LA SAINTE BIBLE

 

A V E C   D E S

 

EXPLICATIONS & RÉFLEXIONS

 

QUI REGARDENT

 

LA VIE INTÉRIEURE,

 

PAR MADAME J. M. B. DE LA

 

MOTHE-GUYON.

 

NOUVELLE ÉDITION, EXACTEMENT CORRIGÉE.

 

____________________

 

T O M E   XIII.

 

CONTENANT

 

LE SAINT ÉVANGILE

 

DE JÉSUS-CHRIST

SELON SAINT MATTHIEU.

 

 

 

À   P A R I S.

 

Chez les LIBRAIRES ASSOCIÉS.

––––––––––––––––––––––––––––––––

M. DCC. XC.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COURTE PRÉFACE

 

DE  L’AUTEUR.

 

§. I. 1-5. On éclaircit en peu de mots quelques termes assez ordinaires dans les EXPLICATIONS suivantes sur le NOUVEAU TESTAMENT, tels que sont ceux de pénitence, d’abandon, de perte, de mort, d’anéantissement, etc.

§. II. 6-11. On fait voir comment tout désordre et tout mal étant issus de la propriété, JÉSUS-CHRIST est venu l’exterminer par la pauvreté d’esprit et de volonté, qui est la vraie désappropriation ; afin que DIEU redevienne par son parfait Amour le TOUT de l’homme qui s’abandonnera à la conduite de son Esprit divin, ce qui est le BUT et l’ABRÉGÉ de l’Évangile.

§. III. 12, 13. Quelques avertissements et précautions de l’Auteur.

 

 

§. I.

 

JE parle souvent de la pénitence, de l’abandon, du sacrifice pur, de la perte, de la foi nue, de la mort, et de l’anéantissement. Comme ce Commentaire sur l’Écriture est fort étendu, on a expliqué ces choses dans le commencement, sans les répéter toutes les fois qu’on se sert de ces termes. Cependant comme le NOUVEAU TESTAMENT est détaché de l’ANCIEN, on a cru devoir expliquer ici ce que l’on entend par ces choses.

 

1. Lorsque je parle de la pénitence, dont je dis que S. Jean est la figure, je n’entends point parler simplement des austérités ; mais du regret d’avoir offensé Dieu, qui fait qu’une âme nouvellement convertie est toute occupée à pleurer ses péchés : elle les regarde sans cesse, et ne peut envisager que cela. C’est ce que j’appelle le premier pas : après lequel il faut se tourner vers JÉSUS-CHRIST par une humble confiance, attendant plus de lui que de nos efforts, travaillant comme si tout dépendait de nous, et ne comptant néanmoins sur aucune de nos œuvres, mais seulement sur JÉSUS-CHRIST en nous.

 

2. L’abandon est une remise de nous-mêmes entre les mains de Dieu, dans la vue de notre impuissance et de sa bonté, abandon qui fait qu’on le laisse conduire comme un enfant avec une confiance filiale. Cette conduite nous est ordonnée par JÉSUS-CHRIST même, et vient de la soumission de notre volonté à celle de Dieu, qui nous fait recevoir également de sa main ce qui est doux ou amer, soit pour le dehors, soit pour le dedans. Et cette pratique nous ôte peu-à-peu une certaine répugnance et contrariété que nous avons en nous-mêmes à nous laisser crucifier, et à perdre notre volonté dans la volonté divine par hommage à ce souverain Être.

 

3. Plus notre volonté se soumet à celle de Dieu, plus nous devenons semblables à Dieu. L’union de notre volonté à celle de Dieu fait l’union avec Dieu. C’est la demande du Pater, que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel ; et lorsque nous faisons la volonté de Dieu sans résistance, et même sans répugnance, nous la faisons, autant qu’il est en nous, comme au ciel. C’est alors que s’opère en nous la demande que JÉSUS-CHRIST fit à son Père : Qu’ils soient un comme nous. C’est cet accord admirable de la volonté de l’homme avec celle de son Dieu qui fait le bonheur de l’homme et sa plus grande paix au milieu des plus rudes traverses. Et comme à force de se soumettre et de recevoir les ordres de Dieu avec agrément, on en contracte l’habitude, c’est ce qu’on appelle perte de notre volonté en celle de Dieu, ou passage, transformation, changement, et cent autres termes des Mystiques.

 

4. Or, comme la contrariété de notre volonté à celle de Dieu s’appelle division, qui est plus ou moins grande selon que cette contrariété est plus ou moins forte, de même l’accord et l’uniformité de notre volonté à celle de Dieu s’appelle union ; et cela devient si fort et si serré, que l’âme perd ses répugnances ; c’est ce qu’on appelle anéantissement mystique, mort, division de soi-même.

 

5. Comme notre volonté est la souveraine des puissances, que l’essence de notre liberté est dans la volonté, et que c’est aussi où réside notre vie propre, ce qui nous en sépare et qui nous fait renoncer à notre volonté propre s’appelle mort. On appelle anéantissement une si profonde mort à notre volonté propre que nous ne trouvions plus en elle de répugnance à ce que Dieu veut. Les répugnances et les contrariétés causant les désirs propres, ceux-ci nous font vouloir ce que nous n’avons pas et ne vouloir pas ce que nous avons. Voilà ce qui fait tout le désordre et qui est la source de toute propriété.

 

 

§. II.

 

6. Dieu nous avait créés dans un ordre de subordination admirable, en sorte que l’esprit de l’homme étant soumis à Dieu, sa partie inférieure était en lui soumise à l’esprit. Par son péché, l’homme se révoltant contre Dieu, et retirant par la désobéissance sa volonté de l’union qu’elle avait avec Dieu, il entra dans le désordre ; et en même temps la chair se révolta contre l’esprit ; ce qui fut la source des concupiscences, qui sont entrées sur la terre par le péché. Jésus-Christ en s’incarnant est venu rétablir l’homme dans l’ordre de sa création.

 

7. Pour seconder les desseins du Créateur et du Rédempteur, l’homme doit soumettre sa volonté et son esprit à Dieu, afin que peu-à-peu la chair soit soumise à l’esprit ; et comme le péché de l’homme n’est venu que par orgueil et par intérêt propre, il faut, pour seconder le Sauveur et entrer dans ses desseins, être humilié profondément, et perdre notre intérêt propre. L’amour de notre excellence est comme identifié avec notre nature, depuis qu’Adam a voulu être semblable au Très-haut. C’est cet amour de sa propre excellence qui s’appelle intérêt propre, et c’est ce qu’il faut perdre.

 

8. Mais cela étant identifié avec nous-mêmes, la perte de ces choses nous cause des douleurs qui ne se peuvent comprendre. La répugnance de la nature est augmentée par le démon, qui, voyant qu’une âme qui prend la voie de l’intérieur et de la soumission à la volonté divine, va rentrer autant qu’il se peut en cette vie, dans l’état d’où il la fit déchoir, fait des tintamarres effroyables dans la partie inférieure, réveille les tentations et les passions, pour faire quitter prise. Mais JÉSUS-CHRIST, qui est venu pour détruire cet ennemi des hommes, et qui fait que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu, se sert de sa malice même pour le bien de l’âme ; car ces effroyables bruits du Démon et de la nature humilient infiniment cette âme, qui, se croyant en pire état qu’elle n’était autrefois, sans vouloir cesser d’aimer et de servir Dieu, fait ce que j’ai nommé sacrifice pur, qui est de sacrifier son intérêt propre pour le temps et l’éternité, comme aussi sa propre excellence, et toute espérance fondée sur son propre ; car quand on retranche à cette partie propre la vie sensuelle, où réside l’amour de nous-mêmes, elle se nourrit plus finement dans l’amour de sa propre excellence, dans les dons, faveurs et vertus connues.

 

C’est ce serpent que JÉSUS-CHRIST est venu terrasser, et que lui seul peut écraser. C’est ce qui fait la nécessité de se laisser conduire à lui et de s’abandonner d’autant plus à sa conduite que la nôtre est si pleine de défauts. Quoique cela paraisse peu, nous sommes si attachés à nous-mêmes, que ce détachement cause les plus extrêmes douleurs. Si un homme attaché au bien qui est hors de lui, souffre si fort lorsqu’on le lui enlève, que ne souffre-t-il point lors qu’on lui ôte la possession de lui-même ? Ceux qui ne l’ont point éprouvé auront toujours peine à le concevoir.

 

9. Il est beaucoup parlé dans tous ces écrits de l’entière désappropriation, et de la perte de toute propriété. Quelques-uns ont pris la désappropriation pour un dépouillement des biens extérieurs. C’est bien le premier pas. D’autres sont mis dans certaines austérités, dans les habits pauvres, etc. C’est bien quelque chose ; mais avec tout cela on peut conserver la propriété. La propriété est spirituelle, et elle ne peut se perdre que par l’entière pauvreté d’esprit, si recommandée dans l’Évangile et si inconnue jusqu’à présent. Elle s’étend sur tout ce qui appartient à l’esprit, comme science, opinion, raisonnement, activité, propre jugement, et tout le reste qui appartient à l’esprit ; pour la mémoire, tout souvenir, pensée inutile, occupation des choses de la terre, se mêler dans les nouvelles, curiosité, critique, etc. ; pour la volonté, elle doit être dépouillée de toute affection, même des choses spirituelles, de tous goûts, sentiments, penchants, choix, désirs propres, même des choses qui sont les plus divines, de tout intérêt propre du temps et de l’éternité. Que l’esprit soit en obscurité par le moyen de la foi ; la mémoire vide et surmontée par l’espérance inconnue ; la volonté entièrement dépouillée et absorbée dans la charité ; elle y est même perdue ; et c’est cette perte dont il est parlé en tant d’endroits, toujours sous le même nom de perte.

 

10. Les puissances de l’âme ne peuvent parvenir à l’entière pauvreté qu’en perdant leurs premières manières de concevoir, d’entendre et d’aimer. Une chose ne peut prendre une nouvelle forme qu’elle ne perde la première ; de même notre âme ne peut être changée et transformée en Dieu, qui est son être original, qu’elle ne perde ce qu’elle avait de propre, d’acquis ou d’infus. Il faut perdre toute attache, d’abord aux choses mauvaises ou dangereuses ; ensuite aux inutiles, quelques innocentes qu’elles soient ; et puis aux bonnes, qui sont les plus difficiles à perdre. Nous avons de telles attaches à notre bien-être, qu’il faut des peines et des renversements étranges pour nous les faire perdre. Nos peines sont proportionnées à nos attaches. Celles qu’on a aux bonnes choses sont incomparablement plus grandes que les autres.

 

11. Lorsque les fondateurs d’Ordres ont conseillé les vœux de pauvreté, de chasteté, et d’obéissance, c’était autant pour l’intérieur, et plus, que pour l’extérieur. Cependant on a tout tourné du côté de l’extérieur, et on est par là même devenu plus propriétaire intérieurement. La démission d’esprit, de jugement, de science, et d’opinions est la véritable pauvreté lorsqu’elle est jointe à celle des biens. La pauvreté de la volonté par l’écoulement des désirs en Dieu, est la véritable obéissance quand elle est jointe à l’extérieure. La véritable chasteté est de n’admettre pas une pensée inutile, ni le moindre penchant ni affection de la volonté pour quoi que ce soit : ceci, joint à la chasteté extérieure, fait la véritable pureté. Mais afin d’en venir à cette entière pauvreté d’esprit, par quelles routes Dieu ne nous fait-il pas passer pour nous faire perdre toutes nos attaches et propriétés spirituelles, sans quoi nous resterions toujours pleins de nous-mêmes ? Les grâces les plus extraordinaires sans la pauvreté spirituelle nous rendraient des Lucifers sous une humilité apparente. Moins nous résistons, moins nous avons de peines, et plutôt l’ouvrage est achevé. C’est là toute l’économie de la grâce ; et cette Sagesse adorable n’est appliquée qu’à nous rendre conformes à Dieu pour nous unir à lui. La pauvreté de l’esprit le rend simple ; et en le délivrant de toute multiplicité, elle le dispose pour être uni à l’Esprit de Dieu, qui est simple, pur et sans aucun mélange. Pour la volonté, il faut qu’elle se perde en Dieu. Elle ne s’y peut perdre qu’en perdant toute confiance propre ; c’est pourquoi il faut que toute volonté propre soit détruite, même dans le bien. Dans le Ciel l’esprit pur et simple est uni au pur et simple esprit de Dieu. Les vues et connaissances sont claires par le moyen de la lumière de gloire ; mais la volonté est perdue dans l’amour, qui l’absorbe entièrement, et qui fait qu’elle n’aime plus de son amour borné, limité et impur ; mais par l’amour dont Dieu s’aime soi-même, tout pur, tout simple, toujours égal à soi-même, parfaitement reposé, et qui est si propre à l’âme, qu’il ne lui est plus douloureux, mais béatifiant. S’il avait la moindre agitation, et qu’il ne fût pas dans un parfait repos, il ne serait pas béatifiant ; car ce qui cause agitation cause altération. Il est aisé de voir par là qu’en cette vie l’amour impétueux n’est pas le parfait amour ; et qu’il n’est parfait que dans la nudité, tranquillité et simplicité.

 

 

§. III.

 

12. Comme je n’ai écrit un si grand Ouvrage que par obéissance, dans une interruption continuelle, sans l’avoir relu, et que je suis fort ignorante, ne sachant point la valeur des termes, il pourrait peut-être s’y être glissé quelque chose qui ne sera pas bien expliqué. S’il y a des fautes, il ne s’en faut prendre qu’à mon ignorance, et non à ma volonté. S’il y a quelque chose de bon, il vient purement de Dieu, qui se sert quelquefois des sujets les plus défectueux afin que la gloire de toutes nos œuvres lui soit rendue. Je soumets le tout de tout mon cœur à la sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine, ma mère. Ceci demeure écrit de ma main, pour plus grand témoignage que c’est mon sentiment.

 

13. Je prie ceux aux mains desquels ces écrits tomberont de ne pas se rebuter d’abord si quelque endroit leur paraît mal expliqué. Ce qui n’a pu se mettre en un endroit se trouvera éclairci dans l’autre. Je les prie aussi de faire attention que la science mystique, comme la scholastique, a ses expressions singulières, ainsi que tous les arts. Lorsqu’on les prendra dans leur vrai sens, on n’y trouvera rien qui ne soit dans les Auteurs mystiques, et même dans quelques Pères, même d’une manière qui va au-delà des miennes. Tous les écrits ont été achevés en 1682 et 1683.

 

 

JUSTITIAS DOMINI

IN AETERNUM

CANTABO.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE SAINT ÉVANGILE

 

DE JÉSUS-CHRIST

 

SELON SAINT MATTHIEU.

 

Avec des Explications et Réflexions qui regardent la vie intérieure.

 

——————————————————————

 

 

 

CHAPITRE I.

 

Vers. 1. Le Livre de la génération de JÉSUS-CHRIST, fils de David, fils d’Abraham.

 v. 2. Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Judas, et ses frères, etc.

 

JÉSUS-CHRIST a voulu que l’Évangéliste nous apprît sa génération, et qu’il fit un dénombrement de tous ces SS. Patriarches ici nommés, pour nous faire voir qu’il a parfaitement accompli ce qu’il leur avait promis, qu’il est fidèle dans ses paroles, qu’il est la fin de tous les travaux des Patriarches, comme leur entière récompense ; que c’est en lui que tout se termine, puisqu’il est la fin de toutes choses. L’on peut ajouter à cela, qu’après la Venue de Jésus-Christ sur terre, c’est la fin de tous les désirs des Patriarches, et le bonheur de tout le genre humain.

La fin et la perfection de chaque âme particulière, est la formation de JÉSUS-CHRIST en elle.

C’est vous, ô Père éternel, qui êtes le livre de la génération éternelle de votre Verbe ; c’est en vous que l’on trouve écrite cette naissance divine ; il faut être en vous pour la pouvoir lire. Si ce livre est en vous par la génération de votre Verbe, il se trouve aussi en David touchant sa génération temporelle. C’est pourquoi, étant sur terre, il se dit le fils de David par préférence ; car lorsqu’il parle des autres Patriarches, il se dit leur Dieu, pour nous faire voir qu’outre que David le figure plus que nul autre, il eut encore ce privilège d’être Pasteur d’Israël, c’est-à-dire, appelé à former Jésus-Christ spirituellement dans les âmes : c’est là le propre caractère du Pasteur.

Mais comment le former avant sa naissance ? C’est qu’il leur imprimait les caractères dont il devait se revêtir ; car il est certain que tous les saints Patriarches n’ont été sanctifiés qu’en vue de Jésus-Christ, et par une participation anticipée de ses mérites.

 

v. 16. Jacob engendra Joseph, l’Époux de Marie, dont est né JÉSUS qui est appelé LE CHRIST.

 

Ce Jacob, père de S. Joseph, porte le même nom que Jacob l’ancien Patriarche, père des âmes abandonnées, pour nous faire voir combien la promesse faite à Jacob 1 fut véritable, savoir, que Jésus-Christ naîtrait de lui ; or comme Jésus-Christ naît de l’abandon parfait, figuré par Jacob, aussi cet abandon parfait produit la mort totale, qui convient bien à S. Joseph, et qui tient lieu d’époux à l’anéantissement ; et cet anéantissement, figuré par la sainte Vierge, la plus anéantie de toutes les pures créatures, produit Jésus-Christ. C’est donc de l’anéantissement total et de la perte de notre être propre en l’être de Dieu que Jésus-Christ est né, ce Sauveur du Monde, sacré par l’onction de la Divinité.

 

v. 18. Or la Naissance de Jésus-Christ arriva de cette sorte. Marie sa mère, ayant épousé Joseph, se trouva grosse par l’opération du Saint Esprit avant qu’ils eussent été ensemble.

 

La Naissance de JÉSUS-CHRIST dans les âmes arrive aussi de cette sorte. L’âme étant réduite au dernier anéantissement, couverte cependant d’un extérieur commun, qui est comme le mariage de Joseph, qui ne servait que d’une couverture au mystère qui se devait accomplir en Marie ; l’âme, dis-je, dans le plus profond anéantissement, se trouve peu-à-peu remplie de Jésus-Christ par l’opération du S. ESPRIT, qui, par l’infusion d’une nouvelle vie, forme en elle Jésus-Christ.

C’est pourquoi il était nécessaire qu’après la mort de Jésus-Christ le S. Esprit descendît sur les Apôtres, et par eux sur toute l’Église, afin de former Jésus-Christ en eux et dans tous ceux d’entre les fidèles qui devaient leur ressembler ; car ils avaient marché en union avec Jésus-Christ tant qu’il était sur la terre ; il les avait rendus participants de ses états ; il leur avait obtenu la mort intérieure par le prix de sa mort réelle ; mais il fallait que le S. Esprit vint pour former en eux Jésus-Christ.

C’est donc à cet Esprit de vérité, à ce Dieu d’amour, qu’il est donné de produire Jésus-Christ dans les hommes. Et comme il est vrai qu’il ne produit rien dans la Sainte Trinité, toute production divine étant terminée en lui, il est aussi certain que c’est lui qui forme au-dehors toutes les plus nobles productions ; et il est donné à cet Esprit Saint de produire Jésus-Christ dans les âmes, comme ce fut par son opération qu’il fut conçu dans le sein de la Sacrée Vierge ; non que le S. Esprit soit pour cela le Père de Jésus-Christ, nullement ; car il n’a qu’un seul et unique Père au Ciel et en terre ; mais c’est que le S. Esprit, par son ardeur divine, est comme une poudre de projection, qui produit et fait germer Jésus-Christ en mille et mille âmes, les changeant en Jésus-Christ par la chaleur de son feu. Cependant ce Jésus-Christ ne sera jamais produit qu’en des Maries, c’est-à-dire, dans des âmes anéanties, qui étant purifiées de la propriété ou impureté radicale, sont dans une pureté convenable pour que le S. Esprit forme en elles Jésus-Christ, et elles sont dans cette dernière pureté lorsqu’étant anéanties, il n’y a plus rien en elles qui résiste à Dieu.

 

v. 19. Joseph son mari étant juste, et ne voulant pas la déshonorer, résolut de la quitter secrètement.

v. 20. Mais lorsqu’il était dans cette pensée, l’Ange du Seigneur lui apparut en songe, et lui dit : Joseph, fils de David, ne craignez point est prendre avec vous Marie votre femme ; car ce qui est né dans elle est du S. Esprit.

 

Qui n’admirerait ici la conduite de la sacrée Vierge et son abandon parfait ? Elle n’ignorait pas la défiance de son Époux. Elle n’avait qu’un mot à dire pour le désabuser, le tirer de peine, et se délivrer de l’infamie. Cependant elle ne le fait pas ; mais elle laisse tout au soin de la providence. Une âme bien anéantie est dans un abandon si parfait, qu’elle ne saurait se mettre en peine de rien ; elle ne pense ni à son honneur, ni au repos des autres ; mais elle délaisse tout à Dieu. Si l’abandon de la sainte Vierge est admirable, le secours de Dieu ne l’est pas moins. Il ne manque jamais dans le besoin, et l’assurance qui vient de Dieu est incomparablement plus forte que le secours des créatures, et que toutes les justifications que l’on tâche de faire par soi-même. Ô qu’il fait bon s’abandonner à Dieu !

Quelques personnes non expérimentées diront peut-être : comment Dieu permit-il ce soupçon en S. Joseph ? Il le fit pour plusieurs raisons. Premièrement, pour purifier davantage ce grand Saint, et le rendre plus capable par cette expérience de comprendre ce profond mystère. Il le fit encore pour faire mériter davantage la sainte Vierge, et pour qu’elle fût un exemple à toutes les âmes intérieures du plus parfait abandon et de la manière de se conduire dans ce qui regarde la réputation ; comme aussi pour faire plus éclater le secours que Dieu donne dans le besoin. C’est une chose admirable que la sacrée Vierge, qui avait tant d’union avec S. Joseph, ne lui découvrit pas ce grand mystère, quoiqu’elle l’eût d’abord avoué à Ste. Elisabeth. C’est que la sainte Vierge n’agissait que par le seul mouvement du S. Esprit, qui lui faisait faire ou ne pas faire les choses selon qu’il plaisait à Dieu, comme étant entièrement exempte de tout propre intérêt.

Ce qui est né dans MARIE est du S. ESPRIT. Il fallait que, comme elle avait été séparée de la masse commune et de la corruption d’Adam par un privilège particulier, elle fût aussi exempte de la loi de la concupiscence ; et la manière dont la sainte Vierge conçut et enfanta Jésus-Christ est la marque infaillible de cette vérité.

 

v. 21. Elle enfantera un fils auquel vous donnerez le nom de JÉSUS, parce que ce sera lui qui délivrera son peuple de ses péchés.

 

C’est dans le Nom de JÉSUS que le peuple de Dieu trouve la délivrance de ses péchés. L’Écriture dit son peuple pour nous marquer que quoique Jésus-Christ soit venu sauver tous les hommes, il n’y a cependant que ceux qui lui appartiennent singulièrement qui jouissent de l’affranchissement du péché et de l’efficacité de son sang.

 

v. 22. Or tout cela s’est fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète :

v. 23. Une Vierge concevra, et enfantera un fils, à qui on donnera le nom d’EMANUEL, c’est-à-dire, DIEU AVEC NOUS.

 

JÉSUS-CHRIST a pris le nom d’EMANUEL pour nous faire connaître qu’en venant sur terre il ne prétendait autre chose que de demeurer avec nous. C’est la fin de son Incarnation, aussi bien que le salut. Le fruit principal que nous devons tirer de la venue de Jésus-Christ est la Conversation intérieure, nous tenir en sa présence, demeurer unis à lui, car Dieu avec nous marque une demeure durable.

Ce passage 2 confirme aussi ce qui a été dit en quantité d’endroits, qu’il fallait que Jésus-Christ exprimât en lui-même et en son corps mystique tout ce qui avait été figuré dans l’ancien Testament ; et comme le S. Esprit voulait nous faire voir que toutes les prophéties et figures s’accomplissaient en Jésus-Christ, il nous a fait marquer par les écrivains que ce qui se passait et opérait à l’égard de Jésus-Christ avait été prédit et figuré dans l’ancienne loi, nous le faisant remarquer clairement en quelques lieux, afin que nous n’eussions pas de peine à croire de tous les autres où ce rapport n’a pas été expliqué. Les Apôtres ont en un soin particulier, en formant ce corps mystique, de faire voir la conformité des nouvelles Écritures avec les anciennes, et de la réalité des états que Jésus-Christ a portés avec ce qui en avait été prédit 3. Tout ce que les Pères de l’Église ont écrit ne tend qu’à expliquer ce qui a été accompli en Jésus-Christ, ou exprimé dans ses membres. Et comme toutes les Prophéties se sont accomplies en Jésus-Christ, aussi Jésus-Christ se trouve exprimé dans tous ses membres.

Comme il fallut une Vierge pour enfanter Jésus-Christ, il faut aussi qu’une âme en qui Jésus-Christ est produit soit redevenue Vierge, mais d’une manière mystique. Pour expliquer ceci, il faut distinguer la Virginité naturelle, qui est celle du corps, et la spirituelle, qui est celle de l’âme qui n’a point été flétrie par le péché, et la mystique, qui est celle d’une âme renouvelée en Dieu par son anéantissement. La sacrée Vierge a eu les deux premières, aussi bien que la dernière, étant Vierge en toutes les manières possibles : mais la dernière suffit pour la formation mystique de Jésus-Christ en nous. La sainte Vierge fut toute Vierge et d’âme et de corps.

La Virginité de l’âme consiste en ce qu’elle n’ait jamais été souillée d’aucun péché ; et la Virginité du corps consiste en son intégrité. Ces deux virginités, ayant été perdues, se peuvent réparer par les mérites de Jésus-Christ, qui par le Baptême rend l’âme Vierge spirituellement, l’affranchissant de tout péché ; ou, par une excellente grâce, la rend Vierge mystiquement, par la perte de la propriété ; il rend aussi le corps chaste par une paisible continence après sa flétrissure.

Cette Virginité mystique, que Dieu demande dans les âmes qui doivent enfanter Jésus-Christ dans les cœurs, est une Virginité réparée, par laquelle Dieu tire l’âme d’elle-même et de la corruption d’Adam pour la faire passer en lui par un effet de son pouvoir. C’est là que le Serpent est vaincu et écrasé ; c’est là que l’âme est rendue toute pure et nette, afin qu’elle soit en état de passer en Dieu, et que Jésus-Christ puisse être formé en elle, et par elle en mille cœurs. Dieu a fait cette grâce à quelques Saints dès le ventre de leurs mères, les tirant dès lors d’eux-mêmes pour les perdre en lui ; ainsi que S. Jean Baptiste fut rempli du S. Esprit avant que d’être né, parce qu’il devait préparer le chemin au Verbe.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE II.

 

 

v. 1. JÉSUS étant né dans Bethléem de Juda au temps du Roi Hérode, des Mages vinrent d’Orient à Jérusalem.

v. 2 Et ils demandèrent : Où est le Roi des Juifs qui est né ? Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus l’adorer.

 

JÉSUS naît dans Bethléem, qui est le Centre, ou le fond, de l’âme anéantie. C’est une ville de Juda, et la plus petite de cette Tribu ; ce qui nous apprend deux choses, l’une que l’âme en laquelle Jésus-Christ vient naître doit être de Juda, c’est-à-dire, pleine de la force de Dieu ; et l’autre, que c’est dans les plus petites de toutes ces âmes qu’il se produit plus volontiers et qu’il aime à naître. Mais quand vient-il naître en elles ? Dans le temps de la plus forte persécution, sous le Règne d’Hérode, lorsqu’elles sont plus tourmentées, plus décriées, plus anéanties, et plus cruellement poursuivies. Lorsque Jésus-Christ naît dans une âme, et qu’elle tâche de le porter dans tous les cœurs, il s’élève toujours quelque Hérode qui tâche de détruire l’empire de Jésus-Christ dès sa naissance. Mais dans ce même temps, des Rois viennent de loin s’assujettir à ce Roi inconnu nouvellement né. Ils viennent d’Orient à Jérusalem ; ce qui marque le chemin que fait l’âme éclairée de la lumière de la foi, qu’elle suit, et qui l’accompagne toujours depuis son retour à Dieu par sa conversion, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à Jésus-Christ lui-même par sa transformation.

Ces âmes donc, qui sentent déjà l’Empire de Jésus-Christ, s’informent : Où est ce Roi des Juifs qui vient de naître pour nous ? Nous avons vu son étoile, disent-elles, dès le commencement de notre conversion. Cette étoile n’est autre chose qu’un sentiment profond par lequel Dieu touche l’âme dès le commencement de sa conversion, et qui lui donne une forte impatience d’arriver à sa fin. Cette étoile, ou cette foi, a un attrait violent qui entraîne insensiblement l’âme, et ne la laisse pas un moment qu’il ne la conduise à Jésus-Christ, et ne la fasse courir à lui de toutes ses forces, lui faisant outrepasser tous les lieux, tous les dons et tous les moyens, pour ne se reposer qu’en lui seul.

Et nous sommes venus, dirent ces Mages, l’adorer à la faveur de la foi, et l’adorer en esprit et en vérité. Si Abraham, Isaac et Jacob ont été comme les trois Mages de l’ancienne loi, par qui la véritable foi fut apportée au Monde, l’on peut dire que les trois Mages ont été les Patriarches de la nouvelle, et les premiers qui aient suivi la voie de la foi, de la mort mystique ou du sacrifice pur, et de l’abandon parfait. Et comme toutes les promesses furent faites à Abraham pour les Juifs en vue de Jésus-Christ, c’est aussi à ces Mages que furent faites les promesses en faveur des gentils par Jésus-Christ, qui venait apporter leur salut. Les premières âmes de foi depuis la naissance de Jésus-Christ, vrai berceau de la nouvelle loi, furent ces trois Mages ; il ne se passe rien de fort extraordinaire pour eux ; le seul miracle qui se fit fut de faire lever sur eux cette étoile de la foi, qui était le Symbole de Jésus-Christ, qui se levait pour apporter la foi au monde.

Que si l’on veut dire que les Pasteurs furent aussi des âmes d’une grande foi, puisqu’ils furent les premiers adorateurs de Jésus-Christ, il est aisé de répondre qu’il s’en faut beaucoup que leur foi ait été aussi admirable que celle des Mages. Les Pasteurs étaient Juifs, croyant le seul et vrai Dieu ; ils attendaient le Messie, qui leur avait été promis ; ils virent des Anges en grand nombre, et les entendirent publier les grandeurs du Roi nouveau-né ; ils furent exhortés par ces esprits bienheureux d’aller adorer leur Sauveur ; le lieu de sa naissance était proche, et ils n’avaient à risquer que très-peu de chose. Mais les Mages étaient païens, plongés dans les ténèbres de l’Idolâtrie, dans l’ignorance de Dieu et du Sauveur qu’il devait envoyer ; ils ne virent qu’une étoile muette ; ils étaient dans des pays fort éloignés de Bethléem ; ils n’exposèrent rien moins que leurs états 4 et leur vie pour venir adorer un enfant-Dieu ; et ils renoncèrent à des royaumes pour se rendre ses esclaves ; à peine se trouvera-t-il une foi qui puisse être comparée à celle qu’ils font paraître, et nulle autre ne s’est plus signalée dans sa promptitude, dans son étendue, dans son obscurité et dans sa confiance, qui sont les perfections d’une grande foi.

Il fallait que la foi de ces saints Rois fût bien forte. Cette étoile paraissait au ciel ; tous la pouvaient suivre ; et cependant il n’y eut qu’eux qui la suivirent. La foi les fait partir de leur pays ; l’abandon les conduit et les porte contre toute raison humaine à quitter leurs Royaumes, s’exposer à un long chemin, et aller chercher un enfant dans une terre étrangère et inconnue ; le sacrifice pur les porte à quitter leur empire pour se venir soumettre à un nouveau Roi : Nous venons, dirent-ils, pour l’adorer, parce que nous voulons lui rendre un double culte, l’extérieur et l’intérieur. L’Extérieur nous engage à nous dépouiller de notre propre empire et du pouvoir que nous avons sur nous-mêmes, et de tout droit d’agir ; afin qu’il règne et agisse en nous et sur nous. L’Intérieur est l’adoration qui nous porte à nous anéantir devant lui en foi, en abandon, et en sacrifice. Ô admirable foi de ces Mages !

 

v. 3. Le Roi Hérode, l’ayant su, en fut troublé, et toute la ville de Jérusalem avec lui.

v. 4. Et ayant fait assembler tous les princes des Prêtres et les Scribes du peuple, il s’enquit d’eux où devait naître le Christ ?

v. 5. Ils lui répondirent que c’était en Bethléem de Juda, selon ce qui a été écrit par le Prophète, etc.

 

Dès que l’on sait que Jésus est né dans une âme, ce qui s’apprend bientôt par le concours de ceux qu’il attire à lui par son organe, l’on en est troublé ; à cause que les personnes de quelque puissance dans la vie de la nature, craignent ce Règne de Jésus-Christ, qui détruit l’empire d’Adam et la propriété, que chacun tâche de conserver. Et c’est une chose étrange que, quoique les Docteurs et les savants du peuple sussent où Jésus-Christ devait naître, cependant il n’y en eut aucun qui l’allât chercher. C’est l’ordinaire : tout le monde sait que Jésus-Christ naît et se produit dans les âmes anéanties ; et nul ne veut le chercher par la voie de l’anéantissement. Mais surtout les Docteurs et les personnes d’autorité et de science savent bien JÉSUS-CHRIST doit naître, ils l’enseignent même aux autres ; et néanmoins ils ne veulent point l’aller trouver. Ô Dieu, que ne donnez-vous à tous vos Prêtres et à tous les Ministres de votre Sanctuaire un esprit intérieur ! Vous l’offrez à tous sans doute ; et il est manifesté dans la claire simplicité de votre Évangile ; mais hélas ! ils s’y opposent par leur propre science. Ah, Jésus-Christ n’est point connu ! Que ne puis-je le faire connaître aux dépens de ma vie !

 

v. 7. Alors Hérode, ayant appelé les Mages en particulier, leur demanda avec grand soin en quel temps l’Étoile leur était apparue.

v. 8. Et, les envoyant à Bethléem, il leur dit : Allez, informez-vous exactement de cet enfant ; et lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi moi-même l’adorer.

 

Tout ce soin qu’Hérode prend de s’informer des particularités de la naissance du Fils de Dieu est un artifice malicieux, et non pas un désir sincère de se convertir. La plupart des personnes d’autorité en usent de la sorte : ils veulent savoir ce qui se passe dans l’intérieur, dont ils ont ouï dire quelque chose, surtout que Jésus y est né, faisant semblant de l’y vouloir adorer ; mais ce n’est qu’une feinte, par laquelle, sous une piété apparente, ils cachent un zèle amer et une jalousie secrète.

Il n’est que trop vrai que la plupart des Directeurs ont jalousie contre Dieu même ; et, ne pouvant souffrir que Dieu soit l’unique conducteur, tant des Directeurs que des dirigés, à cause que cela leur semble diminuer leur autorité, ils sont jaloux de leur gloire contre la gloire de Dieu. Ils auront peine à l’avouer, cela paraissant horrible, mais les empressements, les inquiétudes, les bruits et les remuements qu’ils font paraître, lorsque tout ne réussit pas selon leur dessein, en sont des preuves assez visibles.

 

v. 9. Ayant ouï ces parler du Roi, ils partirent ; et si aussitôt l’Étoile qu’ils avaient vue en Orient alla devant eux, jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était l’enfant, elle s’y arrêta.

 

Sitôt que ces saints Rois eurent appris le lieu où Jésus-Christ devait naître, ils partirent pour l’aller trouver. Une âme qui a quelque connaissance de Jésus-Christ par la foi n’a point de repos jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à lui. Cette Étoile, ou cette lumière de foi qui les avait conduits depuis leur conversion, se montre à eux de nouveau ; et elle marche la première comme un flambeau qu’il faut suivre, et non pas précéder. Mais lorsque la foi a conduit l’âme jusqu’à Jésus-Christ, l’ayant perdue en Dieu, elle s’arrête là, n’ayant plus de chemin à faire depuis qu’elle est arrivée à son terme. La foi lumineuse disparaît pour donner lieu à la foi nue : celle-là devenant inutile, et ses rayons aperçus n’étant plus nécessaires, depuis que Jésus-Christ, lumière éternelle, commence à paraître, quoiqu’encore enfant, la foi s’arrête pour laisser Jésus-Christ être toutes choses à l’âme.

 

v. 10. Lorsqu’ils virent l’étoile, ils eurent une très-grande joie.

 

Comment se peut accorder ce passage avec celui qui le précède ? Il est dit dans celui-là que l’Étoile les accompagnait et allait devant eux, et dans celui-ci que lorsqu’ils la revirent, ils eurent une grande joie. C’est qu’elle disparut pendant qu’ils furent dans Jérusalem ; mais sitôt qu’ils en partirent, elle se remit devant eux. Cette conduite était sa figure des vicissitudes de la foi : tant qu’elle n’est pas encore arrivée à sa parfaite nudité, ayant conduit l’âme à Jérusalem, qui marque son centre, elle ne se laisse plus découvrir à elle pour un temps, afin de l’accoutumer peu à peu à la nudité ; mais elle reparaît encore pour conduire l’âme jusqu’à Dieu seul. Ce qui étant fait, la foi lumineuse, comme ayant fait son office, disparaît pour toujours, et donne lieu à la foi nue, qui unit l’âme à Dieu, et la conduit en lui d’une manière très sûre, mais très-imperceptible.

 

 v. 11. Et entrant dans la maison, ils trouvèrent l’enfant avec Marie sa mère ; et, se prosternant en terre, ils l’adorèrent ; puis, ouvrant leurs trésors, lui présentèrent de l’or, de l’encens, et de la myrrhe.

 

Ces saints Rois, à la faveur de la foi, tantôt évidente, tantôt obscure et secrète, sont conduits jusques dans eux-mêmes, jusques dans le centre le plus profond de leur âme, où se découvre leur origine ; et là ils trouvent le divin Enfant, perdu et abîmé dans le sein de Dieu, qui est représenté par celui de sa Mère, sur lequel il repose. C’est donc là qu’ils lui font trois admirables offrandes, l’une de leur foi, l’autre de leur sacrifice même, et l’autre de leur abandon parfait. Ô secret ineffable ! sitôt que Jésus-Christ est découvert dans le sein de son Père, et que l’âme a trouvé ce sein adorable pour s’y perdre et abîmer, elle y découvre en même temps ce divin Enfant, qui l’a amenée jusques là pour la faire vivre de sa vie, qui est une vie toute simple et enfantine, mais également divine et innocente.

Ces premiers adorateurs de la gentilité adorèrent Jésus-Christ en esprit et en vérité, de la parfaite adoration que le Père désire 5, et qui leur fut communiquée divinement pour les rendre parfaits adorateurs. Ils ne dirent rien dans toute cette cérémonie, non plus que les trois personnes de l’adorable famille, JÉSUS, Marie, et Joseph. Tout se passa en foi et en silence dans cette maison de paix et de pain.

Jésus-Christ a voulu naître à Bethléem, maison de pain, pour nous apprendre que dès lors il avait dessein de se faire pain pour être mangé des hommes. Ô admirable découverte que celle que l’âme fait de Jésus-Christ dans le sein de son Père ! Ah ! que Jésus-Christ est peu connu parmi les Chrétiens ! Ces Rois, qui furent les premiers appelés d’entre les gentils pour vivre de foi et d’intérieur, et pour être Chrétiens, furent aussi appelés à une haute connaissance de Jésus-Christ. Ce n’est pas être Chrétien que de ne pas connaître Jésus-Christ ; et ce n’est pas assez le connaître que de ne pas le découvrir dans le sein de son Père 6. C’est la fin et le bonheur du Christianisme que de connaître Jésus-Christ caché dans le sein de son Père, Jésus-Christ caché dans l’hostie sacrée 7, Jésus-Christ caché dans le centre de l’âme. Les trois présents que firent les Rois sont la vraie figure de l’état intérieur. L’encens marque cette prière sans prière qui se fait continuellement dans l’âme, sans même qu’elle s’en aperçoive, par son adhérence à Dieu, invariable en foi et amour. C’est comme une vapeur ou fumée d’encens, qui s’élève sans cesse vers le Ciel par l’ardeur de la Charité ; c’est une prière qui approche beaucoup de celle du Ciel et par sa pureté, et par sa durée, n’ayant presque plus de mélange, ni d’interruption ; ainsi qu’il est dit, que les vingt-quatre vieillards tiennent en main des vases d’or, pleins de parfums, qui sont les prières des saints 8. Cette fumée sort d’un intérieur sacrifié, consommé et anéanti, dont la vapeur monte incessamment devant Dieu. Le feu sacré, qui brûle l’âme dans son fond, la fait fondre, et en fondant toujours plus, elle s’écoule en Dieu, et en s’écoulant elle ne laisse qu’une petite fumée, qui sort de cet incendie comme le parfum de sa prière et l’odeur de son sacrifice ; et qui, montant jusqu’à Dieu, s’abîme en lui-même : prière la plus pure, qui, fondant, pour ainsi dire, l’être de la créature, la fait passer avec impétuosité dans son centre qui est Dieu, ainsi que les fleuves se dégorgent dans la mer. C’est pourquoi l’Époux sacré, voyant son Épouse ainsi fondue par la véhémence de l’amour, disait d’elle : Qui est celui-ci qui monte du désert comme une vapeur droite de fumée d’aromates 9 ? Ô l’agréable odeur devant Dieu que celle de cet encens qui, étant brûlé, fait que l’être de la créature est anéanti et sacrifié au seul et souverain être de Dieu !

La seconde offrande fut celle de l’or, qui est la figure de la pureté de l’amour, où l’âme purifiée de sa propriété, ainsi que l’or de toute impureté, est rendue propre à être unie à Dieu, qui est la Charité pure et essentielle. Le troisième présent, qui est la myrrhe, marque la mort mystique, par laquelle il a fallu que l’âme ait passé avant que d’arriver à ces deux autres états, savoir, de pure et continuelle Prière, et de Charité parfaite.

 

v. 12. Ayant reçu en songe un avertissement du ciel de n’aller point retrouver Hérode, ils s’en retournèrent par un autre chemin en leur pays.

 

Lorsque l’âme, comme il a été dit, est retournée à sa fin, et qu’elle est recoulée dans son origine, Dieu, qui la met dès lors dans la vie Apostolique par état, lui commande de retourner en son pays dans l’état extérieur, dans la mission de l’Apostolat, pour annoncer Jésus-Christ aux autres ; mais il faut qu’ils y aillent par un chemin bien différent de celui par lequel ils sont venus. Depuis leur conversion, ils ont marché par le chemin du retour à Dieu, jusqu’à ce qu’ils soient arrivés dans lui-même comme dans leur origine ; mais après qu’ils y sont arrivés, s’ils en sortaient pour reprendre le chemin du dehors, et s’ils s’en retournaient par la même voie qu’ils sont venus, à savoir, hors de Dieu et en eux-mêmes, quoique dans la recherche de Dieu ; ils rentreraient dans leur voie de péché, qui serait mourir Jésus-Christ nouvellement né dans leur cœur. Ils s’en retournent donc par le chemin de la Divinité, c’est-à-dire, que sans forcir de Dieu ils vont partout, et sans danger ; vu qu’ils y vont, comme s’ils ne se remuaient point, et que toutes leurs démarches se font en Dieu même. C’est l’état divin et apostolique, où l’âme demeure en Dieu en unité parfaite, et fort au dehors pour toutes les volontés de Dieu.

 

v. 13. Après qu’ils furent partis, l’Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, et lui dit : Levez-vous, prenez l’enfant et sa mère, fuyez en Égypte, et n’en partez que lorsque je vous le dirai, parce qu’Hérode cherche l’enfant pour le faire mourir.

 

Cette conduite de Dieu est admirable, de donner ces avis à Joseph plutôt qu’à Marie. Ne semble-t-il pas que Marie, étant si élevée au-dessus de Joseph, devait conduire la barque, et être celle à qui tout devait être communiqué ? Marie voyait en Dieu tout ce qui se devait faire ; mais elle n’en témoignait rien, parce que l’extérieur doit être gouverné par le Directeur, et qu’à quelque élévation que soit arrivée une âme, elle doit être soumise à son Chef, singulièrement l’épouse à son époux. C’était la véritable figure de ce qui devait se passer à l’égard de l’Église. Jésus-Christ en est le Chef, mais invisible, quoiqu’il y soit réellement présent ; et il y est comme mort et assujetti dans son Sacrement, sans aucune fonction sensible de son autorité ; au contraire, il n’y paraît que sous une prompte et aveugle obéissance à la parole du Prêtre. L’état Eucharistique de Jésus ressemble véritablement à celui de son enfance, en ce qu’il y est muet, qu’il y paraît impuissant, abandonné à tout ce qu’en veulent faire les hommes ; et que non seulement sa Majesté divine y est cachée sous les faiblesses de l’enfance, mais aussi ni sa Divinité ni son Humanité n’y paraissent point du tout ; en sorte que par une étendue de l’inclination qu’il a eue de se cacher sous l’enfance, il s’est de plus caché sous l’apparence d’un peu de pain, pour, par l’une et par l’autre de ces obscurités, se cacher encore plus dans le centre de l’âme, afin de l’abîmer avec lui dans le sein de son Père en manière invisible, tandis que tout cela est couvert des ténèbres de la foi la plus sombre, mais qui éclairera d’une vive et éternelle lumière, lorsque Jésus-Christ, qui est la vie de cette âme, paraîtra, et qu’elle paraîtra aussi avec lui dans la gloire 10.

Marie représente aussi l’Église, et saint Joseph le Chef visible. Marie, quoique plus éminente en elle-même que Joseph, ne laisse pas d’être gouvernée par lui ; et Jésus-Christ était soumis à l’un et à l’autre, quoiqu’ils ne fussent devant lui que de pures créatures. Il les conduisait intérieurement, leur inspirant ses volontés, et les rendant souples et fidèles à les exécuter ; et il était conduit par eux extérieurement, leur obéissant aveuglement. Telle doit être la conduite de la direction : elle doit régler exactement le dehors selon les devoirs de l’état, ou selon les providences ; mais il faut laisser le dedans à la motion divine, le tenant dans la soumission et dans la liberté que demande l’Esprit du Seigneur ; et même l’on ne doit conduire le dehors que par le mouvement du S. Esprit, et non point par caprice.

 

v. 14. Joseph se leva, prit l’enfant et sa mère pendant la nuit, et se retira en Égypte ;

v. 15. Où il demeura jusqu’à ce qu’Hérode fût mort, afin que ce que le Seigneur avait dit par son Prophète fût accompli : J’ai fait revenir mon fils d’Égypte 11.

 

Joseph représente en cet endroit la volonté de Dieu, qui arrache à l’âme pendant la nuit de la foi l’enfant et la mère, lui cachant l’un et l’autre par une longue et douloureuse absence. Il n’y a plus rien pour cette âme, ni de Dieu, ni de Jésus-Christ, qui paraisse en elle ; tout lui semble perdu ; et avec raison, puisque son trésor et sa vie, son amour et sa Mère, lui sont enlevés ; il demeure dans cet éloignement jusqu’à ce que toute sa propriété, représentée par Hérode, meure, et soit détruite ; et alors Dieu fait revenir son fils dans cette âme.

La fuite de Jésus en Égypte nous marque non seulement comme la propriété le fait fuir de l’âme ; mais encore que, comme le Sauveur, par cette fuite et cette demeure dans l’Égypte et parmi les Gentils, préparait tous ces peuples à la foi, de même il fera un jour que toutes les âmes multipliées seront rappelées dans la simplicité et dans l’unité ; et certes nulle n’entrera jamais en Dieu qu’elle ne soit arrivée à cette très-simple unité. Jésus Enfant fut en Égypte pour mériter à son peuple intérieur la grâce de passer du pays de multiplicité à la région d’unité, ce qui se fait par le transport de l’âme en Dieu ; et bientôt, bientôt, toutes les Nations de la terre seront réunies sous un même Chef ; tous les Peuples, ainsi qu’un seul troupeau, se rangeront sous un même Pasteur, sous celui qui a donné sa vie pour eux, et qui ne leur veut donner rien moins que la vie éternelle ; et comme tous seront unis à Jésus-Christ par une même foi, tous lui seront aussi conformes par un même intérieur. Quand le monde sera tout à Jésus-Christ, il sera tout intérieur.

On peut distinguer trois âges dans l’Église universelle, de même qu’il y a comme trois âges de chaque âme qui dès cette vie arrive à l’union essentielle par état. Il y a eu l’âge de combats ou de persécutions, durant les premiers siècles, qui ont donné tant de Martyrs. Il y a eu depuis un temps de souffrances et de Croix, soit de pénitence ou de providence, qui a duré jusqu’à présent. Celui du Triomphe de Jésus-Christ va venir, où tous ses ennemis ayant été réduits sous ses pieds, toute la terre sera soumise à son Empire, et la justice fleurira sous son Règne avec une abondance de paix 12. Il triomphera absolument.

 

v. 16. Alors Hérode voyant que les Mages l’avaient trompé, il en fut fort en colère, et il envoya tuer tous les enfants de Bethléem et des environs depuis l’âge de deux ans et au-dessous, selon le temps que les Mages lui avaient marqué.

v. 17. Ce fut alors que s’accomplit ce que le Prophète Jérémie avait dit :

v. 18. On a ouï un grand bruit en Rama, des plaintes et des cris, Rachel qui pleure ses enfants sans vouloir être consolée, parce qu’ils ne sont plus 13.

 

 Jésus-Christ, qui fut persécuté dès sa naissance, l’est encore tous les jours de la même sorte. Et où le persécute-t-on le plus ? Dans les âmes simples, innocentes et enfantines, qui ont d’autant plus de part à ses persécutions qu’elles en ont le plus à son innocence. C’est là que l’on s’efforce de le tuer, lui ôtant sa vie de grâce par laquelle il prend ses délices dans les âmes simples ; et empêchant les âmes de vivre de sa vie, qu’il désire si fort leur communiquer. Ô propriété ! ô orgueil ! ô amour propre ! c’est toi qui fais perdre aux âmes cette vie de Jésus-Christ en elles ! Rachel, qui représente l’Église, comme les contenant toutes dans le sein de son territoire, pleure amèrement la perte de ses enfants, et elle n’en peut être consolée, parce qu’il ne se trouve plus de ces âmes simples et enfantines.

Ô innocents Martyrs, que vous fûtes heureux de mourir pour la conservation de la vie de Jésus-Christ dans les âmes qui vous devaient ressembler par l’enfance spirituelle ! Il fallait que de semblables victimes fussent immolées à la naissance de Jésus Enfant, comme par présage de l’aimable Empire qu’il devait exercer sur une infinité de cœurs par la grâce de son enfance. La vie de ces petits Martyrs fut livrée pour conserver la vie de Jésus-Christ dans les âmes ; ainsi que pendant que l’Enfant Jésus fut sauvé par la fuite, les enfants de Bethléem furent massacrés par la cruauté d’Hérode.

Ah, que les âmes simples, qui auront accepté la mort civile, morale, mystique et naturelle plutôt que de perdre la vie de Jésus-Christ, se trouveront heureuses lorsqu’en récompense de leur fidélité, il les aura absorbées dans sa vie ! Mais hélas ! presque toutes consentent à perdre la vie de Jésus-Christ pour conserver ces autres vies ! C’est la cause de la douleur de l’Église ; et elle ne peut jamais en être consolée, qu’elle ne voie cette vie de Jésus-Christ établie dans l’âme de ses Enfants. Ô innocents Martyrs, uniques Martyrs, sacrifiés pour conserver la vie de Jésus-Christ ! Qui ne vous porterait pas envie ?

 

v. 19. Mais après qu’Hérode fut mort, l’Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph en Égypte, et lui dit :

v. 20. Levez-vous, prenez l’enfant et la mère, et allez dans la terre d’Israël, parce que ceux qui voulaient faire périr l’enfant sont morts.

 

Sitôt que la propriété est détruite dans les âmes abandonnées, qui sont bien désignées par la terre d’Israël, l’Enfant et sa Mère y retournent pour n’en plus jamais sortir. Ô divine Providence ! C’est vous-même qui conduisez cet enfant qui, tout Dieu qu’il est, demeure abandonné à vos ordres ! Jésus-Christ pratique une vie commune et toute abandonnée dès son enfance, pour nous donner l’exemple du véritable abandon. Ignorait-il quelque chose, lui en qui sont renfermés tous les trésors de la science et de la sagesse 14 ? Cependant il ne se sert point de ses propres lumières, quoique divines, pour se conduire ; mais demeurant dans un anéantissement total, et dans un silence absolu, il les laisse conduire de moment en moment à la divine Providence. Ignorait-il la mort d’Hérode ? Nullement. Cependant le Ciel l’envoie annoncer par un Ange à Joseph, à qui ce fils adorable eût pu l’apprendre par un clin d’œil, ou par une parole intérieure adressée à son cœur, avec plus de certitude que tous les Anges ensemble n’auraient pu lui en donner. Il fallait qu’il accomplît ainsi ce qui avait été écrit de lui au commencement du Livre, qu’il ferait en toutes choses la volonté de Dieu 15. C’est pourquoi il ne se laisse conduire que par cette divine volonté, dont Joseph était la figure ; parce qu’il fallait qu’il se rendît ainsi notre exemple, et le vrai modèle qui nous est montré sur la montagne de la Divinité à travers l’obscurité et l’horreur du Calvaire.

La vie du Sauveur devait être de telle sorte que tous la pussent imiter ; aussi n’y paraît-il rien d’extraordinaire ; au contraire, tout s’y voit très commun. Or ce qu’il nous enseigne le plus dès sa naissance est un abandon total à la Providence, se délaissant à elle de moment en moment, sans se servir d’autre lumière que de cette soumission à la volonté de Dieu, et une obéissance aveugle à ses parents. Il nous apprend par-là que la véritable vertu ne consiste point dans l’extraordinaire ; mais à se laisser conduire à Dieu de moment en moment, et à faire pour l’extérieur ce qui est du devoir, chacun dans notre état et condition.

Sitôt donc que la propriété, qui voulait arracher à l’âme la vie de Jésus-Christ, est détruite, il y revient incessamment ; parce qu’il n’y a plus d’ennemis à craindre pour lui. L’Écriture l’explique si bien en disant qu’il revient après la mort de ceux qui voulaient le faire périr, c’est-à-dire qui veulent empêcher ce divin Enfant de vivre dans les âmes par la grâce de son Enfance. Ô Enfant-Dieu, faites de toutes les âmes des enfants, et des Enfants de Dieu ! C’est le grand dessein de Dieu dans l’Incarnation.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE III.

 

 

v. 1. En ce temps-là Jean Baptiste vint prêcher au désert de Judée, disant :

v. 2. Faites pénitence, car le Royaume du Ciel est proche.

 

SAINT Jean est celui qui vient le premier dans le désert. Lorsque l’âme est déserte par sa séparation d’avec son Dieu, la première chose qui lui est nécessaire est que la voix de Dieu se fasse entendre en elle par de grands cris pour lui annoncer la pénitence. Cette pénitence consiste à se repentir du mal et à embrasser le bien.

Il faut avant toutes choses faire cette pénitence et se détourner absolument de tout ce qui est contraire à Dieu, pour s’approcher de lui. Il est donc dit : Faites pénitence ; convertissez-vous ; car le Royaume du Ciel est proche. Il est si proche, qu’il n’y a qu’à se retourner pour le trouver : comme si une personne, étant dans un désert, et mourant de soif le dos tourné à une fontaine, sans la voir ni y penser, apprenant qu’elle est si proche de lui, n’avait qu’à se tourner vers elle. Tournez-vous, lui dirait-on, vous trouverez de l’eau et vous pourrez vous en désaltérer. Faites pénitence ; cessez de faire ce que vous faisiez ; tournez-vous vers le Royaume du Ciel qui est proche. Quel est ce Royaume du Ciel ? C’est Jésus-Christ même, puisqu’il renferme en lui toutes les grandeurs et tous les trésors du ciel, et qu’il est le vrai Dieu, le Roi du Ciel, et conséquemment le Roi et le Royaume de gloire. Or ce Roi et ce Royaume est si proche, qu’il n’y a qu’à se tourner vers lui au-dedans de nous-mêmes pour le trouver.

Saint Jean fait l’office de véritable Directeur et Pasteur : il porte les âmes à la pénitence ; il leur enseigne à trouver Jésus-Christ ; il leur dit où il est, et qu’il est si proche, qu’il est au milieu d’elles 16, quoiqu’elles ne le connaissent pas. Il leur montre combien il est aisé de le trouver ; et il apprend à ces personnes détournées de Dieu par le péché, et qui sont comme des déserts, que le Royaume des cieux est si proche, qu’ils n’ont qu’à entrer dans leur fond pour le trouver ; et qu’il faut que ce lieu désert se change en un lieu habité.

 

v. 3. Car c’est de lui que le Prophète Isaïe a parlé quand il a dit : On entendra la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez ses sentiers unis 17.

 

La figure du véritable Directeur et Pasteur est bien soutenue en S. Jean. Le plus grand des Prophètes dit qu’il n’est qu’une voix. Le Directeur aussi ne doit être autre chose. La voix est un son qui sort de la bouche, étant poussé par les organes qui servent à former la parole ; et le Directeur ne doit servir qu’à porter la parole de Dieu dans les âmes ; mais pour que les paroles des Directeurs soient de Dieu, et par conséquent efficaces, ils doivent tâcher de ressembler en tout à la voix.

La voix est une chose sans substance ; un son qui frappe l’oreille, dont il ne reste rien en l’air où elle a été poussée, et dont celui qui la forme ne peut rien retenir, après qu’il s’en est servi pour faire entendre sa pensée, et pour donner cours à sa parole. Le véritable Apôtre doit être de cette sorte, il ne doit être qu’un organe et un moyen de communication par lequel la parole de Dieu se porte dans les âmes. Ceux qui l’entendent en possèdent plus que celui qui la profère. Mais il faut être extrêmement anéanti pour servir ainsi d’organe à la parole de Dieu, sans propriété et sans résistance. La voix sert à former et à porter la parole ; mais la voix peut être sans parole. Ces Directeurs vides de Dieu, ces Pasteurs Idoles 18, qui se paissent eux-mêmes, sont de ces voix sans paroles ; des voix d’enchanteurs, qui amusent et qui endorment ; et cependant attirent tout à eux et pour eux...

Saint Jean est une voix, mais une voix pleine, efficace et fidèle, qui, poussée par un grand cri, se fait entendre jusques dans le fond de ces âmes où Dieu n’habite point et qui n’habitent pas non plus dans elles-mêmes : Préparez, dit-il, la voie du Seigneur : il est lui-même cette divine voie. Il veut venir à vous pour vous conduire par lui-même ; préparez-vous pour y marcher en vous tournant vers elle, et ne vous en détournez plus pour marcher dans le chemin de l’injustice. Rendez ses sentiers droits et unis, allant dans la véritable droiture, qui consiste à ne se point détourner de Dieu pour aller dans les créatures chercher une voie qui gauchit ; se laissant à Dieu, l’on entre dans la véritable droiture.

 

v. 4. Or Jean avait un vêtement de poil de chameau, et une ceinture de cuir autour de ses reins, et ne vivait que de sauterelles et de miel sauvage.

 

C’est ici le modèle de la véritable pénitence, par laquelle on doit se préparer à la venue de Jésus-Christ. Le prédicateur de la pénitence doit l’avoir pratiquée lui-même avant que de l’enseigner aux autres ; et dès aussitôt qu’une âme est dans l’état de pénitence où était S. Jean, Jésus-Christ ne manque pas de paraître et de venir à elle comme voie pour la conduire à sa fin. Il est prêt à se découvrir, quoiqu’il soit encore caché ; et le Sauveur n’est éloigné que de quelques mois de son Précurseur.

Il ne faut pas regarder S. Jean dans son état de pénitence comme un homme particulier qui souffre pour expier ses péchés ; mais il faut le considérer pour ce qu’il est par rapport à Jésus-Christ, dont il est le Précurseur. Il est dans cet état la figure et le modèle des dispositions qui doivent précéder la venue de Jésus-Christ dans l’âme qui l’a trouvé comme voie, vérité et vie. Les actions de Jésus-Christ n’ont point été nécessaires pour lui-même, ni pour notre salut non plus : il nous en a fait des œuvres 19 d’exemples et d’instruction, portant en lui tous les états pour les sanctifier.

Jean fait donc pénitence non pour lui-même, mais pour être la figure et l’exemple de la pénitence, qui est nécessaire aux âmes pour recevoir Jésus-Christ, ainsi que Jésus-Christ est pour toutes les âmes voie, vérité et vie 20. S. Jean est celui qui prépare les cœurs pour les faire entrer dans cette voie, ainsi qu’il est la voix qui y porte la parole du Seigneur. Mais voyons les circonstances de sa pénitence.

Il était couvert d’un vêtement rude et grossier, pour marquer la pénitence extérieure, qui doit retrancher les plaisirs et les voluptés du siècle, et tout ce qui donne occasion au péché : la ceinture qu’il avait sur les reins nous apprend comment il faut tenir ses sens en bride, et refréner la concupiscence. Quittant ainsi le péché et les occasions du péché, il faut vivre de miel sauvage, ce qui veut dire que l’on commence à goûter quelques petites douceurs à travers les amertumes de la pénitence ; mais c’est encore du miel sauvage et étranger, qui n’est pas encore le miel et la pierre de Jésus-Christ 21. C’est une douceur mêlée de confiance, et une amertume tempérée par quelque douceur ; à cause qu’il y a beaucoup de crainte ; et qu’il commence à paraître un peu d’espérance.

