtez, dit-il, vous mourrez ; c’est que par là on s’empare de ce qui n’appartient qu’à Dieu, et on se l’attribue, regardant comme un fruit de ses soins ce qui vient de la pure bonté de Dieu. Et comme tout arbre qui n’est pas enté en Jésus-Christ ne peut porter de bon fruit ; aussi tout bon fruit vient nécessairement de Jésus-Christ, dans lequel nous sommes entés, afin qu’il rapporte lui-même du fruit en nous ; or celui qui veut se conduire soi-même, et qui se soustrait au domaine de Jésus-Christ, s’attribuant par sa réflexion le bien que Dieu fait en lui par Jésus-Christ Notre Seigneur, y prend de la complaisance ; et c’est par là qu’en cet état de grâce, si merveilleux, l’on donne entrée au péché, la curiosité et la vue propre dans les biens de Dieu lui donnant la mort.
Quoiqu’il soit dit : Le jour même que vous en mangerez, vous mourrez, l’âme ne meurt pas pour cela le jour même qu’elle commet cette usurpation (j’entends ici non la mort du péché, mais l’état de mort mystique), elle ne meurt pas, dis-je, dès ce jour ; elle serait trop heureuse ; mais elle est condamnée à mourir ; et c’est dès lors que commence son supplice ; comme Adam ne mourut pas aussitôt qu’il eût péché ; mais il fut dès ce moment destiné à la mort, dans le travail de laquelle il entra d’abord. Il est dit dans le texte : Vous mourrez de mort ; cela veut dire que Dieu ne se contente pas d’une demi-mort, ni de mille morts ou mortifications ; mais il faut qu’une mort réelle et véritable s’ensuive ; sans quoi il n’y a point de vraie mort, mais seulement une image de mort.
v. 18. Le Seigneur Dieu dit aussi : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide semblable à lui.
Ceci se peut entendre de la nature humaine que Dieu a voulu unir à la divine en Jésus-Christ par la personne du Verbe son Fils. Car un Dieu ne pouvant pas souffrir ni satisfaire, et l’homme étant trop faible pour mériter avec justice la rédemption d’un monde, la nature humaine a été donnée comme pour aide à la divine, afin d’opérer très-parfaitement la rédemption du genre humain pour l’Homme-Dieu. C’est aussi la figure de l’union de Jésus-Christ avec son Église, qui comme une Mère féconde, devait lui donner une infinité d’enfants comme le fruit de son sang, et, ainsi qu’une Épouse fidèle, devait contribuer avec lui à leur sanctification et à leur salut.
C’est de plus le symbole de l’union de grâce que Dieu fait de certaines personnes dès cette vie pour la perpétuer dans le ciel, les rendant compagnons de sort, de travaux, et de croix, et les faisant agir de concert, et avec uniformité de grâce, tant pour leur perfection, que pour le salut de plusieurs.
v. 19. Car le Seigneur Dieu ayant formé de la terre tous les animaux de la campagne, et les oiseaux du ciel, il les amena devant Adam, afin qu’il vît comment il les appellerait. Et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son véritable nom.
v. 20. Il appela tous les animaux de leurs propres noms, tant les oiseaux du ciel que les bêtes de la terre. Mais il ne se trouva point d’aide pour Adam qui fût semblable à lui.
v. 21. Le Seigneur Dieu envoya donc à Adam un profond sommeil ; et pendant qu’il dormait, il tira une de ses côtes et mit de la chair en la place.
Le pouvoir d’Adam sur tous les animaux dans l’état d’innocence est une preuve de la soumission de toutes les créatures à l’homme et de celle de l’homme à son Dieu, comme leur révolte est aussi une marque de la sienne. Dieu amène tous les animaux à Adam, afin qu’il leur donne un nom convenable à leur nature, pour montrer qu’il le rendait Roi des animaux aussi bien que de ses puissances, de ses sens, et de ses passions, à quoi l’homme innocent commandait absolument ; mais l’homme criminel, étant assujetti à ses passions, l’est aussi à tout le reste. Adam étant la figure de Jésus-Christ, c’était à lui en Adam que les animaux qui représentent la partie animale de l’homme, et ses différentes passions, devaient être assujettis ; et le nom si convenable qu’il leur donne, est le témoignage assuré qu’il n’y a que Jésus-Christ seul qui puisse s’assujettir les passions de l’homme, révoltées par le péché ; ainsi que les oiseaux du ciel désignent les plus nobles parties de l’âme, ses puissances, et tout ce qui en dépend ; tout cela n’ayant pu être rétabli dans l’ordre de sa création que par la grâce du Rédempteur.
L’Écriture ajoute que quoiqu’Adam, figure de Jésus-Christ, eut donné des noms si propres aux animaux et qu’ils lui fussent tous assujettis comme à leur Roi, tant les oiseaux du ciel, que les bêtes de la terre, cependant il n’avait point d’aide qui fût semblable à lui. Ceci s’explique de J. Christ en deux manières ; l’une est qu’encore que tout eut été fait par lui comme Verbe, et que rien n’eût été fait sans lui, néanmoins ce divin Verbe n’avait point d’aide qui lui fût semblable ; parce que quoiqu’il fût l’image de son Père, et la source et l’origine de toutes les créatures, il n’avait étendu son image que dans la création de l’homme ; et cette image, après sa corruption, ne lui ressemblait plus. Et même quoique la nature humaine dans le temps de l’innocence d’Adam fût une image vivante du Verbe, il est certain qu’elle n’était point dans la perfection qu’elle fut en Jésus-Christ. Dieu donc disant : Faisons-lui une aide semblable à lui, avait en vue l’union hypostatique du Verbe et de la nature humaine, qui était une aide semblable à lui ; mais aide si propre qu’ils devaient travailler ensemble au salut du genre humain, qui ne pouvait être opéré sans leur union, laquelle était le plus grand de tous les ouvrages de Dieu. Cette aide lui fut rendue si fort semblable, que de deux natures aussi différentes en elles-mêmes, comme étaient la nature divine et la nature humaine, il n’en fut fait qu’une seule personne en Jésus-Christ.
L’autre manière de l’expliquer est de Jésus-Christ et de son Église. Avant la naissance de l’Église, il ne se trouvait point d’aide semblable à Jésus-Christ ; mais après que l’Église fut formée, ce fut pour Jésus-Christ une aide véritable, et telle qu’elle travaille avec lui au salut des hommes, n’ayant avec lui qu’une seule et unique volonté. Pouvait-elle lui être plus semblable, cette aide toute sainte, que d’être 84 glorieuse, sans tache, sans ride, et sans aucun défaut ?
Mais de quelle manière cette aide fut-elle formée ? Dieu envoya un sommeil au nouvel Adam. Ce sommeil lui vint sur le lit de la croix ; c’est là que de son côté ouvert il sortit une fille et une Épouse dont la beauté était si parfaite qu’elle n’avait rien d’indigne de celui qui était son Père, comme il devait être son Époux. L’union de Jésus-Christ et de son Église est si étroite, pour travailler d’un commun accord et dans un seul et même Esprit et unique volonté au salut des hommes, que qui n’est pas à l’Église ne peut appartenir à Jésus-Christ, et que nul ne peut appartenir à Jésus-Christ qu’il ne soit enfant de son Église. Par le lien de ce mariage, autant unique que légitime, nul n’est vrai fils de l’Église, s’il n’est enfant de Jésus-Christ ; et nul n’est conçu de Jésus-Christ qu’il ne doive être enfanté par son Église.
Or comme Jésus-Christ était dans les idées de Dieu dès la création du monde, et que toutes les grâces qui s’accordaient aux hommes depuis qu’ils eurent besoin d’un Rédempteur leur étaient données en vue de ses mérites ; l’Église de même lui fut dès lors associée pour la régénération d’autant d’enfants qu’il en devait naître du sang du Sauveur, qui dans ce sens 85 fut répandu dès le commencement du monde et pour la sanctification de tous les élus que Dieu le Père avait donnés à son Fils pour le prix de sa mort.
v. 22. Et le Seigneur Dieu forma la femme de la côte qu’il avait tirée d’Adam, l’amena à Adam.
v. 23. Et Adam dit : Voilà maintenant l’os de mes os, et la chair de ma chair. Elle s’appellera tirée de l’homme, parce que c’est de l’homme qu’elle a été prise.
v. 24. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans la même chair.
v. 25. Or Adam et sa femme étaient alors tous deux nus, et ils ne rougissaient point.
Ce fut du côté de Jésus-Christ, ouvert sur la croix, et du sang et de l’eau qui en sortirent, que l’Église fut tirée. Cette union d’Adam et d’Ève fut aussi la figure du mariage mystique de l’âme avec Jésus-Christ ; c’est dans les douleurs du Calvaire et non dans les douceurs du Thabor qu’il se fait ; et l’union de l’âme avec son Époux céleste devient si étroite que c’est alors que Jésus-Christ dit : C’est la chair de ma chair et l’os de mes os. Car elle devient tellement un même esprit avec le Verbe, qu’elle ne trouve plus en elle que le Verbe ; et comme elle est sortie de lui, elle se trouve unie à lui sans milieu, et elle se voit avoir pour Époux celui qu’elle avait pour Père. Cette union de l’âme avec Jésus-Christ devient si intime que, quoiqu’elle s’opère dans des croix et douleurs extrêmes, cependant loin que ces peines rompent cette union, elles la serrent encore davantage.
Il est ajouté que Dieu donna cette femme à Adam ; ce qui fait voir que cette union spirituelle ne peut jamais être opérée par la créature, étant un ouvrage de Dieu seul, et non de la volonté de l’homme, qu’il n’y a point d’autre part que celle de l’acceptation et de la fidélité à suivre en tout les mouvements divins.
Que doit donc faire l’âme fidèle pour correspondre à ce que son Époux a fait pour elle, et pour jouir des délices ineffables des noces de l’Agneau ? Il faut qu’elle quitte son père et sa mère, sans quoi le mariage spirituel ne sera jamais consommé en elle. Quel est ce père et cette mère, sinon le vieil Adam et la nature corrompue, qu’il faut quitter absolument ? C’est en se quittant soi-même par le renoncement, qui opère la mort totale, que l’on parvient aux noces de l’Agneau ; et l’on n’y arrivera jamais par une autre voie. Ceux qui sont tout pleins d’eux-mêmes et qui croient être parvenus à ce mariage spirituel et divin, sont infiniment trompés. Et si Jésus-Christ a été obligé de quitter le sein de son Père pour épouser notre nature, croyons-nous le pouvoir épouser sans nous quitter nous-mêmes ? Non, cela ne sera jamais.
Il est encore ajouté qu’ils étaient tous deux nus, savoir Adam et sa femme, et qu’ils n’avaient point de honte ; ce qui marque le dénuement parfait de toute propre volonté, de toute vue propre, de tout propre retour, et de tout bien propre, ce qui est l’état d’une âme qui s’est entièrement quittée soi-même. Ces âmes vivent dans un si grand oubli d’elles-mêmes qu’elles n’ont point de honte de leur nudité spirituelle, c’est-à-dire de l’extrême pauvreté d’esprit et de la profonde abjection où elles sont réduites, ne la pouvant voir ni y penser, à cause de leur absorbement et perte en Dieu, qui est un état de transformation, qui peut bien s’appeler un vrai état d’innocence.
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v. 4. Le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point.
v. 5. Mais Dieu fait qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux feront ouverts, et ainsi que des Dieux vous connaîtrez le bien et le mal.
v. 6. La femme donc considéra que le fruit de cet arbre était bon à manger ; qu’il était beau et agréable à la vue. Et, en ayant pris, en mangea ; et en donna à son mari qui en mangea comme elle.
L’AMOUR propre, sous la figure du serpent, veut faire voir à l’âme l’avantage qu’il y aurait d’aller à Dieu par une autre voie que celle de l’abandon aveugle à la conduite de Dieu sans retour sur soi-même ; et que s’ils se soustrayaient à l’obéissance de Dieu et à l’abandon total (où ils sont dans un entier délaissement par la perte de leur volonté en Dieu), ils connaîtraient toutes choses, seraient assurés de leurs voies, et ne mourraient point. La partie inférieure, représentée par la femme, considère ce fruit de science et de connaissance, qui lui paraît bien plus beau que cette innocence ignorante où la tient la grandeur de sa grâce ; elle le présente à son mari, qui marque la partie supérieure ; il l’accepte, il en goûte ; et par là même il retire sa volonté de celle de Dieu, se soustrait à sa domination, sort de son abandon aveugle, et pèche véritablement.
v. 7. Alors les yeux des deux furent ouverts ; et reconnaissant qu’ils étaient nus, ils entrelacèrent des feuilles de figuier pour s’en couvrir.
Les yeux des deux parties furent ouverts par le péché ; ces pauvres abusés tombèrent dans la confusion, et virent qu’ils étaient nus ; car ayant perdu leur innocence, qui leur servait de vêtement, et n’ayant nul bien propre, puisque tout le bien qui était en eux appartenait à Dieu, il ne leur resta qu’une honteuse nudité, qu’ils tâchèrent de couvrir, ne pouvant pas la supporter eux-mêmes, et craignant de paraître devant Dieu.
v. 8. Ils se retirèrent entre les arbres du Paradis pour se cacher de devant la face de Dieu.
v. 9. Le Seigneur Dieu appela Adam, et lui dit : Où êtes-vous ?
Ils sont en cela deux fautes notables ; la première, c’est qu’après leur chute ils s’éloignent encore plus de Dieu, parce qu’ils ont honte d’eux-mêmes ; la seconde est qu’ils ont recours à l’artifice pour se couvrir, et croient bien cacher leur nudité par leur industrie, qui ne consiste qu’en de faibles actions de vertus, semblables à des feuilles. S’éloigner de Dieu après la chute est sortir de la voie d’abandon pour se reprendre et se remettre sous la conduite humaine. Mais Dieu, dont la bonté est infinie, les va chercher, les rappelle de leur égarement, leur demande où ils sont, et ce qu’ils sont devenus.
v. 10. Lequel lui répondit : J’ai ouï votre voix dans le Paradis, et ayant eu peur parce que j’étais nu, je me suis caché.
Il craint de paraître devant Dieu, parce qu’il est nu. C’est la fausse humilité de ceux qui se retirent de l’abandon après leur chute, sous prétexte qu’ils ne sont pas dignes d’y demeurer, ni de plus traiter si familièrement avec Dieu.
v. 11. Le Seigneur lui repartit : Comment avez-vous appris que vous étiez nu, sinon parce que vous avez mangé du fruit de l’arbre que je vous avais défendu de manger ?
Dieu instruit admirablement ces deux parties, leur faisant voir que leur honteuse nudité ne vient que de leur désobéissance et de ce qu’elles ont voulu pénétrer sa conduite, dont la connaissance est réservée à lui seul. C’est pourquoi le Serpent leur promit que lorsqu’ils auraient cette connaissance ils seraient semblables à Dieu. Vouloir connaître où Dieu nous conduit et le secret de ses desseins sur nous, c’est anticiper sur ses droits et lui faire une injure ; au contraire, s’abandonner à lui à l’aveugle est le plus assuré témoignage de l’amour et la véritable adoration qui rend à Dieu ce qui lui est dû.
v. 17. Dieu dit à Adam : Parce que vous avez écouté la voix de votre femme et que vous avez mangé du fruit que je vous avais défendu de manger, la terre sera maudite dans votre œuvre ; vous n’en retirerez votre nourriture tous les jours de votre vie qu’à force de travail.
v. 18. Elle vous produira des ronces et des épines, et vous vous nourrirez de l’herbe de la terre.
Voilà le châtiment de la partie supérieure pour avoir suivi la tentation de l’inférieure et de l’amour propre. Ces prévaricateurs sont condamnés à travailler avec beaucoup de peine et très-peu de fruit, la terre étant maudite dans leur œuvre ; c’est-à-dire que ce beau champ intérieur, qui, étant cultivé par les mains de Dieu même, rendait des fruits infinis, ne produit presque plus que des épines, dès qu’il est tombé entre les mains d’Adam.
v. 19. Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage, jusqu’à ce que vous retourniez en la terre de laquelle vous avez été tirés. Car vous êtes poudre, et vous retournerez en poudre.
Dieu condamne ces deux parties, ou ces deux âmes, à beaucoup de travaux et de peines, jusqu’à ce que par l’anéantissement total, qui s’opère par la mort, la pourriture et la poussière, elles soient retournées comme dans l’état du néant, où elles étaient lorsque Dieu les créa ; alors Dieu en sera de nouvelles créatures.
v. 22. Dieu dit : Voilà Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. Prenons garde qu’il ne porte pas sa main à l’arbre de vie, de peur que, prenant de son fruit, il n’en mange et qu’il ne vive éternellement.
Ce passage marque admirablement comme cette connaissance du bien et du mal, qui est celle des œuvres de Dieu en nous, conserve la vie propre de l’âme, et empêche sa mort intérieure ; c’est pourquoi Dieu chasse Adam du lieu de délices ; afin qu’il n’étende plus sa main sur cet arbre, et qu’il ne lui reste plus nulle connaissance qui entretienne sa vie et empêche sa mort ; car le remède à son mal ne se peut plus trouver que dans sa mort, par laquelle perdant sa vie propre et infectée, il rentre dans la vie divine qui lui avait été communiquée par la justice originelle. S’il ne mourait à soi-même, il ne pourrait pas revivre en Dieu. C’est l’effet d’une fausse humilité que le trouble et l’inquiétude après la chute ; et cela se termine souvent au désespoir. Où l’on se chagrine et tourmente si fort après quelque faute, il faut qu’il y ait beaucoup d’orgueil et d’amour propre ; comme au contraire, c’est le fruit d’une vraie humilité que de demeurer paisible et tranquille dans son abjection étant tombé dans quelque manquement, même de conséquence, s’abandonnant doucement à Dieu pour en être relevé par sa miséricorde, et se soumettant par un grand sacrifice à tous les usages qu’il lui plaira d’en faire.
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v. 13. Caïn dit au Seigneur : Mon iniquité est trop grande pour m’être pardonnée.
v. 14. Vous me chassez aujourd’hui de dessus la terre, et je me cacherai de devant votre face. Je serai fugitif vagabond dans tout le monde. Quiconque donc me trouvera, me tuera.
QU’EST-CE que fuir de devant Dieu, sinon se tirer de l’abandon, errer comme fugitif dans toutes les voies humaines, et s’égarer sur la terre dans les sentiers de la vanité, après avoir quitté la suprême vérité, qui est Dieu seul, et l’attachement infaillible par lequel on tenait à lui dans l’abandon total ? Vraiment quiconque s’écarte ainsi du protecteur tout puissant est exposé à tous moments à la fureur de ses ennemis.
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v. 2. Les enfants de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour leurs femmes celles d’entre elles qui leur avaient plu.
v. 3. Et Dieu dit : Mon Esprit ne demeurera plus jamais avec l’homme, parce qu’il est chair ; et son temps ne sera plus que de six vingt ans.
LES enfants de Dieu sont les productions de sa grâce dans les âmes, productions qui sont toutes pures entre ses mains ; mais qui ne sont pas plutôt dans l’homme qu’elles sont altérées par le mélange de la créature, qui veut témérairement allier les productions de la nature avec celles de la grâce ; et afin d’en mieux venir à bout, elle cherche dans la nature ce qui lui plaît le plus ; et en l’attribuant à la grâce, elle donne à la nature ce qui appartient à la grâce, et à la grâce ce qui est de la nature. Dieu, irrité de l’abus qui se fait de ses grâces, les retire, et assure que son Esprit ne demeurera plus avec l’homme, parce qu’il est tout charnel et terrestre ; ce qui fait qu’il lui arrache tout ce qui était à lui ; et ne restant plus rien à la créature que les opérations de la nature, elle se trouve si hideuse qu’elle commence à se haïr bien fortement ; et elle désespérerait entièrement de jamais avoir l’Esprit de Dieu s’il ne lui était donné une lumière qui lui assure que nous pouvons sortir de nous-mêmes pour entrer en Dieu ; puisqu’il y a un temps pour l’homme, c’est-à-dire un temps que Dieu abrège même, auquel l’homme est laissé à lui-même, enfin auquel l’homme est homme, ce qui est bien exprimé par ces paroles : Le temps de l’homme ne fera plus que de six-vingts-ans, comme voulant dire ; J’ai donné des bornes à la corruption de l’homme. Cette promesse porte celui qui veut être fidèle à son Dieu à se rendre le plus promptement qu’il peut quitte de lui-même par le renoncement continuel ; et c’est ce qui fait toute la confiance de l’homme après le péché que cet espoir de pouvoir un jour se quitter soi-même par un parfait renoncement.
v. 4. En ce temps-là il y avait des géants sur la terre. Car les enfants de Dieu ayant épousé les filles des hommes, les enfants qui en sortirent furent les plus puissants du siècle, et des hommes fameux.
Les géants et les monstres de l’orgueil ne viennent que de l’alliance de l’humain et du divin. Tous les grands hommes fameux dans les siècles ont été ceux qui ont fait triompher la prudence de la chair, cachée sous un peu de spiritualité. Ô épouvantable monstre ! Vous verrez des personnes enflées et élevées comme des géants par l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, à cause de quelques talents naturels accompagnés de quelques maximes spirituelles ; et qui cependant sont tous enfoncés dans la nature et dans l’estime secrète de leur conduite. Ce sont pourtant là les hommes extraordinaires et de la grande vogue. Mais pour ceux qui, à force de se renoncer eux-mêmes, se sont entièrement anéantis, pour ceux-là, dis-je, ils sont inconnus ; ils ne se distinguent pas même d’avec les autres hommes. Et comment se distingueraient-ils parmi ces géants, puisqu’ils sont si petits qu’ils ne paraissent auprès d’eux que comme des fourmis, que ceux-là foulent aux pieds avec mépris, et qu’ils ne regardant souvent que comme des choses inutiles sur la terre ? Mais, ô Dieu, vous qui 86 résistez aux superbes et donnez votre grâce aux humbles, vous la répandez avec abondance dans ces petites vallées qui sont propres à la contenir, pendant que ces montagnes pompeuses et superbes n’en peuvent recevoir une goutte sans la laisser écouler sur ces petits, qui s’en reconnaissent d’autant plus indignes que plus ils s’en trouvent comblés.
v. 5. Mais Dieu voyant que la malice des hommes était extrême sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur étaient en tout temps appliquées au mal.
v. 6. Il se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre ; et étant touché de douleur jusques au fond du cœur.
v. 7. Il dit : J’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé ; depuis l’homme jusques aux animaux, depuis les reptiles jusques aux oiseaux du ciel ; car je me repens de les avoir faits.
L’expression de l’Écriture est admirable. Dieu peut-il se repentir ni être susceptible de douleur ? C’est pour exprimer combien Dieu a en horreur l’abus que l’on fait de ses grâces, et combien le mélange de la chair avec l’esprit lui déplaît. Dieu a un désir extrême de communiquer ses grâces aux hommes ; il a les mains toujours pleines afin de les en combler ; elles sont, comme dit l’Épouse 87, toutes d’or, façonnées au tour, et pleines d’hyacinthes ; marquant par-là que l’excès de sa charité lui fait distribuer ses grâces avec tant de profusion qu’il ne peut les retenir. Mais autant que sa libéralité est grande en faveur des hommes, autant l’abus qu’ils font de ses faveurs l’outrage jusques-là qu’il en est touché jusques au fond du cœur. Et pourquoi ? Parce qu’il 88 porte tous les hommes dans le fond de son cœur, ainsi qu’il le dit : de sorte que l’ingratitude de l’homme et l’abus de ses grâces est ce qui l’offense le plus. Que fait donc Dieu ? Il arrache à cet homme tout ce qu’il lui avait donné ; et du même bras dont il l’avait gratifié, il prend le glaive vengeur pour exterminer en l’homme même tout ce qu’il y avait opéré. Ô homme ingrat, c’est ton orgueil et ta propriété qui fait d’un Dieu créateur un Dieu vengeur, et qui l’oblige à ne laisser rien en toi qu’il ne détruise, depuis les plus grandes choses jusques aux plus petites !
v. 8. Mais Noé trouva grâce devant le Seigneur.
v. 9. Noé fut un homme juste et parfait entre tous ceux de son temps ; il marcha avec Dieu.
Parmi un monde tout entier il se trouve un seul homme simple et petit, qui trouva grâce devant Dieu. Et pourquoi trouva-t-il grâce devant Dieu ? L’Écriture en donne la raison en peu de mots ; c’est qu’il fut juste ; et cette justice l’empêcha de rien ravir à Dieu de ce qui lui appartenait, et d’être coupable des crimes des autres hommes, qui furent criminels en ce qu’ils furent injustes, dérobant à Dieu ce qui est à lui pour en faire un misérable mélange avec la nature et la corruption.
Il dit encore de Noé qu’il était parfait, entre tous les hommes de son siècle. Et d’où venait cette perfection ? C’est qu’il marcha toujours avec Dieu ; il s’abandonna à lui en suivant sa conduite, demeurant attaché à ses voies, et rempli de sa présence. C’est ce qui fit la perfection de Noé, et qui serait celle de tous les Chrétiens s’ils voulaient bien marcher de cette sorte. Mais l’opposé de cela, qui est l’oubli de Dieu et la passion de se conduire soi-même dans sa propre volonté, fait tous les maux ; et c’est la cause de la perte des hommes.
v. 13. Dieu dit à Noé : Je m’en vais faire périr tous les hommes. Ils ont rempli toute la terre d’iniquité, et je les exterminerai avec la terre.
Comme l’homme pèche sur la terre, c’est-à-dire qu’il abuse du corps terrestre qui lui avait été donné, le faisant servir au péché, au lieu de l’assujettir à l’esprit, Dieu punit l’homme avec la terre, se servant du corps même pour son propre châtiment, et punissant souvent le péché par le péché même ; ce qui arrive lorsque Dieu, par un juste arrêt, livre l’homme à lui-même et le laisse en proie à ses passions ; ainsi qu’il est dit dans un Psaume 89 ; je les ai abandonnés aux désirs de leurs cœurs, ils suivront l’égarement de leurs pensées.
v. 22. Noé donc accomplit tout ce que Dieu lui avait commandé.
Avant que d’être reçu dans l’arche du salut, qui est Dieu même, il faut avoir accompli tous ses commandements, et avoir obéi à toutes ses volontés ; non-seulement quant aux actions extérieures, mais aussi quant à la pureté intérieure, qui ne se peut acquérir que par l’observation de la loi d’esprit et de vie.
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v. I. Le Seigneur dit à Noé : Entrez dans l’arche, vous et toute votre maison ; parce que je vous ai trouvé juste devant moi entre tous ceux qui vivent aujourd’hui sur la terre.
DANS tout un monde il se trouve un seul homme juste, digne d’entrer dans l’arche, qui est Dieu même. Cependant il y a parmi nous tant de gens qui croient être en Dieu. Il faut être juste pour y entrer, c’est-à-dire n’avoir rien usurpé de Dieu, ou lui avoir restitué toutes les usurpations que l’on lui avait faites, laissant Dieu en lui-même et tout ce qui lui appartient pour demeurer dans notre néant. C’est là la justice qu’il faut avoir pour être reçu en Dieu par une très-intime union.
v. 12. La pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits.
v. 20. L’eau s’éleva de quinze coudées plus haut que le sommet des montagnes, qu’elle avait gagnées.
v. 21. Toute chair qui se remuait sur la terre en fut consumée ; les oiseaux, les animaux, toutes les bêtes et tous les reptiles qui rampent sur la terre, et tous les hommes.
v. 22. Et tout ce qui a vie, et qui respire sur la terre, mourut.
v. 23. Il ne demeura que Noé seul et ceux qui étaient avec lui dans l’arche.
C’est ici une belle figure de ce qui se passe dans l’état intérieur, où il faut que tout l’humain et le naturel, quel qu’il soit, soit entièrement submergé et noyé dans les eaux de l’amertume et de la douleur, afin que Noé, qui représente ici le fonds de l’âme, reste seul sauvé, et qu’il passe en Dieu même. Mais il faut que ces eaux s’élèvent au-dessus des plus hautes montagnes, c’est-à-dire que les puissances mêmes de l’âme en soient submergées. Mais si cet état est douloureux et affligeant pour celui qui l’éprouve, il doit se consoler d’une chose, qui est que le péché se noie avec le pécheur, et qu’il ne reste plus que le juste tout seul, qui n’est autre que l’homme excellemment justifié par sa perte et son anéantissement.
Le Déluge marque encore les passions et le tumulte du siècle. Tous y sont submergés, à la réserve de ceux qui sont en Dieu comme dans une arche, où ils vivent en assurance. Il y en a peu de ceux-ci, quoiqu’il y en ait de toutes espèces, c’est-à-dire de tout sexe, de tous âges et de toutes conditions.
L’on sait que l’arche est aussi la figure de l’Église.
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v. 1. Mais Dieu s’étant souvenu de Noé, de toutes les bêtes et de tous les animaux domestiques qui étaient dans l’arche avec lui, il fit souffler le vent sur la terre, et les eaux commencèrent à diminuer.
v. 2. Les sources de l’abîme et les cataractes du ciel furent fermés ; les pluies qui tombaient du ciel furent arrêtées.
v. 3. Et les eaux coulant sur la terre de côté et d’autre commencèrent à diminuer après cent cinquante jours.
v. 4. Le vingt-septième jour du septième mois, l’arche se reposa sur les montagnes d’Arménie.
DIEU se souvient de ce fonds et centre de l’âme, qu’il avait conservé seul, inconnu, parmi une si étrange inondation. D’où vient que l’Écriture ne fait ici mention que de Noé et des bêtes, et qu’elle ne parle point de sa famille ? C’est que toute sa famille était renfermée en Noé, et que tout se trouve sauvé en lui ; de même les plus nobles productions de l’âme se trouvent sauvées par le moyen du centre. Dieu, perdant le centre de l’âme en lui, y perd aussi toutes ses opérations et ses facultés, qui semblent comme interdites et absorbées, en sorte qu’elles perdent leurs fonctions ; mais c’est pour les sauver que Dieu les perd de la sorte, et il ne les sauve qu’en faveur de l’âme ; c’est pourquoi il n’en est point fait de distinction.
Dieu se souvient aussi de toutes les bêtes, c’est-à-dire de tout ce qui appartient à la partie inférieure, afin de la retirer de l’oppression et du naufrage.
C’est alors que ce débordement des eaux s’arrête ; ce n’est pas alors l’inondation des eaux de la grâce ; ce sont les eaux de colère et d’indignation et les torrents de la vengeance qui sont débordés. Mais, ô bontés de mon Dieu ! vous ne voulez perdre que le criminel ; vous ne voulez que l’extinction du péché dans la source et dans toutes ses parties ; et vous ne le noyez de la sorte que pour conserver le juste dans la véritable justice ; c’est cette belle portion de la Divinité, répandue dans l’âme presque défigurée par la nature corrompue et par le péché qui l’environnait. Le déluge n’est que pour noyer cette nature corrompue en ce qu’elle a de mauvais ; mais Dieu sauve ce qu’elle a de bon, et qui vient immédiatement de lui, représenté par les bêtes sauvées dans l’arche.
Mais comment Dieu arrête-t-il ce déluge, et de quels moyens doit-il se servir pour cela ? C’est qu’il envoie un souffle vivant et vivifiant de son Esprit, qui dessèche les eaux de l’iniquité, et qui redonne la vie à toutes choses, suivant ce beau 90 passage : Vous envoyerez, Seigneur, votre Esprit, et elles seront créées de nouveau ; et vous renouvellerez la face de la terre.
Lorsque ce vent de salut vient souffler sur l’âme, il l’agite d’abord d’une telle sorte qu’elle ne peut point discerner s’il souffle pour son salut ou pour sa perte ; quand tout-à-coup elle est étonnée de voir que l’arche se repose sur les montagnes d’Arménie ; c’est-à-dire que la paix et la tranquillité commencent à paraître sur la pointe et sur la partie suprême de l’Esprit, où Dieu se découvre par un petit rayon de sa Majesté, qui fait comprendre à cette âme que sa perte n’est pas sans ressource et qu’il y a quelque espoir de salut pour elle.
v. 6. Quarante jours après, Noé, ouvrant la fenêtre de l’arche qu’il avait faite, laissa aller le corbeau.
v. 7. Qui sortit et ne revint plus, jusqu’à ce que les eaux fussent séchées sur la terre.
Le corbeau désigne l’âme propriétaire et pleine de propres volontés, qui s’arrête à tout ce qu’elle rencontre ; tout est pour elle un repos, mais un repos trompeur, parce qu’elle y trouve aussitôt de l’instabilité.
v. 8. Il envoya aussi la colombe après le corbeau, pour voir si les eaux avaient cessé de couvrir la terre.
v. 9. Laquelle ne trouvant point où asseoir son pied, parce que la terre était toute couverte d’eaux, retourna à lui en l’arche ; et Noé, étendant la main, la prit et la remit dans l’arche.
Mais la colombe représente l’âme abandonnée et déjà abîmée et transformée en Dieu, laquelle sort de Dieu pour agir au dehors, si telle est sa volonté ; je veux dire qu’elle sort de son repos mystique lorsque Noé, qui en cet endroit représente Dieu, la met dehors pour le bien du prochain ; toutefois comme il n’y a rien pour elle sur la terre, elle n’y trouve aucun lieu où elle puisse reposer son pied, c’est-à-dire sur quoi elle puisse s’appuyer ; c’est pourquoi, sans s’arrêter à rien, elle revient dans le repos mystique, où le divin Noé, lui tendant la main, la reçoit en lui. Ceci représente l’état anéanti, où l’âme ne trouve plus rien pour elle sur la terre.
v. 10. Ayant attendu encore sept autres jours, il envoya une autre fois la colombe hors de l’arche.
Sept jours après, qui représentent les années de l’anéantissement parfait, elle est remise hors de l’arche ; et alors elle trouve partout son repos, comme dans l’arche même, tout le monde lui étant devenu Dieu ; alors elle s’arrête partout sans s’arrêter en aucun lieu ; et c’est ici la vie Apostolique.
v. 11. Elle revint à lui sur le soir, portant en son bec un rameau d’olivier, dont les feuilles étaient toutes vertes. Noé donc reconnut que les eaux s’étaient retirées de dessus la terre.
Elle porte partout le signe de la paix, mais sans en rien retenir pour elle ; elle la porte au divin Noé. Cette âme, dans la vie Apostolique, ne prend rien pour soi de ce qu’elle fait pour Dieu ; mais avec une fidélité admirable, elle lui rapporte le rameau d’olivier ; et c’est alors qu’elle et tous ses semblables, qui étaient encore renfermés et rétrécis dans l’arche, peuvent en sortir en toute assurance et n’avoir plus aucun besoin ni aucun moyen de se garantir du déluge. Ils ne sont plus resserrés ni soutenus par rien de créé, et tout est salut pour eux sans nulle assurance de salut. C’est à cela que l’on reconnaît que les eaux se sont retirées, et qu’il n’y a plus rien à craindre pour ces âmes sur la terre, à moins que par quelque dangereux retour sur elles-mêmes elles ne donnent entrée à l’infidélité, ce qui est néanmoins difficile dans ce degré.
v. 15. Alors Dieu parla à Noé et lui dit :
v. 16. Sortez de l’arche, vous et votre femme, vos fils, et les femmes de vos fils.
Ceci représente le soin que Dieu prend des âmes qui lui sont abandonnées, et qui ne songent qu’à vivre en repos dans l’arche de la résignation parfaite. Il les avertit de chaque chose en son temps. C’est en quoi le soin que Noé prit d’envoyer la colombe paraîtrait inutile et injurieux à la Providence s’il n’était aussi mystérieux qu’il l’est. Apprenez, ô âmes qui êtes dans l’arche par l’ordre de Dieu, c’est-à-dire dans le repos mystique, qu’il n’en faut pas sortir pour les exercices de la vie apostolique, sinon par le même ordre de Dieu, qu’il vous marquera à chaque moment par sa Providence.
v. 20. Or Noé dressa un autel au Seigneur ; et prenant de tous les animaux et de tous les oiseaux purs, il lui en offrit en holocauste sur cet autel.
v. 21. Et le Seigneur, en ayant reçu une odeur très-agréable, dit : Je ne donnerai plus ma malédiction à la terre à cause des hommes.
C’est alors que les sacrifices de l’âme sont d’une excellente odeur devant Dieu ; il n’y a plus rien en eux de sale ni d’impur. Tant que l’âme est dans l’arche, c’est-à-dire dans le repos divin qui précède la vie apostolique par état, elle n’offre point de sacrifices, tout ayant cessé chez elle. Mais dès qu’elle est mise en pleine liberté, elle offre ensuite des sacrifices, dont l’odeur est très-agréable à Dieu ; ce qui n’avait point été jusques alors ; car il n’est point dit avant ce temps que les sacrifices eussent été de bonne odeur devant Dieu. Or l’odeur de ce sacrifice lui est si agréable, à cause de sa pureté et de sa simplicité, qu’il est comme contraint de jurer qu’il ne donnera plus sa malédiction à cette terre ; les petites fautes de cette âme, dit Dieu, ne me seront presque plus désagréables ; parce qu’elle est innocente et qu’il n’y a plus de malice en elle ; il ne lui reste plus que la faiblesse de son origine ; je ne lui ôterai plus cette vie, parce qu’elle n’est pas corrompue comme la première, et qu’elle subsiste en moi.
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v. 1. Dieu bénit Noé et ses enfants, et leur dit : Croissez et multipliez, et remplissez la terre.
C’EST alors que l’on multiplie sur la terre par les âmes que l’on gagne à Jésus-Christ, et pour la justice et pour l’intérieur.
v. 2. Je vous ai remis tous les animaux entre les mains, tout ce qui se remue sur la terre, et tous les poissons de la mer.
v. 3. Nourrissez-vous de tout ce qui a vie et mouvement.