Voilà la pénitence des pécheurs, qui, comme une aiguille, perce l’âme et la prépare à recevoir la soie qui doit passer après. La pénitence est l’aiguille, et Jésus-Christ est cette soie qui suit immédiatement ; et comme l’aiguille prépare la voie à la soie, de même la pénitence prépare la voie à Jésus-Christ ; mais sitôt que Jésus-Christ paraît, cette première pénitence se retire ; et si elle ne se retirait pas, elle empêcherait que Jésus-Christ ne parût davantage ; ainsi que l’aiguille se tire pour faire place à la soie. Cette première pénitence se retire pour donner lieu à une autre pénitence, que Jésus-Christ opère lui-même dans l’âme, et qui est bien d’une autre nature. Les Directeurs qui veulent toujours tenir les âmes dans les premiers pas de la pénitence, parce qu’elle est bonne, sainte et salutaire, se trompent beaucoup. C’est un moyen qui sert à introduire, et non pas une fin. Il faut que ce moyen passe, pour faire place à Jésus-Christ qui vient comme fin ; et comme, si l’aiguille demeurait toujours dans l’étoffe, la soie n’y entrerait pas, de même si l’âme s’arrêtait dans ce premier état, Jésus-Christ n’y viendrait pas. Il faut que tout ce qui a précédé ce degré cède la place, comme S. Jean la céda à Jésus-Christ.

J’ai déjà marqué en plusieurs endroits que je ne parle pas de l’austérité, mais simplement du détour du péché et du retour à Dieu : car l’homme dont le cœur est contrit voudrait se mettre en pièces pour satisfaire à Dieu ; ensuite il fait des austérités, non pour expier ses péchés, mais par amour des souffrances, en conformité à Jésus-Christ ; mais lorsque Dieu travaille lui-même, ou lorsqu’il dénue, il faut faire cesser les austérités, qui seraient alors un appui qui empêcherait le dessein de Dieu. L’âme les désire alors avec passion ; et c’est un tourment très-grand pour elle que de n’en point faire ; parce qu’elle cherche à s’appuyer comme une personne qui se noie s’attache à des rasoirs pour s’empêcher de tomber, sans s’apercevoir du mal qu’ils lui font, que lorsque lui ayant coupé les mains, elle tombe sans pouvoir faire autrement.

 

v. 5. Le peuple de Jérusalem, de toute la Judée, et de tout le pays d’alentour venaient à lui.

v. 6. Et confessant leurs péchés, ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain.

 

Après que l’homme s’est appliqué de toutes ses forces et de toute sa volonté à se détourner du péché, il faut qu’il se purifie par la confession, et qu’accusant ses péchés il soit lavé de toutes ses taches par le baptême laborieux de la pénitence. La confession générale est fort nécessaire dans ce commencement de conversion véritable, à cause que la plupart des confessions particulières qui se sont faites avant le changement de vie, ou n’ont point été entières, soit par honte ou par aveuglement ; ou ont été inutiles, pour n’avoir point été accompagnées de la douleur nécessaire pour que le sacrement confère sa grâce. L’âme après sa conversion voit ses fautes, les pleure, et s’en corrige bien d’une autre manière qu’elle ne faisait auparavant. Mais après cette confession, il faut se purifier par les eaux de la pénitence, qui est un autre baptême, par lequel l’homme est rétabli dans la grâce de son Dieu, et reconcilié avec lui.

 

v. 7. Mais voyant plusieurs Pharisiens et Saducéens qui venaient à son Baptême, il leur dit : Race de vipères, qui vous a appris de fuir la colère à venir ?

v. 8. Faites donc de dignes fruits de pénitence.

v. 9. Et ne dites pas en vous-mêmes : Nous sommes des enfants d’Abraham ; car Dieu peut de ces pierres faire naître des enfants à Abraham.

 

L’on ne saurait croire combien les personnes fortes en elles-mêmes et enflées de leurs propres lumières, tels qu’étaient les Pharisiens, ou bien séparées de l’Église par l’erreur, tels qu’étaient les Saducéens, sont opposées à la voie de la vérité. Les plus grands pécheurs, qui n’ont point cette présomption, sont plus susceptibles de la grâce ; à cause que rien n’est si opposé à Dieu que l’élévation causée par l’orgueil. S. Jean appelle ces sortes de gens Race de vipères ; parce que la vipère pour recevoir la vie l’arrache à sa Mère ; et ces superbes Juifs en devaient faire de même, puisqu’ils devaient ôter la vie à celui qui ne mourait que pour la leur donner. De plus, ces personnes suffisantes et fières en elles-mêmes ôtent la vie de Jésus-Christ aux âmes, pour leur donner leur propre vie et leur esprit particulier, leurs maximes et leurs méthodes.

S. Jean leur dit qu’ils ne viennent à lui que pour éviter la colère qui est prête à fondre sur eux, y venant plus par crainte que par amour : cependant il ne laisse pas de leur apprendre que, pourvu que leur pénitence ne soit pas feinte, mais sincère, ils seront reçus : ce ne sera toutefois qu’à condition qu’ils fassent de dignes fruits de pénitence ; car Dieu ne se contente point d’une fausse présomption, par laquelle des Hérétiques ont cru que les bonnes œuvres n’étaient pas nécessaires à la pénitence ; ou des Catholiques mêmes se flattent qu’étant enfants de l’Église, et ayant la foi, cela suffit. La foi sans les œuvres est morte 22, et la pénitence sans la satisfaction n’est pas entière ; ce qui s’entend de la foi commune, comme simple créance de l’Église ; et non de la foi passive, comme quelques-uns ont voulu dire : car celle-ci n’est jamais sans les bonnes œuvres, et même très-parfaites ; puisqu’elles se font dans la volonté de Dieu, et par le mouvement de son Esprit.

Il faut donc faire de dignes fruits de pénitence, c’est-à-dire, quitter le vice, embrasser la vertu, retrancher les occasions du péché, satisfaire à Dieu et au prochain, suivre les mouvements de la grâce, écouter l’inspiration divine et s’y rendre fidèle, ne pas se contenter de la lettre de la loi ; mais y ajouter l’esprit de la loi.

 

v. 10. La cognée est déjà mise à la racine des arbres : tout arbre donc qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu.

 

Lorsque Dieu voit une personne qui ne porte point de bon fruit, il met la cognée à la racine de cet arbre pour le renverser. Il faut remarquer que l’Écriture ne dit pas qu’il ne porte point de fruit, mais de bon fruit ; parce qu’il en est plusieurs qui portent du fruit ; mais c’est un fruit âpre et incommode, qui n’est point au goût de Dieu ni selon sa volonté. Il coupe donc cet arbre inutile par la racine ; et cette chute de l’arbre lui est souvent salutaire, parce qu’il pousse un nouveau jet sur lequel on peut enter d’autres greffes qui portent du fruit dans la volonté de Dieu. Mais pour l’arbre qui a porté du mauvais fruit, il faut qu’il soit brûlé au feu d’enfer, ou du moins, au feu de purgatoire, si son fruit, quoique non tout-à-fait mauvais, n’a pas eu toute la bonté que Dieu en prétendait.

 

v. 11. Pour moi, je baptiste avec l’eau, afin que vous fassiez pénitence ; mais celui qui viendra après moi est plus puissant que moi ; et je ne suis pas digne de porter ses souliers. Il vous baptisera par le saint Esprit et par le feu.

 

La pénitence, représentée par S. Jean, assure que pour elle, elle ne peut faire qu’une chose, qui est de baptiser ou de laver l’âme avec l’eau ; mais que celui qui vient immédiatement après elle, assavoir Jésus-Christ, qui comme la seule voie droite ne manque pas de se présenter à l’âme, la baptisera d’un baptême bien différent. Je ne suis pas digne, dit cette pénitence, de porter ses souliers, c’est-à-dire, d’introduire l’âme dans la voie où il la fait marcher. Cependant, la plupart des gens, même de bonne volonté, sont si aveugles, qu’ils préfèrent S. Jean à Jésus-Christ, et la rigueur extérieure de la pénitence à la vie intérieure de Jésus-Christ dans l’âme. Ah ! que les pénitences par lesquelles Jésus-Christ purifie intérieurement les âmes sont bien autres que celles dont elles se chargent par elles-mêmes !

On ne prétend point par-là exclure les austérités, loin de les condamner. On les regarde au contraire comme des choses bonnes et utiles ; et il en faut faire, surtout dans les commencements, prenant garde néanmoins de n’en point faire l’essentiel ; mais qu’elles soient subordonnées à la grâce du dedans ; qu’elles ne soient point de pratique volontaire, mais suivant le mouvement de la même grâce ; prenant garde aussi de ne point épuiser la force du corps, de peur de se dérober au dessein de Dieu. On doit les regarder comme des hôtelleries où il faut nécessairement passer pour arriver au but que nous prétendons ; mais qui seraient très-nuisibles si nous nous y arrêtions pour en faire notre capital ; ce qui nous rendrait propriétaires. Or la propriété est entièrement opposée à la pure charité, qui n’admet que Dieu, qui ne conserve aucune pratique particulière qui la puisse fixer en elle-même, mais se laisse mouvoir au S. Esprit, pour faire ou ne pas faire tout ce qu’il lui plaira, et en la manière qu’il le veut de nous.

JÉSUS-CHRIST baptise par le S. Esprit. Ô admirable baptême ! L’homme reçoit en lui cet Esprit qui le purifie, comme le vent purifie l’air, dissipant jusqu’aux moindres nuages ; et ne le laissant plus vivre de sa vie charnelle, il l’anime de sa grâce, qui lui communique une vie divine ; et comme le vent chasse par son impétuosité ce qu’il y a de contagieux dans l’air, aussi le S. Esprit venant dans l’âme en chasse le propre esprit, où réside sa malignité. C’est le baptiser par le S. Esprit, remettre toutes sortes de péchés, et au même moment donner la grâce et la justice avec les vertus surnaturelles.

Jésus-Christ baptise aussi par le feu. La purification qui se fait par le feu est bien autre que celle qui se fait par l’eau. L’eau nettoie bien le dehors ; mais elle ne purifie pas le dedans. Le métal peut bien être lavé de sa crasse et de la terre qui est autour avant que d’être mis au feu ; mais quelque lavé et poli qu’il soit, il n’est pas pour cela purifié de son impureté foncière. Il n’y a que le feu qui le puisse faire. La pénitence lave et nettoie le dehors. Jésus-Christ seul peut par son feu purifier radicalement le fond ; parce que lui seul peut le dissoudre afin d’en séparer tout ce qu’il y a de grossier et de terrestre, et de matière étrangère, pour en faire ensuite ce qu’il lui plaît. C’est dans ce sens qu’il dit être venu sur la terre, afin d’y apporter le feu qu’il désire si fort y voir allumer 23.

 

v. 12. Le van est entre ses mains, et il nettoiera très-exactement son aire, et ramassera son froment dans le grenier ; mais il brûlera les pailles dans un feu qui ne s’éteindra jamais.

 

La pénitence n’étant faite que pour tirer les pécheurs de leur état criminel, et étant le premier pas et l’entrée dans la voie de Dieu, elle doit attaquer le pécheur par des terreurs et des menaces ; car leurs cœurs endurcis ont besoin de quelque chose qui les frappe sensiblement, et qui, les faisant rentrer en eux-mêmes, les oblige de retourner à Dieu ; elle doit aussi être soutenue par la promesse des biens éternels, afin qu’à la faveur de la crainte et de l’espérance, elle triomphe des âmes les plus obstinées. C’est pourquoi S. Jean propose d’un côté la récompense des bons, figurée par le froment qui sera serré dans le grenier éternel, pour servir aux usages du Roi de gloire ; et de l’autre, le châtiment des méchants, désigné par la paille qui, comme vide et inutile, doit être dévorée par le feu.

C’est l’ordre qu’il faut garder à entreprendre les pécheurs et à soutenir les pénitents. Il faut commencer par la crainte salutaire des supplices, puis continuer par l’amour imparfait de l’espérance, pour les faire enfin entrer dans la pure Charité, qui est le véritable fruit de la pénitence.

 

v. 13. En ce même temps Jésus vint de Galilée vers Jean au Jourdain pour être baptisé par lui.

 

Le baptême de la pénitence est aussi nécessaire après le péché actuel que le baptême de l’eau qui se donne aux petits enfants l’est pour le péché originel. Jésus-Christ qui était venu pour être notre modèle en toutes choses, et qui avait bien voulu s’assujettir à toutes les lois des coupables, quoiqu’il fût très-innocent, pour finir les unes qui n’étaient que des cérémonies légales, et donner le prix et la valeur à celles qu’il voulait introduire, nous donne l’exemple des unes et des autres ; des premières, par sa Circoncision ; et des dernières, par son Baptême. Il nous fait singulièrement connaître combien le baptême et la pénitence nous sont nécessaires, puisque lui, qui est l’innocence essentielle, veut bien s’y soumettre ; la pénitence a cela de semblable au baptême, que, comme lui, elle tire l’âme de la mort du péché pour la faire entrer dans la vie de la grâce ; le baptême la tire du péché originel et la met dans la grâce ; la pénitence la retire du péché actuel et la réconcilie avec son Dieu.

 

v. 14. Mais Jean l’en empêchait, disant : C’est moi qui dois être baptisé par vous, et vous venez à moi.

v. 15. Et Jésus lui répondit : Laissez-moi faire pour cette heure ; car il faut que nous accomplissions de la sorte toute justice. Alors il acquiesça.

 

S. Jean regarda pour un moment les choses du côté de la raison, ne considérant pas que Jésus-Christ se soumettait à la loi qu’il voulait établir afin de la sanctifier et de s’en rendre le modèle. Jean voyait bien que selon l’ordre véritable il devait tout attendre de son Sauveur ; et selon le sens moral, S. Jean, représentant la pénitence, disait à Jésus-Christ : Je n’ai que le premier baptême, qui est peu de chose ; c’est à vous à me baptiser par le S. Esprit et par le feu. Comment vous, qui avez passé et sanctifié tous les états, et qui les comprenez tous parfaitement en vous-même, pouvez-vous venir à moi ? Mais Jésus lui dit : Laissez-moi faire pour cette heure seulement ; parce que je ne viens à vous qui représentez la pénitence que pour faire voir que c’est vous qui introduisez les âmes à moi ; et qu’étant la voie, je veux bien moi-même passer par cette porte. C’est de la sorte que nous accomplirons ensemble toute justice ; vous, en recevant de moi ce que je vous communique, voie, vérité et vie ; et moi, entrant et introduisant les âmes par vous, comme c’est vous qui les devez conduire à moi.

Jésus-Christ nous fait voir par-là que lui et son saint précurseur ne faisaient ces choses que pour nous servir d’exemple ; et qu’ils accomplissaient par là toute justice ; tant celle de Dieu envers les hommes, qui se trouvait apaisée et satisfaite par le baptême de Jésus-Christ, que celle des hommes envers Dieu, qui s’accomplissait par le baptême de Jean, en ce qu’étant un baptême de pénitence, les hommes par ce travail rendent à Dieu toute la justice dont ils sont capables.

 

v. 16. Jésus-Christ, étant baptisé, sortit aussitôt hors de l’eau ; et en même temps les cieux lui furent ouverts, et il vit l’Esprit de Dieu qui descendit en forme de colombe, et vint s’arrêter sur lui.

v. 17. Au même instant, on entendit cette voix du ciel : Celui-là est mon Fils bien-aimé en qui je me plais uniquement.

 

Jésus-Christ sort de l’eau aussitôt qu’il a été baptisé, pour nous faire voir que cet état de pénitence active n’était qu’un passage à une autre plus parfaite. Je n’entends pas néanmoins par la pénitence les seules mortifications ; puisque S. Paul nous apprend que nous devons toujours porter en notre corps la mortification de Jésus-Christ 24. Où il faut aussi observer que ce doit être la mortification de Jésus-Christ ; et non la nôtre. La pénitence dont je parle, quand je dis qu’on ne doit pas s’y arrêter, est un repentir du passé, un détour du péché, et un retour, ou une conversion à Dieu ; ceci se fait en peu de moments, après lesquels il faut entrer dans Jésus-Christ, qui est la voie, et suivre ses traces.

Cette voix qui fut entendue du ciel était un témoignage de l’innocence de Jésus-Christ, et une confirmation qui se donnait à S. Jean Baptiste de ce qu’était le Sauveur du monde.

Elle nous est aussi un signe de ce qui arrive dans la pénitence ; premièrement le ciel, qui nous était fermé à cause de nos péchés, nous est d’abord ouvert. Ô Dieu ! votre miséricorde se trouve toujours prête pour recevoir le pécheur qui se convertit. Secondement, l’Esprit saint de Dieu descend sur cette âme au lieu de l’esprit du Démon, qui la possédait ; cet Esprit descend en forme de colombe, pour marquer la simplicité avec laquelle l’âme doit entrer dans les voies de Dieu et y marcher. Ô Dieu ! vous ne demandez qu’à vous communiquer aux hommes. Le pécheur n’ouvre pas plutôt son cœur à la pénitence que vous lui ouvrez le vôtre, qui est marqué par le ciel pour l’y recevoir ! Un moment rend ami de Dieu son plus mortel ennemi ; et aussitôt après la conversion, si l’âme était bien instruite pour se rendre attentive à Dieu, elle entendrait sa voix divine dans son fond, où elle lui ferait des caresses, et la traiterait de fille.

Nous apprenons aussi par cette voix que sitôt après la pénitence, il faut suivre ce Fils très-cher, et lui donner toute notre attention, sans plus nous amuser à nous occuper du passé, ni perdre le temps à des réflexions inutiles autour de nous-mêmes. Il faut d’abord aller à Jésus-Christ ; et c’est une vaine terreur que l’on donne aux pénitents que de leur dire qu’il faut demeurer des années dans les exercices pénibles de la pénitence avant que d’aller à Jésus-Christ. Le Sauveur de tous les hommes est le plus prompt refuge, et le plus sûr asile de tous les hommes. Croyez-moi, pauvres pécheurs, votre pénitence sera toujours incertaine et ne sera jamais assurée, tant que vous n’irez pas à Jésus-Christ. C’est lui qui vous recevra et qui vous introduira d’abord de l’acte de pénitence dans l’habitude de la pénitence, et qui vous fera avancer à grands pas dans la conversion, sans qu’il soit nécessaire de vous tenir toujours à la porte. Il ne demande qu’à vous recevoir ; et ce n’est pas humilité de se retirer de Jésus-Christ, mais bien de s’en approcher, puisque cette vertu ne se peut non plus trouver hors de lui que toutes les autres, et que l’humilité, étant un fruit, ou plutôt un composé de sa vérité et de son amour, ceux-là sont les plus humbles qui s’approchent le plus de lui. Dieu se plaît uniquement dans son Fils ; et il ne peut se plaire en nulle chose que par lui. Jetez-vous d’abord en Jésus-Christ, pauvres pécheurs ; et vous serez aussitôt agréables à Dieu.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV.

 

 

v. 1. Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit, afin d’y être tenté par le Diable.

 

CETTE expression est très-forte et pleine d’un grand sens. Il est certain que sitôt que l’homme est converti et qu’il est à Jésus-Christ, l’esprit de Dieu le conduit dans la retraite et dans la solitude. Mais pourquoi l’y conduit-il ? Pour y être tenté par le diable. Ô pénitents, qui vous affligez si fort d’être tentés, et qui vous croyez coupables d’autant de crimes que vous souffrez de tentations, consolez-vous ; car vous êtes tentés par la volonté de Dieu, et c’est son S. Esprit qui vous mène au désert pour vous exposer aux combats que vous devez soutenir contre le Tentateur. Dieu veut éprouver votre foi et votre confiance par la tentation ; et puisque c’est son Esprit qui vous conduit à la solitude pour être tentés, il est visible que la tentation est un ordre et une volonté de Dieu sur vous et qu’il la faut souffrir dans cette vie 25. Mais la même miséricorde de Dieu, qui nous livre à la tentation parce qu’elle nous est nécessaire et très avantageuse, lui donne aussi des bornes et des barrières afin que nous ne soyons pas tentés par-dessus nos forces ; au contraire, il nous fait même profiter de la tentation, afin que nous la puissions soutenir 26.

Si J. Christ a bien voulu être tenté pour nous consoler et nous fortifier dans nos tentations, qui de nous s’affligera d’être tenté ? C’est le propre des justes d’être éprouvés par la tentation. Les pécheurs ne savent ce que c’est que cette épreuve : donnant à leurs sens et à leurs passions tout ce qu’ils souhaitent, ils ne sentent pas les combats de la chair et de l’esprit ; et leur esprit étant aussi corrompu que leurs sens sont rebelles, ils ne distinguent pas les lois si contraires de l’un et de l’autre. Le Démon ne se met pas en peine de tenter ceux qui sont à lui, et qu’il voit se précipiter d’eux-mêmes dans toutes sortes de péchés.

Cet endroit de la vie de Jésus-Christ est l’un de ses plus grands anéantissements. Un Dieu est tenté par le Diable ; le Sauveur de tous les hommes semble être devenu le jouet des démons ; ils le portent où ils veulent ; ils le tentent même des tentations les plus indignes, de gourmandise, de blasphème, d’idolâtrie ; et le Démon, la plus exécrable des créatures, veut être adoré comme Dieu par celui que tous les Anges adorent, et qui, quoiqu’adorateur de Dieu, est lui-même le vrai Dieu uniquement adorable. Les âmes superbes ont tant de peine à dire leurs tentations, et le Fils de Dieu a voulu que les siennes fussent écrites pour être connues de tout le monde. La plus dangereuse tentation est celle de ne pas déclarer la tentation au médecin spirituel ; car par là le démon a plus de prise sur l’âme ; une tentation déclarée est déjà vaincue.

 

v. 2. Et après qu’il eut jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.

 

Ce jeûne de Jésus-Christ est extrêmement mystérieux. Il ne se fait pas tant pour nous donner l’exemple d’un jeûne extérieur si excessif, que personne n’en est capable sans miracle, que pour nous apprendre d’autres manières de jeûner.

Premièrement, après la conversion, il faut jeûner de tous les péchés et de tous les engagements qui paraissent innocents avant la conversion, mais qu’il faut éviter comme des occasions de chute à cause de notre faiblesse. Il faut de plus faire un retranchement général de tout ce qui entretient la vie animale des sens, et ôter à l’âme tout ce qui peut irriter ses passions, ou entretenir la sensualité. Ce même jeûne de Jésus-Christ est aussi la figure d’un autre jeûne où l’âme est introduite dans le désert de la foi par la perte de ses premières douceurs ; car alors elle perd un certain soutien intérieur très-simple qui faisait auparavant sa nourriture, et comme un je ne sais quoi de doux et de tranquille dont elle se repaissait délicieusement. Mais ce jeûne ayant duré un temps notable, l’âme se sent si pressée de la faim, qu’elle devient toute famélique ; ce qui est un autre état, et qui cause un bien plus grand tourment ; car il y a moins à souffrir lorsque, quoique l’on ne mange pas, l’on n’a point de faim ; mais être privé de tout soutien, et en avoir en même temps une faim extrême ; c’est ce qui cause une peine intolérable, semblable à celle que cause un appétit dévorant, lorsqu’on n’a rien de quoi se rassasier.

 

v. 3. Et le Tentateur, s’approchant de lui, lui dit : Si vous êtes le fils de Dieu, commandez que ces pierres deviennent des pains.

 

Voilà comme les états intérieurs viennent peu à peu, et s’avancent de même ; être privé d’un bien qui semble nécessaire pour l’entretènement et la vie intérieure, et souvent même de la vie de grâce ; en avoir une faim extrême sans qu’il soit donné ; et, outre cela, être tenté sur la même chose ; savoir, ou d’abandonner l’entreprise, ou de se pourvoir par des voies iniques : c’est ce qui fait la plus grande peine. Une âme privée de son pain et de son soutien intérieur est souvent tourmentée de la faim ; La nature cherche sa pâture, qui lui est refusée, et le Tentateur ne manque pas de survenir là-dessus, afin d’en prendre occasion de porter l’âme à chercher dans les choses de la terre ce qu’il lui semble ne pas trouver en Dieu. Que ne changes-tu, dit-il à cette âme, ces pierres en pain ? Que ne te rassasies-tu des viandes que te produit la terre, et que le siècle te présente, et que tu peux te rendre propres, sans en attendre vainement d’ailleurs ? L’homme ne peut vivre sans plaisirs, non plus que sans pain. Si tu ne trouves pas des plaisirs en Dieu, il t’en faut chercher dans les créatures, d’autant plus lorsque cela est nécessaire pour la conservation de la vie et de la santé. C’est là la première tentation, à laquelle est souvent jointe une autre qui ne fut jamais en Jésus-Christ, parce qu’il ne pouvait en être susceptible, étant venu sans concupiscence pour détruire la concupiscence ; un Dieu étant essentiellement opposé au péché, il ne pouvait porter que les apparences du péché, et non pas les effets du péché.

 

v. 4. Mais il lui répondit : Il est écrit : L’homme ne vit pas du seul pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu 27.

 

Cette réponse que Jésus-Christ fait au Démon nous instruit nous-mêmes dans la tentation ; elle nous apprend que l’homme ne vit pas seulement de ce soutien sensible qui lui est donné dans la voie, mais qu’il doit prétendre à une autre nourriture toute spirituelle et toute divine. Il faut qu’il vive de la vie de Jésus, qui est la parole qui sort incessamment de la bouche de Dieu. Cette parole de vie est la véritable nourriture de l’âme. Heureux celui qui l’entend ! plus heureux encore celui qui la possède et qui la mange ; mais infiniment heureux celui qui en est dévoré !

Toutes les âmes qui sont dans la tentation du désert intérieur doivent être persuadées que toutes les choses qu’elles désirent ne sont point leur véritable nourriture, quelque grandes et relevées qu’elles soient. C’est une sorte de pain, je l’avoue ; mais Jésus-Christ est un pain infiniment plus excellent, que l’on ne possède que par la perte de tout le reste.

 

v. 5. Alors le Démon le transporta dans la ville sainte et, l’ayant mis au haut du Temple,

v. 6. Lui dit : Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas ; car il est écrit : Il a commandé à ses Anges de prendre soin de vous, et ils vous porteront dans leurs mains, de peur que vous ne vous heurtiez le pied contre quelque pierre 28.

 

La seconde tentation est plus dangereuse que la première. C’est une tentation d’orgueil qui attaque des personnes déjà avancées. Le Démon transporte l’âme en esprit dans la ville sainte, lorsqu’il lui fait voir les grâces qu’elle a reçues de Dieu, et tout ce qu’elle a fait de grand et de vertueux, afin de la porter par là à entreprendre quelque chose d’extraordinaire et de miraculeux contre l’ordre et la volonté de Dieu. C’est la première tentation qui arrive à l’âme dans la foi passive, ; l’affluence de ses biens et l’excès de son bonheur lui font croire qu’elle doit tout entreprendre sous prétexte de gloire de Dieu et de salut du prochain ; mais cela n’est plus à craindre dans la foi nue, où l’âme, étant plus forte, quoique dans sa plus extrême conviction de sa faiblesse, et même de sa perte, elle peut même, ainsi qu’Abraham, supporter les tentations de Dieu.

Le Démon ayant donc mis l’âme sur le plus haut du temple, et dans le lieu le plus élevé, se sert de l’Écriture et de l’abandon pour la porter à entreprendre quelque chose de bien extraordinaire sous de beaux prétextes contre la volonté de Dieu. Il y a bien de la différence entre le vrai abandon et la témérité de la créature qui tente Dieu. Les personnes en qui Dieu veut se faire glorifier d’une manière extraordinaire le sont par un ordre secret de sa Providence, auquel elles se laissent entraîner doucement, sans désir ni inclination propre ; mais la tentation est une ardeur précipitée dont l’âme se laisse transporter avec amour de son propre intérêt, soit de perfection, ou d’éclat, ou de quelqu’autre avantage. Celui qui entreprend quelque chose pour Dieu doit être sans intérêt, même de salut, de perfection, et d’éternité ; sans penser à lui-même ; et il ne doit jamais rien faire de ce qui est contraire à la loi de Dieu ou à son état, à moins d’une impuissance ou d’une volonté de Dieu bien reconnue. On doit se jeter entre les bras de Dieu pour faire toutes ses volontés sans réserve ; mais on ne doit jamais se jeter en bas dans les choses de la terre.

 

v. 7. Jésus lui répondit : Il est aussi écrit : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu 29.

 

Cette réponse de Jésus-Christ fait voir qu’encore que l’abandon à Dieu soit absolument nécessaire, il ne porte pourtant jamais à faire des choses manifestement mauvaises ; comme se jeter ou se précipiter pour voir si Dieu sauvera ; car quoique Dieu par sa suprême autorité puisse le vouloir, comme il a voulu quelque chose de semblable d’Abraham au sacrifice de son fils, et de Samson lorsqu’il se tua lui-même ; toutefois ce serait une témérité horrible que de le présumer, Dieu nous ayant si expressément déclaré le contraire. C’est là proprement tenter Dieu, ainsi que le Fils de Dieu l’explique ; et c’est un grand péché. Mais si par un coup de Providence je tombe dans un précipice, ou si je fais naufrage sur la mer, ou s’il me doit arriver une disgrâce que je ne puis pas prévoir, je me dois alors abandonner à la volonté de Dieu, qui permet ces choses ; sans jamais m’y exposer par moi-même. Je sais en tombant que Dieu me peut sauver s’il le veut ; mais sans lui demander qu’il me sauve de ce danger, je m’abandonne pour être sauvé ou perdu selon sa volonté. Il y a des choses imprévues que l’on n’a pas loisir de prévoir ; et l’on ne les voit que lorsqu’on y est tombé ; il y en a d’autres que l’on prévoit, mais qu’on ne peut empêcher ; il faut s’abandonner à Dieu pour les unes et pour les autres.

 Il en est de même des chutes que nous nous causons par nos imprudences ; il les faut également supporter. Mais de s’aller précipiter, afin que Dieu sauve, c’est tenter Dieu. Je suis sur un bateau, une vague prompte et imprévue le renverse ; ou bien, je vois la tempête et je prévois le naufrage, mais je ne puis l’empêcher ; alors je m’abandonne, et je porte cet abandon jusqu’à ne vouloir pas empêcher cet orage, que Dieu a excité sans moi, quoique je voie ma perte assurée. Si je pouvais échapper de la tempête, j’en serais bien content dans la volonté de Dieu ; ne le pouvant, je suis content de périr dans la même volonté de Dieu. Une personne par imprudence se penche trop sur le bateau et se noie ; elle voit que c’est sa faute, et cela lui rend son mal plus douloureux, à cause qu’elle n’y voit pas l’ordre de Dieu ; cependant cela est sans remède ; lorsqu’il se penchait, quoiqu’inconsidérément, il ne croyait pas se noyer, mais seulement puiser de l’eau, ou faire quelque autre chose ; cependant il est tombé. C’est un ordre de Dieu aussi bien que le reste, quoiqu’il ne le voie pas tel. Mais se jeter dans le péril, c’est une témérité, et celui qui se met volontairement dans le danger y périra 30, non par une perte d’abandon, mais par une perte de péché.

 

v. 8. Le Démon l’enleva pour la seconde fois sur une très-haute montagne, et lui montra tous les Royaumes du monde avec leur gloire ;

v. 9. Et il lui dit : Je vous donnerai tout cela si, en vous prosternant, vous m’adorez.

 

La dernière tentation est d’ambition ; mais comme Jésus-Christ a dépeint sur son extérieur ce qui se passe dans le plus intérieur de ses amis, sous cette ambition grossière et ridicule qui est ici proposée, il en faut entendre une autre secrète et subtile, qui est le malheureux écueil de quantité de spirituels.

Le Démon se transforme en Ange de lumière jusqu’à ce point que de leur faire voir de grandes choses et une haute gloire à quoi il leur persuade que Dieu les destine. Il le leur fait même dire par d’autres, à qui l’on donne facilement créance sur le témoignage de leurs vertus ; et le malin Tentateur ne manque pas d’adresse pour prendre chacun par son faible, l’attaquant par l’espérance des choses qui naturellement lui plaisent le plus, comme par la vanité, ou par la curiosité, par l’avidité des lumières, ou par le goût de l’extraordinaire. Mais ce ne sont que de fausses promesses, qui amusent jusqu’à tel point ceux qui y ajoutent foi que de leur faire préférer l’esprit de mensonge à l’esprit de vérité. Je vous donnerai, dit-il, toutes ces choses, si vous voulez préférer votre gloire à celle de Dieu, vous prosternant par une fausse humilité pour suivre mes suggestions, plutôt que la volonté de Dieu. Il fait son coup d’une manière subtile et cachée ; et n’ignorant pas que toute la perfection de l’âme et sa consommation consiste dans la désappropriation, il lui persuade de retenir sa propriété sous de beaux prétextes ; mais que lui répond le Sauveur ?

 

v. 10. Jésus lui répondit : Retire-toi, Satan ; car il est écrit : Vous adorerez le Seigneur notre Dieu, et vous ne servirez que lui seul 31.

 

La propriété est une espèce d’idolâtrie, puisqu’elle attribue à la créature ce qui n’est dû qu’à Dieu seul. Tant que l’on n’est pas prêt à sacrifier pour Dieu tout intérêt, même de salut et d’éternité, on ne l’estime et on ne l’aime pas avec la préférence qui lui est due, et conséquemment on ne l’adore pas souverainement ; mais l’on réserve une partie de l’adoration qui lui est due pour la donner à la créature ; car tout ce que la créature se rend propre, hors de son néant et de son péché, elle le dérobe à Dieu. Ce venin de propriété infecte tellement les bonnes œuvres de ceux qui s’aiment eux-mêmes, qu’il en coûtera des tourments incroyables pour les consumer en purgatoire dans les âmes qui n’en auront pas été purgées en cette vie. C’est pourquoi le Fils de Dieu voyant que cette tentation est la plus générale, et que presque toutes les âmes s’en laissent surprendre, il chasse avec plus de force le Démon qui la suscite, lui disant, qu’il ne faut adorer que Dieu seul, et n’idolâtrer chose au monde quelle qu’elle soit ; adorer un Ange est aussi bien idolâtrer que d’adorer une bête. Les gens du monde idolâtrent les bêtes en aimant les voluptés ; les personnes spirituelles adorent les Anges en s’attachant à ce qui est grand et élevé devant Dieu ; mais les uns et les autres sont également idolâtres. Il faut adorer Dieu seul par l’anéantissement de tout le reste ; et ne servir que lui seul ; et le servir sans intérêt, si l’on veut le servir parfaitement ; servir Dieu par intérêt, c’est nous servir nous-mêmes avec lui, et partager avec lui les fruits de nos services ; et non pas le servir lui seul.

 

v. 11. Alors le Diable le laissa ; et aussitôt les Anges s’approchèrent de lui, et ils le servaient.

 

Sitôt que ce ministre de la justice de Dieu, envoyé pour tenter l’homme, s’est retiré, Dieu prend un nouveau soin de celui qui vient de sortir heureusement de la tentation, et il applique tous les soins de sa providence à le servir. Le Diable n’avait pas une connaissance entière de Jésus-Christ, et le mystère de son incarnation et de la rédemption du monde ne lui avait pas été découvert ; il se doutait néanmoins que ce fût le Fils de Dieu et le Sauveur, ayant lieu de s’en défier à cause de la vie pauvre et obscure qu’il menait, et aussi beaucoup de sujet de le croire pour les marques d’une sainteté extraordinaire qu’il voyait en lui. C’est une figure autant belle que véritable de l’intérieur des amis de Jésus-Christ, choisis pour honorer son intérieur ; ils portent au-dedans un trésor de sainteté, et une vie toute divine, sous l’extérieur d’une vie la plus commune.

 

v. 12. Jésus depuis, ayant ouï dire que Jean avait été mis en prison, se retira en Galilée.

v. 13. Et laissant la ville de Nazareth, il vint demeurer à Capharnaüm, ville maritime qui est sur les frontières de Zabulon et Nephtali ;

v. 14. Afin que cette parole du prophète fût accomplie :

v. 15. La terre de Zabulon et la terre Nephtali, le chemin de la mer au-delà du Jourdain, dans la vallée des Gentils 32 ;

v. 16. Ce peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière ; la clarté s’est levée sur ceux qui demeuraient dans la région de l’ombre de la mort.

 

Jésus-Christ, ayant ouï dire que Jean, figure de la pénitence, était prisonnier, se retira. Il se retire lorsque la pénitence est captive, en deux manières ; l’une, lorsqu’on ne lui donne pas toute son étendue, mais qu’on la borne à telle ou telle chose : car il faut que la conversion et le retour à Dieu se fasse pleinement, et non à demi ; l’autre, lorsque l’on se borne à la pénitence même ; et que, pour vouloir se tenir attaché à ce premier moyen, quoique bon et nécessaire, l’on ne passe pas aux autres, qui sont plus excellents, et qui, comme de meilleurs fruits, doivent succéder à ceux de la pénitence. C’est en user comme cet homme imprudent qui cacha son talent dans la terre ; ce bien était à lui, mais il en perdait les fruits. Cet arrêt des âmes dans ce premier degré empêche l’Esprit de Jésus-Christ d’opérer en elles, et l’oblige souvent à se retirer.

Tout le soin de Jésus-Christ a été d’accomplir l’Écriture, pour marquer que l’Ancienne Loi n’était que la figure de la nouvelle, et qu’elle devait se terminer à Jésus-Christ, quant à tout ce qu’elle avait de figure et de cérémonie. Deux choses se doivent distinguer dans l’Ancienne Loi, à savoir, la figure et la réalité. Tout ce qu’il y avait de figuré s’est accompli en Jésus-Christ, et par lui dans son Église ; mais ce qu’il y avait de réel a passé jusqu’à nous, ayant été déclaré perfectionné et mieux établi par Jésus-Christ. Ce qu’il y avait de réel dans la loi était le commandement et la volonté de Dieu, qui devait être accomplie non seulement dans l’Ancienne Loi, mais encore plus parfaitement dans la Nouvelle. Ainsi le culte de Dieu, et l’esprit de religion est commun à toutes les lois ; parce qu’il en est l’âme et le but principal. Or ce culte consiste dans le Sacrifice, et cet esprit dans l’Oraison ; et par conséquent le sacrifice et l’oraison doivent se perpétuer dans toutes les lois. Et comme ils ont été indispensables dans les lois anciennes, la naturelle et l’écrite, ils doivent aussi être accomplis par Jésus-Christ, et, ayant été perfectionnés par lui-même, être transmis à son Église pour tous les fidèles.

La réalité donc de la loi a été conservée, et sa cérémonie a été abolie ; et il en est de même de l’Oraison et du Sacrifice : leur réalité a été conservée et perfectionnée par Jésus-Christ, et leurs cérémonies ou figures ont été abolies. Les dix commandements de la loi ont été approuvés, déclarés et pratiqués par Jésus-Christ ; mais ils ont été perfectionnés par lui-même, y ayant ajouté quantité de choses d’une plus grande perfection. La sanctification du Sabbat est restée quant à la substance ; mais la manière Judaïque dont il était gardé a été changée en une autre, déclarée par Jésus-Christ, qui quoique moins gênante, est beaucoup plus parfaite. Il en est ainsi de plusieurs autres points de la loi ; mais celui du Sacrifice, étant le plus important, mérite une singulière attention.

Le Sacrifice fut accompli, terminé et perfectionné en Jésus-Christ aussi bien que l’Oraison. La réalité du Sacrifice, qui est le culte souverain que nous devons à Dieu comme étant le seul culte digne de Dieu, et qui ne se peut jamais déférer à la créature, s’est trouvé accompli en Jésus-Christ d’une manière toute divine ; et par son Sacrifice il a épuisé toute la perfection du culte qui se peut rendre à Dieu. Par son Sacrifice, il a absorbé tous les sacrifices passés, et il a compris et sanctifié tous les sacrifices possibles. De sorte que l’on peut dire, qu’il a divinisé en lui tous les sacrifices, sacrifiant un Dieu à Dieu même ; mais il n’a point aboli les sacrifices, puisqu’il aurait en même temps aboli la religion, le Sacrifice en étant le culte principal, et ce qu’il y a de plus glorieux à Dieu. Il a seulement aboli la cérémonie des sacrifices anciens, et ce qu’il y avait de figuré, pour introduire la réalité que ces figures mêmes avaient promise.

Le sacrifice est d’une nécessité absolue pour la religion, étant ce qu’il y a de plus parfait, de plus public et de plus indispensable ; et Jésus-Christ, en terminant la figure du sacrifice, a établi la réalité du sacrifice. Et comme toute figure du sacrifice se trouve perfectionnée en lui-même, étant la consommation de tout sacrifice, il est aussi la source de tout sacrifice ; de même qu’étant la consommation de toute sainteté, il est aussi la source de toute sainteté. Les sacrifices de tous les Martyrs sont renfermés dans le sacrifice de Jésus-Christ ; et le Sacrifice de Jésus-Christ s’étend sur tous les sacrifices des Martyrs. J’ai déjà fait remarquer que Jésus-Christ devait être exprimé comme il avait été figuré ; il était donc de l’intérêt de la gloire de Dieu, et de la nécessité de la religion, que le sacrifice de Jésus-Christ fût perpétué, et non pas fini ; puisque le seul sacrifice de Jésus Christ était digne de Dieu, tous les autres n’ayant aucune valeur que par celui-ci, selon que le déclare S. Paul : Jésus dit à Dieu : En entrant dans le monde, vous n’avez point voulu de victime ni d’oblation, mais vous m’avez formé un corps. Les holocaustes et les sacrifices pour le péché ne vous ont pas été agréables ; alors j’ai dit : je viens 33.

Tout ce qu’il y a eu de sanglant dans les sacrifices de l’Ancienne Loi devait être aboli dans le sacrifice de la nouvelle, parce que Jésus-Christ les a tous épuisés, et qu’il en a rempli la vérité par l’effusion de son sang. La manière sanglante de sacrifier n’étant point de l’essence du sacrifice, mais seulement une figure du sang que le Sauveur devait répandre, le Souverain Prêtre a pu l’abolir en retenant toute la réalité du sacrifice, qui consiste dans l’offrande, la destruction, et l’anéantissement de la victime par hommage à la grandeur de Dieu ; de sorte que tout ce qui immole, détruit et anéantit la créature, à dessein de reconnaître la Souveraineté de Dieu, de quelque manière que ce soit, ou dans l’intérieur ou à l’extérieur, soit par la perte des biens, ou de l’honneur, ou de la vie ; tout cela s’appelle Sacrifice. Jésus-Christ a donc accompli en lui, terminé et perfectionné tous les sacrifices ; mais outre cela il a dû continuer son sacrifice, et le perpétuer de la manière qui était la plus glorieuse à son Père ; ce qu’il n’a pu faire qu’en instituant une extension et un renouvellement de son même sacrifice, ainsi qu’il se fait au Sacrifice de la Messe.

Étant venu établir une nouvelle Église, qui avait toute la perfection de l’ancienne sans en avoir les défauts, parce qu’il n’abolissait point l’Église, mais il faisait succéder la réalité à la figure ; il n’est point venu non plus abolir le sacrifice, mais le consommer et le perpétuer dans toute sa perfection. Il fallait cependant de nécessité que Jésus-Christ établît un sacrifice qui fût propre à la nouvelle Loi, puisqu’il n’est point de religion sans sacrifice, ni de Loi sans son sacerdoce ; et que ce Sacrifice fut le même que celui de la croix, à cause qu’il n’en est point de plus parfait, et qu’il fut aussi perpétuel, autant que la nouvelle alliance la devait être.

Or ce sacrifice devait renfermer deux choses : la première est la réalité ou l’essence du Sacrifice ; la seconde est la mémoire de la manière dont fut offert le grand Sacrifice de Jésus sur la croix. Ce devait être en premier lieu un sacrifice réel, véritable et parfait, qui eût toutes les qualités du Sacrifice, et par lequel la victime fût offerte, détruite et consommée, quoique non d’une manière sanglante. Secondement, ce devait être un mémorial du Sacrifice sanglant, qui fût offert d’une façon si visible sur le Calvaire. Jésus-Christ venant sur terre à dessein d’y glorifier infiniment son Père, et connaissant que le sacrifice était nécessaire à la religion qu’il voulait lui consacrer, étant ce qu’il y a de plus glorieux à Dieu, et le culte réservé à lui seul, il devait pourvoir son Église du plus parfait de tous les sacrifices, afin qu’il rendît à Dieu toute la gloire qui lui est due. Or il n’en pouvait point établir d’autre que celui de l’Eucharistie, qui seul a tous les avantages possibles, et qui dans le fond est le même que celui de la croix, quoiqu’il soit offert d’une manière différente ; et conséquemment a toutes les qualités nécessaires au plus parfait de tous les sacrifices.

Jésus-Christ, conservant la religion, devait conserver le sacrifice. Jésus-Christ, perfectionnant la religion, devait perfectionner le Sacrifice. Jésus-Christ, perpétuant la religion, devait perpétuer le sacrifice ; cela est autant incontestable qu’il est certain que le sacrifice est essentiel à la religion. Jésus-Christ, établissant la nouvelle alliance par sa mort, offrit aussi par là même son sacrifice d’un prix infini ; mais il fallait que ce même sacrifice se renouvelât tous les jours, afin de rendre à Dieu son Père une gloire digne de lui. Et comme le dessein de l’Incarnation n’a pas seulement été de sauver les hommes, mais aussi de réparer la gloire de Dieu, et d’étendre son empire, pour lui déférer un honneur infini, de même la fin du sacrifice de Jésus n’a pas seulement été de racheter les hommes ; mais encore de rendre par lui tous les jours à Dieu une gloire digne de lui. Il ne faut point douter que Jésus-Christ n’ait établi ce sacrifice ; car il l’a pu sans doute, et nous ne saurions douter de son pouvoir ; et s’il l’a pu, il l’a dû ; et l’ayant pu et dû ; il l’a fait indubitablement ; et il ne l’a pu faire autrement qu’en établissant le sacrifice de l’Eucharistie, qui renferme tout ce qu’il y a de plus glorieux à Dieu, et de plus utile aux hommes. Il renferme tout ce qu’il y a de plus glorieux à Dieu, puisqu’il contient, renouvelle et perpétue le sacrifice de son Fils, qui est tout ce qu’il peut y avoir de plus grand et de plus glorieux à Dieu ; et tout Dieu qu’il est, il ne peut être glorifié davantage que par le sacrifice d’un Dieu ; il comprend aussi tout ce qu’il y a de plus avantageux aux hommes, puisqu’il leur applique tous les fruits du sacrifice de leur salut.

Que le sacrifice de l’Eucharistie ait toutes les qualités d’un véritable sacrifice, c’est ce qui est facile à prouver. Il a la réalité du sacrifice, et il en a le mémorial ; il en a la réalité, puisque Jésus-Christ est véritablement immolé et sacrifié sur l’autel, où son être sacramental est détruit et consumé pour honorer la Majesté divine. Il en a aussi le mémorial ; puisqu’il est offert en mémoire du sacrifice sanglant de la croix. C’est un sacrifice réel, comme l’étaient les sacrifices de l’ancienne loi ; mais c’est un sacrifice mémorial, comme les autres étaient des sacrifices figuratifs ; mais avec cette différence que la réalité des anciens était sans valeur et sans perfection, n’étant que des victimes vides et inutiles, qui n’avaient point de mérite que celui qu’elles empruntaient d’un sacrifice futur ; au lieu que le sacrifice de l’Eucharistie contient la victime pure, sainte et sans tache, qui a été immolée une fois en manière sanglante et visible, et qui est encore incessamment offerte d’une manière non sanglante et invisible sur l’autel 34.

Ô mes frères, qui vous privez par votre faute de l’avantage du sacrifice, vous vous privez du plus grand bien que vous puissiez recevoir ; puisque ce sacrifice, qui se renouvelle tous les jours, étant le même que celui que Jésus-Christ offrit sur la croix, il en a toute la valeur, et il peut nous en appliquer tous les avantages. Inférez de tout ce qui s’est dit ce que c’est que d’assister à une Messe, ou d’y avoir une part singulière, mais il en est de l’Oraison comme du Sacrifice.

Il y a un autre culte qui n’en pas moins essentiel à la religion que le sacrifice, et c’est l’Oraison. L’Oraison a aussi sa réalité et sa cérémonie. Jésus-Christ en a conservé et perfectionné la réalité, et il en a aboli beaucoup de cérémonies qui ne lui étaient point nécessaires, selon l’explication qu’il en donna à la Samaritaine ; Femme, lui dit-il, croyez-moi : le temps est venu que vous n’adorerez le Père, ni sur cette montagne, ni en Jérusalem ; mais les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité 35. Il établit la prière dans toute sa pureté et liberté, l’affranchissant des temps, des lieux, des manières et des méthodes. L’ORAISON donc est un commerce de l’âme avec Dieu, une effusion du cœur devant lui, une prière d’esprit très-simple et qui s’éloigne du matériel, une prière de vérité, par laquelle on rend à Dieu ce qui lui est dû. Voilà la prière que Jésus-Christ est venu établir.

Nous avons deux parties en nous, l’extérieure et l’intérieure. Pour les appliquer à l’adoration de Dieu chacune en leur manière, le Sauveur nous a enseigné deux sortes de prières comme autant d’adorations ; l’extérieure doit dépendre de l’intérieure, et non pas l’intérieure de l’extérieure. L’on ne peut ni ne doit pas toujours faire la prière extérieure, cela étant incompatible avec nos devoirs et les besoins de la nature ; mais l’on peut et doit toujours faire l’intérieure selon S. Paul : Priez continuellement 36. Jésus-Christ a accompli cette double prière et cette double adoration, la faisant lui-même et la perfectionnant, pour sanctifier par son mérite toutes les nôtres ; et en qualité de Médiateur il réunit et consomme en lui toute prière. Il n’a pas donc aboli la prière, quoiqu’il ait fait connaître l’inutilité de beaucoup de ses cérémonies, et que dans le fond nulle cérémonie ne lui soit nécessaire, sinon en tant qu’elle doit se rendre publique, et s’unir à celle de l’Église ; au contraire il a sanctifié et étendu toute prière, priant divinement lui-même, et apprenant aux hommes à prier parfaitement. De sorte que comme Jésus-Christ est le sacrifice, il est aussi la prière de l’Église. Et cette prière se trouve très-réelle dans l’âme conduite à Jésus-Christ : car elle éprouve qu’il se fait en elle une prière admirable, à laquelle elle n’a point d’autre part que l’acquiescement et l’union à cette prière, qui se fait en elle par l’Esprit de Dieu, et qui s’adresse à Dieu pour elle. Mais Jésus-Christ est proprement cette prière ; et c’est par l’esprit de sa grâce qu’elle est communiquée aux hommes ; prière infiniment relevée ! dont ceux-là sont privés qui ne s’abandonnent pas à l’Esprit de Jésus-Christ.

Ces peuples donc qui étaient dans l’anéantissement, et qui étaient assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, voyant lever sur eux peu-à-peu la divine lumière, Jésus-Christ, qui vient opérer toutes choses en eux, pourvu qu’ils veuillent bien se délaisser à lui, doivent être fidèles, et le laisser agir, et le laisser être en eux et pour eux tout ce qu’il veut être à l’égard de son Père ; et comme dans Jésus-Christ il y a l’extérieur et l’intérieur, il faut lui abandonner l’une et l’autre de ces deux parties qui sont en nous ; l’extérieur, afin qu’il le rende conforme au sien ; car c’est à lui à nous mettre dans ses états ; et l’intérieur, afin qu’il le réforme et transforme en lui par son opération divine, d’autant plus que lui seul le peut faire.

 

v. 17. Depuis ce temps-là Jésus commença à prêcher et à dire : Faites pénitence, car le Royaume des Cieux est proche.

 

Le Fils de Dieu ne commence sa prédication qu’après avoir passé par les rigueurs, les épreuves et les tentations du désert ; il ne se fait même connaître au monde qu’après avoir consumé trente ans dans une vie pauvre, cachée et anéantie ; non qu’il eût besoin de cette longue attente, ni de ces dispositions, lui, qui comme la sagesse du Père, avait prêché par tous les Patriarches et Prophètes depuis la création du monde, et qui eût pu prêcher divinement lui-même dès le berceau. Mais il en usa avec cette réserve pour réprimer la précipitation avec laquelle nous voulons aider les âmes avant que la nôtre soit bien acquise à Dieu, et pour nous apprendre qu’il faut nous bien fonder et nous établir en Dieu avant que de prêcher aux autres, car l’opérer suppose l’être, et nul ne donne ce qu’il n’a pas ; et celui qui n’a rien pour les autres, et qui néanmoins veut se répandre, ou ne peut rien leur communiquer ; ou se prive lui-même de ce qu’il leur donne. Jésus-Christ commence ses sermons comme S. Jean, par la pénitence ; les Apôtres en firent de même, pour nous marquer que la pénitence est absolument nécessaire 37 ; et que, lorsqu’il veut venir lui-même, il faut que les cœurs soient disposés à le recevoir par la pénitence. Il assure aussi que le Royaume de Dieu est proche, pour animer à faire pénitence par le prix qui lui est proposé.

 

v. 18. Jésus, marchant le long de la mer de Galilée, vit deux frères, Simon, qui s’appelle Pierre, et André, son frère, qui jetaient leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs.

v. 19. Et il leur dit : Venez après moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes.

v. 20. Aussitôt ils quittèrent leurs filets, et le suivirent.

 

Jésus-Christ ne regarde point à la qualité ni au mérite des personnes dans le choix qu’il en fait ; il prend des hommes sans science et sans talents, afin que les œuvres de sa puissance ne soient point attribuées aux créatures, mais à lui seul. Il prend des pêcheurs de poissons pour en faire des pêcheurs d’hommes, pour nous apprendre que Dieu dispose peu à peu l’homme, par sa providence et par la condition où il le met, à ce qu’il en veut faire. Le Sauveur ne leur donne pas d’abord leur mission, quoiqu’il ait dessein d’en faire des Apôtres ; il leur dit seulement : venez après moi, comme voulant dire : lorsque vous m’aurez suivi dans mes voies et jusques dans les lieux où je vous conduirai, alors je vous ferai pêcheurs d’hommes, c’est-à-dire, Apôtres.

Il y a deux manières de suivre JÉSUS-CHRIST ; l’une, en se laissant conduire à lui ; l’autre, en s’efforçant de suivre ses traces et de faire ce qu’il a fait. La seconde ne suffirait pas pour faire un Apôtre. Il est de nécessité qu’il soit formé par la première ; il ne se contente pas de nous faire marcher par un chemin, s’il ne nous y mène en propre personne ; c’est lui qui nous y fait marcher après lui, et c’est lui qui nous imprime ses états. Nul ne sera jamais un véritable Apôtre qu’il ne se soit laissé conduire à Dieu par Jésus-Christ, et qu’il ne l’ait suivi dans ses états par la réelle expérience qu’il en doit porter.

Sitôt que ces deux Apôtres furent appelés, ils abandonnèrent tout pour suivre Jésus-Christ. La promptitude à suivre Dieu lorsqu’il nous appelle est extrêmement nécessaire ; et de cette fidélité à la vocation divine dépend le salut. Ô divin Jésus ! Vous êtes venu appeler tout le monde ; mais personne ne vous veut écouter ! C’est ce qui fait qu’il en est tant d’appelés et si peu d’élus 38. La manière de correspondre à la grâce nous est montrée par la fidélité de S. Pierre et de S. André, qui abandonnèrent à l’instant tout ce qui pouvait les arrêter et empêcher de suivre Jésus-Christ. Bien des gens voudraient suivre Jésus-Christ, mais ils ne voudraient point abandonner ce qui les arrête ; il faut tout quitter pour le suivre, autant les petites choses que les grandes ; et prendre garde que, s’étant renoncé dans les grandes, on ne demeure attaché aux petites.

Deux choses se peuvent quitter : l’état même, et l’attachement à quelque chose de l’état. Ces Apôtres ne quittèrent alors que leurs filets, et non pas leur état ; ils ne quittèrent que ce qui les arrêtait et embarrassait dans leur état, et qui les empêchait d’avancer vers Dieu ; mais ils demeurèrent dans l’état dégagés de toutes choses. Dieu n’est point contraire à lui-même ; il n’oblige pas tout le monde à changer d’état lorsque leur état n’est pas criminel ; au contraire, il perfectionne les âmes dans l’état qu’il a sanctifié pour elles. C’est pourquoi il dit : Je vous ferai pêcheurs d’hommes ; comme voulant dire : sans vous faire changer d’état, je vous ferai faire avec perfection tout ce que je veux de vous. Ô qu’il est de conséquence d’abandonner tout ce qui se peut, et de ne tenir à rien du tout, pour être fidèle à la grâce !

 

v. 21. De là s’avançant, il vit deux autres frères, Jacques fils de Zébédée, et Jean son frère, dans une barque avec Zébédée leur Père, qui raccommodaient leurs filets, et il les appela.

v. 22. Dès ce moment ils laissèrent leurs filets et leur Père, et le suivirent.

 

Jésus-Christ prend d’autres pêcheurs dans une barque ; parce que l’exercice de la pêche en pleine mer les ayant déjà accoutumés à s’abandonner à la merci des flots, ils étaient plus propres pour s’abandonner à toutes les volontés de Dieu sans craindre ni les orages, ni la tempête. Ces deux frères ne furent pas moins fidèles que les premiers à la grâce de leur vocation, abandonnant non seulement leurs filets, comme les autres, mais aussi leur Père. Dieu semble demander d’abord de plus grands sacrifices des uns que des autres, quoique dans la suite il en doive exiger de très-grands de tous.

 

23. Jésus allait par toute la Galilée enseignant dans les Synagogues et prêchant l’Évangile du Royaume ; et il guérissait les langueurs et toutes les maladies qui étaient parmi le peuple.

 

Quel est cet Évangile du Royaume que prêchait mon Sauveur ? C’est qu’il enseignait la manière de chercher Dieu en nous, où il est comme dans son Royaume, si nous voulons l’y laisser régner. C’est prêcher L’Évangile du Royaume que d’apprendre aux âmes à se laisser conduire et gouverner par l’Esprit de Dieu ; et leur faire comprendre que selon la parole de Jésus-Christ le Royaume de Dieu est au-dedans de nous 39 ; car au lieu qu’avant la prédication de l’Évangile, Dieu était si peu connu et si mal servi, qu’on le cherchait en certains lieux seulement, et l’on ne croyait pas le pouvoir adorer sans des cérémonies grossières ; depuis ce jour de grâce on a appris à le trouver par une seule œillade de foi dans l’intérieur, et à l’adorer parfaitement dans le Sanctuaire de l’âme. Jésus-Christ n’a pas plutôt prêché ce Royaume intérieur, et introduit les âmes dedans, qu’il guérit toutes leurs maladies spirituelles et les langueurs qui les accablaient ; en sorte qu’elles se trouvent mises dans une nouvelle et céleste vigueur sitôt qu’elles respirent cet air de Paradis.

 

v. 24. Et sa réputation se répandit par toute la Syrie, en sorte qu’on lui amena tous ceux qui étaient malades est diverses maladies, et qui souffraient divers tourments, démoniaques, lunatiques et paralytiques, et il les guérit.

v. 25. Et il fut suivi d’un grand nombre de peuples de Galilée, de Décapolis, de Jérusalem, de Judée, et au-delà le Jourdain.

 

Jésus-Christ attirait tous les peuples par la force de sa doctrine, et il les enlevait par la multitude de ses miracles ; ses paroles, fortes et efficaces, agissaient au-dedans, et gagnaient les cœurs ; et les prodiges qu’il opérait, guérissant de toutes maladies, rendaient témoignage à sa parole. C’est à quoi l’on connaît que Jésus-Christ est véritablement dans une âme, en ce qu’il est puissant en œuvres et en paroles 40 ; et que, lorsque c’est lui qui parle ou qui agit, tout ce qu’il dit se trouve fait à l’instant.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE V.

 

 

v. 1. Jésus, voyant ce peuple, monta sur une montagne ; et s’étant assis, les Disciples s’approchèrent de lui.

v. 2. Et ouvrant la bouche, il les enseignait, disant :

 

IL n’y a pas une circonstance qui ne soit admirable dans cette manière de prêcher de Jésus-Christ. Il monte sur une haute montagne, pour marquer qu’il fallait s’élever au-dessus de la terre, de la nature, et de soi-même, pour comprendre le Sermon qu’il allait faire. Il montre de plus, par-là, que ce n’est pas une doctrine commune et propre aux commençants ; mais une doctrine si relevée, qu’elle suffit pour les parfaits, étant la quintessence de toute perfection. Ses Disciples s’approchèrent de lui, afin de recevoir l’Esprit et la réalité des mêmes choses qu’il prêchait. Ô doctrine vraiment divine, qui s’insinue et opère dans les cœurs à mesure qu’elle est prêchée ! C’est pourquoi l’Écriture remarque, que le Fils de Dieu ouvrit ici sa bouche, lui qui ouvre et remplit la bouche de tous les prédicateurs de la vérité ; pour nous apprendre qu’en même temps qu’il l’ouvre pour en faire couler sa parole, il ouvrait aussi tous les trésors de ses grâces pour la rendre féconde, et à soutenir dans tout ce qu’elle ordonne ; en sorte que des choses presque impossibles du côté de la nature sont rendues très-aisées étant prises du côté de la grâce, et animées de l’exemple de Jésus-Christ ; qui, par la pratique qu’il en a faite, en a ôté toute la difficulté.

 

v. 3. Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car le Royaume du Ciel est à eux.

 

Cette première Béatitude renferme seule toute la perfection et la consommation de la perfection même. Une vive pénétration de cette sentence de Jésus-Christ a donné lieu aux spirituels et aux mystiques de dire de si belles choses touchant la pauvreté d’esprit, à laquelle ils ont donné divers noms, de dépouillement, d’appauvrissement, de nudité, de perte, de mort, et d’anéantissement. Tout ce que l’on en dit est bien véritable, étant fondé sur cette déclaration infaillible du Fils de Dieu ; et tout ce qui s’en peut dire n’approche pas de ce que c’en est dans la vérité ; mais nul ne peut pénétrer le sens de ces profondes paroles, s’il n’a le courage de se donner à Dieu sans réserve pour les pratiquer.

J’en dirai ici quelque chose, selon qu’il plaira au Père des lumières de me l’inspirer.

Jésus-Christ met cette béatitude au premier rang et à la tête des autres, comme celle à laquelle elles doivent toutes se rapporter. La pauvreté d’esprit ne s’entend pas seulement du détachement d’affection des richesses, comme plusieurs l’expliquent ; elle s’étend de plus à un appauvrissement général de toute l’âme, et de tout l’esprit, et jusqu’à une désappropriation entière et absolue, et une perte de tout propre intérêt. Il faut que cette pauvreté se répande sur les trois puissances de l’âme, et qu’elle pénètre même sa substance et son centre, pour les dépouiller de tout ce qu’elles possèdent avec attache, et les réduire dans une parfaite nudité.

Comme parmi les pauvres de biens extérieurs il y en a de plus ou moins pauvres, les uns étant dans une extrême indigence et dans la dernière disette, et les autres possédant encore quelque chose, pour peu que ce soit ; de même l’appauvrissement d’esprit est plus ou moins poussé, selon le dessein de Dieu sur les âmes. Les uns ne passent que par les premiers dépouillements des sens ; quelques-uns vont jusqu’au dépouillement des puissances ; mais il en est peu qui arrivent jusqu’au dépouillement central et à la pauvreté du fond, qui est l’entier anéantissement.

Il y a des biens qui sont hors de l’homme, tels que sont les temporels ; et il y en a d’autres qui sont en lui, comme la santé et la beauté. La pauvreté est plus ou moins grande selon qu’elle lui arrache plus des uns ou des autres. L’esprit a de même des biens qui sont hors de lui, comme l’honneur, la réputation, l’estime et l’affection des créatures ; et il y en a qui sont en lui-même, à savoir toutes les richesses des sens intérieurs et des puissances de l’âme, la science, le discernement, la vertu, et le reste. Dieu, qui voit que ces biens, possédés avec propriété, par une avidité naturelle et impure, au préjudice de la souveraineté de son amour, empêchent que l’homme ne puisse posséder le Royaume des cieux, qui n’est autre que Dieu même, le dépouille de tout cela, afin qu’il apprenne à donner à Dieu seul la préférence de son estime et de son amour, sans laquelle il est impossible qu’il jouisse de Dieu : car il est sûr que Dieu ne remplit un cœur de soi-même qu’autant qu’il est vide et dénué de ce qui pourrait l’attacher, l’amuser, ou le partager ; tout autre cœur ne serait pas digne de lui ; c’est pourquoi Jésus-Christ déclare que notre béatitude consiste à être pauvres d’esprit, c’est-à-dire, que quiconque est parfaitement détaché de tout bien créé est heureux ; puisque dès lors le bien souverain, Dieu et tout ce qu’il est, est en lui.

Dieu commence donc par dépouiller les sens intérieurs, l’imagination et la fantaisie, de leurs formes, figures et images, et de leurs activités naturelles ; et la partie inférieure de l’âme, de ses passions. Puis il dépouille l’entendement de ses conceptions, raisonnements et réflexions, de sa subtilité à pénétrer les choses, et de la facilité qu’il avait autrefois d’exercer ses fonctions ; il le prive même des dons surnaturels dont il l’avait gratifié pour un temps, comme des illustrations, extases, visions et révélations. Il dépouille la mémoire de ses idées naturelles ou surnaturelles, des sciences acquises et infuses, du souvenir des choses passées, et de l’impression de celles qui arrivent de jour en jour ; en sorte que toute mémoire semble perdue. Il dépouille la volonté de tout désir, penchant, choix, inclination, affection, ou attache à quoi que ce soit ; elle croit même perdre toutes ses grâces, vertus, dons et biens spirituels sensibles ou aperçus. Enfin toute l’âme est tellement appauvrie, qu’elle ne trouve plus rien non seulement qui l’enrichisse, mais même qui la nourrisse et qui la soutienne ; en sorte que, se trouvant dans l’impuissance d’agir, et de tirer de ses puissances leurs actes ordinaires, elle tombe en défaillance ; et il lui semble qu’elle a perdu l’esprit, et qu’elle n’a plus ni être ni vie. Aussi ce dépouillement s’appelle-t-il une mort, ou la mort des sens, si c’est une privation de leurs plaisirs et inclinations naturelles, et de la vivacité avec laquelle ils se portent à leurs objets ; ou la mort des puissances, l’âme perdant la facilité de s’en servir, en sorte qu’elles semblent être perdues, et qu’elles ne se trouvent plus ; ou enfin la mort de l’âme, en ce qu’elle se trouve privée de ses fonctions sensibles et aperçues qui faisaient sa propre vie.

Mais cet appauvrissement, quelque extrême qu’il paraisse, ne suffit pas encore. Dieu appauvrit ensuite cette âme de toute propriété centrale, de toute passion secrète et profonde, de toute attache aux choses les plus saintes, de tout amour naturel de ce qui n’est point Dieu ; enfin de toute vie et de tout être propre ; en sorte qu’elle ne se trouve plus en quoi que ce soit, ni pour quoi que ce puisse être. C’est comme une cessation d’existence et de subsistance propre, pour n’exister et ne subsister plus qu’en Dieu ; ou plutôt, tout être propre est ici si fort anéanti quant à sa propriété, opposition et consistance en soi-même, qu’il faut nécessairement que par la perte de tout être propre l’âme recoule dans le Souverain Être, où tous les êtres possibles sont renfermés, lorsqu’ils n’ont point d’opposition à n’exister qu’en Dieu. Mais lorsqu’ils ont une opposition foncière, comme celle de la propriété, ils existent bien en Dieu nécessairement, à cause de son immensité qui renferme toutes choses ; mais ils n’y existent pas en unité, ni par union d’agrément, qui fait comme un mélange sans distinction de l’être créé avec l’incréé, rien ne l’empêchant plus de se rejoindre à son Origine, quoique toujours avec la disproportion essentielle de la créature au Créateur ; au lieu que les autres créatures propriétaires, ou pécheresses, existent en Dieu par nécessité d’être et de dépendance, mais avec éloignement, ou opposition de cœur. Je ne sais si j’aurai expliqué ceci de manière qu’il puisse être entendu.

Ces pauvres d’esprit par la perte de leur propriété reçoivent en propre le Royaume du ciel, qui est Dieu même. Dieu règne en eux, et ils règnent en Dieu. Dieu les possède, et ils possèdent Dieu. La possession et sa récompense est proportionnée à la pauvreté qui l’a méritée ; et la pauvreté d’esprit, étant arrivée jusqu’à la perfection que je viens de décrire, ne mérite rien moins que Dieu ; non par un mérite de dignité ou de justice ; car sa pauvreté, le vide et le néant ne méritent rien, quoique l’âme qui aime à s’y voir réduite pour la gloire de Dieu mérite tout auprès de lui ; mais par un mérite de disposition et de rapport ; car le seul tout peut remplir le vide du néant.

 

v. 4. Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre.

 

Cette béatitude étant bien différente de la première, elle a aussi une récompense bien différente. Tout le bonheur de la vie consiste dans la pauvreté d’esprit ; parce que c’est par cette pauvreté que l’on jouit de Dieu même, ainsi que Jésus-Christ, qui a été le plus pauvre des hommes intérieurement et extérieurement, a été aussi le plus heureux ; et sa pauvreté ayant été sans égale, son union fut aussi hypostatique et sans pareille. Dès le moment de l’incarnation, l’homme fut en Jésus-Christ dans un anéantissement si parfait, qu’il n’avait ni vie ni action qui ne fût parfaitement soumise à la Divinité ; et que tout était en lui perdu et abîmé dans une vie divine ; et son humanité sainte était entièrement destituée de tout propre soutien, pour n’être soutenue que de la Divinité. Cet anéantissement de Jésus-Christ était infini, et renfermait en soi tous les anéantissements possibles. Dieu ne saurait faire un anéantissement plus infini, et il est impossible qu’il s’en fasse un plus étendu, celui-là ayant été poussé jusqu’où l’anéantissement de grâce et d’amour pouvait aller. Aussi l’homme ainsi anéanti en Jésus-Christ fut-il Dieu, et autant immense et autant Dieu qu’il était anéanti, la plus grande des plénitudes ayant rempli en lui le plus grand de tous les vides ; mais l’expression humaine ne trouve point de termes pour l’expliquer ; il en faut laisser comprendre aux âmes anéanties ce qu’il plaît à Dieu de leur en faire éprouver.

Mais pour arriver à cette suprême et dernière béatitude de la parfaite pauvreté d’esprit, il y a des degrés et comme une échelle à monter. Jésus-Christ ayant proposé la première, celle qui s’acquiert la dernière, comme étant le terme et le but de toutes les autres. La première donc de celles qui y conduisent est la douceur ; celui qui a l’esprit doux a la terre pour héritage, c’est-à-dire, une certaine possession de soi-même, qui, l’établissant dans la paix et dans le repos, le rend propre à écouter Dieu et à recevoir ses motions divines. La douceur, la paix, la tranquillité sont de grands moyens de perfection.

 

v. 5. Bienheureux sont ceux qui pleurent, car ils seront consolés.

 

Il y a de deux sortes de larmes : les unes sont des larmes de pénitence, causées par la douleur d’avoir offensé Dieu ; ceux qui pleurent de la sorte avec Madeleine ont bientôt la consolation d’entendre, comme elle, par un langage intérieur du S. Esprit, que leurs péchés leur ont été pardonnés 41. Les autres larmes sont causées par les croix et afflictions extérieures dans ceux qui les considèrent comme des sujets de pleurs. Dieu proportionne la consolation aux maux qu’il envoie, comme David l’avait éprouvé lorsqu’il disait : Vos consolations ont rempli mon âme de joie à proportion des douleurs qui ont accablé mon cœur 42.

 

v. 6. Bienheureux sont ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.

 

Cette béatitude renferme de grandes choses, aussi la récompense en est-elle très-grande. Il y a trois sortes de justice dont l’on peut être affamé, et aussi trois rassasiements qui leur répondent. La première faim de la justice est un désir d’être juste ; et Dieu donne la justice avec plénitude à quiconque la désire sincèrement. La seconde faim de la justice est que la justice de Dieu soit exercée sur nous dans toute son étendue ; et cette faim cause une passion extrême pour la souffrance. L’âme qui en est pressée est si insatiable de toutes sortes de maux, qu’il lui semble que tout ce qu’elle souffre ne pourra jamais satisfaire son désir ni étancher sa soif ; aussi Dieu, pour la rassasier de peines et d’opprobres, lui en envoie au-delà de ce que l’on peut penser. La troisième faim de la justice est celle par laquelle l’âme anéantit toute propre justice, afin que la seule justice de Dieu demeure et subsiste. Ici l’âme, par l’excès d’un amour le plus généreux et le plus désintéressé, sacrifie à Dieu tout ce qu’elle avait de plus cher. Elle laisse Dieu être toutes choses ; elle s’abandonne à lui pour souffrir tous les maux possibles, non seulement dans le temps, mais même dans l’éternité ; plus elle est pauvre, plus elle est contente que Dieu soit Dieu, seul juste, seul bon, seul grand. C’est l’état de la désappropriation générale de toutes choses, où l’âme, se trouvant même désappropriée de l’intérêt de son salut, laisse à la divine justice qu’elle fasse d’elle tout ce qu’il lui plaira durant l’éternité.

Cette troisième faim ou soif de la justice est plus pressante que nulle autre. L’âme qui en est dévorée a pour elle-même une haine inconcevable ; elle voudrait être détruite afin que Dieu seul fût ce qu’il est ; et elle estime moins qu’un atome tous les intérêts de toutes les créatures ensemble au prix d’un petit rayon de la gloire de Dieu, ne désirant rien plus sinon qu’il soit connu pour ce qu’il est, DIEU SOUVERAIN ET JUSTE. Le désintéressement de son amour va si loin, qu’elle aimerait plus sa justice que sa miséricorde, si Dieu lui en donnait le choix ; parce que la justice ne regarde que Dieu, qui se satisfait en se rendant justice à lui-même ; et sa miséricorde est pour les hommes, et tend à leur faire du bien. C’est aussi dans cet état qu’une âme si généreuse est pleinement rassasiée, parce qu’elle jouit de la possession de Dieu même ; elle éprouve un rassasiement entier, par lequel tous ses désirs sont contents et remplis ; plus sa faim et sa soif a été grande, plus son rassasiement est parfait. Ô si l’on savait ce que c’est que ce rassasiement ! Il approche de celui de la gloire 43. L’âme qui y est arrivée ne voit plus rien à souhaiter pour elle ; car que peut-il manquer à la satisfaction d’une âme qui fait tout son contentement du contentement de son Dieu ? ou quelle privation, ou quelle peine pourrait la troubler ou l’inquiéter, depuis qu’elle s’est parfaitement sacrifiée à tous les maux possibles, soit du temps ou de l’éternité ! Qu’elle chante librement avec David : Que désiré-je dans le ciel et que veux-je sur la terre sinon vous seul ? Ma chair et mon cœur sont dans la défaillance ; ô Dieu ! vous êtes le Dieu de mon cœur, et mon partage pour jamais 44.

 

v. 7. Bienheureux sont les miséricordieux, car ils recevront miséricorde.

 

 La Miséricorde est une vertu qui nous fait pardonner aisément les torts que l’on nous a faits, qui porte à faire du bien à tout le monde, et empêche de faire du mal à personne ; elle inspire de la compassion pour les maux du prochain ; ceux qui en usent de la sorte recevront infailliblement miséricorde de Dieu ; parce qu’ils méritent d’être traités de lui comme ils ont traité leurs frères.

 

v. 8. Bienheureux sont ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu.

 

La pureté de cœur consiste dans une séparation de toute affection étrangère, et dans la perte de toute volonté propre. Ceux qui sont de la sorte voient Dieu ; non pas d’une vision claire et manifeste ; mais d’une vue de foi, et d’une expérience entière. Ici l’âme ne se trouve plus de foi, tant elle est en lumière divine.

 

v. 9. Bienheureux sont les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu.

 

Il est de trois sortes de paix : la paix avec Dieu ; la paix avec le prochain ; la paix avec nous-mêmes. La paix avec Dieu nous est donnée non seulement par la réconciliation de la pénitence et par la grâce ordinaire, mais par la présence de Dieu, qui est toujours suivie d’une grande paix qu’il apporte dans une âme dès qu’il y vient, mais qui ne se découvre ni ne se fait sentir vivement que lorsqu’elle entre dans une conversation familière avec lui ; ce qui fut bien représenté lorsque Jésus ressuscité, se mettant au milieu de ses disciples, leur dit : La paix soit avec vous 45. La paix avec le prochain fait que l’on n’a de difficulté avec personne, que l’on supporte tout, que l’on ne s’offense de rien. La paix avec nous-mêmes fait que l’on ne souffre plus le tumulte ni le trouble des passions, les ayant mortifiées et apaisées par la force de l’esprit. Mais il y a une paix plus parfaite que toutes celles-là, qui est la paix de Dieu ; l’âme qui la possède est appelée enfant de Dieu ; parce qu’elle jouit en Jésus-Christ de l’adoption des enfants.

 

v. 10. Bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice ; parce que le Royaume du ciel est à eux.

 

L’on souffre persécution pour la justice de la part des créatures lorsque l’on veut vivre dans la justice et dans la piété ; l’on souffre aussi persécution du côté des Démons, qui s’opposent au bien que l’on entreprend ; l’on souffre même persécution pour la justice de la part de Dieu, qui n’afflige et ne poursuit l’âme, ne la détruit et anéantit, que parce qu’étant jaloux de sa propre justice, il veut empêcher cette âme de se confier en sa justice particulière, et de s’approprier ce qui est à lui. Mais ceux qui ont souffert toutes ces persécutions pour la justice sont assurés, sur la promesse de Dieu même, que le Royaume du ciel est à eux ; parce qu’ils possèdent ce qu’il y a de plus grand dans le ciel, qui est Dieu, son seul honneur et sa gloire. De plus, Dieu règne sur eux aussi absolument qu’il règne sur les bienheureux, ne trouvant plus en eux aucune résistance ; et il établit en eux son Empire et y habite comme dans le ciel.

 

v. 11. Vous serez bienheureux, lorsque les hommes vous chargeront d’injures, qu’ils vous persécuteront, et qu’à cause de moi, ils diront toute sorte de mal contre vous.

 

Cette béatitude est bien différente de ce que le monde pense et dit du bonheur. L’on met le bonheur à être estimé, applaudi, aimé et caressé des hommes ; et Jésus-Christ l’établit dans le mépris et dans la contradiction. Il est certain que la plus sûre marque à laquelle on puisse connaître qu’une personne est à Dieu, c’est de la voir contrariée et persécutée, et néanmoins toujours paisible et constante, nonobstant la persécution. Sitôt que l’on se donne solidement à Dieu, il faut s’attendre à être persécuté de toutes les créatures, même des dévots et spirituels, qui croient en cela faire un sacrifice à Dieu. On ne saurait croire les médisances qui se font des personnes qui sont à Dieu ; et des gens qui feraient conscience de mal parler d’une prostituée n’en font point de décrier des âmes vertueuses. Mais loin que ces choses doivent affliger ceux qui sont à Dieu, elles doivent même les combler de joie ; puisque c’est la marque assurée de l’amour que Dieu a pour eux, et qu’il les traite en cela comme il a traité son Fils.

 

v. 12. Réjouissez-vous, et soyez ravis de joie ; parce qu’une grande récompense vous est réservée dans le ciel ; car c’est ainsi qu’ils ont persécuté les Prophètes qui ont été avant vous.

 

C’est vraiment un sujet de joie que d’être persécuté ; non seulement pour la récompense promise, mais beaucoup plus à cause de la conformité avec Jésus-Christ. La plus sûre marque de prédestination est la persécution. Tous les Saints de l’ancienne Loi et de la nouvelle l’ont été ; à cause qu’ils devaient tous ressembler à Jésus le Saint des Saints, et être comme autant de copies de ce divin Original ; et cependant quoique plusieurs veuillent la Sainteté, tous craignent la persécution ; et il en est très-peu qui ne s’en laissent ébranler.

 

v. 13. Vous êtes le Sel de la terre ; si le Sel devient insipide, avec quoi le salera-t-on ? Il ne vaudra plus rien sinon à être jeté dehors, et foulé aux pieds des hommes.

 

Les âmes Apostoliques et les Prêtres sont vraiment le sel de la terre ; puisque ce sont eux qui doivent empêcher la corruption du siècle ; mais s’ils sont eux-mêmes ou corrompus ou sans force, avec quoi les salera-t-on ? Qui leur donnera ce qui leur manque, puisqu’ils sont eux-mêmes établis pour pourvoir au besoin des autres ? Les Prêtres doivent puiser en Dieu seul par l’oraison, par la parole, et par la pureté de leur vie ce qu’ils doivent répandre en faveur des âmes ; mais s’ils manquent de sagesse et de force, ils ne sont propres qu’à être jetés hors du Royaume de Dieu, et à être méprisés des hommes ; et non pas à en être le soutien.

 

v. 14. Vous êtes la lumière du monde ; une ville située sur une montagne ne peut être cachée.

 

Les Prêtres et les personnes Apostoliques, les Prélats et les Prédicateurs, sont les lumières du monde ; ils doivent éclairer par leurs exemples autant qu’ils sont obligés de toucher par leurs paroles ; et ne rien prêcher aux autres qu’ils ne l’aient pratiqué les premiers. Jésus-Christ ne s’est pas contenté de nous enseigner par ses paroles ; il l’a fait encore plus par ses exemples ; parce qu’une personne exposée aux yeux de tout le monde doit avoir une piété solide, propre à édifier tous ceux qui l’entendent prêcher la vérité.

 

v. 15. Et l’on n’allume point la lampe pour la mettre sous un boisseau ; mais on la met sur un chandelier afin qu’elle éclaire tous ceux de la maison.

v. 16. Ainsi, que votre lumière luise devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils en donnent la gloire à votre Père qui est dans le ciel.

 

Allumer la lampe, c’est éclairer l’homme de la lumière de la vérité, non seulement pour son avantage particulier, mais beaucoup plus en faveur des autres ; ainsi que la lampe n’est pas allumée pour elle-même, mais pour luire à ceux devant qui elle est exposée. Dieu allume cette lampe de lui-même, du feu de son S. Esprit, lorsqu’il met une personne dans l’état Apostolique ; et dès lors elle est propre à éclairer tout le monde ; aussi n’arrive-t-on que fort tard à la vie Apostolique, et seulement après avoir passé beaucoup de changements et de vicissitudes, et que l’extérieur est confirmé dans un état de perfection très-sublime et exemplaire. Quelques-uns, prenant mal ce passage, croient qu’il se doit entendre d’un extérieur austère, qu’ils se forment eux-mêmes par la rigueur d’une pénitence extraordinaire, ou bien de telles ou telles pratiques auxquelles ils s’assujettissent, mais ce n’est point cela. La vie Apostolique est une vie commune, mais droite, juste et simple, qui n’effraye personne et qui attire tout le monde, marchant dans la droiture, et dans l’accommodement aux états différents et aux faiblesses des hommes, que Jésus et ses Apôtres ont pratiqué. De plus Jésus-Christ ne parle pas ici d’une perfection ou d’un exemple actif, mais passif. La lampe ne s’allume pas elle-même, ni elle ne s’expose pas non plus d’elle-même sur le chandelier. Cela lui doit venir de quelque autre action que de la sienne ; son office est seulement d’éclairer où l’on la met ; et de se laisser allumer ou éteindre, poser ou remuer, comme l’on veut.

Dieu allume lui-même ses lampes Apostoliques du feu de son S. Esprit ; puis il les expose par sa providence où bon lui semble. La lampe dont Jésus-Christ parle ici est la même que ces lampes de feu et de flammes dont il est parlé dans le Cantique 46. L’Époux a rendu son Épouse un Apôtre.

Ces lampes donc de feu et de flammes, lampes allumées par le S. Esprit, et luisantes de son feu, lampes semblables à celle de S. Jean Baptiste, qui fut une lampe ardente et luisante devant le Seigneur 47, ne s’exposant pas d’elles-mêmes aux yeux des hommes, ainsi que font celles qui, avec un extérieur de lampe étudié, sont vides au dedans, et destituées de feu et de flammes. La perfection de chaque chose est d’être faite dans son temps ; pour avoir lu un conseil dans l’Évangile, on le veut prendre et pratiquer par soi-même ; mais c’est à contretemps ; et le défaut de connaître les temps des choses cause tout le dérèglement de la vie spirituelle. C’est de là même que naissent les contestations des savants touchant l’intérieur, n’ayant pas la connaissance de tous les états, ils ne peuvent les distinguer, ni attribuer à chacun ce qui lui est propre ; d’où il arrive que, les confondant, ils font aussi une confusion de raisonnements par lesquels ils tâchent de les décrier ; par exemple, la réflexion est nécessaire dans l’état actif des commençants ; et elle est nuisible dans ceux qui sont fort avancés ; si quelqu’un prétend qu’il faille toujours s’en servir, il se méprend infiniment.

Il y a dans l’Évangile des conseils actifs, et il y en a de passifs ; les uns regardent un état, et les autres un autre. L’avantage de l’abandon est que, se laissant conduire à Jésus-Christ, tout se fait avec justesse et dans son temps.

Le conseil dont il est ici parlé est passif ; et il est seulement pour l’état Apostolique. Le Sauveur en instruit ses Apôtres dès maintenant ; mais ils ne le pratiqueront parfaitement qu’après qu’ils auront reçu le S. Esprit. Il parle d’une lampe que l’on allume, et que l’on expose afin que sa lumière éclaire ; l’âme n’a point d’autre part à cela que de laisser faire à Dieu, qui doit l’allumer et la mettre sur le chandelier en son temps. Jésus-Christ parle assurément ici de l’état Apostolique, où l’âme est mise par lui-même après la perte de toute propriété ; étant exempte d’amour propre, elle est hors d’état de rien dérober à Dieu. C’est une lampe ardente et luisante, qui n’embrase et n’éclaire pas d’un feu qui lui soit particulier, mais du même feu dont elle est allumée. Et comme la lampe ne sert pas à s’éclairer soi-même, mais à illuminer et faire voir les objets ; aussi ces lampes spirituelles ne servent qu’à faire découvrir Jésus-Christ, selon que l’une des plus éclatantes d’entre elles le proteste : Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais Jésus-Christ notre Seigneur ; et nous nous déclarons, mes frères, vos serviteurs par Jésus 48.

Il est clair dans l’Évangile même qu’il y a un temps auquel les bonnes œuvres doivent paraître ; et un autre où elles doivent être cachées ; puisque le Sauveur avertit ses Apôtres, qui alors étaient encore disciples (car ils ne furent mis dans l’état Apostolique qu’après la mort de Jésus-Christ, et après avoir essuyé mille faiblesses), il les avertit, dis-je, de prier en secret, de donner l’aumône secrètement, et de cacher leurs bonnes œuvres, fermant la porte de leur cabinet sur eux. C’est que ceci est un conseil pour l’état actif, et même pour le passif, où l’âme doit toujours se tenir tant qu’elle le peut, et jusqu’à ce que Jésus-Christ la mette dans l’état Apostolique. Les Apôtres ne se sont pas choisis eux-mêmes cet état ; mais Dieu les a appelés, et leur a donné les qualités nécessaires pour être Apôtres. Or les vrais Apôtres par état, qui sont très-rares, peuvent paraître en public, parce qu’ils n’ont plus rien d’eux-mêmes ; ce sont des feux de Dieu, qui, n’ayant plus de propriété, peuvent agir, parler et éclairer sans amour-propre, n’ayant plus rien qui soit à eux, et étant dans une désappropriation générale.

Ceci, étant bien conçu et bien pris, empêche également et la témérité à s’exposer sans mission, et la fausse humilité à refuser la mission, et le travail qui est offert pour la gloire de Dieu. Mais il est bien remarquable que Notre Seigneur ne dit pas : Que votre lumière luise, et que vos bonnes œuvres paraissent, afin que vous soyez estimés comme Saints, et applaudis des hommes ainsi que des Apôtres ; mais afin que ceux qui verront les œuvres que votre Père céleste fait par vous, ils lui en donnent toute la gloire. C’est un précepte de conséquence, qui nous défend de nous amuser autour de la créature, et qui nous ordonne de tout regarder en Dieu, et lui en réserver toute la gloire, toute la louange, et toute la complaisance. Mais hélas ! il est peu observé.

 

v. 17. Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir.

v. 18. Car je vous dis en vérité que tant que le ciel et la terre dureront, il ne se perdra pas un seul iota ni un seul petit trait de la loi qui ne s’accomplisse.

 

Il est certain que, comme il a été dit plus haut, Jésus-Christ n’est point venu détruire la loi en ce qu’elle a de réel et d’esprit ; mais plutôt l’accomplir et la perfectionner, pour la faire aussi accomplir parfaitement par les Chrétiens. Il ne dit pas que toute la loi se doive accomplir en un même temps ; car les cérémonies, les Prophéties, les mystères, les états de l’Église, et les voies intérieures des âmes ne s’accomplissent que successivement. Mais toutes les particularités de la loi, et tout ce qui a été figuré par les cérémonies, ou tracé dans les Histoires, ou prédit par les Prophètes, sera accompli avec ordre avant que le Ciel et la terre passent. Ceci s’entend du Monde en général, dans lequel sera exprimé, avant qu’il finisse, tout ce qui a été figuré ou prédit dans l’ancienne loi, et accompli en Jésus-Christ ; et le Monde ne finira que lorsque tout aura été vérifié, comme il a été écrit ailleurs.

Mais ce qui s’accomplit dans le monde général et sensible s’accomplit aussi à proportion dans le monde particulier et spirituel ; et chaque chose se fait dans le temps qui lui a été marqué. Par la terre qui ne passera point que toute la loi n’ait été accomplie, s’entend que l’âme ne sortira point de son état de propriété et ne sera point purifiée de ce qu’elle a de terrestre, que la loi ne soit accomplie en elle selon le degré dont elle est capable dans cet état ; par le ciel qui ne passera point non plus que cela ne soit fait, se doit entendre l’âme devenue toute céleste et divine, qui ne passera point de tout ce qui peut lui rester de propriété jusqu’en Dieu, ni de cette vie en l’autre, qu’elle n’achève d’accomplir la loi selon qu’elle en est capable, et suivant les desseins de Dieu sur elle. En sorte que tout ce qui n’est pas accompli en cette vie doit être payé dans le Purgatoire. Ô si l’on pouvait découvrir par la lumière que Dieu donne comment toute la loi se trouve accomplie dans les âmes intérieures, et comme Jésus-Christ s’y trouve exprimé avec tous ses états ! L’on verrait avec admiration qu’il n’y a pas un petit trait de la loi qui ne soit accompli dans ces âmes par union et conformité avec Jésus-Christ ; puisqu’elles portent les états de Jésus-Christ, et Jésus-Christ dans ses états.

 

v. 19. Quiconque donc violera un seul de ces moindres commandements, et apprendra aux hommes à les violer, celui-là sera le plus petit au Royaume des cieux ; mais celui qui fera et enseignera sera grand dans le Royaume du Ciel.

 

Jésus-Christ parle ici de l’esprit de la perfection de la loi, et non de sa substance ou intégrité. Le violement de la substance et de l’intégrité de la loi, et le scandale par lequel on la fait violer aux autres, causent la damnation. Mais le seul défaut de perfection dans l’observation de la loi, selon qu’il est plus ou moins grand, fait que l’âme est plus ou moins grande dans le Royaume céleste ; car la mesure de l’état intérieur sera la mesure de la gloire. Ah ! que ceux qui prennent tout du côté de l’extérieur sont aveugles !

 

v. 20. Car je vous déclare que si votre justice n’est plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le Royaume du Ciel.

 

Ceci confirme que ce qu’il a dit s’entend de l’esprit et de l’état intérieur. Les Pharisiens n’avaient qu’une justice vide et extérieure, qui était plutôt une hypocrisie qu’une solide piété ; ce n’était qu’une écorce de justice, qui n’était point animée du véritable esprit de justice. Tout était extérieur en eux et apparent, et il n’y avait rien d’intérieur. Si notre justice n’est plus pleine et plus abondante que celle-là, nous n’entrerons jamais dans le Royaume intérieur en cette vie, ni peut-être même en l’autre dans le Royaume du Ciel ; du moins, nous n’y entrerons jamais sans avoir passé par un terrible Purgatoire.

 

v. 21. Vous avez appris qu’il a été dit aux Anciens : Vous ne tuerez point ; et celui qui tuera sera condamné par le jugement.

v. 22. Mais moi je vous dis que quiconque se fâche contre son frère sera puni par le jugement ; et quiconque dira à son frère Raca sera condamné par le conseil ; et quiconque appellera son frère fou sera digne du feu de l’Enfer.

 

Le Fils de Dieu est venu perfectionner la loi et en faire connaître l’esprit. Ceux qui liront cet endroit sans avoir l’esprit de Jésus-Christ, qui a prononcé ces oracles, diront que la loi de grâce est plus rigoureuse que la loi même de rigueur ; mais ils se méprendront infiniment. Non, la loi de Jésus-Christ n’est point plus rigoureuse ; au contraire, elle est plus parfaite ; et donnant à l’homme le vrai esprit intérieur, qui est l’esprit de la loi, il rend tout aisé. À prendre les choses à la lettre, la punition d’une légère faute contre le prochain serait aussi grande dans la nouvelle loi que celle de l’homicide dans l’ancienne.

Pour concevoir ceci, il faut envisager la chose en elle-même et prise du côté de la grâce. Il est certain qu’une légère faute d’un ami que l’on a comblé de biens offense plus qu’une injure atroce d’un ennemi ; ainsi les légères fautes des Chrétiens, à qui Dieu fait plus de grâce, et qu’il a appelés à une plus grande perfection, lui déplaisent plus que les péchés notables des Juifs, qu’il n’avait pas comblés de tant de bienfaits, ni appelés à une si entière pureté. Il y a plus : c’est que la punition dont Jésus-Christ parle ici est une peine qu’il fait lui-même souffrir à l’âme qui l’offense par la colère ou promptitude contre ses frères. Il la punit intérieurement d’un certain brûlement, causé par la connaissance qu’elle a de la nature de sa faute. Plus Dieu punit promptement ses amis, plus il leur marque son amour. C’est un bon signe lorsqu’il se rend un prompt et juste exacteur, et qu’il leur fait payer incessamment jusques aux moindres choses ; mais lorsqu’il diffère à punir, c’est un effet de la plus forte colère. Punir par le jugement est une punition différée, et aussi plus grande.

Dieu nous recommande sur toutes choses la charité ; et rien n’offense tant sa bonté que le défaut d’amour envers le prochain. Mais quoique pour une injure de cette conséquence l’on mérite l’Enfer, Dieu néanmoins ne la punit pas toujours de ce supplice ; car en fait de punition, il relâche beaucoup de ce que nous méritons, et il nous récompense excessivement au-delà de nos mérites.

Que si une simple injure, qui paraît même légère, mérite tant de châtiments, combien des outrages sanglants que l’on fait aux serviteurs de Jésus-Christ l’offensent-ils davantage ? Comment tant de noires médisances qui se vomissent contr’eux seront-elles punies ? Ô si l’on connaissait l’énormité de ce péché, et combien il est difficile à pardonner, à cause des coups mortels qu’il porte à l’honneur du prochain, et parce qu’il cause des maux infinis, et de l’extrême difficulté qu’il y a de les réparer, l’on ne médirait pas si aisément ! Cependant il n’est point de péché que l’on commette avec plus de facilité. Il est certain qu’après l’ingratitude et l’infidélité, et les crimes de lèse-Majesté divine, il n’y a aucun péché qui attire autant de châtiments que la médisance ; parce qu’outre qu’il est des plus griefs, il est de plus le plus général de tous, et celui de qui l’on a le moins d’horreur, et auquel on apporte moins de remède.

 

v. 23. Que si, lorsque vous offrez votre don à l’autel, il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous ;

v. 24. Laissez là votre don devant l’autel, et allez vous réconcilier premièrement avec votre frère ; et après, vous viendrez faire votre offrande.

 

La perfection de ce précepte est de rechercher notre frère, non-seulement lorsque nous l’avons offensé, mais aussi lorsqu’il est fâché contre nous, sans que nous connaissions de lui en avoir donné sujet. Nous devons le prévenir lorsque nous l’avons offensé, par le devoir de notre conscience, et nous devons le rechercher lorsqu’il a quelque chose contre nous, pour son propre salut, et afin de plaire à Dieu, qui désire de nous cet excès de charité. La principale offrande que Dieu veut de nous est que nous contribuions par notre douceur et par notre patience au salut de notre frère. Si nous avions l’esprit de Jésus-Christ, qui est l’esprit de douceur et de charité, tout cela nous serait très-facile, d’autant plus que n’ayant plus ni de passion, ni d’amour, ni d’intérêts propres, nous n’offenserions personne, et nous ne nous offenserions de rien. Que si, sans avoir dessein d’offenser, il nous arrivait par imprudence de causer quelque déplaisir à notre frère, nous tâcherions de le ramener aussitôt en le prévenant avec charité.

Ce conseil est nécessaire pour le repos public, et particulièrement dans les Communautés ; si au lieu de demeurer fier et réservé durant bien des jours, sous prétexte qu’on s’est fâché sans sujet, on prévenait les gens d’amitié et d’honnêteté, compatissant à leur faiblesse, il n’arriverait point tant de dissensions, de querelles, et d’inimitiés. Un froid se change en aversion ; une aversion en opposition ; une opposition en haine implacable. Mais une personne qui se réconcilie aisément est à couvert de tous ces désordres. C’est la conséquence de cette réconciliation qui a fait exprimer ce conseil à l’Apôtre d’une manière bien pressante : Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère 49.

 

v. 27. Vous avez appris qu’il a été dit aux Anciens : Vous ne commettrez point d’adultère ;

v. 28. Mais moi je vous dis que quiconque regarde une femme avec un mauvais dessein a déjà commis l’adultère dans son cœur.

 

 Jésus-Christ, voyant bien que c’est proprement dans le cœur que le péché se commet, puisque c’est son consentement qui répand la malice sur l’œuvre extérieure, et que c’est le plus souvent par la vue que le péché trouve entrée dans le cœur, il veut que le Chrétien soit extrêmement précautionné à l’égard de ses yeux et de son cœur ; de ses yeux, pour ne pas laisser entrer par là le venin dans le cœur, ni la mort par les fenêtres 50 ; et de son cœur, pour ne pas donner la mort à l’âme par son mauvais consentement. Le désir véhément d’un mal est bientôt suivi de l’effet, lorsque l’occasion en est présente. Mais quoique l’effet ne s’ensuive pas, Dieu, qui pénètre le fond du cœur, le voit coupable du crime, et le jugera comme s’il l’avait commis au dehors ; parce qu’à l’égard de Dieu, le dedans n’est pas moins manifeste que le dehors. Comme celui qui ne commet pas un crime auquel il consent ne laisse pas d’en être coupable, aussi celui qui fait une faute involontaire n’est pas criminel. C’est la volonté qui fait tout le mal ; et parce que le mauvais désir entre dans l’âme ou par les regards ou par ses discours, la mortification de la vue et de l’ouïe est celle de tous les sens qui est la plus nécessaire.

 

v. 29. Que si votre œil droit vous est un sujet de scandale, arrachez-le, et le jetez loin de vous : car il vaut mieux pour vous qu’un de vos membres périsse que non pas que tout votre corps soit jeté dans l’Enfer.

 

Par l’œil droit le Sauveur entend les lumières et les connaissances les plus nécessaires. Si elles sont une occasion de scandale, et que l’âme pour les suivre ne se rende pas à toutes les volontés de Dieu, il faut que tout cela soit arraché et jeté loin ; puisqu’il vaut mieux se sauver sans lumières que de se perdre avec les lumières. Les hautes connaissances et la science font souvent plus de mal que de bien, non par leur nature, car ce sont des dons de Dieu, mais par l’abus qui s’en fait, et par l’enflure qui en procède. Jésus-Christ, connaissant ce danger, nous exhorte à les rejeter, même dans des choses fort utiles, lorsque nous voyons qu’elles nous doivent être une occasion de scandale et de chute, pour nous contenter alors de la Charité, qui passe toute science 51.

 

v. 30. Et si votre main droite vous est un sujet de scandale, coupez-la, et jetez-la loin de vous : car il vaut bien mieux pour vous qu’un de vos membres périsse, que non pas que tout votre corps aille en Enfer, etc.

 

Par la main droite, l’on ne doit pas seulement entendre les œuvres mauvaises qui se font avec gauchissement, mais aussi les meilleures actions, dont il faut se priver lorsqu’elles sont occasion de chute, de vaine gloire, et de quelque péché. Il n’est rien de si bon qui ne doive être retranché sitôt qu’il est contre l’ordre de Dieu, et contre ce qu’il désire de nous. Il ne faut rien épargner, ni rien retenir quand il s’agit de la volonté de Dieu.

 

v. 34. Et moi je vous dis que vous ne juriez en aucune sorte.

v. 37. Mais contentez-vous de dire : Cela est ; ou : Cela n’est pas ; car ce que vous dites de plus procède du mal.

 

Tout ce que l’on dit ou pour soutenir une chose, ou pour se défendre procède du mal ; parce qu’il vient de l’amour propre, qui, par la crainte qu’il a de la confusion, veut toujours s’excuser et se justifier. Il faut se contenter de dire simplement la vérité ; et si l’on n’est pas cru, il faut tout abandonner à la Providence.

 

v. 38. Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.  

v. 39. Et moi je vous dis de ne point résister lorsqu’on vous traite mal.

v. 40. Mais si quelqu’un vous donne un soufflet sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre, et si quelqu’un vous veut faire un procès pour avoir votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau, etc.

 

Ce conseil est singulièrement celui des âmes abandonnées. Elles le trouvent autant doux et facile qu’il paraît rude et étrange aux autres. Ô admirable conseil ! Qui est-ce qui vous pratique ? Il ne se trouve personne qui ose se déclarer pour vous. Les Religieux mêmes, qui ne se sont faits Religieux que pour l’accomplir, professant de vivre selon toute la perfection de l’Évangile, le font-ils ? Ô amour-Dieu ! qui avez promis qu’il n’y aurait pas un point de la loi qui ne fût accompli, choisissez-vous des âmes abandonnées ; faites-vous des âmes intérieures qui accomplissent celui-ci ! L’on se fait un point d’honneur de repousser l’injure par l’injure ; et l’on ne veut point pratiquer ce que Jésus-Christ a conseillé.

Par le soufflet donné sur la joue droite, s’entendent tous les outrages que l’on fait à notre personne ou à notre honneur. Il faut tendre la joue pour le recevoir ; c’est-à-dire, être exposé et abandonné à toutes les volontés de Dieu, pour toutes les persécutions des créatures qu’il pourrait vouloir ou permettre s’exciter contre nous. Ceci est tendre simplement une joue, et demeurer délaissés à Dieu en sacrifice pour souffrir tout ce qu’il lui plaira. Mais tendre l’autre joue, c’est se sacrifier de nouveau pour d’autres ou de semblables outrages, tels qu’il plaira à Dieu que nous souffrions.

L’enlèvement est la robe marque l’usurpation qui se fait de nos biens et de tout ce qui nous appartient ; il faut s’en laisser dépouiller dans la volonté de Dieu. On cherche mille raisons et subtilités pour justifier les procès ; mais cette seule parole de Jésus-Christ devrait suffire pour nous les faire avoir en horreur. Comment se peut-il faire que les Chrétiens soient de plus grands plaideurs que les infidèles ? Mais qui verra sans frayeur que les pères et pasteurs des Chrétiens leur donnent en ce point de si mauvais exemples ?

Se laisser emporter encore le manteau, c’est consentir à un dépouillement plus étendu que n’est celui qui arrive par la providence visible ; le fidèle abandonné allant au-devant des ordres de son Dieu, et se soumettant de tout son cœur non seulement à ses volontés bien reconnues, mais aussi à d’autres plus surprenantes qu’il pourrait avoir, et qui ne paraissent pas encore. Ah !... si tout se prenait ainsi du côté de Dieu, nos persécuteurs seraient nos amis, et nous les verrions comme des exécuteurs des volontés de Dieu, que nous devons aimer et chérir en lui.

 

v. 42. Donnez à celui qui vous demande ; et ne rejetez point celui qui veut emprunter de vous.

 

Ce commandement regarde toute sorte d’assistance du prochain, autant la spirituelle que la corporelle ; et pour l’accomplir, il faut donner ou prêter au prochain, tout ce que l’on peut de biens, selon son besoin, et dans la vue de la volonté de Dieu. Mais la plupart des Chrétiens regardent ce précepte comme s’il avait été fait à d’autres qu’à eux, surtout pour ce qui est de prêter ; personne ne peut croire qu’il y ait quelque obligation ; et si l’on prête quelquefois, au lieu d’en chercher le seul motif dans ce commandement de Jésus-Christ, l’on a seulement en vue l’engagement humain, la gratitude et l’usure.

 

v. 43. Vous avez appris qu’il vous a été dit : vous aimerez votre prochain, et vous haïrez votre ennemi.

v. 44. Mais moi je vous dis : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient.

 

Ce commandement, qui passe pour le plus difficile de tous, étant pris du côté de la nature et de la propriété, est très-aisé lorsqu’on le prend du côté de Dieu. Les préceptes divins ne paraissent rigoureux qu’à ceux qui, n’aimant pas Dieu, jugent impossible tout ce qui les incommode. Si nous regardions en Dieu et comme ordre de Dieu tous les torts qu’on nous fait, si nous les envisagions comme autant de biens qui méritent le ciel, qui nous rendent imitateurs de Jésus-Christ, comme des faveurs de Dieu les plus signalées, tels qu’ils sont dans la vérité, nous reconnaîtrions bientôt la facilité qu’il y a d’obéir en cela à Jésus-Christ ; et nous sentirions un amour tendre et fort pour ceux que nous regardons comme nos ennemis. Les âmes qui sont en Dieu, et qui voient tout en lui, sentent des tendresses grandes pour leurs ennemis ; elles n’ont pas la moindre peine de leur faire du bien ; au contraire, elles s’y portent de tout leur cœur dans l’occasion, parce qu’elles les considèrent non comme persécuteurs, mais comme amis ; ainsi que dit Job : (a) que l’extrémité de la faim fait trouver douces les choses les plus amères 52 ; car, de même, une âme affamée de la souffrance juge bien doux tout ce que les autres trouvent amer ; et les plus grands tourments font ses délices.

 

v. 45. Afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans le ciel, qui fait lever son soleil sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes, etc.

v. 48. Soyez donc, vous autres, parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

 

Dieu fait du bien indifféremment à tous ; et c’est en quoi il veut que nous l’imitions. Il ne tire pas le motif de ses bienfaits du mérite de ses créatures, mais il n’envisage que sa pure charité.

Il nous est enfin ordonné dans ce sermon de si grande perfection d’être parfaits comme notre Père céleste ; ce qui ne s’accomplit parfaitement que lorsque nous sommes parfaits de sa perfection, et non pas de la nôtre ; non que la perfection de chaque âme ne soit en elle comme un ornement réel de son être particulier, mais parce que lorsqu’elle est parfaite par l’anéantissement (ne pouvant l’être autrement), elle ne peut voir sa perfection en elle-même, ni se l’attribuer comme propre ; elle ne se trouve parfaite qu’en Dieu, et de la perfection de Dieu même ; non plus qu’elle ne peut plus se trouver en distinction hors de Dieu. Elle est donc parfaite comme Dieu ; mais non pas autant que Dieu, ce qui est impossible ; elle l’est pourtant de la même perfection de Dieu ; car le transport, ou le passage de l’âme dans l’éternelle origine, la fait passer en unité divine avec tous ses biens et tous ses avantages ; en sorte que ne pouvant se distinguer en rien ni chose quelconque qui lui appartienne, elle sent seulement par le centre que Dieu lui est tout en toutes choses 53. Quiconque met sa perfection en telle chose créée ou distincte n’est pas parfait comme Dieu ; puisque la perfection de Dieu n’a besoin que de lui-même et est indépendante de toutes choses ; mais ceux-là sont parfaits comme Dieu qui se laissent animer de son Esprit, qui les affranchit de tout le créé, les élève au-dessus de tous moyens pour les unir sans milieu à la seule volonté divine, leur imprime ses propres caractères, et les perfectionne de sa perfection.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI.

 

 

v. 1. Prenez garde à ne point faire vos œuvres de justice devant les hommes, afin d’en être regardés ; autrement vous ne serez point récompensés de votre Père qui est dans le Ciel.

 

IL semble que ce passage soit contraire à celui qui est plus haut, où Jésus-Christ veut que les bonnes œuvres éclatent devant les hommes, afin qu’ils rendent grâces au Père céleste ; cependant ils sont extrêmement d’accord.

Le Sauveur parle à deux sortes de personnes : à ceux qui sont encore tous vivants en eux-mêmes et propriétaires ; et à ceux qui sont morts et anéantis. Il défend aux premiers de faire leurs actions devant les hommes afin d’en être regardés, parce que, s’occupant encore de tout ce qu’ils font, et y prenant part, ils sont fort sujets à la vaine gloire et à aimer l’applaudissement ; ce qui se fait même en quelques-uns d’entr’eux d’une manière si cachée, qu’ils ne croient pas s’y complaire ; mais s’ils examinent les choses de près, ils verront qu’ils ont une certaine joie secrète qui leur enfle un peu le cœur lorsqu’ils sont applaudis, et une douleur qui se fait assez sentir lorsqu’ils sont condamnés.

Mais les autres, étant morts et anéantis, sont à couvert de ces défauts ; parce qu’ils ne s’approprient rien de tout le bien que Dieu fait par eux, et que, n’y prétendant rien, ils le font paraître autant qu’il est nécessaire pour la gloire de Dieu, et selon le mouvement qui leur en est donné ; aussi n’ont-ils pas ces joies et ces tristesses des premiers ; ils sont dans une entière mort à tout cela.

C’est pourquoi Dieu donne des motifs bien différents à ces deux manières d’agir, si contraires, en apparence : aux premiers, qui sont encore commençants, il leur donne la vue de la récompense ; et aux seconds, qui sont parfaits, il leur dit d’en user de la sorte afin que Dieu soit glorifié.

 

v. 2. Lors donc que vous donnerez l’aumône, ne faites pas sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les Synagogues et dans les rues pour être regardés des hommes. Je vous dis en vérité qu’ils ont déjà reçu leur récompense.

v. 3. Mais lorsque vous donnerez l’aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite.

 

Rien ne déplaît tant à Dieu que l’hypocrisie. Le caractère des hypocrites est de se faire leur idole d’eux-mêmes, et de sacrifier tout ce qu’ils font à leur réputation. Ce sont des gens qui vivent sans aucune vue de Dieu, comme s’il n’y avait que la créature, et que la félicité consistât à gagner son estime et son approbation. Ce sont des amateurs d’eux-mêmes, toujours occupés de leur honneur, et qui sont sans cesse autour d’eux-mêmes comme les mouches autour des charognes ; toujours guindés et gênés pour ne rien dire qui les puisse rendre méprisables et leur ôter la bonne opinion des créatures ; ils prennent avec anxiété des lois et des mesures de prudence pour réussir en tout, et ils ne sauraient s’abandonner à Dieu en quoi que ce soit ; la moindre faute qu’ils fassent devant les hommes les ronge et les dévore ; un petit emportement qui aura paru bourrellera plus l’âme qu’une lourde chute dont il n’y a point de témoin ; car n’ayant point Dieu devant les yeux, ils ne tiennent point de compte des crimes, pourvu qu’ils les puissent cacher aux hommes. Ce sont eux-mêmes qui, selon le Prophète, appellent le bien, mal, et le mal, bien ; donnent le nom de ténèbres à la lumière, et de lumière aux ténèbres, et prennent l’amer pour le doux et le doux pour l’amer 54 ; car il n’est point de si fréquentes méprises ni de tromperies pareilles à celles des personnes qui se cherchent eux-mêmes en toutes choses ; ne trouvant que la créature, ils ne trouvent que vanité. Ils condamnent dans les autres les actions les plus innocentes, médisant surtout des personnes les plus intérieures, parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’intérieur, et faisant leur panégyrique en s’élevant sur les défauts prétendus des autres. Tel homme qui est austère ne fait cas que de l’austérité, et méprise une âme très-sainte et agréable à Dieu à qui la faiblesse ne permet pas d’en faire autant, ou qui est attirée de Dieu à une vie plus commune. La vie cachée est la plus nécessaire, et c’est elle qui empêche l’âme de se corrompre par la vanité. Nous devons nous y porter de nous-mêmes autant que nous le pouvons ; et n’en jamais sortir, que Dieu ne nous en tire par une providence particulière pour l’utilité des autres.

 

v. 5. Et quand vous priez, n’imitez pas les hypocrites, qui se plaisent à faire leurs prières étant debout dans les assemblées et aux coins des rues, afin d’être vus des hommes. Je vous dis en vérité qu’ils ont déjà reçu leur récompense.

 

Jésus-Christ ne condamne pas la prière extérieure et publique, puisque lui-même l’a pratiquée quelquefois selon la nécessité ; mais il fait voir que l’on n’en doit pas faire son capital, ni affecter en la faisant d’être vu des hommes ; et qu’il ne faut faire paraître la prière au-dehors que dans le besoin. La prière que Jésus-Christ faisait le plus était une prière cachée, et une prière toute intérieure ; et c’est cette prière qu’il désire le plus que nous fassions, à son imitation. Ceux qui affectent de faire leurs actions avec éclat, en ayant reçu la récompense des hommes, ne la recevront pas de Dieu.

 

v. 6. Mais vous quand vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet, fermez la porte, et soyez retiré pour prier votre Père ; et votre Père qui voit ce qui est caché vous le rendra.

 

Entrer dans notre cabinet, c’est entrer dans notre cœur par le recueillement. Il n’y a que cet endroit qui soit proprement notre cabinet ; mais c’est un cabinet que l’on peut porter partout. Là, fermant la porte des sens à tous les objets du dehors, il faut nous tenir seuls avec Dieu seul, qui habite dans les lieux les plus cachés et les plus secrets de notre âme, dans son fond et dans son centre. C’est là où Dieu veut être trouvé ; et ceux qui se mettent en devoir de prier de la sorte sont très-assurément récompensés ; mais d’une récompense qui vaut seule tout le Paradis. Dieu se communique d’une manière très-intime aux âmes qui entrent dans cette profonde retraite ; il leur fait part de sa présence ; que dis-je ? il se donne tout entier à elles. Ô admirable récompense ! qui vaut plus que dix mille cieux, si le même avantage ne s’y trouvait pas d’une manière plus parfaite.

 

v. 7. Ne soyez pas grands parleurs dans vos prières, comme les Païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent.

v. 8. Ne soyez donc pas semblables à eux ; car votre Père connaît vos besoins avant que vous les lui demandiez.

 

Notre divin Maître nous recommande de ne parler que très-peu lorsque nous prions. Ô qu’un langage muet, conçu dans le fond du cœur, est bien plus efficace que toutes les paroles de la bouche ! S’il faut parler beaucoup avec les créatures pour se faire entendre, avec Dieu l’on n’a que faire de paroles. Il sait ce que nous lui voulons dire avant que nous le lui disions, et c’est lui-même qui nous l’inspire ; car nulle bonne pensée ne peut nous venir que de lui 55. Il connaît mieux le fond de nos cœurs que nous-mêmes, aussi bien que ce qui nous est nécessaire. Nous sommes si aveuglés par l’amour de nous-mêmes que nous ne demandons souvent que les choses qui nous sont les plus contraires. Prions, prions, comme Jésus-Christ ; et apprenons de lui à prier. Ces grandes paroles proférées avec violence, quelque enflammées qu’elles paraissent, sont accompagnées de peu d’amour.

Un cœur qui aime bien ne saurait plus ouvrir la bouche pour parler ; la grandeur de sa foi et la véhémence de son amour lui lient la langue et lui ôtent toute parole, pour lui donner lieu d’admirer et son Dieu et son tout dans un parfait repos.

Il ne peut plus que se taire en la présence d’un Bien-aimé qui voit et qui peut tout, et qui remplit parfaitement tous ses désirs. Dès que l’âme commence à posséder Dieu dans son fond, ô elle ne peut plus lui parler de la bouche ! Elle ne peut que demeurer en silence, et donner la liberté à son cœur de parler un langage que l’oreille n’entend pas, mais qui monte jusqu’au cœur de Dieu.

Ah ! si l’on savait combien cette manière de prier est efficace, et combien elle est grande et utile, on ne l’abandonnerait pas, on ne la censurerait pas comme l’on fait ! Ô ciel ! comment se peut-il faire que cette prière, singulièrement propre aux Chrétiens, soit méprisée et combattue par les Chrétiens mêmes ; et que les Maîtres des âmes, loin de l’enseigner, la déconseillent ? Quel ressentiment en aura leur Sauveur ; puisque c’est celle qu’il leur a méritée par sa mort, et qu’il désire plus d’elles infiniment que toutes les paroles de sa bouche ? Qu’y a-t-il donc à craindre dans une prière qui est toute de foi et toute d’amour, toute d’esprit et toute de vérité, toute et repos et toute d’union ? Peut-il y avoir du danger à former des actes des vertus théologales les plus intérieures, les plus simples et les plus parfaites ? Révélez, Seigneur, cette prière de paix et de vérité, ainsi que vous l’avez promis par un prophète 56, et à tant de simples qui l’ignorent, et à tant de savants qui la combattent ! Des persécuteurs se sont élevés contre elle dans tous les siècles, même du sein d’une même Mère. Des armées de Scolastiques et de spirituels l’attaquent encore plus ouvertement dans nos jours ; mais c’est à vous, ô juste Juge, que l’on délaisse votre propre cause. Le Royaume intérieur s’étendra parmi les persécutions ainsi que l’empire de votre Église ; et plus il y aura d’intérieurs martyrisés, plus il y en naîtra de leur sang et de leurs cendres.

Non, la multitude de vos paroles ne vous fera pas exaucer, mais l’abandon, le délaissement de vous-mêmes aux volontés de Dieu, une humble attente en sa présence, un acquiescement doux, et un silence plein de confiance. Jésus répète encore qu’il ne faut pas nous confier dans le grand nombre ou dans l’enflure de nos paroles, comme font les Païens. S’il n’avait pas dit lui-même que la multiplicité des paroles dans l’oraison est une prière de Païens, et non celle des Chrétiens, quiconque oserait l’avancer passerait pour un blasphémateur. Mais, ô amour ! vous savez que le caractère de Chrétien est ce silence et cet abandon, parce qu’il fait connaître l’estime que l’on a de celui que l’on prie, et la confiance que l’on met en sa bonté. C’est une prière de simple exposition devant Dieu, qui voit toutes choses ; c’est une prière de foi, source de toute vraie prière, qui croit devoir tout obtenir, et qui néanmoins ne veut rien obtenir que ce qu’on lui veut donner. Ô l’excellente prière ! Qu’avons-nous besoin d’exprimer nos nécessités à celui qui les fait mieux que nous ? C’est croire ou qu’il manque de compassion, ou qu’il ignore quelque chose. Il sait mieux que nous ce qui est en nous ; et il a plus de charité pour nous que nous n’avons d’amour pour nous-mêmes.

Cet endroit est très-fort pour autoriser l’ORAISON MENTALE, et faire voir combien elle est élevée au-dessus de la vocale ; et non seulement l’oraison mentale commune, qui se fait par le discours intérieur ; mais encore la plus simple et la plus tranquille, qui se fait en foi et en repos, dans l’admiration et dans l’amour de Dieu, qui n’ont besoin ni de raisonnement ni de parole.

Les Païens, qui se faisaient des Dieux de pierre et de bois, et qui adoraient des hommes, ne connaissaient pas la prière intérieure ; et ils ne croyaient pas pouvoir être ouïs et exaucés de leurs fausses divinités, sinon à force de paroles sensibles et de grands cris. C’est pourquoi le Prophète Élie, se moquant d’eux dans l’une de leurs prières les plus solennelles, leur disait : Criez plus fort à votre Dieu ; parce qu’il est peut-être en quelque conversation, ou dans l’hôtellerie, ou en chemin ; ou que peut-être il dort, afin qu’il s’éveille 57. Tout Chrétien qui croit avoir besoin de paroles, soit extérieures, ou intérieures, pour être entendu de Dieu, approche fort de l’erreur des Païens ; mais celui qui fait que Dieu pénètre nos plus secrètes pensées avant même qu’elles soient formées, et que (b) son oreille écoute la préparation du cœur 58, ne se met pas fort en peine d’étudier des paroles ni d’arranger des discours pour parler à Dieu ; il ne se soucie plus même de lui parler hors de ses obligations, depuis qu’une foi vive et forte lui persuade qu’un Dieu immense et infini ne peut être mieux honoré que par le silence, ni adoré plus parfaitement que dans le repos et la paix. C’est là proprement le traiter en Dieu ; toute autre méthode le rabaisse un peu jusqu’à la manière d’agir de la créature.

Le Fils de Dieu propose aussi bien la perfection de la prière chrétienne dans ce merveilleux Sermon, que celle des autres préceptes qu’il y confirme et explique ; car ce Sermon divin est proprement la règle de la perfection chrétienne. Or ce qu’il dit de l’oraison, qu’elle ne doit pas s’établir dans la multiplication des paroles, et qu’elle doit être faite dans le cabinet, la porte fermée, et de la manière la plus secrète et la plus retirée, fait assez voir qu’il donne la préférence à la mentale au-dessus de la vocale ; et que pour les mêmes raisons il relève aussi la mentale simple, unie, tranquille et muette, au-dessus de celle qui est multipliée, véhémente et raisonnée ; celle-là étant d’autant plus parfaite, qu’elle s’exerce par les actions les plus nobles de l’âme, et qu’elle approche plus de la grandeur, de la simplicité, et du repos de Dieu.

 

y. 9. Voici donc comme vous prierez : Notre Père qui êtes dans les cieux, votre Nom soit sanctifié.

 

Jésus-Christ met ce doux nom de PÈRE au commencement de cette unique prière qu’il nous apprend, pour nous exciter à la confiance que nous devons avoir en lui, qui est celle d’un enfant, qui n’a aucun souci de ce qui le regarde, mais qui s’abandonne à toutes les volontés de son Père. Ensuite il nous oblige à demander des choses qui regardent purement la gloire de Dieu. En premier lieu, que son Nom soit sanctifié, connu et honoré. Sanctifier le Nom de Dieu, c’est lui rendre toute la gloire de la sainteté qui se trouve dans la créature, et reconnaître que toute sainteté vient de lui, et est à lui-même.

Ô Dieu ! si vous ne nous commandiez pas vous-même de vous appeler notre Père, qui oserait jamais avoir la hardiesse de vous appeler de ce nom ? Ô enfants fortunés, d’avoir un tel Père ! Ne faut-il pas vous abandonner à lui sans réserve, et vous confier à sa bonté ? Traitez-le du moins comme vous feriez un Père de la terre. Les enfants servent leur Père sans penser à la récompense ; ils ne songent qu’à le contenter, persuadés qu’ils sont qu’il les récompensera plus ne les récompensant pas, parce qu’ils auront son héritage. Dieu récompense de ses dons les âmes mercenaires pour les services qu’elles lui rendent ; mais il se donne lui-même à ses enfants pour récompense.

 

v. 10. Que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel.

 

Ces deux demandes, avec la première, sont les plus importantes de cette sacrée prière, parce qu’elles ne regardent que Dieu et ses intérêts. Ô si l’on savait combien cette prière renferme de grandes choses ! Qui la comprendrait et la ferait dans l’esprit de celui qui nous l’a apprise serait bientôt consommé dans la perfection. L’homme demande à Dieu que son règne arrive, qu’il soit connu de tout le monde, et que son Empire s’étende par toute la terre ; qu’il règne sur toutes les âmes en souverain, et que chacun le supplie de régner plus particulièrement sur la sienne ; qu’il conduise, meuve, gouverne et dispose de tout ; et que de même qu’un Roi bâtit et renverse dans son Royaume selon ses volontés, sans que rien s’y oppose, de même ce Roi de gloire doit régner en nous sans résistance. Aussi l’Écriture met-elle dans le même verset : Que votre volonté soit faite ; comme pour dire : Soyez notre Roi, mais un roi qui ne trouve en nous aucune résistance ; en sorte que vous soyez obéi absolument, qu’il ne se trouve pas en nous seulement une répugnance pour vos volontés ; et même que nous soyons aussi prêts de périr dans l’ordre de cette volonté que d’être sauvés.