L’homme est rétabli dans un état d’innocence après les afflictions du déluge, et il en goûte les avantages ; ce qui est marqué par le pouvoir qu’il reçoit sur tous les animaux et la liberté de manger de tout.
v. 4. J’excepte seulement que vous ne mangerez point la chair avec le sang.
Cependant il lui est fait un nouveau commandement ; non plus de ne manger ni du fruit de la science ni d’aucune chair, mais seulement de ne pas manger la chair avec le sang, ni le sang séparément. Cette division de la chair d’avec le sang marque la division de l’esprit et du sens, qui ne doivent jamais plus se réunir, sinon dans le parfait ordre de Dieu après leur purgation.
v. 9. J’établirai mon alliance avec vous, et avec votre race après vous.
Alors Dieu fait alliance avec l’homme, par l’union la plus intime, le transformant en lui. C’est le mariage spirituel qui ne peut plus être rompu.
C’est pourquoi Dieu donne un gage et un signe de cette alliance, et il le place dans le ciel ; c’est-à-dire qu’il rend cette âme si immobile et si fort au-dessus de tout qu’elle ne peut plus craindre le déluge ; parce que sa transformation la rend aussi immobile que le ciel même est invariable, et la tient à couvert de toute attaque.
v. 12. Dieu dit : Voici le signe de l’alliance que j’établirai avec vous, qui durera dans la suite de tous les siècles.
C’est l’immobilité et l’état permanent d’une âme qui est dans l’union et dans la transformation.
v. 13. Je mettrai mon arc dans les nuées, afin qu’il soit le signe de l’alliance que j’ai faite avec la terre.
v. 14. Et lorsque j’aurai couvert le ciel de nuages, mon arc paraîtra dans les nuées.
Lorsque l’âme sera couverte des nuages des afflictions extérieures ; ce signe d’immobilité foncière ne laissera pas de paraître malgré ces nuées ; au contraire, ce sera dans elles-mêmes qu’elle se fera le plus remarquer, ainsi que l’arc-en-ciel ne paraît que sur la nue. C’est la marque infaillible de l’état transformé ; tous ceux qui n’y sont pas encore arrivés, ayant de temps en temps des vicissitudes, et leur immobilité n’étant pas encore permanente pour toujours.
v. 20. Noé étant laboureur commença à cultiver la terre, et il planta la vigne.
Noé est la figure de Notre Seigneur Jésus-Christ ; qui vient de nouveau cultiver notre terre redevenue inculte par le péché et submergée par les eaux du déluge ; de stérile qu’elle était, il la rend féconde ; il donne facilité à l’extérieur de s’employer à toute sorte de bien. Mais comment la cultive-t-il, et qu’est-ce qu’il y plante ? La vigne ; c’est la figure de la charité. Jésus-Christ, venant dans l’âme qui est arrivée en Dieu par la perte de toute chose, et s’y incarnant d’une manière mystique, y plante la vigne, c’est-à-dire, au sens de l’Épouse, 91 il y ordonne la charité. Or comme le raisin a cela de propre qu’il donne tout aux autres et ne retient rien pour soi ; de même la parfaite charité vide l’homme qui en est rempli, et ne lui laisse posséder aucune chose qu’il ne la distribue.
v. 21. Et ayant bu du vin il s’enivra, et parut nu dans sa tente.
Comme Jésus-Christ ne vient dans l’âme que pour la rendre participante de ses états, il les lui fait tous porter avec un ordre merveilleux. Jésus-Christ a bu du vin ; il a bu dans la coupe et s’en est enivré. Cela s’entend en deux manières ; premièrement, des opprobres qu’il a soufferts, comme dit le Prophète, 92 jusqu’à en être rassasié ; secondement, du vin de la fureur de Dieu, qui s’est répandue sur lui à cause des péchés des hommes. C’était de cet épouvantable calice qu’il demandait à son Père d’être exempt : 93 Que ce calice passe, lui dit-il ; toutefois que votre volonté soit faite.
Il envisagea sa passion en deux manières, ou plutôt il sépara deux liqueurs dans son calice ;
La première fut celle des opprobres et des souffrances ; et ce fut de celle-là qu’il désirait d’être rassasié, comme il témoignait à ses disciples, 94 qu’il avait un grand désir de faire la Pâque avec eux avant que de souffrir. Dans cette Pâque, il but ce premier calice, et il en fut si enivré que dès ce moment il ne songea plus à autre chose qu’à aller au-devant des tourments. L’autre calice fut celui du jardin, qui était la fureur de Dieu sur les péchés des hommes. Ô celui-là était si horrible qu’après l’avoir bu il changea ce vin en sang et sua le sang par tout son corps, comme pour dire : Ô Père éternel, Dieu juste et vengeur d’un crime qui mérite encore plus de châtiment et d’indignation que celle que vous faites paraître ! je bois toute votre fureur et la change en mon sang, afin que mon sang l’apaise en faveur des hommes. Que le premier calice, qui est celui de la souffrance, passe à mes élus et à mes bien-aimés ; car c’est seulement de celui-là que je leur dis : 95 Buvez-en tous, et 96 vous enivrez, mes amis. Mais pour le calice de votre fureur, qu’il se termine à moi, ou plutôt, qu’il passe outre, et qu’il aille partout exterminer le péché, en épargnant le pécheur.
Lorsque J. Christ vient dans une âme véritablement anéantie, qui ne vit plus en elle-même, mais en qui Jésus-Christ vit seule, il y achève ce 97 qui manque à sa passion, c’est-à-dire qu’il y fait l’extension de cette même passion, et pour l’ordinaire il l’enivre de son premier calice ; mais il réserve le dernier pour les âmes choisies, et il le leur fait boire en deux temps différents ; l’un est lorsqu’il extermine leurs propriétés et qu’il les anéantit ; c’est alors qu’une telle âme n’éprouve plus rien en elle que la fureur et l’indignation de Dieu. L’autre temps, c’est lorsqu’elle est devenue un autre Jésus-Christ ; ô, alors elle boit ce calice de fureur pour les péchés des autres comme Jésus-Christ ; mais avec tant d’horreur, que Dieu lui cache que ce soit pour les autres tant que son indignation dure, et ne le lui découvre qu’après, ou tout au plus, en lui demandant son consentement. Car Dieu demande d’ordinaire le consentement de l’âme avant que de la faire souffrir pour le prochain ; et c’est alors que l’âme est mue à se sacrifier à la justice de Dieu et à toutes ses volontés.
Cette nudité dans laquelle Noé parut dans son ivresse marque l’état de nudité dans lequel doivent être les âmes enivrées des afflictions, des opprobres et ignominies, aussi bien que celles qui boivent le calice de la colère de Dieu. Il les tient dans un si entier dépouillement de toutes les grâces sensibles et aperçues, de tous les dons et communications, qui leur servaient comme d’un vêtement pour couvrir ce qui peut leur causer de la confusion, qu’enfin elles paraissent souvent et à leurs yeux et à ceux des autres dans une honteuse nudité. L’on ne voit plus en ces personnes que faiblesse et impuissance ; étant dépouillées de la force de Dieu, toutes leurs misères, qui étaient cachées sous l’abondance des grâces, se découvrent ; enfin elles paraissent aux yeux des créatures d’une manière très-abjecte. C’est l’état de Jésus-Christ même sur le Calvaire, qui, non content de s’enivrer des opprobres et de l’ignominie, voulut être nu ; et cette nudité extérieure, honteuse en apparence, n’était que la figure du dépouillement de son âme, qui fut si grand qu’il s’écria même : 98 Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? Vous qui êtes mon unique soutien, comment m’avez-vous délaissé ! Comme il est l’exemple du dépouillement des âmes dans l’état de sacrifice où il les tient, il doit être aussi leur unique consolation.
v. 22. Ce qu’ayant vu Cham, père de Chanaan, à savoir que son père était honteusement découvert, et il sortit pour l’aller dire à ses frères.
v. 23. Mais Sem et Japhet ayant étendu un manteau sur leurs épaules, et marchant en arrière, couvrirent en leur père ce que la pudeur voulait être caché.
Il est de deux sortes de personnes qui voient ces âmes dans leur nudité. Les unes, comme Cham, s’en moquent, en murmurent, en font des railleries, et prennent de là occasion de décrier l’Esprit de Dieu, voyant ces personnes être devenues si faibles après avoir été si fortes. D’autres, au contraire, les couvrant du manteau de leur charité, excusant leurs défauts et les regardant dans la source, comme un dépouillement qui est causé par l’abondance du vin de l’absinthe, de la douleur et de l’opprobre dont ils ont été enivrés, ils considèrent cela comme un effet de la bonté de Dieu, qui détruit en eux le péché et tout son apanage, afin d’y demeurer seul ; et ceux-ci sont bénis de Dieu durant que les premiers reçoivent le châtiment de leur témérité. Il faut excuser tout ce qui est excusable ; et pencher plutôt vers la miséricorde que du côté de la rigueur.
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v. 1. Toute la terre n’avait alors qu’une même bouche et un même langage.
C’EST l’uniformité des âmes sorties du déluge, qui véritablement parlent toutes un même langage, parce qu’elles sont 99 toutes enseignées de Dieu ; et qui n’ont qu’une même bouche, puisque c’est un même 100 Esprit qui s’énonce par elles.
v. 4. Ils dirent : Bâtissons-nous une ville et une tour qui soit élevée jusqu’au ciel ; et rendons notre nom célèbre avant que nous nous dispersions dans toute la terre.
C’est la peinture des âmes qui aspirent à être saintes par leurs propres œuvres, et qui croient en pouvoir venir à bout par leurs efforts naturels, quoique sans connaître assez leurs méprises. Ces gens subtilement présomptueux amassent et entassent pratique sur pratique, afin, disent-ils, de nous rendre saints. Ils attendent tout de leurs propres efforts ; et sans penser à ce qu’ils font, ils croient faire la loi à Dieu. C’est pourquoi l’Écriture dit qu’ils bâtissaient de briques et de ciment, marquant par-là que tout était de l’invention de l’homme.
v. 5. Or le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les enfants d’Adam.
Dieu s’abaissa pour voir leur témérité, la vanité de leurs ouvrages et les productions de leurs caprices ; parce qu’il ne bâtissait pas lui-même.
v. 7. Et il dit : Venez donc ; descendons en ce lieu, et confondons-y leur langage, afin qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.
Ils changent de langage, cause que s’étant retirés de la simplicité de l’action, ils se tirent aussi de la simplicité du discours, et que Dieu leur laisse perdre ce premier langage d’innocence, qui n’était plus conforme à leurs œuvres. Ce fut là le commencement du trouble et de la confusion ; l’agir propre fait tout le trouble et toute la confusion de l’intérieur. Les hommes, ayant perdu le langage de Dieu, qui est simple et unique, ont tous un différent langage.
v. 8. Ainsi le Seigneur les dispersa de ce lieu dans tous les pays du monde ; et ils cessèrent de bâtir cette ville.
v. 9. C’est pour cette raison que cette ville fut appelée Babel, c’est-à-dire confusion.
Dès-lors ils ne sont plus unis. Le Seigneur les disperse ; et le plus souvent ils sont contraints de tout quitter, ne pouvant rien avancer, ni se faire entendre des autres, ni écouter Dieu. Dieu s’éloigne d’eux, et les disperse à cause de leur confusion intérieure, causée par leurs pratiques propriétaires. L’arche, fabriquée par l’ordre de Dieu, fut la demeure de la paix ; Babel, bâtie par les hommes, fut le séjour du trouble et de la confusion.
v. 29. La femme d’Abram s’appelait Saraï.
v. 30. Elle était stérile et n’avait point d’enfants.
Sara est stérile dans son propre pays ; de même l’âme qui est encore en elle-même ne peut être féconde.
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v. 1. Le Seigneur dit à Abram : Sortez de votre terre, de votre parenté, et de la maison de votre père, et venez en la terre que je vous montrerai.
C’EST la figure de la vocation de l’âme pour sortir d’elle-même. Dieu lui parle au fond du cœur et lui apprend qu’il y a une autre terre que celle où elle habite ; et que si elle est fidèle à le suivre par un abandon total, il la lui montrera et l’y introduira.
v. 2. Je ferai sortir de vous un grand peuple ; je vous bénirai, et rendrai votre nom célèbre, et vous serez bénis.
Dieu promet de plus à cette âme que lorsqu’elle sera arrivée à cette terre, qui est le repos en Dieu, elle aura un grand peuple, et sera glorifiée. Il ne lui demande pour tout cela sinon qu’elle s’abandonne à lui par le renoncement d’elle-même, et qu’elle se laisse conduire à lui dans un entier délaissement.
v. 3. Je bénirai ceux qui vous béniront, et je maudirai ceux qui vous maudiront ; et tous les peuples de la terre seront bénis en vous.
Qui n’admirera combien Dieu s’intéresse pour les âmes qui s’abandonnent à lui, comme il prend lui-même en main leur défense, comme à leur considération il fait miséricorde à tant de monde, et les bénédictions qu’elles attirent sur toutes les personnes qui leur sont unies ? Ceci est si réel et si véritable, que ceux qui en ont l’expérience seront ravis de le voir si bien sous ces figures ; et ils seront charmés de voir l’ordre tout naturel dans lequel toutes ces choses sont exprimées, même dans les anciennes Écritures.
v. 4. Abram donc sortit, comme le Seigneur le lui avait commandé.
Cette obéissance si exacte d’Abraham marque la fidélité et la promptitude avec laquelle l’âme doit sortir d’elle-même pour suivre Dieu.
v. 7. Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : Je donnerai cette terre à votre postérité.
Les promesses de Dieu sont toujours infaillibles, quoiqu’elles ne s’exécutent pas toujours selon la pensée de celui à qui elles ont été faites. Les personnes qui dans le commencement et durant la voie ont des promesses ou des paroles intérieures, ne doivent pas s’y arrêter, ni en porter aucun jugement, ni leur donner nulle interprétation. La vérité de ces paroles est en Dieu, et elles ne sont rendues véritables pour nous que dans leur exécution, laquelle très-souvent est toute contraire à notre attente.
v. 7. Abram dressa un autel au Seigneur, qui lui était apparu.
v. 8. Et étant passé de là vers la montagne qui est à l’Orient de Bethel, il y tendit sa tente, ayant Bethel à l’Occident et Haï à l’Orient. Et il dressa encore en ce lieu un autel au Seigneur, et invoqua son nom.
v. 9. Abram alla encore plus loin, marchant et s’avançant vers le midi.
Cet autel qu’Abraham dressa au Seigneur au même lieu qu’il lui était apparu, nous apprend qu’il faut toujours faire à Dieu des sacrifices de toutes les grâces qu’il nous fait, et dans le même lieu où il nous les fait, ne les recevant que pour les renvoyer avec fidélité à leur principe. Il est peu d’âmes qui fassent comme Abraham ; chacun s’approprie les grâces de Dieu et les retient en soi. Cela va même si avant que l’on s’afflige souvent lorsqu’il les retire ; on s’en plaint à lui-même, comme s’il nous dérobait quelque chose du nôtre. Cependant il ne prend que ce qui est à lui ; si nous n’étions point propriétaires, quoique Dieu retirât ses faveurs, nous n’y ferions pas même attention ; et comme nous ne nous y arrêterions point en les recevant, et qu’au contraire nous les outrepasserions toutes, nous les laisserions aussi reprendre sans réflexion à celui qui les donne. Cependant on ne voit autre chose que des personnes qui se plaignent de la soustraction des consolations et des grâces sensibles, et l’on fait passer cela pour grandes peines intérieures ; et néanmoins ce n’est rien autre chose que de grandes propriétés.
Vous me direz sans doute que vous ne vous affligez pas de la privation de ces dons ; mais que ce qui vous afflige, c’est que vous craignez d’y avoir donné lieu par vos infidélités. Ô fourberie de la nature, que vous vous cachez bien sous des prétextes ! Si c’est la crainte, mes frères, de nos infidélités qui nous afflige, humilions-nous de ces mêmes infidélités qui ont donné lieu à Dieu d’en user de la sorte, et soyons en même temps ravis qu’il nous prive de ses biens et qu’il ne nous les donne pas, de peur que nous n’en abusions ; encore nous devons avoir une sainte allégresse de ce qu’il se fait justice à lui-même. C’est là la disposition de l’âme vraiment humble ; loin donc de se plaindre et alarmer de ces privations, et d’en rompre tous les jours la tête aux Directeurs, on doit être humblement joyeux de ces soustractions, et ne désirer jamais autre chose que ce que l’on a.
Il est encore dit qu’Abram dressa un autel en un autre lieu, pour marquer qu’il allait de sacrifices en sacrifices. Et il est ajouté qu’il avançait encore plus vers le midi, pour faire connaître qu’il outrepassait toutes choses pour aller à Dieu seul.
v. 10. Il survint une grande famine en ce pays-là.
L’âme abandonnée doit être fidèle, ainsi qu’Abraham, à ne point s’étonner des sécheresses et de ne voir que des afflictions et des croix dans un chemin où Dieu semblait ne lui promettre que des douceurs ; elle doit suivre Dieu infatigablement au travers de toutes ses amertumes, sans jamais s’arrêter ni se décourager.
v. 11. Abraham dit à Saraï sa femme :
v. 12. Dites, je vous prie, que vous êtes ma sœur, afin qu’on me traite bien à cause de vous, et que l’on me sauve la vie en votre considération.
Cette faute apparente d’Abraham, par laquelle il semble user de quelque déguisement et exposer l’honneur de sa femme pour conserver sa vie, nous apprend, par l’usage que Dieu en fit, le soin qu’il prend de raccommoder lui-même les fautes et les égarements que la crainte et la faiblesse fait commettre à ces âmes, lorsqu’elles ne sortent pas de l’abandon et qu’elles ne quittent pas la voie que Dieu leur a enseignée dès qu’elles se donnèrent à lui. Cette conduite divine sur Abraham et cette permission paraît si admirable à ceux qui sont dans la lumière de vérité, qu’il faudrait des volumes infinis pour l’expliquer tout au long.
v. 17. Le Seigneur frappa de grandes plaies Pharaon, et toute sa maison, à cause de Saraï femme d’Abram.
Dieu châtie Pharaon d’une innocente faute qui, selon l’apparence, était plus en Abraham qu’en lui ; et il récompense Abraham d’un manquement qui paraissait réel. Qui pénétrera les secrets jugements de Dieu ? Mais qui peut assez admirer la sûreté de l’abandon, lorsque tout semble le plus désespéré ? Ô, Dieu sauve et la vie d’Abraham et l’honneur de sa femme à cause de la foi de ce Patriarche qui les lui avait pleinement délaissés.
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v. 1. Abram donc étant sorti de l’Égypte avec sa femme et tout ce qu’il possédait, et Lot avec lui, alla du côté du Midi.
v. 2. Il était extrêmement riche et possédait beaucoup d’or et d’argent.
v. 3. Et il revint par le même chemin qu’il était venu du Midi jusqu’à Bethel, jusqu’au lieu où il avait auparavant dressé sa tente entre Bethel et Haï.
v. 4. Où était l’autel qu’il avait bâti ; et il invoqua en ce lieu-là le nom du Seigneur.
IL n’y a rien dans l’Écriture qui n’ait une signification admirable. Il est dit qu’Abram allait du côté du Midi ; c’est, comme nous l’avons expliqué, qu’il allait toujours à Dieu ; et cependant il est ajouté qu’il revint par le même chemin qu’il était venu du Midi jusqu’à Bethel. Qu’est-ce que cela signifie ? Il paraît en cela de la contrariété ; cependant il n’y en a point. C’est que tous les chemins conduisent à Dieu. Celui qui ne s’arrête à aucun, et qui se sert de tout ce qu’il rencontre et de tout ce qui lui arrive pour courir à Dieu avec impétuosité, le trouve assurément.
Aussi est-il ajouté qu’il avait bien des richesses ; mais il les porta au lieu de l’autel, c’est-à-dire qu’il les sacrifiait toutes à Dieu, et qu’il avançait également vers lui par quelque chemin que ce fût, soit qu’il fût conduit par la prospérité ou par l’adversité ; tout lui était un même chemin pour aller à Dieu et invoquer son nom.
v. 6. La terre ne leur suffisait pas pour pouvoir demeurer l’un avec l’autre, parce que leurs biens étaient fort grands et ils ne pouvaient demeurer ensemble.
v. 7. C’est pourquoi il s’émut une querelle entre les pasteurs des troupeaux d’Abram et ceux de Lot.
Les richesses intérieures trop abondantes diminuent la paix et l’union entre les domestiques, qui sont les passions. Elles s’y attachent et s’y appuient ; et les goûtant naturellement, elles dorment lieu à des empressements imparfaits.
v. 8. Abram donc dit à Lot : Qu’il n’y ait point, je vous prie, de dispute entre vous et moi, ni entre vos pasteurs et les miens, parce que nous sommes frères.
v. 9. Toute la terre est à votre choix. Retirez-vous, je vous prie, d’auprès de moi ; si vous allez à la gauche, j’irai à la droite ; et si vous choisissez la droite, je prendrai la gauche.
v. 10. Lot donc, levant les yeux, considéra tout le pays situé le long du Jourdain, qui avant que Dieu détruisît Sodome et Gomorrhe, paraissait un pays très-agréable, tout arrosé d’eau comme un paradis de délices.
Abraham, qui avait la paix en lui-même et la paix avec son Dieu, ne pouvait supporter une querelle entre ses pasteurs et ceux de son parent, et surtout pour du bien qu’il tenait de Dieu seul, et auquel il avait si peu d’attache qu’il était prêt de le sacrifier mille et mille fois. Son abandon et son indifférence était si grande qu’il donna le choix des pays à son neveu, quoique la préférence lui fût due. Lot, bien éloigné de la foi, de l’abandon et du détachement d’Abraham, choisit pour lui le lieu le plus délicieux. Combien y a-t-il de ces personnes qui cherchent dans le service de Dieu les délices de l’esprit, au lieu de n’y chercher que la mort, le renoncement, la croix, et les amertumes ? L’évènement fera bien voir combien il est plus avantageux à Abraham de s’abandonner à Dieu qu’à Lot de choisir.
v. 11. Les deux frères se séparèrent l’un de l’autre.
Dieu ne se contente pas de tirer l’âme hors d’elle-même ; il la sépare encore de tout ce qui pourrait la retarder, quelque bon qu’il soit ; ainsi qu’Abraham pouvait être retardé dans la voie de Dieu par l’affection qu’il avait pour Lot, ou être en danger de prendre quelque satisfaction naturelle en sa compagnie.
v. 14. Le Seigneur dit à Abram, après que Lot se fut séparé de lui : Levez vos yeux, et regardez du lieu où vous êtes au Septentrion et au Midi, à l’Orient et à l’Occident.
v. 15. Toute cette terre que vous voyez, je vous la donnerai à vous et à votre postérité pour jamais.
Ô excessive bonté de Dieu à récompenser une âme sitôt qu’elle se quitte en quelque chose pour l’amour de lui ! Avec quelle tendresse parle-t-il à Abraham après qu’il s’est séparé de Lot ! Une bonne chose qui nous sert d’appui et de compagnie empêche la communication de Dieu et arrête le cours de ses grâces. Ces promesses, réitérées à Abraham, ne s’accomplirent que 101 quatre cents ans après qu’elles lui eurent été faites selon la lettre, et après de sanglantes batailles entre le peuple de Dieu et ses ennemis ; pour nous apprendre à ne donner ni sens, ni temps, ni manière, ni rien de déterminé aux paroles intérieures qui se disent dans le cœur des serviteurs de Dieu.
v. 16. Je multiplierai votre race comme la poussière de la terre. Si quelqu’un d’entre les hommes peut compter la poussière de la terre, il comptera aussi vos descendants.
v. 17. Allez, parcourez toute l’étendue de cette terre dans sa longueur et dans sa largeur, parce que je vous la donnerai.
Dieu est admirable dans ses récompenses, même temporelles ; il les mesure, aussi bien que les éternelles, à la nature des renoncements qui se font pour l’amour de lui. Abraham ne s’est pas plutôt séparé de son neveu pour faire la volonté de Dieu, que Dieu lui promet pour le prix du sacrifice d’un seul homme une race la plus nombreuse qui fut jamais. Ce grand peuple lui fut promis pour ce premier renoncement, comme le sacrifice qu’il fit d’Isaac mérita d’avoir Jésus-Christ dans sa race. Lorsque nous nous séparons des créatures pour l’amour de Dieu, soit des amis selon la chair, soit même des spirituels imparfaits, Dieu nous donne pour cela un nombre inconcevable d’amis d’une autre sorte, qui sont nos amis en lui et pour lui. Pour des enfants et neveux que l’on a abandonnés pour son amour, il donne une multitude innombrable d’enfants spirituels ; ainsi qu’il est promis en Isaïe : 102 Réjouissez-vous, stérile, qui n’enfantiez point ; car celle qui était abandonnée a plus d’enfants que celle qui avait un mari.
La terre que Dieu promit alors à Abraham n’était pas seulement cette terre matérielle qu’il voyait, mais c’était aussi la terre de son cœur, qui est la récompense promise à ceux 103 qui ont l’esprit doux. C’est comme si Dieu lui eut dit : Présentement que votre cœur est dégagé de tout ce qui pouvait l’attacher à la terre, il se possédera dans une parfaite liberté, qui n’aura non plus de bornes que vos yeux n’en peuvent avoir dans cette terre que je vous destine ; et comme vous ne pouvez rien voir ici qui ne vous appartienne, aussi êtes-vous maître de toutes choses par la fidélité de votre renoncement.
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v. 11. Les vainqueurs, ayant pris le butin, emmenèrent
v. 12. Lot, fils du frère d’Abram, qui demeurait dans Sodome, avec tout ce qui était à lui.
v. 13. Abram ramena avec lui tout le butin qu’ils avaient pris, Lot son frère, avec tout ce qui était à lui, les femmes et tout le peuple.
ABRAHAM est récompensé pour s’être séparé de Lot, et Lot est puni pour s’être divisé d’Abraham. Les âmes qui quittent tout pour Dieu reçoivent pour lui de nouvelles faveurs avec un comble de paix et de tranquillité. Mais celles qui, par intérêt ou par défiance, se séparent des justes, n’ont pour partage que la guerre, le trouble et le châtiment. Lot représente ceux qui se séparent des âmes de foi et d’abandon, pour vivre en assurance dans la ville forte de la raison et de l’appui sur la créature, où néanmoins ils se trouvent encore plus en danger ; tant à cause de l’instabilité des créatures, qui ne peuvent les soutenir, que parce que Dieu les délaisse justement à eux-mêmes à cause de leur présomption.
Le secours si favorable qu’Abraham donne à son neveu marque le soin que les âmes abandonnées prennent de ceux mêmes qui s’écartent d’elles, et comment elles ne laissent pas de les secourir au besoin.
v. 18. Melchisédech, Roi de Salem, offrant du pain et du vin, parce qu’il était prêtre du Très-haut.
19. Bénit Abram, en disant : Béni soit Abram du Dieu très-haut qui a fait le ciel et la terre.
Il n’appartient qu’au seul Melchisédech, sacrificateur du Dieu vivant, de bénir Abraham ; parce que lui seul connaît et approuve la voie pure et sublime de l’abandon. C’est l’idée du Prêtre véritable, qui donne à l’âme une double réfection après le combat ; l’une, de la parole de vie ; et l’autre, de la Ste. Eucharistie.
v. 20. – Abram donna à Melchisédech la dixme de tout ce qu’il avait pris.
Cette âme de foi, voyant que celui qui lui est donné pour guide est le Prêtre du Seigneur, se soumet à lui, le reconnaît pour tel, et lui donne la dixme de ce qu’elle possède, qui est de lui obéir pour l’amour de Dieu et comme à Dieu même.
v. 22. Abraham dit au Roi de Sodome ; je jure par le Seigneur Dieu très-haut, possesseur du ciel et de la terre.
v. 23. Que je ne recevrai rien de tout ce qui est à vous, depuis un fil jusqu’à un cordon de soulier, afin que vous ne puissiez pas dire que vous avez enrichi Abraham.
C’est la générosité des âmes abandonnées et qui marchent dans le chemin de la foi, que de refuser toutes les richesses et tous les soutiens des puissances ; afin de n’avoir que Dieu seul. Elles rejettent tout le reste et, s’élevant par une sainte audace jusqu’au ciel, elles ne trouvent rien qui soit digne d’elles hors de Dieu, qui, comme leur unique trésor, les enrichit de lui-même.
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v. 1. Après cela le Seigneur parla à Abram en vision, et lui dit : Ne craignez point, je suis votre protecteur et votre récompense infiniment grande.
L’HOMME ne saurait donner à Dieu une plus forte preuve de son amour qu’en méprisant tout le reste pour se contenter de lui seul ; c’est pourquoi Dieu se hâte de lui en témoigner sa complaisance par des paroles extrêmement tendres, l’assurant qu’il est son protecteur, et qu’il veut être lui-même sa récompense. Ô bonheur inconcevable, Dieu veut être lui-même le remplacement de ces petites choses que nous quittons pour lui ! Vraiment, ô Paul, 104 il n’y a aucune proportion entre les maux de cette vie et la gloire qui sera découverte en nous ; cas qu’est-ce qui pourrait entrer en parallèle avec la possession d’un Dieu ?
v. 2. Abram lui répondit : Seigneur Dieu, que me donnerez-vous ? Je mourrai sans enfants.
v. 3. Et le fils de mon serviteur sera mon héritier.
Ce fidèle serviteur, se voyant près de sa fin sans avoir reçu l’accomplissement des promesses divines, et continuant de s’abandonner, cherche néanmoins quelque moyen de s’assurer pour l’avenir ; ce qui est désigné par l’héritage ; et il pense à prendre des mesures.
v. 4. Le Seigneur lui répondit aussitôt : Celui-là n’aura point votre héritage ; mais votre héritier sera celui qui naîtra de vous.
v. 5. Puis l’ayant mené dehors, il lui dit : Levez les yeux au ciel et comptez les étoiles, si vous pouvez. C’est ainsi, ajouta-1-il, que sera multipliée votre race.
Dieu, dont la bonté est infinie, vient vitement au-devant rompre toutes les mesures que la faiblesse faisait prendre à Abraham, par une assurance nouvelle qu’il lui donne du soin de sa providence ; mais comme ce pauvre abandonné était un peu rentré en lui-même par le soin qu’il avait voulu prendre de l’avenir, Dieu l’en tire encore davantage ; et par une simple comparaison des étoiles, il lui fait voir les effets de son pouvoir, l’assurant de nouveau que ses promesses sont infaillibles, et qu’il est tout puissant pour les accomplir.
v. 6. Abram crut au Seigneur, et la foi lui fut imputée à justice.
La foi est ce que Dieu considère le plus ; ainsi la foi de cette personne qui continue son abandon et qui se délaisse entre les mains de Dieu est considérée de lui plus que toutes les actions de justice qui ne sont pas soutenues d’une si grande foi ; parce que c’est une foi animée d’un excès d’amour. Alors la foi et l’abandon lui suffisent pour tout ; et il n’a plus rien à faire qu’à vivre d’abandon et de foi.
v. 7. Dieu lui dit encore : Je suis le Seigneur qui vous ai fait sortir d’Ur des Chaldéens pour vous donner cette terre, afin que vous la possédiez.
Pour exercer d’autant plus sa foi et le maintenir dans l’abandon, Dieu lui donne de nouvelles assurances de ses promesses ; mais cette âme, n’étant pas encore établie dans l’abandon et dans la foi par état permanent, vacille et, par infidélité, demande des témoignages, sans considérer qu’ils sont autant opposés à la perfection de la foi qu’ils ont d’opposition à son dénuement, et qu’arrêtant la créature à quelque chose de créé, ils l’empêchent de n’avoir autre appui que 105 la bonté du Créateur.
v. 8. Abram dit : Seigneur Dieu, comment connaîtrai-je que je dois la posséder.
v. 12. Lorsque le Soleil se couchait, Abram fut surpris d’un profond sommeil, et une frayeur extrême et ténébreuse le saisit.
Dieu lui donne un témoignage, mais d’une manière qui fait assez voir que sa défiance lui a déplu ; car rien n’est si opposé à la foi et à l’abandon que les témoignages. Il faut que le moment divin décide de tout et que l’âme attende ce moment sans rien voir, sans se mettre en peine de rien prévoir pour l’avenir, pas même quand le temps des promesses paraîtrait passé. Et c’est le moyen d’éviter les tromperies que de ne s’arrêter à rien qu’à ce moment de la volonté de Dieu, qui est toujours infaillible dans son exécution.
v. 13. Sachez dès maintenant que votre postérité habitera dans une terre étrangère et qu’elle sera réduite en servitude et affligée de divers maux durant quatre cents ans.
Comme le renoncement, la foi et l’abandon portent Dieu à donner de grandes récompenses, qu’il semble qu’il n’ait pas de quoi payer ces vertus héroïques autrement qu’en se donnant soi-même, aussi la moindre défiance ou le désir de témoignages, qui leur sont si opposés, attire l’indignation de Dieu et l’oblige à menacer et à punir même celui qu’il avait voulu récompenser auparavant de lui-même. Ô que ceci est mystérieux, et qu’il était nécessaire pour notre instruction, car il est certain que souvent les fautes que l’on fait contre la foi et l’abandon, de quoi l’on est aussitôt repris, affermissent plus la foi par l’usage que Dieu en fait faire qu’une fidélité poursuivie et qui n’a jamais éprouvé de faiblesses.
Dieu donc fit à Abraham une espèce de menace qui regarde sa postérité, comme les promesses qu’il avait faites étaient pour la même postérité. La frayeur et l’obscurité marquent les mauvais effets des témoignages et des assurances que l’on cherche par infidélité et qui, jetant l’âme dans la crainte et dans l’hésitation, sont un obstacle aux grâces de Dieu et à sa lumière divine.
v. 14. Ils sortiront ensuite de ce pays-là enrichis de grands biens.
v. 17. – Lorsque le Soleil fut couché, il se fit une obscurité ténébreuse. –
v. 18. En ce jour-là Dieu fit alliance avec Abram.
Cependant Dieu ne laisse pas d’accomplir ses promesses après les avoir chèrement vendues ; et l’âme étant rentrée dans l’obscurité de la foi, ainsi qu’il est dit, qu’après que le soleil fut couché il se forma une obscurité ténébreuse, Dieu lui renouvelle son alliance, et continue à son égard les soins d’une providence singulière.
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v. 1. Saraï femme d’Abram n’avait point encore eu d’enfants. –
v. 3. Elle prit donc sa servante Agar, qui était Égyptienne, et la donna pour femme à son Mari.
LA partie inférieure, représentée par la femme, s’ennuyant d’une si longue stérilité et d’une voie si obscure et si nue, cherche chez les étrangers ce qu’elle ne trouve pas chez elle ; et pourvu qu’elle ait un peu de soutien, elle ne se met pas en peine d’où il lui arrive.
v. 4. Agar, voyant qu’elle avait conçu, méprisa sa maîtresse.
v. 5. Alors Saraï dit à Abram : Vous avez tort sur mon sujet.
v. 6. Abram lui répondit : Votre servante est à vous ; faites-en selon votre volonté.
Elle ne tarde guère à en sentir la peine, parce que ce soutien qu’elle a voulu prendre est une servante, à laquelle elle a donné avantage sur soi, et qui s’en sert pour la mépriser et la maltraiter. Alors elle voit sa méprise et s’en plaint à la partie supérieure, qu’elle avait fait participante de sa faute ; celle-ci la rétablit en sa place et lui rend son autorité, qu’elle s’était laissé usurper.
v. 11. L’Ange du Seigneur dit à Agar : Vous voyez que vous avez conçu ; vous enfanterez un fils et vous le nommerez Ismaël, parce que le Seigneur vous a exaucée dans votre affliction.
Agar représente les voies multipliées et actives que l’on préfère à la foi, à cause de sa stérilité apparente. Quoiqu’elle ne soit que la servante, elle ne laisse pas d’être mère d’un grand peuple en Ismaël, mais d’un peuple tout plein de troubles, de guerres et de divisions, et qui n’a rien qu’à la pointe de l’épée ; Dieu récompense par là son affliction.
v. 13. Agar invoqua le nom du Seigneur qui lui parlait, en disant : Vous êtes le Dieu qui m’avez vue ; car il est certain, ajouta-t-elle, que j’ai vu ici par derrière celui qui me voit.
Dieu fait quelques faveurs à ces âmes multipliées, mais il ne se laisse voir à elles que par derrière ; ce qui veut dire, en ses dons et images ; et elles ne peuvent jamais arriver par cette voie à son union.
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v. I. Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : Je suis le Dieu tout-puissant ; marchez en ma présence et soyez parfait.
v. 2. Je ferai alliance avec vous, et je multiplierai vôtre race jusques à l’infini.
DIEU fait voir à l’âme qui lui est abandonnée qu’il est tout-puissant et qu’elle doit se contenter de marcher en sa présence, à dessein de lui plaire en toutes choses, vu que c’est là le moyen de devenir parfaite. Il lui proteste en même temps qu’il s’unira à elle et la rendra féconde ; ce qui est premièrement l’honorer de son union divine, puis l’enrichir des fruits de sa propre fécondité.
v. 3. Abram se prosterna le visage en terre.
Cette âme, étant instruite à ne plus vouloir de témoignage, ne pense plus qu’à s’anéantir, connaissant que la disposition la plus propre à servir aux desseins de Dieu est l’anéantissement, et que la vraie préparation au surnaturel est le néant.
v. 4. Et Dieu lui dit : C’est moi qui suis ; je ferai alliance avec vous, et vous serez le père de plusieurs nations.
Après l’anéantissement mystique, Dieu se communique bien d’une autre manière qu’il ne faisait auparavant ; car il donne à un cœur qui lui est parfaitement soumis la plus grande et la plus entière connaissance qu’on puisse avoir ici-bas de sa divine Majesté ; disant qu’il est, et que rien n’est sans lui ni hors de lui. Il renouvelle aussi l’union et ses promesses.
v. 5. On ne vous appellera plus Abram, mais votre nom sera Abraham ; parce que je vous ai établi le père de plusieurs nations.
v. 6. Des rois sortiront de vous.
C’est alors qu’est donné le nom nouveau, savoir après l’anéantissement ; nom que nul ne connaît que celui qui le reçoit ; nom que 106 le Seigneur a donné de sa propre bouche, et par conséquent avec ce nom tout ce qui est nécessaire pour en remplir le sens. Les promesses sont réitérées pour une nombreuse génération, relevant même le mérite et la qualité des personnes qui y sont renfermées, parce qu’il est ajouté : Des rois sortiront de vous ; et par ce qu’il est dit ailleurs ; 107 qu’il est le père de nous tous.
v. 7. J’affermirai mon alliance avec vous, et après vous avec votre race dans la suite de leurs générations par un pacte éternel, afin que je sois votre Dieu et, après vous, le Dieu de votre postérité.
Il assure cette âme abandonnée, après qu’elle est venue jusqu’ici et qu’elle a reçu le nom nouveau, qu’il sera désormais son Dieu, et le Dieu de toutes les âmes abandonnées qui sortiront de son origine. C’est alors que s’établit la véritable consistance ; et il n’y a plus de changement pour cette personne. Dieu dit qu’il est leur Dieu et que son alliance avec elles sera permanente, durable et éternelle. Il est leur Dieu, parce qu’il leur commande en Souverain et que rien ne lui résiste plus dans elles, leur volonté étant perdue dans la sienne ; et 108 qu’elles font sa volonté sur la terre comme les bienheureux la font dans le Ciel.
v. 10. Tous les mâles d’entre vous seront circoncis.
12. L’enfant de huit jours sera circoncis parmi vous, tant les esclaves qui seront nés en votre maison que ceux que vous aurez achetés, ou qui seront de nation étrangère.
Dieu fait un commandement, qui est le signe de l’alliance. Il nous exprime par-là que pour entrer dans la voie de l’abandon, il nous faut travailler, par la circoncision, au retranchement de ce qui nous faisait vivre en Adam. C’est le commencement de la voie de l’esprit que la mortification continuelle et le renoncement de tout ce qui entretient la vie charnelle et animale ; à cela on connaît le peuple de Dieu. Il n’y a plus de différence entre les libres et les esclaves, parce que toutes les conditions sont égales pour ceux qui s’abandonnent à Dieu.
Par l’enfant né dans la maison est représenté celui dont la vie a été innocente ; il semble qu’il ne faille point de retranchement pour lui ; cependant il en faut, et tous sont obligés au commencement à renoncer à tout ce qui est de la vie d’Adam, pour donner lieu à la vie de Jésus-Christ. L’esclave signifie ceux qui, ayant gémi sous la tyrannie du péché, doivent, en quelque âge qu’ils se donnent à Dieu, souffrir la circoncision. J’avoue que cette circoncision est plus passive de leur part qu’active ; ce qui leur arrive ainsi à cause que, lorsqu’ils sont bien abandonnés, Dieu travaille lui-même, le glaive à la main, à retrancher leur incirconcision, sans que ni la douleur, ni la crainte, ni les pleurs de ceux qui doivent souffrir cette plaie, l’arrêtent. Plus la sensualité est envieillie, ainsi que le prépuce, plus elle résiste sous le couteau ; et la circoncision en est d’autant plus dure. Ceux donc qui prétendent d’être abandonnés et qui néanmoins n’ont pas souffert le couteau ni le retranchement de leur propre vie ; ou qui, ne l’étant que de nom, veulent tout réserver et ne rien perdre, sont autant exclus du nombre des vrais abandonnés que de celui des véritables circoncis.
v. 15. Dieu dit encore à Abraham : Vous n’appellerez plus votre femme Saraï, mais Sara.
v. 16. Je la bénirai et vous donnerai un fils né d’elle.
Dieu ayant renouvelé le fonds de l’âme et la partie supérieure par la résurrection de l’Esprit après sa mort mystique, tirée qu’il l’a de la région 109 de l’ombre de la mort, et établie dans la nouvelle vie, figurée par le nom nouveau ; il renouvelle aussi la partie inférieure, lui changeant son nom, et la faisant participante du renouvellement de la supérieure. C’est pourquoi, quelque temps après avoir changé le nom d’Abraham, il change celui de Sara, et lui fait les mêmes promesses qu’à son mari ; il ajoute qu’elle lui enfantera un fils.
v. 17. Abraham se prosterna le visage en terre, et il rit, disant dans son cœur : Un homme âgé de cent ans peut-il avoir un fils ? Et Sara enfantera-t-elle à quatre-vingt-dix ans ?
v. 19. Mais Dieu lui dit : Sara votre femme vous enfantera un fils, que vous nommerez Isaac ; et je ferai avec lui, et avec sa race après lui, une alliance éternelle.
La partie supérieure, qui avait cru aux promesses qui lui avaient été faites pour elle-même, hésite lorsqu’on lui promet que de sa réunion avec l’inférieure doit naître un fils à qui toutes les promesses ont été faites ; connaissant la faiblesse de cette partie inférieure, regardée hors de Dieu, elle doute d’elle, et en même temps du pouvoir divin ; alléguant des raisons prises de la longue expérience de leur faiblesse, impuissance et stérilité. Ces deux parties vivaient contentes dans leurs misères et, ne désirant plus rien, n’espéraient plus rien. C’est l’état du repos en Dieu, qui précède la vie apostolique. Cet Isaac, qu’il faut concevoir, est Jésus-Christ formé dans les âmes ; mais il ne s’enfante que lorsqu’il n’y a plus rien en elles qui puisse fonder une juste espérance de le concevoir. Cet enfant ne se conçoit que dans l’entier désespoir de tout secours naturel, et dans un parfait désintéressement de tous les dons surnaturels ; afin que, comme dit S. Paul, 110 la grandeur de la force ne soit pas attribuée à l’homme, mais à Dieu.
v. 18. Abraham dit au Seigneur : Faites-moi la grâce qu’Ismaël vive devant vous.
v. 20. Dieu repartit : Je vous ai exaucé aussi touchant Ismaël. Je le bénirai et lui donnerai une postérité très-nombreuse. Douze Princes sortiront de lui, et je le rendrai le chef d’un grand peuple.
Abraham, par ces paroles, représente parfaitement bien les âmes de foi qui sont dans une nudité totale. Lorsqu’elles font réflexion sur leur état si pauvre et si délaissé, plut à Dieu, disent-elles, que nous pussions nous employer dans de saintes activités, au lieu de demeurer ainsi inutiles, et que cet Ismaël, qui représente les pratiques multipliées, pût vivre de Dieu seul. Mais Dieu, qui voit cette méprise, assure qu’il a béni cette voie en tout ce qu’il a pu, autant qu’elle en est capable, et qu’elle aura de grands avantages ; toutefois ce ne doit point être celle de son peuple, parce que c’est la voie d’un peuple qui n’est pas ici dégagé de la chair, n’étant pas affranchi du sensible ; et que son peuple doit être en Jésus-Christ. Pour cette raison il laisse venir ceux qui doivent engendrer ce peuple, qui lui est si cher, jusques dans un âge désespéré, afin que ceux qui naîtront d’eux, comme dit S. Jean, ne soient point 111 nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu même.
Comme dans l’Écriture il n’y a pas un mot qui ne soit pour notre instruction, il faut remarquer que toutes les promesses faites pour Ismaël sont bornées et limitées à un certain nombre ; mais celles qui sont faites pour Isaac, qui est la figure de la foi et de l’abandon à Dieu, sont sans bornes ; parce qu’il ne renferme rien moins que Dieu même dans sa postérité. Il n’y a rien qui soit moindre que Dieu qui puisse être la récompense d’une âme de foi ; ainsi qu’il dit lui-même à Abraham : 112 Je suis votre récompense très-abondante.
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v. 1. Le Seigneur apparut à Abraham, lorsqu’il était assis à la porte de sa tente, en la vallée de Mambré, dans la plus grande chaleur du jour.
CE passage marque l’empressement d’une âme pour arrêter Dieu et conserver sa jouissance, lorsqu’elle l’a trouvé dans le repos de la contemplation. Abraham était assis en la vallée de Mambré ; être assis, c’est être en repos ; il faut être en repos afin que Dieu se manifeste ; être en repos dans la vallée de l’humiliation et de l’anéantissement.
v. 2. Ayant levé les yeux, il parut trois hommes proche de lui.
v. 3. Et il dit : Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, ne passez pas la tente de votre serviteur.
Cette âme ne voudrait point laisser aller son Bien-aimé, qui l’honore de sa visite ; elle souhaite au contraire le retenir pour toujours. Dans cet amour qu’elle a pour son Dieu, elle croit que tout est Dieu, et voudrait traiter tout le monde comme Dieu même. C’est alors qu’il se communique tellement à elle qu’elle le trouve en toutes choses. Aussi Abraham traite-t-il ces étrangers qui se présentent à lui comme Dieu seul ; il est si rempli de Dieu qu’il ne peut dire autre chose. Il parle à trois comme à un seul : Seigneur, dit-il ; et : Si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, ne passez pas la tente de votre serviteur. Il en est de même de cette âme ; elle trouve Dieu en tout, et tout lui est Dieu.
v. 6. Abraham entra promptement dans sa tente, et dit à Sara : Pétrissez vite trois mesures de farine, et faites cuire des pains sous la cendre.
v. 7. Il courut en même temps à son troupeau, et prit un veau excellent et fort tendre, qu’il donna à un serviteur, qui se hâta de le faire cuire.
v. 8. Et ayant pris ensuite du beurre et du lait avec le veau qu’il avait fait cuire, il les servait devant eux.
Ceux qui sont dignement touchés de l’amour de Dieu dans la voie passive de la contemplation, ne trouvent rien de difficile quand il s’agit de sa gloire ; rien ne leur coûte pour lui donner des preuves de leur amour ; aussi sont-ils tout avec vitesse et agilité, sans néanmoins interrompre leur repos ; leur libéralité égale leur amour. Tel fut celui de Madeleine 113 chez le lépreux.
v. 9. Après qu’ils eurent mangé, ils lui dirent : Où est Sara votre femme ?
v. 10. Dans un an elle aura un fils ; ce que Sara, ayant entendu, elle en rit derrière la porte de la tente ;
v. 12. Disant en elle-même : Après que je suis devenue vieille et que mon Seigneur est vieux aussi, aurais-je encore ce plaisir ?
Leurs libéralités sont récompensées par l’assurance de l’accomplissement prochain des promesses ; mais ceux qui ne sont pas raffermis en Dieu hésitent, retournant de temps en temps à leurs doutes et à leurs défiances, causées par les réflexions sur leur incapacité et sur leurs faiblesses. Quant à ceux qui sont bien établis en Dieu, ils ne peuvent plus ni hésiter ni douter. Mais ô qu’ils sont rares sur la terre ! Où en trouverons-nous ?
Ce que dit Sara : Étant vieille, 114 m’adonnerai-je à la volupté ? voulant dire qu’elle ne pensait plus à user du mariage, marque qu’elle regardait encore cela en manière humaine, et non en Dieu.
v. 13. Mais le Seigneur dit à Abraham : Pourquoi Sara a-t-elle ri, disant : Comment pourrais-je avoir un enfant étant si vieille ?
v. 14. Y a-t-il rien de difficile à Dieu ?
Abraham, affermi dans l’état d’abandon et de foi, est le père de tous ceux qui y sont entrés après lui. Il ne doute plus ; c’est pourquoi il n’a point de part à la faute de Sara ; il croit devoir 115 espérer contre tout sujet d’espérance. C’est le juste éloge que lui donne Saint Paul. Le Seigneur se plaint à lui de l’hésitation de sa femme, le faisant souvenir que rien n’est impossible à Dieu. C’est de cette manière qu’il se plaît d’exercer la foi et l’abandon, n’accordant les choses que lorsqu’elles sont les plus désespérées. Mais les créatures qui ne sont pas encore entièrement tirées hors d’elles-mêmes, doutent comme Sara, à cause qu’elles regardent les choses du côté de la raison ; au lieu que les âmes de pure soi ne les regardent plus que du côté de Dieu, à qui rien n’est difficile.
v. 19. Sara le nia, et dit : Je n’ai point ri ; parce qu’elle était épouvantée. Cela n’est pas ainsi, dit le Seigneur, car vous avez ri.
Cette créature, subsistant encore en elle-même, étant reprise de son doute, veut se justifier ; et, tâchant de le faire, elle tombe inconsidérément dans le mensonge. Sara sait deux fautes ; l’une, de mentir, et l’autre, que pour s’excuser, elle accuse Dieu ; car s’il n’est pas vrai qu’elle ait ri, elle rejette le mensonge sur le Seigneur même qui l’en reprend. Il en est de même de ces personnes qui s’excusent sans fin ; ils entassent fautes sur fautes dans leurs répliques et hésitations ; et puis, ils rejettent la faute sur Dieu même, l’accusant de cruauté, ou se plaignant qu’il les abandonne et ne fait rien pour eux. Mais l’âme de foi demeure ferme et constante dans toutes ses providences ; et par cette fidélité elle attire les complaisances de Dieu sur elle avec ses plus grandes grâces, ainsi que S. Paul dit 116 que ç’a été par la foi qu’Abraham a été béni.
v. 17. Le Seigneur dit : Pourrais-je celer à Abraham et que je dois faire ;
v. 18. Puisqu’il doit être père d’un peuple si grand et si fort, et qu’en lui seront bénies toutes les nations de la terre ?
Dieu ne saurait rien cacher à son serviteur établi dans la foi nue et reposant en lui. Il ne peut qu’il ne lui découvre ses secrets ; et comme 117 il a l’Esprit de Dieu, aussi connaît-il ce qui se passe dans le cœur de Dieu, et même ce qu’il y a de plus caché dans les consciences, discernant à l’abord leurs états par une odeur secrète et par un goût divin.
v. 20. Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’étend de plus en plus, et leurs péchés sont arrivés jusqu’à leur comble.
v. 21. Je descendrai donc, et je verrai si leurs œuvres sont conformes à ce cri qui est venu jusqu’à moi, pour savoir si cela est ainsi ou s’il ne l’est pas.
Admirons la manière dont Dieu s’y prend pour punir les pécheurs. Il veut lui-même tout examiner ; parce qu’il ne cherche qu’à faire miséricorde ; il en avertit ses amis, afin qu’ils le fléchissent s’il est possible. Mais pour faire des grâces à ses créatures, il les prévient ; et pour récompenser, il n’examine point tant les choses ; parce que sa 118 miséricorde s’élève par-dessus son jugement.
v. 23. Abraham s’approchant dit au Seigneur : Perdrez-vous le juste avec l’impie ?
v. 24. S’il y a cinquante justes dans cette ville, périront-ils avec tous les autres ? Et ne pardonnerez-vous pas plutôt à la ville à cause des cinquante justes, supposé qu’ils s’y trouvent ?
Deux de ces Anges vont à Sodome, et le troisième, qui représentait Dieu, demeure avec Abraham, lequel lui parle toujours comme au Seigneur. On doit ici admirer la manière ardente et efficace avec laquelle les amis de Dieu le prient pour ses ennemis. Ils s’exposent devant lui pour eux, afin d’être leurs avocats. Ils prennent Dieu par les endroits les plus forts et les plus touchants, lui faisant paraître quelques justes, afin qu’en leur considération il pardonne aux criminels. Mais qu’est-ce que si peu de justes parmi tant de coupables ? Cependant s’ils s’y fussent trouvés, ils auraient sauvé la ville. Les serviteurs de Dieu le pressent encore par sa justice même, lui remontrant qu’il n’a jamais fait périr un innocent pour des coupables. Non, ce n’est pas vous, dit Abraham (v. 25.) au Seigneur, qui perdez le juste avec l’impie, ni qui confondez dans une même ruine les bons avec les méchants.
v. 27. Puisque j’ai commencé, je parlerai encore à mon Seigneur, quoique je ne sois que poudre et que cendre.
L’humilité de celui qui prie dans un profond anéantissement, sans rien attendre d’autre part que de la bonté de Dieu, est très-forte devant lui pour obtenir ce qu’elle demande. Aussi Dieu lui promet-il (v. 32.) que s’il se trouve seulement dix justes dans cette ville, il ne la perdra point ; pendant qu’Abraham, admirant la clémence infinie de Dieu, n’ose pas pousser plus avant sa prière, ne doutant point qu’il ne pardonne à Lot et à sa famille.
v. 33. Après que le Seigneur eut cessé de parler à Abraham, il se retira ; et Abraham retourna en son lieu.
Deux choses sont ici remarquables ; l’une, que comme Dieu ne peut rien refuser à ses meilleurs amis, et que d’ailleurs il y a des pécheurs qui sont dans une impénitence finale à cause de leur obstination ; il ne permet pas que ses favoris lui demandent autre chose que ce qu’il peut et veut leur accorder. Ce fut pour cette raison que la prière d’Abraham finit par-là ; et que Dieu, ne lui refusant rien, ne laissa pas d’exercer sa justice sur cette ville impie. L’autre chose à remarquer est que les personnes arrivées à cet état permanent en Dieu ne peuvent prier que comme il veut et selon qu’il les meut lui-même, n’ayant plus d’autres intérêts que les siens. Cela est visible dans Abraham qui, oubliant tout intérêt propre et tout ce qui regarde la chair et le sang, pour délaisser tout à Dieu, ne s’informe pas même de ce que deviendra Lot son Neveu dans la vengeance que Dieu veut prendre de la ville où il demeure, tant il est assuré de la bonté de Dieu et de sa justice. Ses propres intérêts ne lui sont pas plus que ceux des autres, et tout lui est devenu un en Dieu.
Abraham après cette prière retourne en son lieu, qui est le repos en Dieu, où il était avant qu’il vît les trois Anges voyageurs.
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v. 1. Sur le soir deux Anges vinrent à Sodome ; et Lot, qui était assis à la porte de la ville, les voyant, se leva pour aller au-devant deux, et s’abaissant jusqu’en terre les adora.
AU milieu d’une ville aussi corrompue qu’était Sodome, il se trouve un homme qui est dans le repos de la contemplation, et que Dieu délivre de la ruine destinée aux méchants. Lot, dans son repos (car il est assis) marque l’âme contemplative ; et comme, en tant que parent d’Abraham, il est de la race des âmes abandonnées à Dieu ; aussi fait-il ce qu’avait fait Abraham le jour précédent, quoique dans un degré bien inférieur ; car celui-ci était encore assis à la porte de la ville, ce qui marque une contemplation naissante et encore peu éloignée du tumulte de l’action ; mais Abraham, assis à la porte de sa tente, désigne le repos en Dieu, dégagé de tout commerce avec les créatures.
v. 12. Les Anges dirent à Lot : Avez-vous ici quelqu’un de vos proches, un gendre, ou des fils, ou des filles ? Faites sortir de cette ville tous ceux qui vous appartiennent.
Un contemplatif, surtout commençant, a encore quantité de choses qui le lient de commerce avec les créatures, dont il a peine à se défaire. C’est ce qui oblige les Anges à le presser. Mais les paroles ne sont pas assez efficaces ; à cause que les démarches de ces personnes, quoique pleines de feu et d’ardeurs apparentes, sont néanmoins encore lentes et tardives quant à l’exécution, dans laquelle il y a bien des difficultés à surmonter. Il faut que Dieu ou ses Anges les prennent par la main pour les garantir de la chute et de la ruine qui les accablerait s’ils n’en sortaient promptement.
v. 16. Voyant qu’il différait toujours, ils le prirent par la main, à cause que le Seigneur lui pardonnait ; ils prirent aussi sa femme et ses deux filles.
v. 17. Et le conduisant hors de la ville ils lui dirent : Sauvez votre vie ; ne regardez point derrière vous, et ne demeurez pas dans le pays d’alentour ; mais sauvez-vous sur la montagne, de peur que vous ne périssiez avec les autres.
Si Dieu n’en usait de la sorte, ces personnes sont si peu courageuses et encore si faibles et si attachées, qu’elles n’en viendraient jamais à bout. Dieu, voulant les tirer de tout le créé et les conduire par sa providence, leur commande de ne point regarder derrière elles et de ne point s’arrêter. Ce sont là les fautes des personnes de cet état ; ou ils regardent derrière eux, par la réflexion ; ou ils s’arrêtent à quelque chose moindre que Dieu, par quelque réserve. Les Anges conseillent de quitter tout commerce avec la créature, d’aller sur la montagne, qui est le degré le plus élevé de la contemplation.
v. 18. Lot leur répondit :
v. 19. Je ne puis me sauver sur la montagne ; car je crains que le mal ne me surprenne auparavant que je ne meure.
v. 20. Mais il y a ici près une ville où je puis fuir. Elle est petite, elle me sauvera la vie.
Les personnes qui hésitent, craignant leur perte, s’en défendent d’abord, et veulent par des mesures de prudence se mettre en sûreté. Ils proposent une ville, qu’ils choisissent pour s’assurer, c’est-à-dire, une manière de vie où ils puissent se conserver eux-mêmes et se conduire, ne pouvant encore se fier pleinement à Dieu, ni s’abandonner tout à fait à sa providence. On prend même un prétexte spécieux de la petitesse de la ville, comme si l’on disait : J’aime mieux une voie plus basse et plus assurée que ces grands états où il y a plus de danger. On veut encore faire entrer Dieu dans ce dessein comme en l’interrogeant : N’est-elle pas petite cette ville que nous demandons pour notre assurance ? N’est-ce pas la voie de l’humilité qui donnera la vie à mon âme ?
v. 21. L’Ange lui répondit : Je vous ai exaucé en cela ; je ne renverserai pas la ville pour laquelle vous me parlez.
Dieu exauce les prières de ces âmes chancelantes, à cause de leur faiblesse ; et il leur accorde ce qu’elles demandent, même avec miracle. Cela les ravit de joie dans la pensée que cette demande était agréable à Dieu, et avantageuse pour elles ; puisqu’il fait des miracles en leur faveur ; mais c’est tout le contraire, cela n’étant accordé qu’à leur faiblesse.
v. 26. La femme de Lot regarda derrière elle, et elle fut changée en une statue de sel.
L’âme peu avancée entre en réflexion, et regarde derrière elle, contre le commandement de Dieu. Rien n’est si nécessaire dans cette voie que d’aller sans réfléchir ; et Dieu, pour en faire un exemple, change cette femme faible en une statue de sel ; pour faire voir que le sel, que la sagesse, la prudence et la prévoyance propre sont inutiles dans une voie où l’abandon seul et la foi doivent conduire ; et que toutes les mesures que l’on veut prendre par soi-même ne servent qu’à arrêter dans le chemin intérieur, loin de donner quelque moyen d’avancement.
v. 29. Lorsque Dieu détruisait les villes de ce pays-là il se souvint d’Abraham ; et il délivra Lot de la ruine des villes où il avait demeuré.
v. 30. Lot donc se retira sur une montagne avec ses deux files.
Dieu, en faveur du contemplatif parfait, délivre celui qui n’était que commençant du renversement de la ville qu’il avait choisie pour sa demeure. Lot, par ses prières, ou plutôt en considération d’Abraham, est inspiré d’aller sur la montagne, où il habite dans une caverne avec ses deux filles ; c’est la représentation de la solitude du contemplatif.
v. 33. Elles donnèrent du vin à leur père, et le firent boire cette nuit-là.
Il se croit à couvert de tout, ayant avec lui ses deux filles, savoir, le silence et la retraite ; mais il ne voit pas que parce qu’il se confie trop en soi-même, elles seront cause de sa perte ; Dieu le permettant ainsi pour lui faire voir que 119 c’est en vain qu’il pense se garder si Dieu ne le garde lui-même, et pour le porter par-là à l’abandon total où il veut le faire entrer.
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v. 1. Abraham étant allé à Gerara à dessein d’y demeurer quelque temps,
v. 2. Il dit de Sara sa femme : C’est ma sœur. Abimelec donc, Roi de Gerara, envoya quérir Sara, et la fit venir chez lui.
v. 3. Mais Dieu pendant la nuit apparut en songe à Abimelec et lui dit : Vous serez puni de mort si vous touchez à la femme que vous avez enlevée ; parce qu’elle a un Mari.
v. 4. Or Abimelec ne l’avait point touchée. Et il dit : Seigneur, punirez-vous de mort un peuple qui est innocent, étant dans l’ignorance ?
ABRAHAM ne fit point de mensonge, disant que Sara était sa sœur, puisqu’ainsi qu’il l’explique plus bas, elle était véritablement sa sœur, étant fille de son père, quoiqu’elle ne fût pas fille de sa mère ; non pourtant fille immédiatement de Tharé qui était père d’Abraham, mais d’Aram frère d’Abraham. Ainsi Sara était petite fille de Tharé et nièce d’Abraham ; et Abraham pouvait dire qu’elle était sa sœur, puis qu’elle était fille de son aïeul, et que dans l’Écriture le mot de fils ou de fille se prend souvent pour petit-fils ou petite-fille. La faute qu’il semblerait avoir faite serait d’exposer si souvent sa vie et l’honneur de sa femme ; mais outre qu’un homme d’une si grande foi ne fait rien que par un ordre de Dieu particulier, qui le meut à en agir de la sorte, il y a, de plus, que Dieu permettait les choses comme elles sont arrivées, afin de faire voir à tout le monde et la grande foi d’Abraham et la protection toute particulière de Dieu sur ceux qui se confient en lui. L’on dira que si la foi d’Abraham a été grande, et si la conduite de Dieu a été singulière sur lui, il devait lui faire connaître qu’Abimelec ne toucherait point sa femme, quoiqu’il la déclarât telle. À cela il est aisé de répondre qu’outre que c’est là la manière dont Dieu agit ordinairement envers les âmes qu’il conduit par la foi, savoir, de les faire aller et venir comme il veut, sans pourtant leur donner nulle certitude de ce qui doit arriver ; qu’il le fait pour exercer d’autant plus leur foi et leur abandon qu’il leur découvre moins ses desseins ; c’est que Dieu voulait signaler sa protection sur ceux qui s’abandonnent à lui sans réserve, et se déclarer en leur faveur d’une manière éclatante, qui peut durant tous les siècles servir d’exemple aux âmes de foi et animer leur confiance.
v. 5. – J’ai fait cela avec un cœur simple et des mains pures.
v. 6. Dieu lui dit : Je sais que vous en avez agi avec un cœur simple ; c’est pourquoi je vous ai conservé afin que vous ne péchassiez pas contre moi ; et je ne vous ai pas permis de la toucher.
Il est certain que bien des gens se persuadent de n’être pas coupables à cause de leur ignorance ; et néanmoins ils le sont véritablement. Car pour empêcher le péché, il faut deux choses, l’ignorance et la simplicité de cœur ; la dernière est la plus nécessaire. C’est pourquoi Dieu dit à Abimelec qu’il n’a pas permis qu’il ait péché contre lui à cause de la simplicité de son cœur. Dieu ferait plutôt incessamment des miracles que de permettre qu’une personne qui irait à lui en simplicité l’offensât dans son ignorance, non seulement de péchés d’esprit, mais même des matériels, selon qu’il est ajouté : Je ne vous ai pas permis de la toucher. Mais il arrive d’ordinaire que ceux qui pèchent par ignorance ont le cœur corrompu par d’autres péchés qu’ils commettent avec connaissance ; c’est pourquoi, n’ayant point de simplicité de cœur et ayant au contraire le cœur corrompu en toutes choses, ils pèchent même dans les choses qu’ils ignorent être péché, à raison de la dépravation de leur cœur. D’où l’on peut inférer combien la droiture et la simplicité de cœur nous est avantageuse. C’est ce que Dieu demande le plus de nous. C’est la simplicité qui rend le cœur pur et droit ; et tel qui paraît faire des fautes n’en fait point, à cause de la simplicité de son cœur ; pendant que ceux qui paraissent justes au dehors pèchent à cause de l’artifice et de la duplicité avec laquelle ils agissent, et qui est la source de l’hypocrisie.
v. 6. Il appela ensuite Abraham et lui dit : Pourquoi nous avez-vous traité de la sorte ? Quel mal vous avions-nous fait pour me rendre ainsi, moi et mon royaume, coupable d’un grand péché ?
v. 11. Abraham répondit : J’ai dit en moi-même ; il n’y a point de crainte de Dieu en ce pays-ci, et ils me tueront à cause de ma femme.
v. 12. D’ailleurs elle est véritablement ma sœur, étant fille de mon père, quoiqu’elle ne soit pas fille de ma mère.
Le reproche qu’Abimelec fait à Abraham fait voir l’innocence et la simplicité de cœur de ce Roi, et la crainte qu’il avait de déplaire à Dieu, laquelle obligea le Seigneur de faire un double miracle pour sauver l’honneur de Sara et garantir ce Prince du crime. J’ai rapporté ces passages à dessein, pour faire voir la fidélité de Dieu envers ses petites créatures, lorsqu’elles veulent bien s’en fier à lui et s’abandonner à ses soins, conservant toujours un désir sincère de lui plaire et une aversion véritable du péché.
v. 16. Il dit ensuite à Sara : J’ai donné mille pièces d’argent à votre frère, afin que vous ayez toujours un voile sur les yeux devant tous ceux avec qui vous serez et en quelque lieu que vous alliez ; et souvenez-vous que vous avez été prise.
La beauté, quelque chaste qu’elle soit, peut être violée, si elle n’a pas une sainte pudeur qui la porte à se cacher. Une femme aussi sainte que Sara eut besoin d’avertissement sur ce point pour avoir affecté de paraître fille, et non femme mariée ; et un Prince le lui donna sagement, quoique dans un siècle où Dieu n’avait point encore fait écrire sa loi, laquelle ne devait être gravée que dans les cœurs. Combien plus de semblables avis sont-ils nécessaires à des femmes Chrétiennes, qui se laissent séduire par la vanité du siècle ? Et combien les guides des âmes doivent-ils être forts et inflexibles à reprendre les immodesties et nudités qui scandalisent si fort l’Église ? Il ne suffit pas d’avoir le cœur pur ; il faut que la modestie extérieure empêche les péchés que les autres feraient à cause d’une beauté trop exposée, quoique celle en qui elle réside ait le cœur éloigné du crime. Le voile qu’Abimelec donna à Sara, est d’une extrême instruction pour les femmes Chrétiennes, qui devraient toujours aller voilées, particulièrement aux Églises. C’est le conseil 120 de S. Paul. L’on ne saurait trop avoir de réserve sur cet article ; car l’extérieur est souvent un signe de la corruption ou de la pureté du cœur.
Ce voile a encore un sens mystique tout divin. C’est que Dieu fit donner un voile à Sara, qui était la femme de son temps la plus favorisée de Dieu, pour apprendre deux choses aux personnes intérieures ; l’une, qu’ils doivent conserver les dons de Dieu sous le voile du silence et de la retraite ; l’autre, que Dieu, se sert de la foi nue comme d’un voile pour couvrir les dons et les faveurs qu’il fait aux âmes, et les tenir en assurance, quand il croit que ses grâces les exposent à être prises dans le piège du démon par la vanité. C’est pourquoi Abimelec, en donnant à Sara de quoi s’acheter un voile, lui dit : Souvenez-vous que vous avez été prise. Depuis ce temps-là, il n’y eut plus de danger pour Sara ; comme il n’y en a plus pour une âme lorsque la foi nue lui est communiquée. C’est là sa sûre garde ; parce que lui cachant ses grâces et ses vertus, elle la tient hors de danger d’y prendre quelque vaine complaisance, et conséquemment de donner par-là entrée à sa ruine.
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v. 1. Le Seigneur visita Sara, comme il l’avait promis, et il accomplit sa parole.
v. 2. Car elle conçut et enfanta un fils dans sa vieillesse au même temps que Dieu le lui avait prédit.
VOILÀ l’accomplissement des promesses de Dieu, dans le temps qu’il a marqué ; et non toujours selon nos vues. La véritable vie intérieure est engendrée par la foi, signifiée par Abraham ; et elle est enfantée par l’abandon, désigné par Sara. Abraham est donc le père de tous les intérieurs ; parce qu’il est 121 le père de tous ceux qui croient, selon S. Paul ; et que la vie intérieure et mystique tire son origine de la foi.
v. 3. Abraham donna le nom d’Isaac à son fils qui lui était né de Sara.
v. 4. Et il le circoncit le huitième jour, ainsi que Dieu le lui avait commandé.
v. 7. – Sara le nourrit de son lait.
Cet enfant intérieur n’est pas plutôt né que la foi commence à le purifier, par le retranchement ; devant que la confiance et l’abandon le soutiennent de leur lait.
v. 8. L’enfant crut, et on le sevra ; et Abraham fit un grand festin, au jour qu’il fut sevré.
Lorsque cet intérieur naissant a été quelque temps soutenu du doux lait de la confiance sensible, il en est sevré quant à l’écoulement savoureux qui faisait les délices de son enfance spirituelle, pour ne l’avoir plus qu’en substance. Il ne peut qu’il n’en souffre de la douleur ; mais la foi en a de la joie et en fait une fête solennelle, à cause que ce premier dépouillement fait croître l’enfant et l’avancer en âge dans la vie spirituelle.
v. 9. Sara, ayant vu le fils d’Agar Égyptienne se jouer avec Isaac son fils, dit à Abraham :
v. 10. Chassez cette servante avec son fils ; car le fils d’une servante ne sera point héritier avec mon fils Isaac.
Lorsque l’abandon voit ce petit intérieur nouvellement sevré des douceurs et du lait de la vie spirituelle, qui va chercher du divertissement avec la vie active et multipliée, alors il dit à la foi : Chassez entièrement tout ce qui reste de méthode particulière et de multiplicité ; et que mon fils n’ait nul commerce avec ceux qui s’y attachent sans vouloir passer outre ; car étant 122 esclaves de leurs propres inventions, ils n’hériteront jamais de Dieu seul, qui est l’héritage réservé au libre, qui est mon fils, et que je conduirai droit à Dieu par mon abandon total, afin qu’il trouve en lui seul son partage éternel.
v. 11. Cela parut dur à Abraham, à cause de son fils.
Abraham voudrait conserver dans sa maison ce fils multiplié, parce qu’il est aussi fils de la foi ; mais il est le fils de la foi d’une manière comprise, possédée et mêlée de beaucoup de propriété ; et non d’une manière spirituelle, imperceptible, et perdue en Dieu.
v. 12. Mais Dieu lui dit : Écoutez Sara dans tout ce qu’elle vous dira ; parce que c’est d’Isaac que doit sortir votre race.
v. 13. Je ne laisserai pas néanmoins de rendre le fils de votre servante chef d’un grand peuple.
Dieu sait entendre à la foi qu’elle doit abandonner ce fils, qui est beaucoup dans la nature, et faire aveuglement tout ce que l’abandon lui fera faire. Il lui déclare que ce doit être là la règle de sa maison ; parce que c’est du fils d’abandon et de foi que doit sortir sa race.
Pour cette raison lorsque l’Écriture parle d’Ismaël, elle le sépare d’Abraham, disant, qu’il sera père d’un grand peuple ; mais lorsqu’elle parle d’Isaac, elle assure qu’en lui Abraham sera père d’une nation innombrable, faisant voir que c’est par ce seul fils de l’abandon à l’aveugle que la foi peut établir sa postérité.
v. 14. Abraham se leva du matin ; et prenant un pain et un vaisseau plein d’eau, il le mit sur l’épaule d’Agar et lui donna l’enfant avec son congé. Étant sortie, elle errait dans la solitude de Bersabée.
La foi se contente de donner des provisions à la vie multipliée ; car elle ne s’en peut passer ; et ces provisions sont du pain et de l’eau, du soutien et de la nourriture, et quelque écoulement de grâce sensible, afin qu’elle puisse marcher ; mais sitôt que l’eau vient à manquer, qui est son soutien, c’est-à-dire la douceur de la grâce, elle perd courage. Agar et son fils allaient errants dans un désert ; c’est que les multipliés n’ont jamais une voie fixe et droite, comme l’ont ceux qui marchent par la simplicité et par l’abandon. Ils vont errants de lieu en lieu, de sujet en sujet, de voie en voie ; et sitôt que l’eau de la grâce sensible leur manque, ils tombent dans le découragement, cessent de marcher, et s’arrêtent tout court.
v. 15. L’eau qui était dans le vaisseau ayant manqué, elle laissa son fils couché sous un des arbres qui étaient là.
v. 16. Et s’éloignant de lui d’un trait d’arc, elle s’assit en un endroit, disant : Je ne verrai point mourir l’enfant ; et élevant sa voix, elle pleura.
Elle laisse sous un arbre son fils, c’est-à-dire toute son espérance dans les choses de la terre ; et puis, s’en éloignant, elle pleure la perte qu’elle croit avoir faite de toutes ses productions. Faut-il, dit-elle, que je voie périr ce que j’ai produit avec tant de peine ? Mais comme l’affliction de ces âmes les fait retourner à Dieu, elles crient à lui et elles s’asseyent ; ce qui veut dire qu’étant lasses de leurs inquiétudes et gémissements, elles demeurent un peu en repos ; alors Dieu ne manque point de leur envoyer de nouvelles grâces et douceurs, afin de les soutenir et de leur faire poursuivre leur chemin ; sans quoi elles abandonneraient tout.
v. 17. Dieu ouït la voix de l’enfant. –
v. 19. Et en même temps il ouvrit les yeux à Agar, laquelle, ayant aperçu un puits, s’y en alla et y remplit son vaisseau, et donna à boire à l’enfant.
v. 20. Dieu demeura avec lui ; il crût et habita dans les déserts, et devint un jeune homme habile à tirer de l’arc.