Il n’y a pas un Saint dans le ciel qui ne fut prêt à le quitter avec tous ses avantages pour faire la volonté de Dieu, cette volonté étant plus pour eux que tout le Paradis. La consommation d’une âme ne se connaît point à l’amour le plus ardent, ni aux choses extraordinaires, ni aux plus extrêmes austérités, aux dons, grâces et faveurs spéciales, à ces enthousiasmes, extases et ravissements, ni à toutes les plus grandes choses ; elle se connaît seulement à la perte totale de toute volonté dans celle de Dieu, lorsque l’âme n’a plus ni pente, ni inclination, ni penchant pour les choses mêmes les plus divines ; et qu’elle ne se trouve de choix ni de préférence pour chose au monde : c’est alors qu’elle est consommée ; Dieu règne souverainement sur elle ; et depuis que la volonté de Dieu est devenue toute sa volonté, la vie de Dieu est aussi devenue sa vie. Cela se connaît particulièrement à ce que tous les états lui sont égaux, quels qu’ils soient, fussent-ils même les plus malheureux ; et qu’elle ne se trouve ni crainte d’y demeurer, ni désir d’en sortir, ni enfin pas le moindre mouvement, s’étant parfaitement délaissée à Dieu pour toutes choses.

Faire la volonté de Dieu dans la terre comme elle est faite au ciel, c’est la faire comme la font les bienheureux ; et faire la volonté de Dieu comme la font les bienheureux, c’est être uni, transformé et perdu dans la volonté de Dieu ; en sorte que comme il est impossible à un bienheureux de faire autre chose que la volonté de Dieu, de même une âme anéantie ne peut plus faire autre chose que la volonté de Dieu. Sitôt que notre volonté est anéantie, celle de Dieu prend sa place, et l’âme n’est plus que volonté de Dieu. Et l’on ne doit pas s’étonner que cette âme ne soit plus autre chose que volonté de Dieu ; puisque par son anéantissement et par sa transformation elle est devenue Dieu, c’est-à-dire, un même esprit avec Dieu 59. C’est pourquoi lorsqu’elle veut fonder son fond, elle n’y peut plus trouver que Dieu et sa volonté, ni dans les autres créatures non plus, hors de celles qui sont opposées à Dieu par leur propriété, dont elle sent avec beaucoup de peine l’être particulier et infecté.

Elle fait alors nécessairement et infailliblement cette volonté, quoique toujours très-librement, s’étant dépouillée de la sienne par un franc abandon lorsqu’elle en avait l’usage en propre, et ayant renoncé à sa liberté pour la donner à Dieu. Alors par un excès de liberté, et par le plus fort usage de sa volonté, elle perd toute volonté. Cette âme fait sans peine et sans contrainte tout ce que Dieu veut, et elle fait aussi tout ce qu’elle veut elle-même avec un plaisir très-grand. Elle se trouve dans l’impuissance de vouloir autre chose que ce qu’elle a et ce qu’elle fait. Que nul n’entreprenne de juger de ses actions. Ceux qui sont devenus un même esprit avec Dieu, ne peuvent plus être jugés d’aucune créature sans une grande témérité ; ils jugent sainement de toutes choses, et le Seigneur seul est leur Juge 60 ; ce qui se doit entendre de leur fond, et des mérites de leurs actions, sans préjudice néanmoins de l’obéissance et de l’ordre établi de Dieu. Mais comment le monde ne les jugerait-il pas comme les autres, puisqu’il ne les connaît pas pour ce qu’ils sont ? Cependant il est sûr que comme leur pureté est parfaite, leur liberté est plus grande que les cieux.

Durant un très-longtemps l’âme éprouve que sitôt qu’elle veut une chose, il lui en est donné une autre ; ce qui l’étonne d’autant plus que dans les commencements Dieu accomplissait toutes ses volontés ; mais dans la suite il prend plaisir de la contrarier, et de combattre toutes ses volontés extérieures et intérieures, même dans les plus petites choses. Je sais des personnes à qui il ne laissait jamais ni avoir ni faire une volonté. Mais après que Dieu a poursuivi longtemps une âme en cette sorte, lui ôtant tous moyens de faire ses volontés, même les meilleures, elle se trouve enfin morte à toute volonté, en sorte qu’elle ne s’en trouve plus en aucune manière, étant comme une personne à qui l’on a retranché tout aliment et toute vie ; et ayant été longtemps aussi dans cette mort, elle s’aperçoit peu-à-peu qu’une autre volonté est substituée en la place de la sienne ; mais une volonté qui est plus à elle que ne l’était la sienne propre ; en sorte qu’elle ne peut plus rien vouloir que par cette volonté, mais avec un agrément si grand, et un usage si libre et si entier de la volonté de Dieu, que l’on ne peut distinguer si Dieu est la volonté de l’âme, ou si l’âme est la volonté de Dieu. Elle est obéie comme Dieu ; et si Dieu veut quelque chose en elle, ou par elle, tout est d’abord exécuté. Ô le grand état que celui-là ! Dites, ô Chrétiens, votre Pater avec le plus de dévotion que vous pourrez, consentant à tous les grands sens que Jésus-Christ y a renfermés, quoique vous ne les compreniez pas ; mais sachez que tous les travaux de la vie spirituelle et toutes les grâces que Dieu fait à ses amis ne tendent qu’à faire que la volonté de Dieu s’accomplisse dans la terre comme au ciel : car c’est en cela que consiste toute la gloire de Dieu et la sainteté de l’homme.

 

v. 11. Donnez-nous aujourd’hui notre pain qui surpasse toute substance.

 

Ô les grandes paroles ! mais peu expliquées, et mal conçues. Le pain que l’homme demande ici n’est point seulement un pain matériel, comme l’on se l’imagine ; mais beaucoup plus un pain qui passe toute substance. Ce pain n’est autre que le VERBE, qui est toujours le pain d’aujourd’hui comme étant toujours engendré au jour présent de l’éternité 61. C’est ce pain qui est au-dessus de toute substance et de tout être ; et qui nourrit et soutient les autres êtres non seulement par la communication qu’il leur fait de son être, mais encore en les faisant passer en lui, leur donnant un être au-dessus de tout être naturel. Le pain matériel soutient de sa substance celui qui le mange s’étant changé et converti en lui ; mais celui-là change en soi-même celui qui le mange, ou plutôt, il dévore et dissout par son activité tous ceux en qui il est reçu.

Or ce pain de vie se reçoit et par la bouche du corps et par la bouche de l’âme. C’est par la bouche du corps que se fait la manducation de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, quoique le Sacrement ne dure qu’autant que l’Être Sacramental et que les espèces du pain se conservent entières ; ce pain est au-dessus de toute substance, aussi faut-il que la substance du pain soit détruite pour lui céder la place, et le laisser couvert des seuls accidents. C’est aussi par la bouche de l’âme que se reçoit ce même pain supersubstantiel, et il faut que l’âme, pour le recevoir intimement, soit anéantie, afin que tout son être propre cède à l’être souverain de Jésus-Christ. Et cette communion de l’âme dure continuellement, et subsiste d’une manière permanente, n’étant point sous des accidents corruptibles, mais se faisant par l’union des esprits immortels, quoique sous les faibles apparences d’une vie commune.

Cette communion spirituelle est la plus relevée qui puisse être ; puisque c’est par elle que l’âme est anéantie pour être transformée ; et que, son être étant mystiquement perdu, celui de Jésus-Christ est substitué en sa place ; mais quelque sublime qu’il soit, il est couvert de faibles accidents d’une vie toute commune, et qui n’a rien d’extraordinaire. Et comme dans l’Eucharistie Jésus-Christ est anéanti, n’y paraissant faire nulle fonction, et y demeurant caché sous les accidents du pain et du vin, de même Jésus-Christ vivant dans l’âme y paraît anéanti pour le dehors, ne faisant paraître qu’une vie fort commune. Cependant, de même que dans le Sacrement il ne reste que les accidents du pain, sans qu’il y ait plus rien de sa substance, Dieu suppléant au défaut de leur sujet naturel par un miracle de sa toute-puissance, aussi cette âme n’a plus d’être, ni de vie, ni de substance propre ; mais c’est Jésus-Christ qui vit et qui opère en elle ; et l’on peut dire, dans un bon sens, qu’elle n’est plus, son être étant passé dans celui du Verbe, et l’être du Verbe s’étant glissé dans le sien ; ainsi que St. Paul l’a déclaré pour tous ceux à qui ce bonheur devait arriver. Je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi 62.

Ô admirable commerce ! ô adorable mélange ! C’est là le mystère de l’Incarnation étendu et renouvelé dans les âmes. Un Dieu s’est fait homme, afin de faire l’homme Dieu. L’état Eucharistique est une mort mystique pour Jésus-Christ, puisqu’il est mis en état de victime pour y être immolé en vrai sacrifice à son Père, et que par la consommation qui s’en fait il perd la vie sacramentale qu’il y avait acquise ; et l’état transformé des âmes est un anéantissement aussi mystique, par lequel leur être propre est anéanti, à l’imitation de l’être sacramental. La perfection du sacrifice ne se trouve que dans l’anéantissement, figuré par l’holocauste, le plus parfait des sacrifices, perpétué dans l’Eucharistie, et par son efficace aussi dans les âmes.

 

v. 12. Et remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent.

 

Si Dieu demandait de nous le payement de nos dettes à la rigueur, il nous serait impossible d’y satisfaire. Jésus-Christ son Fils est venu les payer toutes pour nous ; et quoique nous devions infiniment à Dieu, non seulement à cause de l’être que nous tenons de lui et de tout ce que nous sommes, mais aussi à cause d’une infinité de dettes que nous avons contractées par nos péchés, qui sont des larcins manifestes ; et par l’abus de mille et mille grâces qu’il nous a faites ; nous pouvons néanmoins dire que nous avons en Jésus-Christ de quoi payer même avec usure ; puisque quelques grâces que nous ayons reçues de Dieu, elles ne seraient pas infinies s’il ne nous avait donné son Fils, égal à lui ; mais comme il nous a donné infiniment en nous donnant ce Fils, nous avons de quoi lui payer exactement nos dettes, quelques infinies qu’elles soient, par ce même Fils.

Ô Dieu ! tout Dieu que vous êtes, vous ne sauriez donner à l’homme davantage que ce que vous lui avez donné ; et par ce don infini, il s’acquitte envers vous avec surcroît de toutes ses dettes. Vous lui donnez un Dieu égal à vous ; et il vous rend un Dieu abaissé au-dessous de vous jusqu’à l’infini par son (a) anéantissement dans la nature de l’esclave 63, qu’il a prise, qui n’empêche pas qu’il ne soit Dieu de Dieu, ni que vous ne soyez aussi son Père et son Dieu. Mais toutes ces grandes choses qui se sont faites en faveur de l’homme ne sont pas cependant dans la volonté de l’homme, mais dans la volonté de Dieu 64 ; car l’homme ne peut user de ces grands droits que selon la volonté de Dieu, et qu’autant que sa volonté est unie à celle de Dieu. Or la volonté de Dieu est que l’homme ne jouira point de tous ces privilèges s’il ne remet lui-même à son prochain avec facilité tout ce qu’il lui peut devoir ; ce qui s’entend du pardon des offenses et des injures. Lorsque l’on donne quelque chose, on la donne à telle condition que l’on veut ; et la donation reste nulle si l’on contrevient à quelqu’une de ces clauses. C’est pourquoi ceux qui ne font pas grâce à leur prochain ne profitent point de ces avantages. Qu’ils pensent donc bien à ce qu’ils disent lorsqu’ils demandent à Dieu qu’il leur pardonne leurs offenses comme ils pardonnent eux-mêmes à ceux qui les ont offensés.

 

v. 13. Et ne nous induisez point en tentation ; mais délivrez-nous du mal. Amen.

 

Dieu est-il un tentateur ; ou envoie-t-il lui-même la tentation ? Anime-t-il le Tentateur contre nous ? Dieu ne peut tenter pour le mal 65 ; et cependant il a bien des manières de tenter les hommes pour éprouver leur fidélité. Il y a des tentations qui nous viennent de la part de Dieu, et qui sont si utiles, qu’on n’en doit pas demander la délivrance. Le Seigneur tenta Abraham pour éprouver sa foi ; et cette tentation fut avantageuse à Abraham et glorieuse à Dieu ; il tente les hommes quelquefois par l’affliction, et d’autres fois par la prospérité, pour sonder la fermeté de leur cœur et la fidélité de leur amour, ainsi que l’Écriture en fournit plusieurs exemples 66. Ce n’est pas de cette tentation-là que Jésus-Christ nous oblige à demander la délivrance ; mais c’est de la tentation qui vient du malin esprit, et qui porte au mal, laquelle nous devrons toujours craindre à cause de notre fragilité, quoique la résignation des Saints les porte jusqu’à accepter et aimer la tentation dans l’ordre de Dieu, qui la permet, avec espérance que sa grâce ne les laissera pas tomber. Aussi ne demandent-ils pas de n’être point tentés ; mais de ne pas succomber à la tentation ; et ce qui suit le fait bien voir par la demande d’être délivré du mal ; l’unique mal est le péché ; tous les autres maux sont de grands biens, puisqu’ils nous rendent conformes à Jésus-Christ et héritiers de son Royaume.

 

v. 14. Car si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père céleste vous pardonnera aussi les vôtres.

v. 15. Mais si vous ne pardonnez point aux hommes, votre Père ne vous pardonnera point aussi vos fautes.

 

C’est une chose étrange que ceux qui ont plus besoin de pardon sont ceux qui le refusent aux autres ; ceux qui offensent Dieu ne veulent point remettre les offenses qui se commettent contre eux, quoiqu’ils sachent bien que sans cela les leurs ne leur seront point remises. Les plus grands pécheurs sont ceux qui pardonnent le moins ; et ils deviennent de jour en jour d’autant plus grands pécheurs et plus inconvertibles que moins ils veulent pardonner ; cependant ils sont si téméraires que d’oser espérer de Dieu le pardon de leurs crimes, lorsque leurs mains sont toutes rouges de la vengeance qu’ils prennent de leurs frères. Jésus-Christ, qui n’est venu que pour apaiser la colère de son Père, et pour empêcher qu’il ne se vengeât des pécheurs, peut-il souffrir ceux qui veulent se venger, souvent même de ceux qui ne les ont point offensés et contre lesquels ils s’irritent sans sujet ?

 

v. 16. Lorsque vous jeûnez, ne soyez point tristes comme les hypocrites, qui affectent d’avoir un visage pâle et défiguré, afin que les hommes connaissent qu’ils jeûnent. Je vous dis en vérité qu’ils ont déjà reçu leur récompense.

v. 17. Mais vous, lorsque vous jeûnez, parfumez votre tête, et lavez votre visage ;

v. 18. Afin de ne pas faire paraître aux hommes que vous jeûnez, mais seulement à votre Père qui est caché ; et votre Père qui voit ce qui est caché vous en rendra la récompense.

 

La véritable dévotion n’est pas celle qui se distingue par une austérité affectée, mais celle qui est égale, tranquille, et qui n’a rien de contrefait. Il y a des personnes qui sont revêches et chagrines dans leurs dévotions, grands censeurs des autres, et qui, parce qu’ils font quelque pénitence extérieure, croient avoir droit de condamner tout le monde ; ils n’osent lever les yeux, tant leur extérieur est contraint ; et cependant leur âme est pleine de fiel et d’amertume ; un certain zèle inquiet et amer les anime presque toujours contre les âmes simples et innocentes à cause de leur sainte liberté, et qu’elles sont toujours gaies et joyeuses, parce que le bonheur qu’elles possèdent au-dedans se répand sur le dehors et rejaillit sur les sens. Les cœurs simples et droits ne croient le mal de personne ; ils croient au contraire que les autres marchent dans la même simplicité et droiture qu’ils professent ; mais ces personnes revêches dans leur austérité jugent de tout le monde, et s’érigent en Critiques des choses les plus saintes, dont ils n’ont pas même connaissance.

 

v. 19. N’amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille ou les vers les peuvent corrompre, et où les larrons les déterrent et les dérobent ;

v. 20. Mais amassez des trésors dans le ciel, où ni la rouille ni les vers ne gâtent rien, et où les larrons ne fouillent ni ne dérobent.

 

S’amasser un trésor sur la terre, c’est mettre son affection dans les créatures, dans les richesses, les honneurs et les plaisirs, et dans tout ce qui n’est point Dieu. Toutes ces choses, comme étant hors de nous, nous peuvent être enlevées, et elles sont sujettes à la corruption ; mais lorsque l’on amasse son trésor dans le ciel, c’est-à-dire, que l’on met toute son affection en Dieu, ce trésor étant en nous, il ne peut nous être enlevé, et il est incorruptible.

 

v. 21. Car où est votre trésor, là est aussi votre cœur.

 

Si votre trésor est dans les choses de la terre, votre cœur sera aussi dans la terre ; mais si votre trésor est en Dieu, votre cœur sera aussi en Dieu. Ô trésor des trésors, lorsque nous donnons tout à Dieu et que nous lui faisons une remise entière et générale de ce que nous sommes ! Dieu se rend par là même notre trésorier et notre trésor.

 

v. 22. Votre œil est la lumière de votre corps ; si donc votre œil est simple, toue votre corps sera lumineux.

 

Par l’œil l’on se conduit et l’on est éclairé. L’entendement est l’œil de l’âme. Si notre entendement est simple, c’est-à-dire, dénué de toute multiplicité d’actes et de réflexions, qui causent quantité de méprises ; par cette simplicité toute l’âme sera éclairée ; parce que Dieu, en considération de sa droiture, se rendra sa lumière. Ceux qui sont simples ont de plus un œil charitable, par lequel ils jugent de tout en bonne part ; ils croient le bien de tout le monde, et ne voient le mal de personne.

 

v. 23. Mais si votre œil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes ?

 

Lorsque l’esprit n’est pas dans la vérité, tout le monde 67 est dans les ténèbres. L’on juge de tout avec erreur et avec malignité. Que si ce que l’on croit avoir de lumière n’est dans la vérité que ténèbres, l’homme charnel se trompant d’autant plus dans ses intentions et dans ses jugements qu’il croit mieux rencontrer, combien seront grandes et profondes les ténèbres qui seront reconnues pour telles ? Il est difficile que la lumière de vérité pénètre des ténèbres si épaisses. Si l’œil de l’intention est mauvais, tout le corps des œuvres sera aussi mauvais ; mais si l’intention d’un cœur aveuglé par ses passions est mauvaise, lors même qu’il la croit bonne, combien sera-t-elle criminelle lorsqu’il verra clairement qu’elle est mauvaise ? C’est ce que le Sauveur veut nous apprendre par toute cette figure.

 

v. 24. Personne ne peut servir deux maîtres ; car ou il aura de l’aversion pour l’un et de l’amour pour l’autre, ou il supportera l’un et méprisera l’autre ; vous ne pouvez servir Dieu et l’argent.

 

Si nous ne servons Dieu seul, nous ne le servons pas. Ceux qui cherchent encore leurs intérêts en quoi que ce soit servent l’argent. Ceux qui veulent accommoder le monde avec Jésus-Christ se trompent bien. Il faut nécessairement quitter l’un ou l’autre ; et pour servir l’un, renoncer l’autre, puisque leurs maximes et leurs volontés sont directement opposées. Si l’on fait trop de cas des honneurs, des richesses et des plaisirs, l’on méprise conséquemment la vie pauvre, abjecte, et crucifiée de Jésus-Christ. L’amour de Dieu se mesure par le détachement des Créatures. Si vous êtes peu détaché, vous aimez peu ; si vous êtes beaucoup détaché, vous aimez beaucoup.

 

v. 25. C’est pourquoi je vous dis que vous ne devez point vous inquiéter pour le boire et pour le manger dont vous avez besoin pour vivre ; ni pour les vêtements nécessaires pour couvrir votre corps. La vie n’est-elle par plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ?

v. 26. Voyez les oiseaux du ciel : ils ne sèment, ni ne recueillent, ni ne serrent point de blé dans des greniers ; mais votre Père céleste les nourrit. Et vous, êtes-vous pas beaucoup plus considérables qu’eux ?

 

Tout cet endroit est un Sermon clair et spécifique que Jésus-Christ nous fait sur l’abandon. Il nous le prêche en bien d’autres lieux ; mais celui-ci est si propre et si évident, qu’il n’en reste aucun doute. Et par l’abandon à sa providence pour nos besoins corporels, il veut que nous apprenions aussi à nous abandonner à sa bonté pour les biens spirituels. Rien n’est si contraire à la perfection que les inquiétudes que nous prenons pour notre perfection même. S’inquiéter de ce qui nous concerne, soit pour l’extérieur ou l’intérieur, pour le spirituel ou le temporel, c’est sortir de l’abandon. Une âme bien abandonnée ne saurait penser à elle-même ; elle ne peut se soigner ni prendre aucun souci d’elle-même ; mais elle en laisse tout le soin à la providence ; non qu’elle ne veuille coopérer et travailler autant que Dieu le veut ; mais par la confiance qu’elle a qu’il lui fera faire chaque chose en son temps en la manière qu’il le désire. Si Dieu a soin des moindres choses, comment n’en aura-t-il pas des grandes ? S’il est si soigneux des créatures irraisonnables, comment ne le fera-t-il pas d’une âme pour laquelle son Fils est mort, et qu’il désire plus de sauver qu’elle ne désire elle-même d’être sauvée ? Il faut, pour manquer d’abandon à Dieu, manquer de raison ; et quoiqu’il faille captiver la raison sous la foi et sous l’abandon, je dis néanmoins que c’est manquer de raison que de manquer de foi et d’abandon.

 

v. 28. Et pourquoi vous mettez-vous en peine pour votre vêtement ? Considérez les lis des champs comme ils croissent ; ils ne travaillent, ni ne filent.

v. 29. Et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux.

v. 30. Si donc Dieu prend soin de vêtir de la sorte des herbes des champs, qui paraissent aujourd’hui et demain seront brûlées au four, n’aura-t-il point plus de soin de vous, gens de peu est foi ?

 

Il entend par la nourriture tout ce qui est nécessaire pour entretenir la vie de l’homme, soit de nature ou de grâce, soit la civile ou la spirituelle. Ce n’est point à nous à entrer en sollicitude de toutes ces choses ; mais nous devons demeurer abandonnés pour tout cela à la providence. Ô que les soins que nous prenons de nous-mêmes sont superflus ! Dieu fait bien la nourriture qui nous est propre ; c’est pourquoi l’Écriture dit que c’est lui qui donne aux petits des corbeaux la nourriture qu’ils lui demandent 68.

Si toutes les créatures doivent attendre que Dieu leur donne la nourriture de leurs corps ; combien plus les âmes doivent-elles s’abandonner à lui pour leur pâture spirituelle ? La mesure de l’abandon est la mesure de l’avancement spirituel : plus une âme est abandonnée, plus elle avance en Dieu d’une manière inconcevable. Ô Dieu ! il n’y a que vous qui puissiez nous donner une nourriture convenable et proportionnée à nos besoins ! Celles que nous désirons et que nous prenons par nous-mêmes nous sont ordinairement contraires. Ô Divin nourricier des corps et des âmes ! tous les aliments que vous ne donnez pas ne causent que corruption ; mais la nourriture que vous donnez cause l’immortalité.

Par le vêtement se doivent entendre toutes les choses qui servent d’ornement et comme de couverture à l’âme, tels que sont les dons, vertus et grâces qui ne sont pas essentielles à sa vie, mais qui en font l’éclat et la beauté. Tout cela nous doit être donné de Dieu aussi bien que le reste, et ne doit même être désiré de la créature qu’autant qu’il plaît à son Créateur de le lui dispenser. L’âme doit vivre dans un si grand abandon, qu’elle ne désire jamais autre chose que ce qu’elle a ; et qu’elle croie, contre tout sujet de le croire, que tout ce qu’elle a est tout ce qu’il lui faut. Rien n’est si glorieux à Dieu que cet ABANDON, qui est un précis des trois vertus théologales et leur exercice le plus parfait : car il procède d’une grande foi, il naît d’une vive espérance, et il est animé de la pure charité ; et c’est par le concert de ces trois vertus divines qu’il délaisse tout à Dieu, rapporte tout à lui, et attend tout de lui seul. Ce qu’il faut bien remarquer pour mieux comprendre ce que c’est que le sacré ABANDON, duquel il est parlé si souvent dans cet ouvrage. Le même abandon est encore le renoncement de nous-mêmes, et la parfaite résignation à Dieu, et par conséquent c’est ce qu’il y a de plus parfait dans l’Évangile, étant le règne de Dieu et la sainteté de l’âme.

Mais parce que l’abandon vient singulièrement de la foi, et que celui qui a beaucoup de foi a beaucoup d’abandon ; comme au contraire quiconque manque d’abandon manque de foi, le Sauveur appelle ici gens de peu de foi ceux qui ne s’abandonnent pas au Père céleste pour tous leurs besoins. Combien condamnerait-il à présent la sollicitude de ces âmes qui s’inquiètent et s’embarrassent de tant de choses inutiles et superflues ?

Jésus-Christ, après avoir donné des exemples familiers de la providence que Dieu exerce sur les créatures irraisonnables et inanimées, assure que Salomon dans toute sa gloire n’a jamais été vêtu comme un lis ; c’est que ce grand Roi avec toute sa gloire ne fut jamais revêtu de la pureté, candeur et innocence que Dieu seul peut donner, comparée à la pureté du lis ; Salomon en toute sa gloire ne fut point mis dans l’innocence et pureté de sa création ; s’il y avait été, il ne serait pas tombé. Cette blancheur et pureté du lis est une grâce qui ne peut être donnée que de Dieu seul ; la blancheur marque la pureté parfaite, foncière et radicale ; une pureté d’innocence rétablie par la grâce ; une pureté qui ne se peut acquérir que par la perte de toute propriété. Il y a bien des âmes pures ; mais il en est peu de blanches. La blancheur est l’excellence et la perfection de la pureté. Une chose est premièrement nette sans être encore pure ; c’est l’état où l’âme est mise après la première purgation ; ensuite elle devient pure par la perte de toute tache, quelque petite qu’elle soit, et même des plus intérieures ; c’est la seconde purification, qui est foncière et intime, la première n’étant que superficielle. Un métal peut être net et bien lavé sans être pur ; mais pour être pur, il doit être séparé de tout mélange. La blancheur enchérit sur tout cela ; elle se donne lorsqu’après la mort mystique l’âme par la résurrection étant revêtue de la robe d’innocence, rentre en nouveauté de vie, et est reçue en Dieu. Alors elle est non-seulement nette et pure, mais aussi blanche comme neige, participant à la candeur de Dieu dans laquelle elle est passée.

 

v. 31. Ne vous mettez donc pas en peine disant : Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi serons-nous vêtus ?

v. 32. Ce sont les Gentils qui s’inquiètent de toutes les choses ; car votre Père céleste sait que tout cela vous est nécessaire.

 

Ô qu’il est vrai que c’est le propre des Gentils et d’un peuple tout humain et tout charnel, de s’inquiéter et de se mettre en peine pour soi-même ! C’est une erreur de Païen que de ne point reconnaître de providence ; et c’est un aveuglement qui en approche fort que de ne pas se confier à elle. C’est pourquoi le Fils de Dieu compare aux infidèles ces gens de si peu de foi. Les soins inquiets et accompagnés de défiance, que l’on prend de soi-même, sont des soins fort superflus, et indignes d’un Chrétien, qui a connu et expérimenté si souvent les soins et les bontés de son Dieu pour lui. Jésus-Christ assure que notre Père céleste fait ce qui nous est nécessaire.

Reposons-nous donc de tous nos soins sur un si bon Père, comme un petit enfant se repose sur son Père des soins de tout ce qui le concerne. L’âme n’est jamais mieux pourvue de tout ce qui lui est nécessaire que lorsqu’elle s’oublie le plus d’elle-même. Ô bonheur inconcevable que l’oubli de soi ! L’homme n’est jamais plus heureux que lorsqu’il est enfant et qu’il ne se fâche ni ne s’inquiète de quoi que ce soit, mais délaisse toutes choses à son Père. Il ne pense à aucun moyen d’entretenir sa vie ; il n’a pas même prévoyance d’un moment à l’autre, et il s’oublie de toutes choses. Ô heureux état ! Il ne pense pas même s’il vit, ni comme il vit. Il vit ; et c’est assez. L’âme arrivée en Dieu est de cette sorte.

L’oubli de soi n’exclut pas le travail nécessaire à chacun selon sa condition pour entretenir sa vie ; mais il bannit le souci et la sollicitude des choses.

 

v. 33. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice ; et toutes ces choses vous seront données par surcroît.

 

Nous devons de notre part chercher le règne de Dieu en nous, ainsi que le Sauveur nous l’ordonne ; ce qui ne se fait parfaitement que par la cessation de toute opération propre et par la perte de notre être propriétaire ; pour donner lieu à Dieu d’être tout en nous, et ainsi le laisser régner absolument sur toutes choses. Il faut donc chercher ainsi le règne de Dieu ; mais cela ne se fait pas par action ; il se fait par démission ; car pour faire régner une personne sur quelque chose que nous posséderions ou légitimement ou par usurpation, il n’y aurait qu’une chose à faire, qui serait de se dépouiller et se démettre de ces choses pour lui en laisser prendre possession. Dès que nous cessons de nous posséder nous-mêmes, Dieu nous possède pleinement et infailliblement ; puisqu’autant que nous nous renonçons nous-mêmes pour l’amour de lui, autant nous lui appartenons.

Non-seulement nous devons chercher le règne de Dieu en cette sorte ; mais aussi nous devons chercher son Royaume où il est ; afin d’y habiter avec lui. Et où est-il, ce Royaume ? Le fils de Dieu nous apprend qu’il est au-dedans de nous 69. Cherchons Dieu en nous, et nous trouverons son Royaume. Démettons-nous des droits que nous avons sur nous-mêmes, et nous le ferons régner en son Royaume.

Il faut aussi chercher la justice de Dieu ; et cela se fait en deux manières. L’une est de chercher que la justice de Dieu s’exerce souverainement sur nous par toutes les croix, peines et impressions de souffrance qu’il lui plaira de nous faire ressentir. Ceci se fait aussi passivement, c’est-à-dire, en soutenant toutes les Croix qui nous arrivent, et non en les cherchant activement ; par des croix de providence, et non par des croix de notre choix.

L’autre manière de chercher la justice de Dieu est de ne pas chercher une justice qui nous soit propre, mais la justice de Dieu, propre à lui-même ; ce qui n’empêche pas que la justice que Dieu nous donne par sa grâce ne soit réellement en nous ; mais elle y doit être avec tant de désappropriation, que nous ne la considérions que comme appartenant à Dieu, ainsi qu’il est reconnu éternellement dans le ciel le seul saint et le seul juste. Et cette justice ne se trouve qu’en Dieu par la perte de tout ce que nous avons de propre. Cette manière de parler ne doit faire aucune peine touchant les vérités de notre foi ; car on s’en sert pour exprimer une chose qui ne se peut assez exprimer et qui est néanmoins très-véritable, à savoir, que l’âme par l’excès de son amour et par la perte de toute propriété étant transportée en Dieu et perdue en lui, tous les dons et avantages spirituels et éternels sont aussi transportés et perdus avec elle-même ; en sorte que comme elle ne peut plus distinguer son être de l’être des êtres en qui elle se trouve transformée, elle ne peut non plus distinguer de lui-même rien de tout ce qui lui appartient, ni vertu, ni grâce, ni justice, ni sainteté, ni gloire, ni vie : tout est Dieu pour cette âme depuis qu’elle est devenue un même esprit avec lui 70, et cela lui arrive dès le moment qu’elle a perdu toute propriété, qui était un mur de division entr’elle et son Dieu.

En cherchant donc ainsi le royaume de Dieu et sa justice, sans penser à tout le reste, ni au spirituel ni au temporel, ni à salut ni à éternité ; tout cela nous est donné par surcroît et avec surabondance ; ce mot de surcroît marque qu’il n’y a que ces deux choses absolument nécessaires ; savoir le royaume de Dieu et sa justice ; puisqu’il n’y a qu’elles qui soient entièrement glorieuses à Dieu. Tout le reste est accidentel et, ne regardant que nous-mêmes lorsqu’il nous est donné, c’est comme par surcroît.

De plus, le règne absolu de Dieu en l’âme et sur l’âme est ce qui la peut rendre pleinement contente ; c’est son souverain bonheur ; c’est même la félicité du ciel, sans laquelle le Paradis serait un enfer. Ce qui lui est donné par-dessus cela comme gloire, plaisir et jouissance lui est donné par surcroît ; la seule gloire que Dieu reçoit en lui-même de soi-même est essentielle, et toute autre est accidentelle et de surcroît ; de même la gloire que Dieu reçoit de lui-même en l’âme, et son règne absolu sur elle, est le bonheur souverain de cette âme ; tout le reste lui vient par surcroît.

 

v. 34. C’est pourquoi, ne vous mettez point en peine pour le lendemain ; car le lendemain se mettra en peine pour lui-même ; à chaque jour suffit son mal.

 

Ce conseil nous porte à nous abandonner de moment en moment à toutes les volontés de Dieu, sans penser d’un moment à l’autre ; mais nous délaissant à tous les moments à la divine providence, pour qu’elle fasse en nous et de nous tout ce qu’elle a ordonné. Tout ce qui nous arrive de moment en moment, hors nos propres fautes, est volonté de Dieu sur nous ; le reste est recherche de nous-mêmes. Nous ne saurions penser d’un quart d’heure à l’autre pour savoir ce que nous ferons dans ce temps-là, et nous en faire un dessein, que ce ne soit amour propre. Une âme en qui l’amour propre est arraché ne peut non plus penser à elle, ni être en souci d’elle-même, que si elle n’était pas ; mais elle laisse tout écouler et tout perdre dans la volonté de Dieu, recevant également et indifféremment toutes choses de sa main, et le bien et le mal ; et elle ne peut regarder comme mal une chose qui lui vient par cette divine providence.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII.

 

 

v. 1. Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés.

v. 2. Car vous serez jugés du même jugement que vous aurez jugé les autres ; et vous serez mesurés de la même mesure que vous aurez mesuré les autres.

 

LE Jugement téméraire est extrêmement dangereux, et contraire à la vraie piété. Ceux qui s’y abandonnent anticipent sur les droits de Dieu, et se mêlent de juger des actions les plus innocentes, et de les condamner. Ils jugent le bien et le mal ; et médisent avec autant de facilité qu’ils en ont à juger. Une action très-innocente d’elle-même passe pour criminelle dans l’esprit de certaines personnes, et ils ajoutent aux jugements qu’ils en font les plus noires médisances. Cependant ils s’accoutument à n’en faire point de scrupule ; et le plus grand et le plus fréquent des péchés qui se commettent contre le prochain passe dans leur esprit pour n’être point péché. Une action de simplicité, qui n’aura point offensé Dieu, paraîtra aux yeux de ces gens sévères un crime horrible ; et ceux qui d’ordinaire jugent mal sont des personnes qui affectent un extérieur retenu, quoique leur fond soit corrompu d’affections déréglées ; que s’ils se sentent coupables, ils mesurent tout le monde à leur aune, et prétendent se justifier de leurs dérèglements, en imputant de semblables aux autres ; ou bien, ce sont de ces dévots Pharisiens qui, se sentant exempts de quelques faiblesses, en accusent des innocents, se justifiant eux-mêmes par réflexion sur autrui. Mais ceux qu’ils condamnent témérairement sont justifiés devant Dieu ; et ils sont eux-mêmes condamnés par la vérité.

 

v. 3. Pourquoi voyez-vous une paille dans l’œil de votre frère, et vous ne voyez pas une poutre dans le vôtre ?

v. 4. Ou comment dites-vous à votre frère : Permettez que je vous ôte une paille de l’œil, ayant vous-mêmes une poutre dans le vôtre ?

v. 5. Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre œil, et puis vous penserez d’ôter la paille de l’œil de votre frère.

 

Celui qui veut aider les âmes ne doit pas être soi-même coupable des crimes dont il reprend les autres ; et peut-être même de plus grands ; autrement il s’attirera le reproche que fait le Prophète à ces sortes de gens : (a) Dieu a dit au pécheur : Pourquoi annoncez-vous mes Lois ? pourquoi votre bouche publie-t-elle mon alliance 71 ? C’est une chose étrange que l’amour propre ; il nous aveugle jusqu’à tel point que nous ne voyons pas des défauts effroyables et des crimes d’esprit très-dangereux qui sont en nous, et qui nous crèvent les yeux, durant que nous avons des inquiétudes extrêmes pour des pailles et des bagatelles qui sont dans l’extérieur de nos frères et qui viennent plutôt de la faiblesse de la nature que d’aucune malice. Il nous faut donc tirer auparavant cette poutre de nos propres yeux, nous corrigeant des gros péchés d’esprit, qui sont les plus dangereux ; puis nous serons en état d’ôter la paille de l’œil de notre frère, c’est-à-dire, de le reprendre de ses moindres défauts. Ô que si cette poutre qui nous aveugle était ôtée, nous verrions les faiblesses de nos frères bien d’un autre œil ; et la connaissance de ce que nous sommes nous porterait à ne nous jamais scandaliser des autres !

 

v. 6. Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux ; de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant contre vous, ils ne vous déchirent.

 

Ces chiens sont des personnes terrestres et malignes, qui mordent dans le secret, puis aboient fortement contre ceux qu’ils ont mordus. Ils tirent la confiance d’une âme simple ; et après l’avoir surprise, ils tournent tout en mal, donnant un mauvais sens à ce qu’elle leur a dit. Qu’on se garde bien de parler confidemment à ces gens-là, et de leur découvrir les choses saintes ; car outre qu’ils n’en profiteraient pas, ils convertiraient même le miel en venin. Il ne faut pas leur communiquer les secrets du Royaume intérieur, qui, selon la parole de J. Christ, est cette perle précieuse 72 ; parce que n’en connaissant pas le prix, ils la fouleraient aux pieds, traitant ce qu’on leur a confié avec le dernier mépris ; et faisant un sujet de moquerie de ce qu’ils ont fait semblant d’écouter avec piété et soumission.

Il arrive de bonnes croix aux personnes simples à l’occasion de cette facilité à se découvrir à des gens qui n’en usent pas selon l’Esprit de Dieu, mais avec duplicité. Et ce que le Sauveur en a prédit le vérifie sensiblement, savoir, que bien des gens se tournent et s’élèvent contre ceux qui de bonne foi voudraient leur faire part des perles de l’Évangile ; et qui leur racontent les merveilles de l’intérieur et les raretés qu’ils ont découvertes dans ce Royaume ; car ils les accusent d’erreur et de tromperie, et les déchirent par la médisance.

Ceux qui en usent de la sorte sont des gens fiers et pleins d’eux-mêmes, qui condamnent tout ce que les passe et tout ce qu’ils n’ont pas éprouvé, et qu’ils sont même plus incapables d’éprouver que les plus grands pécheurs, à cause de leur propre suffisance, qui est le péché de tous le plus opposé au règne de Dieu, et dont l’on revient le moins ; à cause qu’étant plus spirituel, on n’en a pas d’horreur ; et l’amour propre le déguise tellement, qu’on le prend pour un bien.

 

v. 7. Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez à la porte, et l’on vous ouvrira ;

v. 8. Car quiconque demande, reçoit ; et qui cherche, trouve ; et l’on ouvre à celui qui frappe à la porte.

 

Quantité de personnes se servent de ces deux passages pour condamner le silence intérieur et le repos en Dieu, quoiqu’ils soient extrêmement forts contr’eux-mêmes, et très-favorables aux voies de l’esprit. Toutes les difficultés qu’on leur suscite viennent de ne pas prendre les choses en leur temps, et de ne pas faire le discernement nécessaire des degrés des âmes, et des sens renfermés dans la parole de Dieu conformément à leurs besoins. Il y a un temps de demander, et un temps de ne rien demander ; ainsi que, selon le Sage, il y a un temps de se taire, et un temps de parler ; un temps de guerre, et un temps de paix 73.

Jésus-Christ dit de demander, mais il ne dit pas de toujours demander, comme certaines personnes veulent qu’on le fasse. Il ne peut être contraire à lui-même ; et en un temps il nous prêche l’abandon, et nous dit de ne penser à rien de ce qui nous concerne ; et dans un autre il nous ordonne de demander. Il faut bien qu’il y ait un parfait accord entre ces deux différents Ordres. C’est qu’il faut demander avec instance jusqu’à ce qu’on ait obtenu de Dieu la résignation tranquille à toutes ses volontés ; et alors ayant reçu ce que Dieu nous peut accorder de plus grand et de plus parfait en cette vie, à savoir l’entière conformité à sa volonté, par laquelle on le possède lui-même, et l’on voit arriver toutes choses à souhait, ne voulant plus que ce que Dieu veut, on n’a plus rien à lui demander ; mais seulement à se reposer dans l’accomplissement de toutes ses volontés.

Tant que l’oraison demande quelque chose, et qu’elle cherche avec empressement, elle est encore imparfaite ; puisqu’il lui manque ce qu’elle demande et ce qu’elle cherche, et que Dieu seul ne lui est pas encore devenu toute chose, tout rassasiement, et tout repos ; mais dès qu’elle a conduit l’âme à Dieu, qu’elle le lui a obtenu, qu’elle le lui a fait trouver, et qu’elle lui a fait ouvrir son sein pour y entrer, ô, elle n’a plus qu’à jouir, admirer, aimer et se reposer en celui qui était tout son désir, et qu’elle possède heureusement ; après quoi, elle n’a plus de tendance, ni de mouvement, ni de désir.

Maïs l’on me demandera, à quoi cette âme peut connaître qu’un si grand bonheur lui est arrivé. À cela même qu’elle perd toute envie et toute facilité de demander, de chercher et de frapper ; car qui n’a plus rien à demander, a tout reçu, et qui n’a plus rien à chercher, a tout trouvé ; et qui n’a plus où frapper, est entré. Ce grand je ne sais quoi qu’on ne saurait nommer, qui satisfait, qui rassasie, qui arrête, qui occupe, qui ravit cette âme fortunée, ne peut être autre chose que son Bien Souverain, qui, s’étant donné à elle très-réellement, quoiqu’encore sous l’obscurité de la foi, lui ôte tout désir de quelque autre bien que ce soit ; outre que l’union parfaite de sa volonté avec celle de Dieu fait qu’elle ne sait plus rien lui demander ; mais se fiant infiniment à lui, et laissant toutes choses à sa disposition, elle reçoit un plaisir excessif de l’accomplissement de toutes ses volontés, soit dans elle, ou dans les autres créatures. Et comment cette Amante pourrait-elle demander encore bien des choses à son Époux, puisque la grandeur de sa foi lui ferme la bouche du cœur, et que la véhémence de son amour, lui ôtant toute parole, même intérieure, la tient dans un silence et dans un excès de jouissance à ne lui pouvoir pas parler ?

Il faut donc demander jusqu’à ce que l’on ait obtenu ce que l’on demande ; mais l’ayant obtenu, ce serait une sottise de le redemander encore. Or le signe qu’une âme pure l’a obtenu, c’est lorsqu’elle ne saurait plus le demander. Jésus-Christ assure, lui qui est la vérité infaillible, que celui qui demande, reçoit. Si celui qui demande reçoit, il faut qu’il cesse de demander lorsqu’il a reçu. Et que doit-il demander ? Ce que le divin Maître lui a appris à demander : le royaume de Dieu, et sa justice ; après quoi, tout le reste est donné par surcroît. Il faut chercher ce qu’il nous commande de chercher et rien autre chose ; et l’ayant trouvé, il faut nous reposer dans la jouissance de ces grands biens. Quiconque cherche en cette sorte, trouve immanquablement ; que si nous ne trouvons pas le royaume de Dieu, c’est que nous ne le cherchons pas comme il faut. Mais comme celui qui le cherche comme il faut le trouve infailliblement, aussitôt qu’il l’a trouvé, toutes ses recherches doivent cesser ; et il connaît assez qu’il l’a trouvé en ce que l’abondance et la grandeur de ce royaume le satisfait pleinement. Celui qui, ayant trouvé ce qu’il cherchait, le chercherait encore, ferait un acte de folie ; de même que celui à qui son maître ayant dit de chercher quelque chose voudrait passer toute sa vie dans cette recherche, et ne pas la prendre où il la pourrait trouver.

L’on ouvrira à celui qui frappe à la porte. Frapper à la porte n’est autre chose que rentrer en soi-même, et là frapper à la porte du cœur de Dieu par de saintes affections, jusqu’à ce qu’elle nous soit ouverte ; ce qui arrive bientôt, pourvu que l’on frappe avec patience et persévérance ; car c’est ainsi que les aspirations ouvrent la porte à la contemplation ; comme les filles de Jérusalem, qui assurant le bien-aimé que son amante languit d’amour pour lui, l’obligent de venir à elle 74. Mais lorsque la porte est ouverte, il faut entrer dedans, et y converser avec l’ami et le maître qui y habite. Qui voudrait encore frapper lorsque la porte est ouverte ne serait-il pas une chose ridicule ? Il mériterait qu’elle lui fût refermée. Et c’est, hélas ! le malheur qui arrive à plusieurs qui, quoique la porte du cœur de Dieu leur soit ouverte, et qu’ils soient conviés à y prendre leur repos, ne veulent point néanmoins y entrer ; parce qu’ils ne veulent pas changer de conduite, et qu’ils aiment à toujours courir et à toujours chercher par leurs routes ordinaires, sans jamais vouloir trouver, ni se reposer.

Voilà l’économie des commencements de la vie spirituelle : demander, et cesser de demander lorsqu’on a obtenu, se contentant de jouir ; chercher jusqu’à ce que l’on ait trouvé, et se contenter de posséder ce que l’on a trouvé ; frapper jusqu’à ce que l’on ouvre, et entrer sitôt que l’on a ouvert. Et parce que ce point est fondamental pour la vie intérieure, on ne peut assez le répéter.

Il faut donc croire que Jésus-Christ propose ici les premiers degrés de l’Oraison comme les plus communs aux fidèles, et même propres à tous, selon le mouvement que Dieu en donne ; car il sait aussi bien demander quand il lui plaît aux âmes les plus consommées ; mais il n’en fait pas un précepte indispensable ; et il n’exclut pas par là une Oraison très-parfaite, qui ne fait qu’acquiescer à toutes les volontés de Dieu sans lui rien demander ; ce qui est aussi infaillible qu’il est certain qu’il y a une contemplation ; car la contemplation est une oraison qui ne demande rien ; puisque même elle ne parle point, ni ne fait aucun acte particulier et distinct.

 

v. 9. Qui est aussi celui d’entre vous qui donne une pierre à son fils, lorsqu’il lui demande du pain ?

v. 10. Ou s’il lui demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent ?

v. 11. Que si vous, qui êtes mauvais, savez bien donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il de vrais biens à ceux qui les lui demanderont !

 

Il ne se contente pas de nous assurer que l’on nous accordera ce que nous demanderons, mais il ajoute ces deux comparaisons, pour faire voir la bonté de Dieu envers ses enfants, et le tort qu’on lui fait de douter qu’il ne pourvoie à leurs besoins. Dieu donne infailliblement les vrais biens à ceux qui les lui demandent ; et il les donne d’une manière si parfaite, qu’elle passe tout ce que nous saurions lui demander. Cependant il y a des gens qui disent qu’ils demandent toute leur vie sans pouvoir rien obtenir. C’est qu’ils demandent des choses qu’ils estiment de vrais biens et qui leur seraient des maux. Le souverain bien consiste, ô seul vrai Dieu, à vous connaître, et Jésus-Christ votre Fils que vous avez envoyé 75, mais à vous connaître dans la vérité, qui ne se trouve que dans votre lumière, et non dans le faux brillant de notre raison ; cette vraie connaissance consiste, ô Dieu, à voir la lumière dans votre lumière 76 ; c’est-à-dire, à vous découvrir dans notre fond, et à nous unir à vous. Voilà les biens qu’il faut demander à Dieu.

Souvent nous demandons à Dieu un serpent, que nous croyons être un poisson à cause de notre ignorance ; il ne nous donne pas ce serpent, parce qu’il nous mordrait ; il nous donne un poisson, qui est bon à manger, et nous crions comme des enfants disant que nous n’en voulons point. Nous prenons le serpent pour poisson, et le poisson pour serpent, tant nous sommes aveugles et ignorants.

 

v. 12. Faites donc aux hommes tout ce que vous voudriez qu’ils vous fissent ; car en cela consiste la loi et les prophètes.

 

Le souverain Législateur, nous ayant si bien instruits à l’égard de Dieu et de nous-mêmes, continue à nous apprendre de quelle manière nous devons nous comporter envers notre prochain. La règle infaillible pour ne jamais se méprendre en fait de charité est celle qu’il nous donne, de ne penser, ni dire, ni faire à l’égard de notre prochain que ce que nous voudrions que l’on pensât, dît et fît envers nous ; lui faire le même bien que nous voudrions que l’on nous fît, et ne lui faire aucun des maux que nous craignons pour nous-mêmes. Dans mille occasions où nous n’avons que de la dureté pour nos frères, avec quelle charité les traiterions-nous si nous suivions cette règle ? Nous les défendrions lorsque nous les verrions opprimés ; et nous nous garderions bien d’ajouter une nouvelle douleur à leur douleur. Jésus-Christ assure que toute la loi et les Prophètes sont renfermés dans les pratiques d’abandon qu’il nous a données, et dans cet ordre admirable de la charité qu’il nous prescrit ; c’est là notre règle infaillible pour toutes choses.

 

v. 13. Entrez par la porte étroite ; parce que la porte de la perdition est large, et le chemin qui y mène est spacieux ; et il y en a beaucoup qui y passent.

 

La porte étroite est premièrement la porte de la pénitence, qui est étroite à son passage à cause de la douleur et des travaux qu’elle fait souffrir ; mais qui conduit à une vie immense, par la paix et la consolation qu’elle procure à l’âme. La porte étroite est encore la porte de l’Oraison du cœur et du recueillement, qui est étroite dans son entrée ; à cause qu’elle tient les sens captifs, et qu’elle ramasse toutes les forces de l’esprit au-dedans ; mais qui conduit à des endroits spacieux, lorsqu’ayant purifié le cœur, et lui ayant fait trouver Dieu, elle l’élargit jusqu’à l’infini. La porte étroite est de plus la porte de la croix et de la souffrance, du mépris et de la confusion, qui resserrent l’âme dans les commencements, et qui la font gémir sous leur poids ; mais qui dans la fuite conduisent à une voie large, et à des eaux calmes et tranquilles. La voie de perdition est au contraire large dans son entrée, et plusieurs s’y précipitent ; mais le lieu où elle introduit est étroit. Le chemin du relâchement et de la nature corrompue est large et spacieuse ; mais au lieu que la voie et la porte étroite conduisent à la liberté, à la vie et à l’immensité, cette voie et cette porte si large conduisent à l’état étroit et serré de la mort, de la damnation et de l’esclavage du péché.

 

v. 14. Que la porte de la vie est petite, et que le chemin qui y conduit est étroit, et qu’il y a peu de gens qui le trouvent !

 

Ô la grande vérité, et plus grande que l’on ne peut dire ! L’on a vu, par tout ce qui a été écrit, combien la porte qui conduit à la vie en Dieu est petite, et ce qu’il faut souffrir pour y entrer. Cette voie n’est pas étroite d’un rétrécissement causé par la volonté de l’homme, qui empêcherait plutôt l’opération de Dieu ; mais d’un rétrécissement que Dieu opère lui-même, accablant l’âme de croix, et lui donnant mille coups de marteau. Ô que la porte par laquelle on entre de cette voie étroite dans la vie est petite ! Aussi n’y a-t-il que les petits et anéantis qui y puissent passer, et il n’y en entrera jamais d’autres.

Mais où conduit-elle, cette petite porte de l’abjection, de la mort et de l’anéantissement ? Elle conduit à la vie en Dieu, où l’âme n’est plus resserrée en elle-même, où elle devient immense et étendue jusqu’à l’infini. Plus la porte par où elle a passé a été étroite, plus elle a trouvé de largeur et d’étendue en Dieu. Ô porte de purgation et d’anéantissement, qui est-ce qui veut passer par toi ? À peine s’y trouve-t-il quelqu’un qui ait assez de courage pour l’entreprendre. Ô chemin qui conduis à cette porte, qui sera assez heureux pour te trouver ? Personne autre que ceux qui savent s’abandonner et se laisser conduire à Jésus-Christ. Il est lui-même la voie, et il est la porte 77 ; mais une porte étroite. Pour entrer par lui, il faut passer où il a passé, mais y ayant passé l’on entre en lui-même ; et l’on y trouve d’excellents pâturages, et des lieux spacieux ; parce qu’il nous fait entrer dans le sein immense de son Père. Ô Jésus-Christ trop peu connu, trop peu suivi, trop peu aimé, trop peu imité ! Ce qui fait qu’il est si peu d’âmes qui participent à votre vie divine, c’est que nul ne veut porter votre vie mortelle, souffrante, pauvre, petite et abandonnée.

 

v. 15. Gardez-vous des faux Prophètes, qui viennent à vous vêtus comme des brebis, et qui au-dedans sont des loups ravissants.

 

Gardez-vous, ô âmes saintes et innocentes, de ces personnes qui viennent à vous avec une douceur apparente. Ce sont de faux Prophètes, qui interprètent toutes choses selon leur esprit. Ce sont des loups ravissants, qui ne tendent qu’à s’attirer les âmes à eux-mêmes, et les ravir à Jésus-Christ, qui voudrait seul les posséder. Défiez-vous de tout ce qui amuse autour de la créature, et qui tire l’âme de l’abandon à la conduite de Dieu ; défiez-vous de ceux qui vous chargent de méthodes, et qui vous enchaînent de pratiques, afin que l’on ait toujours besoin de recourir à eux, faisant employer plus de temps à apprendre ce que l’on doit dire à Dieu, ou à rendre compte de ce que l’on a fait devant lui, qu’à traiter avec lui et à l’aimer. Les personnes désintéressées, et vraiment humbles et passionnées pour Dieu seul, n’en usent pas de la sorte ; ils ne tendent qu’à porter l’âme à Dieu par Jésus-Christ ; et à l’imitation de S. Jean Baptiste, ils ne font que montrer du doigt le Sauveur ; ils apprennent à le connaître, puis ils laissent aller les âmes à lui.

 

v. 16. Vous les reconnaîtrez et par leurs fruits.

v. 18. Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, ni un mauvais arbre de bons fruits.

v. 19. Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu.

v. 20. Vous les reconnaîtrez donc par leurs fruits.

 

Les véritables Apôtres se distinguent des autres qui n’en ont que l’apparence par le fruit qu’ils font dans les âmes. Vous verrez de faux Prophètes faire beaucoup de bruit ; ils font grand éclat, et très-peu de fruit ; et d’autres personnes simples, sans bruit, sans faste et sans éclat, faire des prodiges en faveur des âmes ; ils en convertissent infiniment plus que tous les autres. Il y a en eux je ne sais quoi qui, comme l’odeur des parfums, attire les cœurs. De plus, comme ils sont en source, ils ont un principe vivifiant que les autres n’ont pas, et qui est une onction secrète et intime, laquelle n’est comprise que de ceux qui l’éprouvent.

 

v. 21. Tout homme qui me dit : Seigneur, Seigneur, n’entrera pas dans le Royaume des cieux ; mais celui qui fera la volonté de mon Père qui est au ciel entrera dans le Royaume des cieux.

 

 Ce seul passage doit suffire pour convaincre tout le monde que la véritable piété ne consiste pas dans la parole, ni dans l’expression de quelque sentiment de dévotion ; mais dans l’union de notre volonté à celle de Dieu. Faire la volonté de Dieu, c’est la faire entièrement et sans réserve, en quelque chose qu’elle se puisse trouver, sans bornes et sans limites. Sitôt que l’on sait obéir à la volonté de Dieu jusqu’à n’en avoir point d’autre que la sienne, l’on entre en Dieu ; et c’est là ce Royaume du ciel. Tout le bonheur de la vie, et toute la sainteté se termine et est renfermée dans l’accomplissement de la volonté de Dieu. Ô qu’une âme qui fait suivre les instincts et les mouvements de cette divine volonté est heureuse !

 

v. 22. Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? N’avons-nous pas chassé les Démons en votre nom ? Et n’avons-nous pas fait en votre nom beaucoup de miracles ?

v. 23. Et alors je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi, vous qui avez vécu dans l’iniquité.

 

Jésus-Christ fait bien voir par-là que tous les talents, dons, et faveurs extraordinaires ne sont point ce qui rend saint. Il le déclare même après ce qu’il vient s’assurer ; que le Royaume du ciel est seulement pour ceux qui font la volonté de son Père ; et que c’est l’union de notre volonté à celle de Dieu qui fait toute la sainteté. Tous les talents et dons extraordinaires de miracles, de prophéties, et de langues, sont des grâces gratuites, qui ne sont pas en nous pour nous-mêmes, mais pour l’utilité des autres.

Ô bonté de Dieu, que vous êtes grande et admirable ! Mais, ô justice de Dieu, que vous êtes pure et rigoureuse aussi ! Vous êtes un exacteur qui redemandez jusqu’à la dernière obole ; il n’y a que les actions faites dans votre volonté qui soient des actions de justice ; parce que rien ne peut être juste que ce qui est conforme à la justice de Dieu. Or la justice véritable, qui est la seule que Dieu peut vouloir, est l’accomplissement de la volonté de Dieu ; ainsi que Jésus-Christ l’explique clairement, disant en un endroit qu’il est venu en ce monde pour accomplir toute justice 78 ; et dans un autre, qu’il n’y est venu que pour faire la volonté de son Père, comme il avait été écrit au commencement du livre 79. Ce livre est Jésus-Christ même, écrit par le dehors de son Humanité et par le dedans de sa Divinité. Tout ce qui y fut écrit dans le temps, lorsqu’il se fit homme, fut qu’il ferait la volonté de Dieu ; et cette volonté de Dieu lui ayant été manifestée au même moment dans toute son étendue, il s’y soumit, et l’accepta sans réserve ; c’est là l’unique perfection.

Or l’accomplissement de la volonté divine se fait infailliblement et très-parfaitement par l’union de l’âme à Dieu ; et même l’union de l’âme à Dieu se fait premièrement et principalement par la volonté ; de sorte que la volonté de l’âme se trouvant unie et comme mêlée avec celle de Dieu, et perdue et changée en elle, par là même elle est faite volonté de Dieu ; et lorsque la volonté est faite une même volonté avec celle de Dieu, l’âme aussi est faite un même esprit avec Dieu 80.

Il est bien remarquable que ceux dont le Sauveur parle en cet endroit faisaient des miracles en son nom ; et néanmoins il ne les connaissait point. Ce qui opérait ces miracles était le Nom de Jésus-Christ, dont il voulait étendre la connaissance ; et rien n’était refusé à l’invocation de ce Nom. Mais il ne connaissait pas ces faiseurs de miracles, parce qu’ils étaient couverts de leur propre volonté ; et qu’en invoquant son Nom sur les autres, ils ne le connaissaient pas eux-mêmes, ne lui donnant pas lieu de régner sur eux par une soumission parfaite à sa volonté.

 

v. 24. Quiconque donc entend ces paroles que je vous dis, et les accomplit, est semblable à un homme prudent, qui a bâti sa maison sur la pierre.

v. 25. La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison ; et elle n’a point été renversée, parce qu’elle était fondée sur la pierre.

 

Entendre ces paroles, c’est entendre Jésus-Christ, qui n’est point né de la volonté de l’homme, mais qui est né de Dieu.

Quiconque entend ces paroles et les accomplit, faisant la volonté de Dieu comme elle doit être faite, étant établi en Jésus-Christ, est fondé sur la pierre vive. Toute la perfection consiste à ressembler à Jésus-Christ, tant pour le dehors que pour le dedans. La perfection de l’extérieur consiste en ce que nos actions soient semblables à celles de Jésus-Christ et unies aux siennes ; et la perfection de l’intérieur est que le nôtre soit uni et conforme au sien. Or Jésus-Christ était intérieurement dans un anéantissement extrême, qui le tenait soumis à Dieu comme à son moteur ; et qui donnant lieu à Dieu d’agir en lui sans résistance, et même en unité de principe, faisait que ses actions étaient toutes divines. Nous devons donc, pour lui ressembler, être aussi mus et agités par l’Esprit de Dieu. L’âme qui perd la vie de son propre esprit pour laisser Jésus-Christ être toutes choses en elle est fondée, bâtie et perfectionnée en Jésus-Christ. Il n’y a rien à craindre pour elle. Mais les personnes qui ne sont point intérieures, ni dans cet état d’union à Dieu, n’étant point appuyées sur cette pierre vive, sont ébranlées par les moindres accidents ; au contraire, ceux qui sont établis en Jésus-Christ sont dans une parfaite assurance ; et étant dans l’immobilité divine par état, ils ne craignent plus ni les inondations, ni les plus fortes tempêtes ; elles peuvent bien venir fondre contre ce rocher ; mais elles ne sauraient plus l’ébranler. Une âme qui n’a plus nulle chose qui lui soit propre sur laquelle elle puisse s’appuyer ou s’établir ne peut plus rien craindre ; mais elle est fondée sur JÉSUS-CHRIST, qui ne peut être ébranlé. Il n’en est pas de même de ceux qui se fondent sur leur propre vertu, et qui bâtissent par leur propre opération.

 

v. 26. Et quiconque entend ces paroles que je vous annonce et ne les pratique pas est semblable à un homme imprudent, qui a bâti sa maison sur le sable.

v. 27. La pluie est tombée, les rivières se sont débordées, et les vents ont soufflé et ont attaqué cette maison ; elle a été renversée, et sa ruine en été grande.