Que le Seigneur écoute la voix de l’enfant, c’est se souvenir du bien que cette âme multipliée a tâché de faire, et la consoler par la compassion qu’il a de sa faiblesse. Il lui fait trouver de l’eau ; car tout se fait en ces personnes par activité ; aussi n’ont-elles que de l’eau terrestre, et il faut qu’elles l’aillent quérir elles-mêmes et portent leur provision. C’est ce que sont ceux qui se chargent et se remplissent de pratiques, de provisions et de beaucoup de pensées. Dieu ne laisse pas d’agréer leurs petits soins et d’être avec eux ; mais il les dresse pour la guerre, et leur industrie a beaucoup de part en tout ce qu’ils sont. Ils vivent de ce qu’ils prennent ou par le travail ou dans le combat ; rien ne peut mieux marquer sa vie active que tout cela.
v. 33. Mais Abraham planta un bois à Bersabée, et il invoqua en ce lieu-là le nom du Seigneur Dieu éternel.
v. 34. Et il demeura longtemps comme étranger au pays des Philistins.
Abraham, père des croyants et l’homme de la plus grande foi qui fut jamais, invoqua le nom de Dieu en tous lieux ; parce que comme il était dans une prière continuelle, il laissait partout des marques de son invocation, de sa prière, et de son sacrifice. L’Écriture appelle ici le Seigneur Dieu éternel, pour nous donner à entendre qu’étant toujours Dieu, il doit être toujours adoré, prié et invoqué comme Dieu ; et qu’ainsi notre culte et notre prière doit devenir éternelle. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit lui-même 123 qu’il faut toujours prier et ne se point relâcher. Et S. Paul veut 124 que l’on prie sans cesse. C’est le seul état de foi qui peut rendre la prière continuelle.
Dieu exige encore une autre chose des âmes de foi, qui est qu’elles soient comme étrangères sur la terre, en sorte que ne s’arrêtant à chose au monde de créé, soit corporel, soit spirituel, elles aillent droit à Dieu. Et c’est pour nous être une figure du dégagement où la foi met l’âme qu’Abraham demeure de cette sorte étranger sur la terre, n’ayant point de séjour fixe. Dieu ne demande pas cet extérieur de toutes les âmes de foi, quoiqu’il l’exige de quelques-unes qu’il veut rendre vrais enfants d’Abraham. Mais quant à l’intérieur, il le veut de toutes les personnes qui sont conduites par la foi et l’abandon ; sans quoi leur état ne serait pas véritable, mais imaginaire. Les autres âmes conduites par les dons, et non par la foi aveugle, s’établissent chez elles-mêmes, et y sont fort en repos et fort contentes ; mais les âmes de foi n’ont nul repos qu’elles ne se soient entièrement quittées elles-mêmes, sortant, comme d’autres Abrahams, de leurs pays, du lieu de leur parenté, pour aller dans une autre terre, qui est Dieu ; se quittant entièrement elles-mêmes pour se perdre dans leur Créateur ; et allant incessamment sans se reposer, jusqu’à ce qu’elles soient retournées dans le lieu de leur origine, selon la promesse qui leur en a été faite sitôt que la foi s’est emparée de leurs cœurs. Car dès qu’elle s’en est saisie, elle ne laisse plus prendre à ces cœurs-là aucun repos, ni dans eux-mêmes, ni dans rien de créé ; et elle leur fait comprendre que pour eux tout se doit prendre hors d’eux-mêmes, et que s’ils sont fidèles à suivre la foi, quelque dure qu’elle leur paraisse, ils ne manqueront pas d’arriver.
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v. 1. Après cela Dieu tenta Abraham, et lui dit :
v. 2. Prenez Isaac votre fils unique, qui vous est si cher, et allez en la terre de vision pour me l’offrir en holocauste sur une des montagnes que je vous montrerai.
DIEU tente Abraham pour faire la dernière épreuve de sa foi et la pousser jusques au bout dans la nudité totale et dans le dépouillement de tous les appuis ; non seulement des appuis humains, dont il l’avait déjà dépouillé autrefois, se faisant sortir de son pays ; mais aussi des appuis pris en Dieu même et dans tous ses bienfaits et sur toutes ses promesses. Il n’épargne rien ; et pour rendre la chose plus dure et cette foi plus magnanime, pour éprouver et épurer son amour et le défaire de tout intérêt propre et de toute amitié étrangère, quoique la plus légitime, il lui dit : Prenez votre fils ; ce mot est bien doux ; non seulement votre fils, mais votre fils unique ; combien donc lui devait-il être cher ? Il poursuit : Votre fils que vous aimez si tendrement ; pour faire servir son amour même à sa plus vive douleur. Il le lui nomme par son nom, Isaac ; lui mettant toutes les douceurs de cette aimable victime devant les yeux, afin de lui faire d’autant plus concevoir la grandeur de sa perte et la lui rendre plus sensible. Puis il ajoute : Venez me le sacrifier sur une montagne éloignée. N’est-ce pas afin que la longueur du chemin éprouve davantage sa foi ? Isaac, qui a toujours représenté la vie passive, ou la contemplation, doit périr ; il faut encore que la foi sacrifie cette vie, et qu’elle lui donne le coup de la mort, afin qu’il ne reste plus rien qui puisse empêcher la perte totale en Dieu.
Mais loin qu’une tentation si dure ralentisse la foi de ce Patriarche, elle reprend même une nouvelle vigueur ; et quoique ce commandement si surprenant qui lui est fait soit contraire à celui que Dieu avait fait à tout le monde, de ne point répandre le sang humain, et qu’il dût lui faire horreur selon la raison, dans la crainte de commettre un parricide ; la foi néanmoins dévore tout cela ; et se fiant à Dieu au-dessus de la raison et de la foi, elle se met en devoir d’exécuter ce qui lui a été commandé. Par 125 cette foi incomparable, Abraham offrit son Isaac, quoiqu’il eût reçu les promesses pour lui et qu’il sût son fils unique ; et il l’offrit depuis que Dieu lui eut dit que ce serait d’Isaac que sortiraient ses descendants ; mais il pensait en lui-même que Dieu le pouvait bien ressusciter ; c’est pourquoi il lui fut rendu comme une figure mystérieuse. C’est ainsi que S. Paul relève la grandeur de ce sacrifice.
C’est par ces sobres excès que Dieu éprouve quelquefois la grandeur de la foi de ceux qui lui sont parfaitement abandonnés. La vie active perd courage pour peu de chose ; pour un défaut d’eau de grâce sensible, elle s’afflige et s’arrête ; mais la foi ne peut être ébranlée par la perte même de ce qu’elle a de plus cher ; il faut qu’elle s’immole elle-même, pendant que l’activité se désole de perdre ses productions. Cette différence entre ces deux voies est très-réelle, et elle ne saurait être mieux expliquée que par ces endroits de l’Écriture où l’on peut voir par la différence de ces deux courages la distinction de ces deux voies, ainsi qu’on le peut remarquer dans la suite de toute l’histoire d’Abraham, d’Agar, d’Isaac, et d’Ismaël.
v. 3. Abraham donc, se levant lorsqu’il était encore nuit, prépara son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs, et Isaac son fils ; et ayant coupé le bois nécessaire pour l’holocauste, il s’en alla au lieu où Dieu lui avait commandé d’aller.
Ô promptitude surprenante d’Abraham, ou de la foi, pour obéir ! Il n’attend pas que le jour soit venu ; il part lorsqu’il est encore nuit. La nuit marque également et sa diligence et l’obscurité de sa foi, dénuée de toutes lumières et de tous témoignages ; elle dispose de tout elle-même ; elle se fait bien accompagner de quelques serviteurs, mais elle ne s’en fait pas aider. Elle prépare le bois nécessaire pour le sacrifice, afin qu’il ne reste aucun prétexte d’éluder l’obéissance, quoique dans un point que la raison aurait pu regarder comme suspect par bien des endroits. Ô fidélité et générosité de la foi ! C’est bien avec raison qu’elle est l’origine et la source d’un grand peuple et d’une multitude innombrable de Saints d’autant plus admirables devant Dieu qu’ils sont plus cachés aux hommes.
v. 4. Le troisième jour, levant les yeux en haut, il vit le lieu de loin.
Ô admirable persévérance de la foi nue et exempte de réflexions et de retours, qu’un si long chemin ne put faire chanceler, non plus que la présence d’un si aimable fils, dont il fallait qu’Abraham fût l’innocent parricide ! Toutes les raisons naturelles et divines ne devaient-elles pas l’empêcher de poursuivre ce chemin et le faire retourner en arrière ; la crainte d’être trompé, de se méprendre, de commettre un crime envers Dieu et une cruauté envers un fils si cher ? Mais, que la foi nue est bien éloignée de ces raisonnements ! Elle ne les regarde pas même, elle n’a plus d’yeux pour se regarder. Le seul commandement de Dieu lui suffit, et il lui suffit de croire qu’il l’a commandé, sans même examiner si elle le croit ou non ; elle n’a que des oreilles pour entendre. Ô foi 126 qui transportes les montagnes, tu fais faire des choses encore plus impossibles !
v. 5. Il dit à ses serviteurs : Attendez-moi ici avec l’âne ; nous ne ferons qu’aller jusques là mon fils et moi ; et après avoir adoré, nous reviendrons à vous.
Il ne mène point ses serviteurs sur la montagne qui doit être le lieu du sacrifice ; ils étaient trop incapables de cela, et ils s’en seraient scandalisés. Qu’on ne découvre point les secrets de l’intérieur à ceux qui ne servent encore Dieu qu’en mercenaires. Les voies de la plus pure foi se peuvent confier à ceux qui, comme ses amis, le servent déjà sans intérêt ; mais les extrêmes abandons ne sont que pour les enfants, qui comme des Isaacs méritent d’apprendre des sacrifices qui ont Dieu pour auteur, et dont ils doivent être les victimes. Peut-être aussi Abraham laissa-t-il ses serviteurs, de peur que par une fausse pitié ils ne troublassent ou empêchassent l’exécution de ce généreux et, en apparence, téméraire dessein.
v. 6. Abraham, ayant pris le bois pour l’holocauste, en chargea son fils Isaac ; et portant en ses mains le feu et le couteau, ils allaient ainsi ensemble.
Que doit-on ici admirer, ou la dureté de la foi, impitoyable à charger cette pauvre victime, ou bien la générosité de cette âme à accepter la croix qui doit consommer son sacrifice, ce qui est représenté si naïvement par le bois qu’on lui fait porter ? La foi, la croix et l’holocauste vont de compagnie, et marchent de concert pour conduire la victime au supplice.
Il faut que le feu et le couteau soient unis pour l’immoler et la réduire en cendres. Ô admirable figure de l’intérieur, soutenue par la parole de Jésus-Christ ! 127 Je suis, dit-il, venu apporter le feu sur la terre ; et que veux-je sinon qu’il brûle ? Et de plus : 128 Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Il faut que le couteau tue et que le feu brûle ; et c’est la foi nue qui fait en l’âme tous ces dégâts.
v. 7. Isaac dit à son père : Voilà le feu et le bois ; mais où est la victime pour l’holocauste ?
Cette demande d’Isaac marque l’ignorance dans laquelle la foi conduit l’âme, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée au lieu du supplice. La réponse d’Abraham exprime l’abandon à la providence, qui accompagne la foi ; et la docilité d’Isaac à ne plus s’informer de rien désigne la fidélité de l’âme à se laisser conduire aveuglément par la foi et par l’abandon. Mais ce serait peu à cette âme généreuse, à cette innocente victime, de se laisser conduire de la sorte dans l’obscurité, si lorsqu’elle voit sa mort prochaine et sa perte inévitable, elle changeait de conduite.
v. 8. Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira d’une victime pour son holocauste.
v. 9. Étant arrivé au lieu que Dieu lui avait montré, Abraham dressa un Autel, rangea le bois, lia et mit son fils Isaac sur le bois qu’il avait rangé.
Il faut que la chère victime se laisse attacher à la croix par les liens de la foi ; il faut qu’elle baisse le cou sous le couteau sans hésiter ni se plaindre. Tout ceci se passe dans un grand silence et dans une mort profonde, qui ne permet pas le moindre soulagement à la nature, non pas même un seul soupir ni une plainte. Ô véritablement, quoique la mort naturelle d’Isaac ne s’ensuivit pas alors, sa mort mystique fut certainement achevée, tout espoir lui ayant été arraché, et toute volonté de vie ayant été éteinte en lui. L’extinction de la propre vie, pour ne plus vivre qu’en Dieu, fut le juste prix de ce grand sacrifice qu’il avait accepté de tout son cœur. Aussi la mort du bélier fut-elle la figure de la mort mystique ou mystérieuse, représentée en Isaac ; puisque ce fut réellement une mort mystique et mystérieuse, tant de la part d’Isaac par rapport à Jésus-Christ que du côté du bélier qui mourut pour Isaac.
v. 10. Il prit le couteau à la main ; et comme il étendait le bras pour immoler son fils,
v. 11. L’Ange du Seigneur lui cria du ciel : Abraham, Abraham. Il répondit : Me voici.
v. 12. L’Ange ajouta : Ne portez point la main sur l’enfant, et ne lui faites point de mal. Je connais maintenant que vous craignez Dieu, puisque pour m’obéir, vous n’avez pas épargné votre fils unique.
Le sacrifice fut aussi entier de la part de la foi ; car Abraham, levant le bras, avait une volonté sincère d’immoler ce fils si cher. La manière, et le temps dont Dieu se servit pour empêcher l’exécution de cet étrange dessein sont admirables pour faire voir la conduite qu’il tient sur les âmes de ce degré. Premièrement, il attend l’extrémité pour les secourir ; parce qu’il n’y a plus pour elles ni témoignage ni assurance, mais seulement le moment divin, qui ne fait arriver ni connaître les choses que dans l’instant qu’elles se doivent exécuter, et non plus tôt. Secondement, il les fait marcher par là même dans une perte entière ; et pour les arracher à tout ce qui est distinct, il ne leur fait connaître les choses que lorsqu’elles arrivent.
C’est aussi pour éprouver la pureté de leur amour, qui ne craint point de tout perdre pour faire la volonté de Dieu, jusqu’à commettre des crimes apparents par un excès d’abandon et de confiance à sa sagesse et à son pouvoir. Cette promptitude de Dieu à secourir les âmes d’abandon et de foi dans l’extrémité du besoin, augmente leur abandon et leur foi ; et cet abandon et cette foi sont que la Providence redouble ses soins sur ces personnes qui lui sont si délaissées ; aussi sont-ce là véritablement les âmes de la Providence.
v. 13. Abraham, levant les yeux, aperçut derrière lui un bélier arrêté par les cornes à un buisson ; et l’ayant pris, il l’offrit en holocauste au lieu de son fils.
Dieu souvent fait semblant de vouloir que tout soit sacrifié, quoique dans l’exécution il se contente de la moindre partie, ainsi qu’il accepte le bélier au lieu d’Isaac.
v. 15. L’Ange du Seigneur appela Abraham du ciel pour la seconde fois et il lui dit :
v. 16. Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que puisque vous avez fait cette action et que pour l’amour de moi vous n’avez point épargné votre fils unique.
v. 17. Je vous bénirai et multiplierai votre race comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le rivage de la mer ; et votre postérité possédera les portes de ses ennemis.
Dieu ne tarde pas de récompenser ce sacrifice si généreux de son serviteur. Et comme cette mort mystique a été achevée par la mort réelle et par la destruction de la victime, le bélier, qui en a été la figure, ayant été anéanti et réduit en cendres ; aussi Dieu fait-il à ce fidèle ami de nouvelles faveurs, et beaucoup plus grandes que les premières. Il faut remarquer que depuis qu’il a été parlé d’immolation et de sacrifice, toutes les promesses ont cessé, et l’Écriture ne dit rien qui en approche ; au contraire, ces saints Patriarches marchaient en mort ; et par cette immolation même, toutes les promesses qui leur avaient été faites paraissaient vaines et inutiles, puisqu’ils voyaient que tout allait être détruit pour eux ; mais la foi nue n’a plus de regard ni sur les biens et sur les faveurs passées, ni sur ce qu’on lui a promis ; si elle s’en souvient, ce souvenir augmente sa mort ; parce que l’âme ne peut les voir en elle ni y rien prendre pour soi. Mais sitôt que le sacrifice est achevé et que l’âme est anéantie, Dieu lui rend tous ses biens, et beaucoup plus qu’elle n’en avait eu ; mais bien d’une autre manière ; car elle ne les a plus en propriété et elle ne les regarde plus comme siens, mais comme étant à Dieu et en Dieu.
Lorsqu’il est dit à Abraham que sa race possédera les portes de ses ennemis, c’est pour signifier que l’âme, qui autrefois avait des ennemis qui lui étaient extrêmement contraires et cruels, se trouve par son anéantissement si fort au-dessus d’eux, qu’elle les domine et les tient assujettis et comme emprisonnés ; car posséder les portes du lieu où l’ennemi est enfermé, c’est le tenir prisonnier et en être devenu maître. Aussi ces aines ne sauraient plus craindre le démon depuis que Dieu, à qui elles se sont abandonnées sans réserve par un amour généreux, le leur a assujetti.
v. 18. Toutes les Nations seront bénies par celui qui sortira de vous, parce que vous avez obéi à ma voix.
Ceci exprime les biens inconcevables que Dieu fait à d’autres en considération de ces personnes qui lui sont si fort abandonnées. L’un des plus grands est de se servir d’elles pour former Jésus-Christ dans les cœurs ; car c’est par lui que toutes les nations saintes sont bénies. C’est pourquoi, comme remarque St. Paul 129, lorsque Dieu a fait ses promesses à Abraham et à son fils, il ne dit pas, à vos fils, comme s’il parlait de plusieurs ; mais à votre fils, comme parlant d’un seul, qui est Jésus-Christ.
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v. 1. Sara ayant vécu cent vingt-sept ans.
v. 2. Elle mourut dans la ville d’Arbé. Abraham la pleura et en fit le deuil.
APRÈS que la foi et l’abandon ont opéré la mort mystique, il faut encore perdre ce même abandon ; il faut qu’il meure, non quant à ce qu’il y a en lui de réel, qui est même d’autant plus parfait que plus il est caché en Dieu ; mais quant à ce qu’il avait d’aperçu, et quant à la facilité d’en produire des actes ; car cela étant encore un obstacle à l’anéantissement, il faut qu’il soit enlevé. C’est donc ainsi que meurt l’abandon, représenté par Sara, c’est-à-dire que cette âme, à force de s’être abandonnée, perd tout pouvoir de s’abandonner davantage ; parce qu’elle entre en Dieu, où elle demeure dans le délaissement total, et où l’abandon, qui l’avait aidée jusqu’ici à y entrer, la laisse. Il en coûte quelques larmes, voyant qu’on ne peut plus s’abandonner ; car on prend cela pour un signe plus certain de sa perte ; mais lorsqu’on est établi dans le délaissement et dans la perte en Dieu, la peine cesse, et l’abandon qui ne s’aperçoit plus est plus pur qu’il ne fut jamais.
v. 3. Abraham dit aux enfants de Heth :
v. 4. Je suis avec vous comme un étranger et un voyageur ; donnez-moi comme à l’un de vous droit de sépulture, afin que j’enterre le corps de celle qui m’est morte.
v. 5. Les enfants de Heth lui répondirent :
v. 6. Seigneur, écoutez-nous ; vous êtes comme un Prince de Dieu parmi nous ; choisissez de nos sépulcres celui qu’il vous plaira.
Il y a des Princes de Dieu, et il y a des Princes du siècle. Ceux du siècle n’ont d’autorité que dans leurs états, et encore pour l’ordinaire sont-ils esclaves de ceux qu’ils dominent ; puisque sans eux ils ne peuvent ni subsister, ni se défendre, ni rien entreprendre ; mais les Princes de Dieu, qui comme ses enfants sont entrés dans sa liberté, sont souverains et puissants dans le lieu même de leur exil. Ils dominent tout le monde et ne sont dominés de personne. Ils sont comme étrangers avec les hommes ; mais ils sont indépendants des mêmes hommes, et ont une certaine autorité et une gravité qui surprend et qui oblige ceux qui les voient et qui ne comprennent pas ce mystère, à les envisager avec respect. C’est qu’ils portent le caractère de la Divinité, comme les Princes portent les marques de leur autorité humaine. Abraham, que l’excès de sa foi rendait étranger et errant dans le monde, afin qu’il n’eût point d’autre patrie que le ciel ; qui quitta ses possessions héréditaires dans sa patrie afin que Dieu devînt lui-même son héritage ; Abraham, dis-je, est Prince souverain dans tous les lieux où il habite. Son indépendance se fait connaître en toutes occasions. Il enrichit tout le monde, et il ne reçoit rien de personne, comme il dit 130 au Roi de Sodome ; il ne sera pas dit qu’aucun ait enrichi Abraham. Ô que celui qui a Dieu seul pour son partage est riche ! C’est le propre de la foi d’appauvrir pour enrichir, et de dépouiller de tout, afin que Dieu seul soit notre richesse. David avait éprouvé cet heureux état de la foi dénuée lorsqu’il disait : 131 Le Seigneur est la portion de mon héritage ; ajoutant ensuite : Le sort qui m’est tombé est très-excellent, et mon héritage m’est très-avantageux.
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C H A P I T R E X X I V.
v. 1. Abraham était vieux, et déjà fort avancé en âge, et le Seigneur l’avait béni en toutes choses.
v. 2. Il dit donc au plus ancien de ses domestiques :
v. 3. Jurez-moi par le Seigneur, le Dieu du ciel et de la terre, que vous ne prendrez aucune des filles des Cananéens parmi lesquelles j’habite, pour la faire épouser à mon fils ;
v. 4. Mais que vous irez en mon pays et chez mes parents, afin d’y prendre une femme à mon fils.
CET endroit marque la persévérance de la foi, et comme depuis qu’elle a établi l’âme en Dieu, elle lui attire toutes sortes de bénédictions. Car l’âme unie essentiellement à Dieu est comblée en Dieu même de toutes sortes de biens ; et comme la seule foi peut conduire l’âme en Dieu même, c’est par elle que l’âme est bénie en toute chose. Mais cette bénédiction si ample ne lui est accordée que lorsqu’elle est déjà très-ancienne, je veux dire dans sa consommation.
Le pays des Cananéens est la figure du monde corrompu. Ce n’est pas là où la foi s’allie jamais ; elle aime à s’allier avec les gens qui craignent Dieu, quoiqu’ils soient en voie multipliée ; espérant que comme ils sont déjà quittes du péché, elle pourra plus aisément les réduire à son unité. Elle appelle pour cela tous les anciens serviteurs qu’elle eut. Le plus ancien serviteur de la foi c’est la prudence, qui est le premier domestique fidèle qui lui sert dans son chemin, et qui cependant à la suite lui deviendrait très-incommode si elle ne le savait pas changer, comme il sera dit dans la suite. Ce domestique est le plus ancien et le plus nécessaire à la foi dans son commencement, parce qu’il la porte à s’abandonner à Dieu par une sainte prudence, laquelle fait que voyant ses affaires mal entre ses propres mains, on les remet entre les mains de Dieu par un abandon total. C’est cette prudence qui, selon le Sage, 132 est la science des Saints ; ce doit être là l’office d’une véritable prudence. La foi, cependant, voyant que la prudence qui lui a été si utile en ce point nuit extrêmement lorsqu’après qu’on s’est abandonné à Dieu, elle veut se joindre à la prévoyance humaine, l’appelle en la personne d’Eliezer, et lui fait jurer qu’il n’alliera jamais la vie intérieure déjà avancée avec le monde ; ce qui ne se pourrait sans faire le plus détestable de tous les mélanges ; mais qu’elle ira dans le pays des enfants ; vous serez mon royaume sacerdotal, et la nation sainte qui me sera consacrée. Sur quoi la prudence jure à la foi de ne retirer jamais l’âme abandonnée, de sa voie.
v. 10. Le serviteur prit dix chameaux du troupeau de son maître, et porta avec lui de tous ses biens. Et étant parti, il alla en Mésopotamie, en la ville de Nachor.
Il charge dix chameaux, qui représentent les dix commandements de la loi qui doivent être donnés à Moïse, et qui s’observent intérieurement par les mystiques d’une manière beaucoup plus parfaite que n’est l’extérieure, exprimée simplement par la lettre. Il les charge de tous les biens de son maître, c’est-à-dire d’un grand surcroît de grâces que cette voie lui avait attirées ; en sorte que l’amour, la foi, la confiance, et toutes les vertus étaient autant de richesses qui couvraient et adoucissaient la rigueur de la loi ; on lui porte de plus à cette fille qu’on envoie choisir de tous les biens de la maison qui lui est offerte, afin que ne lui cachant rien de tous les avantages de cette voie si simple, mais si riche, on l’y puisse facilement attirer et l’y faire entrer avec plaisir. La Mésopotamie est le pays où l’on craint Dieu, quoiqu’en multiplicité. C’est de là qu’on tire les personnes dociles, afin de les introduire dans le pays de paix et d’union.
v. 11. Ayant fait reposer ses chameaux hors de la ville près d’un puits, sur le soir, lorsque les femmes avaient accoutumé de sortir pour prendre de l’eau, il dit :
v. 13. Seigneur, Dieu d’Abraham mon maître, je vous conjure de me secourir aujourd’hui, et faites miséricorde à Abraham mon Seigneur.
L’arrivée de celui qui est envoyé pour tirer cette fille (figure de l’âme) de son état multiplié se fait le soir ; ce qui marque qu’elle était déjà dans un repos à demi commencé, ou proche du repos, étant à la fin du jour de son action ; car Dieu envoie de cette sorte, lorsqu’il est temps, quelque personne qui indique la voie simple. Il la va chercher près du puits, c’est-à-dire dans la pratique même de l’oraison, où elle tâchait de toutes ses forces, comme sont toutes les jeunes âmes, de puiser de l’eau de la grâce. Il fait reposer hors de la ville les chameaux ; pour marquer que les grâces qui viennent de la foi passive ne se donnent point dans le tumulte, mais dans le repos. Et ensuite s’adressant à Dieu, il lui sait sa prière, dans laquelle ce serviteur, quoiqu’il soit si fort à Dieu, ne parle point de soi-même ; il le conjure seulement, par son maître Abraham, et en sa faveur ; parce qu’il sait que la foi peut tout obtenir.
v. 13. Me voici près de cette fontaine, et les filles des habitants de cette ville vont sortir pour puiser de l’eau.
v. 14. Faites donc que la fille à qui je dirai : Baissez votre vaisseau afin que je boive, et qui me répondra : Buvez, et je donnerai aussi à boire à vos chameaux, soit celle que vous avez destinée à Isaac votre serviteur. Je connaîtrai par-là que vous avez fait miséricorde à mon Seigneur.
Il demande à Dieu que parmi tant de personnes qui suivent la même voie, il lui fasse connaître celle qu’il destine pour le repos. Mais la convention de sa prière est toute admirable et toute mystérieuse. Il voit que tout ce qui peut faire sortir l’âme du pays de la multiplicité pour la faire entrer dans l’unité divine est la charité ; que cette charité doit être unie à l’âme abandonnée, et que c’est elle qui la fait subsister dans un amour bien épuré, quoique dans l’obscurité de la foi. C’est pourquoi ce n’est que la charité qu’Eliezer cherche pour Isaac ; non pas une charité médiocre, mais une charité abondante, qui soit propre à abreuver le troupeau de Jésus-Christ, renfermé en Abraham. Ceci est un mystère qui demanderait un volume pour l’expliquer. Et comme la générosité de l’amour fait plus qu’on ne lui demande, cette charité trouve de l’eau à donner à tous selon leurs besoins. Cet endroit de l’Écriture ravit, voyant que tout se rapporte si bien à la conduite intérieure. Il fallait que la femme d’Isaac fût mère et nourrice du peuple de foi ; c’est pourquoi elle doit être la charité, c’est-à-dire nous en donner en sa personne, et en sa conduite une excellente figure.
v. 15. À peine eut-il achevé ces paroles qu’il vie paraître Rebecca, fille de Bathuel, fils de Melcha, femme de Nachor frère d’Abraham, qui portait sa cruche sur son épaule.
v. 16. C’était une fille très-agréable, parfaitement belle, et inconnue à tout homme qui, étant descendue à la fontaine, ayant rempli sa cruche, s’en retournait.
Ô promptitude de Dieu à exaucer les prières faites avec foi, lorsqu’elles sont si justes ! La jeune fille vint donc d’abord qu’Eliezer eut achevé sa prière.
Elle était très-belle ; car rien n’est si beau que la charité, qui se rend agréable à tous. Elle était vierge, parce que la chanté est toujours pure ; et que tirant son origine de Dieu même, elle se conserve toujours chaste au milieu des créatures, sans se salir par leur commerce. Elle descendit à la fontaine et emplit sa cruche ; la charité est toujours accompagnée de l’humilité, qui en se vidant s’emplit ; et comme une fontaine, plus elle se vide de ses eaux, plus la source, qui est Dieu même, lui en communique de nouvelles. C’est ce qui fait que ces deux vertus, représentées sous ce mystère, sont absolument nécessaires à une âme destinée à l’abandon et à l’unité en Dieu ; parce que la fidélité de la charité consiste à être toujours pleine pour les autres, et à ne retenir rien pour soi ; et la perfection de l’humilité est de se vider incessamment des eaux de grâce qui lui sont communiquées et de les rendre à Dieu aussi pures qu’elle les reçoit de lui-même.
L’Écriture dit que Rebecca s’en retournait ; marquant par-là que quoique la charité soit bienfaisante envers tous, rien néanmoins ne l’arrête ; et que quoiqu’elle s’en aille avec vitesse, elle ne laisse pas de montrer ce qu’elle est, en faisant du bien sitôt qu’on le lui demande, et même plus qu’on ne lui en demande.
v. 17. Le serviteur, allant au-devant d’elle, lui dit : Donnez-moi un peu de l’eau que vous portez, afin que je boive.
v. 18. Elle lui répondit : Buvez, mon Seigneur, et aussitôt descendant sa cruche sur son bras, elle lui donna à boire.
v. 19. – Elle ajouta : Je m’en vais aussi tirer de l’eau pour vos chameaux. –
v. 20. Et ayant versé dans les canaux l’eau de sa cruche, elle courut au puits pour en tirer d’autre, quelle donna ensuite à tous les chameaux.
Qui n’admirera la grâce et la promptitude avec laquelle elle fait toutes ces choses ? Elle veut même donner de l’eau à tous les chameaux, parce que c’est la charité qui abreuve et vivifie la loi représentée par les chameaux. Elle n’en laisse pas un sans les remplir de son eau, à cause que la loi sans elle serait vide ; elle n’a pas plutôt vidé sa cruche qu’elle va la remplir dans sa source, où elle puise tous ses biens. La charité ne se contente pas de paroles ; elle en vient aux effets, donnant vraiment de l’eau à tous les chameaux, comme elle s’y était offerte.
v. 21. Cependant le serviteur la contemplait sans rien dire, pour savoir si le Seigneur avait rendu son voyage heureux ou non.
Il la contemplait, dit si bien l’Écriture ; parce qu’il était de la maison de la foi, dont tous les domestiques mêmes sont contemplatifs. Il la contemplait en silence ; ce qui fait voir le repos et le silence de la contemplation ; et il contemplait ainsi en silence, pour savoir si Dieu avait rendu son voyage heureux ou non. Il ne fait nulle interrogation à cette fille ; il ne se sert point de la multiplicité du discours pour être éclairci de son doute ; il se sert seulement du repos, par lequel il est mieux instruit qu’il ne l’eût été par tous les soins. Aussi n’hésita-t-il point avant que de lui parler.
v. 22. Et après que les chameaux eurent bu, il tira des pendants d’oreille d’or qui pesaient deux sicles, des bracelets qui en pesaient dix.
Il lui fait part de ses richesses pour lui faire connaître par les effets, bien plus que par les paroles, la voie et le pays où il désire l’attirer. Mais quels sont les présents qu’il lui fait ? Des pendants d’oreille ; pour lui faire comprendre qu’il ne faut plus autre chose pour elle qu’écouter et se taire ; et que c’est là la pratique du pays où il la veut conduire. Il lui donne aussi des bracelets pour ses mains ; afin de lui faire entendre que la foi, le silence et les bonnes œuvres doivent être inséparables de la charité ; de tout cela elle doit apprendre à écouter, agir et se taire. Elle accepte ce gage comme une marque qu’elle est disposée d’entrer dans cette voie, si l’obéissance le lui permet. Les pendants d’oreille sont d’or, pour marquer la pureté avec laquelle il faut écouter Dieu ; ils ne pèsent que chacun un sicle ; ce qui fait voir qu’il ne faut écouter que Dieu seul et sa sainte volonté ; mais les bracelets pèsent plusieurs sicles d’or ; parce qu’il faut multiplier les vertus et les bonnes œuvres. L’attention se doit appliquer à Dieu seul ; mais les pratiques s’étendent envers tous.
v. 23. Et il lui dit : Dites-moi, je vous prie, de qui vous êtes fille ? Y a-t-il dans la maison de votre père de quoi me loger ?
v. 24. Elle lui répondit : Je fuis fille de Bathuel, fils de Melcha, femme de Nachor.
v. 25. Il y a chez nous beaucoup de paille et de foin, et bien du lieu pour y demeurer.
La prudence, qui ne se hâte jamais, porte le serviteur à s’informer de cette fille qui elle est ; elle le lui déclare ; et il lui demande s’il y a de quoi loger chez son père ? La charité, qui n’est jamais vide, assure qu’il y a chez son père (qui est la figure de Dieu) de quoi fournir à tout et des espaces infinis pour loger et bien recevoir tous ceux qui recourent à elle.
v. 26. Cet homme fit une profonde inclination, et adora le Seigneur.
v. 27. Et il dit : Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Abraham mon maître, qui n’a pas manqué de lui faire miséricorde selon sa vérité, et qui m’a amené droit dans la maison du frère de mon maître.
La prudence adore Dieu, admirant comme la foi n’est jamais destituée de la vérité, et comme Dieu lui fait tout réussir heureusement, parce qu’il n’y a rien qui conduise si droit que cette même foi. Ce serviteur est tout étonné que pour l’avoir suivie à l’aveugle, il a été conduit par un droit chemin au lieu le plus désiré, et qu’il a beaucoup plus trouvé qu’il n’avait osé espérer. C’est ce qui le porte à rendre justice à la vérité de la voie de la foi, et à publier combien elle est droite et sûre. Il ne sait ce qu’il doit plus admirer, ou la providence de Dieu à pourvoir de tout à point nommé ; ou la générosité de la foi à tout entreprendre dans l’obscurité et sans assurance. Il voit cependant que Dieu bénit cette foi de tant de grâces, qu’il ne peut s’empêcher de s’y rendre et d’adorer Dieu dans toutes ses voies.
v. 29. Rebecca avait un frère nommé Laban, qui sortit aussitôt pour aller vers cet homme près de la fontaine.
v. 31. Et il lui dit : Entrez, béni du Seigneur ; pourquoi demeurez-vous dehors ? J’ai préparé la maison, et un lieu pour vos chameaux.
Laban, voyant les gages donnés à sa sœur, qui étaient des témoignages de la voie de la foi, sort dehors et va chercher celui qui l’enseigne pour le faire entrer chez lui. Il en arrive autant aux personnes de bonne volonté, lorsqu’ils ont connaissance de ces voies ; ils souhaitent les avoir et de les introduire chez eux ; ils les reçoivent avec plaisir, et ils protestent qu’ils ont préparé de leur mieux la maison de leur cœur pour les recevoir.
v. 33. On lui servit à manger. Mais le serviteur dit : Je ne mangerai point que je ne vous aie proposé ce que j’ai à vous dire.
On veut vitement lui donner à manger ; mais lui, qui est instruit des voies, dit : Je ne mangerai point que je n’aie parlé de mon affaire ; car telle est la volonté du Seigneur. Ô fidèle serviteur, qui s’oublie de ses propres intérêts et de ses pressants besoins pour ne penser qu’à exécuter les volontés de Dieu !
v. 34. Et il leur parla de cette sorte : Je suis serviteur d’Abraham.
v. 35. Le Seigneur a comblé mon maître de bénédictions et l’a rendu riche et puissant.
v. 36. Et Sara sa femme lui a enfanté un fils dans sa vieillesse, auquel mon maître a donné tout ce qu’il avait. – etc.
Lorsqu’il s’étend sur les richesses de son maître et sur les grâces que Dieu lui a faites, c’est qu’il relève la magnificence de cette voie, et combien Dieu la bénit, la faisant voir élevée au-dessus de toutes les autres. Car encore que la prudence ne goûte guères la foi dans ses démarches, toutefois elle est obligée de l’admirer dans ses succès. Il déclare son origine et fait voir qu’il n’y a rien de caché pour elle, parce que la foi lui ayant donné tout ce qu’elle a, lui a fait pénétrer sa vérité. Il ajoute que l’abandon est la mère et la nourrice de cette même voie.
Il leur fait part de tous les secrets de la foi, afin de les obliger par là à se donner à elle, en faisant le récit de tout ce qu’Abraham lui avait dit, et de tout ce qui s’était passé vers la fontaine.
v. 50. Bathuel et Laban répondirent : c’est Dieu qui parle ici ; nous ne saurions vous répondre que ce qu’il lui plaît.
v. 51. Rebecca est entre vos mains ; emmenez-la avec vous, et qu’elle soit la femme du fils de votre maître, selon que le Seigneur l’a ordonné.