 

Ceux donc qui bâtissent sur leurs pratiques et industries, qui se font une loi, qui se fondent sur leur austérité et leurs propres forces, bâtissent sur la créature qui n’est que sable ; et la moindre inondation des tentations renverse leur édifice. Une âme qui n’est fondée qu’en elle-même, quelque vertueuse et réglée qu’elle paraisse, est fondée sur le sable ; elle périt dans la tentation lorsqu’elle se croyait la plus invincible. Mais l’âme établie en Dieu par Jésus-Christ n’est jamais plus en assurance que lorsqu’elle est plus battue de la tempête.

 

v. 28. Après que Jésus eut achevé ce discours, le peuple admira sa doctrine.

v. 29. Car il les enseignait comme ayant autorité, et non pas comme leurs Scribes et leurs Pharisiens.

 

Ceux qui parlent par l’esprit de Jésus-Christ ont une certaine autorité sur les autres, qui ne peut venir que de lui, qui s’en sert pour ses desseins. Ce qui serait un orgueil pour des personnes communes est la marque de l’empire de Jésus-Christ dans la bouche de ses fidèles serviteurs. Ils ont reçu de lui un pouvoir secret sur les cœurs, qui opère à mesure qu’ils parlent. C’est une parole qui imprime son caractère dans l’âme au moment qu’elle est proférée, et qui en cela semble imiter l’efficace des Sacrements ! C’est une parole toute miraculeuse, parole vive et forte, qui ne se prononce point en vain, mais qui opère à mesure qu’elle se dit, parce que c’est la parole de Jésus-Christ. Une telle parole dans la bouche d’une femmelette fera plus d’effet, que quantité de Sermons des grands Docteurs, parce qu’à mesure que cette personne parle, le caractère de cette parole est imprimé dans l’âme à qui l’on parle ; en sorte que ce qui aurait passé pour une ridiculité, ou pour une erreur, et qu’on n’aurait jamais pu comprendre en un autre temps, est alors très-aisé à concevoir, Dieu disposant l’âme à recevoir l’intelligence de sa parole.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII.

 

 

v. 1. Après qu’il fut descendu de la montagne, une grande multitude de peuple le suivit.

v. 2. Et aussitôt un lépreux, s’approchant, l’adora, et lui dit : Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir.

 

VOILÀ la véritable manière de prier ; prière d’autant plus efficace, qu’elle est plus pure et plus abandonnée. La lèpre, outre cette maladie du corps en quoi elle consiste, représente le péché, qui infecte l’âme. Et qui aurait pu croire qu’il fallût prier de la sorte pour en être délivré ?

Une grande multitude suit JÉSUS-CHRIST, mais un seul homme se trouve dans la disposition de cette simple prière. Premièrement il s’approche du Sauveur par la foi, la confiance et la résignation ; puis il l’adore, reconnaissant son pouvoir souverain par lequel il peut tout ce qu’il veut ; et enfin il se soumet à sa justice pour porter son mal autant qu’il lui plaira. Seigneur, lui dit-il comme avec indifférence, si vous le voulez, vous pouvez me guérir. Vous le pouvez si vous le voulez ; si vous ne le voulez pas ; je ne puis le vouloir ; faites donc ce qu’il vous plaira. Il n’en dit pas davantage, demeurant dans un silence humble, respectueux et résigné. Voilà la prière que l’on doit faire à Dieu ; et non pas le supplier avec des empressements étranges d’obtenir ce que l’on demande, et des inquiétudes mortelles, jusqu’à ce qu’on l’ait reçu ; ou des murmures et dépits lorsque l’on ne l’obtient pas. La manière la plus efficace de tout obtenir, c’est d’avoir une résignation parfaite pour ne rien obtenir, préférant la volonté de Dieu à tout propre intérêt.

 

v. 3. Jésus, étendant la main, le toucha, et lui dit : Je le veux, soyez guéri ; et au même instant, sa lèpre fut guérie.

v. 4. Jésus lui dit : Gardez-vous bien de parler de ceci à personne ; mais allez vous montrer au Prêtre, et portez l’offrande ordonnée par Moïse, afin qu’elle leur serve de témoignage.

 

 Ces deux versets paraîtraient opposés si la lumière d’intelligence n’en était donnée. Jésus guérit premièrement le lépreux ; parce que l’abandon à la volonté de Dieu emporte avec soi l’entérinement absolu de toute requête ; et il le guérit en la même manière qu’il lui avait demandé la guérison, lui faisant comprendre que comme il n’a voulu guérir que dans sa volonté, il le guérit par cette même volonté. Seigneur, dit le malade, si vous le voulez, vous le pouvez ; et je ne désire pas que vous vous serviez de votre pouvoir pour me délivrer d’un aussi grand mal que celui que je souffre ; mais pour faire votre volonté. Jésus répond : C’est ma volonté que vous soyez guéri, puisque vous n’avez point de volonté, et je ne vous guéris que parce que je le veux. Il lui défendit ensuite de le dire à personne ; comme si une telle guérison pouvait se cacher. Cependant, en lui défendant de le dire, il lui ordonne en même temps de le manifester, et de donner même des témoignages de la vérité de sa guérison. C’est que, Dieu défendant de déclarer les états intérieurs aux personnes qui est seraient incapables, et qui, ne pouvant les comprendre, se scandaliseraient de cette indifférence pour la guérison de la lèpre, ordonne en même temps qu’on fasse connaître aux personnes qui en sont capables, et aux Prêtres, les secrets de la vie intérieure, leur en faisant comprendre la vérité, la grandeur et l’étendue par quantité de témoignages, afin de les éclaircir par là pour la conduite des autres. C’est à ceux-là que Dieu permet que l’on découvre aisément le mystère caché, et il en donne le mouvement lorsqu’ils sont disposés à écouter.

Il est de grande conséquence que les Prêtres soient éclairés, car ils peuvent faire beaucoup de bien ou beaucoup nuire aux âmes. Sitôt qu’un Prêtre a assez d’humilité pour vouloir bien être instruit par l’expérience des autres, quoiqu’ils lui soient inférieurs, Dieu ne manque point de lui donner l’intelligence, et souvent même l’expérience de tout ce qu’on lui dit. Aussi Dieu fait il annoncer souvent ses vérités intérieures à des personnes éminentes en dignité et en doctrine, par de simples femmelettes ; les disposant par cette humilité et petitesse qu’ils pratiquent (voulant bien être instruits des vérités cachées aux grands et aux sages, et révélées aux petits) à recevoir toutes les grâces qu’il leur veut faire ; et confirmant ensuite par lui-même ce qu’il leur a fait annoncer par ses servantes. Ainsi Jésus-Christ voulut que les femmes allassent les premières annoncer sa résurrection aux Apôtres, afin de les disposer par cette petitesse à la grâce qu’il leur fit lorsqu’il se manifesta lui-même à eux.

 

v. 5. Lorsqu’il fut entré dans Capharnaüm, un Centenier le vint trouver, et le pria, disant :

v. 6. Seigneur, mon Serviteur est malade de paralysie dans ma maison, et il est extrêmement tourmenté.

v. 7. Jésus lui dit : J’irai, et je le guérirai.

v. 8. Et le Centenier lui répondit : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison ; mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri.

 

Ceux qui paraissent les plus opposés à la vie intérieure, à raison de leur état et de leurs emplois, sont souvent ceux qui y sont les plus propres, comme ayant plus de foi et de soumission. Le respect humain, la propre suffisance, l’amour de soi-même, et l’attachement aux maximes étudiées, empêchent quantité d’âmes d’entrer dans le Royaume intérieur, et d’avoir recours à Jésus-Christ, afin qu’il les y introduise. Le Centenier va à lui avec des paroles si humbles, et si remplies de foi, qu’il fait honte à plusieurs Chrétiens, qui n’ont ni humilité pour déclarer leurs besoins, ni foi pour croire que Dieu y pourvoira ; et quand il s’en trouvera qui fissent cela pour eux-mêmes, se trouvera-t-il quelqu’un qui le fasse pour les autres ?

Ce serviteur représente l’extérieur, ou le corps, qui est souvent paralytique et impuissant à s’appliquer aux choses du dehors. Si l’âme s’en plaint à son Dieu, il lui répond : J’irai et je le guérirai. Jésus-Christ guérit toujours cette paralysie par sa venue ; mais il en est de deux sortes : l’une est une paralysie véritable, telle qu’était celle de ce serviteur ; l’autre est une ligature des sens et des puissances, que Dieu fait lui-même, laquelle empêche la personne d’opérer. La première est un défaut naturel en nous ; la seconde est une opération de Dieu, qu’il ne fait que pour faire mourir notre propre activité. Il n’y a pas de l’imperfection de notre part dans cette paralysie, quoique ce soit un état imparfait, eu égard à un autre plus parfait. Or Jésus-Christ assure qu’il ira, et qu’il guérira cette paralysie.

Lorsque l’âme, touchée de douleur, voyant qu’elle n’opère rien, lui expose l’état de ses sens liés, et de ses puissances captives, comme fait ici le Centenier à l’égard de son serviteur, ne faisant qu’une simple exposition de son besoin, sans demander sa guérison, Jésus, n’attendant pas qu’elle lui demande aucune chose, la prévient, disant : J’irai, et je te guérirai. Il vient dans les âmes commençantes, pour les guérir de cette paralysie, par l’Eucharistie, venant à elles comme voie, afin de les remettre en action, et en liberté d’agir et de marcher dans toutes ses volontés ; de même qu’il vient dans d’autres plus avancées aussi par la sainte communion, pour les ranimer, vivifier, et tirer des liens de la mort et du sépulcre où elles étaient enfoncées ; et à chaque fois qu’il vient, il guérit l’âme selon son besoin.

Le Centenier, regardant encore la venue de Jésus-Christ d’une manière humaine, lui dit : Seigneur, ne venez pas, comme voulant s’excuser d’un honneur si grand ; cependant cette humilité était sincère, et non feinte ; il se trouvait indigne d’un si grand bien ; c’est pourquoi il lui dit dans la vue de son néant : Je ne suis pas digne que vous veniez vous-même chez moi, mon âme n’étant pas assez disposée pour un si grand bien ; mais dites seulement une parole dans mon fond, et cette parole rendra la vigueur et la force à ce serviteur paralytique. Aussi connût-il d’abord l’effet de la parole de Jésus-Christ.

 

v. 9. Car quoique je ne sois qu’un homme soumis à d’autres, ayant néanmoins des soldats sous moi, je dis à l’un : Allez-là ; et il y va ; et à l’autre : Venez ici, et il y vient ; et à mon serviteur : Faites cela, et il le fait.

 

Ces paroles du Centenier sont un effet de Ia lumière qui lui fut donnée pour connaître le pouvoir divin sur les âmes et sur les corps, et généralement sur toutes choses ; et pour confesser en même temps la Divinité de Jésus-Christ, reconnaissant que comme vrai Dieu, il peut commander en Souverain, et doit être obéi de toutes les créatures. Ô Dieu ! tout être créé, soit animé ou inanimé, obéit à votre parole ! Les maladies mêmes, aussi bien que tout le reste ; rien ne vous résiste ; il n’y a que l’homme ingrat qui ne vous obéit pas ! Une âme qui connaît ce pouvoir Divin veut s’y soumettre de toutes ses forces. Le pieux Centenier, en disant ce peu de paroles, en exprime infiniment davantage qu’il n’en dit ; c’est pourquoi Jésus Christ, pénétrant dans le fond de son cœur, et voyant la grandeur de sa foi, et le désir sincère qu’il avait de se laisser conduire à un DIEU si puissant, ne peut qu’il n’en témoignât son admiration. La similitude dont se sert le centenier pour exprimer autant qu’il peut la grandeur du pouvoir divin est si belle : Puisque moi, dit-il, qui n’ai qu’un pouvoir emprunté et une puissance de subordination, me fais obéir sans résistance et sans réplique, et que lorsque je dis à mon serviteur : Fais cela, il le fait sans s’informer pourquoi je le lui commande et sans raisonner sur la nature du commandement, combien plus tous les hommes en devraient-ils user de la sorte envers DIEU, et lui obéir sans s’informer ni raisonner sur le commandement qu’il leur fait ?

 

v. 10. Jésus, entendant ces paroles, en fut dans l’admiration ; et dit à ceux qui le suivaient : Je vous dis en vérité que je n’ai point trouvé une si grande foi en Israël.

v. 11. Aussi je vous déclare que plusieurs viendront de l’Orient et de l’Occident, et auront place dans le royaume des Cieux avec Abraham, Isaac et Jacob.

v. 12. Mais les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents.

v. 13. Et Jésus dit au Centenier : Allez, et qu’il vous soit fait selon votre foi ; et son serviteur fut guéri à la même heure.

 

Ô Foi ! ô abandon ! il faut que vous soyez quelque chose de bien grand, puisque vous méritez l’admiration d’un DIEU ! Il y a bien lieu de s’étonner qu’il y ait plus de foi et d’abandon dans des personnes qui à peine connaissent Dieu que dans des chrétiens, qui font profession de suivre Jésus-Christ. Ô aveuglement déplorable de la plupart des chrétiens, qui ne peuvent s’abandonner à la conduite de DIEU, ni lui donner ce témoignage assuré de leur foi ! L’on fait consister la foi en ce qu’elle n’est pas ; et l’on ne la met pas en ce qu’elle est. L’on veut des assurances et des témoignages pour appuyer la foi, et de fortes raisons pour la persuader ; et cela même lui est contraire, en affaiblit la force, et en diminue le prix.

La foi veut que l’on s’abandonne à DIEU en captivant l’Esprit sous sa parole ; et le cœur sous sa conduite, et en se fiant à lui au-dessus de toute raison ; de même qu’il faut espérer en lui contre toute espérance 81. Des personnes qui semblaient être les plus éloignées de Dieu viennent en foule se donner à lui, et entrent dans sa voie ; pendant que ceux qui ont été appelés de bonne heure à son royaume s’en tiennent éloignés.

Le Sauveur dit au Centenier qu’il lui soit fait selon ce qu’il a cru. La mesure de notre foi est la mesure des grâces que nous recevons de DIEU ; et plus la foi est grande, plus DIEU est dans une âme ; car c’est le propre de la foi de l’y attirer, de l’y faire venir, et de ne lui donner rien moins que DIEU. Ô si l’on savait quelle est la grandeur de cette foi, par laquelle la créature, n’attendant rien d’elle-même, attend tout de son DIEU ! Plus elle se voit dépouillée et nue, plus elle a de force et de vigueur ; la foi s’augmente même par la difficulté des choses ; plus elles paraissent impossibles, plus la foi est vigoureuse à les entreprendre, par la ferme créance qu’elle a que, tout étant entre les mains de Dieu, il ne lui faut qu’un moment pour faire changer de face à toutes choses. Elle admire même souvent comment Dieu se sert des mêmes moyens de faire réussir ses desseins dont les créatures se servent pour les contrarier, et que laissant tomber l’homme charnel et le sage humain dans la fosse qu’il a faite 82, il élève à une grande gloire le pauvre abandonné, à qui le piège avait été tendu. Les assurances et les témoignages ne sont point (comme l’on croit) les apanages ou les appuis de la foi ; au contraire, ils lui sont opposés, et ils en diminuent beaucoup la perfection ; puisque l’évidence des choses détruit la foi, ainsi que la vérité même nous l’apprend, lorsqu’elle reproche aux gens de peu de foi 83 qu’ils ne peuvent croire qu’à mesure qu’ils voient des signes et des prodiges ; et qu’à l’occasion de l’incrédulité de S. Thomas, elle s’écrie : Heureux ceux qui n’ont point vu, et qui ont cru !

 

v. 14. Ensuite Jésus étant venu dans la maison de Pierre, il trouva sa belle-mère qui était au lit, et qui avait la fièvre.

v. 15. Et lui ayant touché la main, la fièvre la quitta ; et s’étant levée, elle les servait.

 

Jésus guérit toute sorte de maladie ; il n’attend pas même qu’on le lui demande ; il suffit qu’on se présente devant lui ; et sitôt qu’il s’approche ou qu’il touche, tout est incessamment guéri.

Venir dans la maison, et toucher de sa main, sont deux choses différentes. Jésus vient dans la maison intérieure sitôt qu’il s’en approche, et qu’il fait sentir un goût délicieux de sa présence ; mais il touche lorsqu’il s’unit à l’âme de l’union passagère des puissances. Ce toucher ne laisse pas d’opérer de grands effets dans l’âme ; car il fait qu’elle se lève d’abord du sommeil léthargique qui l’accablait, pour commencer à servir Dieu, et accomplir ses volontés.

 

v. 16. Sur le soir on lui présenta plusieurs possédés, et il en chassa les esprits par sa parole, et guérit tous ceux qui étaient malades.

v. 17. Afin que ce qui a été dit par Isaïe fût accompli, il s’est chargé lui-même de nos infirmités, et il a porté nos maladies.

 

Ces possédés, que Jésus-Christ délivre ensuite, sont des âmes remplies d’elles-mêmes, et possédées d’un esprit particulier. Ces gens-là sont si enchantés de leurs propres lumières, qu’ils ne peuvent donner lieu à l’Esprit de Jésus-Christ. Le Sauveur chasse lui-même cet esprit par sa parole, substituant le sien en sa place ; il guérit aussi nos langueurs et nos maladies ; mais comment les guérit-il ? S’en chargeant lui-même et les portant le premier. Ô amour Dieu, vous vous chargez de toutes nos misères ; et nous ne voulons pas les porter avec vous !

 

v. 18. Jésus, se voyant environné d’une grande foule de peuple, commanda à ses disciples de le passer au-delà du lac.

v. 19. Alors un Scribe vint à lui, qui lui dit : Maître, je vous suivrai partout où vous irez.

v. 20. Jésus lui répondit : Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête.

 

On lit souvent cet endroit de l’Écriture ; mais il est peu de personnes qui y fassent attention, et je doute même s’il se trouve quelqu’un qui en pénètre le véritable sens. Jésus-Christ appelle des pêcheurs et de pauvres gens à sa fuite sans leur rien alléguer de son dépouillement ; parce qu’ils étaient plus disposés à y entrer que nuls autres, le dépouillement extérieur étant un grand pas pour le dépouillement intérieur. Mais lorsqu’un Scribe, ou Docteur de la Loi, veut le suivre, il lui parle de l’extrême pauvreté où il est, et de celle à laquelle doivent être réduits ceux qui veulent marcher après lui. Pourquoi dit-il cela à ce Docteur plutôt qu’à tant d’autres ? C’est qu’il savait la répugnance naturelle qu’ont les personnes de cette sorte à se laisser dépouiller, et qu’il en est peu qui puissent s’y résoudre ; le respect humain, ou l’envie d’être quelque chose, les arrête presque tous ; et les savants sont les plus enfoncés en eux-mêmes et les plus attachés à leur propriété.

Le Fils de Dieu dit que les renards ont des tanières, et les oiseaux des nids, mais que pour lui, il n’a pas où reposer sa tête. Il distingue par-là deux fortes de dépouillements, dans lesquels sont compris tous les autres. Ô état intérieur de Jésus, vous n’avez jamais été assez connu ! Ô état divin, on ne veut point vous imiter !

Le premier dépouillement se fait par le détachement des biens extérieurs et naturels (qui sont comparés aux renards et à leurs tanières), et de tout ce qui appartient à la nature et à la partie inférieure ; le corps est dépouillé, par la pauvreté extérieure, de tout ce qui l’accommode ; les sens sont privés de leur vie, ne trouvant rien qui les satisfasse ni qui les soutienne même dans leurs fonctions naturelles ; parce que toutes choses sont pour eux remplies d’amertume ; les sens intérieurs souffrent aussi des privations et des douleurs de mort ; la volonté animale se trouve dans ce même dépouillement ; tout l’homme se voit dépouillé d’honneur, de biens, de commodités, et de tout ce qui fait la vie de la nature. L’autre dépouillement est beaucoup plus étrange et plus difficile ; et c’est celui qui se fait par la privation de tout ce qui appartient à l’esprit et à la partie supérieure (comparée aux oiseaux et à leurs nids), de tous dons, grâces, faveurs, lumières propres ; de toute volonté, ne pouvant même en avoir aucune, de tout soutien pour petit qu’il soit dans les choses du dedans, jusqu’à être dépouillé de tout être propre et de tout ce qui faisait subsister la créature en elle-même ou en quelque bien créé, ayant cédé ses droits, son être, et sa subsistance à l’être souverain de Dieu.

L’anéantissement de la nature humaine en Jésus-Christ fut si parfait, qu’il ne lui restait rien qui lui fût propre, ni aucun usage propriétaire de ses actions humaines. Elles étaient humaines quant à leur principe naturel, puisqu’il était réellement homme ; mais elles étaient toutes divines quant à la direction, tout étant en lui parfaitement soumis à la Divinité, et se faisant même en unité de principe avec elle ; de sorte que sa substance et l’usage propre de lui-même étant anéanti, Dieu était tout et opérait tout en lui, l’unité hypostatique surpassant de beaucoup toute unité mystique. Cet état intérieur si élevé est celui auquel nous sommes appelés, avec la différence que l’on doit toujours faire de l’état de Jésus-Christ en lui-même, et de son état dans ses membres. Et quoique cet état fut en Jésus-Christ tout divin, à cause de la béatitude essentielle dont jouissait son âme, il était cependant si terrible à la nature de l’homme, qu’il ne fallait pas moins qu’un homme-Dieu pour le porter. L’âme de Jésus-Christ, et son corps et ses sens, ne trouvaient nul soutien, pour petit qu’il fut, et n’avaient pas de quoi se reposer un moment en eux-mêmes, étant dans la pauvreté la plus entière et l’anéantissement le plus profond qui fut jamais, ni qui puisse être ; et celui qui dans l’éternité prend son repos dans le sein de son Père 84 ne peut trouver sur la terre un repos d’un moment hors de Dieu.

Une âme qui entre par état dans ces dépouillements terribles de Jésus-Christ ne trouve en elle ni être, ni subsistance, ni choses au monde sur quoi elle puisse s’arrêter. C’est un état très-dur pour les sens et pour l’esprit propre, quoiqu’il soit tout divin ; et l’âme, ne trouvant plus rien ni au-dehors, ni au-dedans d’elle, sur quoi elle se puisse reposer, est contrainte de ne s’appuyer en rien, et de sortir hors d’elle pour trouver son repos en Dieu. Et c’est-là ce qui fait son anéantissement. Jusqu’à ce que l’âme en soit ici, elle n’est point par état permanent dans les états de Jésus-Christ portés par lui-même. Il faut pour cela que dans cette vie elle arrive à tous ces dépouillements ; après quoi elle devient un véritable Jésus-Christ en terre. Or les personnes doctes, qui devraient comprendre ces états plus que nul autre, ont une disposition opposée à celle qui est nécessaire pour les porter, au-delà même de ce que l’on en peut comprendre ; vu qu’ils voudraient toujours être quelque chose, sans jamais cesser d’être ce qu’ils étaient. L’on veut acquérir et ne rien perdre ; vivre en Dieu et vivre en soi-même, cela est impossible.

 

v. 21. Un autre de ses disciples lui dit : Seigneur, permettez-moi, avant que je vous suive, d’aller ensevelir mon Père.

v. 22. Mais Jésus lui dit : Suivez-moi et laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts.

 

Il semble que Jésus-Christ se défende de recevoir ce Docteur de la loi à sa fuite ; du moins lui expose-t-il l’excès de la pauvreté ; et l’Évangile ne dit point que cet homme suivit le Sauveur. Dès que l’on parle de dépouillement à des personnes si fort revêtues, elles se retirent insensiblement, cette viande n’étant pas de leur goût. En même temps que Jésus en use de la sorte envers ce Docteur, il contraint une autre personne de le suivre, réprimant l’envie qu’avait ce Disciple d’aller auparavant ensevelir son Père, comme une tentation, ou une inclination aux œuvres extérieures, que l’on a tant de peine à perdre, quoiqu’il faille en être dépouillé pour suivre Jésus-Christ pauvre et nu. Vouloir encore ensevelir son Père n’est autre chose que vouloir conserver quelque soin de ce qui est en nous-mêmes, et de notre propriété, qui est en nous le Père de la vie d’Adam, croyant pouvoir la rendre captive par nous-mêmes, ce qui ne se peut.

Jésus-Christ dit donc qu’il faut laisser aux morts le soin d’ensevelir les morts. Il pourrait sembler que ce serait un paradoxe ; car comment un mort peut-il en ensevelir un autre ? Le Sauveur parle de deux sortes de morts : les premiers sont ceux qui sont morts par le péché, qui doivent prendre soin d’ensevelir leurs morts, c’est-à-dire, de s’assujettir à la grâce, et de s’ensevelir avec Jésus-Christ par la pénitence, afin de ressusciter par lui à sa grâce ; les autres sont ceux qui sont encore dans la mortification, ou dans le travail de la mort des sens, et qui doivent s’employer aux œuvres de charité. Mais pour vous, dit-il à son Disciple, et en sa personne à tous ceux qui veulent le suivre parfaitement, ce n’est plus votre affaire ni d’ensevelir les morts en ces deux manières, ni de tâcher de détruire votre propriété ; vous n’avez qu’une seule chose à faire, qui est de me suivre ; celle-là comprend éminemment toutes les autres.

Par l’ensevelissement du père mort, s’entend aussi le soin et le souvenir de tout ce qui nous concernait autrefois, que nous quittons souvent de corps, mais non pas d’affection. Quiconque est appelé à suivre Jésus-Christ doit perdre jusqu’au souvenir de tout ce qui le regarde. Cet avis du Sauveur est singulièrement pour les Religieux ; puisqu’ils font profession de suivre Jésus-Christ, ils doivent laisser aux morts le soin d’ensevelir leurs morts, laissant aux mondains les choses du monde. Cependant ils veulent savoir ce qui s’y passe, et se mêler de tout ; se conduire par les maximes du siècle, et se piquer de vivre à sa mode. Hélas ! ils se moquent de Jésus-Christ, faisant semblant de le suivre. Ils en montrent quelque apparence ; mais dans la vérité ils suivent beaucoup plus ses ennemis que lui.

 

v. 23. Lorsque Jésus entra dans la barque, ses disciples le suivirent.

v. 24. Et il s’éleva une tempête si grande dans la mer, que les flots couvraient la barque, et lui cependant dormait.

v. 25. Mais ses Disciples vinrent à lui et le réveillèrent, disant : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons.

v. 26. Jésus leur dit : Pourquoi craignez-vous, gens de petite foi ? Et se levant il commanda aux vents et à la mer de s’apaiser ; et il se fit un grand calme ;

v. 27. De sorte que les hommes l’admirèrent, disant : Quel est celui-ci, à qui les vents et la mer obéissent ?

 

Cet endroit de l’Évangile contient autant de mystères que de paroles. Premièrement, Jésus-Christ, après avoir parlé du dépouillement au Docteur, et du délaissement de tout soin à un disciple, entre le premier dans la barque avec tous ses disciples, pour les faire entrer avec lui dans l’abandon ; car lorsque l’âme entre dans la voie de l’abandon, Jésus y entre toujours le premier ; il s’y trouve toujours, et elle n’y est jamais sans lui. Cet abandon est comme une petite barque exposée à la rage des flots mutinés ; les vagues la battent de toutes parts, et elle est à tout moment prête à périr ; les bourrasques des tentations s’élèvent avec tant de furie, qu’elles semblent devoir abîmer l’abandon avec tout ce qu’il renferme.

Mais ce qui est le plus dur à l’âme, c’est que Jésus-Christ dort durant ce temps ; et qu’au milieu de tant de dangers, elle n’entend plus sa douce parole, et ne sent plus l’impression de sa conduite ; il semble qu’il ignore sa peine ; et le sommeil de son Sauveur lui fait paraître sa perte inévitable. Que fera-t-elle donc dans cette extrémité ? Elle voudrait réveiller JÉSUS-CHRIST par de nouvelles pratiques, implorer son assistance, lui dire que sans lui elle va périr ; y a-t-il rien de plus juste et de plus raisonnable que cela ? Faire autrement, ne serait-ce pas commettre une infidélité, ou n’appellerait-on pas cela tenter Dieu ? Cependant, cette conduite, quelque pieuse qu’elle paraisse, est reprise de Jésus-Christ comme un manque de foi. Mais n’est-ce pas plutôt, ô mon aimable Maître, la foi qu’ils ont en vous qui les porte à vous demander secours ? Quoi donc, ce que vous regardez dans les autres comme une grande foi, vous le blâmez en vos disciples comme une défiance ! Ah ! c’est le secret et la fidélité de l’abandon ! Sitôt que l’homme s’est abandonné à son Dieu, il doit tellement s’oublier de tout lui-même et du soin de ce qui le concerne, qu’il ne s’en mêle plus.

Vous dormez cependant, ô Amour ! Si du moins vous veilliez, ces abandonnés, qui vous tiennent compagnie, seraient en assurance. Ah ! laissons dormir Jésus autant qu’il lui plaira. Il est dans la barque avec nous ; cela nous suffit. Si la barque périssait, nous péririons avec lui ; ô perte infiniment heureuse ! Jésus-Christ ne se peut perdre qu’en Dieu, ni ceux qui le suivent non plus. Nous serions submergés avec lui ; et l’abandon, qui est la barque qui nous soutien, étant perdu, nous nous trouverions abîmés avec Jésus-Christ dans le sein de la Divinité. Une âme commune doit implorer le secours de Jésus-Christ dans la tempête, parce qu’elle est éloignée de lui, n’ayant pas encore eu le bonheur de le découvrir dans son fond par la donation de tout elle-même à celui qui n’attend que cela pour se donner tout à elle. Mais une âme abandonnée doit perdre tout soin d’elle-même, et doit, comme Jésus-Christ, dormir par le repos en Dieu, sans se mettre en peine de périr ou de ne périr pas ; car le Sauveur ne dormait ainsi au milieu d’une si effroyable tempête que pour donner un exemple sensible à tous ses chers abandonnés de la manière dont ils doivent se reposer de tout soin d’eux-mêmes sur leur Père céleste, quoique parmi les plus extrêmes dangers. Leur foi ne consiste pas à demander leur délivrance, mais à s’abandonner à tout ce que Dieu pourrait vouloir ou permettre, sans perdre pour un moment leur repos en Dieu, et sans se détourner de leur attention à lui pour se recourber et s’appliquer à eux-mêmes ; au contraire, demeurant toujours plus fermes quoi qu’abîmés dans la volonté de Dieu, qui est le repos des âmes abandonnées. Ce repos est bien tranquille et bien doux, et rien ne le peut troubler, puisque c’est le repos de Dieu même.

Laissons dormir Jésus, et dormons avec lui. Ah ! il n’y a rien à craindre pour nous en sa compagnie ! Trop heureux naufrage que celui qui nous ferait périr avec lui ! C’est ici l’endroit le plus difficile de la vie spirituelle, de se voir menacé d’une perte certaine et prêt à y succomber, sans se remuer en aucune manière pour l’éviter, ni même ouvrir la bouche pour appeler le Sauveur à son secours, ni avoir la moindre envie d’être sauvé par lui. Ô générosité de l’amour le plus épuré ! ô grandeur de la foi la plus intrépide ! Qui pourra vous comprendre ? Qui osera vous vous pratiquer ? Qui ne vous condamnera pas dans les autres plutôt que de vouloir se livrer à vous sans réserve ? Cet état d’une âme si perdue à elle-même est le plus grand salut ; car plus elle se délaisse à Dieu, plus elle l’aime ; et plus elle s’oublie elle-même par la résignation qu’elle en a faite à Dieu, plus elle est abîmée et transformée en lui. Cependant presque tous ceux qui font profession de s’abandonner manquent en ce point. Ils suivent Jésus-Christ tant qu’ils ne voient aucun danger à sa suite ; mais sitôt qu’ils sont menacés du naufrage, ils ont recours aux réflexions et aux inquiétudes, aux cris ou soucis d’eux-mêmes, et à l’empressement d’en être préservés. Quoiqu’ils croient faire tout cela sous de bons prétextes, Jésus néanmoins les reprend, et leur fait comprendre que de craindre sitôt que l’on est entré dans l’abandon, de douter, ou d’hésiter, c’est un défaut de foi.

Ô qu’il est de conséquence de dormir avec Jésus-Christ durant la bourrasque, et de ne pas l’éveiller ! Cependant à cause de la faiblesse des âmes, il commande souvent aux vents et à la mer irritée de s’apaiser ; et aussitôt le calme devient si grand, que ceux qui l’éprouvent après avoir été battus de la tempête en sont dans l’étonnement et dans l’admiration. Sentant ce calme, ils croient avoir reçu une grande grâce ; et il est vrai, d’autant plus même qu’elle est souvent accompagnée du miracle ; mais c’est une grâce qui n’est accordée qu’à leur faiblesse ; et quiconque aurait été abandonné sans réserve à toutes les volontés de Dieu dans cette tempête n’en aurait jamais plus appréhendé aucune autre ; au contraire, il aurait été revêtu de la force de Jésus, pour opérer le calme dans les autres au milieu de semblables dangers. Tout ce qu’une âme devenue Jésus-Christ dit aux autres s’opère dans elles, et c’est la marque qu’elle est devenue Jésus-Christ. Les miracles que font ces personnes sont très-fréquents, quoiqu’ils ne s’étendent pas tant au-dehors, ou à quelque chose d’éclatant aux yeux des hommes, qu’à ce qui se passe au-dedans. Lorsque des personnes troublées et agitées de peines et de tentations viennent à eux, sitôt qu’ils leur disent que le calme se fasse, il se fait, mais d’une manière si profonde, qu’il ne se peut rien de plus ; aussi ne le commandent-ils que lorsqu’ils y sont mus et portés par l’Esprit de Jésus-Christ, qui opère lui-même ce qu’il fait ordonner. Il n’y a que Jésus-Christ à qui les vents et la mer obéissent de cette sorte.

Il y a eu des saints qui ont fait plus de miracles sur les corps que sur les âmes ; et ces prodiges font plus d’éclat que les autres. Ces personnes ont le pouvoir de faire des miracles par un don gratuit, qui, quoique fort éminent, ne les rend pas pourtant plus saints, bien qu’il soit donné à des personnes saintes. Mais les miracles dont je parle ne sont pas de même nature. Ce n’est point un don gratuit qui soit accordé à l’âme ; mais c’est que comme leur propre esprit a été anéanti, il ne reste plus en eux que l’Esprit de Jésus-Christ, qui opère lui-même ces choses (qui tiennent du prodige) par le mouvement secret et soudain qu’il en donne. Les choses sont plus intimes et cachées, et les merveilles s’opèrent par le dedans bien plus qu’au dehors ; mais c’est le même Esprit de Dieu, lequel convertit les cœurs, qui opère ces miracles ; et ce sont des miracles qui marquent l’entier anéantissement de l’âme, et qui la rendent plus sainte, parce que ces œuvres miraculeuses donnent toujours plus de pouvoir à Jésus-Christ sur les personnes qui les font en suite de la fidélité qu’ils ont à suivre ses mouvements, et à se laisser aller sans résistance et sans hésitation au moindre instinct qu’ils ont de dire ou de faire les choses.

Saint Paul fit infiniment plus de ces miracles intérieurs qu’il n’en fit d’extérieurs ; non lui, mais Jésus-Christ par lui, selon qu’il le déclare lui-même : Voulez-vous faire l’expérience de Jésus-Christ, qui parle par ma bouche, lequel n’est point faible à votre égard, mais puissant parmi vous 85 ? Ce sont là les miracles que font les personnes fort intérieures ; aussi ne faut-il point tant de cérémonies pour les opérer comme l’on en use dans ceux des corps ; vu que ceux-ci s’opèrent tout d’un coup, sans hésiter et sans penser à les faire, presque comme un fol qui suit son premier mouvement sans penser à ce qu’il dit ou fait ; l’esprit qui le possède lui faisant dire qu’une chose soit faite, elle se trouve faite.

 

v. 28. Après qu’il eut passé à l’autre bord, au pays des Géraséniens, deux possédés, qui étaient si furieux que personne n’osait passer par ce chemin-là, sortirent des tombeaux, et vinrent au-devant est lui.

v. 29. Et ils s’écrièrent : Qu’y a-t-il entre vous et nous, Jésus, Fils est Dieu ? Êtes-vous venu ici nous tourmenter avant le temps ?

v. 30. Or il y avait assez près d’eux un grand troupeau de pourceaux qui paissaient.

v. 31. Et les Démons le prièrent, disant : Si vous nous chassez d’ici, envoyez-nous dans ce troupeau de pourceaux.

v. 32. Il leur répondit : Allez ; et, étant sortis, ils entrèrent dans ces pourceaux ; et aussitôt tous ces pourceaux se jetèrent avec impétuosité du haut du précipice dans la mer, et ils moururent dans les eaux.

v. 33. Ceux qui les gardaient s’enfuirent dans la ville, où ils racontèrent tout, même ce qui était arrivé aux possédés.

v. 34. Et aussitôt toute la ville alla au-devant de Jésus ; et, le voyant, ils le supplièrent de se retirer de leur pays.

 

La possession des corps par le Démon est la figure de l’obsession des âmes par le péché. La plus furieuse et la plus dangereuse de toutes est celle de l’orgueil et de l’avarice ; tant parce que c’est la plus difficile à connaître, qu’à cause qu’elle entraîne après soi quantité de péchés et de Démons ; l’orgueil est suivi et appuyé de l’ambition, de l’hypocrisie, de la haine, de la colère, de la jalousie, et du mépris des autres ; l’avarice est accompagnée de fraude et de rapine, d’usures et de violence, d’envie et d’injustice, et de quantité de mauvais esprits qui servent à la cupidité. Or ces deux possessions rendent les hommes furieux, puisque ce sont celles de toutes les passions qui dominent avec plus de tyrannie. Ils n’habitent que dans les lieux les plus secrets et dans les sépulcres ; c’est que ceux qui sont possédés de l’orgueil et de l’avarice ne l’avouent jamais, et se cachent à eux-mêmes ; ils se croient humbles lorsqu’ils sont remplis d’orgueil ; et détachés de toutes choses, lorsqu’ils sont insatiables de biens. Ces deux esprits habitent les tombeaux, où le soleil de justice ne peut darder ses rayons ; tant ils sont enfoncés dans leurs erreurs et dans leur aveuglement. Cependant ces personnes font du mal à tous ceux qui passent auprès d’eux, s’élevant et s’enrichissant aux dépens de tout le monde ; et outre qu’ils se font craindre par leurs calomnies et extorsions, ils veulent encore passer pour sages et pour gens de bien.

Lorsque Jésus-Christ veut chasser ces deux démons, qui sont toujours accompagnés de plusieurs légions d’esprits malins, ils sont affligés de sortir d’un lieu où ils étaient comme dans leur fort ; et ils demandent comme une grâce d’entrer dans des pourceaux qui sont proche de là. Cela signifie que les péchés de l’esprit se guérissent presque toujours par les faiblesses et par les misères du corps ; afin qu’un mal sensible et incontestable, quoiqu’il soit le moindre, en fasse connaître un autre, qui était imperceptible, quoiqu’il fût sans comparaison plus grand. Le divin Médecin des âmes, pour les délivrer d’une perte certaine, permet que les corps soient assujettis à un état tout animal, et aux choses les plus humiliantes et les plus abjectes. Cela n’est pas plutôt fait que tout le mal s’abîme et se précipite dans la mer ; car les démons et les pourceaux y sont enfoncés, l’âme étant éclairée par la chute du corps, et l’homme cessant d’être pécheur par la perte de son péché dans les eaux de la pénitence ; ainsi que ces deux hommes qui avaient été possédés furent délivrés de cet état malheureux en même temps que les Démons précipitèrent les pourceaux dans la mer. C’est cette conduite admirable de Dieu ; et cette justice si miséricordieuse qui fait que ceux qui l’ont éprouvée s’écrient, ou avec Balaam : Mes yeux ont été ouverts par ma chute, et m’ont fait comprendre la parole de Dieu 86 ; ou bien avec David : Il m’est bon, Seigneur, que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne mieux vos préceptes 87.

Ces deux possédés signifient encore, dans un sens plus spirituel, les personnes possédées de l’amour d’elles-mêmes et de l’attachement à leurs lumières, que l’orgueil secret aveugle, et qui ne sont jamais guéris qu’à l’occasion de quelques misères extérieures, qui, en les perdant en apparence et à leurs propres yeux et à ceux des autres, leur sont réellement un moyen de salut. Mais ceux qui habitent dans la ville, qui représentent l’intérieur de l’homme, entendant le tumulte du dehors, et tout ce qui y arrive, font d’ordinaire ce que font ici les Géraséniens, car voyant que la présence de Jésus-Christ opère de telles choses, ils aiment mieux leurs Démons familiers qu’un si grand bonheur ; et cet orgueil et propriété secrète leur semblent devoir être préférés à une déroute si éclatante. C’est pourquoi ils prient Jésus-Christ de se retirer, aimant mieux ne l’avoir pas chez eux que de perdre quelques pourceaux. Ô aveuglement étrange ! Il faut que le corps soit comme vendu au péché, afin d’en délivrer l’âme.

 

 

———————————————————

 

 

 

 

CHAPITRE IX.

 

 

v. 1. Jésus étant entré dans la barque, il repassa le lac, et il vint en la ville.

 

LE Fils de Dieu ne fait presque point de miracles pour lui-même, du moins qui paraissent aux yeux des hommes, quoiqu’il en fasse une infinité en leur faveur. Il se sert des voies communes et ordinaires pour les nécessités humaines, sans avoir recours à sa puissance divine pour s’en dispenser. Ne pouvait-il pas marcher sur les eaux, et y faire marcher ses disciples aussi ? Cependant il se sert de la barque comme un homme impuissant.

Il y a des personnes qui se mettent elles-mêmes dans des choses extraordinaires pour l’extérieur ; mais c’est une tromperie visible ; cela ne se doit jamais faire. C’est à Dieu à tirer du chemin ordinaire qui il lui plaît, et à nous de nous tenir toujours dans le train commun. Un autre abus n’est pas moins dangereux, par lequel l’on prend la vie commune pour une vie dérèglée, ou la vie intérieure pour une vie extraordinaire. J’appelle vie commune celle où l’on ne fait rien d’extraordinaire pour l’extérieur, ni en fait d’austérité, ni en fait d’emploi, sans une vocation singulière ; dans laquelle néanmoins on s’acquitte exactement et des devoirs généraux de tous les Chrétiens, et des particuliers de chaque condition. Un tel état n’a rien de contraire à la sainteté, et Jésus-Christ l’a consacré par son exemple, ayant passé plus d’années dans la vie commune que dans l’extraordinaire. Ce qui est extraordinaire dans l’intérieur sont les extases, ravissements, lumières, illustrations, prophéties et autres dons gratuits ; c’est à quoi nous ne devons jamais aspirer ; au contraire, il faut laisser toutes ces choses lors même qu’elles nous sont données, les outrepassant généreusement pour aller du sensible à l’insensible ; de l’aperçu et distinct à la foi ; des richesses spirituelles à la pauvreté d’esprit, et du don au donateur. Mais la vie commune pour l’intérieur est celle à laquelle Jésus-Christ nous invite tous, le renoncement de nous-mêmes et l’abnégation, la désappropriation et le dépouillement, l’attention amoureuse à Dieu et la soumission parfaite à sa volonté, porter notre croix, suivre Jésus-Christ, et lui donner lieu de régner et d’être toutes choses en nous. C’est à quoi tous sont appelés, et c’est également en quoi consiste toute la perfection Chrétienne.

 

v. 2. Aussitôt on lui présenta un paralytique couché dans son lit. Et Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Prenez confiance, mon fils, vos péchés vous sont pardonnés.

v. 3. En même temps quelques-uns des Scribes dirent en eux-mêmes : Cet homme blasphème.

 

La paralysie s’étend souvent au corps et à l’âme, et l’âme étant guérie de la sienne, le corps est en même temps délivré de son mal. Ce paralytique est la figure d’un pécheur couché dans le lit de sa malice, et qui met son repos dans les plaisirs criminels. Cependant quelque plein de péchés qu’il soit, sitôt qu’il veut bien exposer à Dieu avec foi ce qu’il est et lui représenter sa misère et sa pauvreté, cette simple exposition, accompagnée d’une grande foi, attire la miséricorde de Dieu et obtient la guérison. L’on ne fait ici que présenter ce paralytique à Jésus-Christ sans lui rien dire ; mais lui, découvrant dans le cœur de ceux qui l’exposaient une foi admirable, délivre aussitôt l’âme du péché, qui est la première paralysie ; et il rend ensuite la santé au corps, lui donnant la facilité de faire le bien, et de s’employer dans les bonnes œuvres.

Cependant il se trouve partout de sévères censeurs qui condamnent tout de crime, et qui prennent une déclaration simple et naïve de la vérité pour un blasphème. Si quelqu’un osait dire devant quelques Docteurs qu’un pécheur qui s’exposerait avec foi et confiance devant Dieu, lui découvrant ses maux et étant prêt à les accuser devant ceux qu’il a établis pour lier et délier en son Nom, en obtiendrait plutôt le pardon, que par beaucoup de cris, d’efforts et d’empressements, qui pour l’ordinaire sont tous naturels ; cela leur paraîtrait peut-être trop hardi, ou même suspect ; et néanmoins il est certain que cette manière muette de supplier est très-efficace devant Dieu, auprès de qui la grandeur de la foi et la vraie résignation peuvent toutes choses ; aussi la conversion des personnes qui s’y prennent de la sorte paraît assez par les fruits des bonnes œuvres qui la suivent ; ainsi que Jésus-Christ prouve la vérité de la conversion de ce paralytique par la liberté qu’il donne miraculeusement au corps de reprendre ses fonctions.

 

v. 4. Mais Jésus voyant leurs pensées, leur dit : Pourquoi pensez-vous du mal en vos cœurs ?

v. 5. Lequel est plus facile de dire : Vos péchés vous sont pardonnés, ou de dire : Levez-vous, et marchez ?

v. 6. Or afin que vous sachiez que le fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Levez-vous, dit-il au paralytique, prenez votre lit, et vous en allez en votre maison.

v. 7. Il se leva, et s’en alla en sa maison.

v. 8. Et le peuple voyant cela fut saisi de crainte, et bénit Dieu de ce qu’il avait donné une telle puissance aux hommes.

 

L’on voit bientôt si la conversion est véritable. Ce paralytique étant guéri, il se lève de sa malice, commence à faire de bonnes œuvres, et emporte son lit dans sa maison. Emporter son lit dans sa maison n’est autre chose que chercher son repos en Dieu au-dedans de soi-même, quittant les choses extérieures dans lesquelles on le prenait, et se retirant en soi-même par le recueillement et par la séparation de tout le créé. C’est là que l’on trouve un repos bien différent de celui que l’on cherchait au-dehors. Sitôt que Jésus a parlé à l’âme, elle lui obéit ; et sa parole lui enseigne la manière de se recueillir ; après quoi elle entre dans le recueillement avec beaucoup de promptitude et de fidélité. Dieu par son fils a communiqué ce pouvoir aux hommes qui se laissent conduire à son Esprit, savoir, d’opérer par leur parole la conversion et le recueillement dans les autres. Cet endroit de l’Évangile est clair contre nos frères égarés, pour les convaincre que Dieu a donné pouvoir aux hommes de remettre les péchés lorsqu’on les leur découvre, et qu’il faut se confesser à l’homme afin qu’il remette les péchés par le pouvoir que Dieu lui en a donné ; vu que le miracle que fait ici le Sauveur pour preuve du pouvoir qu’il a d’absoudre de tous péchés justifie aussi la vérité de sa parole par laquelle il a communiqué ce même pouvoir à son Église.

 

v. 9. Jésus, sortant de là, vit en passant un homme qui était assis au bureau des impôts, nommé Matthieu, auquel il dit : Suivez-moi ; et aussitôt il se leva, et le suivit.

 

Cet exemple devrait être bien considéré de ceux qui sont si rudes aux pécheurs, et qui les accusent de témérité lorsqu’ils voient que dès leur conversion ils veulent s’approcher de Jésus-Christ ; leur indiscrétion même s’emporte jusqu’à les vouloir empêcher de suivre le Sauveur, d’entrer dans l’intérieur, et de s’adonner à l’Oraison, sous prétexte qu’ils n’en sont pas dignes, et qu’ils feraient mieux de s’arrêter à la considération d’eux-mêmes et à la vue continuelle de leurs péchés ; mais ils se trompent bien. Tout pécheur peut dès l’abord approcher de Jésus-Christ, pourvu qu’il abandonne son mauvais trafic et le commerce qu’il a avec la nature corrompue et avec le péché ; et le plus tôt qu’il le fait est le meilleur ; puisqu’il ne peut pas mieux faire que de se mettre aussitôt dans la voie pour y marcher ; or Jésus-Christ est la voie. Cet homme que Jésus-Christ appelle était un pécheur invétéré qui se reposait dans le commerce de son iniquité ; cependant il n’est pas plutôt appelé qu’il suit Jésus-Christ, et abandonne tout 88 sans délai et sans résistance. Les plus grands pécheurs sont ceux qui bien souvent se donnent plus volontiers à Dieu et sans tant d’hésitations.

Ô aimable Sauveur ! lorsque vous appelez, qui ne vous suivrait pas ? Cependant il y en a plusieurs d’appelés, mais peu d’élus 89 ; parce que la plupart ne correspondent pas à la grâce de leur vocation, comme fit S. Matthieu. Il y a deux vocations, l’une à la conversion, et l’autre à l’intérieur. Pour répondre à la vocation de la conversion, ou au Salut, il faut abandonner à l’instant le péché et tous ses engagements ; et pour correspondre à la vocation de l’intérieur, ou de la perfection, il faut tout quitter et tout perdre.

L’une et l’autre de ces vocations est visible en S. Matthieu ; et sa fidélité à répondre à l’une et à l’autre est également parfaite et admirable. Il y a des pécheurs qui ne sont pas sauvés, parce qu’ils ne veulent pas abandonner le péché pour se donner à la grâce de Jésus-Christ ; et il y a des personnes dévotes qui ne correspondent pas à la grâce de l’intérieur dont ils ont été prévenus, à cause qu’ils ne veulent pas renoncer à tout ce qu’ils possèdent et à tout ce qu’ils font. Ils voudraient donner et retenir, gagner et ne rien perdre, tout recevoir et ne rien laisser, être tout à Dieu et se posséder eux-mêmes ; cela est impossible. Une âme qui ne laisse pas écouler ce qui est en elle à mesure qu’elle reçoit, s’enfle de propriété et d’attache, jusqu’à ne pouvoir plus rien recevoir ; de même que si une rivière ne s’écoulait pas à mesure que les eaux y entrent, elle s’enflerait tellement, qu’elle déborderait et ferait des dégâts horribles ; ou bien il faudrait que les eaux de sa source se détournassent d’un autre côté.

 

v. 10. Et il arriva que Jésus étant allé manger avec lui dans sa maison, il vint des publicains et des pécheurs manger avec lui et avec ses disciples.

v. 11. De quoi les Pharisiens s’étant aperçus, ils dirent à ses disciples : Pourquoi votre Maître mange-t-il avec des publicains et des pécheurs ?

v. 12. Jésus, les ayant entendus, leur dit : Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin ; ce sont les malades.

v. 13. C’est pourquoi, allez apprendre ce que veut dire : C’est la miséricorde que je demande, et non pas le sacrifice ; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs.

 

Jésus s’est plu avec les pécheurs qui avaient un désir sincère de se convertir, et qui, à raison de leur bassesse et de l’humiliation de leur état, étaient plus disposés que nul autre à recevoir sa grâce. Mais hélas ! il ne se trouve que trop de personnes qui par un zèle pharisaïque condamnent la bonté de Dieu et la facilité qu’il a de se communiquer à ces pécheurs humiliés ! Il semble que tout le soin de ces zélateurs amers et ulcérés soit d’empêcher les pécheurs d’aller à Dieu, sous prétexte qu’ils n’en sont pas dignes. Faut-il donc les laisser périr sans remède ? Ou y a-t-il un autre médecin que lui qui puisse ressusciter leurs âmes ? On veut leur persuader que Jésus-Christ n’est point pour eux, ni dans son Eucharistie, ni dans son intérieur ; qu’ils ne doivent ni manger ni converser avec lui ; c’est-à-dire, ne pas prétendre à la communion, ni à l’Oraison ; cependant c’est tout le contraire ; car Jésus s’est fait pain de vie pour se donner à eux ; et il ne demande qu’à se communiquer plus intimement à leurs âmes, pourvu qu’ils aient un vrai désir de se convertir à lui et de se donner à l’esprit de sa grâce.

Pharisiens de nos jours, qui par un faux zèle encore plus indiscret et plus cruel que n’était celui des Pharisiens Juifs, écartez les gens de bonne volonté de la participation des Sacrements, et de la pratique de l’oraison que Jésus-Christ leur offre ; qui dites que l’oraison mentale n’est pas pour tous ; que les séculiers ne doivent pas l’entreprendre, et qu’il la faut laisser aux Religieux ; qui dites que le S. Siège condamnera l’oraison de repos et de foi, et que l’oraison d’union est défendue ; qui abusez du Tribunal de la pénitence pour déconseiller les voies intérieures, jusqu’à refuser l’absolution à ceux de vos pénitents qui ne veulent pas vous promettre ou de quitter tout-à-fait l’oraison, ou de renoncer à l’oraison de simplicité et de résignation dans laquelle ils sont déjà établis, pour reprendre la multiplicité, les méthodes et les inventions de l’homme ; qui forcez ceux qui contemplent déjà, et même depuis bien des années, avec tout le succès et tout le témoignage des plus grandes vertus, de reprendre la méditation ; qui faites des missions à dessein de décrier l’oraison, l’abandon, et la vie intérieure, au lieu qu’il en faudrait faire partout pour les établir dans tous les cœurs ; vous tous, dis-je, qui vous déclarez en tant de manières les ennemis des âmes abandonnées et du Royaume intérieur de Jésus ; vous imitez la cruelle indiscrétion de ces anciens Pharisiens ; mais vous aurez aussi part aux justes reproches que leur fait le Sauveur, et à cette menace que l’Esprit de Jésus-Christ fait par S. Paul : Pour celui qui vous trouble, quel qu’il soit, il sera puni 90.

Plût à Dieu que nous n’eussions point de sujet de déplorer ces abus ! Mais il est sûr que tout cela est arrivé, et se continue encore dans nos jours ; et ce qui est le pis, c’est que cette persécution de l’intérieur se fait par ceux-là mêmes qui, par le rang qu’ils tiennent dans l’Église, ressemblent aux Pharisiens des Juifs.

Qu’ils apprennent donc de Jésus-Christ que c’est la miséricorde qu’il veut, et non pas le sacrifice. Il y a deux sacrifices ; l’un est celui que l’on fait du pécheur par une injuste dureté, sous prétexte de justice ; l’autre est celui qu’une âme fait d’elle-même par l’excès d’un violent amour. C’est sacrifier un pécheur que de le priver de son bien et de son unique remède, lorsqu’il en sent le besoin et qu’il le demande instamment, quoiqu’il ne soit pas encore en état de se sacrifier lui-même. Est-ce une raison d’ôter à un homme la nourriture et la force, parce qu’il est faible ? ou de l’éloigner du médecin, à cause qu’il est malade ? ou, parce qu’il est malheureux, de le tenir écarté de son bonheur ? Non, c’est plutôt une extrême cruauté.

Voilà ce que veut dire le Sauveur en protestant que c’est la miséricorde qu’il veut, et non le sacrifice. Ô pauvres pécheurs qui voudriez ne plus pécher, et qui avez retiré votre volonté du péché, n’ayant plus que la faiblesse, approchez-vous hardiment de Jésus ; venez manger à sa table ; il est pour vous un Sauveur et un Médecin ; ne craignez point ; allez à lui avec confiance ; il ne demande que votre cœur ; donnez-le-lui par un retour véritable et sincère ; et croyant qu’il est dans votre cœur, cherchez-l’y, et vous l’y trouverez. Ce n’est pas des justes, des saints et des Anges qu’il se déclare le Sauveur ; mais des pécheurs, tant de ceux qui ont péché en Adam que de ceux qui se sont eux-mêmes souillés par le crime. Ô divin Médecin ! vous êtes mon remède, mon soutien et ma force dans mes pauvretés, misères et infirmités ! Ah ! si l’on savait le tort que l’on fait aux âmes de les retirer de la sainte communion, on se garderait bien de les priver d’un si grand bien ! Ô Prêtres, qui êtes comme les juges de la terre, ne condamnez pas un pauvre pécheur que vous voyez affamé de son Dieu à une si dure et si étrange privation ! Considérez que leur Sauveur non seulement souffre avec plaisir qu’ils mangent avec lui ; mais qu’il veut qu’ils le mangent lui-même, s’étant fait leur viande et leur breuvage, et leur offrant un festin continuel qui fait envie aux Anges, par la réception très-réelle de son corps et de son sang. Vous vous rendriez par-là responsables de leur faiblesse, vu qu’elle ne procéderait que du défaut de nourriture. Une âme faible est souvent mieux disposée pour s’approcher de la sainte table que ceux qui sont forts en eux-mêmes, et qui à cause de leur propre justice s’en estiment plus dignes, quoique ce soient ceux qui le méritent le moins, ayant plus d’opposition à l’Esprit de Jésus-Christ, qui abhorre la propre suffisance, et qui aime l’humble défiance de soi-même et le cœur humilié. N’éloignez donc pas les pécheurs de Jésus-Christ ; il vous en conjure lui-même ; et il est sûr qu’il prendra toujours leur défense.

 

v. 14. Alors les disciples de Jean le vinrent trouver, et lui dirent : D’où vient que nous et les Pharisiens jeûnons souvent, et que vos disciples ne jeûnent point ?

v. 15. Jésus leur répondit : Les enfants de l’Époux peuvent-ils s’affliger pendant que l’Époux est avec eux ? Mais les jours viendront que l’Époux leur sera ravi ; et c’est alors qu’ils jeûneront.

 

Toutes les personnes qui sont encore dans les premiers pas de la pénitence, lesquels consistent à se tirer du péché, et à s’introduire à Jésus-Christ, jeûnent beaucoup, et les Pharisiens aussi, qui établissent toute la perfection dans ce travail extérieur, lequel est pour les pécheurs et pour les hommes forts en eux-mêmes, mais non pas pour les enfants.

Jésus-Christ parle de deux états de beaucoup supérieurs à la pénitence, et d’un jeûne bien autre que tout ce que l’on s’imagine, et qui est bien d’une autre difficulté à porter que le jeûne que l’on choisit par soi-même. Celui-ci ne fait qu’incommoder un peu le corps ; mais il n’humilie point l’esprit ; au contraire, il lui est une occasion d’enflure et d’élévation secrète, à moins que l’âme ne soit déjà bien purifiée et morte à elle-même.

Les enfants de l’Époux sont les âmes enfantines auxquelles Dieu commence à se faire goûter dans la simplicité de leur cœur ; l’Époux commence à leur ôter peu à peu ce jeûne extérieur, parce que ses opérations se tournent toutes au dedans, et qu’il retire l’âme de tout exercice pour qu’elle ne vaque qu’à lui seul, son application à l’unique nécessaire lui tenant lieu de toute occupation. L’opération intérieure de Dieu dans une personne est d’une force à l’épuiser et à la détruire, sans qu’on l’accable encore d’austérités et de jeûnes. Les Directeurs doivent à son égard imiter Jésus-Christ, ne laissant plus surcharger cette personne de mortifications volontaires, dès qu’ils remarquent que Dieu commence d’opérer en elle avec force ; tant parce que ruinant par là sa santé, elle ne serait plus en état de porter les opérations de Dieu ni d’achever la course de la perfection, qu’à cause que l’arrêtant encore et l’occupant aux choses extérieures, on l’empêcherait de donner toute sa force et toute son application au dedans, où néanmoins elle est toute nécessaire lorsque Dieu travaille vigoureusement à la purgation de toute l’âme ; car alors les forces de quatre hommes des plus robustes auraient peine à suffire. C’est une tentation dangereuse aux âmes de ce degré que de vouloir faire des mortifications excessives ; la mortification réglée, selon ce qui a été dit plus haut, est la plus sûre.

Jésus fait lui-même le jeûne intérieur en l’âme ; et voici comment il s’y prend. Il la prépare par ses bontés et par ses plus douces communications à l’affliction de son absence. Cet Époux, qu’elle commençait à connaître, à goûter et à posséder, lui est ôté tout à coup lorsqu’elle s’y attendait le moins ; et au moment qu’elle se promettait de l’embrasser pour jamais, il lui est enlevé pour longues années. Ah ! c’est alors qu’elle se trouve plongée dans l’affliction et dans le jeûne : dans l’affliction, vu qu’elle perd sa joie et son amour, et dans le jeûne, puisqu’elle est privée de tout soutien et de toute nourriture.

Ce n’est pas un jeûne qu’elle recherche, ou auquel elle se condamne elle-même ; non, c’est un jeûne que Dieu opère en elle ; mais jeûne si étrange et si douloureux, qu’il lui fait perdre la vie. Cependant les personnes qui sont toutes dans l’extérieur, voyant que ces enfants de l’Époux ne jeûnent pas, c’est-à-dire, qu’ils n’ont plus tant d’empressement pour la mortification corporelle, s’en scandalisent, et s’en plaignent à l’Époux même. Mais s’ils avaient éprouvé pour un moment leur jeûne, ils verraient bien qu’il est mille fois plus insupportable que le jeûne le plus rigoureux de l’usage commun. Ah ! que ceux qui jeûnent de Jésus-Christ en cette sorte se trouveraient heureux de faire toutes les pénitences possibles, pourvu qu’ils ne fussent pas privés de l’Époux ! Le tourment de l’amour qui se sent privé de ce qu’il aime est mille fois plus insupportable que tout autre mal ; mais les jeûneurs qui n’ont pas éprouvé ces choses ne les peuvent comprendre.

 

v. 18. Lorsqu’il disait ces choses, un Chef, de leur Synagogue, vint à lui, qui l’adora en lui disant : Seigneur, ma fille vient de rendre l’esprit ; mais venez lui imposer les mains, et elle vivra.

v. 19. Alors Jésus, se levant, le suivit avec ses disciples.

 

Lorsque le péché n’est pas invétéré, il n’est pas difficile à guérir. Jésus n’a qu’à imposer ses mains pour ressusciter une telle âme tout fraîchement morte par une chute mortelle. La moindre action ou le moindre signal du Sauveur la rappelle des portes de la mort, et lui communique une nouvelle vie. La bonté de notre Seigneur est infinie à accorder si aisément tout ce qu’on lui demande, jusqu’à une grâce miraculeuse et des plus extraordinaires ; et la foi de ce Prince de la Synagogue est admirable, qui n’hésite point de croire que, pourvu que Jésus touche seulement de sa main le cadavre de sa fille, il reprendra infailliblement la vie ; aussi est-elle si efficace, qu’elle obtient de lui tout ce qu’elle désire.

 

v. 20. En même temps une femme travaillée depuis douze ans d’une perte de sang s’approcha de lui par derrière, et lui toucha le bord de son vêtement.

v. 21. Car elle disait en elle-même : Si je puis seulement toucher son vêtement, je serai guérie.

v. 22. Jésus, se retournant et la voyant, lui dit : Ma fille, ayez confiance, votre foi vous a sauvée ; et cette femme fut guérie à la même heure.

 

Ce que Jésus aime et estime le plus dans les personnes qui lui demandent de grandes grâces, c’est la foi et la confiance, et rien ne lui déplaît si fort que la défiance, la crainte, et l’hésitation. Aussi déclare-t-il à cette femme que c’est sa foi qui l’a guérie ; et il le lui dit en des termes qui marquent qu’il lui accorde en même temps le salut éternel ; Femme, lui dit-il, votre foi vous a sauvée. La foi en Jésus-Christ est celle qui opère le salut. Ô amour, qu’il fait bon s’abandonner et s’en fier entièrement à vous seul ; et que les maladies les plus désespérées sont bientôt guéries, dès que l’on recourt à vous avec une parfaite confiance !

 

v. 23. Lorsque Jésus fut arrivé dans la maison du Chef de la Synagogue, et qu’il eut vu les joueurs d’instruments, et le peuple qui faisait grand bruit, il leur dit :

v. 24. Retirez-vous, car la fille n’est pas morte, mais elle dort ; et ils se moquaient de lui.

v. 25. Après que l’on eut fait sortir le monde, il entra, et prit la fille par la main, et elle se leva.

v. 26. Et le bruit s’en répandit par tout le pays.

 

Ce que dit notre Seigneur, que l’état de cette fille est plutôt un sommeil qu’une mort, nous fait voir combien il est facile de sortir du péché lorsque l’on s’adresse promptement à lui. Il ne faudrait faire autre chose sitôt que l’on est tombé que de courir au médecin. Mais, hélas ! la plupart croupissent si longtemps dans cet état de mort, qu’il leur est ensuite très-mal aisé d’en sortir. Quelque faiblesse qui arrive à une âme, il faut qu’aussitôt qu’elle s’en aperçoit elle recoure à son Dieu, et qu’elle se tourne vers lui, sans s’amuser à tant se regarder soi-même. Nous nous affaiblissons encore plus en regardant notre chute et y croupissant ; et nous en sommes relevés sitôt que nous nous adressons à Dieu et que nous retournons à lui. Quelque fréquentes que soient nos faiblesses et nos chutes, ne cessons point de recourir à notre Dieu ; et aussitôt il nous rendra et la vie et la force.

 

v. 27. Lorsque Jésus partit de là, deux aveugles le suivirent, criant et disant : Ayez pitié de nous, fils de David !

v. 28. Et quand il fut arrivé au logis, les aveugles se présentèrent devant lui, et il leur dit : Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez ? Oui, Seigneur, dirent-ils.

v. 29. Alors il leur toucha les yeux, et il leur dit : Qu’il vous soit fait selon votre foi !

v. 30. Et leurs yeux furent ouverts ; et il leur défendit avec menaces de le dire à personne.

v. 31. Néanmoins ils ne furent pas plutôt sortis qu’ils le publièrent dans tout le pays.

 

Il n’y a point de sorte de maladies corporelles que Jésus-Christ n’ait voulu guérir ; pour nous apprendre qu’il n’est point d’état, quel qu’il soit, dont il ne puisse tirer l’âme sitôt qu’elle lui demande sa guérison. L’aveuglement de l’esprit est l’un des plus fâcheux et des plus difficiles à guérir ; car il est tel que ceux qui en sont frappés se croient des plus clairvoyants ; et c’est la cause pour laquelle ces aveugles d’esprit ne demandent et ne désirent point leur guérison. Il en est de bien des sortes ; et tous ces aveugles sont si fort aveuglés, qu’ils accusent tous les autres de l’être, et voudraient que chacun se laissât conduire à eux. Leur plus grand aveuglement est de ne pas connaître qu’ils sont aveugles.

Cependant ils ne reconnaissent pas plutôt leur aveuglement, et ils ne se sont pas plutôt adressés à Jésus-Christ, vraie lumière du monde, qu’il les guérit ; car il attend seulement qu’ils le lui demandent. Mais ce qui est le plus difficile pour la conversion ou pour la perfection de ces âmes, c’est de les convaincre d’aveuglement ; car sitôt qu’ils en sont convaincus, ils recouvrent la vue ; et cette conviction même donne entrée à la lumière dans leurs cœurs. Or l’on a peine à les en convaincre ; à cause qu’ils s’opposent à tout ce qu’on leur dit pour les éclairer, et que pour quelque petite lueur de science qu’ils ont, ils se persuadent que ce sont ceux qui leur parlent qui sont dans l’aveuglement.

Ces deux aveugles commencèrent à suivre Jésus-Christ, ce qui fut pour eux un commencement de lumière. Suivre Jésus-Christ n’est autre chose que se déprendre de certaine lumière de la raison, et entrer peu à peu dans l’apetissement et dans la conviction de ce que l’on est. Ensuite l’on crie au Sauveur qu’il ait pitié. On l’appelle fils de David ; comme si l’on lui disait : Vous qui avez éclairé David par sa chute, le mettant dans une plus grande lumière que n’était celle qu’il avait auparavant ; et qui, nonobstant son péché, avez bien voulu sortir de lui selon la chair, pour marquer que les faiblesses ne vous donnent point d’éloignement, pourvu qu’elles ne soient pas soutenues de l’obstination : Vous, ô fils de David, ayez pitié de nous ! Puis ces aveugles s’étant présentés devant Jésus, il leur dit : Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez ? pour nous faire comprendre que ce qui empêche la guérison des âmes est le défaut de foi. Il est tant d’aveugles et d’incrédules qui ne croient sinon ce qu’ils comprennent ou qu’ils éprouvent, et prennent tout le reste pour ridiculité et folie. C’est pourquoi Jésus-Christ demande à ces sortes de gens s’ils croient qu’il puisse les éclairer ; pour chasser par-là leur incrédulité, si injurieuse à la puissance de Dieu, et exciter leur foi, si nécessaire pour tous les plus grands miracles ; mais sitôt qu’ils croient, ils sont guéris.

Jésus-Christ les touche ; cet attouchement se fait par leur donner quelque goût ou expérience de sa présence ; ce qui les désabuse bientôt de tout ce qu’ils croyaient auparavant. C’est alors qu’ils disent véritablement, malgré toute leur science première : Ô beauté que j’ai trop tard connue ! ô bonté que j’ai trop tard goûtée ! Le premier attouchement que Dieu fait à ces personnes, c’est de leur toucher l’entendement, qui est l’œil de l’âme, parce que c’était le lieu de leur aveuglement, afin de les en convaincre ; ensuite il touche la volonté, à dessein de leur faire goûter ce qu’il est ; puis il ajoute qu’il leur soit fait selon leur foi ; pour marquer que, comme tout leur mal n’est venu que d’un défaut de foi, aussi tout leur bien doit venir de la foi ; plus ils captiveront leur raison sous la lumière obscure de la foi, plus ils seront véritablement éclairés ; et la mesure de leur foi sera la mesure de leur grâce. Les yeux furent donc ouverts, et ils entrèrent à l’instant dans la voie de la foi.

 Mais d’où vient que JÉSUS-CHRIST leur défend, avec menaces, de publier ce qui leur était arrivé, puisque c’était une chose qui ne pouvait se cacher et, qui plus est, ils auraient, ce semble, manqué de reconnaissance envers leur bienfaiteur en ne le faisant pas, et le faisant, ils manquaient à l’obéissance ? Jésus-Christ le fit pour nous apprendre que, dans le commencement de l’intérieur, l’âme, goûtant un bonheur inconcevable, voudrait en faire part à tout le monde et être prédicateur d’une si charmante vérité ; cependant ce n’est point alors son état. Son devoir est pour lors de se tenir cachée et de garder dans son fond cette semence, et conserver ce germe de l’intérieur, afin qu’il croisse et fructifie en son temps selon le dessein de Dieu. Que les hommes voient dans ce changement ce qui ne peut se cacher, patience ; mais la fidélité de cette personne consiste à n’en rien faire paraître par elle-même. Si l’on vient à se découvrir, l’on perd et répand cette semence, qui est encore petite, et on l’empêche de germer.

De plus, comme l’âme alors est très-faible, quoiqu’elle se croie forte à cause de la ferveur sensible dont elle se trouve prévenue ; elle aurait peine à porter les croix qui sont ordinaires à ceux qui publient et soutiennent les voies intérieures, et à ceux mêmes qui commencent seulement à y marcher ; car sitôt que les Démons et les créatures s’aperçoivent de ce germe intérieur dans une âme, quelles persécutions ne lui font-ils pas souffrir ? L’exemple en est visible dans l’aveugle né 91, que les Juifs maudirent et chassèrent de leur Synagogue sitôt que pour avoir été éclairé par Jésus-Christ, il le confessa hautement devant eux. Le Démon, voyant bien qu’il perd tout dès que l’on s’adonne à l’intérieur, vu que non-seulement il perd ceux qui y entrent, n’ayant presque plus de pouvoir sur eux, mais que de plus ils en gagnent une infinité d’autres à Jésus-Christ, les attaque très-cruellement.

Cependant malgré la défense du Sauveur, ces personnes déjà intérieures ne peuvent s’empêcher de chanter les miséricordes du Seigneur. Le changement que l’on voit en eux est si grand, que l’on ne peut ignorer qu’il se passe quelque chose de particulier dans leur fond ; et la plénitude qu’ils éprouvent est si abondante que, ne pouvant la contenir, il faut de nécessité qu’il s’en écoule une partie au dehors.

 

v. 32. Après qu’ils furent sortis, on lui amena un homme muet, possédé du démon.

v. 33. Le démon, ayant été chassé, le muet parla ; et le peuple en fut dans l’admiration ; et ils disaient : On n’a jamais rien vu de semblable en Israël.

 

Le pécheur est muet, et le juste est muet aussi. Le silence, quoique si nécessaire pour l’extérieur et l’intérieur, peut néanmoins être mauvais dans les pécheurs, et très-imparfait, et même injurieux à Dieu dans les justes avancés. C’est le démon qui ferme la bouche aux uns et aux autres. Il la ferme aux pécheurs par la crainte et par la honte, les empêchant de déclarer leurs crimes. Sitôt que ce démon muet est chassé, ils sont guéris ; parce qu’ils s’accusent franchement eux-mêmes ; et Jésus chasse ce premier démon des âmes qu’il veut convertir.

Il y a des justes avancés qui sont muets, et qui font un tort considérable à Dieu et aux âmes, se tenant fortement arrêtés dans leur propriété, quoique sous prétexte d’humilité. L’on sait que le silence extérieur et intérieur est absolument nécessaire pour tout le temps de la voie, et qu’il faut tenir caché son don dans le cœur, quoiqu’il faille toujours être fidèle à le découvrir à une personne particulière que Dieu donne pour cela. Mais lorsque le juste est avancé, et que Dieu le tire hors de lui, il doit suivre ses motions intérieures qu’il a de parler, le faisant lorsque Dieu le veut ; n’ayant plus rien qui soit à lui, il peut parler de tout sans y rien prendre ; et Dieu, qui veut gagner d’autres âmes par lui, se sert de ses paroles pour les attirer. Il faut qu’il dise ce que Dieu veut, quoi qu’il ait accoutumé de ne jamais parler ni de ses grâces, ni de ses souffrances, et que même un long temps il se soit tu des choses de Dieu.

Que si lorsque Dieu veut que ces personnes parlent, au lieu de se laisser à sa main pour toutes choses, ils se tiennent arrêtés en cet endroit sous prétexte d’humilité, ils deviennent propriétaires. C’est un trésor qui n’est pas à nous, mais qui est à Dieu ; et de même que ce serait un mal de répandre et de distribuer le trésor, lorsque celui à qui il appartient nous oblige de le garder ; aussi serait-ce une injustice et un larcin de vouloir le retenir lorsque le maître commande qu’on le distribue. Cependant, le Démon voyant les grands biens qui reviendraient aux âmes si l’on dispensait ce trésor, la parole, tient ces personnes dans le silence, les uns, comme j’ai dit, par un reste d’humilité, vertu qui empêche l’humilité la plus réelle, qui est l’anéantissement, y ayant infiniment plus d’humilité à n’avoir point de volonté, ni bonne ni mauvaise, qu’à se réserver quelque propre volonté sous prétexte qu’on la croit bonne ; les autres, par défaut de courage, et par l’amour naturel de leur repos et de leur réputation, parce qu’il y a bien des croix et des persécutions à soutenir, et de cruelles médisances à essuyer pour ceux qui se déclarent en faveur de l’intérieur. Le démon met tout en campagne pour empêcher une telle personne de parler, ou pour faire qu’elle ne soit pas crue ; et, par un aveuglement déplorable, on donne à tout le monde plus de crainte de ces âmes si saintes que des plus grands pécheurs.

 

v. 34. Toutefois les Pharisiens disaient : C’est par le Prince du Démon qu’il chasse les démons.

 

L’on ne saurait croire combien les docteurs et les dévots propriétaires suscitent de persécutions aux âmes intérieures. Ils traitent aujourd’hui l’Esprit de Jésus-Christ avec autant de contradiction que faisaient les Pharisiens ; et ils ne font point de difficulté d’attribuer au Démon les opérations les plus pures de l’Esprit de J. Christ. Rien n’offense tant la divine bonté que d’attribuer au Démon ce qui est de l’Esprit de Dieu. C’est un péché de blasphème contre le S. Esprit, qui ne se pardonne ni en ce siècle ni en l’autre 92. Le Démon cherche-t-il à convertir tant de gens, comme il s’en convertit par l’organe de ces fidèles serviteurs de Dieu ? Si Satan est divisé contre lui-même, comme dit le Sauveur en un autre endroit, comment son règne subsistera-t-il 93 ? Ou Belzébuth détruira-t-il son empire dans les âmes pour y faire régner Jésus-Christ ? Et puis, que m’importe par qui Jésus-Christ règne en moi ? J’aimerais le Démon s’il me pouvait procurer un aussi grand bien que serait celui de me séparer de moi-même, et de me tirer de l’injuste domination des créatures pour me mettre sous le règne et la domination de Jésus-Christ, me faisant cesser d’être, afin qu’il soit tout en moi.

 

v. 35. Et Jésus allait par toutes les villes et les villages d’alentour, et il enseignait dans leurs Synagogues, prêchant l’Évangile du Royaume, et guérissant toutes les maladies et toutes les infirmités.

v. 36. Et considérant ces troupes, il en eut compassion ; parce qu’ils étaient languissants et dispersés comme des brebis sans pasteur.

v. 37. Alors il dit à ses disciples : La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers.

v. 38. Priez donc le maître de la moisson qu’il y envoie des ouvriers.

 

Ô divin prédicateur de la vérité ! Les persécutions que l’on fait contre votre Esprit ne vous empêchent pas de le répandre par tous les endroits où vous avez résolu de le porter. Au contraire, la persécution semble vous faire redoubler votre zèle pour le salut des âmes. C’est l’exemple que doivent suivre toutes les personnes que Dieu engage dans l’état Apostolique ; loin de se taire pour la persécution, ils doivent parler avec plus de force, vu que la persécution et l’opposition qui s’élève contre les choses de Dieu sont la plus sûre marque du fruit qu’elles doivent faire.

Jésus-Christ ne se contente pas de prêcher simplement comme les autres prédicateurs ; mais il touche, mais il guérit, mais il convertit. Ainsi lorsque Jésus est dans une âme mise dans l’état Apostolique, une parole de cette âme fera plus d’effet que mille prédications qui ne se font pas dans cet esprit. L’on ne manque pas de Sermons ; jamais il n’en fut tant ; et où font les conversions ? C’est que les prédicateurs se prêchent eux-mêmes, et parlent par leur propre esprit, ne songeant qu’à se produire et s’insinuer eux-mêmes dans l’esprit des créatures ; au lieu d’avoir seulement en vue de répandre l’Esprit de Jésus-Christ dans tous les cœurs. Jésus, voyant la multitude du peuple, en eut compassion ; il est vrai qu’il n’est rien de plus pitoyable que cela ; il y a une si grande quantité d’âmes simples, si bien disposées pour recevoir l’Esprit de Jésus-Christ, et il n’y a personne qui le leur porte ; au contraire, tout le monde conspire pour éteindre et étouffer ce même Esprit dans les cœurs, dès qu’on l’y voit paraître.

Les petits enfants demandent du pain, et il n’y a personne qui le leur rompe 94. Ce qu’il y a de plus pur, de plus saint et de plus commun, de plus aisé, en un mot, de plus Évangélique dans l’Évangile, est ce que l’on prêche le moins, à savoir, l’intérieur et l’oraison ! Ô quand verra-t-on l’Église pleine d’ouvriers Apostoliques qui vivent eux-mêmes fort intérieurement, et qui s’appliquent principalement à porter tout le monde à la vie intérieure ! C’est une chose bien louable, et qui fait de très-grands biens à l’Église, que d’avoir des séminaires pour l’éducation des jeunes clercs et la réformation de tout le Clergé ; mais l’on devrait aussi établir des séminaires d’oraison, où l’on apprît à connaître le vrai esprit intérieur, non d’un degré seulement ou d’une seule méthode, comme si la même règle devait servir pour tous ou qu’il ne fallût pas faire autre chose dans sa suite que dans les commencements, mais de tous les états des voies intérieures, et des différentes conduites que Dieu tient sur les âmes ; afin que ceux qui en doivent être les pères et pasteurs les pussent toutes servir chacune selon ses besoins. Ô si les Prêtres étaient intérieurs, quel bien ne feraient-ils pas dans toute l’Église de Dieu ! Ils répandraient partout l’Esprit de Jésus-Christ. Mais l’on ne peut point donner ce que l’on n’a pas. Cet esprit intérieur, si nécessaire et si essentiel au caractère de la prêtrise, est la chose à laquelle on pense le moins ; et ce que le Prêtre devrait avoir acquis avant toute autre chose, et apporter comme la première disposition lorsqu’il s’approche des saints ordres, est ce que l’on juge lui être inutile, comme si c’était la chose la plus méprisable qui soit dans les âmes, ou le point le plus indifférent de l’Évangile. L’on se contente de nettoyer le dehors de la coupe ; et c’est tout ! Ô que la moisson est grande, et qu’il y a peu d’ouvriers ! L’on devrait donner mille vies pour que les Prêtres fussent intérieurs. Dieu m’a donné un si grand respect pour les Prêtres, et aussi une si vive persuasion de l’importance qu’il y a qu’ils soient intérieurs, que je donnerais ma vie pour qu’un seul le fût ; car si tous les Prêtres l’étaient, tous les peuples le seraient aussi.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE X.

 

 

v. 1. Alors, assemblant les douze disciples, il leur donna pouvoir sur les esprits impurs, afin de les chasser et de guérir toute sorte de maladies et d’infirmités.

 

LE premier pouvoir que Dieu donne aux personnes apostoliques, lorsqu’il les envoie par une mission légitime porter son Esprit dans les cœurs est sur les esprits impurs. L’on ne saurait croire jusqu’où cela va ; car sitôt qu’elles commandent à cet esprit impur de se retirer d’une personne, il le fait d’abord ; quelque travaillée qu’elle fût de tentation et de peine, on a le pouvoir de la mettre en paix ; et des gens en qui Dieu permet que les Démons exercent une justice terrible, leur faisant souffrir des choses qui ne se peuvent dire, sont étonnés que dès que ces personnes les approchent, l’esprit malin se retire et s’enfuit. Il n’y a rien que le Démon craigne tant qu’une âme désappropriée et qui est dans la pureté et simplicité de sa création, dans la perte de tout ce qu’elle avait de propre et dans l’anéantissement. Si une telle âme allait en enfer, elle en ferait fuir les démons, parce que la haine extrême d’elle-même a donné lieu en elle à la pure charité, qu’elle est autant pleine de Dieu qu’elle est vide d’elle-même, et que la propriété criminelle qui brûle dans l’enfer ne pourrait souffrir sa désappropriation.

C’est donc par ce pouvoir sur l’esprit impur qu’une âme est introduite dans l’état Apostolique. Ceux qui sont attaqués de tentations sales et déshonnêtes sont étonnés qu’à la seule approche de cette personne, ou bien en la touchant, ils sont délivrés de ces peines impures. Une personne en étant venue trouver une autre de cet état lorsqu’elle était tourmentée de vilaines pensées, elle en fut délivrée à l’instant ; et elle ne put s’empêcher de s’écrier : Ô il faut que cette chair soit pure, et plus pure que les vierges, puisque loin d’augmenter un feu impur, elle l’éteint d’abord ! Souvent même le seul souvenir de ces personnes amortit ce feu infernal. Madeleine n’eût pas plutôt approché des pieds de Jésus-Christ qu’elle ne fut plus ni impure, ni mondaine ; de même les âmes dans lesquelles Jésus vit et opère communiquent à ceux qui les approchent une pureté toute particulière. Cela se peut remarquer dans l’histoire de plusieurs Saints.

 

v. 5. Jésus envoya ces douze avec ces ordres : N’allez point vers les Gentils, et n’entrez point dans les villes des Samaritains ;

v. 6. Mais allez plutôt aux brebis de la maison d’Israël qui sont perdues.

 

Ensuite de ce pouvoir sur les esprits impurs, Dieu donne la mission et les instructions nécessaires pour aller prêcher. Mais la première mission n’est pas pour la conversion des infidèles, ni des hérétiques ; elle est seulement pour les Chrétiens ou mauvais ou imparfaits ; car les Gentils sont les infidèles, et les Samaritains étaient hérétiques ; Dieu ne veut pas que l’on aille encore là ; c’est une moisson réservée pour sa fin, et qui doit être comme le fruit de plusieurs autres grands travaux, et un effet de la plénitude du S. Esprit. Mais lorsque l’on va jusqu’aux infidèles et aux hérétiques par le commandement de Jésus-Christ, ah ! quel fruit n’y fait-on pas ? Sans cet Esprit, l’on gagne très-peu avec les hérétiques ; car ou ils demeurent dans leur erreur, ou, se convertissant par respect humain et par intérêt, ils ne sont que de très-méchants Catholiques. Par les brebis de la maison d’Israël qui sont perdues, l’on doit entendre non seulement les grands pécheurs, mais encore les âmes qui se détournent de l’intérieur ; Dieu donnant à ses serviteurs, qu’il gratifie de cette mission, une grâce très-particulière pour porter les âmes à l’intérieur, aussi bien que pour convertir les pécheurs ; car leur parole est une parole profonde et efficace, efficace pour la conversion, profonde pour la perfection.

 

v. 7. Et où vous irez, prêchez en disant : Le Royaume du ciel est proche.

 

Ce que Jésus-Christ veut que l’on prêche à ses brebis perdues est que le Royaume du ciel est proche. Il est véritablement bien proche, puisqu’il est au-dedans de nous 95. C’est donc ce qu’il faut enseigner à toutes les âmes, que le Royaume du ciel est proche ; et qu’étant au-dedans d’elles, c’est là qu’il le faut chercher, leur donnant en même temps les moyens de le trouver. Mais on laisse ignorer à tout le monde que ce Royaume est si proche, et l’on leur prêche toute autre chose, sans les instruire de ce qu’il y a de plus essentiel dans la religion. C’est cependant le seul Sermon que Dieu ordonne ici à ses Apôtres de faire aux fidèles ; parce que lorsque l’on cherche ce Royaume au-dedans, et qu’on le trouve, tout le reste est donné par surcroît. Cette prédication du Royaume de Dieu si proche de nous est la seule qui fait les conversions solides et durables, et qui donne la perfection en peu de temps.

 

v. 8. Rendez la santé aux malades ; ressuscitez les morts ; guérissez les lépreux ; chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement ; donnez gratuitement.

 

 Il étend leur mission et leur pouvoir jusqu’à faire des cures miraculeuses tant pour l’intérieur que pour l’extérieur ; et même ressusciter les âmes mortes par le péché, aussi bien que les corps privés de leur vie naturelle ; guérir la lèpre de la propriété, et chasser les démons intérieurs, qui sont l’esprit propre et tous les vices spirituels qui possèdent les cœurs, dont l’orgueil est le chef.

Il leur commande de donner gratuitement et sans désir de récompense ce qui leur a été donné sans mérite de leur part, afin qu’ils soient libéraux et charitables envers leurs frères, comme Dieu l’a été envers eux. On ne saurait croire la puissance que Dieu donne aux personnes qu’il a admises à la mission apostolique. S’il leur fait dire à une âme troublée qu’elle demeure en paix, elle entre d’abord dans une paix profonde ; mais il faut être bien fidèle pour n’y rien mêler du sien, et pour dire et faire sans hésiter tout ce qui vient dans l’esprit ; car lorsque cela n’est pas, que l’on doute, que l’on hésite, et que l’on appréhende de ne pas réussir, la grâce ne s’accorde point.

Deux choses sont nécessaires pour que de tels commandements soient suivis de l’effet ; comme quand l’on dit : Soyez guéris, ou, soyez en paix ; l’une, que la personne à qui on le dit, y acquiesce et le croie ; car si l’on doute, l’effet ne s’ensuit pas, et la personne par qui Dieu veut faite la grâce sent très-bien qu’il y a eu de la résistance du côté du sujet qui devait la recevoir. Il en est de même pour l’écoulement de certaines grâces : si la personne à qui elles se doivent communiquer résiste par quelque propriété ou rétrécissement, la grâce, par une espèce de réflexion, retourne à la personne qui la communique, comme l’on voit un miroir ardent renvoyer les rayons au soleil. Cela vient quelquefois avec tant d’abondance, que c’est comme une inondation qui remonte à sa source, et qui fait souffrir jusqu’à n’en pouvoir plus.

L’autre chose qui est nécessaire est que la personne qui commande le fasse sans recherche, sans réflexion, et sans hésitation ; sans recherche, pour ne pas se remuer par elle-même ; sans réflexion, pour ne pas perdre le mouvement divin par le mélange qui se fait d’abord des actes naturels, ainsi qu’il arrive d’ordinaire à ceux qui ne sont pas encore accoutumés à suivre incessamment l’instinct ; et sans hésitation, pour ne pas mettre obstacle à la grâce qui se doit faire, par son incrédulité. C’est dans ces dispositions de part et d’autre que se font les miracles. Ô si l’on était fidèle à suivre les impressions de la grâce, on éprouverait de grandes choses ! Ô qu’il faut de fidélité pour tout faire et tout dire selon les impressions divines, sans aucun respect humain, et sans aucun retour sur soi !

 

v. 9. Ne possédez ni or, ni argent ; et ne portez point de monnaie dans vos ceintures.

v. 10. N’ayez point de sac en votre voyage, ni deux robes, ni de souliers, ni de bâton ; car celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse.

 

Ce conseil de Jésus-Christ condamne bien la fausse prudence de ces personnes qui veulent tout prévoir, et qui craignent que tout ne leur manque ; qui regardent l’abandon à la providence comme une erreur, et le détachement de toutes choses comme une folie, alléguant que ce serait tenter Dieu que de ne pas se précautionner. J’avoue que ce serait tenter Dieu que de prétendre qu’il nous pourvût de toutes choses par des voies miraculeuses, sans nous mettre en devoir de faire de notre côté ce que nous pouvons et ce qu’il nous ordonne ; mais loin que l’abandon détruise ce devoir, il l’établit davantage, nous faisant agir de notre mieux avec un délaissement tranquille à la divine providence pour toutes choses ; car c’est à elle à nous appliquer aux moyens convenables, aussi bien qu’à nous accorder la fin. En un mot, s’abandonner à Dieu n’est pas ne vouloir rien faire, et attendre que Dieu pourvoie miraculeusement à tous nos besoins, comme plusieurs se l’imaginent faussement ; mais c’est se donner à Dieu, et se tenir toujours dans une paisible résignation, pour qu’il nous fasse faire tout ce qu’il veut que nous fassions avec une promptitude et fidélité entière à suivre ses mouvements. Et quand il faudrait en venir aux miracles pour nous assister dans l’extrémité, il les ferait, plutôt que de nous laisser manquer du nécessaire ; car il ne délaisse jamais ceux qui n’espèrent qu’en lui, et il ne peut abandonner ceux qui l’aiment 96.

 Ce serait de plus tenter Dieu que de douter s’il a le pouvoir ou la volonté de nous aider, ainsi que l’on tente les hommes qui promettent beaucoup, pour savoir s’ils tiendront leurs promesses. C’est tenter Dieu que de provoquer sa colère par un défaut d’abandon, comme les Israélites le tentèrent dans le désert. Mais s’abandonner à lui et tout quitter pour lui, c’est l’honorer en Dieu, se fiant infiniment à lui, et non pas le tenter.

Jésus-Christ ne veut point que ceux qui se mettent en chemin par son commandement fassent provision d’aucunes choses. Par l’or et l’argent, on peut entendre les grâces et faveurs extraordinaires, qu’il ne faut point ambitionner, ni même se pourvoir de rien, ni s’appuyer sur quoi que ce soit. C’est pourquoi il ne veut pas même qu’ils aient de bâton, pour leur marquer qu’ils ne doivent s’appuyer que sur sa parole et sur lui-même. Il ne faut avoir qu’un seul habit, qui est la simplicité et l’innocence. Il faut être dégagé de toute affection, de tout soin et de tout souci de soi-même. Celui qui travaille pour Dieu et dans sa volonté mérite qu’on le nourrisse, aussi bien de la nourriture de l’âme que de celle du corps ; et Dieu, pour l’amour de qui l’on entreprend ce travail, pourvoit abondamment et à l’une et à l’autre.

 

v. 11. En quelque ville, ou village que vous entriez, informez-vous qui est digne de vous loger, et demeurez chez lui jusqu’à ce que vous vous en alliez.

v. 12. Entrant dans la maison, saluez-la en disant : Que la paix soit en cette maison.

v. 13. Si cette maison en est digne, votre paix viendra sur elle ; et si elle n’en est pas digne, votre paix retournera à vous.

v. 14. Que si quelqu’un refuse de vous recevoir ou d’écouter vos paroles, sortez de la maison ou de la ville, et rejetez même la poudre de vos pieds.

v. 15. Je vous dis, en vérité, qu’au jour du jugement le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité moins rigoureusement que cette ville-là.

 

Dieu envoie des hommes apostoliques à ceux qui en sont dignes, c’est-à-dire, à ceux qui sont disposés à recevoir sa parole. Il n’y a rien de perdu de tout ce que Dieu leur fait dire ; et ce qui paraît inutile doit servir en son temps. Dieu veut que l’on continue à communiquer son Esprit aux mêmes personnes auxquelles on a commencé de le découvrir, et qu’on ne les quitte point jusqu’à ce que la providence fasse sortir du lieu. On ne saurait croire le grand avantage qu’apporte une âme apostolique dans une ville, ou même dans un Royaume, lorsqu’elle y est reçue. Ceux qui veulent bien la recevoir et en profiter en retirent de très-grands biens ; au contraire ceux qui les rebutent s’attirent des châtiments, mais des châtiments si étranges, qu’ils doivent passer en rigueur ceux des habitants de Sodome et de Gomorrhe, pour n’avoir pas voulu profiter d’un aussi grand bien.

Or la première grâce que ces personnes apostoliques communiquent à ceux qui les approchent, c’est la paix. Quelque troublée que soit une âme, elle est mise en paix sitôt qu’elle leur a parlé, et qu’ils lui ont dit qu’elle demeure en paix ; pourvu toutefois qu’elle ne fasse point de résistance ; car si elle résiste, la paix retourne sur la personne qui la donne, de même que les autres communications. Jésus-Christ veut que lorsque quelque ville ou maison refuse d’entendre sa parole, l’on en sorte, et qu’on en perde même le souvenir, n’en emportant aucune chose. Ô combien l’abus et le mépris des grâces que Dieu veut communiquer par ses ouvriers apostoliques offense-t-il sa divine bonté, et combien sera-t-il rigoureusement puni ! Ô amour, vous ne manquez jamais de votre côté, et nous manquons toujours du nôtre ! S’il y avait dans un lieu une âme disposée à recevoir ses grâces, il lui enverrait plutôt un ange du ciel que de manquer à lui enseigner la véritable voie.

 

v. 16. Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes.

 

Les hommes apostoliques sont comme des brebis, dont la douceur et la patience est sans bornes, au milieu des loups ravissants, qui cherchent de tous côtés les moyens d’enlever cette proie ou de la déchirer. Tous les vrais Apôtres portent à l’intérieur, et prêchent le plus le recueillement et l’oraison ; persuadés qu’ils sont que c’est le plus grand devoir de leur Apostolat, et qu’ils ont reçu ces sacrées prémices de l’esprit 97 pour les communiquer à plusieurs. Or l’on ne saurait croire l’acharnement que l’on a contre les personnes d’oraison, et contre ceux qui portent les autres à la faire. On leur suscite la guerre la plus sanglante ; et ce qui est de plus étonnant, c’est que ce sont des personnes de crédit et en réputation d’être dévotes qui s’allument plus cruellement. Il faut être parmi ces loups comme des brebis, qui se laissent déchirer sans se plaindre et sans leur vouloir aucun mal.

Notre Seigneur recommande encore à ses Apôtres d’être prudents comme des serpents ; non d’une prudence qui s’applique à prendre des mesures humaines selon la sagesse du siècle, ou qui se trémousse beaucoup touchant l’avenir, comme s’imaginent ceux qui entendant mal cet endroit, s’en veulent servir pour autoriser leur défaut de foi et d’abandon, mais d’une prudence que l’Esprit de Dieu met en eux-mêmes sans qu’ils y pensent, et qui les tient dans une disposition à ne pouvoir parler que selon le besoin des âmes, sans qu’ils le préméditent. Tous les soins des plus prudents ne pourraient jamais en venir là. Il est de conséquence de ne parler aux âmes que selon leur degré, et de ce qui leur est propre, à moins que ce ne soit à des personnes qui en conduisent d’autres, qu’il est bon de prévenir et d’éclaircir sur ce qu’ils n’ont pas encore éprouvé ; et Dieu dans cette vue leur donne les dispositions nécessaires pour concevoir ce qu’on leur dit.

Mais il faut joindre à la prudence du serpent la simplicité de la colombe. La qualité la plus nécessaire à un Apôtre et à une personne intérieure, c’est la simplicité, la candeur et la droiture, marchant toujours droit en toutes choses, et sans déguisement. La simplicité intérieure nous tient toujours unis à Dieu, dans la pure intention de lui plaire ; et la simplicité extérieure nous fait aller toujours droit avec le prochain, dans une sincérité parfaite, sans artifice ni tromperie, en sorte que l’on ne dise jamais que ce que l’on pense, et comme on le pense. Il n’est point de marque plus sûre de l’Esprit de Dieu que cette simplicité colombine ; car le siècle et la nature la craignent comme la mort, et ne peuvent jamais la donner, n’ayant de leur propre que l’artifice, le déguisement, et le mensonge, dont ils se servent pour se garantir de la confusion, en couvrant leurs fautes et leurs faiblesses, ou pour réussir dans leurs desseins en trompant les hommes qui pourraient s’y opposer. Ce ne peut donc être que l’effet de la grâce, et d’une très-grande grâce ; puisqu’elle a surmonté le siècle et dompté la nature. Cette même simplicité et candeur est une vertu qui rend doux et affable, et qui fait que l’on vit aisément avec tout le monde. Ô la belle et l’aimable vertu ! C’est la plus grande de toutes les prudences.

 

v. 17. Gardez-vous des hommes ; car ils vous livreront aux Juges, et vous feront fouetter dans leurs Synagogues.

v. 18. Ils vous conduiront devant les Présidents et devant les Rois à cause de moi. Ce leur sera un témoignage à eux et aux Gentils.

 

Par les hommes sont entendues les personnes purement humaines et ceux qui sont forts en eux-mêmes, qui font de cruelles persécutions aux âmes apostoliques. On les regarde comme des criminels, et l’on ne fait point de difficulté de leur imposer toute sorte de crimes. L’on abuse pour cet effet de l’autorité des Prélats et des Souverains, que l’on prévient par de faux rapports pour les animer contre ces innocents. C’est de ces hommes qu’il faut se garder ; car pour les âmes faibles et simples, elles ne sont pas capables de faire grand mal.

Jésus-Christ ajoute, que cette persécution lui servira de témoignage contre les Juifs et les Gentils. C’est que la patience à soutenir la persécution est la plus grande marque de la vérité de Dieu dans une âme. Les miracles mêmes ne la font pas tant connaître que cela ; et l’on est plus touché de voir un outrage souffert avec patience que des plus grandes choses que l’on puisse faire. La patience et la confiance des Martyrs convertissaient plus de gens que leurs miracles, et faisait que le sang des Martyrs devenait une semence de Chrétiens. Le Démon peut contrefaire les miracles, mais il ne peut inspirer la patience.

 

v. 19. Mais lorsqu’ils vous livreront, ne pensez point à ce que vous aurez à dire, ni de quelle sorte vous le direz ; parce qu’à l’heure même ce que vous leur devrez dire vous sera donné.

v. 20. Car ce n’est pas vous qui parlez, mais c’est l’Esprit de votre Père qui parle en vous.

 

Il nous apprend encore ici l’abandon, jusqu’à ne rien préméditer ni prévoir de ce que l’on doit dire. Cependant l’on ne saurait s’abandonner en ce point ; car l’on veut toujours penser et se préparer avant que de parler ; d’où il arrive que, comme nous voulons parler par nous-mêmes, Dieu ne parle pas en nous et par nous. Ô si l’on était abandonné à Dieu, l’on ne serait jamais surpris en rien ; l’on trouverait toujours de quoi répondre et parler en toutes rencontres !

Les personnes abandonnées parlent toujours efficacement, parce que c’est Dieu qui parle en eux et par eux. Il parle au dedans d’eux d’un langage divin ; et il parle par eux au dehors d’un langage efficace.

 

v. 21. Or le frère livrera son frère à la mort, et le père son fils ; et les enfants s’élèveront contre leurs pères et mères, et les feront mourir.

v. 22. Et vous serez haïs de tous les hommes à cause de moi ; mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé.

 

Rien n’est plus cruel que la persécution qui s’allume par un faux zèle de piété ou de religion. Sous un si beau prétexte, les amis deviennent ennemis ; et sitôt que quelqu’un se donne à Dieu, l’on croit avoir droit de tout faire contre lui. Les enfants perdent le respect à leurs parents, et les serviteurs à leurs maîtres, s’élevant contr’eux ou par caprice ou par intérêt sous couleur de religion. Les meilleurs amis de Dieu sont haïs des personnes encore humaines et aveuglées par leur fausse raison ; et cette haine ne vient d’aucun véritable défaut que l’on voie en eux ; car on ne peut les convaincre d’aucun mal de conséquence, quoique l’on excite de grands bruits contre eux ; mais ils sont haïs pour le nom de Dieu ; parce qu’ils soutiennent ouvertement les intérêts de sa gloire et qu’ils tâchent d’étendre son empire sur les cœurs. Or celui qui, sans s’étonner de ces persécutions, continuera à glorifier Dieu en cette sorte sera sauvé ; mais quiconque, ou par respect humain, ou par la crainte de la médisance et des persécutions, cessera de faire ce que Dieu veut de lui, sera bien en danger de déchoir tout-à-fait pour n’avoir pas fait profiter le don qui lui avait été confié.

 

v. 23. Lors donc qu’ils vous persécuteront dans une ville, fuyez dans une autre. Je vous dis en vérité que vous n’aurez pas achevé de parcourir toutes les villes d’Israël que le fils de l’homme ne soit venu.

 

Jésus-Christ veut que lorsque l’on est persécuté pour son nom dans une ville, et que la persécution empêche les âmes de profiter de sa parole, l’on fuie dans une autre, pour y annoncer cette même parole ; protestant par sa vérité que l’on n’aura pas parcouru toutes les villes d’Israël qu’il ne soit venu. Comment cela se doit-il entendre ? Jésus était déjà venu par l’Incarnation, et il ne devait venir par son second avènement qu’à la fin du monde. Cependant la vérité même l’assure par sa vérité. Ô que cela se trouve véritable, et dans le particulier, et dans le général !

Dans le particulier, l’on n’achèvera jamais dans une ville la mission que Dieu y fait faire, qu’il ne se manifeste dans quelque âme d’une manière extraordinaire, qui ne laisse aucun doute de sa présence et de l’approbation qu’il donne à ce qui se prêche de sa part ; et ce qui est de plus étonnant, c’est que sitôt qu’une personne apostolique s’est retirée d’une ville, ceux qui avaient négligé de recevoir l’esprit intérieur, ou qui plutôt semblaient ne l’avoir reçu que très-imparfaitement, sont surpris de voir que Jésus paraît et se découvre à eux dans leur fond, leur donnant l’intelligence de la parole qu’ils avaient entendue avec beaucoup d’indifférence, et fort négligée après l’avoir reçue. Ils éprouvent alors que les paroles qui leur ont été dites font une impression admirable, et font tôt ou tard leur effet, à moins que l’on n’y mette des obstacles volontaires.

Dans le général, cet endroit s’entend que sitôt que les prédicateurs de l’Évangile auront parcouru toute la terre, et que l’on aura prêché et établi la foi dans tout le monde, Jésus-Christ ne manquera pas de se manifester ; et alors viendra le siècle de paix, et la grande réunion par laquelle il n’y aura plus qu’un troupeau et qu’un pasteur 98, lorsque tous les Rois de la terre l’adoreront, et que tous les peuples lui seront assujettis 99. Et comme tous les hommes seront dans une même unité de foi, ils seront aussi dans l’unité d’esprit intérieur. Et lorsque ces choses seront consommées, ce sera le temps du dernier avènement de Jésus-Christ.

 

v. 24. Le disciple n’est pas plus que son maître, ni le serviteur plus que son Seigneur.

v. 25. Il suffit au disciple d’être traité comme son maître, et au serviteur comme son Seigneur. S’ils ont appelé le père de famille Belzébuth, combien plus donneront-ils ce nom à ses domestiques ?

 

Nous voudrions bien faire la volonté de Dieu, mais nous ne voudrions rien souffrir pour concourir à son accomplissement. Nous voudrions bien étendre son Empire, mais pourvu qu’il n’y eût point de persécutions à soutenir. S’il n’y avait rien à souffrir dans l’état apostolique, il ne serait pas véritable ; et si l’on était partout applaudi et estimé, l’on ne participerait point aux états de Jésus-Christ. Voulons-nous être traités autrement que notre maître ? Il a souffert toute sorte d’outrages ; et nous n’essuierons pas la moindre contradiction ! Lui, qui est notre Seigneur et notre Roi, a été chargé de reproches et de calomnies, a été appelé Belzébuth, c’est-à-dire, Endiablé ; et nous, qui sommes ses esclaves, nous prétendrons être honorés, et qu’on ne flétrisse en rien notre réputation ! Ah ! il ne faut pas s’étonner si l’on accuse tous ceux qui marchent dans son Esprit d’être trompés du diable, et de parler par lui ! Tenons-nous heureux d’être traités de la sorte. C’est là le signe et le gage de la mission apostolique.

 

v. 26. Ne les craignez donc pas ; car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être su.

 

La fidélité parfaite en ce point est de ne point craindre le calomniateur, ni de se justifier de la calomnie. Le juste Juge prend soin, tôt ou tard, de justifier ceux qui lui abandonnent leur justification ; et les intrigues les plus noires et les plus cachées par lesquelles on aura cru donner cours à la calomnie seront découvertes, non seulement au jour du Jugement, mais aussi dès cette vie. Ô Dieu ! après avoir abaissé vos serviteurs, vous les élevez ; et tôt ou tard vous faites connaître la vérité.

 

v. 27. Dites en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres ; et prêchez sur les toits et que je vous dis à l’oreille.

 

Dieu instruit longtemps une âme dans le secret de l’intérieur, l’obligeant à mener une vie toute cachée en lui, pendant qu’il lui apprend tout ce qu’elle doit dire un jour pour se faire connaître et aimer. Il lui suggère dans les sacrées ténèbres de la foi nue tout ce qu’elle aura ordre de publier dans le plein jour de l’état divin et apostolique ; et comme il a été de la fidélité de cette âme de se taire durant la nuit et le secret de la foi et de l’intérieur, il est de la même fidélité de parler lorsque Dieu veut qu’elle parle. Et quoiqu’il soit bien plus aisé de se taire que de parler, à cause de la contrariété, du décri, et des persécutions que l’on s’attire en parlant, et dont on est à couvert dans la retraite, toutefois il faut être également fidèle à annoncer Jésus-Christ lorsqu’il veut être annoncé, et ne point rougir de son Évangile 100.

 

v. 28. Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme, mais craignez plutôt celui qui peut perdre dans l’enfer et le corps et l’âme.

 

Dieu ne veut point que l’on craigne pour quelque persécution qui s’élève contre sa parole, parce que l’on ne peut que nous ravir la vie naturelle ou civile ; mais nul ne peut nous ôter la vie de la grâce, ni la vie divine. Plus l’on voit de persécutions, plus l’on doit redoubler son courage et poursuivre son entreprise, puisque c’est l’une des meilleures marques que Dieu agrée nos petits services. Ceux qui par appréhension cessent de faire ce que Dieu veut qu’ils fassent perdent enfin sa grâce. Il n’y a qu’une chose à faire pour nous, qui est de glorifier Dieu dans toutes les occasions qu’il nous en donne, sans regarder à notre propre intérêt.

 

v. 29. N’est-il pas vrai que deux passereaux ne se vendent qu’un sol ? Et cependant il n’en tombe pas un seul en terre sans l’ordre de votre Père.

v. 30. Les cheveux mêmes de votre tête sont comptés.

v. 31. C’est pourquoi ne craignez point : vous êtes bien plus considérables qu’un grand nombre de passereaux.

 

Après que Jésus-Christ nous a exhortés à ne rien craindre, il nous donne une assurance admirable du soin de la providence. Et comme il ne nous arrive chose au monde que par la disposition divine, quiconque est bien abandonné voit clairement que Dieu prend soin des plus petites choses qui le regardent, et qu’il ne veille pas moins sur son extérieur que sur son intérieur ; et éprouvant toujours plus d’une manière palpable combien cette adorable providence s’étend jusqu’aux moindres choses, il en est ravi d’admiration.

Puisque donc il ne nous arrive rien que par la volonté de Dieu, ne devons-nous pas être abandonnés à tous ses mouvements, et nous laisser à ses ordres les plus secrets ? Si Dieu a soin des moindres choses, n’aura-t-il point de soin de nous, pour qui il est mort ? C’est lui faire injure que d’en douter. Si l’on lisait l’Évangile avec attention, on verrait qu’il ne nous prêche autre chose que l’abandon, et que le Sauveur nous y exhorte toujours à ne point craindre, à cause que la crainte, l’hésitation, et le défaut de courage sont entièrement opposés au parfait délaissement de nous-mêmes à Dieu. Que s’il ne nous arrive pas la moindre chose que par la volonté de Dieu (à la réserve de nos propres péchés), pourquoi ne pas vouloir tout ce qui nous arrive ? N’est-ce pas aller contre la volonté de Dieu que de vouloir ce que nous n’avons pas, ou que de ne pas vouloir ce que nous avons ?

 

v. 32. Quiconque donc me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans le ciel.

v. 33. Et quiconque me renoncera devant les hommes, je le renoncerai aussi devant mon Père qui est dans le ciel.

 

Il ne faut point avoir de honte de confesser Jésus-Christ. Une personne qui en est possédée ne feint point de le confesser hautement ; et ce serait une humilité traîtresse et larronnesse que de ne pas oser le faire ; vu que ce serait dérober à Dieu la gloire qui lui est due, et qu’il prétend tirer de nous.

 Nous pouvons confesser Jésus-Christ ou intérieurement, ou extérieurement : intérieurement, reconnaissant qu’il est tout en toutes choses, et lui cédant tous les droits que nous avons sur nous par une entière démission de nous-mêmes entre ses mains ; et extérieurement, avouant devant les hommes son pouvoir souverain, et exhortant tout le monde à se laisser conduire à lui. Mais, ô amour, vous êtes plus renoncé que confessé !

Nous pouvons encore confesser Jésus-Christ non seulement par nos paroles, parlant comme lui, mais aussi en vivant de sa vie. Il nous faut premièrement confesser la voie de Jésus, ensuite sa vérité, et enfin sa vie.

Confesser sa voie, c’est montrer le chemin par où il a marché, apprenant à tous les gens à s’y laisser conduire par lui-même.

Confesser sa vérité, c’est enseigner comment il faut cesser d’opérer et d’être, afin qu’il soit en nous toutes choses, faisant connaître la vérité de son pouvoir aussi bien que de son être, en nous abandonnant aveuglement à sa conduite ; nous confessons encore la vérité de ses paroles lorsque nous avouons nos erreurs et nos égarements ; selon qu’il est écrit : Dieu est véritable, et tout homme est menteur ; afin de justifier vos paroles, et de vaincre lorsque les hommes osent vous juger 101.

Confesser sa vie, c’est faire céder notre vie à sienne, en sorte que nous ne vivions plus, mais que ce soit lui qui vive en nous ; ce qui ne peut être que par une mort totale à nous-mêmes et à tout le créé ; et qu’ensuite il soit notre unique moteur, et que nous nous laissions mouvoir à lui sans résistance. Que si au contraire nous préférons notre voie à la sienne, si nous ne suivons pas ses exemples, si nous ne donnons pas lieu à sa vérité par l’humble reconnaissance de nos égarements et par la défiance de nos propres lumières ; si nous ne le laissons pas vivre en nous par notre mort totale, nous le renonçons, et nous serons renoncés de lui.

 

v. 34. Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne fuis point venu apporter la paix, mais l’épée.

v. 35. Car je suis venu mettre la division entre le fils et le père, entre la mère et la fille, entre la belle-mère et la belle-fille.

v. 36. Et les domestiques de l’homme seront ses ennemis.

 

Lorsque Dieu veut une âme pour lui-même, il ne lui donne point de relâche qu’elle n’ait tout abandonné, et qu’il n’ait tout détruit et divisé à son égard. Il envoie une épée de séparation entre elle et tout ce qu’elle avait de plus cher dans la créature. Ô Dieu ! vous ne donnez point de paix sur la terre ! La paix que vous donnez est en vous-même ; mais elle ne peut jamais être dans les créatures. Il faut une épée pour tout séparer ; et cette division n’est pas plutôt faite que la paix se trouve faite aussi, l’âme trouvant d’autant plus de paix en Dieu seul qu’elle en perd dans les appuis créés, où par une grande méprise elle croyait auparavant la trouver. Mais dans cette guerre, les domestiques de la personne, qui sont ses sens, et ses passions, et la raison humaine, sont ses plus mortels ennemis.

 

v. 37. Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi.

v. 38. Et quiconque ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne est moi.

 

C’est aimer quelque chose plus que Dieu que de ne pas l’abandonner pour Dieu, lorsqu’il l’exige ; l’on doit tout laisser pour faire sa volonté ; quiconque ne fait pas ce généreux abandon et délaissement pour l’amour de Dieu n’est pas digne de lui ; car quoique peut-être son infidélité n’aille pas jusqu’à le priver du salut, toutefois il est indigne de la possession de Dieu en cette vie, et il ne peut en être rendu digne pour l’autre vie que par le feu séparant et dévorant tout ce qu’il y a d’amour étranger dans son cœur. Ô Amour ! si ceux qui ne quittent pas tout pour vous, et qui préfèrent quelque chose à vous, sont indignes de vous, ceux au contraire qui abandonnent tout pour vous par un amour généreux et souverain sont rendus par-là dignes de vous ! Il ne faut pas moins que Dieu pour remplir un cœur véritablement vide.

Jésus-Christ ajoute que quiconque ne prend pas sa croix et ne le suit pas n’est pas digne est lui. Prendre sa croix, c’est recevoir avec agrément et de bon cœur toutes les croix que la providence nous envoie, les recevant telles qu’elles viennent, et de quelque nature qu’elles soient. Il en est plusieurs qui voudraient toutes les croix qu’ils n’ont pas, et qui n’en voudraient aucune de celles qu’ils ont ; cela suffit pour les convaincre que dans la vérité ils n’en veulent point du tout, quoi qu’ils se flattent d’en avoir un grand désir. Le Sauveur dit sa croix, celle qui a été choisie pour nous, et non une autre. Celui qui n’accepte pas tolites les croix qui lui sont envoyées, malgré les répugnances de la nature, n’est pas digne de suivre J. Christ dans le chemin où lui-même a marché, et il n’arrivera jamais à son union intime.

 

v. 39. Celui qui conserve sa vie la perdra ; et celui qui perd sa vie pour l’amour de moi la trouvera.

 

C’est vouloir conserver sa vie que de la conduire par soi-même, et en être en peine ; c’est la perdre que de l’abandonner. Ceux qui abandonnent leur âme entre les mains de Dieu la perdent de vue et de conduite ; et souvent, ne la trouvant plus, croient qu’elle est égarée ; cependant c’est alors qu’elle est en plus grande assurance ; car celui qui s’appuie sur sa propre conduite périra plus facilement et tombera infailliblement par quelque lourde chute ; mais celui qui s’abandonne à Dieu, en croyant de perdre son âme, la retrouve heureusement en lui d’une manière d’autant plus admirable que la perte avait paru plus profonde.

 

v. 40. Celui qui vous reçoit me reçoit, et celui qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé.

v. 41. Celui qui reçoit un Prophète en qualité de Prophète recevra la récompense d’un Prophète ; et celui qui recevra un juste en qualité de juste recevra la récompense d’un juste.

v. 42. Et quiconque donnera seulement à boire un verre d’eau froide à l’un de ces plus petits, comme étant de mes disciples, je vous dis en vérité qu’il ne sera point privé de sa récompense.

 

Lorsque l’on reçoit de bon cœur les personnes apostoliques et qu’on entend volontiers leur parole, on reçoit en même temps JÉSUS-CHRIST, qui par cette parole de Dieu dite dans une âme anéantie, et annoncée par son organe, est produit dans les cœurs de ceux qui écoutent. Et celui qui reçoit ainsi JÉSUS-CHRIST reçoit aussi celui qui l’a envoyé, à cause de la concomitance du Père et du Fils. Recevoir une personne en qui Jésus-Christ vit et règne, c’est recevoir Jésus-Christ même, c’est recevoir toute la Trinité des personnes et l’unité de Dieu seul. Chacun participera à la récompense de celui qu’il aura reçu ; ainsi celui qui aura reçu un Prophète ou un juste, en cette qualité, aura part à la récompense du Prophète et du juste. L’on ne saurait croire combien la docilité à écouter apporte davantage.

Mais ce que Jésus ajoute explique encore plus sa pensée ; à savoir, que le moindre bienfait que l’on accordera aux plus petits des siens, à cause qu’ils lui appartiennent, ne sera point sans récompense ; c’est comme s’il voulait dire si ce que l’on fera à un Prophète ou à un juste en considération de leur caractère mérite d’avoir part à leurs couronnes ; combien plus ce qui sera fait au moindre de mes disciples, à cause de moi, méritera-t-il d’être récompensé par le partage de ma propre gloire ? Pour être disciples de Jésus-Christ, il faut être petits ; et ceux qui, n’étant point dans cette véritable petitesse, se disent ses disciples, se trompent beaucoup. Ils sont plutôt disciples d’eux-mêmes, ne suivant que leur propre conduite, ou celle des autres hommes, et s’attachant à la lettre de la science qui enfle bien plus qu’à l’esprit de Jésus-Christ et à sa charité, qui édifie 102.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI.

 

 

v. 1. Jésus ayant achevé de donner à ses douze Disciples, il partit de là pour aller enseigner et prêcher dans les villes d’Israël.

v. 2. Or Jean ayant ouï parler dans la prison des œuvres de Jésus-Christ, il lui envoya deux de ses disciples pour lui demander :

v. 3. Êtes-vous celui doit venir ou en devons-nous attendre un autre ?

 

APRÈS que Jésus-Christ a instruit les Apôtres de ce qu’ils doivent dire et faire, il prêche lui-même dans les villes de la Judée, disposant les cœurs à la conversion, et méritant par sa prédication divine toutes les grâces qui devaient accompagner sa parole dans le ministère de tous ses prédicateurs. Or Jean était prisonnier ; parce qu’il faut que la pénitence cesse d’agir et de paraître sitôt que Jésus commence à le faire. Le texte sacré dit que Jean était dans les liens 103, pour marquer que la pénitence doit demeurer liée et enchaînée pour laisser agir Jésus-Christ. Ne faut-il pas que celui qui devait préparer la voie cesse de la préparer lorsque celui qui devait venir est venu, lequel est lui-même la voie et le terme ?

Jean n’envoyait pas ses disciples à JÉSUS pour soi, l’ayant connu dès qu’il le baptisa ; mais il faisait cela pour leur instruction, afin qu’ils crussent au Sauveur ; et, de plus, pour accomplir des mystères admirables.

Premièrement, il faisait voir que les Directeurs ne doivent être que les précurseurs et la voix de Jésus-Christ ; et que loin de retenir toujours les âmes auprès d’eux, loin de les attacher à leurs prisons, et de les enchaîner de leurs liens, comme font tous ceux qui ne veulent pas qu’aucun de leurs dirigés change jamais de méthode, ils doivent les envoyer à l’unique Maître et au vrai Pasteur, qui les mettra dans la liberté de l’esprit et dans la largeur des pâturages célestes. Secondement Jean, comme figure de la pénitence, devait cesser de parler et d’agir, sitôt que Jésus-Christ parut ; non que sa pénitence, vertu, cesse jamais ; puisque l’âme unie à Dieu est dans une pénitence habituelle, de laquelle il s’écoule même des actes d’autant plus purs et parfaits, et même plus durables, qu’ils sont moins aperçus ; mais parce qu’il faut alors que la pénitence choisie et pratiquée par nous-mêmes cède la place à celle que Jésus veut lui-même opérer en nous, qui purifie plus en moins de moments que celle-là en longues années ; ainsi qu’il nous en a donné l’exemple dans la Madeleine. Lorsque nous nous punissons nous-mêmes, nous ne donnons pas lieu à Jésus-Christ d’exercer lui-même en nous la pénitence qu’il désire.

Mais il est bon de faire remarquer ce à quoi l’on connaît que JÉSUS est venu, et quand il faut faire cesser la pénitence de propre pratique pour entrer dans la pénitence d’état et d’abandon. C’est lorsque le désir de faire des pénitences volontaires diminue peu-à-peu, en sorte que l’âme se trouve premièrement sans volonté d’en faire, puis elle en a une répugnance bien grande, qui va ensuite jusqu’à l’impuissance. Les personnes qui veulent alors continuer leurs pénitences, et combattre pour se surmonter, se trompent, et ne donnent pas lieu à l’Esprit de Dieu d’agir en eux.

Ce qui est la perfection d’un état est l’imperfection d’un autre. Dans les commencements, où l’on est encore tout dans la nature, et que la nature répugne à la pénitence, c’est bien fait de la surmonter, s’opiniâtrant à la pratique de l’austérité ; mais ensuite, l’amour venant dans le cœur, la pénitence devient et plus aisée et moins nécessaire ; car un cœur qui aime voudrait se déchirer pour plaire à son Bien-aimé ; et quand Jésus-Christ se rend maître de la personne, il la veut toute tourner au-dedans, rassemblant toutes les forces et toute la vigueur de l’âme, pour ne l’occuper que de l’unique nécessaire ; et cela est indispensable pour arriver à l’union ; puisque tant qu’elle serait multipliée et appliquée à la recherche de ses pratiques, il serait impossible qu’elle entrât dans le repos et l’unité d’Esprit en Dieu. Alors le divin Époux veut que l’âme se tourne au-dedans, et qu’elle perde l’attention au-dehors, et la pratique extérieure de la pénitence, pour donner lieu à la pénitence qu’il veut opérer en elle. Ensuite de cela, l’on perd tout goût et tout instinct pour cette pénitence pratique, et l’on ne peut y penser. Il semble d’abord que ce soit par négligence et lâcheté ; mais ce n’est point cela ; car l’on n’aima jamais plus fortement. C’est que la force de l’esprit est toute tournée au-dedans ; et si alors on voulait combattre cette répugnance, on combattrait l’Esprit de Dieu, et non pas la nature.

De plus, l’âme étant toute tournée au-dedans, et sa vigueur étant toute appliquée à son Dieu, le sens demeure délaissé et tout languissant ; que si l’on se charge encore de pénitences, on s’affaiblit jusqu’à l’excès, et l’âme demeure hors d’état de consommer l’œuvre de son union. Ô si ceux qui se donnent tant de peine pour émousser la pointe du sens par les austérités savaient s’enfoncer en Dieu dans leur intérieur, ce sens si vigoureux et si fort demeurerait bientôt sans force et sans vigueur ! Il faut donc faire cesser la pénitence de propre pratique, et la tenir liée lorsque Jésus-Christ est venu. Et à quoi connaîtra-t-on cette venue ?

 

v. 4. Jésus leur répondit : Allez dire à Jean ce que vous avez entendu, et ce que vous avez vu.

v. 5. Les aveugles voient ; les boiteux marchent ; les lépreux sont guéris ; les sourds entendent ; les morts ressuscitent ; l’Évangile est annoncé aux pauvres.

v. 6. Et bienheureux sera celui qui ne se scandalisera pas de moi.