L’efficace de la grâce est si forte dans la bouche d’une personne intérieure, que l’on ne saurait ni lui rien refuser ni lui répondre ; et l’on est contraint d’avouer que tout vient de Dieu, à qui il est difficile de résister. Ces parents sont donc contraints par une douce violence de donner leur consentement, ensuite duquel la charité est vraiment unie avec la voie d’abandon. Et en même temps se fait le mariage spirituel tout divin de l’Époux et de l’Épouse, qui sont unis pour achever leur course dans la voie intérieure et se perdre heureusement en Dieu.
v. 53. Le serviteur tira des vases d’or et d’argent, des vêtements, dont il fit présent à Rebecca. Il donna aussi des présents à ses frères et à sa mère.
Alors Dieu déploie toutes ses richesses pour en parer et enrichir son Épouse.
Mais quoiqu’il soit tout-puissant, il veut cependant le consentement de l’Épouse, avant que de lui faire abandonner entièrement sa première voie, marquée par la maison de son père ; et lui faire embrasser celle-ci, qui l’introduit par la simplicité dans les profondeurs de l’intérieur.
v. 58. Ayant appelé la fille, elle vint ; et ils lui demandèrent : Voulez-vous bien aller avec cet homme ? Elle répondit : J’irai.
Elle s’accorde volontiers, répondant sans artifice. Ce seul mot, j’irai, suffit pour tout exprimer en une âme qui commence d’être instruite des voies que tient la foi, qui sont toutes simples.
v. 60. Les parents, donnant toutes sortes de bénédictions à Rebecca, lui dirent : Vous êtes notre sœur ; croissez en mille et mille générations ; et que votre postérité se rende maîtresse des portes de ses ennemis.
Les parents de Rebecca, ayant reçu des présents considérables à cause d’elle, nous apprennent combien il est avantageux d’être uni à la charité ; parce que l’on participe aussi à son bonheur, et que tous ceux qui sont liés avec les personnes si chéries de Dieu en reçoivent des grâces singulières. Puis ils donnent mille bénédictions à cette chère sœur, lui souhaitant la fécondité et qu’elle possède les portes de ses ennemis, ce qui est la bénédiction même que Dieu donna à Abraham, et qui a été expliquée ci-dessus.
v. 62. Isaac se promenait dans le chemin qui mène au puits du vivant et du voyant.
v. 63. Il était alors sorti pour méditer dans le champ vers le soir. Et levant les yeux, il vit de loin venir les chameaux.
Isaac se promenait vers le puits du vivant et du voyant, c’est-à-dire auprès de la source, laquelle est en Dieu, qui est seul celui qui vit et qui voit. Il se promenait en Dieu ; parce que la largeur de son âme n’était point rétrécie. Il était sorti hors de lui-même, afin de se mieux occuper de Dieu seul. Ce fut dans cet admirable commerce que la charité toute pure lui fut amenée, pour être unie à lui d’un lien indissoluble. Il va au-devant d’elle dès qu’il l’aperçoit. L’amour pur n’est accordé à une âme que lorsqu’étant sortie d’elle-même, elle ne s’occupe plus que de Dieu ; et cela n’arrive que vers le soir, sur les dernières périodes de la vie, et après de grands travaux.
v. 64. Rebecca, ayant aperçu Isaac, descendit de dessus son chameau.
v. 65. Et elle prit aussitôt son voile, et se couvrit.
Elle descend de dessus son chameau pour aller à lui encore plus promptement ; mais elle se couvre de son voile, qui est la fidélité ; puis en cet équipage, elle s’en va s’unir à lui.
v. 67. Alors Isaac la fit entrer dans la tente de Sara sa mère, et la prit pour femme. Et il l’aima si fort qu’il en modéra sa douleur, que la mort de sa mère lui avait causée.
Mais que fait Isaac ? Il ne s’amuse pas à admirer la beauté de Rebecca, étant déjà avancé dans la voie de foi, qui n’a rien de sensible ; mais il la mène d’abord dans la tente de sa mère ; ce qui est la faire entrer dans l’abandon total, qui a toujours été représenté par Sara. Et cet abandon est la disposition immédiate à l’union, et à la jouissance de l’Époux. C’est pourquoi il la fait passer par là. Mais ayant connu le mérite de la charité, qui rend l’âme une en Dieu seul, il l’aima tant qu’il en oublia sa douleur causée par la mort de Sara, qui fut la perte de l’abandon, qui lui devint alors inutile, étant confirmé par la charité dans le délaissement parfait en Dieu seul.
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C H A P I T R E X X V.
v. 1. Abraham prit une autre femme, nommée Cethura, qui lui enfanta six fils. –
v. 5. Mais il donna à Isaac tout ce qu’il possédait.
v. 6. Il fit des présents aux fils de ses autres femmes, et les sépara durant sa vie de son fils Isaac, les envoyant dans le pays qui regarde l’Orient.
ABRAHAM eut encore d’autres enfants ; mais ils n’eurent point de part à l’héritage. La foi a quantité d’enfants, à qui elle fait quelques biens ; mais le seul Isaac, fils de la foi nue et de l’abandon aveugle, est l’héritier de tous ses biens. Ceux des autres voies sont partagés en serviteurs, et n’ont pas une même demeure avec celui-là ; Isaac est partagé en fils unique, et il n’a rien moins que Dieu même pour héritage, puisque Dieu était la possession de la foi et de l’abandon, desquels il est né. Nulle âme n’arrivera jamais à la jouissance de Dieu qu’auparavant elle ne soit dépouillée de tout appui et de tout propre intérêt.
v. 8. Abraham, se sentant défaillir, mourut dans une heureuse vieillesse.
v. 9. Et Isaac et Ismaël ses enfants le portèrent en la caverne double située dans le champ d’Éphron.
v. 10. Où il fut enterré comme l’avait été Sara sa femme.
Abraham, qui est l’idée de la foi, ayant uni son fils à la charité après l’avoir conduit par l’abandon et par la foi nue en Dieu seul, tombe en défaillance, et la foi meurt elle-même. Ce Patriarche étant passé en substance dans son fils, et par lui dans tous ses descendants, toute vue de foi et tout usage de cette lumière demeurent comme morts et ensevelis pour l’âme arrivée en Dieu seul ; à cause que tous les moyens, jusqu’aux plus nécessaires et aux plus saints, finissent lorsque l’on est dans la dernière fin. Alors il n’y a rien à faire pour cette âme qu’à jouir de la pure charité ; mais en Dieu même, avec une netteté et simplicité admirable. Et c’est ce qui précède la vie apostolique, laquelle est une et multipliée. Car comme Dieu agit en tout sans sortir de lui-même ni de son unité, aussi ces âmes agissent au-dehors sans sortir de leur unité en Dieu. L’abandon et la foi sont laissés dans le même lieu ; à savoir, en arrivant en Dieu seul.
Isaac avec son Épouse demeure après la mort de son père dans ce lieu-là ; puisqu’il ne peut y avoir d’autre demeure pour une âme telle que celle-là, quand elle courrait toute la terre ; parce qu’elle pourrait aller par tout le monde sans sortir de sa place ; ainsi qu’il est ajouté : (v. 11.) qu’après la mort d’Abraham Dieu bénit son fils Isaac, qui demeurait près le puits du vivant et du voyant.
v. 21. Isaac pria le Seigneur pour sa femme ; parce qu’elle était stérile ; et le Seigneur l’exauça et fit que Rebecca conçut.
La charité réunie en Dieu seul est dans un si parfait repos qu’elle ne songerait plus à produire de fruits au-dehors, si elle n’était réveillée de son doux sommeil par les occasions que la providence lui en fait naître ; parce qu’elle a en lui tous les biens. Isaac, son époux, prie ; et Dieu l’exauce d’abord, lui donnant deux enfants, qui sont deux peuples bien différents. Des Anges se perdirent dans le ciel ; un Apôtre périt en la compagnie de Jésus-Christ ; et la charité semble ici concevoir et enfanter un reprouvé.
Mais comme tout contribue à la gloire de Dieu et au bien des élus, à mesure qu’un peuple saint est conçu dans les entrailles de la charité, elle conçoit aussi un peuple pervers afin d’exercer celui-là et le faire souffrir. Concevoir et enfanter la race des prédestinés, c’est concevoir et enfanter des persécutions et des croix. Cette nation si sainte fut persécutée avant que de paraître au jour, et elle souffrit de rudes attaques avant que de naître. Il n’y a point de lieu exempt de la croix pour les prédestinés, Dieu la leur fait trouver partout, elle naît avec eux, elle croît sous leurs pas, et il faut que ce soit sur elle qu’ils expirent.
v. 22. Mais les deux enfants dont elle était grosse s’entrebattaient dans son ventre ; ce qui lui fit dire : Si cela me devait arriver, qu’était-il besoin que je conçusse ? Elle alla donc consulter le Seigneur.
L’âme, qui n’est pas encore raffermie dans l’expérience des voies de Dieu, s’afflige de voir naître des persécutions ; et sa douleur l’oblige de consulter le Seigneur. C’est le pieux usage des saints de recourir à Dieu dans leurs doutes et dans leurs peines ; parce que toute leur confiance est en lui. L’exemple de tous les Patriarches en ce point fait honte aux Chrétiens, qui pour la plupart ne consultent que le monde ou la passion.
v. 23. Dieu lui répondit : Deux nations sont dans votre ventre, et deux peuples sortiront de votre sein, qui se diviseront l’un contre l’autre ; et l’un de ces peuples surmontera l’autre peuple ; l’aîné sera assujetti au plus jeune.
Dieu la console, lui faisant entendre qu’il est nécessaire que cela soit de la sorte ; et qu’après qu’il aura permis aux méchants d’exercer les prédestinés, alors ils leur seront assujettis ; et les prédestinés, qui paraissaient les plus petits à cause de leurs humiliations, deviendront les maîtres de leurs ennemis.
v. 24. Lorsque le temps auquel elle devait accoucher fut arrivé, il se trouva qu’elle était grosse de deux jumeaux.
Il se trouva donc deux enfants dans un même sein, le persécuteur et le persécuté ; et par contre-échange le maître et le serviteur. Celui qui persécute est esclave de ses passions, durant que le persécuté jouit d’une liberté et d’une paix admirable. Les bons et les méchants sont bien sortis du même sein de la puissance divine par la création, et cependant les méchants ne laissent pas d’être dans l’opposition à Dieu et aux bons. Le seul péché fait cette division.
v. 25. Celui qui sortit le premier était roux et tout velu comme une peau, et fut appelé Ésaü. L’autre sortit aussitôt, tenant de sa main le talon de son frère ; c’est pourquoi il fut nommé Jacob.
Le persécuteur sort le premier, dont l’aspect est aussi farouche que son humeur le devait être ; et devant être inhumain et cruel, il porte déjà sur son corps même les marques d’un naturel féroce.
v. 27. Quand ils furent grands, Ésaü devint habile à la chasse, et il aimait à cultiver la terre. Mais Jacob était un homme simple, qui demeurait retiré dans les tentes.
Ésaü exerce sa cruauté sur les animaux, qu’il prend à la chasse ; mais Jacob, doux et simple, goûte le repos de la solitude ; et imitant Jésus-Christ par avance, il s’exerce dans la retraite et dans l’oraison avant que de s’appliquer aux emplois du dehors. La grâce porte à la retraite et au repos, jusqu’à ce que la vocation divine oblige à se produire.
v. 28. Isaac aimait Ésaü, parce qu’il mangeait de ce qu’il prenait à la chasse ; mais Rebecca aimait Jacob.
Isaac aimait Ésaü avec quelque intérêt. Il est si rare que l’on agisse par pure grâce, sans aucune recherche de soi-même. Les plus saints se méprennent quelquefois dans le choix de leurs amitiés ; ce choix n’est jamais parfait, lorsque l’intérêt s’y mêle pour peu que ce soit. Mais la charité aimait Jacob ; parce qu’il était selon le cœur de Dieu ; et n’ayant plus d’intérêt propre, son amour était accompagné de la justice et soutenu de l’équité.
v. 30. Un jour Ésaü dit à Jacob : Donnez-moi de ce potage tout roux que vous avez apprêté ; parce que je suis extrêmement las.
v. 31. Jacob lui répondit : Vendez-moi donc votre droit d’aînesse. –
v. 33. Ésaü le lui jura, et lui vendit son droit d’aînesse.
C’est une conduite de Dieu admirable que de faire que ses créatures, même les plus rebelles servent à ses desseins. Tout arrive comme s’il n’était pas prémédité et par les providences les plus naturelles. Dieu permet qu’Ésaü se défasse de lui-même du droit qu’il avait sur son cadet, et qu’il le lui vende pour une petite sensualité, qui est de manger un plat de lentilles. Tout cela, qui paraît si déraisonnable et si inconsidéré, sert au dessein de Dieu, qui ne violente point notre liberté, mais qui conduit toutes choses doucement à ses fins.
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v. 1. Cependant il arriva une famine en cette terre-là, comme il en était arrivé une au temps d’Abraham. Et Isaac s’en alla à Gerara vers Abimelec, Roi des Philistins.
v. 2. Car le Seigneur lui avait apparu, et lui avait dit : N’allez point en Égypte ; mais demeurez dans le pays que je vous montrerai.
v. 3. Passez-y quelque temps comme étranger ; je serai avec vous ; je vous bénirai et vous donnerai à vous et à votre race tout ce pays-ci pour accomplir le serment que j’ai fait à Abraham votre père.
v. 4. Je multiplierai vos enfants comme les étoiles du ciel, et toutes les nations de la terre seront bénies en celui qui sortira de vous.
EN quelque degré de grâce que l’âme soit arrivée, elle éprouve souvent des privations, qui sont des espèces de famine ; mais il y a un temps où elles ne sont plus pénibles, parce que quoique la famine soit sur la terre, c’est-à-dire dans la partie sensible, on ne laisse pas d’avoir de quoi pourvoir à tous les besoins ; ce qui arrive lorsque l’âme n’a plus de volonté ; car alors elle ne souffre plus, parce que la volonté de Dieu la rassasie pleinement. Il y a une autre famine, qui est la privation totale des choses mêmes qui paraissent nécessaires ; et ce n’est pas de celle-là dont il est parlé, du moins à l’égard d’Isaac ; si ce n’est que nous prenions cette famine pour l’état qui arrive, lorsque Dieu veut chasser l’âme hors de chez elle et la perdre totalement en lui. En ce cas, ce fut cette dernière disette qui porta Isaac à quitter le lieu où il demeurait par l’ordre de Dieu. Mais où va-t-il ? Dans une terre étrangère ; parce que pour quelque temps il se trouve comme étranger à lui-même. Il y demeure comme pèlerin, n’y étant pas par état, ainsi qu’il le sera dans le lieu qu’il doit posséder dans la suite.
Dieu lui défend d’aller en Égypte. Cet endroit est fort instructif pour nous. C’est que dans le temps des privations, et même de la plus extrême famine, il ne faut point se soutenir ni se garantir de la peine que l’on souffre, par la multiplicité et par les propres efforts ; mais demeurer dans le lieu où Dieu nous a placés avec beaucoup de patience, jusqu’à ce qu’il nous en retire lui-même. Cependant Dieu assure qu’il sera avec l’âme qui lui est entièrement délaissée en quelque lieu qu’elle aille, et en quelque disposition qu’elle puisse être. N’est-ce pas trop pour une âme affligée que cette assurance que Dieu lui donne ? Il l’assure encore de lui donner la terre promise, qui est l’état permanent de l’âme en Dieu, qui s’appelle transformation.
Il la donnera non seulement à Isaac, mais à tous ceux qui comme lui s’immoleront sans réserve à toutes ses volontés ; et il promet même qu’il y aura un grand nombre de ses descendants qui suivront la même voie que lui. Lorsqu’il est dit que toutes les nations de la terre seront bénies en celui qui sortira d’Isaac, il est parlé de Jésus-Christ, en qui toutes les grâces et toutes les bénédictions sont renfermées.
v. 6. Isaac demeura donc à Gerara.
v. 7. Et les habitants de ce pays-là lui demandèrent qui était Rebecca ; il leur répondit que c’était sa sœur.
Isaac fait la même réponse que son père avait faite en pareille rencontre, disant que Rebecca est sa sœur, et se servant de cela pour conserver sa vie. Quoiqu’il parût y avoir là du mensonge, il est néanmoins certain qu’il ne mentait pas ; parce que frère en Hébreu signifie parent, et qu’on avait accoutumé d’appeler frères et sœurs les parents des plus proches degrés, telle qu’était Rebecca à l’égard d’Isaac, qui avait le germain au-dessus d’elle ; ainsi que dans l’Évangile même des parents de notre Seigneur sont appelés 133 ses frères. Cette conduite, qui paraît humaine, couvre de grands mystères. Il est donné quelquefois aux intérieurs de les pénétrer ; et loin que cela offusque la majesté de la parole de Dieu, il sert même à nous la faire honorer par une plus grande foi.
v. 8. Abimelec Roi des Philistins, regardant par une fenêtre, vit Isaac qui se jouait avec Rebecca sa femme.
v. 9. Et l’ayant fait appeler, il lui dit : il est visible que c’est votre femme. Pourquoi avez-vous fait un mensonge en disant qu’elle est votre sœur ?
Cette charité d’Abimelec à juger favorablement d’Isaac condamne la témérité de ceux qui censurent tout dès l’abord, et qui se scandalisent des actions les plus innocentes, faites avec une sainte liberté.
v. 10. Il fit ensuite cette défense à tout son peuple :
v. 11. Quiconque touchera à la femme de cet homme-là sera puni de mort.
Qui n’admirera la protection de Dieu sur les personnes qui se délaissent entièrement à lui ? Il prend soin de tous leurs besoins ; il fait que l’on use en leur faveur des plus fortes précautions pour leur assurance, et il sait même tirer de leurs fautes leurs biens et leurs avantages. La femme d’Isaac n’était-elle pas plus assurée après la défense du Roi qu’auparavant ?
v. 12. Isaac sema en cette terre-là ; et il recueillit en la même année le centuple ; et le Seigneur le bénit.
v. 14. Cela excita l’envie des Philistins contre lui.
C’est ici le progrès de la vie apostolique ; après que l’âme a joui longtemps du repos en Dieu seul, elle va jeter sa semence, dont les fruits ne paraissent pas sitôt ; mais qui dans la suite rend jusqu’au centuple.
Cela attire l’envie des âmes communes, à cause qu’elles ne voient pas un pareil succès de leur travail ; et c’est parce que, travaillant pour elles-mêmes, ou du moins mêlant beaucoup de leur propre intérêt dans leurs fonctions les plus saintes, elles n’ont pas une bénédiction qui approche de celle des personnes désintéressées. C’est Dieu même qui travaille où l’on ne travaille que pour Dieu. Et si c’est lui qui travaille, comment ne bénira-t-il pas son ouvrage ?
v. 15. Ils bouchèrent tous les puits que les serviteurs d’Abraham son père avaient creusés, et les remplirent de terre.
Ces personnes propriétaires persécutent les âmes apostoliques, bouchant les puits que la foi, représentée par leur père, avait creusés. Ils tâchent de faire perdre la source des eaux qu’ils répandent, et qui a été creusée par la foi la plus pure, les accusant de mauvaise doctrine ; car ne pouvant condamner leurs mœurs, ils s’en prennent à leur foi, tâchant de la couvrir de terre, c’est-à-dire des choses malicieusement inventées, qu’ils ajoutent à leurs pieux et solides discours.
v. 17. Isaac sortit de-là, et vint au torrent de Gerara pour demeurer en ce lieu-là.
18. Il y fit creuser de nouveau des puits que son père Abraham avait fait faire, et que les Philistins, peu après sa mort, avaient comblés ; et les appela des mêmes noms que son père leur avait donné.
Ces serviteurs de Dieu sont souvent obligés de quitter, et d’aller creuser d’autres puits, qui contiennent toujours les eaux que la foi a trouvées, et qui sont toujours prêts pour en abreuver ceux qui sont si heureux que d’être les enfants spirituels de ces personnes qui savent les dispenser. On peut aussi remarquer la fidélité d’Isaac à ne rien innover ni changer de ce qui a été établi par la foi, pas même les noms.
v. 19. Ils fouillèrent aussi au fond du torrent, et ils y trouvèrent de l’eau vive.
v. 20. Mais il y eut de la contestation entre les pasteurs de Gerara et ceux d’Isaac, ceux-là disant : L’eau est à nous. C’est pourquoi il appela ce puits Injustice.
Dans les œuvres que l’on fait pour Dieu, il ne se trouve que trop de gens qui se les attribuent et qui en veulent la gloire, comme firent ces pasteurs, qui n’avaient point connu qu’il y eut en ce lieu-là de l’eau vive, jusqu’à ce qu’Isaac l’eut découverte. Il ne l’a pas plutôt trouvée, quoiqu’avec bien de la peine, qu’ils la disputent, soutenant qu’elle est à eux. Mais Isaac, comme un parfait modèle de toute vertu, ne conteste point avec eux ; il se retire paisiblement et leur abandonne le puits, pratiquant l’Évangile avant l’Évangile même. La parfaite charité se connaît par le détachement de ce qui nous est cher et utile ; et qui ne préfère pas la paix au bien, perdra la charité pour le bien.
v. 22. Étant parti de-là il creusa un autre puits, pour lequel il n’eut plus de querelle ; c’est pourquoi il l’appela Largeur, disant : Maintenant le Seigneur m’a mis au large, et il m’a fait croître en biens sur la terre.
Il se retire deux fois pour le même sujet, et ne prend possession que de l’eau que personne ne lui dispute, parce qu’il lui fallait des eaux paisibles et tranquilles ; et que comme son âme était mise au large pour le dedans, il fallait qu’elle ne trouvât rien non plus au dehors qui la bornât ou la rétrécît. Le Prédicateur de l’Évangile doit être de même, surtout celui qui prêche l’Évangile le plus intérieur. Il doit creuser ses puits dans des lieux qui soient à l’abri des débats et des contestations, et ne point quitter ces lieux jusqu’à ce que Dieu en fasse naître l’occasion ; parce que comme son âme est au large, sans que rien ne la rétrécisse, il ne doit point non plus se gêner dans son ministère. La pureté de la foi et de l’Évangile étant puisée en Dieu même, qui est tout paix, l’on ne doit faire des puits que dans des lieux où l’eau est reçue toute pure, et où on la peut posséder tranquillement.
v. 24. La nuit suivante le Seigneur lui apparut et lui dit : Je suis le Dieu d’Abraham votre père ; ne craignez point, parce que je suis avec vous. Je vous bénirai et je multiplierai votre race, à cause d’Abraham mon serviteur.
Le Seigneur lui apparut la nuit, d’après qu’il eut trouvé ces eaux tranquilles ; et pour le rassurer encore plus contre les contradictions, il lui dit : Ne craignez point. Je suis le Dieu de votre père, et je suis avec vous. Il le gratifia encore de cette apparition pour lui faire connaître combien il avait agréé qu’il eut pratiqué par avance ce que nous a depuis enseigné son Fils : 134 Et moi je vous dis que vous ne résistiez point quand on vous fera du mal. On ne saurait si peu quitter pour Dieu qu’il ne le récompense de lui-même ; et plus nous nous renonçons, plus il s’approche de nous.
v. 25. Il éleva un autel en ce lieu-là, et y invoqua le nom du Seigneur. Il dressa sa tente et commanda à ses serviteurs d’y creuser un puits.
Cette assurance divine porte ces hommes apostoliques à offrir des sacrifices au Seigneur en ce lieu de paix qu’ils ont trouvé ; à y dresser leur tente, pour y demeurer et y faire tout le fruit que Dieu veut.
v. 32. Le même jour les serviteurs d’Isaac lui rapportèrent le succès du puits qu’ils avaient creusé, lui disant qu’ils avaient trouvé de l’eau.
v. 33. C’est pourquoi il appela ce puits Abondance.
Dieu remplit de bénédictions le travail de ses ouvriers apostoliques, leur promettant de multiplier leurs enfants de grâces jusques à l’infini, à cause de leur foi. Aussi ce puits fait dans la tranquillité fournit des eaux en si grande abondance qu’il mérite de porter ce nom. Quiconque travaille par l’ordre de Dieu ne manque pas de trouver en lui-même la source des eaux vives.
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v. 6. Rebecca dit à Jacob son fils : J’ai entendu votre père qui disait à Ésaü votre frère :
v. 7. Apportez-moi quelque chose de votre chasse, et préparez-le-moi, afin que j’en mange et que je vous bénisse devant le Seigneur avant que je meure.
v. 8. Mais, mon fils, suivez mon conseil.
v. 9. Allez-vous en au troupeau, et apportez-moi deux des meilleurs chevreaux que vous trouverez, afin que j’en apprête à manger à votre père comme je sais qu’il l’aime.
v. 10. Et qu’après qu’il l’aura mangé, il vous bénisse avant qu’il meure.
CE procédé de Rebecca est si divin qu’il est aisé de juger par son exemple qu’une âme établie en Dieu seul et confirmée en charité agit par inspiration divine, lors même qu’elle semble se méprendre. Dieu se sert de l’affection de la mère et de la fidélité du fils à demeurer en sa solitude, pour exécuter ses desseins et effectuer ses promesses. Selon les lois que Dieu avait établies à l’égard de ces patriarches, tout dépendait de la bénédiction de ce père ; et Dieu fait tomber tout naturellement cette bénédiction sur Jacob. Il n’y eut point 135 de mensonge en tout cela ; la vérité s’y trouva tant du côté de la nature que dans l’ordre de la grâce ; Jacob, ayant acquis sur son frère le droit naturel d’aînesse, et l’ayant encore plus par la prééminence de son intérieur, puisqu’il était dans une continuelle union à Dieu et qu’il devait être le père des âmes intérieures et divinisées, et que Dieu même devait naître de lui, il pouvait dire avec vérité à son père Isaac qu’il était son fils aîné.
v. 11. Jacob lui répondit : Vous savez que mon frère Ésaü a le corps velu, et que je n’ai point de poil.
v. 12. Si donc mon père vient de me tâter avec la main et qu’il s’en aperçoive, j’ai peur qu’il ne croie que je l’aie voulu tromper, et qu’ainsi je n’attire sur moi sa malédiction au lieu de sa bénédiction.
v. 13. Sa mère lui répliqua : Mon fils, je me charge moi-même de cette malédiction. Écoutez-moi seulement, et allez me quérir ce que je vous ai dit.
La crainte de Jacob venait de sa candeur. Les âmes intérieures et innocentes craignent plus que la mort le moindre détour ; cependant l’obéissance les rassure. De plus, une âme intérieure et vraiment abandonnée, comme l’était Jacob, se contente de dire ses raisons ; puis elle se délaisse sans plus ni raisonner ni craindre. Toutes les personnes de foi et d’abandon suivent la même conduite ; aussi la Providence fait-elle tout réussir heureusement pour eux, jusqu’à leurs fautes et à leurs sottises. Mais dans ce cas particulier de Jacob, il n’y eut rien que de très-mystérieux.
v. 15. Rebecca prit les plus beaux habits d’Ésaü et en revêtit Jacob.
v. 16. Elle mit autour de ses mains la peau des chevreaux, et lui en couvrit le cou partout où il était découvert.
v. 21. Isaac dit : Approchez-vous de moi, mon fils, afin que je vous tâte et que je reconnaisse si vous êtes mon fils Ésaü ou non.
v. 22. Jacob s’approcha de son père, et Isaac l’ayant tâté, dit : La voix est bien la voix de Jacob ; mais les mains sont les mains d’Ésaü.
v. 23. Et il ne le connut point.
Dieu cache ces âmes intérieures sous la peau d’Ésaü, c’est-à-dire sous l’apparence d’une vie la plus commune. Il n’y a rien à l’extérieur, ni dans leurs habits, qui puisse les faire distinguer ; la seule parole les fait reconnaître. Les créatures parlent en créatures ; mais les âmes divinisées n’ont que 136 les paroles de Dieu en bouche, et elles ont toutes un même langage. Toutes peuvent avoir la peau et les habits d’Ésaü ; mais les seules âmes divinisées peuvent avoir la voix de Jacob. Il est impossible de faire parler à ces âmes un autre langage que celui que Dieu leur enseigne. Elles sont accommodantes avec tout le monde, et se conforment aisément à tout ce que l’on veut selon Dieu ; mais pour leur langage, on ne saurait le leur faire changer. Il est toujours le même. Ô Saint Patriarche Isaac, comment vouliez-vous connaître Jacob au toucher ? Ne saviez-vous pas bien que sa seule voix pouvait vous le faire discerner ? Mais peut-être connaissant le dessein de Dieu, lorsque vous eûtes reconnu la voix de Jacob, vous laissâtes aller les choses selon l’ordre de la Providence ; toutefois il s’en faut tenir à l’Écriture, qui dit que vous ne le connûtes point, Dieu le permettant de la sorte pour l’accomplissement de ses desseins.
v. 27. Isaac donc le bénissant lui dit :
v. 29. Soyez le Seigneur de vos frères, et que les enfants de votre mère se prosternent devant vous. Que celui qui vous maudira soit maudit lui-même ; et que celui qui vous bénira soit comblé de bénédictions.
Il lui donne l’autorité sur ses frères et sur les enfants de sa mère. C’est en cela que la vie contemplative est bien élevée au-dessus de l’active, et qu’elle lui doit être préférée, selon le témoignage de Jésus-Christ même rendu en faveur de Madeleine : 137 Marie, dit-il, a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée.
Cet endroit marque aussi véritablement combien Dieu est sensible au décri que font les amateurs d’eux-mêmes de ces voies intérieures, et aux persécutions qu’ils suscitent aux contemplatifs. Il menace de sa malédiction ceux qui les maltraitent, et il comblera de ses bénédictions ceux qui les respectent et les imitent ; parce qu’il n’en est point de qui l’amour soit plus épuré, il n’en est point non plus qui lui soient plus chers, jusques-là qu’il les appelle des gens 138 selon son cœur, et qu’il les considère 139 comme la prunelle de ses yeux ; parce que s’abandonnant sans réserve à toutes ses volontés, ils lui donnent lieu de régner souverainement sur eux.
v. 31. Ésaü présenta à son père ce qu’il avait apprêté de sa chasse pour lui, en disant : Levez-vous, mon père, et mangez de la chasse de votre fils, afin que vous me donniez votre bénédiction.
v. 32. Isaac lui dit : Qui êtes-vous ? Il répondit : Je suis Ésaü, votre fils aîné.
v. 33. Isaac fut extrêmement étonné, et admirant, au-delà de ce qu’on en peut croire, ce qui était arrivé, il dit : Qui est donc celui qui m’a déjà apporté de ce qu’il avait pris à la chasse, et qui m’a fait manger de tout avant que vous vinssiez ? Je lui ai donné ma bénédiction, et il sera béni.
L’étonnement d’Isaac fut extrême. Les Prophètes n’ont pas toujours l’esprit de prophétie, et leurs actions naturelles servent entre les mains de Dieu à l’accomplissement de ses mystères. Il est pourtant croyable qu’il connût alors la merveille du secret qui était caché là-dessous. C’est ce qui fit sa fermeté à ne point changer ce qu’il avait fait, et à persister d’assujettir toujours Ésaü, qui représente la vie active, à Jacob, qui signifie la contemplation.
v. 34. Ésaü, à ces paroles de son père, jeta un cri furieux ; et étant extrêmement consterné, il dit à Isaac : Donnez-moi aussi votre bénédiction, mon père.
v. 35. Isaac lui dit : Votre frère m’est venu surprendre, et il a reçu votre bénédiction.
Isaac ne se repent pas même de cette méprise, non plus que Rebecca de cette faute apparente ; parce que les âmes qui sont en Dieu ne peuvent rien voir hors de Dieu ; c’est pourquoi elles ne peuvent rien attribuer à la créature ; mais, remontant plus haut, elles font usage de tout en manière divine. Une des plus sûres marques qu’une personne est bien à Dieu, c’est cette rare immobilité d’esprit dans les choses mêmes qui causent le plus de confusion.
v. 36. C’est avec raison, dit Ésaü, qu’il a été appelé Jacob ; car voici la seconde fois qu’il m’a supplanté.
v. 37. Isaac lui répondit : Je l’ai établi votre Seigneur, et je lui ai assujetti tous ses frères.
Le nom de Jacob, qui signifie supplanter, avait été donné à ce Patriarche à cause qu’en naissant il tenait le talon de son frère. Ici Ésaü s’en sert pour se plaindre que son frère le surprend avec artifice. Il est vrai que Jacob prend le dessus ; mais c’est avec justice ; puisque cela lui est dû par tant de titres. Isaac ne laisse pas pour les plaintes d’Ésaü de confirmer ce qu’il a fait, déclarant de nouveau qu’il assujettit la vie active à la contemplative. Car quoique la vie active soit nécessaire, et qu’elle ait aussi ses fruits ; toutefois elle regarde la contemplative comme sa perfection et sa fin ; puisque toutes les bonnes œuvres ne tendent qu’à la jouissance de Dieu, qui est le partage de la contemplation. C’est pourquoi il est dit que 140 l’aîné sera assujetti au plus jeune ; parce que la vie active est la première qui se pratique ; mais elle est autant inférieure à la contemplative qui la suit que les moyens sont inférieurs à la fin pour laquelle ils sont destinés.
v. 41. Ésaü haïssait donc toujours Jacob, à cause de cette bénédiction qu’il avait reçue de son père ; et il disait en lui-même : Le temps de la mort de mon père viendra, et alors je tuerai mon frère Jacob.
v. 42. Ce qui, ayant été rapporté à Rebecca, elle dit à Jacob.
v. 43. Mon fils, croyez-moi ; hâtez-vous de vous retirer à Haran vers mon frère Laban.
L’avantage qu’ont les âmes contemplatives sur les actives attire la jalousie de celles-ci, lesquelles, ayant peine à les voir préférées, leur suscitent des persécutions ; ce qui est la vraie marque qu’elles se cherchent beaucoup elles-mêmes dans leurs pieux travaux, et non les seuls intérêts de Dieu.
Mais la charité signale ici sa prudence toute céleste, en séparant ces deux frères à cause de la différence de leurs voies, qui peuvent bien compatir ensemble lorsqu’elles sont unies en une même personne avec la subordination que Dieu y fait mettre pour le bien de plusieurs ; mais qui s’accordent malaisément en diverses personnes qui ne vont pas par les mêmes voies, à cause que la multiplicité et l’empressement des gens actifs ne peut souffrir la simplicité et le repos des contemplatifs.
v. 46. Rebecca dit à Isaac : La vie m’est devenue ennuyeuse à cause des filles de Heth (qu’Ésaü a épousées). Si Jacob épouse une fille de ce pays-ci, je ne veux plus vivre.
Il arrive souvent que la vie active s’allie avec la vie humaine et sensuelle. Pour ne savoir pas mêler l’oraison avec l’action, on agit pour l’ordinaire d’une manière fort humaine et naturelle ; et ces personnes sont quelquefois plus dangereusement enfoncées dans la nature que les pécheurs reconnus. Or la charité, qui est la mère de la vie active aussi bien que de la contemplative, se plaint de cette alliance, laquelle lui cause une extrême douleur et l’affaiblit si fort dans l’âme qui la possède, qu’insensiblement elle lui fait perdre la vie. C’est pourquoi elle dit : Je m’ennuie de vivre ; comme si elle disait : Je suis prête à périr dans cette âme à cause de ce malheureux mélange.
Mais quoique celui-là lui déplaise beaucoup, c’est encore tout autre chose, lorsque la vie humaine s’unit à la contemplative ; car la malignité de la nature tourne même en corruption les délices de l’esprit, et l’on ne saurait croire jusques où va son infection, lorsqu’elle se mêle avec la spiritualité. Elle est toute autre que dans les premières âmes, et d’autant plus dangereuse qu’elle s’y cache sous de plus beaux prétextes. C’est ce qui fait dire à la charité : Si Jacob (qui est l’âme contemplative) vient à s’allier avec la nature pour produire du fruit de la chair et de l’esprit, qui sont des fruits impurs, je ne veux plus vivre. Il est certain que les spirituels qui deviennent charnels éteignent la vie de la charité d’une manière plus cruelle que les plus grands pécheurs et les âmes imparfaites ; c’est pourquoi S. Paul a donné cette précaution : 141 Prenez garde qu’après avoir commencé par l’esprit, vous ne finissiez par la chair.
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v. 1. Isaac donc appela Jacob et, l’ayant béni, lui dit : Ne prenez point une femme d’entre les filles de Canaan ;
2. Mais allez en Mésopotamie, qui est en Syrie, à la maison de Bathuel, père de votre mère ; et épousez une des filles de Laban votre oncle.
3. Que le Dieu tout-puissant vous bénisse, et qu’il accroisse et multiplie votre race, afin que vous soyez le chef de plusieurs peuples !
ISAAC, après avoir béni son fils, modèle des vrais contemplatifs et abandonnés à la conduite de leur Dieu, lui défend de s’allier avec la vie humaine et charnelle, qui serait incompatible avec sa grâce. Il lui ordonne au contraire de sortir de soi-même, ce qui est désigné par la sortie du lieu où il habite ; et d’épouser une file de la famille de sa mère ; comme s’il lui disait : Loin de vous allier avec l’amour humain ou charnel, ne prenez jamais d’autre épouse que celle qui aura liaison avec la charité. Il vous faut allier de nouveau avec elle ; car quoiqu’elle vous ait enfanté, vous pourriez la perdre si vous ne conserviez son alliance. Il faut s’unir au pur amour, et non à l’amour naturel, humain ou charnel. Si vous en usez de la sorte, vous recevrez mille bénédictions, et un mariage si divin sera suivi d’une génération autant pure qu’abondante.