 

À ces signes-là l’on connaîtra la venue de Jésus-Christ, lorsque les aveugles voient, que cet esprit qui était offusqué par les fausses lumières de la raison commence à connaître la vérité ; que cette personne qui n’allait qu’à demi dans la voie de Dieu y court maintenant de toutes ses forces ; que la lèpre du péché est tout-à-fait guérie, et dans l’intérieur et dans l’extérieur, jusques là qu’il n’y reste ni pente, ni inclination au mal ; que cette âme qui avait été si longtemps sourde à la parole intérieure l’entend et en est embrasée d’amour, en sorte qu’elle ne peut plus s’occuper d’autre chose que de son Bien-aimé et de son amour. Ces occupations intérieures affaiblissent plus un corps que les plus grandes pénitences ; c’est pourquoi les Directeurs doivent être très-prudents pour ne permettre que très-peu d’austérités aux personnes de ce degré ; la privation même de la pénitence, dans le désir qu’ils ont de la souffrance, leur sera la plus forte pénitence.

Que les morts sont ressuscités, en ce que la vigueur de l’âme, qui était comme morte tant qu’elle était appliquée au-dehors, se trouve ressuscitée pour n’avoir plus de vie que pour Dieu ; non que j’entende parler ici de la résurrection qui se fait après le trépas mystique, car cela est encore loin.

Que l’Évangile est prêché aux pauvres dans le fond de leur cœur ; c’est là que l’on connaît la beauté des conseils Évangéliques, et que ces pauvres d’esprit trouvent la vigueur et la force pour les pratiquer tous ; rien ne leur est plus difficile ; l’amour leur rend tout aisé.

Mais bienheureux ceux à qui une telle doctrine ne sera pas un sujet de scandale, et qui au contraire en profiteront ! Hélas ! on met toute la perfection dans le dehors, et Jésus est une occasion de scandale à ceux à qui l’on veut annoncer son Évangile intérieur ! Ô Jésus ! faites-vous connaître, aimer et goûter ! Quiconque aurait ce bonheur apprendrait bien ce qu’il ignore. Ô Jésus ! serez-vous toujours un sujet de scandale et aux mondains, et aux spirituels propriétaires !

 

v. 7. Lorsqu’ils s’en allaient, Jésus commença à dire au peuple, parlant est Jean : Qui êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ?

v. 8. Mais qui êtes-vous allé voir ? Un homme vêtu d’habits de grand prix ? Ceux qui s’habillent de cette sorte sont dans les maisons des Rois.

v. 9. Qui êtes-vous donc allé voir ? Un Prophète ? Oui, je vous le dis, et plus que Prophète.

 

Le divin Sauveur fait l’éloge de S. Jean en deux manières : l’une, relevant ce qu’il est en lui-même, par Jésus-Christ ; l’autre, faisant remarquer ce qu’il représente. Jean était dans la consommation de l’état divin d’une manière très-parfaite. C’est pourquoi il était dans l’immobilité divine, et dans l’état le plus consommé. C’est ce qu’il exprime en disant que Jean n’est pas un roseau agité par le vent et qu’il n’y a plus en lui ni légèreté, ni inconstance, tout étant fixé et raffermi pour jamais par son établissement en Dieu seul.

Il parle ensuite de ce que Jean signifie, qui est la pénitence, entièrement opposée au luxe et à la mollesse des cours ; puisqu’il faut se priver de ces choses pour être dans le véritable état de pénitence. Or Jean est celui de tous les prédicateurs qui a le plus confirmé par son exemple ce qu’il en a prêché. Enfin le Sauveur assure que Jean est plus que les autres Prophètes ; tant parce que les autres n’annonçaient que de loin la venue de celui dont il venait préparer la voie qu’à cause qu’il se trouve assez de Prophètes qui annoncent la vérité, mais ils l’annoncent comme une chose éloignée, à laquelle on ne doit presque pas prétendre. Il se trouve peu de Jean qui préparent la voie à Jésus-Christ, et qui disposent les cœurs à le trouver et à le suivre. Ceux qui font entrer les âmes dans la vie intérieure sont plus que Prophètes ; puisqu’ils pénètrent jusques dans leur fond pour y préparer un sanctuaire à Dieu seul ; de plus, il est certain que la pénitence dispose plus l’homme à la venue de Jésus-Christ que toutes les Prophéties.

 

v. 10. Car c’est de lui qu’il est écrit : J’envoie mon Ange devant vous pour vous préparer le chemin 104.

 

Cc qui élève Jean au-dessus des Prophètes, outre les autres prérogatives, est qu’il est l’Ange qui prépare le chemin devant JÉSUS-CHRIST. Ô qu’il se trouve peu de ces Anges qui préparent la voie à Jésus-Christ, qui tournent et disposent les cœurs de manière qu’en suivant leurs conseils on ne manque point de le trouver ! Mais ces Anges ne paraissent pas plutôt qu’ils sont liés et emprisonnés pour les empêcher d’agir et de continuer à gagner des âmes à Jésus-Christ. Ô funeste aveuglement ! S’il y avait beaucoup de ces Anges, toute la terre serait bientôt soumise au Seigneur ; aussi est-ce par la crainte d’un si grand succès que le Démon leur fuscite de si cruelles persécutions.

 

v. 11. Je vous dis, en vérité, qu’entre tous ceux qui sont nés de femmes, il n’y en a point eu de plus grand que Jean Baptiste ; toutefois le plus petit du Royaume de Dieu est plus grand que lui.

 

Ô paroles admirables et consolantes, qui méritent d’être expliquées ! Jésus-Christ parle premièrement de S. Jean considéré en lui-même ; puis comme de la figure de la pénitence. Dans le premier sens, entre tous ceux qui sont nés de femmes, il n’y en a point eu de plus grand que lui ; mais si on le regarde comme figure de la pénitence, la plus petite des âmes intérieures qui sont en Dieu, et dans le royaume céleste de l’intérieur, est plus grande que lui ; parce que la grandeur de cette âme ne se mesure plus par rien qui lui soit propre, ni par aucune vertu acquise ; mais par la grandeur et par la vertu de Dieu, en qui elle est heureusement passée ; car il est certain que l’état de transformation est de beaucoup supérieur à celui de la plus rigoureuse pénitence.

 

v. 12. Or depuis que Jean-Baptiste est venu, jusqu’à cette heure, le royaume des cieux est attaqué par la force, et ce sont les violents qui l’emportent.

v. 13. Car tous les Prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu’à l’avènement de Jean.

v. 14. Et si vous le voulez comprendre, il est l’Élie qui doit venir.

v. 15. Que celui qui a des oreilles pour entendre l’entende.

 

Depuis que le saint Précurseur prêcha la pénitence pour disposer les hommes à recevoir le royaume des cieux qui allait venir, il a fallu de la force et de la violence pour le mériter ; car qu’est-ce autre chose que la pénitence, sinon de grands travaux qu’il faut souffrir, et une continuelle violence qu’il faut faire à la nature pour la retirer du péché et l’assujettir à la loi de Dieu ? Cela n’avait jamais été si bien connu que depuis la prédication de Jean ; parce qu’avant ce temps-là, on n’avait point prêché si fortement la nécessité de la pénitence, non plus que l’avènement du royaume des cieux, que S. Jean déclara être proche, en même temps qu’il publia la nécessité indispensable de la pénitence. Cela se doit entendre généralement de tous les pénitents et de tous ceux qui sont engagés dans les combats du renoncement et dans le travail de la mortification chrétienne.

On le peut aussi très-bien appliquer au royaume intérieur, dans lequel on ne peut entrer ni se maintenir sans se faire aucune violence ; ce qui est passer des larmes et de l’agitation de la pénitence à la paix et au repos de l’union.

Mais depuis que Jésus-Christ est venu dans l’âme, les choses y changent bien de face. Ce n’est plus qu’en lui et par lui qu’elle possède ce royaume intérieur. Il faut chercher Dieu dans son fond, et là se tenir uni à lui, se confiant uniquement aux mérites de Jésus son Fils, et n’attendant rien de ses propres forces ; et par cette continuelle soumission et adhérence à notre Souverain, l’on demeure dans une paisible possession de son royaume. Ceux qui m’entendent dire qu’il faut que cela se fasse par Jésus-Christ, et qui ne peuvent penser à lui, croiront ou que je me trompe, ou que ce n’est pas le même état. C’est néanmoins le même ; et je ne me trompe point. Sitôt que le retour de l’âme à Dieu est fait, elle sent un amour et une tendance très-forte pour Jésus-Christ, qui la porte à se donner à lui, et à croire qu’elle ne peut rien avoir que par lui. Elle est ensuite un long temps, après s’être ainsi donnée et abandonnée, qu’elle ne peut plus penser distinctement à Jésus-Christ ; à cause qu’elle est mise dans un état de simple présence de Dieu en soi, qui lui enlève les images et les formes sensibles des choses mêmes les plus saintes. C’est bien Jésus-Christ qui la porte alors, quoiqu’elle ne le connaisse pas ; et qui lui communique ses inclinations de retraite, de silence, de pauvreté, d’abjection, et de souffrance. Mais elle ne peut pour lors faire autre chose, sinon de s’y laisser porter, sans apercevoir la puissante main qui l’y porte. Or, il en est de même de tout l’intérieur. C’est par Jésus qu’elle y est établie et maintenue dans une abondance de paix, quoiqu’elle ne soit pas appliquée à lui avec réflexion, ni d’une manière aperçue.

Jésus-Christ ajoute que Saint Jean est l’Élie qui doit venir. C’est que Jésus ne vient jamais qu’Élie ne soit venu, qui doit le précéder comme la pénitence et conversion parfaite. Jusqu’à ce temps il faut que les pénitents se fassent des violences étranges ; à cause qu’étant tous tournés du côté de la créature, ils ne peuvent s’en détourner pour se tourner vers Dieu qu’avec beaucoup d’effort et de violence. Mais sitôt que Jésus-Christ est venu et qu’il prend l’âme et la charge sur ses épaules, si elle voulait encore se faire violence, ce ne serait plus à elle qu’elle la ferait, mais à Jésus-Christ ; car pour elle, pourvu qu’elle se laisse porter à son divin moteur, rien ne lui coûte plus. En un mot, les jours de Jean sont des jours de difficulté, de crainte, et de force ; parce que ce sont des jours de pénitence ; mais les jours de Jésus-Christ sont des jours de liberté, de paix, de facilité, et de repos ; parce que ce sont des jours d’amour et de jouissance ; jours qui faisaient le ravissement de celui qui s’écriait : J’ai couru avec allégresse dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez élargi mon cœur 105. Ce cœur, qui avait été rétréci par la pénitence pour en faire sortir l’amour des créatures, est élargi par la venue de Jésus-Christ, afin qu’il puisse recevoir Dieu.

Il faut avoir des oreilles propres à entendre parler Dieu dans le cœur pour comprendre ceci.

 

v. 16. Mais à qui comparerai-je ce peuple-ci ? Ils ressemblent aux enfants qui sont assis dans la place, qui crient à leurs compagnons ;

v. 17. Et leur disent : Nous avons joué de la flûte pour vous, et vous n’avez point dansé ; nous avons chanté des airs lugubres, et vous n’avez point témoigné de deuil.

v. 18. Car Jean est venu ne mangeant ni ne buvant ; et ils disent : Il est possédé du Démon.

v. 19. Le fils de l’homme est venu mangeant et buvant ; et ils disent : C’est un homme de bonne chère et qui aime le vin ; il est ami des publicains et des pécheurs. Et la sagesse a été justifiée par ses enfants.

 

Pour confirmer et expliquer davantage ce qui a été dit, Jésus fait voir la différence qu’il y a de lui à S. Jean. La pénitence vient tout ôter par un retranchement actif ; et cependant il ne se trouve personne qui la veuille embrasser. Jésus-Christ vient avec la paix et la joie, il porte l’âme, il se charge de ses langueurs et de ses amertumes, sa conduite est pleine de douceur ; et l’on ne veut point se laisser conduire à lui. L’Esprit malin et contrariant du siècle blâme l’un et l’autre, et la nature dépravée trouve opposition à tout ce qui est de Dieu. On attribue la pénitence à l’hypocrisie, et on la traite de possession du démon ; et sitôt qu’une personne entre dans l’état simple de Jésus-Christ pour agir comme lui, on l’accuse de relâchement et d’aimer le péché. L’état de pénitence et l’état de repos en Jésus-Christ sont deux états très-saints ; mais celui de Jésus-Christ l’emporte de beaucoup sur l’autre ; le premier précède, et le dernier suit. C’est en cela que la véritable sagesse est justifiée par ses enfants, qu’ils font chaque chose en son temps par un discernement juste et nécessaire ; ils pleurent lorsqu’il faut pleurer ; ils se réjouissent lorsqu’il faut se réjouir. Mais les enfants de la fausse sagesse du siècle font tout à contretemps, lors même qu’ils croient le mieux rencontrer. Lorsque l’Époux est présent, il faut se réjouir ; il sera temps de pleurer lorsqu’il sera absent.

 

v. 20. Alors il commença à faire des reproches aux villes dans lesquelles il avait fait plusieurs miracles, de ce qu’elles n’avaient pas fait pénitence.

v. 21. Malheur à toi, Corozaïn ! Malheur à toi, Bethsaïde ! parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a longtemps qu’elles auraient fait pénitence avec le sac et la cendre.

v. 22. C’est pourquoi je vous déclare que Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement que vous au jour du Jugement.

 

L’on ne saurait croire combien les personnes à qui le royaume intérieur est annoncé et qui n’en profitent pas seront rigoureusement punies au jour de leur jugement ; parce qu’ils ont négligé ou méprisé la grâce des grâces, qui est la vocation à l’état intérieur. Combien de personnes y entreraient de tout leur cœur s’il leur était montré et profiteraient de cette parole de vie dont tant d’autres abusent ? Mais s’il y a tant à craindre avec justice pour ceux qui auront rejeté la prédication intérieure, combien plus pour ceux qui, étant obligés par leur rang et par leur caractère à la soutenir et à l’étendre eux-mêmes, tâchent par tous moyens de l’étouffer dès sa naissance, ou en détournant les peuples de la créance qu’ils lui voudraient donner, ou en ôtant aux enfants de cette sagesse les moyens de la publier ? Leur jugement sera plus rigoureux que celui de Tyr et de Sidon, villes infidèles.

 

v. 25. Alors Jésus dit ces paroles : Je vous rends gloire, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et que vous les avez révélées aux petits.

 

 Ô Dieu ! les petits sont seuls capables d’être instruits de vos voies intérieures ! Ceux qui sont grands à leurs yeux dans leur propre force, sagesse et science ne les comprendront jamais, et n’entreront point dans ce royaume intérieur. Quelque petits que soient déjà ceux qui doivent y être admis, il faut qu’ils deviennent encore plus petit pour y pouvoir entrer. Ce n’est qu’aux enfants par leur simplicité, et aux pauvres d’esprit 106, que cet Évangile du royaume est annoncé ; et ceux qui le veulent bien recevoir deviennent encore par lui et plus simples et plus petits ; parce que c’est un royaume où toute grandeur et tout règne est ôté à sa créature, pour rendre toute grandeur et tout règne à Dieu seul ; un royaume de justice et de vérité, où la vanité ni l’injustice n’ont plus de lieu. Plusieurs ayant été rendus petits par quelque chute honteuse, qui leur a fait tomber les écailles des yeux, et perdre leur mauvaise enflure par une extrême confusion, ont été propres à recevoir ce don, et à entrer dans la pénétration de ce mystère. Rien n’est plus opposé aux plus grandes grâces de Dieu que la propre suffisance de l’homme ; rien ne nourrit plus cette propre suffisance que l’opinion que l’on a d’être savant et prudent ; et enfin, rien n’est plus difficile à perdre que cette opinion dès qu’on l’a une fois conçue, et qu’elle est appuyée de l’amour de la réputation. Heureux ceux qui en sont dégagés, de quelque manière que cela leur soit arrivé ! Ils sont disposés à recevoir Dieu, qui vient essuyer de sa main les larmes de leurs yeux.

Jésus-Christ bénit son Père de ce qu’il a caché ces mystères du royaume intérieur aux grands et aux sages de la terre, et les a révélés aux petits. Pourquoi remercie-t-il son Père de cela ? C’est qu’il y allait de l’intérêt de sa gloire que cela fût de la sorte ; puisque si les sages de leur propre sagesse et les prudents de leur propre prudence connaissaient ces choses, ils se les approprieraient ; ils s’en feraient des règles de science, ils tireraient les âmes de leur petitesse et simplicité ; et ils usurperaient le domaine de Jésus-Christ sur les cœurs ; mais les petits ne lui dérobent rien ; au contraire, ils lui rendent bien fidèlement toute la gloire de toutes choses.

 

v. 26. Oui, mon Père, car tel a été votre plaisir.

v. 27. Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains, et nul ne connaît le fils que le Père, et nul ne connaît le Père que le fils, et celui à qui le fils l’aura voulu révéler.

 

Tout l’abrégé de l’intérieur est renfermé dans ces paroles, et tout ce qui en a été écrit jusqu’à présent s’y trouve compris. Ô paroles dignes d’être imprimées, non sur des tables d’or, ni gravées sur les métaux avec le burin ; mais dans les cœurs par le doigt de Dieu ! Jésus dit donc que les choses sont, de la sorte, cachées aux sages et révélées aux petits, parce que son Père l’a voulu. Et pourquoi son Père l’a-t-il voulu ? Parce qu’il lui a mis toutes choses entre les mains. Tout l’intérieur ne consiste qu’à rendre Jésus-Christ Maître des droits que son Père lui a donnés, se soumettant à son doux Empire, jusqu’à cesser d’être, afin qu’il soit tout. Or, pour que cela soit, il faut que l’homme soit désapproprié de tous les droits qu’il a sur lui-même, afin que Jésus-Christ en prenne une entière possession ; et cela ne se peut faire que par la perte de notre être, même moral et vertueux, en tant qu’il nous est propre, et de notre appui ou subsistance en quelque chose que ce soit. Il est donc nécessaire pour arriver là que l’homme soit apetissé et anéanti, autrement Jésus ne régnerait pas pleinement sur lui.

 Or les sages et prudents en eux-mêmes se conduisant eux-mêmes, et se possédant en toutes choses, sont directement opposés au règne de Jésus-Christ ; puisqu’il ne peut s’établir que par la cessation de ce que nous sommes, pour le laisser être toutes choses. Il a ce droit sur nous comme Rédempteur ; mais, outre cela, Dieu le Père lui a mis toutes choses entre les mains, lui cédant son droit de création. Le droit de Créateur était que Dieu, ayant fait l’homme, le rendît participant de son être, afin que Dieu seul fût en l’homme, et que l’homme n’existât qu’en Dieu. Le corps était une figure inanimée que Dieu anima et vivifia de son esprit, le faisant vivre de sa vie 107. L’homme donc, dans l’ordre de sa création, ne doit vivre que de la vie de Dieu. Mais le Démon, jaloux de ce que les hommes étaient des Dieux, ne vivant que de cette vie, et n’étant mus que de son esprit, se fit entrée dans leur cœur, et y fit glisser son poison, pour détruire cette vie de Dieu et inspirer en sa place sa vie corrompue. Qu’est venu faire Jésus-Christ ? Il est venu bannir cette vie du démon, vie de propriété et de péché ; et ayant comme Rédempteur évacué cette vie opposée à la vie de Dieu, pour rétablir la vie divine dans le cœur de l’homme, il entre ensuite dans les droits du Créateur, que son Père lui a remis, afin d’inspirer dans l’homme une nouvelle vie et le faire vivre de sa propre vie. Voilà l’économie de la Création et de la Rédemption.

C’est pour cela que l’intérieur ramasse toute la force et vigueur de l’homme au-dedans, afin qu’il se donne et tourne tout à Jésus Rédempteur ; et Jésus, en cette qualité, se saisit de tout l’homme et s’en empare entièrement ; après quoi il fait l’office de Rédempteur, rachetant l’âme de l’empire du démon, et évacuant tout ce qui est d’Adam pécheur, et ce qui reste du venin qui a été répandu par le démon. Ensuite il se sert du droit que son Père lui a donné pour inspirer une nouvelle vie ; mais vie divine, vie qui fut inspirée en Adam innocent, et qui par la grâce de Jésus-Christ se communique aux âmes avec des avantages nouveaux. Tout le soin donc de l’homme (sans soin pourtant) doit être de se ramasser de toutes ses forces au-dedans, afin de se donner tout à Jésus-Christ ; après quoi, il doit absolument le laisser opérer en lui, cessant d’être, afin que Jésus-Christ soit tout.

Or, comme l’homme a en lui quantité de vies opposées à cette vie divine, qui doit être communiquée par Jésus-Christ, cela fait que ce divin Sauveur a tant de peine à les évacuer, afin de substituer la sienne en leur place ; et il faut qu’il se serve des moyens qui paraissent opposés à cette fin, donnant la mort pour redonner la vie. Il donne en effet la mort à tout ce qui est non seulement d’Adam pécheur, mais aussi d’Adam propriétaire ; à tout ce qui appartient à l’homme, quelque grand et éminent qu’il soit ; tout doit être évacué et détruit, en tant qu’il appartient à la créature, afin que le seul être de Jésus Rédempteur et de Dieu Créateur subsiste en elle.

Mais nul ne connaît le fils que le Père ; l’âme ne connaît point que ces opérations soient de Jésus-Christ tant qu’elles se font en elle ; elle n’éprouve qu’un feu secret qui l’agite et qui la mine sans qu’elle le distingue ; mais lorsque par l’état divin elle est arrivée en Dieu, et que Jésus-Christ l’y a conduite, quoique d’une manière cachée et inconnue, alors elle connaît Jésus-Christ par le Père ; et elle ne peut connaître la vérité de Jésus, ni ses opérations secrètes, quelque vision ou révélation qu’elle ait eue de Jésus, qu’elle ne soit en Dieu, parce que le Verbe est en Dieu, et que Dieu est dans le Verbe. Le Père aussi n’est connu que du fils ; c’est pourquoi le fils conduit au Père ; et le Père qui connaît le fils, donne ce même fils à l’âme, qui est en lui. Et cette âme le donne aux autres, non pourtant de la même sorte ; elle le leur donne comme voie, afin qu’il les conduise au Père ; mais le Père donne le fils à cette âme comme vie, le faisant être et vivre seul dans elle.

 Or il faut savoir que, comme tout le travail de Jésus sur la terre a été d’arracher la vie propre de l’homme, opposée à celle de son Père, et de faire vivre son Père dans les âmes, aussi lorsque Jésus conduit l’âme à Dieu et qu’il l’a cachée avec lui en Dieu son Père 108, le Père donne son être au Verbe, et le produit et l’engendre dans l’âme, la faisant vivre de la vie du Verbe. Mais cette vie du Verbe n’est point alors révélée ; et l’on n’en peut avoir de connaissance que l’on ne soit en Dieu, pour l’y découvrir autant qu’il se peut à travers les ténèbres de la foi, et par l’expérience et le discernement du fond, qui le sent bien plus qu’il ne le voit. Comme au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu 109, de même au commencement du chemin intérieur le Verbe est, et conduit l’âme en Dieu, où il est caché ; mais ce Verbe est Dieu. Et voilà l’unité de Dieu seul, quoique communiqué par le Verbe en l’âme. Nul ne peut être dans cet état qu’il ne soit en Dieu. Pour la connaissance de la nécessité qu’il y a de s’écouler en Dieu comme dans sa source (ce qui est la connaissance du Père), nul ne l’a que le fils ; et ce fils la révèle à qui il lui plaît ; mais cet état de Jésus-Christ en unité de Dieu seul, vivifiant l’âme, ne peut être révélé ; il faut aller dans le sein de Dieu puiser ce profond mystère, qui fut découvert à S. Jean de cette sorte.

En parcourant son in principio l’on verrait tout ceci expliqué. Toutes choses ont été faites par le Verbe ; et rien ne peut être fait que par lui ; tout le salut et tout l’intérieur est opéré par lui. La vie était en lui ; cette vie, qui devait être communiquée aux hommes, était en lui ; il renferme toute la vie de Dieu ; de sorte qu’il faut nécessairement que cette vie du Verbe soit communiquée par le Père ; parce que c’est de lui que cette vie est tirée. Il engendre son Verbe, et en engendrant ce Verbe il lui communique toute sa vie ; il faut aussi qu’il engendre son Verbe dans les âmes pour leur communiquer la vie de ce Verbe.

 

v. 28. Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et qui êtes chargés, et je vous soulagerai.

v. 29. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.

v. 30. Car mon joug est doux et mon fardeau léger.

 

Notre Seigneur invite tous ceux qui se fatiguent dans divers travaux d’aller à lui. Hélas ! l’on se donne tant de peine ; et quoique l’on se charge de fatigues excessives, l’on n’avance point, parce que l’on ne va pas à Jésus-Christ. Si l’on allait d’abord à lui et qu’on se donnât à lui comme à la voie, il nous conduirait bientôt à son Père. Allons à ce pasteur qui, nous ayant déchargés du fardeau qui nous accable, nous portera lui-même sur ses épaules. La vertu paraît d’un poids excessif à ceux qui ne s’abandonnent pas à Jésus-Christ. Mais ceux qui se sont donnés à lui la trouvent si aisée qu’il ne se peut rien de plus. Nous ne devons pas nous charger de notre propre joug, il est trop insupportable ; mais il faut nous charger du joug de JÉSUS-CHRIST ; et en même temps que nous nous chargerons de ce joug si doux et si léger, il se chargera du nôtre si lourd et si accablant. Ô heureux échange ! Une âme est toujours malheureuse tant qu’elle ne se donne pas tout-à-fait à Jésus-Christ, afin qu’il fasse tout en elle ; et qu’elle ne veut pas se charger de son joug, ce qui n’est autre chose que de s’abandonner à sa conduite, et porter avec une parfaite égalité toutes les providences crucifiantes dont il lui plaît de la charger. Ô joug plus doux, ô fardeau plus léger que l’on ne saurait dire ! puisque Dieu l’accompagne d’un si grand courage, et d’une telle facilité à le porter, que son poids fait tout le plaisir d’un cœur qui s’en voit chargé ! Plus ce joug est pesant, plus il enfonce l’âme en Dieu ; c’est pourquoi le Sauveur assure qu’en prenant ce joug nous trouvons le repos de nos âmes. Prendre un joug, c’est se soumettre à une conduite ; ainsi que l’on appelle mettre un animal sous le joug lorsqu’on le dresse à se laisser conduire selon que l’on veut le mener ; de même une personne est sous le joug de Jésus-Christ lorsqu’elle se laisse conduire et mener selon toutes ses volontés, et qu’elle est si fort en sa main, qu’au moindre signal, elle fait tout ce qu’il veut.

Porter le joug est encore porter toutes les charges qui nous sont imposées ; de quelque nature qu’elles soient, nous devons les accepter sans réplique, et nous en acquitter avec une entière fidélité, ne doutant point que ce ne soit Dieu qui nous les donne, et les regardant toutes dans sa disposition divine, et non du côté des créatures qui y concourent. Enfin Jésus nous commande d’apprendre de lui, non l’humilité et la douceur extérieure, mais l’humilité et la douceur de cœur ; la douceur du cœur consiste en une certaine docilité qui fait que l’on se laisse enseigner, conduire et gouverner ; une âme qui est ainsi docile est bientôt instruite des plus grandes vérités. L’humilité de cœur est une démission de volonté et de tout être propre, pour laisser Dieu être toutes choses en nous et pour nous. Le joug de Jésus-Christ étant donc si doux et son fardeau si léger, portons-le de tout le cœur et laissons-lui porter le nôtre.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII.

 

 

v. 1. En ce temps-là Jésus passait le long des blés un jour de Sabbat ; et ses disciples, ayant faim, commencèrent à rompre des épis et à en manger.

v. 2. Ce que voyant les Pharisiens, ils lui dirent : Vos disciples font ce qu’il n’est point permis de faire au jour du Sabbat.

v. 3. Mais il leur répondit : N’avez-vous point lu ce que fit David lorsque lui et ceux qui l’accompagnaient furent pressés de la faim ?

4. Comment il entra dans la maison de Dieu, et mangea des pains de proposition, qu’il n’était permis de manger ni à lui, ni aux siens ; mais aux Prêtres seuls ?

 

LES Pharisiens de nos jours condamnent encore de la même sorte les actions les plus innocentes. Ils affectent une rigueur extraordinaire pour l’observation extérieure de la Loi, dont ils ne regardent que l’écorce et la lettre, au lieu d’en pénétrer l’esprit. Une action nécessaire n’offense point le cœur de Dieu, ni aucune autre faite innocemment et simplement. Le péché n’est que dans la volonté maligne ou rebelle aux ordres de Dieu bien reconnus. Une personne peut faire simplement certaines choses que les hommes condamnent avec rigueur, lesquelles, néanmoins, à cause de la simplicité et innocence avec laquelle elles sont faites, ne déplaisent point à Dieu ; au contraire, elles lui sont même agréables. Cela est visible dans cet exemple de David, que Jésus approuve et justifie, quoique l’action en elle-même fut contre la lettre de la loi. Il arriva quelque chose de semblable à Abimélech, Roi de Gérare, lors qu’ayant enlevé Sara, qui se disait sœur d’Abraham, Dieu lui dit : Je n’ai pas permis que vous péchassiez contre moi, parce que vous en avez agi dans la simplicité de votre cœur 110. Il déclare par là qu’il prend un soin particulier de garantir de tout péché ceux qui agissent en sa présence avec simplicité, croyant plutôt faire sa volonté que de consentir à quelque chose qui lui soit contraire. Il ne faut donc jamais juger de rien, mais laisser à Dieu le jugement de toutes choses.

 

v. 5. Ou n’avez-vous point lu dans la loi que les Prêtres, au jour du sabbat, violent le sabbat dans le Temple, et ne sont pas néanmoins coupables ?

v. 6. Et cependant je vous dis que celui qui est ici est plus grand que le Temple.

v. 7. Que si vous saviez bien ce que veut dire : J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice, vous n’auriez pas condamné des innocents.

v. 8. Car le fils de l’homme est maître du Sabbat même.

 

Le divin Législateur continue à faire connaître que l’on peut faire innocemment des fautes apparentes, qui lui sont même plus agréables que d’autres œuvres que l’on croit parfaites ; à cause que celles-là sont faites avec candeur et innocence, et dans le désir de plaire à Dieu. Celui qui fait les lois peut bien en dispenser, faisant faire des choses qui paraissent contraires à la loi, lesquelles néanmoins sont dans la volonté du Législateur. L’Écriture sainte en fournit quantité d’exemples ; ceux d’Abraham et de Samson sont signalés 111 ; celui-là ayant voulu sacrifier son fils, nonobstant la loi divine qui avait défendu l’homicide dès le commencement du monde ; et celui-ci s’étant donné la mort à lui-même, ce qui est encore plus contre la loi que le parricide ; tous deux néanmoins firent en cela la volonté de Dieu ; ce qui est visible en ce qu’il autorisa ces innocents excès par de grands miracles.

Il y a deux volontés en Dieu : une volonté déclarée et une volonté cachée ; l’une qu’il a rendue publique pour le général des hommes, et l’autre qu’il s’est réservée à l’égard de quelques personnes. Elles sont toutes deux infaillibles ; mais la volonté déclarée, quoiqu’infaillible en elle-même, ne l’est pas pourtant du côté de la créature, qui la viole souvent pour faire sa volonté propre. Il n’en est pas de même de la volonté supérieure, ou de réserve, qui est cachée en Dieu ; car elle a toujours son effet et est infailliblement efficace, tant du côté de Dieu que du côté de la créature, à cause de l’exception qu’il en a faite dans la loi commune pour la faire accomplir d’autorité absolue et par voie privilégiée. C’est dans celle-ci que l’âme abandonnée s’abîme, se donnant à Dieu sans réserve, afin qu’il lui fasse faire toutes ses volontés sans exception quelconque, sans néanmoins se départir jamais par elle-même de ses volontés déclarées. Et c’est ainsi que les personnes abandonnées, tant qu’elles ne sortent point de l’abandon, font infailliblement la volonté de Dieu, à laquelle ils sont inviolablement unis par l’abandon, quoiqu’il semble à ceux qui ne sont pas assez éclairés de la lumière de Dieu que l’on fasse quelque chose en certaines occasions contre la lettre de la loi, quoique néanmoins on possède et pratique l’esprit de la même loi qui consiste dans l’obéissance à la volonté de Dieu. La loi n’est sainte que parce qu’elle nous déclare la volonté de Dieu ; car la sainteté ne consiste pas à faire une telle chose ou une telle autre, mais à faire toutes choses dans la volonté de Dieu.

 

v. 9. Étant parti de là, il vint en leur Synagogue, où il se trouva un homme qui avait une main sèche.

v. 10. Et ils demandèrent à Jésus s’il était permis de faire des guérisons le jour du Sabbat, afin est l’accuser.

v. 11. Mais il leur répondit : Qui est celui d’entre vous qui, ayant une brebis qui tombe dans une fosse au jour du Sabbat, ne la prenne et ne l’en retire ?

v. 12. Combien un homme est-il plus considérable qu’une brebis ? Il est donc permis de faire du bien au jour du Sabbat.

 

L’aveuglement des scrupuleux observateurs de la lettre de la loi est si grand, qu’ils ne veulent pas même que l’on fasse ce qu’il y a de plus parfait dans la loi, et le bien le plus excellent, mais que l’on s’attache à ce qu’il y a de plus commun. Il faut distinguer dans la loi le général et le commun d’avec le particulier et le plus parfait. Le général et le commun est compris dans les commandements du Décalogue ; le particulier et le parfait est cet abrégé de toute la loi compris dans le double précepte de la charité, (a) duquel dépend toute la loi et les Prophètes 112. Si donc l’amour renferme toute la loi, il est clair qu’en aimant on ne peut violer aucun commandement du Décalogue ; au contraire, ils ne s’accomplissent point mieux qu’en aimant ; et tant que l’on ne sort pas de la pure charité, on ne peut aller contre la volonté de Dieu, qui se trouve toute renfermée en elle. L’amour et la volonté de Dieu n’étant que la même chose, il y a quelques préceptes qui se peuvent violer innocemment selon la lettre pour les accomplir selon l’esprit. Le violement du Sabbat est une œuvre de charité et de justice lorsqu’il s’agit de la conservation des biens ou de la vie de l’homme. Le commandement d’honorer son père et sa mère s’accomplit plus parfaitement en quittant le père et la mère pour suivre Jésus-Christ. Mais des personnes qui ne comprennent pas ceci ne font point de difficulté de cesser de faire quelques actes de vertu pour un petit intérêt ou de bien, ou de réputation ; et elles feraient un crime à d’autres de laisser quelques bonnes pratiques pour obéir à l’esprit intérieur qui appelle au silence et à la retraite.

 

v. 13. Alors il dit à cet homme : Étendez votre main, et lui l’étendit ; et elle devint saine comme l’autre.

 

Quoique l’on doive éviter autant qu’il se peut ce qui scandalise le prochain, il ne faut pas cependant qu’un scandale pris mal-à-propos nous empêche de faire le bien. Il est des personnes qui se scandalisent de tout, et que les actions les plus saintes choquent et altèrent. Faudrait-il pour leur faiblesse s’abstenir de faire de bonnes œuvres ? Quelques âmes sont assez simples pour désister de faire le bien de peur de les scandaliser ; mais ils ne le doivent point faire ; au contraire, il faut qu’ils agissent sans respect humain et continuent le bien avec d’autant plus de courage qu’ils y trouvent plus d’obstacles et de persécutions.

 

 v. 14. Or les Pharisiens, étant sortis, tinrent conseil contre lui pour résoudre comment ils le pourraient perdre.

 

Les bienfaits et les miracles, loin de gagner les esprits fiers et hautains, les irritent davantage ; plus ils voient de bonnes actions faites par ceux qu’ils persécutent, plus ils redoublent leur persécution et témoignent une haine implacable contre eux ; et comme des hiboux qui ne peuvent souffrir la lumière du soleil, ils se cachent et tâchent de blesser ceux qui les veulent éclairer. Qui fut jamais plus doux, plus bienfaisant, et plus irréprochable en tout que Jésus ? Et qui eut jamais plus d’envie, plus de haine et plus d’acharnement contre lui que les Pharisiens, les Docteurs et les Prêtres des Juifs ? Le même sort se partage à tous ses plus fidèles Disciples ; plus ils ont de son esprit, plus ils participent à ses outrages.

 

v. 15. Jésus, le sachant, se retira de ce lieu-là ; et, plusieurs l’ayant suivi, il les guérit tous.

v. 16. Et il leur commanda de ne le point découvrir.

 

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la persécution fait sortir les serviteurs de Dieu des lieux où ils faisaient plus de bien ; de tout temps la malignité de leurs adversaires les a chassés et obligés à fuir d’une ville à l’autre. Il ne faut pas s’en étonner ; au contraire, Jésus-Christ ayant été traité de même, ce doit être un sujet de joie, et non de douleur aux âmes apostoliques, de se voir condamnés, accusés, chassés, persécutés, pour la vérité. Parmi la persécution il se trouve des personnes simples qui, n’ajoutant pas foi à la calomnie, ne laissent pas de suivre JÉSUS-CHRIST, se laissant conduire à son Esprit ; et ils ont cet avantage qu’il les guérit tous sans exception, de toutes sortes de maladies ; et il suffit de le suivre pour obtenir infailliblement la guérison. Une âme qui est fidèle à suivre Jésus-Christ ne manque jamais d’être guérie de tous ses maux, et elle se trouve sans plaie et sans blessure.

 Mais Jésus leur commande de ne le pas découvrir ; parce que les hommes pleins d’eux-mêmes, ne pouvant comprendre une guérison si parfaite, la condamneront d’erreur et de tromperie. Ô Jésus ! vous avez porté nos langueurs, et vous les portez si bien, qu’une âme transformée en vous s’en trouve entièrement délivrée ; non qu’elle ne souffre encore les faiblesses du sens et les maux naturels ; mais elle est si libre et si dégagée de tout, que rien ne la rétrécit ni ne l’embarrasse ; tout lui est indifférent ; ou plutôt tout lui est vie et tout lui est repos en vous.

 

v. 17. Afin que cette parole du Prophète Isaïe fût accomplie :

v. 18. Voici mon Serviteur que j’ai élu, mon bien aimé dans lequel j’ai mis toute mon affection ; je mettrai mon esprit en lui, et il annoncera le jugement aux nations.

v. 19. Il ne contestera point, ni ne criera point ; et personne n’entendra sa voix dans les places publiques.

v. 20. Il ne brisera point le roseau cassé, ni n’éteindra point la mèche qui fume encore, jusqu’à ce qu’il fasse sortir le jugement avec victoire.

 

Ce Serviteur élu est Jésus-Christ, dans l’élection duquel sont renfermés tous les prédestinés ; et il est aussi le bien-aimé, en qui Dieu aime tous ses bien-aimés. Il y a des élus et des bien-aimés. Les Élus sont ceux qui se sauvent dans une vie commune ; et les bien-aimés sont ceux qui embrassent une vie parfaite.

Dieu se plaît infiniment en Jésus-Christ, puisque le Père se mire en lui, et se plaît comme dans son Verbe, si fort, que de cette complaisance du Père dans le Fils et du Fils dans le Père, il se produit un Dieu aussi grand que le Père et le Fils. Dieu met de même son affection et sa complaisance dans une âme anéantie ; parce que ne trouvant plus en cette âme que son Verbe, il faut qu’il s’y plaise infiniment ; et de cette complaisance réciproque entre le Père et le Verbe engendré dans cette âme procède le S. Esprit, l’Esprit-Dieu, l’Amour-Dieu, qui est la consommation entière de toute charité. Cette âme se trouve revêtue de Jésus-Christ sitôt qu’elle est dépouillée d’elle-même, et le S. Esprit repose sur elle, non plus passagèrement, mais d’un repos durable, le S. Esprit ne pouvant jamais être séparé de Jésus-Christ.

C’est alors que l’esprit apostolique est donné, pour annoncer à tout le monde la justice de Dieu ; non seulement la prenant pour sa rigueur ou sa colère, comme on l’entend ordinairement ; mais beaucoup plus pour la sainteté, la justice, et l’équité prise en Dieu même, et sa fidélité envers sa créature. Il ne conteste point ; car les conversions que Dieu fait par ces personnes, qui sont devenues Jésus-Christ, ne se font point à force de dispute ou de controverse, mais en insinuant doucement l’esprit de la grâce dans les cœurs. Ce n’est point une voix éclatante ; mais une voix profonde et muette, qui prend par le dedans. L’on n’entend point cette voix dans les rues ni dans les places publiques ; c’est-à-dire au-dehors et dans le commerce des créatures, mais dans le fond du cœur, où il se faut tenir recueilli et enfermé pour entendre la voix de Jésus-Christ. Il ne brisera point le roseau cassé, ce que ne feront pas non plus ses ministres qui ont son véritable esprit. Briser le roseau cassé, c’est accabler d’une sévérité indiscrète ceux qui sont tombés par faiblesse. Le Sauveur des âmes connaît si bien les faiblesses des créatures, et les fait si bien connaître à ceux qu’il anime de son esprit, qu’ils n’ont que de la douceur et de la compassion pour les pécheurs, à l’exemple du Seigneur Dieu de miséricorde, qui connaît la fragilité de notre nature, et qui se souvient que nous ne sommes que poudre 113. Ce zèle amer que l’on a contre les pécheurs vient du peu d’avancement ; car l’âme apostolique par état n’a que des entrailles de miséricorde. S. Jean voulait faire descendre le feu du ciel pour consumer les pécheurs 114, avant qu’il eût reposé sur le sein de son Maître ; mais il n’eut pas plutôt puisé l’esprit de Jésus sur sa poitrine qu’il devint tout douceur et tout charité ; et étant depuis consommé en charité, il connut et éprouva que celui qui demeure en Dieu, demeure dans la charité 115.

Il est des personnes qui, par un faux zèle, éteignent un reste de charité, qui est comme une mèche fumante après un péché de faiblesse ; ce reste est un regret de l’avoir fait, un désir secret de ne le plus faire ; la charité est vraiment éteinte, mais on y remarque encore quelque chose de ce qui l’accompagne, et surtout quelque bonne volonté de se relever au plus tôt et de faire mieux ; c’est une mèche fraîchement éteinte qui fume encore. Si l’on trouve des personnes compatissantes et qui aient l’esprit de Jésus-Christ, ils rallument par un souffle de charité cette mèche fumante ; mais si ce sont des personnes animées de leur propre esprit, quoique sous de bons prétextes, ils éteignent cette mèche fumante ; à cause que la rigueur avec laquelle ils traitent ces âmes faibles et la confusion qu’ils leur font leur font perdre la droiture et la sincérité nécessaires pour déclarer leurs fautes. Cette sévérité excessive les effraye, les irrite, les dessèche, au lieu de les disposer par une action de charité à la confession et à la pénitence. Approchez du feu une mèche encore fumante, elle se rallume d’abord ; de même sitôt que ces âmes tombées par faiblesse rencontrent une personne animée de la parfaite charité, ils reprennent à l’instant le feu et la vie de la grâce.

Jésus en usera toujours de la sorte jusqu’à ce qu’il fasse sortir le jugement avec victoire ; c’est-à-dire, que le jugement qu’il rendra à la fin des siècles sera victorieux de la malice et de l’infidélité des créatures, et fera paraître évidemment la justice de sa cause.

 

v. 21. Et les nations espéreront en son Nom.

 

Lorsque tous seront dans cet Esprit de Jésus-Christ, personne ne s’appuiera plus sur ses propres forces ; mais plus les peuples, étant éclairés de la vérité, n’espéreront plus qu’au nom de JÉSUS-CHRIST ; et ce sera en lui seul qu’ils fonderont toute leur espérance.

 

v. 22. En ce même temps on lui présenta un possédé aveugle et muet ; et il le guérit si bien, qu’il vit et qu’il parla.

v. 23. Tout le peuple en fut étonné, et disait : N’est-ce pas là le fils de David ?

v. 24. Mais les Pharisiens, entendant cela, disaient : Il ne chasse les démons que par Belzébuth, Prince des démons.

 

L’âme possédée de son propre esprit est possédée du Démon, qui fit glisser son esprit en Adam, y faisant entrer son poison, qui est la propriété. Cette possession, étant forte, fait que cette âme est toute pleine d’amour d’elle-même, et qu’elle est aussi aveugle sur la vérité de son néant, et sur la nécessité des opérations de Dieu en elle. Elle est aussi muette, ne pouvant parler de la vérité de Dieu, et ne parlant que pour la créature. Quiconque ne parle pas pour les intérêts de Dieu est muet. Mais Jésus-Christ ne vient pas plutôt à cette âme qu’il en chasse le Démon de l’esprit propre, et il la guérit si parfaitement qu’elle est éclairée de la vérité ; en sorte que ce qui lui paraissait auparavant erreur et mensonge lui paraît dès lors une vérité plus claire que le jour.

Le peuple docile croit aisément le bien ; mais des gens superbes et amateurs d’eux-mêmes disent que le mal est bien, et que le bien est mal 116, excusant les péchés, et attribuant les vertus à malice.

Si Dieu oblige quelqu’un de ses ministres apostoliques à porter son Nom devant les peuples, singulièrement en leur prêchant son Royaume intérieur ; on crie que c’est par le mouvement du Démon, ou bien qu’ils l’entreprennent par vanité et par hypocrisie ; et l’on donne le plus méchant tour à leurs paroles et à leurs actions. Cette jalousie si mortelle s’allume contr’eux à cause qu’ils condamnent l’appui sur la créature et qu’ils tâchent de ruiner la propre suffisance, pour donner lieu à Jésus-Christ d’être toutes choses dans les âmes. Ces manières si pures et si désintéressées offensent leur propre conduite, sans doute parce qu’elles lui sont opposées. Mais c’est un ordre de Dieu, et une grâce insigne de Jésus-Christ, que ceux qui travaillent le plus fidèlement pour l’Évangile aient le plus de part aux persécutions de l’Évangile ; et surtout ceux que la providence expose pour la défense de l’Évangile intérieur ; car ils sont le but de la contradiction des enfants même de leur mère 117.

 

v. 25. Mais Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : Tout Royaume divisé contre lui-même sera ruiné ; et toute ville ou toute maison qui sera en division contre elle-même ne subsistera point.

v. 26. Que si Satan chasse Satan, il est divisé contre soi-même ; comment donc son Royaume subsistera-t-il ?

v. 27. Et si c’est par Belzébuth que je chasse les Démons, par qui vos enfants les chassent-ils ? C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges.

v. 28. Que si je chasse les Démons par l’Esprit de Dieu, le Royaume de Dieu est donc venu jusqu’à vous.

 

Il fait voir que ceux qui attribuent à l’esprit du Démon les grandes vérités qu’on leur prêche ont bien tort ; puisque le Démon, qui est le père du mensonge, ne peut établir la vérité dans le monde. De plus, l’homme tend naturellement à s’établir, et non pas à se détruire ; toutes les voies qui le portent à être quelque chose peuvent et doivent être suspectes ; mais celles qui le portent à n’être rien doivent être regardées comme très-sûres, et comme de l’Esprit de Dieu, et non de la nature ; puisque la nature tend à tout ce qui la fait être et subsister en quelque chose, et répugne extrêmement à son anéantissement. Ce ne peut donc jamais être une tromperie lorsque l’on voit une âme se vider de son propre esprit pour donner lieu à l’Esprit de Jésus-Christ, et s’anéantir dans ses opérations afin de laisser tout opérer à Dieu. C’est s’y prendre par tout ce qu’il y a de plus grand et de plus parfait dans la Religion, à savoir l’humilité du cœur, sa résignation, le sacrifice, et l’amour le plus désintéressé ; et, conséquemment, c’est s’y prendre par tout ce qu’il y a de plus sûr ; car la nature veut toujours agir et être quelque chose ; mais la grâce veut que tout soit remis et délaissé en Dieu, de qui elle sort pour venir prendre l’âme et, la tirant des larcins et des propriétés de la nature, la faire recouler en Dieu comme dans son origine.

Que si cet esprit de renoncement et de résignation est dans la vérité, et est la vérité même, combien les âmes simples et enfantines qui se sont données à lui condamneront-elles ces esprits fiers et suffisants qui ne veulent pas le suivre ? Et si c’est par l’esprit de Dieu que la propriété est bannie, voyant que plusieurs en ont été affranchis, ne doit-on pas croire que le Royaume de Dieu est venu jusqu’à eux ; puisqu’on leur a appris le moyen court et facile de faire régner Dieu en eux, qui est de cesser d’être, et de vivre afin que Dieu seul soit et vive. Ô le grand bonheur que de laisser régner Dieu en soi ! Ô que cette voie est éloignée de toute tromperie ! Ô que les enfants, les simples et les idiots qui marchent dans cette voie avec tant de facilité, et qui l’enseignent même aux autres, jugeront et condamneront justement les esprits forts en eux-mêmes, qui n’y veulent point entrer lors même qu’ils s’y sentent fortement attirés, et qui empêchent les autres d’y marcher !

 

v. 29. Et comment quelqu’un peut-il entrer dans la maison du fort, et piller ce qu’il y possède, si auparavant il ne le lie, pour piller ensuite sa maison ?

 

Il n’y a que Dieu seul qui puisse entrer dans le fond de l’âme où elle se possède elle-même, et où, retranchée comme dans un fort, elle garde de toutes ses forces tout ce qui lui appartient, de peur qu’il ne lui soit enlevé. Mais lorsque Dieu veut se rendre maître de cette maison, il lie cet homme fort qui la possède, il arrête le Démon, il enchaîne la propriété ; et ensuite il pille la maison, arrachant à cette âme tout ce qu’elle a de propre ; et lorsqu’elle n’a plus rien, il faut qu’elle périsse et qu’elle meure. Cette opération ne se peut faire dans l’âme que par un plus fort et plus puissant que le fort même qui la possède. Il n’y a que Dieu qui ait cet avantage.

 

v. 30. Quiconque n’est pas avec moi est contre moi ; et qui ne recueille pas avec moi répand.

v. 31. C’est pourquoi je vous déclare que tout péché et tout blasphème contre l’Esprit ne leur sera point pardonné.

 

Tous ceux qui n’entrent pas dans les voies de Jésus-Christ pour se laisser conduire à lui, qui ne veulent point de ses maximes, d’autant plus pures qu’elles sont plus intérieures, qui refusent de se soumettre à son doux empire en se retirant de la tyrannie de leur propre domination, qui est un droit usurpé à Jésus-Christ, ceux-là ne sont pas avec JÉSUS-CHRIST, n’étant point animés de son esprit. Ils sont donc contre lui. Ô conséquence funeste, et néanmoins nécessaire par la déclaration de la vérité même ! Ce n’est pas à dire que tous soient pour cela seulement dans une opposition mortelle à Jésus, laquelle les prive de sa grâce ; nullement, ils peuvent avec cela être justes ; mais il est certain qu’ils sont dans une opposition de propriété et de dissemblance qui les tient éloignés de l’union et de la perfection à laquelle ne peuvent jamais arriver ceux qui se possèdent et se conduisent eux-mêmes. De même celui qui ne recueille pas avec JÉSUS-CHRIST en travaillant par le mouvement de son esprit, et qui ne travaille pas avec lui en s’appliquant par conformité de vie aux mêmes choses auxquelles le Sauveur a travaillé, celui-là répand, loin de recueillir, et il perd au lieu de gagner. Cette autre expression confirme la précédente, et en est une plus claire explication.

Enfin Jésus déclare lui-même, et s’il ne le disait pas, qui oserait le dire ? que tous péchés quels qu’ils soient se remettent aisément, et Dieu qui est plein de miséricorde les pardonne avec facilité ; mais que d’attribuer au démon les opérations de l’Esprit de Dieu, c’est ce que Dieu ne peut souffrir ; à cause que cela ne vient d’ordinaire que d’une malice et d’un orgueil effroyables, qui font que ces personnes, voyant qu’il s’opère dans les âmes des choses contraires à ce qu’ils se figurent, et lesquelles passent ce que leur esprit aveugle peut concevoir, les attribuent à l’esprit du Démon, et ne font point difficulté de décider que la conduite la plus pure du S. Esprit est la conduite du Diable. C’est ce qui offense étrangement la divine bonté ; et si Dieu pardonne ces sortes de pêchés, ce n’est que très-rarement, et après les avoir punis avec beaucoup de rigueur.

 

v. 32. Et si quelqu’un dit une parole contre le Fils de l’homme, il lui sera remis ; mais s’il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle, ni en l’autre.

 

Les paroles dites contre le Fils de l’homme sont des paroles proférées par légèreté contre le prochain, ou quelque violement des maximes les plus communes de l’Évangile. Tout cela se remet aisément. Mais parler contre le Saint-Esprit, ce qui s’entend non-seulement de former des hérésies, ce qui est se déclarer ouvertement contre sa vérité, mais aussi improuver et condamner sa motion divine et ses opérations secrètes dans les âmes, c’est une faute qui sera punie plus grièvement que les péchés les plus énormes. On ne peut attaquer impunément la vérité, la sagesse, la bonté et la gloire de Dieu ; car c’est de quoi il est le plus jaloux ; or ceux qui sont assez téméraires pour attribuer à un mauvais esprit ce qui est un effet de l’Esprit saint de Dieu combattent visiblement ces attributs divins. Quiconque ose juger des choses intérieures s’expose à ce danger, puisqu’il n’est rien en quoi l’on puisse plus facilement se méprendre qu’en voulant pénétrer le sanctuaire du cœur, que Dieu s’est réservé.

 

v. 33. Ou dites que l’arbre est bon, et que son fruit est bon aussi ; ou dites que l’arbre est mauvais, et que son fruit est aussi mauvais ; car l’on connaît l’arbre par son fruit.

 

C’est la manière dont il faut juger des personnes que d’en juger par leurs œuvres, et non pas par la passion. L’on est si aveugle et si entêté de son sentiment propre que, voyant une personne, dont on improuve l’esprit sans la connaître, faire de grands biens en faveur des âmes, opérer beaucoup de conversions, et mener une vie toute bonne et vertueuse, l’on ne laisse pas de la condamner. On s’en prend à son esprit, ne pouvant censurer ses mœurs, ni ne pas voir les grandes choses que Dieu fait par elle dans les âmes. Ou il faut avouer que l’arbre est bon lorsque l’on en voit des fruits si excellents ; ou si l’on veut soutenir que l’arbre est mauvais, il faut prouver que les fruits sont mauvais ; afin d’inférer de là que le principe en est vicié et gâté ; puisque l’on ne peut juger d’une cause que par ses effets, ni d’un arbre que par ses fruits.

 

v. 34. Race de vipères ! Comment pourriez-vous dire de bonnes choses étant méchants comme vous êtes, puisque la bouche parle de la plénitude du cœur ?

v. 35. L’homme de bien tire de bonnes choses de son bon trésor ; et le méchant homme tire de mauvaises choses de son mauvais trésor.

v. 36. Or, je vous déclare que les hommes rendront compte au jour du Jugement de toutes les paroles inutiles qu’ils auront dites.

v. 37. Car c’est par vos paroles que vous serez justifiés ; et c’est par vos paroles que vous serez condamnés.

 

Il est difficile qu’une personne dont l’intérieur est mauvais n’en fasse paraître quelque chose au dehors ou par ses paroles, ou dans ses actions ; mais une âme pure et simple ne saurait aussi s’empêcher de faire connaître et par ses paroles et par ses actions la bonté de son intérieur. Il ne peut sortir du dedans que ce qui y est enfermé ; lm cœur plein de Dieu ne peut parler que de Dieu ; mais un cœur plein de la créature et de la terre ne peut parler que des choses de la terre.

Toutes les paroles qui n’ont pas Dieu pour principe et pour fin, pour règle et pour objet, soit en lui-même ou pour obéir à ses ordres par l’édification, le service, et la condescendance qui se doit au prochain, sont des paroles inutiles, dont il faudra rendre compte ; combien plus de celles qui sont visiblement mauvaises ? Une âme unie à son Dieu ne dit rien d’inutile, dans les choses mêmes qui paraissent telles à ceux qui ne s’y connaissent pas ; parce qu’elle ne parle que par le mouvement intérieur, qui règle tout selon les desseins de Dieu, quoiqu’ils ne soient pas connus ; et qu’il aime mieux que cette personne agisse avec cette liberté, s’en fiant à lui, que d’être toujours gênée en soi-même pour s’observer ; ce qui empêcherait qu’on ne pût jamais arracher la propriété, ni s’abandonner, ni se perdre, ni par conséquent s’unir intimement à Dieu ; outre que beaucoup de choses sont nécessaires pour la conversation humaine et pour le support du prochain, qui semblent en elles-mêmes être inutiles. Si l’on parlait de Dieu sans relâche à une personne encore faible ou enfoncée dans le péché, on la rebuterait. Dieu permet que l’on s’insinue doucement par des choses qui paraissent les plus inutiles du monde, et qui cependant ne le sont pas, à cause de la droiture du cœur qui n’a que Dieu seul pour fin et pour objet en toutes choses.

Dans les commencements, où l’on n’a encore Dieu que pour fin, et non pour objet en toutes choses (car quoiqu’on veuille bien les rapporter toutes à lui, on opère néanmoins sous diverses vues et par différents motifs ou de vertus ou de pratiques particulières), il est encore temps de s’observer, et de veiller sur ses actions et sur ses paroles, pour les mesurer à leurs objets et à leur fin. Mais dans l’état passif, où tout se trouve réuni en unité, et où Dieu est l’objet et la fin, le motif et la règle de tout ce qui se fait, en sorte qu’il est devenu comme naturel à l’âme de faire tout pour Dieu seul, alors il n’est plus temps de s’observer ; au contraire, il faut laisser tout couler insensiblement à Dieu ; et cette manière d’agir, avec oubli de soi-même pour s’abandonner pleinement à lui, lui plaît plus infiniment que toutes les observations possibles. C’était peut-être de cet état que parlait S. Paul lorsqu’il disait :  Pour moi, je ne comprends pas ce que je fais 118 ; mais il est clair que c’est celui que David a compris dans ce beau verset d’un de ses Psaumes : J’avais le Seigneur toujours présent devant moi ; parce qu’il est à ma droite, de peur que je ne sois ébranlé 119.

 

v. 38. Alors quelques-uns des Docteurs de la loi et des Pharisiens lui dirent : Maître, nous voudrions bien que vous nous fissiez voir quelque miracle.

v. 39. Et il leur répondit : Cette nation méchante et adultère demande un miracle. Et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du Prophète Jonas.

v. 40. Car comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, ainsi le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le cœur de la terre.

 

Toutes ces personnes incrédules et propriétaires, attachées à ce qu’elles possèdent, veulent des signes et des miracles pour entrer dans la voie de foi, et pour voir, disent-ils, si Dieu les y appelle. Il n’est pas question de la vocation ; elle se suppose, et elle est plus générale que l’on ne pourrait croire ; car quel est le Chrétien qui n’est pas appelé à honorer Dieu par la foi, et par la foi la plus parfaite ? Mais c’est qu’il faut mourir à soi-même et aux lumières et sentiments propres ; et c’est ce qu’ils ne peuvent faire. Ils voient des miracles continuels par le changement et la conversion des autres, et par une vie très-irréprochable de ceux qui marchent sincèrement dans cette voie ; et cependant ils veulent des signes particuliers. Mais Jésus les assure qu’il ne leur en sera point donné d’autre pour assurance de la bonté de cette voie que l’état de mort et de perte par lequel il faut passer.

Le divin Maître marque comme deux états, qui dans le fond sont le même : celui de mort, figuré par sa propre mort ; et celui de perte, désigné par la perte de Jonas. Il faut nécessairement avoir passé par cette mort et par cette perte, dans toute leur étendue, pour entrer dans la vie apostolique, et pour aider divinement aux autres. Il faut qu’une telle âme ait perdu tout ce qu’elle avait de propre, quelque sublime et élevée qu’il fût ; il faut qu’elle soit morte à tout ce qu’elle avait de vie en elle-même et en Adam, et à ses propres opérations. C’est aussi là la sûreté de cet état à l’égard de ceux qui y doivent entrer ; car il n’est point de miracle qui puisse autant les assurer que la solidité d’un état où il n’y a que mort et perte de sa vie propre et de son soi-même, pour donner lieu à l’être et à la vie de Dieu en nous ; cet état étant d’autant plus sûr et d’autant plus grand qu’il rend Dieu souverain possesseur de tous les droits qu’il a sur l’homme, comme son Créateur, et qu’il s’est acquis, comme son Rédempteur. Mais ce n’est pas assez de mourir et de périr, il faut encore demeurer trois jours dans cet état de mort et de perte, y demeurant dans un délaissement absolu, un sacrifice sans réserve, et une foi sans soutien. C’est là que l’âme éprouve la mort mystique, mais véritable, sans nulle vie, pour petite qu’elle soit.

 

v. 41. Les Ninivites se lèveront au jour du jugement avec cette nation, et ils la condamneront ; parce qu’ils firent pénitence à la prédication de Jonas. Et celui qui est ici est plus grand que Jonas.

v. 42. La Reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple et le condamnera ; parce qu’elle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon ; et celui qui est ici est plus grand que Salomon.

 

Des hérétiques et des païens condamneront les Chrétiens, en ce qu’ils se sont rendus à la foi sur de faibles témoignages du côté de la créature ; et quantité de Chrétiens ne veulent point se rendre à la force de l’esprit intérieur, qui est au-dessus de tout témoignage et de toute sagesse. Il tire autant sûrement que secrètement l’âme dans son fond, et néanmoins l’on ne veut point s’y laisser tirer. Ô que les charmes de celui qui est infiniment plus que Salomon nous devraient faire traverser d’un grand cœur toute la terre, abandonner toutes les créatures, et nous quitter nous-mêmes, pour le trouver !