Jacob sera dans les derniers siècles le père de plusieurs peuples, comme il l’a déjà été dans les précédents à l’égard de tous les grands contemplatifs qui se sont fait distinguer du reste des hommes. Mais il le fera bien d’une autre sorte, lorsque cet esprit sera répandu sur toute la terre et que le monde sera renouvelé par lui. Ô Dieu, envoyez cet esprit intérieur sur toute la terre, et elle sera créée de nouveau ! Que ce même esprit se repose sur les eaux de votre grâce ordinaire, et il leur communiquera une fécondité très-abondante. Si l’esprit intérieur, qui n’est que charité et oraison, n’anime les puissances de notre âme et leurs productions, elles sont stériles en elles-mêmes et infructueuses pour les autres ; mais si cet esprit de vie nous fait agir, nos œuvres sont vraiment dignes de Dieu ; et la complaisance qu’il a à les voir fait qu’il leur donne sa bénédiction, en vertu de laquelle elles nous sanctifient nous-mêmes et contribuent à la sanctification de plusieurs autres.
v. 11. Jacob, étant venu en un lieu, comme il voulait s’y reposer après le coucher du soleil, il prit des pierres qui étaient là, et en mit une sous sa tête, et s’endormit au même lieu.
L’âme amoureuse de son Dieu et unie à lui ne trouve rien qui l’empêche de se reposer en lui. Ses courses n’interrompent point son repos, ni son repos n’empêche point son marcher. Jacob s’arrête au milieu du chemin, et il y fait son gîte. Il prend des mêmes pierres qui se trouvent là, pour lui servir d’oreiller ; il en choisit une pour appuyer sa tête ; et cette pierre fut la figure de Jésus-Christ, son unique appui. Il repose doucement sur cette terre ; parce que c’est la terre du repos et de la contemplation promise à sa race spirituelle, c’est-à-dire à toutes les âmes contemplatives, aimant, mieux se reposer sur cette terre, quoique dure, que sur une terre étrangère.
Tels ont toujours été les enfants d’un si saint père lorsqu’ils ont dit par David : 142 Comment chanterions-nous le cantique du Seigneur dans une terre étrangère ? Comment pourrions-nous nous reposer dans une voie multipliée, nous qui sommes nés pour l’unité et pour le repos de la contemplation ?
Jacob s’endort, et entre en ravissement après le coucher du soleil ; l’excès qui porte l’âme dans la pure lumière divine ne se fait que par l’extinction de la lumière naturelle ; et il faut que ce qui est acquis fasse place à ce qui doit être infus.
v. 12. Il vit en songe une échelle, dont le pied était appuyé sur la terre et le haut touchait au ciel ; et des Anges de Dieu qui montaient et descendaient par cette échelle.
v. 13. Il vit aussi le Seigneur qui était appuyé sur le haut de l’échelle et lui disait : Je suis le Seigneur, le Dieu d’Abraham votre père, et le Dieu d’Isaac. Je vous donnerai et à votre race aussi la terre où vous dormez.
Jacob, dormant d’un sommeil mystique, vit une échelle qui allait depuis cette terre de repos jusqu’au ciel ; et Dieu était appuyé sur le haut de l’échelle. Cette échelle, qui était appuyée de son pied sur cette terre de repos, et qui servait de l’autre bout de repos à Dieu même, marque les degrés qu’il faut monter pour aller du repos de la contemplation jusqu’au repos en Dieu seul. La distance est grande. Ces âmes, quoique toutes Angéliques, montent et descendent ; parce que les degrés mêmes de montée leur deviennent souvent des degrés de descente, ou apparente ou réelle ; mais tout est égal pour une telle âme par l’excellent usage qu’elle en sait faire, délaissant à Dieu tout ce qui la regarde. Le sommet de cette échelle est au ciel et en Dieu même, puisque l’Écriture dit que Dieu était appuyé sur le haut de l’échelle. Cela veut dire que ces degrés représentant les moyens de montée ou descente qui conduisent diversement à Dieu cessent tous lorsqu’on est arrivé à lui seul, ainsi qu’une échelle serait inutile à une personne qui par elle serait montée où elle prétendait.
Le Seigneur était appuyé sur l’échelle. Lui, qui appuie tout le monde et le soutient de son bras tout-puissant, peut-il s’appuyer sur quelque chose ? Oui certainement ; parce qu’il trouve un repos délicieux dans les âmes qui par leur anéantissement parfait, par la perte de tous moyens, sont arrivées au dernier degré de leur origine, qui est Dieu. Comment Dieu ne se reposerait-il pas avec complaisance dans une âme qui ne se repose plus qu’en lui ? C’est se reposer en lui-même, puisque cette âme n’a plus rien hors de lui.
Cette échelle mystérieuse nous apprend encore, en ce que Dieu était appuyé sur son sommet, que comme les âmes étant sorties de lui par la création viennent par ces degrés de descente sur la terre d’une vie impure, aussi pour retourner en lui il faut qu’elles remontent par où elles sont descendues. Cette pensée a pu faire dire à quantité de Mystiques que l’âme, pour rentrer en Dieu par une parfaite union, devait être parvenue à la pureté de sa création ; ce qui s’entend quant à la perte de toute tache et propriété. Ceci est très-bien exprimé par cette échelle où, pour arriver à Dieu, il faut être sur le même degré d’où l’on partit pour descendre de lui ; et ceci est tout naturel.
Ce fut de là que Dieu promit que cette terre de repos serait donnée non seulement à ces premiers Mystiques, mais aussi à tous leurs descendants ; et que toutes les personnes qui marcheraient dans cette même voie et qui, comme Jacob, se reposeraient dans la contemplation, pourraient monter toute l’échelle et arriver à Dieu. C’est pourquoi le Seigneur dit à Jacob : Ils posséderont la terre sur laquelle vous reposez ; parce que c’était l’endroit sur lequel l’échelle était posée ; autrement, la promesse eut été peu de chose, étant prise à la rigueur de la lettre, puisqu’il ne pouvait reposer que sur un très-petit espace de terre.
v. 14. Votre postérité sera multipliée comme la poussière de la terre. Vous vous étendrez de l’Orient à l’Occident et du Septentrion au midi. Toutes les nations de la terre seront bénies en vous dans celui qui sortira de vous.
Il lui promet que ce peuple intérieur sera si nombreux qu’il égalera la poussière de la terre. Ce mot, la poussière de la terre, se peut entendre ou quant au nombre ou quant à la qualité de ce peuple. Selon le nombre, Dieu lui fait entendre qu’il sera tellement multiplié, qu’il s’en trouvera en tous lieux, et que dans toutes les nations il y aura de ce peuple intérieur ; ce qui s’est bien vérifié, et il est et sera toujours véritable ; car il n’est point de lieu où il ne s’en trouve. Selon la qualité, ce sont des âmes si anéanties qu’elles sont réduites dans la poussière de leur néant ; c’est pourquoi l’Écriture ne dit pas : Ils seront multipliés autant que la poussière, ou plus ; car cela ne signifierait que l’excès du nombre ; mais elle dit : Comme la poussière, ce qui exprime très-bien leur anéantissement.
v. 15. Je serai votre protecteur partout où vous irez ; je vous ramènerai en cette terre et ne vous quitterai point que je n’aie accompli tout ce que je vous ai dit.
Dieu l’assure de le garder lui-même et de le ramener ; lui faisant voir par-là que c’est lui qui conduit les âmes qui lui sont abandonnées, dans toutes leurs voies, jusqu’à ce qu’il les ramène en lui-même, lieu de leur origine.
v. 16. Jacob, étant éveillé de son sommeil, dit : Le Seigneur est vraiment en ce lieu-ci et je ne le savais pas !
Lorsqu’il fut éveillé de son sommeil mystique, il dit que Dieu était là et qu’il n’en savait rien ; non qu’il ignorât que Dieu fût partout ; mais à cause que les âmes de ce degré sont si absorbées dans la paix et dans l’union, et que la foi les conduit si nuement, qu’elles possèdent Dieu sans penser qu’elles le possèdent, et sans en avoir nulle connaissance, à la réserve de quelques moments, où il se fait un peu apercevoir ; ce qui se fait comme en revenant d’un profond sommeil. La foi et l’abandon les aveuglent, comme la trop grande lumière du Soleil éblouit ; en sorte qu’elles ne peuvent rien distinguer de lui. C’est comme une personne qui vit dans l’air et le respire sans penser qu’elle en vit et qu’elle le respire, à cause qu’elle n’y réfléchit pas. Ces âmes, quoique toutes pénétrées de Dieu, n’y pensent pas, parce que Dieu leur cache ce qu’elles sont ; c’est pourquoi on appelle cette voie mystique, qui veut dire secrète et imperceptible.
v. 17. Et se trouvant saisi de frayeur, il s’écria : Que ce lieu est terrible ! Certainement ce ne peut être que la maison de Dieu et la porte du ciel.
L’Écriture dit qu’il fut saisi de frayeur et qu’il s’écria : Que ce lieu est terrible ! Ce fut ensuite de la connaissance qui lui fut donnée des souffrances extrêmes par où doivent passer ces âmes choisies pour arriver à la porte du ciel ; car, autrement, qu’y avait-il d’épouvantable dans cette porte, et ne devait-il pas plutôt entrer en admiration et dans des transports de joie, découvrant le séjour de gloire ? Cependant il s’écrie au contraire ; que ce lieu est terrible et épouvantable ! Cela n’exprime rien moins que la maison de Dieu et la porte du ciel. Ne devait-il pas plutôt dire selon l’ordre commun : Ô que ce lieu est désirable ! qu’il est admirable et charmant, puisque c’est la maison de Dieu et la porte du ciel ? Mais comme dans ce moment il conçut plus qu’il n’en devait exprimer, il se contenta de dire cela. Il connut tout ce qu’il fallait souffrir, et les voies étranges par où Dieu conduit les âmes pour les emmener jusqu’à la porte du ciel ; mais il n’en dit pas davantage, à cause que ce sont des secrets dont 143 il n’est pas permis à l’homme de parler.
v. 18. Jacob donc, se levant le matin, prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête, l’érigea comme un monument, versant de l’huile dessus.
v. 20. Et il fit un vœu, en disant : Si Dieu demeure avec moi et s’il me conduit dans le chemin par lequel je marche, et me donne du pain pour me nourrir, et des vêtements pour me couvrir.
v. 21. Et si je retourne heureusement à la maison de mon père, le Seigneur sera mon Dieu.
v. 22. Et cette pierre que j’ai dressée comme un monument s’appellera la maison de Dieu.
Ce monument devait servir de mémoire à la postérité de ce qui était arrivé à Jacob en ce lieu, et de ce qu’il y avait connu.
C’est le propre de la connaissance dont on est prévenu de cette voie si obscure de faire craindre et hésiter. De plus, dans la voie de foi et d’abandon, on ne saurait s’arrêter ni aux visions, ni aux paroles ou faveurs, ni à quoi que ce soit qui rassure ; car cette assurance retarderait la course ; c’est pourquoi Jacob, bien instruit et pour lui-même et pour nous, sans s’arrêter à ce qu’il avait vu, ni même à ce que Dieu lui avait dit, et outrepassant courageusement toutes choses pour ne s’arrêter qu’au moment divin de la providence, qui est la seule assurance sans assurance des âmes abandonnées, dit en lui-même : Si le Seigneur demeure avec moi, et si par sa providence il me conduit en sorte qu’il me préserve du péché dans une voie si dangereuse et si délicate, alors je reconnaîtrai qu’il sera mon Dieu. Mais quoique je m’abandonne aveuglément à sa providence, et que je ne veuille point d’autre conduite que la sienne dans toute la voie, cependant je ne pourrai avoir une entière assurance et expérience qu’il est mon Dieu que je ne sois dans la paix de la maison de mon Père, c’est-à-dire dans le repos de mon origine ; à cause que l’obscurité de cette voie me tiendrait toujours dans quelque inégalité.
Mais comment une pierre peut-elle être appelée la maison de Dieu ? C’est parce que la pierre étant le signe du repos mystique, où tout est caché, l’âme, qui par un rare bonheur a passé tous les déserts mystiques et est arrivée en Dieu seul, s’écrie et pour elle-même et pour les autres, que la voie mystique est assurément la demeure de Dieu.
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v. 9. Jacob parlait aux pasteurs, lorsque Rachel survint avec les brebis de son père ; car elle paissait elle-même le troupeau.
v. 10. Jacob, l’ayant vue et sachant qu’elle était sa cousine germaine et que ces troupeaux étaient à Laban son oncle, ôta la pierre qui fermait le puits ;
v. 11. Et fit ensuite boire son troupeau.
C’EST ici Jacob qui donne de l’eau pour le service de Rachel ; et ce fut Rebecca qui en donna pour les serviteurs et pour les chameaux d’Isaac. Cette différence nous marque un profond mystère ; ni Jacob ni Rachel, dans le temps que l’eau fut versée, n’étaient pas encore assez préparés pour le mariage spirituel ; Rachel n’avait encore nulle teinture de la vie spirituelle ; c’est pourquoi il faut que Jacob fasse lui-même couler les eaux, parce que c’est à lui, en considération de ses pères, que la promesse avait été faite. De plus, Rachel devait être stérile ; et quoiqu’elle contribuât avec Jacob à la naissance de deux tribus assez nombreuses, cependant la source d’eau vive Jésus-Christ ne devait point sortir d’elle, mais de Jacob, qui pour cette raison donne l’eau, figure des grâces de salut de perfection qui devaient être communiquées par le Sauveur du monde. Mais Rebecca étant une source de laquelle devait sortir l’eau pure et vivifiante, qui est Jésus-Christ, elle pouvait abreuver les peuples en la personne d’Eliezer et en faveur d’Isaac. Jacob sait l’office de pasteur envers Rachel, parce qu’il est en Jésus-Christ, ou plutôt, J. Christ est en lui le légitime Pasteur, qui doit 144 abreuver son troupeau de l’eau de la pierre.
v. 11. Jacob baisa Rachel et, s’écriant hautement, ne put retenir ses larmes.
Il la baise en signe de l’union qu’il fait avec elle, l’associant par ce baiser à la voie et à la vie de foi. Il verse des larmes, à cause du pressentiment qu’il a que quoiqu’elle soit très-belle et très-vertueuse, elle n’aura cependant jamais l’avantage de produire Jésus-Christ dans les âmes ; et cela vient de ce que l’amour que Jacob avait pour elle étant mêlé du naturel, il pouvait seul empêcher la production de Jésus-Christ dans les âmes. Ce qui fait voir qu’il faut une plus grande pureté et un dénuement plus entier pour la vie apostolique que pour toute autre vie, quelque sainte qu’elle puisse être, et quoiqu’elle paraisse toute pleine de vertus.
v. 20. Jacob servit Laban sept ans pour Rachel ; et ce temps ne lui paraissait que peu de jours, tant l’affection qu’il avait pour elle était grande.
L’amour naturel que Jacob avait pour Rachel était un affaiblissement que Dieu permettait en ce saint Patriarche ; aussi les sept ans qu’il servit dans l’espérance de l’épouser ne furent point comptés, et ils ne parurent que peu de jours. Mais ces sortes de faiblesses dans les âmes de cette force servent même au dessein de Dieu, contribuant à leur anéantissement, afin de les rendre propres pour la croix, et en même temps les disposer à la vie apostolique, qui se donne par la croix, laquelle est représentée par Lia. Les seules douceurs de la contemplation (désignées par Rachel) ne peuvent jamais produire cette vie divinement féconde en faveur des âmes ; il faut que ce soit la croix qui la donne. L’oraison doit être jointe à la croix pour porter ces fruits de grâce ; la croix verse le sang de Jésus-Christ dans le sein de l’oraison afin de la rendre féconde ; et l’oraison répand sur nos croix l’Esprit de Dieu, qu’elle attire du ciel afin de les sanctifier.
v. 21. Après cela il dit à Laban : Donnez-moi ma femme, puisque le temps auquel je dois l’épouser est accompli.
v. 22. Laban fit les noces.
v. 23. Et le soir il mena Lia sa fille dans la chambre de Jacob.
Dieu, qui est plein de bonté, nous sait une agréable tromperie. Il nous fait premièrement aimer les douceurs intérieures ; et puis lorsque nous pensons nous y attacher et vivre content avec elles, il substitue la croix en leur place. Les consolations intérieures (figurées par Rachel) étant toujours agréables, l’âme, par infidélité et par faiblesse, s’y attache désordonnément. Cependant Dieu les lui laisse aimer pour un temps, et lui en donne abondamment ; mais c’est pour la disposer à souffrir la croix qu’il lui prépare.
v. 24. Jacob reconnut le matin que c’était Lia.
v. 25. Et il dit à son beau-père : D’où vient que vous m’avez traité de cette sorte ? Ne vous ai-je pas servi pour Rachel ? Pourquoi m’avez-vous trompé ?
De jour, c’est Rachel que l’on aime, c’est-à-dire tant que dure l’état illuminatif ; de nuit, c’est Lia qu’on possède, lorsque l’obscurité de la foi est venue. La foi aime Lia à cause de sa fécondité ; la nature aime Rachel à cause de sa beauté. Lia est chassieuse ; mais elle est aussi agréable dans le repos de la nuit que Rachel ; elle y est même prise pour elle. La croix est laide lorsqu’on la regarde avec réflexion ; mais l’âme qui la possède dans le repos de l’union sans y réfléchir y trouve autant de plaisirs qu’au milieu des plus grandes douceurs. L’amour-propre donc, qui servait Dieu pour les douceurs, et qui s’attendait de les posséder pour toujours, ne trouvant plus que le dégoût et la croix, s’en plaint à Dieu même. Hé quoi, dit-il, est-ce là la récompense que vous m’avez promise pour mes longs services ? Je croyais qu’ensuite vous me combleriez de plaisirs spirituels ; et vous ne m’envoyez que des afflictions et des amertumes ! D’où me vient ce changement si inespéré ?
v. 26. Laban lui répondit : Ce n’est pas la coutume de ce pays-ci de marier les plus jeunes filles avant les aînées.
v. 27. Passez la semaine avec celle-ci, et je vous donnerai l’autre ensuite pour le temps de sept autres années que vous me servirez.
v. 28. Jacob l’accepta ; et après sept jours il épousa Rachel.
Dieu, plein de compassion pour cette âme, la console et lui dit : Souffrez seulement pendant quelques jours les afflictions que je vous partage ; et ensuite je vous donnerai en possession réelle et intime les douceurs que vous n’avez que par le dehors et pour quelques moments. Mais il faut que la douleur précède ce plaisir ; car la croix a devant moi le droit d’aînesse, et elle doit passer devant les plaisirs intimes et durables ; car toute la jouissance de cette vie est très-peu de chose, et je ne vous l’accorde qu’à cause de votre faiblesse ; mais après que vous aurez goûté de cette douceur éternelle, que je vous promets, il faudra que vous me serviez encore sept ans, afin de payer de quelques travaux un bien qui ne se peut estimer.
v. 30. Jacob, ayant enfin obtenu les noces tant désirées, préféra l’amour de la seconde à la première, et servit encore Laban pour elle sept ans durant.
Les âmes qui ne sont pas avancées dans les voies de la vérité préfèrent l’amour des douceurs à l’amour de la croix ; et c’est ce qui retarde beaucoup leur avancement. Dieu permit tout ceci en Jacob pour nous instruire ; puisque, ainsi que déclare le grand Apôtre, 145 il n’y a rien dans l’Écriture qui n’y soit décrit pour notre instruction.
v. 31. Le Seigneur, voyant que Jacob estimait peu Lia, la rendit féconde, pendant que sa sœur demeurait stérile.
v. 32. Elle conçut donc et enfanta un fils qu’elle appela Ruben, disant : Le Seigneur a regardé mon humiliation ; à prescrit mon mari m’aimera.
La croix, si peu agréable et si peu aimée, est toujours féconde ; ce qui sait qu’une âme éclairée la préfère à tout le reste ; mais les douceurs, qui ne causent qu’un plaisir apparent, ont une stérilité véritable, durant que la croix, sous une idée d’amertume, conserve des avantages inexplicables.
La croix, représentée par Lia, exprime la joie qu’elle a d’être mère, dans l’espérance que son mari, qui est l’âme à laquelle elle est unie, voyant sa fécondité, aura pour elle toute l’estime qui lui est due. Toutefois, elle ne s’en élève point, reconnaissant que tout vient de Dieu, qui lui a donné cet avantage afin de la relever de son abjection naturelle ; et lui en consacrant fidèlement toute la gloire. Il faut juger de la croix par ses fruits ; le sens ne peut les goûter, mais l’esprit les découvre par la foi.
v. 34. Elle conçut encore.
v. 35. Et jusqu’à la troisième fois, et étant accouchée d’un fils, elle dit : Maintenant mon mari fera plus uni à moi, puisque je lui ai donné trois fils ; c’est pourquoi elle l’appela Levi.
C’est une chose étrange que la croix, qui a tant d’avantages, ait tant de peine à se faire aimer. Voilà qu’elle produit la race sacerdotale Levi et tout ce qu’il y a de plus grand ; cependant à peine se peut-elle faire aimer. La première fois qu’elle enfante, elle ne prétend autre chose que de se rendre moins méprisable ; à la seconde, elle espère de se rendre aimable ; mais à la troisième, après avoir produit Levi, qui est le sacerdoce royal, elle croit se faire désirer, et que, l’âme à qui elle a été donnée étant devenue plus sage, souhaitera de s’unir à elle.
v. 36. Elle conçut encore pour la quatrième sois, et elle accoucha d’un fils et dit : Maintenant je louerai le Seigneur ; c’est pourquoi elle l’appela Juda ; et pour lors elle cessa d’avoir des enfants.
Mais à la quatrième fois, elle ne sait plus que louer le Seigneur, ce qui est annoncer Jésus-Christ en Juda, de qui il devait sortir. Et comme en Jésus-Christ se trouve la fin et la consommation de tout désir, aussi après avoir donné Juda, elle cesse d’enfanter.
La croix, ravie d’une si noble production qu’elle voit naître d’elle, se tient si fort au-dessus de tout ce qui est créé, qu’elle ne parle plus de Jacob, ne témoigne plus de désir de le posséder, comme les autres fois ; mais seulement d’un vol hardi, à la vue d’une production si admirable, elle s’écrie ; Ô, à cette fois je louerai le Seigneur, n’y ayant plus rien sur la terre qui puisse arrêter mon désir ! La croix ne pouvait rien produire de plus grand que le salut de tout le monde, qu’elle a véritablement enfanté lorsque, 146 par le sang que Jésus-Christ a répandu sur la croix, la paix a été faite entre ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre.
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v. 1. Rachel, voyant qu’elle était stérile, porta envie à sa sœur, et elle dit à son mari : Donnez-moi des enfants, autrement je mourrai.
v. 2. Jacob en fut ému de colère et lui répondit : Suis-je Dieu ? N’est-ce pas lui qui empêche que votre sein ne porte son fruit ?
LES douceurs, bien que spirituelles, voudraient avoir l’avantage de la croix ; et s’ennuyant de leur stérilité, elles disent à l’âme qui les possède : Faites qu’il naisse quelque production de nous ; autrement, nous mourrons ; pourquoi la croix aurait-elle tout l’avantage ? Elles voudraient ou n’être plus ou participer à la fécondité de la croix. L’âme, voyant le peu de solidité de cette voie de douceurs, se fâche, et lui fait connaître que Dieu seul peut la rendre féconde. La croix et la consolation sont des épreuves qui exercent différemment une même personne, ainsi que ces deux femmes, qui en étaient la figure, exercent Jacob leur mari. Pour être fidèle à ces épreuves, il faut les recevoir également de la main de Dieu, et ne les regarder qu’en lui.
v. 3. Rachel ajouta : J’ai Bala ma servante ; allez à elle afin que je reçoive sur mon giron ce qu’elle enfantera, et que j’aie des enfants par elle.
v. 4. Elle lui donna donc Bala pour femme.
v. 5. Jacob l’ayant prise, elle conçut et accoucha d’un fils.
Rachel, voyant qu’elle ne peut rien produire à cause de sa stérilité, a recours à sa servante. Ainsi l’âme qui est dans les douceurs de la contemplation, se voyant sans action, a souvent recours à une servante pour en tirer quelques productions, se servant de quelques œuvres extérieures de charité, qu’elle s’approprie pour se consoler de sa stérilité et s’en faire un appui naturel.
v. 14. Un jour, Ruben étant sorti à la campagne, lorsque l’on sciait du froment, trouva des mandragores, qu’il apporta à Lia sa mère. Rachel lui dit : Donnez-moi des mandragores de votre fils.
v. 15. Lia répondit : Ne vous suffit-il pas de m’avoir enlevé mon mari, sans vouloir encore avoir des mandragores de mon fils ? Rachel répliqua : Je consens qu’il dorme avec vous cette nuit, pourvu que vous me donniez de ces mandragores.
Toute la vie illuminative n’est encore qu’une vie d’enfance et de faiblesse, eu égard à la vie de foi qui la doit suivre. Rachel est si enfant qu’elle préfère le plaisir de voir et de flairer des mandragores, qui sont des plantes belles à la vue et d’une excellente odeur, à la solide possession de son mari. Les âmes efféminées et pleines de goûts sensibles lui ressemblent en cela ; elles préfèrent le doux au solide, qui est la possession de Dieu en lui-même au-dessus de tous les dons.
v. 16. Lorsque Jacob revenait des champs sur le soir, Lia alla au-devant de lui et lui dit : Vous viendrez avec moi, parce que j’ai acheté cette grâce en donnant à ma sœur des mandragores de mon fils.
v. 17. Et Dieu exauça ses prières ; elle conçut et enfanta un cinquième fils.
Les âmes fortes et généreuses, et qui ont été rendues telles par la croix, donnent volontiers toutes les douceurs et tout ce qui est du dehors pour la possession réelle de l’Époux, comme fît Lia ; aussi Dieu bénit ce choix si juste d’une nouvelle fécondité, lui donnant encore deux fils et une fille. Cela marque encore comme l’âme qui a tout abandonné pour Dieu court avec plaisir lui dire qu’elle mérite de le posséder, l’ayant acquis par le délaissement de tous les dons.
v. 22. Le Seigneur se souvint aussi de Rachel ; il l’exauça et la rendit féconde.
v. 23. Elle conçut et accoucha d’un fils et elle dit : Le Seigneur m’a délivré de mon opprobre.
Dieu, dont la bonté est infinie, et qui ne laisse rien sans récompense, traite les âmes faibles selon leur faiblesse. Il eut pitié de Rachel, et la rendit mère. Cela nous apprend que ces âmes de grâces et de faveur sensible, étant devenues plus mûres sur la fin de leurs courses, font quelque fruit ; mais il n’approche pas ni en quantité ni en qualité de celui que produisent les âmes qui ont été conduites par une voie autant forte qu’elle a été crucifiée. Alors elles ont une joie extrême de cette production ; et elles disent que Dieu les a relevées de leur bassesse.
v. 25. Joseph étant né, Jacob dit à son beau-père : Laissez-moi aller, afin que je retourne à mon pays et en ma propre terre.
La voie de lumières et de douceurs n’a pas plutôt été féconde, et produit au-dehors quelque marque de sa beauté, que l’âme, toute ravie de voir de si beaux fruits, à cause qu’ils retiennent de la beauté de leur mère, veut tout de bon sortir de cette première voie pour les introduire dans celle de l’abandon. C’est pourquoi Jacob presse Laban de le laisser aller ; comme s’il appréhendait que ses enfants ne contractassent quelque chose d’étranger dans cette terre par un plus long séjour ; ce qui ferait un mauvais mélange.
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v. 3. Le Seigneur même dit à Jacob : Retournez au pays de vos pères et vers vos proches, et je serai avec vous.
DIEU, qui avait un soin particulier de Jacob et qui avec une application paternelle le tenait sous la conduite de sa providence, lui commande lui-même de s’en retourner au pays de ses pères ; c’est de peur qu’il ne soit tenté d’entrer dans les autres voies à cause de ses grandes richesses. Il lui promet pour la seconde fois qu’il sera avec lui dans tous ses travaux, jusqu’à ce qu’il l’ait conduit à son origine et au lieu du repos en Dieu. Jusqu’à ce temps-là, il y a toujours à craindre quelque changement.
v. 8. Les agneaux de diverses couleurs étaient la récompense de Jacob.
Les brebis de Jacob étaient de diverses couleurs ; pour nous apprendre que, jusqu’à ce que l’âme soit arrivée en Dieu par état permanent, il y a toujours en elle quelque changement, et elle varie sans cesse, étant tantôt dans un état, tantôt dans un autre ; tantôt en paix, d’autrefois en trouble et en agitation. Il n’y a que l’état de l’âme en Dieu qui ne varie plus ; parce qu’elle est venue à la pureté et à la simplicité de son origine.
v. 13. Je suis le Dieu qui vous ai apparu à Bethel, où vous avez oint la pierre, et où vous avez fait un vœu. Sortez promptement de cette terre et retournez au pays de votre naissance.
Souvenez-vous, dit le Seigneur, de la pierre où vous me fîtes un vœu, et où je vous promis de vous conduire. C’est là où je vous veux remmener, car c’est là le lieu de votre origine, où je vous veux reconduire afin de vous perdre en moi et vous faire recouler dans la source d’où vous êtes sorti.
v. 18. Jacob prit tout ce qu’il avait acquis en Mésopotamie, et se mit en chemin.
v. 19. Et pendant que Laban était allé faire tondre ses brebis, Rachel déroba les idoles de son père.
Jacob prit tout ce qui était à lui, et il n’en laissa rien ; mais il est aisé de voir, par le larcin de Rachel, combien les âmes de lumières sont éloignées du parfait dépouillement de celles qui sont conduites par les croix. Celles-là ont toujours quelques idoles ou quelques attaches, qu’elles emportent avec elles ; ce que les autres n’ont pas. Lia n’emporte rien que ses enfants ; et Dieu lui suffit pour tout.
v. 22. L’on fut dire à Laban, le troisième jour, que Jacob se retirait.
v. 23. Et aussitôt il le poursuivit durant sept jours, et le joignit à la montagne de Galaad.
v. 24. Mais Dieu lui apparut en songe et lui dit : Prenez garde de ne pas parler rudement à Jacob.
Qui n’admirera le soin que Dieu prend des âmes qui lui sont abandonnées. Il prévient en leur faveur jusqu’aux moindres accidents, n’épargnant pas même les révélations ni les miracles pour les mettre à couvert des mauvais traitements de leurs persécuteurs, comme il se voit ici par la manière admirable dont Dieu délivra Jacob et toute sa famille de la colère de Laban.
v. 37. Jacob dit à Laban :
v. 38. Vos brebis et vos chèvres n’ont point été stériles ; je n’ai point mangé les béliers de votre troupeau.
v. 39. Je ne vous ai rien montré de ce qui avait été tué par les bêtes. Je prenais sur moi tout ce qui avait été perdu et vous exigiez de moi tout ce qui avait été dérobé.
v. 40. Je brûlais de chaleur pendant le jour et je gelais de froid pendant la nuit, et le sommeil fuyait de mes yeux.
v. 41. Je vous ai servi ainsi dans votre maison pendant vingt ans.
Voilà les qualités du bon pasteur, qui ne fait point de dommage au troupeau, et qui ne laisse rien emporter par l’ennemi, qui s’expose pour les brebis, et qui donne sa vie pour elles ; qui se charge de tous leurs intérêts, et qui prend sur soi tout le dommage qui peut leur être fait. Il ne se trouvera pas facilement dans toute l’Écriture une figure plus remplie de JÉSUS Pasteur que celle qui se voit en Jacob ; ni des qualités que doivent avoir tous les vrais Pasteurs. Mais que nul ne se flatte de pouvoir s’acquitter pleinement de tous ces grands devoirs s’il n’est comme Jacob, fort en Dieu par un profond intérieur.
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v. 1. Jacob continuant son chemin, des Anges de Dieu vinrent au-devant de lui.
CETTE consolation que donnent les Anges est pour préparer l’âme à de grands combats qu’elle doit soutenir avant que d’entrer en Dieu. Ce n’est plus les persécutions des créatures qu’elle doit appréhender, c’est Dieu même ; mais auparavant il faut essuyer la rencontre des ennemis terrestres, qui ne sont que les avant-coureurs d’un autre combat, que l’on ne craint point parce qu’on ne le connaît pas ; on craint un combat visible qui n’est qu’apparent ; et on ne craint point un combat réel, qui est inconnu.
v. 6. Ésaü votre frère vient lui-même en grande hâte au-devant de vous avec quatre cents hommes.
v. 7. Jacob eut une grande crainte et fut saisi de frayeur.
On se trouble souvent d’un mal imaginaire, pendant que l’on demeure ferme et constant dans des combats réels ; ainsi Jacob craint extrêmement la rencontre d’Ésaü, qui néanmoins ne lui sera point de mal ; mais il n’est pas encore effrayé de bien d’autres combats que Dieu lui prépare, quoique par son assistance particulière il en doive sortir heureusement.
v. 9. Jacob pria Dieu de cette sorte : Dieu de mon père Abraham, Dieu de mon père Isaac, Seigneur, qui m’avez dit : retournez en votre pays et au lieu de votre naissance, je vous comblerai de bienfaits.
v. 10. Je suis indigne de toutes vos miséricordes, et de la vérité que vous avez gardée dans l’accomplissement des promesses que vous avez faites à votre serviteur. J’ai passé ce fleuve du Jourdain n’ayant qu’un bâton, et maintenant je retourne avec deux troupes de monde et d’animaux.
La manière avec laquelle Jacob retourne à Dieu dans son affliction, fait voir combien la peine et l’affliction est utile. Elle sait souvenir des bienfaits de Dieu ; non seulement pour servir de quelque consolation, mais aussi pour redoubler la confiance. Jacob représente à Dieu toutes ses promesses ; il ne se plaint point ; il lui expose seulement tous les biens qu’il lui a faits, afin qu’ils ne soient pas rendus inutiles.
Il lui demande son secours d’une manière si forte et si tendre, que les paroles rapportées dans le texte l’expriment plus que tout ce que l’on en peut dire. La perplexité et la douleur où il se trouve représentent bien une âme qui retourne par le chemin de la foi et de l’abandon en Dieu son origine ; car alors elle est dans les doutes et dans les peines ; les frayeurs de la mort la saisissent, et elle lui paraît inévitable. Mais quelle mort craint-elle ? La mort qui est causée par le péché. Elle sait qu’elle a été souvent victorieuse de cet ennemi, qu’elle l’a dominé et supplanté ; mais se voyant près de tomber entre ses mains, elle ne doute point qu’il ne se venge ; et dans l’assurance qu’elle a qu’il ne l’épargnera pas, il lui semble ne pouvoir éviter sa perte. Alors cette pauvre âme, pressée de toutes parts, fait ressouvenir Dieu que c’est lui qui l’a fait entrer dans cette voie ; que c’est pour lui obéir à l’aveugle qu’elle s’y est engagée ; qu’elle s’est entièrement abandonnée à lui ; ensuite de quoi elle le prie de la protéger. Elle lui remontre encore que ses pères ont marché par la même voie, et que c’est par là qu’il s’est déclaré leur Dieu. Elle s’humilie devant lui, et le fait souvenir de sa vérité.
v. 11. Délivrez-moi de la main de mon frère Ésaü ; car je le crains beaucoup ; de peur qu’il ne frappe la mère avec les enfants.
v. 12. Vous avez promis de me combler de biens et de multiplier ma race comme le sable de la mer, dont la multitude est innombrable.
C’est une belle expression que de dire frapper la mère avec les enfants. Le péché frappe la mère, qui est la justice acquise par la grâce ; et aussi les enfants, qui sont les vertus et les bonnes œuvres. Or cette âme pressée d’angoisse se voit à la veille de perdre l’un et l’autre. Elle oublie tous les autres biens, et ne songe qu’à sa propre justice, qu’elle se voit toute prête de perdre ; elle donne librement les autres biens, c’est-à-dire qu’elle consent à la perte des goûts et des faveurs célestes. Il est juste que tout cela lui soit ravi par le péché, qui lui paraît ici inévitable ; mais la propre justice, et les fruits, qui sont les divines vertus, ah ! c’est ce qu’elle ne peut consentir de perdre. Non, pauvre âme affligée ; vous aurez plus de peur que de mal ; il n’y a rien à craindre pour vous ; parce que Dieu empêchera la chute dont vous êtes menacée.
v. 13. Jacob passa la nuit en ce lieu-là ; et il sépara de tout ce qui était à lui ce qu’il avait destiné pour être offert en présent à Ésaü son frère.
v. 23. Après avoir fait passer tout ce qui était à lui.
v. 24. Il demeura seul en ce lieu-là. Et il parut en même temps un homme qui lutta avec lui jusqu’au matin.
v. 25. Et voyant qu’il ne pouvait vaincre Jacob, il lui toucha le nerf de la cuisse, qui se sécha aussitôt.
Jacob, comme j’ai dit, hasarde tous ses biens, et il demeure seul. Ô pauvre homme, vous croyez n’avoir à combattre qu’un ennemi que vous pouvez même apaiser par vos présents ; vous avez déjà échappé la poursuite de votre beau-père (qui signifie la créature) ; vous pensez, selon votre propre sens, éluder de même les autres ennemis ; mais vous ne savez pas qu’il vous faut combattre Dieu même, et que c’est lui qui vient vous attaquer. Or ce combat est le dernier et le plus rude de tous. Soutenir un combat contre Dieu, soutenir le poids de la force de Dieu, c’est une chose que la seule expérience peut faire entendre. Il en coûte toujours dans cette guerre, comme à Jacob, qui y devint boiteux.
v. 25. Cet homme lui dit : Laissez-moi aller ; car l’aurore commence déjà à paraître. Jacob répondit : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni.
v. 27. Cet homme lui dit : Comment vous appeliez-vous ? Il répondit : Je m’appelle Jacob.
v. 28. L’homme ajouta ; Jusqu’ici on vous a appelle Jacob ; mais à l’avenir on vous appellera Israël. Car si vous avez été fort contre Dieu, combien le serez-vous davantage contre les hommes ?
Ce combat étant le dernier de tous, après l’avoir essuyé il faut changer de nom, et le nom nouveau est donné, comme à Abraham et à Sara. Ceci est clair dans l’ancien et le 147 nouveau Testament. Mais cette âme perd ici sa propre justice et sa propre force, pour être revêtue de la force de Dieu ; aussi ce nom d’Israël, qui lui fut donné, signifie fort contre Dieu, comme s’il était dit : Fort comme Dieu, et de la force de Dieu même. Pour cette raison, tous les enfants de Jacob, et son peuple, qui doit être le peuple spirituel de Dieu, doit être appelé le peuple d’Israël, revêtu de la force de Dieu même ; aussi est-il dit à ce peuple dans l’Exode : 148 Le Seigneur combattra pour vous, et vous demeurerez dans le silence ; ce qui veut dire qu’il combat lui-même en eux, et qu’ils n’ont qu’à se tenir en repos. Et au Livre des Rois : 149 Vous venez contre moi avec l’épée, la lance et le bouclier ; mais moi je viens à vous au nom du Seigneur des armées. Cette âme donc, revêtue de la force de Dieu, ne craint plus ni les hommes ni les démons ; car après avoir soutenu le combat de Dieu même, qu’y a-t-il plus à craindre ?
v. 31. Aussitôt que Jacob eût passé ce lieu, qu’il avait nommé Phanuel, il vit le Soleil qui se levait ; mais il demeura boiteux d’une jambe.
Après ces terribles combats, le Soleil se lève ; la créature étant encore plus détruite et recoulée, fondue et anéantie qu’elle n’était auparavant, elle comprend plus véritablement ce que c’est que Dieu, vrai Soleil de tous les êtres, lors même qu’elle le peut encore moins comprendre ; l’excès de son absorbement en lui le lui rendant encore plus incompréhensible, quoiqu’elle le connaisse mieux qu’elle ne fit jamais.
Ces personnes assez heureuses pour avoir soutenu avec fidélité le combat divin, peuvent paraître aux yeux des créatures encore plus faibles qu’on ne les croyait auparavant ; mais dans la vérité, elles ne furent jamais plus fortes ; puisque par la perte de leur propre force, elles sont entrées dans la force de Dieu ; ainsi que Jacob, quoi que devenu boiteux, porte le nom et remplit le sens d’Israël, fort contre Dieu.
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v. 10. Jacob dit à son frère Ésaü : J’ai vu aujourd’hui votre visage comme si j’eusse vu le visage de Dieu ; soyez-moi donc favorable.
v. 11. Recevez ce présent que je vous ai offert, et que j’ai reçu de Dieu qui donne toutes choses.
LORSQUE le nom nouveau a été donné et que l’âme est bien avancée, elle voit toutes choses en Dieu, et Dieu en toutes choses. Le péché, qui auparavant lui donnait tant 150 d’effroi, ne 151 lui en donne plus ; tout l’enfer même ne pourrait l’épouvanter, parce qu’elle ne peut plus rien voir distinct de Dieu même, où il n’y a point de coulpe ; mais la parfaite Sainteté. Cette manière de s’exprimer, si simple et si naïve, est si propre à l’âme de ce degré que quand elle voudrait, elle ne pourrait faire autrement. Que ceux qui ne comprennent pas ceci ne le croient pas impossible. Il est nécessaire que cela soit de la sorte ; à cause que l’âme qui a été reçue en Dieu ne peut plus voir ces choses que comme Dieu les voit, sans crainte, sans trouble, sans émotion, sans malice, sans défaut, prenant part à ses attributs divins à mesure qu’elle est reçue dans son unité.
Jacob fait aussi voir à Ésaü que tout ce qu’il lui donne est de Dieu, parce que c’est lui qui donne toutes choses. C’est le propre de ces personnes, établies dans la vérité divine, de ne se rien attribuer, mais de référer tout à Dieu.
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v. 1. Cependant Dieu dit à Jacob : Allez promptement à Bethel ; demeurez-y, y dressez un autel au Seigneur qui vous apparut lorsque vous fuyiez votre frère.
DIEU commande à l’âme, après tant de fatigues et de combats soutenus dans le chemin, d’aller au lieu de son origine, où il la conduit avec tant de bonté par son admirable providence, et de dresser là un autel. Mais avant que la partie supérieure de l’âme soit reçue en Dieu, il faut qu’elle soit parvenue à la pureté de sa création ; et que même pour ce temps toute propriété soit ôtée, et toutes fautes et toutes taches retranchées de la partie inférieure, représentée par la famille de Jacob.
v. 2. Alors Jacob, ayant assemblé tous ceux de sa maison, leur dit : Jetez loin de vous les dieux étrangers qui sont au milieu de vous ; purifiez-vous et changez de vêtements.
Il faut que tout soit extrêmement net, et avoir changé de vêtements, et être devenu tout autre par le renouvellement. Jacob ne fait rien pour lui-même afin de se préparer à un si grand bien ; car c’était l’ouvrage de Dieu seul qui l’avait conduit par ce chemin, et qui le ramenait à son origine ; mais il commande à la partie inférieure de laisser tout ce qu’elle avait d’étranger et de propre, afin que rien ne mette plus empêchement à cette heureuse perte en Dieu.
Remarquons cependant que dans une famille aussi sainte que celle de Jacob, il se trouve encore des idoles ; et peut-être quelques-uns de ses serviteurs étaient-ils idolâtres. Quel est le lieu si saint, quelle est l’âme si pure où il ne se mêle quelque impureté ?
v. 3. Levez-vous, et montons à Bethel pour y dresser un autel à Dieu, qui m’a exaucé au jour de mon affliction, et qui m’a accompagné pendant mon voyage.
v. 7. Il y dressa donc un autel, et nomma ce lieu-là la Maison de Dieu ; parce que c’est là que Dieu lui apparut lorsqu’il fuyait Ésaü son frère.
Alors l’âme est instruite de la fidélité de Dieu, et elle connaît comme il l’a conduite. Alors elle est délivrée des vraies afflictions et des peines d’esprit, et de toute inquiétude, quoiqu’elle soit encore réservée à de bonnes croix ; mais ce seront des croix qu’elle portera comme Jésus-Christ et avec lui, et qu’elle peut porter en toute assurance.
C’est le propre de cette âme de tout rendre à Dieu au même lieu et de la même manière qu’il le lui a donné ; alors se fait le sacrifice pur, qui est reçu favorablement.
v. 9. Dieu apparut à Jacob pour la seconde fois.
v. 10. Et il lui dit : Jusqu’à présent vous avez été appelé Jacob ; mais à l’avenir votre nom fera Israël.
v. 13. Dieu ensuite se retira.
Dieu bénit encore Jacob, et lui confirme son nom nouveau. L’état est donné à l’âme longtemps devant qu’elle soit confirmée dans l’état. On a longtemps les dispositions passagères ; puis l’état est donné ; mais la confirmation dans l’état est une chose bien postérieure, et d’une grâce beaucoup plus éminente. La confirmation est ici donnée à Jacob lorsque Dieu lui répète si positivement : Votre nom sera Israël.
Ce qui est ajouté, que Dieu se retira, ou disparut aux yeux de Jacob, signifie comme Dieu, après avoir rehaussé la capacité de la créature pour l’élever jusqu’à lui, s’abaisse aussi jusqu’à elle sans cesser d’être ce qu’il est ; mais ce n’est que pour la prendre, l’enlever, et la perdre en lui-même, disparaissant d’autant plus aux yeux de l’esprit que plus il le perd en lui.
v. 16. Étant parti de ce lieu-là, il vint au printemps sur le chemin qui mène à Ephrata ; où Rachel étant en travail,
v. 18. Et sentant que la violence de la douleur la faisait mourir, étant prête d’expirer, elle appela son fils Benoni, c’est-à-dire, le fils de ma douleur ; et le père le nomma Benjamin, c’est-à-dire, le fils de ma droite.
v. 19. Ainsi mourut Rachel ; et elle fut ensevelie dans le chemin qui conduit à Ephrata, appelée depuis Bethléem.
L’âme confirmée en Dieu est entièrement séparée de tous les sentiments naturels et spirituels ; s’il en reste pour peu que ce soit, Dieu les fait mourir, comme il fit Rachel. L’Écriture ne dit point que Jacob la pleura ; parce qu’étant alors bien établi dans la volonté de Dieu, il ne pouvait s’affliger de cette perte, qu’il voyait en Dieu même lui être avantageuse. Car c’est une lumière de cet état qui fait voir que Dieu fait tout pour notre avantage, et que tout concourt à notre plus grand bien. Voilà donc cette âme privée de tout ce qu’elle avait de cher en la nature ; il ne lui reste plus que Dieu seul et la croix ; mais la croix ne lui est plus pénible ; elle en a trop connu le prix pour ne pas l’estimer, et elle est trop forte en Dieu pour avoir peine à la porter. Il reste pourtant un amour secret pour les productions de Rachel ; parce qu’elles sont douces et aimables, et que celles de la croix ont quelque chose de plus sauvage. De plus, les fruits de douceur et d’union renferment en eux-mêmes leur beauté, et ils montrent au-dehors tout ce qu’ils ont ; mais les fruits de la croix sont âpres dans l’abord ; ils ne sont doux et admirables que dans leurs suites ; car ils ne se terminent à rien moins qu’à la production de Jésus-Christ.
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v. 6. Ésaü prit ses femmes, ses fils, ses filles, et toutes les personnes de sa maison, son bien, ses bestiaux, et tout ce qu’il possédait en la terre de Canaan, s’en alla en un autre pays, et se retira, de son frère Jacob.
v. 15. Les Enfants d’Ésaü furent Princes –, le Prince Theman, le Prince Omar.
QUI pourrait assez admirer comme Dieu conduit les choses par la sagesse de sa providence ? L’enfant de colère se sépare lui-même de l’élu de Dieu ; la nation de la chair s’éloigne de la génération de l’esprit ; et la voie active se distingue de la contemplative. Ésaü s’en va en un autre pays, laissant la nation choisie en paisible possession de la région de repos.
Mais Ésaü fut d’abord grand sur la terre ; l’on ne parlait que de lui. Pour Israël, il demeure petit aux yeux des hommes, et grand devant Dieu ; il n’a que la croix, qui le suivra jusqu’au tombeau, et par laquelle il triomphera en Jésus-Christ.
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v. 3. Israël aimait Joseph plus que tous ses autres enfants ; parce qu’il l’avait eu étant déjà vieux ; et il lui fit faire une robe de diverses couleurs.
v. 4. Ses frères, voyant que leur père l’aimait plus que tous ses autres enfants, le haïssaient, et ne lui pouvaient parler qu’avec aigreur.
L’HISTOIRE de Joseph est une expression vive d’une âme prédestinée ; et les divers incidents qui en sont rapportés dans le texte sacré marquent admirablement les divers états par où une âme des plus choisies doit passer pour arriver à la perfection qui lui est destinée. Dieu lui fait premièrement passer un état d’enfance spirituelle, où elle ne reçoit que des douceurs et des caresses ; il semble que Dieu ne se soit appliqué qu’à l’orner et à l’embellir, et qu’il néglige les autres. Cela attire même la jalousie des autres personnes, qui voient que toutes les faveurs sont pour celle-là. Mais qu’elles lui seront chèrement vendues !
v. 9. Joseph raconta ainsi à ses frères un autre songe qu’il avait eu : Il me semblait en dormant que je voyais le soleil et la lune, et onze étoiles qui m’adoraient.
Dieu même lui fait connaître quelque chose de ses élévations futures par des songes et des visions ; et cette âme simple et innocente le dit à ses frères spirituels, mais qui sont bien éloignés de la simplicité ; aussi attribuent-ils à l’orgueil et à la rêverie ce qui vient du S. Esprit.
v. 17. – Joseph alla après ses frères, et il les trouva à la campagne de Dothaïn.
v. 18. Lorsqu’ils l’aperçurent de loin, avant qu’il vînt à eux, ils résolurent de le tuer.
v. 19. Et ils se disaient l’un à l’autre : Voici le songeur.
v. 20. Allons, tuons-le ; et après cela l’on verra à quoi ses songes lui auront servi.
Entre les frères jaloux il s’en trouve qui, s’étant écartés de la voie de la vérité, prennent tout en mal ; et qui, faisant semblant de punir un crime, qui n’est que dans leur imagination, veulent ôter la vie à un innocent. Tels sont ces faux zélés, qui, pour éteindre les voies intérieures, accusent de crimes prétendus ceux qui les enseignent et qui les soutiennent, à dessein de leur faire perdre la vie, sinon du corps, du moins de l’esprit et de la réputation.
v. 21. Ruben, les ayant entendus parler ainsi, tâchait de le délivrer de leurs mains ; et il leur disait :
v. 22. Ne le tuez point, et ne répandez pas son sang ; mais jetez-le dans cette citerne qui est dans le désert, et conservez vos mains pures.
À peine les douceurs de l’enfance spirituelle sont-elles passées que les croix les plus étranges sont préparées. On se voit exposé aux persécutions les plus extrêmes. Joseph est comme une brebis entre plusieurs loups ; mais Dieu, qui veille toujours sur les âmes qui se donnent à lui sans réserve, trouve quelque défenseur pour les tirer des mains de leurs ennemis.
v. 23. Aussitôt qu’il fut arrivé près de ses frères, ils le dépouillèrent de sa robe de diverses couleurs qui le couvrait jusqu’en bas.
v. 24. Et ils le jetèrent dans cette vieille citerne qui était sans eau.
v. 26. Juda dit à ses frères : Que nous servira-t-il d’avoir tué notre frère et d’avoir caché sa mort ?
v. 27. Il vaut mieux le vendre aux Ismaélites, et ne point souiller nos mains ; car il est notre frère et notre chair. Ses frères furent de son sentiment.
Ce pauvre agneau se laisse dépouiller. Il en est ainsi des âmes destinées à un grand intérieur. Le premier dépouillement se fait en elles par la privation des dons et des grâces sensibles, représentées par leur robe variée de tant de couleurs. L’âme, se voyant ôter ces choses, croit dès ce premier dépouillement être venue au dernier, et qu’elle va ensuite perdre la vie. Il en serait bien de la sorte si Dieu en donnait le pouvoir à ses ennemis.
Cette âme, qui est conduite par l’abandon, se laisse tout faire, sans rien dire ni se plaindre ; elle cherche néanmoins de tous côtés s’il lui viendra quelque secours, comme faisait le Prophète-Roi, lorsqu’en cet état il dit : 152 J’ai levé mes yeux aux montagnes pour regarder d’où me viendrait du secours. Puis, il ajoute, tout rempli de la vérité ; mon secours ne peut venir que du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. Il n’y en a point d’autre pour l’âme que le Lion de la tribu de Juda, qui la délivre de la mort prochaine pour lui faire endurer mille et mille morts. Ô mon Dieu, c’est de la sorte que vous délivrez vos amis les plus chers ! Vous retardez leur mort pour leur faire souffrir une infinité de morts. C’est de quoi les personnes persécutées prennent la confiance de se plaindre dans leurs détresses, que de voir tous les jours la mort leur faire sentir ses rigueurs ; et lorsqu’ils croient qu’elle va leur faire part de ce qu’elle a de doux, qui est la perte de cette vie, elle s’éloigne d’eux. C’est un jeu continuel à la mort de se montrer à ces personnes et de se cacher d’elles. S. Paul l’a exprimé pour tous lorsqu’il a dit : 153 Pendant toute notre vie, nous ne cessons d’être exposés à la mort pour Jésus.
v. 28. Voyant donc les marchands Madianites qui passaient, ils le tirèrent de la citerne et le vendirent vingt pièces d’argent aux Ismaélites, qui le menèrent en Égypte.
Joseph est vendu par son libérateur même ; de libre, il devient esclave. Il était libre dans le doux et paisible amour de Dieu où il vivait ; à présent, il est esclave, et esclave vendu. Et à qui est-il vendu ? Au péché ; vendu au péché ! Ô quel changement ! Il est vendu au péché afin que le péché exerce sur lui sa tyrannie ; mais il n’est pas pour cela assujetti au péché. L’état d’être vendu au péché et d’être rendu son esclave est bien différent de celui de l’assujettissement au péché. 154 S. Paul l’explique de lui-même : Je suis, dit-il, vendu au péché ; et puis il dit qu’il est en servitude sous la loi du péché qui est dans ses membres. Voilà la distinction qu’il fait de ces deux états.
v. 29. Ruben, étant retourné à la citerne et n’y ayant point trouvé l’enfant,
v. 30. Déchira ses vêtements, et vint dire à ses frères ; l’enfant ne paraît plus ; et que deviendrai-je ?
Il se trouve toujours quelque ami trop naturel qui voudrait nous tirer de la conduite de la providence ; on voudrait, ce semble, par charité, nous tirer de la citerne, c’est-à-dire de la croix, de l’abandon et de la perte par où Dieu nous conduit ; mais Dieu par sa providence sait si bien jouer son jeu, que nul ne peut nous tirer de ses mains.
v. 31. Après cela ils prirent la robe de Joseph et, l’ayant trempée dans le sang d’un chevreau qu’ils avaient tué,
v. 32. Ils l’envoyèrent à son père.
v. 33. Qui, l’ayant reconnue, dit : C’est la robe de mon fils ; une bête cruelle l’a mangé ; une bête a dévoré Joseph.
Ceux qui nous dépouillent par ordre de la providence des dons et des grâces sensibles, les trempent dans le sang ; car toutes ces douceurs et ces bienfaits de Dieu se changent en cruauté apparente ; mais c’est une cruauté qui n’est que superficielle, et qui n’a rien de réel que la figure. Tout devient sang et carnage pour une telle âme ; tout lui est croix ; mais par le dehors seulement ; car au dedans elle est en paix par l’abandon.
Les personnes spirituelles, entendant ce que l’on dit du désastre apparent de ces âmes, les croient perdues, et disent comme Jacob ; ces pauvres intérieurs ont été trompés, la cruelle bête les a dévorés. La crédulité trouve lieu jusques dans les plus saintes âmes, qui, ajoutant foi à la calomnie, croient d’abord que le Démon a dévoré ces personnes simples, les ayant fait tomber dans les illusions.
v. 34. Jacob, ayant déchiré ses vêtements, se couvrit d’un cilice, pleurant son fils fort longtemps.
v. 36. Cependant les Madianites vendirent Joseph en Égypte à Putiphar, Eunuque de Pharaon, et Capitaine de ses gardes.
Les saints s’affligent, pleurent, font des pénitences pour ces personnes abandonnées, afin d’impétrer la miséricorde de Dieu. Jacob n’a point pleuré Rachel, qui lui était si chère, et il s’afflige si fort pour Joseph. C’est que regardant les choses en Dieu, la mort de Rachel était utile et nécessaire ; et il ne voyait en cela que la mort d’un corps aimable à la vérité ; mais qu’il ne voulait que dans la volonté de Dieu ; au lieu qu’ici il considère le désastre d’une âme spirituelle que l’on croit perdue sous la domination du Démon, quoique réellement elle soit plus sainte que jamais. Jacob ne voyait que l’extérieur tragique et sanglant ; et il ne savait pas que son fils était plein de vie et de repos.
Joseph est encore vendu une seconde fois. Ne semble-t-il pas qu’il ne soit né que pour l’esclavage et pour la croix ? Mais comme une âme noble trouve sa liberté dans les fers, aussi une âme abandonnée à Dieu n’est jamais plus libre que lorsqu’elle paraît plus esclave.
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v. 1. Joseph ayant été mené en Égypte, Putiphar, Eunuque de Pharaon et Capitaine de ses gardes, l’acheta des Ismaélites qui l’y avaient amené.
v. 2. Le Seigneur était avec lui, et tout lui réussissait heureusement.
N’EST-CE pas une conduite digne de la droite de Dieu que de conserver de si grandes âmes sous un extérieur si bas et si ravalé ? Dieu fut toujours avec Joseph, comme il ne s’éloigne jamais de ses chers abandonnés ; et ils ne sont jamais mieux que lorsque tout le monde désespère d’eux ; parce que c’est alors que Dieu a sur eux une protection singulière, qu’ils éprouvent si sensiblement qu’ils s’écrient au fort de leur amertume avec le Prophète-Roi : 155 Le Seigneur est ma lumière et mon salut ; qui pourrais-je craindre ?
v. 3. Son maître savait très-bien que le Seigneur était avec lui et qu’il le bénissait en toutes ses actions.
Dieu mortifie et vivifie, et il soutient de la même main dont il frappe. Il fait des blessures mortelles ; mais il met le baume au bout de la flèche ; en sorte qu’on ne saurait dire lequel est le plus sensible, ou la douleur, ou le plaisir ; c’est un plaisir plein de douleur ; c’est une douleur pleine de plaisir. Ô Dieu, que ne tuez-vous toujours de la sorte !
v. 6. – Or Joseph avait le visage très-beau, et il était fort agréable.
v. 7. Longtemps après sa maîtresse jeta les yeux sur lui et lui dit : Dormez avec moi.
v. 8. Mais Joseph, ayant horreur de ce crime, lui répondit :
v. 9. Comment pourrais-je commettre une action si criminelle, et pécher contre mon Dieu ?
Vous avez, ô Seigneur des coups redoublés, où vous mêlez bien de l’amertume ! Il y a des temps que vous aigrissez et empoisonnez la plaie. Ô que ne tuez-vous tout-à-fait ? N’oserait-on pas vous appeler cruel, puisque vous ne conservez la vie qu’afin d’avoir le plaisir de tuer plus d’une fois ? Mais qui pourrait se plaindre de vous, sinon ceux qui ne vous connaissent pas ? Vous paraissez aimable à ceux mêmes qui n’éprouvent que vos rigueurs, ne sentant plus la douceur de votre amour.
v. 12. Sa maîtresse le prit par son manteau, et lui dit : Dormez avec moi. Alors Joseph, lui laissant le manteau entre les mains, s’enfuit et sortit hors du logis.
C’est ici le coup douloureux ; il faut périr, ou pécher. Il semble, ô Dieu, que vous n’avez donné un peu de relâche à Joseph chez Putiphar que pour le préparer à de plus rudes coups. Ce sont ici vos coups de maître. Joseph est assujetti au péché ; mais cependant il triomphe du péché. Ce sont là vos flèches salutairement empoisonnées, qui blessent mortellement sans tuer. C’est ici un malheur à éviter par la fuite. Oui, Joseph, vous éviterez la réalité du péché, et non l’apparence, car vous passerez pour pécheur.
v. 13. Cette femme se voyant le manteau entre les mains, et qu’elle avait été méprisée,
v. 14. Appela les gens de sa maison, et leur dit : On nous a amené ici cet esclave Hébreu pour nous faire insulte. Il a voulu me corrompre et, m’étant mise à crier,
v. 15. Il m’a laissé son manteau que je tenais, et s’est enfui dehors.
Il vous faut passer pour criminel, quoique vous soyez innocent. Vous serez accusé du crime que vous n’avez point commis, et vous serez regardé de tous comme coupable. Vous en serez même puni. Ceci est un degré par lequel Dieu fait passer plusieurs âmes ; et cela avance et achève leur mort ; à cause que la croix extérieure jointe à l’intérieure, la peine du dénuement, du délaissement, et de la confusion qu’ils portent, consomme plutôt leur mort mystique. Il y en a d’autres en qui les croix étant grandes et fortes au-dedans et au-dehors, Dieu se contente de cela, particulièrement si ces personnes ne sont pas destinées pour la conduite des autres.
v. 19. Le maître de Joseph, trop crédule aux accusations de sa femme, entra dans une grande colère.
v. 20. Il fit mettre Joseph en la prison où l’on mettait les prisonniers par ordre du Roi, et il était là renfermé.
Joseph n’en demeure pas là ; il faut que ceux même qu’il a le plus obligés croient à la calomnie ; il faut qu’il passe plusieurs années en prison abandonné de tous et tenu pour coupable. Mais, ô Joseph, vous êtes prisonnier et innocent ; vous n’avez rien perdu de votre propre justice. Vous êtes plus heureux prisonnier innocent que 156 David Roi coupable. Ô qu’il y aurait un beau parallèle à faire entre ces deux personnes pour faire remarquer la conduite de Dieu sur les âmes abandonnées ! Il fera faire dans le temps ce qu’il lui plaira. Les uns demeurent innocents et sont punis comme coupables ; d’autres avec la peine ont aussi la coulpe. Joseph devient plus esclave à mesure qu’il est plus innocent. David ne laisse pas de régner quoiqu’il soit affligé, puni et coupable.
v. 21. Mais le Seigneur fut avec Joseph ; et en ayant compassion, il lui fit trouver grâce auprès du gouverneur de la prison ;
v. 22. Qui lui remit le soin de tous les prisonniers ; il ne se faisait rien que par son ordre ; le gouverneur, lui ayant tout confié,
v. 23. Ne prenait connaissance de quoi que ce soit ; parce que le Seigneur était avec Joseph et le faisait réussir en toutes choses.
La bonté de Dieu se signale à mélanger les plus grandes amertumes de sensibles douceurs. Tant que Notre Seigneur n’abandonne point l’âme, et qu’elle est assurée de son secours et de sa présence, il n’y a rien de si rude qui ne devienne doux ; mais lorsqu’il se cache, et que l’on perd cette présence si douce, qui console dans toutes les afflictions, ô c’est pour lors que la douleur est extrême.
L’âme innocente domine tout le monde, et elle ne lui est jamais assujettie. Joseph prisonnier et dans les fers devient le gouverneur des autres prisonniers. C’est que ces fidèles serviteurs de Jésus-Christ, au milieu même de leurs afflictions, ne laissent pas d’aider les autres ; et lorsqu’ils sont plus affligés dans leurs voies, ils voudraient y introduire et y faire marcher tout le monde. C’est l’effet de la vérité qui est renfermée dans cette même voie que d’en avoir une certitude entière pour les autres, quoique l’on n’en ait nulle assurance pour soi.
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v. 1-5. Deux Eunuques du Roi d’Égypte, son grand Échanson et son grand Panetier étant en prison, eurent chacun un songe en une même nuit, dont l’interprétation devait être différente.
v. 8. Ils dirent ensuite à Joseph : Nous avons eu un songe et nous n’avons personne qui nous l’explique. Joseph leur répondit : Et qui est l’interprète des songes ? N’est-ce pas Dieu ? Dites-moi ce que vous avez songé.
DIEU, en faveur de ces personnes qui sont si fort abandonnées à la conduite de sa providence, donne souvent aux pécheurs quelque lumière extraordinaire, afin de les porter à les communiquer, et que par-là ils soient instruits des voies qu’il tient sur les âmes, et que ces pauvres égarés sortent de la captivité du péché. La réponse de Joseph est vraiment digne d’un fidèle abandonné qui, ne s’attribuant rien, réfère tout à Dieu. C’est ce qui donne une sainte hardiesse et porte à tout entreprendre, appuyé sur la force divine de laquelle on tire son origine, comme Joseph la tira d’Israël ; ce que néanmoins les âmes peu avancées attribuent souvent à orgueil et à témérité.
v. 12. Voici l’interprétation de votre songe. Les trois branches marquent trois jours,
v. 13. Après lesquels Pharaon se souviendra du service que vous lui rendiez, et il vous rétablira dans votre première charge.
v. 14. – Je vous prie seulement de vous souvenir de moi quand ce bonheur vous sera arrivé.
v. 18. Il dit aussi à l’autre : Voici l’interprétation de votre songe. Les trois corbeilles signifient que vous n’avez plus que trois jours à vivre,
v. 19. Après lesquels le Roi vous fera couper la tête.
La même parole de Dieu est souvent une parole de vie et une parole de mort ; elle rend la liberté aux uns, les tirant de l’esclavage du péché, et elle cause innocemment la mort aux autres, en suite du mauvais usage qu’ils en font. Ce ne fut point la parole de Joseph qui causa la mort au Panetier ; puisque la cause en était dans le péché de celui qui l’avait commis ; elle l’avertit seulement que sa mort était prochaine ; mais celui-ci ne prit aucune mesure pour l’éviter. Nous pouvons éviter le péché par nos soins, soutenus de la grâce de Dieu, et par la pénitence ; mais la vie vient de Dieu seul ; c’est pourquoi Joseph avertit l’Échanson que lorsqu’il sera rétabli en grâce, il se souvienne de lui et de la parole de Dieu qu’il lui a annoncée, que très-souvent la propriété fait oublier ; c’est 157 une semence ; mais qui est cependant cachée en terre, et qui porte du fruit en son temps.
v. 21. Pharaon rétablit l’Échanson dans sa charge, afin qu’il continuât à lui présenter la coupe.
v. 22. Et il fit attacher l’autre à la croix ; ce qui vérifia l’interprétation que Joseph avait donnée à leurs songes.
v. 23. Cependant le grand Échanson, se voyant rétabli en grâce, ne se souvint plus de son interprète.
Dieu fait ici paraître sa fidélité à soutenir sa parole qu’il a mise dans la bouche de ses serviteurs ; et quoique l’exécution en soit différée pour quelques jours, elle se trouve néanmoins toujours véritable. Mais lorsque l’on est en prospérité, on oublie aisément celui de qui est procédé la parole, à moins que Dieu, par une providence particulière, n’en remette le souvenir. Dieu prend aussi le plaisir de permettre cet oubli, afin d’augmenter le mérite de ses serviteurs en prolongeant leurs souffrances ; et pour exercer d’autant plus leur foi et leur abandon que plus il fait semblant de les oublier.
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v. 1. Deux ans après, Pharaon vit un songe.
v. 9. Alors le grand Échanson se souvint de Joseph, et il dit au Roi : Je confesse mon péché.
v. 10. Étant en prison avec le grand Panetier,
v. 12. Nous eûmes tous deux un songe en une même nuit ;
v. 13. Et un jeune homme Hébreu, qui était dans la même prison,
v. 14. Nous dit tout ce qui est arrivé depuis.
LE réveil et le souvenir de Dieu sont des moyens admirables pour retirer une âme de la prison, de la captivité et de l’ombre de la mort. Après avoir eu quelque espérance de sortir de son état pauvre et délaissé, elle passe encore plusieurs années dans un délaissement total et dans un oubli universel. Il ne lui reste même plus aucune espérance, et elle ne pense qu’à demeurer de la sorte 158 comme les morts éternels, auxquels on ne pense plus ; elle tâche seulement de porter cet état avec abandon et de s’en contenter, se voyant dans la volonté de Dieu ; mais elle ne pense pas d’en sortir jamais.
v. 14. Aussitôt Joseph fut tiré de la prison par ordre du Roi ; on le rasa, on lui fit changer d’habits, et on le présenta devant le Roi.
Lorsqu’elle est de cette sorte enfoncée dans l’oubli de la mort, elle est toute étonnée que l’on vient ouvrir la prison, que l’on s’approche d’elle, qu’on la dépouille de cet état de mort, qu’on lui ôte peu à peu les marques de sa servitude, et qu’on la couvre de la robe de vie et de liberté. Durant quelque temps cette âme est comme à demi endormie ; elle ne sait si elle dort ou si elle veille, si c’est un songe ou une réalité ; lorsque tout à coup elle se voit tirer de ce lieu obscur et ténébreux, et mise dans le plein jour de la vraie lumière. Alors elle connaît la vérité de son changement, et d’autant plus que l’on la mène paraître devant le Roi. Elle est donc mise dès ce moment dans la vie ressuscitée ; mais elle n’est pas encore établie dans l’état ressuscité, qui a bien d’autres avantages. Dieu se sert de cette même parole qui avait été cachée dans la terre de l’oubli pour tirer cette âme de la mort et de l’oubli éternel ; ainsi que le Fils de Dieu par sa parole tira le Lazare du tombeau.
v. 15. Pharaon lui dit : J’ai eu des songes, et je ne trouve personne qui me les explique. On m’a dit que vous aviez un don singulier de les expliquer.
v. 16. Joseph lui répondit : Ce sera Dieu, et non pas moi, qui donnera une interprétation favorable au Roi.
Il n’y avait personne en toute l’Égypte qui pût interpréter les songes de Pharaon ; parce que 159 ce qui se passe dans le cœur de Dieu n’est connu que de l’esprit de Dieu. La réponse de Joseph fait voir qu’il n’y a que la désappropriation et la perte de tout désir d’être quelque chose qui porte une telle âme à ne se rien attribuer ; au contraire, persuadée qu’elle n’est qu’un faible instrument et que Dieu peut tout sans elle, elle se déclare avec une franchise digne d’une si haute vérité. Dieu peut sans elle faire tout ce qu’il fait par elle ; et s’il se sert d’elle, il faut que toute la gloire lui en soit rendue ; c’est pourquoi elle porte la créature par avance à en rendre toute la gloire à Dieu et à ne regarder aucun bien fait hors de lui.
v. 17. Pharaon donc lui raconta ce qu’il avait vu : Il me semblait, dit-il, que j’étais sur le bord du fleuve.
v. 18. D’où sortaient sept vaches fort belles et extrêmement grasses, qui paissaient dans des marécages.
Ce rivage du fleuve représente les eaux ou du baptême ou de la pénitence, dont une âme sort très-belle et dans un très-parfait embonpoint. Les sept vaches ou les sept années qu’elles signifient sont le temps ordinaire que les âmes demeurent dans l’acquisition des vertus. Elles paraissent alors toutes belles, et l’on ne voit en elle nul défaut ; parce que Dieu leur donne tant de grâces qu’elles sont là comme dans un pâturage fort abondant, où elles deviennent fortes, grasses, belles et très-agréables.
v. 19. Ensuite il en sortit sept autres si horribles et si maigres que je n’en ai jamais vu de telles en Égypte.
v. 20. Et ces dernières dévorèrent et consumèrent les premières.
Ces années si agréables et si douces, et si bien arrosées des eaux calmes et tranquilles, étant passées, l’âme se trouve bien étonnée lorsque, ne pensant à rien moins, elle les voit dévorées par ces autres années qui les suivent ; mais d’une si grande stérilité et famine que, sans les provisions qui avaient été faites, il faudrait mourir de faim. Il faut remarquer que l’Écriture ne dit pas que les vaches maigres tuèrent les grasses ; mais qu’elles les dévorèrent ; ce qui fait voir que dans ce temps d’une si étrange aridité, toutes les grâces et vertus des autres années y sont enfermées, quoiqu’il n’en paraisse rien au-dehors ; comme les vaches grasses furent renfermées dans les maigres, quoiqu’il n’en parût rien au-dehors.
v. 21. Elles ne parurent en aucune sorte en être rassasiées ; mais au contraire, elles demeurèrent aussi maigres et aussi affreuses qu’elles étaient auparavant.
Ces vaches maigres ne laissèrent pas d’être aussi affreuses et défigurées, après avoir dévoré les grasses, qu’elles étaient auparavant. Ô c’est le mystère caché aux hommes non divinement éclairés, et révélé aux petits ; il est même caché à ceux en qui il se passe. Il ne paraît au-dehors que laideur et difformité, et 160 toute la beauté de la fille du Roi est cachée au-dedans d’elle durant les sept années. Il ne paraît que des défauts de toutes parts ; tout semble être vide de grâces, comme ces vaches le sont de chair. Cependant il est certain qu’il n’y en eut jamais davantage ; mais elle demeure cachée dans le ventre affreux de la sécheresse jusques au jour de la manifestation. La beauté des premières années fait paraître celles-ci si laides que Pharaon, qui représente le monde, assure n’en avoir jamais vu de semblables en tout le royaume.
v. 25. Joseph répondit : Dieu a fait connaître à Pharaon ce qu’il veut faire à l’avenir.
v. 26. Les sept vaches si belles signifient les sept années de l’abondance qui doit venir.
v. 27. Les sept vaches si défaites marquent les sept années de la famine qui les doit suivre.
v. 30. La stérilité sera si grande qu’elle fera oublier toute l’abondance qui l’avait précédée.
Les âmes de grâce jugent bientôt de ce qui vient de Dieu par l’expérience qu’elles en ont, ainsi que Joseph assure d’abord le Roi que son songe est divin. C’est le propre du temps de l’abondance d’ôter toute pensée de la famine et de la stérilité qui la doit suivre ; mais aussi c’est l’ordinaire des personnes qui sont dans l’épreuve d’oublier tout le bien qu’ils avaient eu. Il ne leur en reste plus rien, parce que Dieu en efface tellement toute trace au-dehors, qu’il semble que ce n’ait été qu’une tromperie et qu’ils n’aient jamais été à Dieu. Cependant ils n’y furent jamais davantage. Les Confesseurs même doutent d’eux. Il n’y a qu’une expérience et une lumière pareille à celle de Joseph qui puisse découvrir le mystère ; parce qu’il faut que cette famine consume toute la terre et qu’il n’y reste rien, en sorte que la grande indigence perde la grande abondance ; car s’il restait quelque chose, ce ne serait pas perte entière, et ce mystère ne s’accomplirait pas. Il faut donc, ô âme, que tu t’attendes à perdre sans réserve tout ce que tu possèdes, et que tu mesures la grandeur de ta perte par la grandeur de ta possession. Plus tu as été belle et agréable, et le sujet de l’admiration des peuples, plus il faut que tu deviennes laide, difforme, et l’objet de leur horreur et de leur mépris. Ô conduite de mon Dieu ! Il faut, pour faire retourner l’âme dans son origine, qu’elle perde tous vos dons. Vous les lui accordez pour la faire sortir du péché et la faire retourner dans son cœur, d’où elle s’était égarée ; et vous les lui ôtez pour la faire sortir de ce même cœur et la perdre en vous. Vos dons chassent le péché et remplissent l’âme de vos grâces ; et vous en chassez vos dons pour la remplir de vous-même ! Ô vérité trop ignorée !
v. 33. Il faut donc maintenant que le Roi choisisse un homme sage et habile pour l’établir sur toute l’Égypte.
v. 34. Afin qu’il mette des officiers dans toutes les provinces, qui, pendant les sept années de fertilité qui vont venir, amassent dans les greniers publics la cinquième partie des fruits de la terre.
Le Directeur éclairé, et qui prévoit ce qui doit arriver, oblige l’âme à faire le plus de provisions qu’elle peut ; parce que plus elle profitera des premières grâces qui lui sont données en abondance, ce sera le meilleur. J’avoue que sa perte en sera aussi plus grande ; mais quoiqu’elle perde tout comme étant d’elle et à elle, toutefois tout se retrouve en Dieu, réservé dans ses sacrés magasins. C’est pourquoi il est de conséquence de choisir un Directeur habile et expérimenté, à qui l’on confie la conduite de toutes choses.
v. 37. Ce conseil plut à Pharaon, et à tous ses ministres.
v. 38. Et il leur dit : Où pourrions-nous trouver un homme qui fût aussi rempli de l’Esprit de Dieu que l’est celui-ci ?
v. 39. Il dit donc à Joseph : Puisque Dieu vous a fait voir tout ce que vous nous avez dit, comment pourrions-nous trouver quelqu’un plus sage que vous ou semblable à vous ?
Dans le choix du Directeur, il faut toujours préférer celui qui a le plus l’Esprit de Dieu. Pharaon nous en donne l’exemple, qui loin de se railler, comme sont quelques-uns, des avis qu’on leur donne pour leur bien, et dont ils ne profitent jamais, il prit pour conducteur dans une affaire de cette importance celui même qui lui avait donné ce conseil, et fit suivre de point en point tout ce qu’il ordonnait.
v. 41. Pharaon dit encore à Joseph : Je vous établis aujourd’hui pour commander à toute l’Égypte.
v. 42. Et ôtant son anneau de sa main, il le mit en celle de Joseph et le fit revêtit d’une robe de fin lin, et lui mit un collier d’or.
Le pouvoir que lui donne le Roi sur toute l’Égypte marque l’autorité de la direction. C’est à présent que Joseph est établi et confirmé dans l’état de Résurrection. Non seulement la liberté lui est rendue, mais il la reçoit avec bien d’autres avantages qu’il ne l’avait avant sa captivité étant chez son père. Dieu rend à l’âme ressuscitée et renouvelée toutes les grâces qu’il lui avait faites avant sa déroute, et il y en ajoute d’autres infinies, qu’elle n’aurait jamais pensé devoir espérer.
v. 43. Il le fit monter sur le char qui suivait le sien, et fit crier par un héraut que tout le monde fléchît le genou devant lui et qu’ils reconnussent qu’il l’avait établi pour commander à toute l’Égypte.
Qui aurait dit à Joseph il y a deux ans, lorsqu’il ne pensait plus qu’à finir ses jours dans une obscure prison, qu’il devait être gouverneur de toute l’Égypte ? Qui aurait dit à cette âme abandonnée, délaissée, couverte de ténèbres et de l’ombre de la mort, qu’un si grand mal dût produire un si grand bien ? Elle ne l’aurait pu croire ; cependant cela s’est trouvé très-réel.
v. 45. Il changea aussi son nom. Et l’appela en langue Égyptienne le Sauveur du monde. Et il lui donna pour femme Aseneth, fille de Putiphar, Prêtre d’Héliopolis.
Voilà donc l’âme ressuscitée ! La voilà confirmée dans sa résurrection et comblée de grâces. C’est alors qu’elle arrive à la pureté de son origine ; c’est alors même que le nom nouveau lui est donné, comme à tous les pères ; vous ne vous appellerez plus Joseph, mais le Sauveur de l’Égypte. C’est toujours après la résurrection, et lorsque l’âme est arrivée à son origine, que le nom nouveau lui est donné, c’est-à-dire que le parfait renouvellement se sait ; et c’est alors que se célèbrent les noces de l’Agneau.
v. 45. Après cela Joseph alla visiter toute l’Égypte.
v. 46. Il avait trente ans lorsqu’il parut devant le Roi Pharaon.
v. 50. Avant que la famine vînt, Joseph eut deux enfants de sa femme Aseneth.
v. 51. Il appela l’aîné Manassé, disant : Dieu m’a fait oublier tous mes travaux et la maison de mon père.
C’est aussi toujours dans ce temps que commence la vie apostolique, lorsque l’on ne s’y met pas par soi-même et que l’on n’y entre que par l’ordre de Dieu ; ce qui est si bien figuré en ce que Joseph après ce renouvellement fait le tour de toutes les provinces d’Égypte. Il faut être renouvelé avant que d’opérer. Jésus-Christ, notre divin modèle, a passé trente ans dans sa vie cachée avant que de paraître en public ; et il ne le fit qu’après avoir éprouvé la tentation dans le désert. Ce rapport des anciennes figures à leur vérité divine ravira ceux qui le pénétreront.
Dès ce renouvellement, on commence à engendrer des enfants à Jésus-Christ. Joseph oublie ici tous les travaux passés, comme dans la pauvreté il oubliait toutes les grâces qu’il avait reçues. C’est là le propre de chacun de ces états.
v. 52. Il appela le second Éphraïm, disant : Dieu m’a fait croître dans la terre de ma pauvreté.
Joseph, bien instruit des voies intérieures, reconnaît que tous ses biens lui sont venus de sa pauvreté ; parce que c’est dans le temps que la semence demeure cachée en terre, 161 qu’elle pourrit, germe et rapporte beaucoup de fruit.
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v. 21. Les frères de Joseph se disaient l’un à l’autre : C’est justement que nous souffrons tout ceci ; parce que nous avons péché contre notre frère. – C’est pour cela que Dieu nous afflige de cette sorte.
v. 22. Ruben leur dit : Ne vous dis-je pas alors : Ne péchez point contre cet enfant ? Et vous ne m’écoutâtes point. Maintenant on nous redemande son sang.
DIEU fait toujours sentir aux méchants tôt ou tard le châtiment que mérite la persécution qu’ils font souffrir aux bons ; et cela même leur est utile, à cause qu’il les fait rentrer en eux-mêmes.
v. 23. En se parlant ainsi les uns aux autres, ils ne savaient pas que Joseph les entendît, à cause qu’il leur parlait par un truchement.
v. 24. Mais comme il ne pouvait plus retenir ses larmes, il se tourna pour un peu, et pleura.
La bonté d’un cœur qui est à Dieu ne se peut assez admirer ; il ne saurait voir souffrir la moindre chose à ses plus grands persécuteurs sans en être affligé plus qu’ils ne le sont eux-mêmes.
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v. 8. Juda dit à son père :
v. 9. Je me charge de cet enfant, et c’est à moi à qui vous en demanderez compte. Si je ne le ramène et si je ne vous le rends, je consens que vous ne me pardonniez jamais cette faute.
Tant qu’il n’y a que Ruben qui demande Benjamin à Jacob, il ne le veut point donner ; parce qu’il n’avait garde de le confier à la conduite des hommes ; mais sitôt que Dieu s’explique par la bouche de Juda, qui est celui qu’il a choisi pour père à son fils, alors Jacob sans difficulté le donne, l’abandonnant de la sorte à la conduite de la providence. Les enfants des hommes agissent tout autrement. Ils se fient aveuglément à d’autres hommes, à un avocat, à un médecin, à un ami, à un cocher ; et ils croiraient se perdre s’ils se fiaient pleinement à Dieu.
v. 32. On servit Joseph à part, et ses frères à part ; et les Égyptiens aussi qui mangeaient avec lui à part, à cause qu’il n’est pas permis aux Égyptiens de manger avec les Hébreux, et qu’ils croient qu’un festin de cette sorte serait profané.
Les Saints, pleins de l’Esprit de Dieu, ont des ménagements admirables pour ne pas choquer les hommes en ce qui est indifférent. Joseph trouve le moyen de ne pas rebuter les Égyptiens, et cependant de régaler ses frères en sa compagnie et en leur présence, les faisant tous servir à part sur des tables différentes, quoique dans un même lieu ; et ainsi honorant les uns et les autres, il eut la consolation de manger avec ses frères et avec les Seigneurs Égyptiens, et ce qui est de plus, d’entrer en cela dans la volonté de Dieu ; mais tout cela ne fut pas sans mystère. Les frères de Joseph n’étaient pas d’une élévation intérieure égale à celle de Joseph pour s’asseoir à table avec lui ; il leur envoie seulement des viandes qui avaient été servies devant lui, afin qu’ils eussent part à la plénitude de sa grâce et à l’onction de son esprit ; et la meilleure part échût à Benjamin, qui lui était le plus uni, aussi bien d’esprit que de sang.
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v. 18. Juda dit à Joseph : –
v. 33. Que ce soit plutôt moi qui sois votre esclave, puisque je me suis chargé de cet enfant et m’en suis rendu le dépositaire ; ayant dit à mon père ; si je ne vous le ramène, je veux bien que vous ne me pardonniez jamais cette faute.
v. 34. Car je ne puis pas retourner vers mon père, sans que l’enfant soit avec nous.
CE courage de Juda à se livrer pour son frère marque déjà par avance que celui qui se devait livrer pour tous les hommes naîtrait de lui ; et que, se donnant en otage pour un seul homme, il était la figure de celui qui devait être la rançon de tous. Que nous exprime-t-il aussi, en ce qu’il ne veut pas retourner vers son père sans que l’enfant soit avec lui, sinon que le Christ, de la tribu de Juda, ne veut pas remonter à son Père qu’il n’y conduise avec lui la nature humaine délivrée de sa captivité, et son cher peuple qu’il aura racheté ?
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v. 4. Joseph parla avec douceur à ses frères et leur dit : Je suis votre frère que vous avez vendu en Égypte.
v. 5. Ne craignez point et ne vous affligez point de ce que vous m’avez vendu pour être conduit en ce pays-ci ; car Dieu m’a envoyé devant vous en Égypte pour la conservation de votre vie.
UNE âme de ce degré n’attribue point à ses persécuteurs les persécutions qui lui ont été faites ; mais voyant tout en Dieu comme un ordre admirable de la providence, elle tourne tout vers Dieu. Joseph fut très-fidèle à en user de la sorte. C’est ce qui fait qu’on aime ses ennemis autant que ses amis ; à cause que l’on ne s’arrête jamais à regarder le mal qu’ils font, mais le bien qui en résulte. Dans ce sens, le commandement que nous fait Jésus-Christ d’aimer nos ennemis se trouve si aisé par ceux qui sont pénétrés d’une vive foi et qui ont le goût de son amour, que l’on ne pourrait ne le point faire quand même il ne l’aurait pas commandé.
v. 8. Ce n’est point par votre conseil que j’ai été envoyé ici, mais par la volonté de Dieu, qui m’a rendu comme le père de Pharaon, le Seigneur de toute sa maison, et le prince de toute l’Égypte.
Joseph avoue cependant que cela n’était point dans le dessein de ses frères lorsqu’ils le persécutèrent, mais dans la volonté de Dieu, qui sait conduire toutes choses selon son dessein éternel.
Il leur donne de plus à connaître quelque chose des desseins de Dieu sur lui et de sa conduite impénétrable sur les élus, lesquels il n’abaisse que pour les élever ; et aussi de la vérité de ses songes, dont ils voyaient l’accomplissement.
v. 13. Annoncez à mon père la grandeur de ma gloire et tout ce que vous avez vu en Égypte ; hâtez-vous de me l’amener.
Joseph ne dit point cela par ostentation, mais parce qu’il sait que son père connaît les secrets de la vie mystique ; et il lui donne des preuves de la vérité de son état par les grâces qu’il répand sur tous et par les dons qu’il lui fait.
v. 23. Il envoya de l’argent et des robes pour son père, avec dix ânes chargés de toutes les richesses de l’Égypte.
Ces dix ânes portant de toutes les richesses de l’Égypte sont, comme j’ai déjà dit 162 ci-dessus (au sujet des dix chameaux), les dix commandements de Dieu ; mais rehaussés et enrichis d’une pratique admirable, qui s’exerce en Dieu même, et qui n’est connue que des intérieurs les plus avancés.
v. 24. Il renvoya aussi ses frères ; et lorsqu’ils partaient, il leur dit : Ne vous mettez point en colère durant le chemin.
Ce conseil de charité est si nécessaire à tous, qu’effectivement il n’y a que l’union avec le prochain jointe à la confiance en Dieu qui empêche l’ennui et le chagrin dans un voyage aussi long qu’est celui de l’intérieur, et qui fasse tout réussir heureusement.
v. 26. Jacob ayant appris que son fils Joseph était vivant, qu’il commandait dans toute la terre d’Égypte, se réveilla comme d’un profond sommeil, et il ne pouvait le croire.
Quoique Jacob fût instruit par son expérience de la voie mystique, de ses renversements, et des succès par lesquels Dieu 163 vivifie après avoir mortifié ; cependant il croit rêver, tant il fut surpris d’une conduite si étrange. Nous avons beau être avertis des routes surprenantes par lesquelles Dieu fait passer les âmes ; lorsque nous en voyons les effets, nous ne laissons pas d’être dans l’étonnement et dans la défiance.
v. 27. – Mais ayant vu les chariots et tout ce que son fils Joseph lui envoyait, il reprit ses esprits.
v. 28. Et il dit : Je n’ai plus rien à désirer, puisque mon fils Joseph est encore vivant. J’irai et je le verrai avant que je meure.
Mais voyant les fruits de l’état, ils ne peuvent plus en douter, et il faut qu’ils disent ; Assurément, cette âme-là vit en Dieu, et cela suffit.
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v. 3. Dieu dit à Jacob : Je fuis le très-fort, le Dieu de votre père. Ne craignez point ; allez en Égypte ; parce que je vous rendrai le chef d’un grand peuple en ce pays-là.
COMME Jacob avait pu hésiter sur un évènement si étrange, Dieu le rassure, le faisant souvenir de sa toute-puissance. Il lui déclare que c’est un coup de sa main ; et qu’étant le Dieu de son père, lequel il délivra du glaive prêt à l’immoler ; c’est lui-même qui lui ordonne d’aller en Égypte.
Je suis le très-fort, le Dieu de votre père. Ces termes sont si expressifs pour faire connaître le pouvoir et la fidélité de Dieu en ce qu’il fait en faveur des âmes abandonnées, que je n’ai pu me défendre de les répéter. Qui craindra de s’abandonner entre ses mains, puisqu’il se dit lui-même le Dieu très-fort de ces âmes qui se délaissent à lui sans réserve ? Tout n’est-il pas en assurance pour elles, quoiqu’au milieu du plus grand désespoir ?
v. 4. J’irai là avec vous, et je vous ramènerai aussi lorsque vous en reviendrez. Joseph vous fermera les yeux de ses mains.
Cette promesse n’était pas seulement pour Jacob ; mais encore pour tous ceux qui, comme lui, voudraient bien s’abandonner jusques à aller en Égypte pour l’amour de Dieu ; c’est-à-dire quitter la région de paix et aller par la volonté de Dieu dans la terre de trouble et de corruption, selon qu’il est nécessaire et que Dieu le demande. Il est si clair que Dieu parlait en la personne de Jacob aux âmes abandonnées, vrais enfants d’Israël, et non proprement à lui, qu’en même temps qu’il lui promet de le faire revenir d’Égypte, il l’assure qu’il y mourra, lui prédisant que Joseph lui fermera les yeux. Dieu, après avoir fait aller dans l’Égypte de l’épreuve et de la tentation les âmes qui s’abandonnent à lui, ne manque jamais de les reconduire dans leur région de repos.
v. 29. Jacob étant arrivé, Joseph monta dans son chariot et vint au même lieu au-devant de son père ; et le voyant, il se jeta à son cou ; et le tenant embrassé, il pleura.
Ce n’aurait pas été une résurrection entière pour Joseph si Dieu ne lui avait pas rendu son père, c’est-à-dire s’il ne l’avait pas conduit dans son origine ; et c’est ce qui arrive, comme j’ai dit, après sa résurrection, où l’âme se trouve réunie à Dieu son origine avec la pureté dans laquelle elle en est sortie.
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v. 14. Jacob, étendant sa main droite, la mit sur la tête d’Éphraïm, qui était le plus jeune, et mit sa main gauche sur la tête de Manassé, qui était l’aîné, changeant ainsi de main.
v. 17. Joseph, prenant la main de son père, tâcha de la lever de dessus la tête d’Éphraïm pour la mettre sur celle de Manassé.
v. 18. En disant à Jacob : Mon père, vos mains ne sont pas bien, car celui-ci est l’aîné ; mettez votre main droite sur sa tête.
CE changement des mains que fit Israël ne fut pas sans mystère ; il donna à la petitesse le droit d’aînesse ; parce que plus nous approchons de Dieu, plus nous devons devenir enfants ; et plus nous sommes grands en nous et devant les hommes, moins nous le sommes devant Dieu. C’est pourquoi Jacob, par esprit de prophétie, assura que le petit serait préféré au grand ; ce que Jésus-Christ nous a si souvent 164 déclaré lui-même.
v. 19. Jacob, refusant de le faire, lui dit : Je le sais, mon fils, je le sais bien. Celui-ci sera aussi chef de grands peuples, et sa race se multipliera ; mais son frère qui est plus jeune sera plus grand que lui.
v. 21. Il dit ensuite à Joseph son fils : Vous voyez que je meurs ; Dieu sera avec vous ; et il vous ramènera au pays de vos pères.
v. 22. Je vous donne une part de mon bien plus qu’à vos frères.
Cette répétition de Jacob : Je le sais, mon fils, je le sais bien, fait voir avec quelle connaissance il faisait cela, assurant que le peuple enfant, c’est-à-dire vivant dans l’état simple, serait bien plus grand que l’autre. Jacob assure encore Joseph de la confirmation de son état dans lequel il est établi, lui promettant que Dieu sera toujours avec lui ; ce qui marque la confirmation en grâce ; et à cause des persécutions et des souffrances qu’il a essuyées, il lui donne une part de son bien de plus qu’à ses frères, signifiant par cela même combien Dieu le préférait aux autres.
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v. 1. Jacob appela ses enfants et leur dit : Venez tous ici, afin que je vous annonce ce qui doit vous arriver dans les derniers temps.
JACOB annonce à ses fils ce qui devait arriver touchant le royaume intérieur et l’avènement de Jésus-Christ.
v. 4. Ruben, vous vous êtes répandu comme l’eau. –
v. 8. Juda, vos frères vous loueront ; votre main mettra sous le joug vos ennemis ; les enfants de votre père vous adoreront.
Il avait dit à Ruben que toute la force qui vient de l’homme s’écoulerait comme l’eau ; mais pour Juda, en qui était renfermé Jésus-Christ, chef de tous les vrais intérieurs, il l’assure que ses frères, qui sont les âmes dévotes et non mystiques, le loueront ; qu’il triomphera de ses ennemis en Jésus-Christ, qui a tout détruit. Car les âmes vraiment mystiques n’ont point de force propre ; toute leur force est en Dieu seul. Cette expression, le fils de votre père, par laquelle il semble le distinguer de ses frères, marque qu’il entend parler des âmes entièrement abandonnées à la suprême volonté de Dieu, qui sont les vrais enfants d’Israël qui 165 adorent Dieu d’un culte digne de lui ; car il n’y a que ces adorateurs-là qui adorent en esprit et en vérité.
v. 9. Juda est un jeune Lion. Vous vous êtes levé, mon fils, pour ravir la proie. En vous reposant, vous vous êtes couché comme un lion et une lionne. Qui le réveillera ?
Ce mot de lion montre sa force ; mais il l’appelle un petit lion, pour faire voir que sa force est en son père (en Jésus-Christ) et en sa nature ; son père est son fils, et son fils est son père. C’est le Lion que nul ne peut vaincre.
Vous vous êtes bien levé pour ravir votre proie, puisque vous ne renfermez rien moins en vous-même que le sang d’un Dieu par lequel se doit conquérir tout le monde, et la terre et le ciel.
Mais pour faire voir qu’il parle des âmes intérieures, qui ravissent la proie, parce qu’elles de meurent victorieuses de tout point, il l’explique en cette sorte : Mon fils, en vous reposant du sommeil mystique, vous vous êtes couché en Dieu tomme le lion et la lionne, qui ne craignent rien, à cause de leur hardiesse et de leur force ; car le lion se repose avec assurance en sa force ; et cette âme se repose sûrement en Dieu, qui est sa force. C’est pourquoi il ajoute : Qui le réveillera ? Comme voulant dire ; qui aurait la hardiesse de venir où est cette âme ? Tout l’enfer pourrait-il troubler le repos d’une âme qui est en Dieu par état permanent ?
Ce coucher se peut entendre encore du repos du Verbe, incarné dans les entrailles de Marie ; car il s’est couché dans ses chastes flancs, comme le lion dans sa caverne.
v. 10. Le Sceptre ne sera point ôté de Juda ni le Prince de sa race, jusqu’à ce que celui qui doit être envoyé soit venu ; et c’est lui qui sera l’attente des nations.
Le Sceptre sera toujours dans sa maison ; parce qu’il est maître de tout le monde dans cet état, son royaume étant Dieu seul ; il possède un royaume au-dedans de lui par l’état d’union et de simplicité, à cause de la paix intérieure qui le rend maître de ses passions. Mais quand celui qui doit être envoyé viendra, ce qui se fait par l’incarnation mystique, où le Verbe est donné dans l’état de la transformation, alors ce royaume sera ôté ; parce que cette âme ne se possédant plus elle-même, Jésus possède tout en elle ; et toute possession de foi et tous royaumes sont réunis en lui. Aussi est-il l’attente des nations et des âmes appelées pour participer à ce bonheur.
v. 11. Il lavera sa robe dans le vin, et son manteau dans le sang du raisin.
Ce vin n’est autre que le sang de Jésus-Christ ; parce que ces âmes n’ont plus de pureté qui leur soit propre, ni de mérite qu’elles se rendent particulier ; mais elles ont tout en Jésus-Christ ; aussi n’attendent-elles rien d’elles-mêmes, ni par aucun effort de leur côté ; mais de quelques misères qu’elles puissent être couvertes, tout se trouve nettoyé dans le sang du raisin Jésus-Christ, qui a été sous le pressoir, et qui s’est donné à ses amis sous le vin. Il n’y a donc plus rien à craindre pour ces âmes blanchies dans le sang de l’Agneau.
v. 12. Ses yeux sont plus beaux que le vin, et ses dents sont plus blanches que le lait.
Ses yeux plus beaux que le vin signifient la force de sa charité, qui regarde la misère des hommes pour les secourir. Ils désignent aussi la connaissance qui est jointe à la charité, étant perdue dans l’amour divin. La pureté de ses actions, représentée par les dents, passe tout ce qu’il s’en peut dire ; parce qu’elles sont faites dans l’innocence.
v. 22. Joseph est le fils croissant ; il se multipliera de plus en plus. Son visage est beau et agréable.
v. 24. Il a mis son arc dans le Fort, et les chaînes de ses mains et de ses bras ont été rompues par la main du tout puissant Dieu de Jacob. C’est de là qu’est sorti le pasteur et la pierre d’Israël.
L’âme abandonnée demeure dans sa force, quoiqu’elle soit environnée de faiblesse ; parce qu’elle a mis tout l’arc de sa force dans le Très-fort, qui est son Dieu. Mais après que les années de ses épreuves et de sa captivité sont passées, les mains de Dieu, qui est le tout puissant de Jacob, délient ses bras et ses mains, et les rendent propres pour de grandes choses.
Ce qui est dit : C’est de là qu’est sorti le pasteur d’Israël, se peut entendre en deux manières ; l’une, que ses mains étant déliées, le pasteur sort de cette délivrance, car c’est après que l’âme a été mise en liberté par la résurrection et par le renouvellement qu’elle est propre pour conduire les autres ; l’autre, que du puissant Jacob qui est Dieu est sorti le conducteur du peuple intérieur, qui est Jésus-Christ, vrai pasteur.
Par la pierre d’Israël s’entend le fondement. Ce fondement est aussi Jésus-Christ, pierre fondamentale de l’édifice spirituel, qui n’a ni valeur ni stabilité que parce qu’il est fondé sur Jésus-Christ, pierre ferme et vive roche, et non sur le sable des propres inventions. Une autre explication est qu’Israël étant le père des âmes abandonnées à Dieu, toute cette race est fondée sur lui comme sur la pierre.
v. 25. Le Dieu de votre père vous aidera ; et le Tout-puissant vous comblera de bénédictions du haut du ciel, des bénédictions des abîmes des eaux d’en bas, des bénédictions des mamelles et des entrailles.
Le Dieu de votre père, le Dieu d’Israël et des vrais abandonnés, et le Tout-puissant, celui à qui rien n’est difficile, vous comblera de bénédictions du haut du ciel ; ce qui veut dire que non seulement ils aurait les grâces et les faveurs du ciel qui se donnent dans l’état de passiveté de lumière et d’amour, où tout vient assurément d’en-haut, la certitude en étant donnée ; mais ils auront aussi la bénédiction de l’abîme d’en bas ; c’est-à-dire les tentations et les misères, qui sont l’apanage de l’abîme. Cela s’entend aussi de l’enfer intérieur par où ces âmes si choisies passent (du moins quelques-unes) et qui, avec toutes ses suites et ses vapeurs infernales (qui n’ont rien que d’horrible), ne laisse pas d’être, pour ceux qui en savent faire l’usage que Dieu prétend, une bénédiction autant et même plus grande que la première.
La dernière bénédiction se distingue en deux sortes ; l’une des mamelles, dont le lait représente la facilité d’aider les enfants spirituels en cette voie, et de les nourrir de ce lait spirituel de la contemplation ; l’autre des entrailles, par lesquelles il entend la production de ces mêmes enfants en Jésus-Christ ; car autre est la grâce de la génération spirituelle, autre est celle de la nourriture et de l’éducation. Tel engendre en Jésus-Christ qui ne saurait nourrir ; tel nourrit qui n’engendre pas ; mais les deux ensemble sont la perfection de la voie apostolique ; c’est pourquoi cette bénédiction si accomplie est réservée à Joseph, qui est dans cet état.
v. 26. Les bénédictions que vous donne votre père font soutenues par celles qu’il a reçues de ses pères, jusqu’à ce que le désir des collines éternelles soit venu. Que ces bénédictions viennent sur la tête de Joseph, de celui qui est comme un Nazaréen entre ses frères !
Les bénédictions que Jacob donne à Joseph sont soutenues par celles que Jacob a reçues de ses pères ; parce qu’elles sont fortifiées par la foi et par l’abandon dont il tire son origine, et que c’est ce qui doit appuyer ses bénédictions. Il assure aussi, par ces paroles, que ses ancêtres ont marché dans la même voie, et qu’ils soutiennent une bénédiction si extraordinaire par l’exemple de leur vie jusqu’à ce que le désir de ces âmes, qui ont paru comme des montagnes et comme des collines par l’éminence de leur sainteté, soit accompli, c’est-à-dire soit réduit en unité, où tout désir se perd.
Mais le plus vrai sens est que l’exemple de ses ancêtres doit soutenir les âmes abandonnées dans une voie si étrange, jusqu’à ce que Jésus-Christ, le désir des Saints, soit venu pour en être et le prédicateur et le modèle ; et jusqu’à ce que par l’incarnation mystique qui se fait en l’âme, elle subsiste en lui seul sans moyens, même des plus saints.
Cette bénédiction sera au-dessus de la tête de Joseph ; parce que quoique Joseph soit fort élevé dans la vie mystique, toutefois Jésus-Christ l’est infiniment davantage ; et il n’est rien de si élevé qui ne soit au-dessous de lui, puisqu’il est le 166 commencement et la fin de toute voie.
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C H A P I T R E L.
v. 16. Votre père avant que de mourir nous a commandé
v. 17. De vous faire cette prière de sa part : Je vous conjure d’oublier le crime de vos frères, et cette malice noire dont ils ont usé contre vous. Nous vous conjurons aussi de pardonner cette iniquité aux serviteurs de Dieu votre Père.
v. 19. Joseph leur répondit : Ne craignez point ; pouvons-nous résister à la volonté de Dieu ?
v. 20. Vous avez eu dessein de me faire du mal ; mais Dieu l’a changé en bien, afin de m’élever comme vous voyez maintenant et de sauver plusieurs peuples.
CES frères Hébreux craignaient la vengeance parce qu’ils ignoraient la générosité des personnes en qui Dieu seul règne uniquement, et l’oubli où ils sont des injures qui leur ont été faites. C’est ce qui les porte à prendre la qualité de serviteurs de Dieu Père de Joseph, afin de l’engager à leur pardonner, sachant bien que rien n’était plus efficace auprès d’un si saint homme que de le faire souvenir de Dieu, surtout sous cette aimable qualité de père.
Mais Joseph, établi dans l’état de la volonté de Dieu, qui est la plus haute perfection, leur parle comme un homme bien instruit dans ses voies, et leur dit que tout s’est passé dans la volonté de Dieu, à laquelle nul ne peut résister. Il ajoute : Ne craignez point ; pouvons-nous résister à cette divine volonté, qui conduit tout infailliblement, et qui se sert même des mauvaises volontés des hommes pour atteindre à son but, qui change le mal en bien et élève l’âme de ce qui devait l’abaisser ? Le péché même, qui de sa nature nous est si nuisible, nous est utile dans la main de Dieu ; parce qu’il fait 167 tout convertir en bien.
Ô divine volonté, de qui tout tire son origine, et en qui tout se termine comme en sa fin, que n’avez-vous bien des âmes parfaitement abandonnées à tous vos ordres !
1 Act. 26. v. 22.
2 1. Pier. 1. v. 11, 12.
3 Jean 6. v. 69. 1re Épître de S. Jean 1, v. 2.
4 Matth. 22. v. 40.
5 Jean 4. v. 24.
6 Jean 14. v. 23.
7 Hébr. 13. v. 21.
8 1. Cor. 15. v. 23.
9 Ps. 1. et 2. Pier. 3.
10 Isa. 46. v. 8.
11 In Cant. Serm. LXXIII.
12 Ps. 118. (119.) v. 96. etc.
13 Ps. 1. v. 2.
14 Dan. 12. v. 8, 9.
15 Luc 24, v. 45.
16 Jean 4. v. 24. Et ch. 6. v. 64. I. Cor. 6. v. 17.
17 2. Cor. 4. v. 6.
18 1. Pier. 3. v. 20, 21.
19 Ps. 50. v. 20.
20 Nomb. 11. v. 6.
21 Prov. 4. v. 23.
22 Isa. 46. v. 8.
23 Prov. 23. v. 26.
24 Col. 3. v. 2, 3.
25 2. Cor. 13. v. 5. Gal. 2. v. 20.
26 2. Cor. 4. v. 18.
27 Éph. 4. v. 17, 18.
28 Jean 3. v. 2. etc.
29 Jean, chap. 4.
30 Il y a des personnes éclairées qui donnent aux paroles de la Samaritaine des sens plus intérieurs ; mais c’est qu’ils la considèrent comme une figure à laquelle ils substituent mentalement une âme qui a des dispositions spirituelles correspondantes à cette même figure. Voyez les Expl. sur S. Jean, Ch. 4. v. 15. Cette remarque peut être d’usage sur plusieurs sujets de personnalités.
31 Orat. III.
32 Ste. Brigitte. Liv. 5. Révél. 10.
33 1. Cor. 3. v. 9, 10.
34 Matth. 5. v. 48.
35 Jean 13. v. 15. 1. Cor. 11. v. 1. 1. Pier. 2. v. 21.
36 Rom. 8. v. 29.
37 1. Pier. 1. v. 15. et 2. Pier. 1. v. 3, 4.
38 Luc 14. v. 17, 18.
39 Éphés. 3. v. 20.
40 Hébr. 6. v. 1.
41 Hébr. 10. v. 35. etc.
42 1. Jean 1. v. 3.
43 Jean 17, 21, 22.
44 1. Cor. 6. v. 17.
45 1. Cor. 15. v. 28.
46 Relat. de l’Év. de M. Pag. 11.
47 On a mis cette seconde préface à la tête du nouveau Testament, place qu’elle occupait déjà dans la première édition.
48 Max. Sandaeus, in Onomastico. Jaques de Jesus. Nicolas de Jes. M.
49 Voyez aussi les justifications de Madame Guyon, 3. vol. 8. nouvel édit. Paris 1790.
50 Jean 14. v. 17.
51 Jean 4. v. 23, 24.
52 Jean 17. v. 21, 23.
53 C’est-à-dire, dans une indifférence par laquelle on soit également prêt à voir ou à ne pas voir, à faire ou à omettre selon qu’il plaira à Dieu, quoi que ce soit qu’il puisse vouloir de nous et en nous, tout ainsi qu’il lui plaira de nous le dispenser. Voyez l’Abrégé de la Perfection Chrétienne. Exercice III. Item, les Chap. IV et V de l’Abnégation intérieure, qu’on tient être du Cardinal de Bérulle et qui se trouve dans ses Œuvres, imprimées à Paris, 1657.
54 Jean 1. v. 3.
55 Jean 14. v. 6.
56 Ou dans la vie.
57 Hébr. 4. v. 12.
58 Isaïe 9. v. 2.
59 Psaume 32. v. 9.
60 Marc 7. v. 37.
61 Psaume 32. v. 9.
62 Luc 1. v. 48.
63 Isa. 63. v. 10. Éphés. 4. v. 30.
64 Thessal. 5. v. 19.
65 Actes 10. v. 14, 15.
66 Peut-être notre corps même, notre partie sensuelle.
67 Rom. 5. v. 15.
68 Prov. 8. v. 31.
69 Matth. 17. v. 5.
70 Psaume 16. v. 15.
71 Matth. 38. v. 18.
72 Jean 17. v. 28.
73 Gal. 4. v. 19.
74 Psaume 8. v. 5.
75 Coloss. 3. v. 3.
76 1. Cor. 12. v. 3.
77 Ou une vapeur.
78 1. Pierre 5. v. 6, 7.
79 Isaïe 5. v. 15.
80 Isaïe 5. v. 20.
81 Matth. 26. v. 41.
82 Ps. 62. v. 1. et Ps. 126. v. 1.
83 Matth. 16. v. 24.
84 Éphés. 5. v. 27.
85 Apoc. 13. v. 8.
86 Jacques 4. v. 10.
87 Cantiq. 5, v. 14.
88 Isa. 46. v. 3.
89 Ps. 80. v. 13.
90 Ps. 103. v. 30.
91 Cantiq. 2. v. 4.
92 Thren. 3. v. 30.
93 Mat. 26. v. 39.
94 Luc 22. v. 15.
95 Matth. 26. v. 27.
96 Cant. 5. v. 1.
97 Coloss. 1. v. 24.
98 Matth. 27. v. 46.
99 Jean 6. v. 45.
100 Matth. 10. v. 20.
101 Actes 13. v. 20. Galat. 3. v. 17.
102 Isaïe 54. v. 1.
103 Matth. 5. v. 4.
104 Rom. 8. v. 18.
105 Autr. la vérité.
106 Isa. 62. v. 2.
107 Rom. 4. v. 16.
108 Matth. 6. v. 10.
109 Matth. 4. v. 16.
110 2 Cor. 4. v. 7.
111 Jean 1. v. 13.
112 Ci-dessus, Chap. 15. v. 1.
113 Luc 7. v. 37. Matth. 26. v. 6.
114 Vulgate.
115 Rom. 4. v. 18.
116 Rom. 4. v. 16.
117 I. Cor. 2. v. 11.
118 Jacq. 2. v. 13.
119 Psaume 126. v. 1.
120 1. Cor. 11. v. 6.
121 Rom. 4. v. 11.
122 Gal. 4. v. 30.
123 Luc 18. v. 1.
124 1. Thessal. 5. v. 17.
125 Hébr. 11. v. 17.
126 Matth. 21. v. 21.
127 Luc 12. v. 42.
128 Matth. 10. v. 34.
129 Gal. 3. v. 16.
130 Ci-dessus 14. v. 13.
131 Ps. 15. v. 6.
132 Prov. 9. v. 10.
133 Matth. 12. v. 46.
134 Matth. 5. v. 39.
135 S. Augustin et S. Thomas sont de ce sentiment.
136 1. Pierre 4. v. 11.
137 Luc 10. v. 43.
138 Actes 13. v. 22.
139 Zach. 2. v. 8.
140 Ci-dessus Ch. 25. v. 23.
141 Galat. 3. v. 3.
142 Ps. 136. v. 4.
143 2. Cor. 12. v. 4.
144 1. Cor. 10. v. 4.
145 Rom. 15. v. 4.
146 Coloss. 1. v. 20.
147 Jean 1. v. 42.
148 Exod. 14. v. 14.
149 1 Rois 17. v. 45.
150 Craignant que sa faiblesse n’en soit surmontée.
151 Se voyant investie de la force de Dieu.
152 Ps. 120. v. 1, 2.
153 2. Cor. 4. v. 11.
154 Rom. 7. v. 14, 23.
155 Ps. 26. v. 1.
156 Voyez 2. Rois. Chap. 11.
157 Matth. 13. v. 23.
158 Ps. 87. v. 6.
159 1. Cor. 2. v. 11.
160 Ps. 44. v. 14.
161 Jean 12. v. 24, 25.
162 Ci-dessus Ch. 24. v. 10.
163 1. Rois 2. v. 6.
164 Matth. 18. v. 3, 5. et Chap. 19. v. 13, 14.
165 Jean 4. v. 23.
166 Apoc. 1. v. 8.