 

v. 43. Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il va dans les lieux arides pour chercher du repos, et il n’en trouve point.

v. 44. Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti, et revenant il la trouve vide, nettoyée et parée.

v. 45. En même temps il va prendre avec lui sept autres esprits plus méchants que lui ; et étant entrés dans cette maison, ils y font leur demeure ; et le dernier état de cet homme est pire que le premier. C’est ce qui arrivera à cette race criminelle.

 

Les conversions qui se font par le dehors sont de cette sorte ; c’est pourquoi elles ne sont ni solides, ni durables. L’Esprit impur se retire bien pour un peu de cet homme, qui se contente d’essuyer le dehors et de se parer de quelques ornements superficiels ; mais ne se tournant pas en lui-même pour y chercher Dieu et se remplir de son esprit, il demeure vide ; et il est aisé au Démon de s’en emparer de nouveau ; ce qu’il n’eût jamais pu faire s’il l’eût trouvé plein de Dieu. Une tentation renverse un homme de cette sorte, parce qu’il n’a ni fort, ni refuge pour s’en mettre à couvert, et que ne sachant pas rentrer à tous moments dans son cœur, il n’a pas la facilité d’y trouver Dieu dans le pressant besoin qu’il a de son assistance. Il est comme un cerf poursuivi des chasseurs, qui est assurément pris s’il ne trouve pas un fort imprenable pour se retirer. L’homme qui n’est pas intérieur, et qui ne s’accoutume pas dès sa conversion à s’enfoncer dans son fond auprès de Dieu, se trouve sans défense et sans asile au temps de la tentation ; et après quelque légère résistance il est aussitôt pris. Mais ceux qui sont intérieurs, et déjà accoutumés à s’enfoncer dans leur fond avec leur Dieu, trouvent là-même, lorsque la tentation vient, une protection invincible ; et sans s’amuser à disputer avec la tentation, ils se renferment d’abord dans ce lieu de refuge où la tentation ne saurait même entrer, loin de les y pouvoir surprendre ; et la laissant au dehors sans lui répondre, ils en sont victorieux sans combattre, Dieu prenant le soin de combattre pour eux pendant qu’ils demeurent recueillis et en silence auprès de lui 120.

On peut inférer de tout ceci qu’il importe extrêmement de mettre les pénitents dans l’oraison et dans l’intérieur, afin qu’ils persévèrent ; car s’ils n’ont pas d’intérieur, et que l’on ne les porte pas à Dieu de cette manière après leur conversion, il faut, ou que Dieu pour les maintenir dans la voie de salut, ne leur laisse point livrer de combats ; ou qu’ils deviennent bientôt pires qu’ils n’étaient auparavant, péchant avec plus de volonté, et de malice, et d’ingratitude, en suite de la lumière dont ils avaient été éclairés, et par l’abus des grâces qu’ils avaient reçues. Mais hélas ! ce qui est le plus nécessaire aux pénitents est cela même qu’on leur enseigne le moins, et dont on ne leur parle presque jamais. Pour faire de grands fruits dans les âmes, il faudrait que le confessionnal ne fût pas moins une chaire à enseigner l’oraison qu’un Tribunal à juger la conscience et à absoudre des péchés.

 

v. 46. Lorsqu’il parlait encore au peuple, sa mère et ses frères étaient au-dehors, qui demandaient à lui parler.

v. 47. Et quelqu’un lui dit : Voilà votre mère et vos frères qui sont dehors, et qui vous demandent.

v. 48. Mais il répondit à celui qui lui avait dit cela : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?

v. 49. Et étendant sa main sur ses disciples : Voilà, dit-il, ma mère et mes frères.

v. 50. Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans le ciel, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère.

 

Être uni à Jésus-Christ, c’est faire parfaitement la volonté de Dieu ; et l’on ne peut être uni à Jésus-Christ que l’on ne la fasse. Sitôt que l’âme est dans l’union, elle se trouve dans la volonté de Dieu sans pouvoir faire autre chose que cette divine volonté ; elle n’a même pu arriver à l’union qu’en se renonçant fortement soi-même, pour se conformer en toutes choses à la volonté de Dieu. Mais l’union étant faite, elle ne trouve plus en elle de volonté, et lorsqu’elle se fonde pour faire un choix, elle n’en reconnaît plus ; elle est dans l’impuissance de vouloir ou de ne vouloir pas, et ne pouvant plus vouloir autre chose que ce qu’elle a, elle se laisse conduire au mouvement divin, qui règle toutes choses soit pour le dedans, soit pour le dehors. Cette manière de faire la volonté de Dieu est la plus sûre marque de l’union divine.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII.

 

 

v. 1. Ce jour-là même, Jésus, étant sorti de la maison, s’assit auprès de la mer.

v. 2. Et il s’assembla autour de lui une si grande foule de peuple, qu’il entra dans une barque, où il s’assit, tout le peuple se tenant sur le rivage.

 

Il est impossible de voir la docilité et le pieux empressement de ce peuple à écouter Jésus-Christ sans en être touché de joie, aussi bien que de voir la dureté et l’obstination des Pharisiens et des Docteurs de la loi sans déplorer leur aveuglement. Jésus s’assit auprès de la mer, pour marquer qu’il veut bien se reposer dans une âme qui est fidèle à l’écouter au milieu même de la tempête, et qui, pour toutes les perfections que l’on suscite à l’intérieur, ne saurait s’en départir. Le peuple approche de Jésus-Christ, et Jésus-Christ semble s’éloigner du peuple s’avançant sur la mer. Ô que ceci est mystérieux ! Plus l’âme dans la tempête s’approche de Jésus-Christ, plus il s’éloigne d’elle, ou plutôt, il s’enfonce, afin de la porter à s’enfoncer toujours plus dans ce fond, et à s’approcher de plus en plus de son centre par son éloignement du dehors, pour qu’elle n’ait point de part à l’orage. Et lorsqu’elle est arrivée à ce centre, elle ne peut plus craindre ce qui se passe au-dehors, car c’est là que Dieu se l’unit d’une manière permanente et durable.

 

v. 3. Et il leur enseigna beaucoup de choses en paraboles, disant : Celui qui sème s’en alla semer.

v. 4. Et comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin ; et les oiseaux du ciel, y étant venus, la mangèrent.

v. 5. Un autre tomba dans des lieux pierreux où elle n’avait pas beaucoup de terre. Et elle leva aussitôt, parce que la terre où elle était n’avait point de profondeur.

v. 6. Le Soleil s’étant levé ensuite, elle en fut brûlée ; et comme elle n’avait point de racine, elle sécha.

 

Cette parabole de la semence selon l’explication de Jésus-Christ même se doit entendre de la parole de Dieu ; ainsi il est incontestable que c’est son sens naturel. Cette parole est annoncée à quantité de personnes dont les dispositions différentes sont comparées aux qualités de la terre qui reçoit le grain, laquelle est plus ou moins propre à le faire fructifier, à proportion de son fond.

Les uns sont comme de grands chemins, exposés à tout ce qui se passe au dehors, n’ayant point de recollection, et n’aimant pas la retraite ; ils entendent bien quelquefois la parole, surtout lorsqu’il se trouve quelqu’un qui est en réputation de l’annoncer d’une manière polie, mais, demeurant exposés à toutes sortes d’occasions de se dissiper, les créatures, comme des oiseaux, ravissent d’abord cette semence qui était tombée sur leur cœur et l’avait touché pour des moments. Un petit plaisir, une conversation mondaine, une parole de cajolerie, enlève ce bon grain ; quelquefois même des oiseaux du Ciel, des personnes d’un vol extraordinaire, qui se distinguent par leur science et par leur dignité, enlèvent la parole intérieure d’un cœur qui commençait à la recevoir, lui donnant de la crainte et des doutes, et décriant la plus pure parole sous prétexte qu’elle n’est pas si sensible, ni mesurée à la raison humaine.

Il en est d’autres qui reçoivent mieux la divine semence ; ils l’acceptent avec joie, et en sont d’abord pénétrés ; mais leur fond étant pierreux, plein de propriété et de résistance, ils tournent tout leur travail au-dehors, mettant la perfection dans une dévotion extérieure et fort superficielle. C’est pourquoi, ne faisant point de fondement dans l’intérieur, et ne prenant pas racine par l’anéantissement, le Soleil de justice ne paraît pas plutôt par quelque petite croix, et ne dessèche pas plutôt ce peu d’humeur et ce petit goût sensible, que cette semence sèche n’apporte jamais de fruit. L’on remarque que les personnes qui prennent feu si promptement ne persévèrent pas ; non qu’il ne soit bon de se donner à Dieu sans hésiter, et avec un très-grand courage ; mais parce que courant avec trop d’ardeur aux choses du dehors, ou voulant plus embrasser que l’on n’a de forces, on se précipite dans sa course, et l’on succombe sous le faix. C’est qu’il faut avant toutes choses faire le fondement intérieur ; autrement ce n’est qu’un feu qui ne paraît pas plutôt qu’il est éteint. Des personnes qui viennent avec répugnance et après avoir soutenu de grands combats, ou qui sont prises par des coups de filets de la divine providence et par l’organe de ceux pour lesquels ils avaient même de l’opposition sans les connaître, ceux-là, dis-je, se donnent à Dieu d’une manière solide, et les choses sont pour eux de durée, parce qu’ils ont un cœur docile et pliable, et un fond de terre qui a de la profondeur pour bien recevoir la semence divine ; mais certains cœurs durs et pierreux n’y sont guères propres, à moins que Dieu, par un effet miraculeux, ne change ces pierres en terre.

 

v. 7. Une autre tomba dans des épines ; et les épines venant à croître l’étouffèrent.

 

Il est des personnes qui sont dociles à la parole, et en qui elle fait même quelque progrès ; mais comme ils veulent conserver toutes choses, et se charger d’embarras et de soins superflus qui ne sont pas nécessaires à leur état, ni dans l’ordre de Dieu, ils ont mille attaches, lesquelles, quoiqu’elles leur paraissent innocentes et justes, et qu’ils croiraient mal faire de ne les pas avoir, les tiennent néanmoins accrochés à bien des choses ; en sorte que les craintes et les peines qu’ils se font, les réflexions, les soins et soucis superflus, et l’attachement au temporel, étouffent peu-à-peu cette semence ; et l’intérieur se perd faute de retraite et de détachement.

 

v. 8. Une autre enfin tomba dans la bonne terre, quelques grains rendant cent pour un, d’autres soixante, et d’autres trente.

v. 9. Que celui qui a des oreilles pour entendre l’entende.

 

Il se trouve seulement la quatrième partie de cette divine semence qui porte du fruit. Cela fait assez voir combien il se perd de grâces par l’infidélité de l’homme, et combien la parole de Dieu est reçue inutilement dans la plupart des cœurs.

Par cette différence si considérable du fruit que rapportent les grains de cette semence, le Sauveur distingue trois sortes d’âmes dans lesquelles la parole porte de grands fruits, parce qu’elles sont comme une bonne terre, qui ne résiste pas ; en ce que se retirant du dehors, elles s’y prennent par le fond, et que se séparant de tous les soins superflus des choses extérieures, elles s’enfoncent dans la retraite et dans la solitude pour vaquer à Dieu seul. Et quoique ce soit la même semence qui est communiquée à toutes, elle fructifie néanmoins dans quelques-unes avec une abondance incroyable, Dieu les ayant choisies d’une manière particulière pour se faire connaître et aimer de quantité d’autres personnes par leur ministère.

Mais cette terre si fertile est étrangement labourée. Ô Dieu ! combien de fois le soc de la charrue y passe-t-il ? Cela n’est pas croyable ; à quelle épreuve Notre Seigneur ne les met-il pas ? Plus le soc est enfoncé dans cette bonne terre et plus elle est renversée par le fond, plus elle porte de fruit. Ces âmes pour un temps sont toutes cachées dans l’intérieur, et ne paraissent point au-dehors si promptement que les autres, parce qu’elles jettent auparavant de profondes racines dans la petitesse et l’anéantissement. Mais lorsque le temps de pousser dehors est venu, elles le font avec une force et vigueur admirable, et alors elles portent d’excellents fruits, et en très-grande abondance. Il en est d’autres qui, quoique très-bonnes, ne sont pas pourtant si fécondes. Il en va selon le dessein de Dieu, qui fait toutes ses volontés dans les âmes qui ne lui résistent pas. Plusieurs même, quoique dans un même degré d’oraison, n’approfondissent pas tant, et ne font pas autant de fruit que d’autres.

Enfin, Notre Seigneur ajoute : Que celui qui a des oreilles pour entendre l’entende. Il suffit de vouloir bien écouter Dieu, et de se laisser instruire par lui dans le secret, pour avoir l’intelligence de ces choses : les oreilles pour entendre sont nécessaires avant que d’être en état de comprendre ; mais ceux qui ne veulent point écouter Dieu, et qui cependant croient comprendre toutes choses, se trompent bien. Les disciples de Jésus ne font ici que l’écouter et, tout au plus, lui proposer quelques petits doutes ; mais ils puisent à la source, pour répandre bientôt en faveur de tous les hommes ; et un temps va venir auquel leur bruit retentira par toute la terre, et leurs paroles le répandront jusqu’aux extrémités du monde 121. Il en est ainsi de tous ceux qui doivent véritablement être enseignés de Dieu, pour porter ensuite sa parole avec bénédiction.

 

v. 10. Ses disciples, s’approchant, lui dirent : Pourquoi leur parlez-vous en paraboles ?

v. 11. Parce, dit-il, qu’il vous a été donné de connaître les mystères du Royaume du ciel ; mais pour eux, il ne leur a pas été donné.

v. 12. Car celui qui a recevra encore et aura en abondance ; mais pour celui qui n’a pas, on lui ôtera même ce qu’il a.

 

Les personnes qui goûtent la parole de Dieu la comprennent aisément ; et le sens le plus caché leur en est découvert, non par l’étude, mais par l’onction du S. Esprit 122, qui la leur fait pénétrer lorsqu’ils s’exposent devant lui avec un cœur docile pour l’entendre. Celui qui ne l’entend pas est privé par sa faute d’un bonheur inconcevable ; mais celui qui l’entend ne doit point s’attribuer cette fidélité 123. C’est un don que Dieu lui fait, qui le doit remplir de reconnaissance envers son bienfaiteur. Ô le grand don que Dieu fait à une âme lorsqu’il lui donne de comprendre le mystère de son Royaume intérieur, caché aux savants, et révélé aux petits ! Mystères qui se pénètrent par la seule docilité et confiance en Dieu, appuyée d’une infatigable oraison. Celui qui a la foi est comblé de biens, et l’on lui donne toujours plus ; celui qui possède Dieu possède toutes choses avec lui ; mais celui qui n’a point de foi, point d’intérieur, point de présence de Dieu, perdra peu-à-peu ce qu’il avait, et tout ce qui pouvait rester de bon lui sera ravi aisément.

 

v. 13. C’est pourquoi je leur parle en paraboles ; parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’écoutent ni ne comprennent point.

v. 14. Et cette prophétie d’Isaïe s’accomplit en eux ; vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point ; vous verrez, et en voyant vous ne verrez point.

v. 15. Car le cœur de ce peuple est devenu charnel ; et ils ont eu les oreilles lourdes ; et ils ont fermé les yeux, de peur que leurs yeux ne voient, et que leurs oreilles n’écoutent, et que leur cœur ne comprenne, et qu’étant convertis je ne les guérisse.

 

Cet endroit de l’Évangile, qui paraît obscur, est si clair pour ce qui regarde l’intérieur, qu’il ne se peut rien de plus. Jésus-Christ parle en paraboles à ces peuples, à cause qu’en voyant ils ne voient point. Ce sont les personnes doctes et savantes qui, s’appuyant sur leurs propres lumières, s’aveuglent par ces mêmes lumières ; ils prennent tout à contre-sens, et les passages les plus clairs leur paraissent les plus obscurs. Ils voient, et ils ne voient pas, en ce qu’ils se croient éclairés ; ils ne voient pas en ce qu’ils ne pénètrent pas dans la vérité divine, à cause qu’ils se conduisent plus par la raison que par la foi. Une pauvre femmelette qui n’a point d’autres yeux que ceux de la foi, soutenus par une grande pureté de cœur, verra plus clair dans les choses de Dieu que les plus grands Docteurs. Ces mêmes savants humains en écoutant ne comprennent point, parce qu’ils n’écoutent que les sentiments de la raison, et se consultent eux-mêmes, au lieu d’écouter Jésus-Christ.

D’où vient cela ? C’est que le cœur de ce peuple est tout charnel et enflé de sa propre suffisance ; il s’endurcit et s’aveugle par les mêmes choses qui devraient l’éclairer et l’amollir ; leurs lumières acquises servant, par l’abus qu’ils en font, à augmenter la plénitude qu’ils avaient d’eux-mêmes. L’amour-propre, qui est si habile à tromper, les repaît de vanité lors même qu’ils croient se nourrir des vérités les plus solides.

Ils ne s’arrêtent pas là : Ils bouchent encore leurs oreilles afin qu’ils n’écoutent pas la parole intérieure, et qu’ils soient d’autant plus sourds à l’inspiration divine que plus ils s’obstinent à ne vouloir point entendre parler d’écouter Dieu dans leur cœur. Ainsi ils ne veulent pas entendre les paroles de la vérité, non plus qu’ils ne la veulent pas voir en elle-même ; au contraire, ils se font un plaisir de ne pas l’entendre, et même de la combattre. Que s’ils voulaient bien écouter la voix de Dieu dans le plus profond d’eux-mêmes, leur cœur recevrait en même temps cette divine parole, et il en serait heureusement rempli ; et alors la véritable conversion s’opérerait en eux, selon l’oracle de la vérité, en la manière qu’il a été dit tant de fois ; et Dieu les guérirait aussitôt.

Voilà dans ce verset la véritable économie de la conversion de l’homme du dehors au dedans ; tout consiste à vouloir écouter Dieu et essayer de l’entendre. L’on ne s’est pas plutôt mis dans cette disposition à dessein d’y persévérer en attendant le Seigneur que le cœur entend et comprend la parole qui lui est infuse et communiquée.

Il faut remarquer que Notre Seigneur ne dit pas que c’est leur esprit qui comprend, mais leur cœur ; pour nous apprendre deux choses : l’une, que tout l’intérieur se doit opérer principalement par le cœur, l’esprit n’y ayant que très-peu de part ; l’autre, qu’il n’est pas question d’une compréhension de science ou d’intelligence, mais d’une compréhension propre au cœur, qui est une compréhension de goût et d’expérience, d’infusion et de réception. Dieu remplit le cœur de sa vérité, et ce cœur la reçoit, non par lumière et connaissance intellectuelle, mais par voie d’amour et dans la volonté, le S. Esprit étant un esprit de pure charité qui se communique par le cœur, et qui, en échauffant le cœur, l’éclaire plus mille fois que ne feraient toutes les lumières purement intellectuelles. Or sitôt que ce cœur a reçu les premiers écoulements des grâces prises dans la volonté, l’esprit est attiré par la volonté au-dedans, et elle l’oblige à donner toute son attention à écouter Dieu, qu’elle goûte délicieusement. Dès lors la conversion intérieure est faite, et Dieu ne manque pas de guérir l’âme.

 

v. 16. Mais pour vous, vos yeux sont heureux de ce qu’ils voient, et vos oreilles, de ce qu’elles entendent.

v. 17. Car je vous dis en vérité que beaucoup de Prophètes et de justes ont désiré de voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, et d’entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu.

 

Ô que les âmes qui sont éclairées par le cœur sont heureuses ! cette lumière et connaissance d’expérience est bien différente de toutes les lumières de l’esprit. Rien n’instruit tant d’un état ou d’une disposition intérieure que l’expérience que l’on en a. Il n’est point de lumière égale à celle de l’expérience. Quelque soin que prenne une personne de s’instruire de la carte, de la géographie et de l’histoire pour apprendre la situation des villes et ce qu’elles ont de plus remarquable, il ne le comprendra jamais si bien que ceux qui y ont été et qui ont séjourné dans les pays.

Il y a eu des personnes éminentes en sainteté qui n’ont jamais goûté du centre en cette vie, quoiqu’elles le désirassent, parce qu’elles savaient bien que c’était un meilleur état que nul autre ; mais pour n’avoir pas pris le chemin d’aller à Dieu droit par le fond, outrepassant toutes choses, se tournant de toutes leurs forces au-dedans d’elles, et s’abandonnant pleinement à Jésus-Christ, elles en ont été privées.

 

v. 18. Écoutez donc, vous autres, la parabole de celui qui sème.

v. 19. Lorsqu’un homme écoute la parole du Royaume et n’y fait point d’attention, l’esprit malin vient et emporte ce qui avait été semé dans son cœur. C’est là celui qui reçoit la semence le long du chemin.

 

Jésus-Christ s’explique trop nettement pour que l’on puisse douter de ce qu’il veut dire ; et appelant sa parole la parole du Royaume, il est assez clair qu’il parle singulièrement du Royaume intérieur. C’est ce Royaume admirable que l’on devrait le plus prêcher, pour apprendre à tous les hommes à le chercher au-dedans d’eux, et à faire régner Jésus-Christ absolument sur les cœurs, donnant lieu par leur soumission à son empire. Ceux donc qui écoutent les paroles et les enseignements propres à faire connaître ce royaume sans y faire attention, et qui ne veulent pas se mettre en devoir de le chercher, ni prendre les biais nécessaires pour cela, se laissent enlever par l’esprit malin, aux premiers assauts de la tentation, cette grâce passagère qu’ils avaient reçue. C’est là celui qui reçoit cette parole dans l’embarras et le tumulte des créatures, et avec un esprit rempli des pensées de la terre.

 

v. 20. Celui qui a reçu semence en des endroits pierreux, c’est celui qui écoute la parole et qui la reçoit d’abord avec joie.

v. 21. Toutefois il n’a point de racine en soi, et il ne dure qu’un temps ; car s’il survient un trouble et une persécution à cause de la parole, aussitôt il se scandalise.

 

Il est bien des âmes de cette sorte, qui reçoivent la parole du Royaume intérieur avec une grande joie, et en goûtent même la douceur ; mais comme ces personnes ne sont pas enracinées dans la petitesse, et ne s’appliquent pas au recueillement et à la désappropriation, cherchant plus la douceur du Royaume que le Roi, et ne tendant pas à la mort d’eux-mêmes ; à la moindre persécution qui s’élève, ou contre la parole, ou contre ceux qui la leur ont annoncée, ce qui ne manque pas d’arriver bientôt, se trouvant sans racines, ils sont d’abord renversés ; et, quittant tout, ils se scandalisent jusqu’à devenir eux-mêmes persécuteurs et de la parole, et de ceux qui la leur ont annoncée.

 

v. 22. Celui qui a reçu la semence parmi les épines, c’est celui qui écoute la parole ; mais le soin d’être au monde et la tromperie des richesses étouffent la parole et la rendent infructueuse.

 

Bien des personnes écoutent la parole de vie intérieure et en sont touchées ; mais cette parole est étouffée par les inquiétudes qui regardent les choses de la vie. Ils croient souvent qu’il faut abandonner le soin du temporel pour s’appliquer à l’Oraison, la supposant incompatible avec les emplois extérieurs ; et sur cela, ils abandonnent l’intérieur, préférant les embarras du dehors à la douce tranquillité du cœur ; ils croient même bien faire, s’imaginant que comme Jésus-Christ a dit que nul ne peut servir deux Maîtres, s’ils s’adonnaient à l’intérieur, ils ne pourraient pas vaquer à l’extérieur de leur devoir ; et ainsi afin de prendre soin de ces choses, ils quittent l’oraison ; ou bien, d’autres, plus épris de l’amour de Dieu, qu’ils désirent préférer à toutes choses, abandonnent absolument les affaires temporelles, et négligent d’en prendre le soin qu’ils devraient. Ceci mérite d’être expliqué, afin de ne point faire de confusion.

Notre Seigneur ne dit pas qu’il faille abandonner le soin de sa famille, ni que ce soin nuise à l’intérieur ; mais seulement que c’est l’inquiétude des choses du siècle et le souci trop empressé qui nuit, et non pas ce qui regarde le devoir. Il faut laisser les soucis et les inquiétudes, se contentant de faire le devoir avec paix et tranquillité, étant toujours content de tout le succès qu’il plaît à Dieu de donner à nos soins, avec indifférence pour la perte ou pour le gain. Ce soin paisible et tranquille, loin d’être contraire à l’Oraison, lui est même favorable ; et il ne l’interrompt point lorsqu’elle est bien avancée ; mais l’inquiétude, la peine d’esprit, et le chagrin, sont tout-à-fait opposés à ce saint exercice, parce que tout cela est contraire à l’abandon, qui est si essentiel à la prière.

Il suffit donc, pour l’oraison, de conserver un soin réglé des choses temporelles et de bannir l’inquiétude. Le Sauveur ne dit pas non plus qu’il ne faille pas se servir de l’argent, mais il défend de servir à l’argent 124. Se servir de l’argent, c’est en user pour des choses nécessaires et raisonnables, et même saintes. Servir à l’argent, c’est le garder avec trop de soin, l’idolâtrer, et lui être assujetti, au lieu que c’est lui qui le doit être. Si les choses étaient bien prises dans le sens de l’Écriture, elles contribueraient à la sanctification de tous les états, sans qu’il fût nécessaire d’en quitter aucun, sinon par une vocation extraordinaire. Dieu ne fait guères quitter un état lorsqu’il ne s’agit que de la sanctification de la personne qui le quitterait, mais bien lorsqu’il s’agit de lui procurer une gloire extraordinaire ou d’aider aux âmes.

 

v. 23. Enfin celui qui reçoit la semence dans une bonne terre, c’est celui qui entend la parole, qui la comprend, qui porte du fruit, et qui rend cent, ou soixante, ou trente pour un.

 

Il suffit d’écouter extérieurement cette parole du Royaume, la recevoir intérieurement, y faire attention pour la comprendre, et en faire usage afin de porter quantité de fruits.

 

v. 24. Il leur proposa une autre parabole, disant : Le Royaume du ciel est semblable à un homme qui avait semé du bon grain dans son champ.

v. 25. Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie dans le blé et s’en alla.

v. 26. L’herbe donc ayant poussé, et étant montée en épis, l’ivraie commença aussi à paraître.

v. 27. Alors les serviteurs du père de famille lui vinrent dire : Seigneur, n’avez-vous pas semé de bon grain dans votre champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ?

v. 28. Il leur répondit : C’est l’homme ennemi qui a fait cela. Ses serviteurs lui dirent : Voulez-vous que nous allions l’arracher ?

v. 29. Non, leur répondit-il, de peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez en même temps le bon grain.

v. 30. Laissez croître l’un et l’autre jusqu’à la moisson ; et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Cueillez premièrement l’ivraie et liez-la en petits faisceaux pour la brûler ; mais amassez le froment dans mon grenier.

 

Dieu en créant l’homme sema en lui la bonne semence, lui communiquant sa parole par le souffle de sa bouche. Mais le démon jaloux du bonheur de l’homme sema l’ivraie du péché parmi ce grain si pur ; et tous les hommes ont été infectés de cette zizanie. Jésus-Christ n’a semé dans son Église que la pureté de son esprit et la vérité de sa parole ; mais les Hérétiques ont semé leur ivraie parmi ce pur froment. Dans chaque homme particulier, Dieu ne sème que le grain très-pur de ses inspirations et de ses grâces ; cependant l’ennemi y sème le péché. Le monde Chrétien est plein de justes et d’injustes, et les justes sont mêlés avec les pécheurs, en sorte qu’un très-long temps on ne les distingue pas, parce que l’herbe et la feuille des uns et des autres se ressemblent ; l’on ne les connaît qu’à leur fruit, lorsque l’herbe est montée en épis ; car les uns portent un fruit de mort, et les autres un fruit de vie ; aussi seront-ils condamnés au feu, ou d’Enfer, ou de Purgatoire, selon leurs mérites ; mais les seules âmes parfaitement pures et innocentes seront mises dans le grenier, qui est le Ciel.

Cette conduite générale à l’égard de toute l’Église se trouve aussi dans chaque homme en particulier. Dieu ne sème que sa grâce dans cette âme ; mais l’ennemi, qui est le dérèglement de la nature corrompue, y sème son ivraie. L’une et l’autre naissent et croissent ensemble pour un temps, et ne peuvent se distinguer que par leur fruit ; car il y a une grande différence entre le fruit du pur amour, et le fruit de la propriété ; le fruit du pur amour est comme l’épi de froment, dont tous les grains rangés en bel ordre sont tournés en haut, sont réservés pour le grenier du père de famille, et servent à faire le meilleur pain qui se fasse pour la nourriture de l’homme ; ce qui exprime bien les œuvres de la pure charité, qui ne regardent que Dieu, et qui sanctifient l’âme. Mais le fruit de l’ivraie est confus et sans droiture ; et si l’on en mange, il trouble le cerveau et cause une espèce d’ivresse ; ce qui est la figure de la propriété, qui n’a que son propre intérêt pour objet, l’honneur, la gloire, l’estime, la récompense et le plaisir. Les serviteurs fidèles voyant tant de zizanie mêlée parmi le pur amour, voudraient l’arracher avec effort ; mais ce ne peut être l’ouvrage de la créature, et il n’y faut pas travailler à contre-temps ; il faut supporter par charité ces personnes propriétaires pour un temps, avec leur propriété ; de peur que, voulant les presser avec trop de rigueur, l’on n’arrache en même temps la bonne semence, leur faisant perdre tout-à-fait courage. Il faut attendre la maturité et le moment divin, où Dieu lui-même, par le ministère de sa justice, arrache tout à cette terre, et le bon et le mauvais grain ; puis il fait brûler le mauvais dans le feu de la purification, où tout est consumé et détruit ; et ensuite ce qui est pur, et réduit à la même pureté que le maître l’a semé, est reçu en Dieu lui-même, qui est le grenier où il reçoit toutes les âmes revenues à la pureté de leur création. Mais il faut remarquer que notre Seigneur ne dit pas : Mettez le bon grain dans mon grenier, puis vous brûlerez le mauvais ; mais, brûlez le mauvais, puis vous mettrez le bon grain dans mon grenier ; pour faire voir que l’âme ne sera jamais reçue en Dieu lui-même que tout ce qu’elle a de propriété et de la malignité d’Adam ne soit consumé.

 

v. 31. Il leur proposa une autre parabole, disant : Le Royaume du ciel est semblable à un grain de sénevé, qu’un homme prend et sème dans son champ.

v. 32. Ce grain est à la vérité la plus petite de toutes les semences ; mais lorsqu’il est crû, il est plus grand que tous les légumes, et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches.

 

Rien n’explique mieux l’intérieur que cette parabole dont se sert le Fils de Dieu. Le grain de sénevé est la foi, qui est semée dans le fond de notre cœur ; j’entends parler de la foi singulière et passive, et non-seulement de la générale et commune. Cette foi est la plus petite de toutes les semences, jusques-là que l’âme en qui elle est semée n’en découvre rien. Ce grain se sème au point de la conversion intérieure, lorsque l’âme est toute tournée vers Dieu dans son fond, se trouvant alors comme une terre bien disposée à recevoir ce petit grain que Dieu y veut semer ; mais au commencement on ne l’aperçoit point. C’est comme un petit germe, que l’âme sent si faiblement que rien plus ; seulement elle s’aperçoit qu’elle se fait violence pour se recueillir au dedans, et qu’elle sent en elle un petit principe vivifiant qui la porte à outrepasser toutes choses pour tendre à Dieu, ignorant néanmoins que c’est la foi qui est ce principe et ce germe de vie, et qui opère en elle ce recueillement et cette tendance, lui donnant en même temps l’attrait intérieur et le goût expérimental de Dieu, qui jusqu’alors lui avaient été inconnus. Car c’est le propre de la foi de manifester les choses divines et de se cacher elle-même, devenant d’autant plus nue et plus imperceptible que plus elle unit à Dieu l’âme qui se laisse conduire à elle à travers ses sûres et sacrées ténèbres.

Plus cette âme est fidèle à demeurer dans son recueillement et dans un simple état d’attente, plus elle sent que ce germe prend vie et peu-à-peu devient plus fort, c’est-à-dire, que la foi augmente. Mais ce grain ne peut éclore ni prendre vie que l’âme ne demeure exposée devant Dieu comme une terre aux rayons du Soleil, qui par leur chaleur font germer ce grain, et croître peu-à-peu, sans que la terre se remue ; autrement elle empêcherait ce grain de pousser sa tige ; elle demeure donc sans action, exposée seulement aux influences du ciel, qui font germer, croître et fructifier la semence qui a été cachée dans son sein.

Il est vrai que cette terre a été labourée avant que d’être ensemencée ; et comment laboure-t-on la terre ? On la renverse en sorte que l’on met au dedans ce qui était au dehors, l’on cache ce qui était visible, et l’on rend intérieur ce qui était extérieur ; voilà ce que doit opérer la conversion qui se fait au temps de la naissance de l’Oraison. Avant que ce petit grain soit mis en l’âme, ou plutôt, par ce petit grain même qui y est mis, il faut que d’extérieure qu’elle était, elle devienne intérieure ; et qu’elle se détourne du dehors et des créatures pour s’enfoncer au dedans d’elle-même, et y chercher Dieu. Après quoi il ne faut plus remuer cette terre, mais la laisser reposer demeurant exposée aux rayons du Soleil de justice, qui fait germer, croître, et fructifier ce petit grain. Mais il le fait croître de telle sorte que les oiseaux du ciel se reposent sur ses branches ; ce qui se fait en deux manières : l’une est que toutes les vertus viennent se reposer dans cette âme ainsi passive ; l’autre est qu’elle est rendue propre à aider aux autres, qui trouvent auprès d’elle un véritable repos, parce qu’elle leur apprend à se reposer en Dieu.

 

v. 33. Il leur dit encore une autre parabole : Le Royaume du ciel est semblable au levain qu’une femme prend et met dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée.

 

Les comparaisons que Notre Seigneur fait sont si justes, si pures, si naturelles, et si simples, qu’elles ravissent une âme à qui l’intelligence en est donnée. Le Royaume intérieur est semblable à un peu de levain ; ce n’est en apparence que très-peu de chose, mais l’effet en est grand. Ce levain est mis dans trois mesures de farine, qui sont les trois puissances de l’âme ; la foi est mise dans l’entendement comme un peu de levain ; l’espérance, dans la mémoire, comme un peu de levain ; la charité, dans la volonté comme un peu de levain ; et ces trois vertus divines par lesquelles Dieu règne sur nous sont cachées dans toute notre âme comme un peu de levain. Tout cela est mis en nous par habitude, et y demeure caché sans que l’on en connaisse d’abord l’effet ; mais ce levain donne peu-à-peu sa qualité et la communique de telle sorte à toute la pâte, que par le séjour qu’il y fait, il la change toute en levain, lui donnant entièrement toutes ses qualités.

L’ENTENDEMENT, en qui le levain de la foi est mis, contracte si fort la qualité de la foi, que par le séjour qu’elle y fait, elle lui fait perdre peu-à-peu sa facilité de raisonner sur les choses, pour lui faire prendre une manière d’en juger plus noble et plus pure, qui est de les croire sur la parole de Dieu sans les examiner. Et la foi prend enfin si fort le dessus, que l’Entendement vient à une telle pureté, qu’il voit d’abord tout par un simple envisagement, sans entremise de l’idée de l’imagination ni des autres sens intérieurs, et commence dès cette vie à tenir de la nature des pures intelligences. L’on ne pourrait jamais comprendre, à moins de l’expérimenter, la netteté et simplicité où cette puissance est mise par une excellente foi ; l’esprit, n’étant plus agité ni troublé par le tumulte de diverses pensées, et l’âme venant en tel état, que se trouvant vide de toutes formes et images, elle est toujours très disposée à recevoir les impressions divines.

L’ESPÉRANCE en fait autant à proportion dans la mémoire, laquelle à force d’espérer, et par la demeure que l’espérance fait en elle, perd tout souvenir, quel qu’il soit, tout soin et tout souci ; mais cette perte de souvenir ne lui nuit point ; au contraire, elle est mise par là-même dans une pureté admirable, où elle se trouve en Dieu, qui ne lui représente que ce qu’il veut et comme il veut ; de sorte qu’une telle âme sans ressouvenir, sans recherche, sans étude a de quoi répondre et fournir à tout, sans qu’elle sache comment cela se fait ; et, sans avoir rien de présent ni d’aperçu, elle se trouve n’ignorer chose au monde de ce qui regarde le règne de Dieu dans les âmes, étant prête à rendre raison sur-le-champ de tout ce qu’on lui demande. Si elle se fonde elle-même, il lui semble de ne savoir chose quelconque ; et même si elle voulait rappeler quelque chose dans sa mémoire, et s’en servir par elle-même, elle ne le pourrait. Il faut qu’elle demeure comme une glace pure, exposée devant Dieu, qui lui imprime ce qu’il lui plaît sans qu’il en reste rien pour elle. Or cela s’opère par l’espérance, puisque c’est elle qui a dépouillé l’âme de tout soin et souci de ce qui la concerne, soit pour le dehors ou le dedans ; et l’ayant tenue longtemps dans un oubli total d’elle-même, elle a réduit sa mémoire dans cette pureté. Tout ceci néanmoins ne s’opère point par l’action de la créature, mais par son inaction, quoiqu’elle concoure véritablement à tout ce qui demande sa coopération, mais par une fidélité passive ; car l’action propre produirait des espèces, multiplierait les activités, renouvellerait le souvenir, et ainsi entretiendrait la vie propre et impure de cette puissance et aussi des autres.

La CHARITÉ s’empare de la volonté et gagne si fort le dessus, qu’elle la transforme toute en soi ; et faisant par sa force divine que la volonté de l’homme devient toute volonté de Dieu, elle fait par là-même que cette volonté devient toute charité, toute amour, et toute Dieu. Par cette Charité l’âme devient impuissante à rien vouloir ni désirer. Elle se trouve sans choix, sans inclination, sans penchant ; enfin, il ne se trouve plus de volonté ; la charité a tellement tout gagné, que la volonté se trouve abîmée dans la volonté essentielle de Dieu, où l’âme ne peut plus rien vouloir, quoiqu’elle y veuille tout ce que Dieu veut ; mais Dieu veut pour elle ; et si elle voulait ou penchait vers quelque côté étant arrivée à cet état, et n’en étant point déchue par le péché, ce penchant serait la volonté de Dieu aussi infailliblement qu’il est vrai que cette âme a perdu toute volonté en Dieu et n’est plus mue que par la volonté de Dieu.

Ah ! si l’on savait s’ABANDONNER À DIEU, croire, espérer, et aimer en cette manière, que l’on serait heureux, et que l’on serait à couvert des misères et des faiblesses ! Mais faute de vouloir laisser perdre aux puissances leurs propres usages, elles ne sont jamais surmontées ni transformées en Dieu ; et conséquemment elles ne participent point excellemment à la pureté des trois Divines Personnes, qui se communiquent par ces trois vertus aux trois puissances de l’âme, pour se les unir, et enfin les charger et transformer en soi. Ô état si réel ! Comment es-tu si peu connu ? Tu n’es pas cru, parce que tu n’es pas éprouvé ; mais ceux qui en auront fait l’heureuse expérience verront bien qu’il ne se dit ici que la vérité.

 

v. 34. Jésus dit toutes ces choses au peuple en paraboles ; et il ne leur parlait point sans parabole.

v. 35. Afin que ce qui a été dit par le Prophète fût accompli : J’ouvrirai ma bouche en paraboles, je publierai des choses qui ont été cachées depuis la création du monde 125.

 

Il est vrai que Jésus-Christ nous instruit à présent des choses qui avaient été cachées dès la Création du monde, savoir du Royaume intérieur. Jusqu’ici il n’en avait été parlé que d’une manière confuse, et sous des figures et énigmes ; en sorte que tout ce qui s’en était dit ne pouvait en donner une parfaite connaissance ni certitude. Tout ce qui se dit de Jésus-Christ jusqu’à ce qu’il se manifeste lui-même à l’âme n’est que parabole et énigme, au prix de ce qui s’en connaît après sa manifestation ; car il faut que ce soit lui qui vienne dans l’âme et qui se manifeste soi-même 126 ; il faut que ce soit lui qui parle et qui se fasse connaître, afin qu’elle en ait quelque haute et sûre connaissance.

 

v. 44. Le Royaume du ciel est semblable à un trésor caché dans un champ, que l’homme qui l’a trouvé cache ; et de la joie qu’il en a, va vendre tout ce qu’il a et achète ce champ.

 

Le Royaume intérieur est bien comparé à un trésor caché dans un champ. Ce trésor est Dieu même, qui est caché dans le fond de notre âme, laquelle ignore ce trésor jusqu’à ce que Dieu, par sa pure bonté, le lui fasse découvrir, soit par l’organe de quelque personne qu’il se choisit pour cela, soit par lui-même. Mais sitôt que l’on fait connaître à l’âme qu’elle a ce trésor au-dedans d’elle et qu’elle en découvre quelque chose, charmée qu’elle est d’un si grand bien, elle vend tout ce qu’elle possède, consentant à la perte de tout ce qui n’est point Dieu, pour trouver Dieu en soi ; et par cet abandon de toutes choses et d’elle-même, elle achète et possède ce fond, et Dieu dans ce fond. Ô âmes qui avez au milieu de vous un si grand bien, que ne vendez-vous au plutôt toutes choses ? que n’abandonnez-vous tout ? et que ne vous renoncez-vous vous-mêmes pour le posséder ?

 

v. 45. Le Royaume du Ciel est encore semblable à un marchand qui cherche de belles perles.

v. 46. Et en ayant trouvé une de grand prix, il va vendre tout ce qu’il a et l’achète.

 

Comme le Fils de Dieu compare le Royaume du ciel à diverses choses, un même bonheur étant proposé sous différentes expressions, il explique de même l’intérieur par beaucoup de similitudes, afin que de plusieurs manières de nous le représenter, nous en puissions former une idée plus parfaite. La perle dont il parle ici est la foi, qui est mise et cachée en nous par le baptême ; mais faute de la connaître, nous ne savons pas en faire usage, surtout en ce qui regarde l’intérieur. Sitôt que l’âme connaît son prix, elle doit abandonner toutes choses pour marcher par elle et arriver en Dieu. Cette foi, qui est l’étoile du chemin intérieur, n’est autre qu’un rayon divin qui pénètre l’âme de la présence de Dieu en elle, quoiqu’elle n’ait ni signe, ni témoignage, ni assurance sensible de cette vérité ; moins, elle a d’aperçu, plus elle marche avec foi par cet inconnu et imperceptible soutien, qui devient toujours plus subtil, délicat et nu jusqu’à ce qu’il l’ait conduite en Dieu, où tout se perd avec l’âme même.

 

v. 47. Le Royaume du ciel est encore semblable à un filet jeté dans la mer, qui prend toute sorte de poissons.

v. 48. Et lorsqu’il est plein, les pêcheurs, le retirant et s’asseyant sur le bord, séparent les bons dans les vaisseaux et mettent dehors les mauvais.

v. 49. Il en sera de même à la fin du siècle : les Anges viendront et sépareront les méchants du milieu des justes.

v. 50. Et ils jetteront dans la fournaise de feu ; là il y aura des pleurs et des grincements de dents.

 

Comme tout le corps de l’Église et la prédication de la Morale Chrétienne renferme les bons et les mauvais, dont la séparation se fera à la fin par les Anges, Exécuteurs des jugements de Dieu, aussi l’Évangile intérieur est annoncé à diverses personnes, dont les uns en font un bon usage et les autres en abusent, jusqu’à en prendre occasion de devenir encore plus méchants, se servant du peu de connaissance de la vie intérieure qu’ils ont acquis pour la décrier, et pour rendre ridicules et suspects ceux qui la professent. Mais les Anges, ministres de la justice de Dieu et témoins de la vérité, feront à la fin du monde la séparation des uns d’avec les autres ; et élevant les vrais et fidèles intérieurs aux tabernacles éternels, ils rejetteront les faux et rebelles pour être punis avec les hypocrites, et avec ceux qui aiment et commettent le mensonge 127.

 

v. 51. Avez-vous bien compris toutes choses ? Oui, dirent-ils.

v. 52. Et il ajouta : C’est pourquoi tout Docteur instruit en ce qui regarde le Royaume du Ciel est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes.

 

La science la plus nécessaire est celle du Royaume intérieur, et cependant tant de Docteurs l’ignorent. Jésus-Christ demande à ceux qui se croient savants et fort habiles dans les sciences humaines s’ils connaissent l’intérieur. Qu’ils considèrent ce qu’ils peuvent lui répondre. Le Prédicateur Évangélique ne doit pas l’ignorer, puisqu’il doit être en état de satisfaire à tous les besoins des âmes, et de faire connaître toute la perfection de l’Évangile. Le Royaume intérieur est vraiment le Royaume du Ciel, puisque le Dieu du Ciel y habite ; mais lorsqu’il se trouve des personnes doctes qui en ont la connaissance, quels biens ne font-ils pas dans l’Église de Dieu ? Leur science étant accompagnée d’humilité, Notre Seigneur prend lui-même plaisir de leur faire voir le rapport de ce qu’il leur enseigne à ce qu’ils savaient déjà, joignant l’expérience à leur savoir, et leur faisant concevoir nouvellement leurs anciennes connaissances d’une manière qui les étonne.

Étant donc si bien instruits en tout ce qui regarde le Royaume du ciel, ils sont comme un sage père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes selon le besoin, se servant de tout ce qu’il y a de vieux et d’ancien, soit dans leur science ou dans leur expérience, et ménageant utilement tant les lumières qu’ils ont acquises que celles qui leur sont infuses de Dieu ; car il ne manque pas de découvrir des secrets ineffables à ceux qui, avec un cœur humble et flexible, lui donnent une longue et paisible attention.

 

v. 53. Jésus, ayant achevé ces paraboles, partit de là.

v. 54. Et étant venu en son pays, il les instruisait dans leur Synagogue ; de sorte qu’étant étonnés, ils disaient : D’où est venue à celui-ci une sagesse et ces miracles ?

v. 55. N’est-ce pas là le fils d’un charpentier ? Sa Mère ne s’appelle-t-elle pas Marie ? Et ses frères, Jacques, Joseph, Simon et Jude ?

v. 56. Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes parmi nous ? D’où lui viennent donc toutes ces choses ?

v. 57. Et ils se scandalisaient en lui. Mais Jésus leur dit : Un Prophète n’est sans honneur que dans son pays et dans sa maison.

v. 58. Et il ne fit pas là beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité.

 

Tout le mal que l’on fait dans les choses qui regardent Dieu provient de ce qu’on les prend du côté de la créature. Au lieu de les regarder en Dieu, l’on s’amuse à considérer la qualité, le sens, l’état des personnes qui parlent de choses divines ; et sur cela l’on prend sujet de blâmer l’Esprit de Dieu qui est en eux, tombant inconsidérément du mépris de la créature dans la condamnation de la vérité du Créateur. Il faut beaucoup plus regarder les choses dans leur principe et dans elles-mêmes que dans leur sujet ou dans l’organe par lequel elles sont proposées. Dieu aime à se servir de personnes faibles et ignorantes 128 ; parce qu’ils ne lui résistent point et qu’ils ne lui ravissent pas sa gloire. Étant si peu de choses en elles-mêmes, et très-persuadées de leur impuissance, elles ne s’attribuent aucun bien, mais laissent à Dieu tout ce qui lui est dû, se regardant comme des instruments inutiles, qui peuvent servir à de grandes choses, et aussi n’être propres qu’à brûler. Il faut donc envisager les choses du côté de Dieu, qui peut se servir de qui il lui plaît, et du côté de ce qu’elles sont en elles-mêmes. Si une chose est d’elle-même excellente et que l’on reconnaisse qu’elle ne peut venir que de Dieu, pourquoi s’amusera-t-on à regarder le sujet par lequel elle est donnée, puisque cela ne peut ni en augmenter ni en diminuer le prix ?

Si l’on regardait tout de cette sorte, l’on ne jugerait jamais de la bonté ou de la malice d’une action, de la vérité ou de la fausseté d’une chose que par ce qu’elle contient en elle-même, et non pas par l’instrument qui sert à la produire. Cela empêcherait mille inconvénients ; car souvent, ne s’attachant qu’à l’apparence et à l’extérieur de l’instrument, l’on ne voit pas des trésors immenses que le père de famille y a cachés, qui sont d’autant plus en assurance qu’on l’aurait le moins présumé. Les Juifs, qui ne regardaient en Jésus-Christ que son extérieur si commun, la pauvreté de ses parents et la bassesse de sa naissance, se scandalisaient de sa doctrine ; non à cause de ce qu’elle contenait en elle-même, puisqu’au contraire elle faisait l’admiration de tout le monde 129 ; mais parce que Jésus paraissait le fils d’un Charpentier ; et cette prévention, qu’ils avaient contre sa personne, les mettait hors d’état de profiter de sa doctrine ; de sorte que ce qui était pour les autres une source de salut leur devint par leur faute un sujet de scandale.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV.

 

 

v. 1. En ce temps-là Hérode le Tétrarque apprit la réputation qu’avait Jésus.

v. 2. Et il dit à ses serviteurs : C’est Jean Baptiste qui est ressuscité d’entre les morts ; et c’est pour cela qu’il se fait par lui tant de miracles.

 

L’ON attribue à la pénitence les miracles qui se font dans les âmes par la puissance de Jésus-Christ, et c’est en quoi l’on se trompe. Il les faut tous attribuer à Jésus-Christ, qui seul les peut opérer. Plus Jésus-Christ est dans une âme, plus il se fait de miracles en sa faveur ; non toujours éclatants et connus, mais cependant très-réels. S. Jean Baptiste ne fit point de miracles 130 ; parce que les miracles n’appartiennent pas à l’état de pénitence, mais à l’état de Jésus-Christ. La pénitence se doit prendre ici dans le sens dont il a été parlé 131, et non pas pour l’état de croix et de souffrance. Cependant l’on ne voit pas plutôt faire des miracles qu’on les attribue à la personne qui les fait, au lieu de ne les attribuer qu’à Jésus-Christ.

 

v. 3. Car Hérode, ayant fait prendre Jean, l’avait fait lier et mettre en prison à cause d’Hérodiade, femme de son frère.

v. 4. Parce que Jean lui disait : Il ne vous est point permis d’avoir cette femme.

v. 5. Et voulant le faire mourir, il eut peur du peuple, parce qu’on le tenait communément pour un Prophète.

v. 6. Mais comme Hérode célébrait le jour de sa naissance, la fille d’Hérodiade dansa publiquement, et plût à Hérode.

v. 7. De sorte qu’il lui promit avec serment de lui donner tout ce qu’elle lui demanderait.

v. 8. Cette fille, ayant été instruite par sa Mère, lui dit : Donnez-moi présentement dans un bassin la tête de Jean Baptiste.

v. 9. Le Roi fut fâché ; néanmoins, à cause du serment et de ceux qui étaient à table avec lui, il commanda qu’on la lui donnât.

v. 10. Il envoya en même temps couper la tête à Jean dans la prison.

 

Toute cette histoire fait connaître que dans les états intérieurs, les plus avancés sont persécutés de ceux qui les précèdent, soit parce qu’ils sont incompatibles, soit parce que les précédents ignorent la bonté et la nécessité de ceux qui les doivent suivre. S. Jean, figure de la pénitence, n’est persécuté que par le péché, et par le péché d’impureté, de luxe, et de danse lascive. L’amour de la volupté cause la haine de la pénitence et la condamne à la mort. Il n’en est pas de même des persécutions de Jésus-Christ. Il ne fut point persécuté durant sa vie mortelle par des pécheurs reconnus pour tels ; mais par ceux qui étaient en réputation d’être justes et qui s’enflaient de leur propre justice.

C’est la différence qu’il y a entre la persécution des personnes austères et celle des intérieurs. Les premiers, n’étant persécutés que des méchants, sont estimés et approuvés des justes qui les regardent même souvent avec admiration ; mais les seconds sont condamnés par les austères et par les justes. C’est pourquoi la persécution des derniers est bien plus forte, plus sanglante, et plus honteuse, que celle des premiers.

Tout le monde sait qu’il est ordinaire d’être persécuté pour la justice, lorsque l’on reprend le crime avec trop de chaleur ; mais pour ceux qui sont persécutés par ceux qui sont en réputation d’être justes, l’on juge qu’il y a du dérèglement dans leur vie qui a donné lieu à cette persécution. Dans les uns, c’est une persécution glorieuse, quoique douloureuse ; dans les autres, c’est une persécution honteuse ; et la douleur causée à ces derniers par la souffrance, quoique plus grande que celle des premiers, n’égale point le martyre de leur confusion. L’on peut approfondir cette différence en faisant le parallèle de la mort de S. Jean avec celle de Jésus-Christ ; surtout en ce que S. Jean mourut dans la réputation d’un juste et d’un Prophète, condamné par un excès de débauche et de brutalité et par l’impie accomplissement d’un jurement indiscret. Mais Jésus mourut condamné par sentence et dans l’opinion d’un criminel, étant mis au rang des scélérats par les Ecclésiastiques mêmes et par ceux qui paraissaient les plus justes aux yeux du peuple 132.

 

v. 13. Jésus, l’ayant appris, entra dans une barque et se retira dans un lieu désert fort écarté ; et le peuple, l’ayant su, sortit des villes et le suivit à pied.

v. 14. Jésus, mettant pied à terre, vit une grande multitude de peuple ; et en ayant compassion, il guérit leurs malades.

 

Il suffit de vouloir bien suivre JÉSUS-CHRIST et de se présenter devant lui pour être guéri de toutes ses maladies. Le Sauveur n’apprit pas plutôt la mort de Jean, figure de la pénitence, qu’il entra dans la barque, ce qui signifie que la pénitence n’est pas plutôt consommée selon le dessein de Dieu que Jésus vient lui-même dans la barque (qui est l’abandon) pour mettre l’âme avec lui dans la solitude intérieure. Et voyant qu’elle fait tous ses efforts pour le suivre, touché qu’il est de compassion, il la prend, la porte sur ses épaules, se charge de ses langueurs, et la guérit de ses blessures 133.

 

v. 15. Le soir étant venu, ses disciples s’approchèrent de lui et lui dirent : Ce lieu-ci est désert, et l’heure est déjà passée ; renvoyez ce peuple, afin qu’il s’en aille dans les villages acheter de quoi manger.

v. 16. Jésus leur répondit : Il n’est pas nécessaire qu’ils y aillent ; donnez-leur vous-mêmes à manger.

v. 17. Ils lui répondirent : Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons.

v. 18. Apportez-les-moi ici, leur dit-il.

v. 19. Et ayant commandé au peuple de s’asseoir sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons ; et levant les yeux au Ciel, il les bénit ; puis, rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples au peuple.

 

Jésus-Christ en use encore à présent avec la même charité qu’il fit alors, mais en donnant réellement et intimément ce dont il donnait alors la figure. L’âme ne se met pas plutôt en devoir de le suivre avec fidélité, elle ne se rend pas plutôt attentive à ses divines paroles, que, sur le soir, c’est-à-dire, sur la fin de ce degré (qui, quoique déjà passé en partie, puisqu’il fait cesser de parler à Dieu pour l’écouter, a pourtant encore un reste d’activité, qui est une vigilance et application à écouter et à réprimer l’activité naturelle des puissances), il ne manque jamais de lui donner une nourriture substantielle, qui la paye en un moment de tout ce qu’elle peut avoir souffert. Mais il ne la donne que lorsque la provision de la nature et de la propre industrie commence à manquer, comme il est visible dans cette figure.

Cette nourriture substantielle n’est autre qu’une présence de Dieu foncière, qui est donnée à l’âme d’une manière si intime et si profonde, qu’elle éprouve que ce lui est une nourriture secrète, qui entretient merveilleusement sa vie, comme un soutien foncier et un goût délicat et profond d’un je ne fais quoi qui ne se voit pas, mais qui se sent vivement, et qu’on ne peut douter n’être pas une jouissance du bien souverain, quoique naissante et fort obscure. Et comme les viandes que l’on mange nourrissent lorsqu’on ne les voit plus, et qu’étant dans le corps, elles en soutiennent la vie, de même le soutien que Dieu donne à l’âme est bien plus une nourriture qu’une simple présence ; car une présence suppose une vue ou une pensée, et quelque chose d’aperçu distinctement ; mais la manière de présence qui est donnée dans cette voie est une intime jouissance, laquelle, quoique moins aperçue par vue ou pensée, est pourtant à l’âme un soutien puissant, mais doux, mais tranquille, qu’elle goûte très-bien, quoiqu’elle le distingue moins, et qui la remplit et rassasie jusqu’à lui ôter toute faim, ce qui ne peut être causé que par une réelle jouissance du bien souverain.

Le Sauveur ne manque donc jamais de donner cette nourriture aux âmes qui en sont arrivées jusqu’à ce point. Mais de quelle manière la donne-t-il ? Toutes les circonstances en sont admirables. Premièrement, les disciples, encore nouveaux dans la voie de Dieu et dans la suite de Jésus-Christ par imitation, lui disent : Ce lieu est désert. C’est la première plainte que l’on fait contre ceux qui font cette oraison de repos en Dieu. Comme le commencement en est pénible, tant à cause de la petite violence qu’il se faut faire pour arrêter l’activité de la nature, qui voudrait encore se remuer contre l’attrait de l’esprit, lequel dans ses commencements craint la tromperie et la fausse oisiveté ; l’on se plaint que ce lieu est désert, qu’il n’y a point de soutien dans cette manière d’oraison, et qu’il faut éviter la perte du temps que l’on y consume, jusques-là que l’on voudrait obliger Jésus-Christ à renvoyer ces âmes à la méditation, pour y chercher de quoi vivre. Renvoyez, dit-on, ce peuple, afin qu’ils s’en aillent dans les villages acheter de quoi manger ; car dans ce désert ils sont en danger de mourir de faim. La méditation n’est proprement autre chose qu’aller dans les villages pour y acheter de quoi manger ; puisque l’on va s’y repaître dans des moyens par la propre provision, et dans des créatures qui, quoique bonnes, sont néanmoins créatures, et recherchées par l’invention de l’homme. Jésus-Christ, voyant la méprise de ses disciples, qui, comme les autres Directeurs, voulaient arrêter les âmes dans les moyens, et les retarder ou empêcher d’arriver à leur fin (car comme un feu qui s’élance vers son centre est arrêté sur terre par les sujets que l’on lui fournit pour s’y attacher, de même les âmes sont arrêtées dans les bonnes créatures par les sujets et méthodes dans lesquels on les retient), Jésus-Christ, dis-je, apprend à ses disciples à garder une autre conduite, leur faisant comprendre que l’on arrête ainsi les âmes à leur grand préjudice ; et que comme lorsque le feu est attaché sensiblement à un sujet, on a le plaisir de le voir brûler ; aussi l’âme liée à quelque sujet qu’on lui donne à considérer a le plaisir de voir son opération ; mais cependant que, comme le feu, étant remonté à sa sphère, ne paraît plus à nos yeux, et que, quoiqu’alors on le croie mort et éteint, il n’eut jamais néanmoins une plus sûre et véritable vie, mais vie tranquille, qui subsiste sans moyen, se reposant dans son centre ; il en est de même de l’âme, qui, dégagée de sa propre opération, se délaisse à Dieu et vit en lui comme dans son centre en un parfait repos.

Jésus-Christ donc voyant tant de Directeurs empressés à retirer les âmes de la vie du centre et à les empêcher d’y arriver, parce qu’ils ignorent cette vie, au prix de laquelle toute vie de propre opération peut passer pour une mort, dit à ses disciples : Donnez-leur vous-mêmes à manger ; cela veut dire, vous, qui êtes appelés à cette vie du centre, vous devriez la leur inspirer, leur donnant une nourriture convenable à leur état, sans les obliger à courir de lieu en lieu chercher un soutien étranger, lorsque vous leur en pouvez donner un tout naturel. Les Disciples, non encore assez fondés dans l’intérieur, s’excusent d’abord sur leur peu de provisions, comme s’il s’agissait, de donner du leur. Non, ils ne devaient point donner de leur nécessaire ; et c’est la différence des personnes que Dieu met dans l’Apostolat par l’état et par le devoir de leur ministère, d’avec les autres qui ne sont pas dans une vocation extérieure d’Apôtres, mais qui y sont seulement appelés par un effet extraordinaire de la bonté de Dieu ; que ceux-ci ne doivent jamais rien donner qu’ils ne soient dans la fin ; car ils donneraient de leur nécessaire, et conséquemment ils en souffriraient du dommage ; mais ceux-là donnent de la bénédiction de Jésus-Christ, qui fournit dans le moment tout ce qu’il faut.

JÉSUS-CHRIST bénit lui-même le pain ; mais il en fait faire la distribution par ses Apôtres ; c’est la manière dont il en use à l’égard des âmes qui ne sont pas encore fondées en lui. Il fait asseoir ce peuple sur l’herbe avant que de leur donner cette nourriture, pour marquer que leur repos doit être entier ; non-seulement du côté du marcher, qui doit avoir cessé, mais aussi du côté de la vigilance, par laquelle ils se tenaient encore debout. Il fait donc cesser tout ce travail, quelque petit qu’il fût, pour les faire entrer dans son repos. C’est ce repos que goûtait Madeleine se tenant assise aux pieds de Jésus pour écouter sa parole 134. C’est ce repos qui est le sabbat que le peuple de Dieu doit célébrer ; car celui qui entre dans le repos de Dieu se repose aussi après avoir fait ses œuvres, comme Dieu s’est reposé après les siennes 135. C’est ce repos dans lequel n’entreront jamais les inquiets qui ne connaissent pas les voies du Seigneur 136, ainsi qu’il le leur a juré dans sa colère ; ces gens fiers et pleins d’eux-mêmes, idolâtres de leurs propres actions, dont ils ne veulent jamais se départir. Ce peuple au contraire simple et flexible, vraie figure du peuple intérieur, pour avoir obéi sans réplique à Jésus-Christ, lorsqu’il leur commanda de s’asseoir et de se reposer, mérita d’être repu de son pain, béni et multiplié par ses mains. Le soin qu’il prend de les faire asseoir marque l’anéantissement où il met les âmes avant que de leur donner cette nourriture, les préparant lui-même à la recevoir.

Ne fait-il pas bon s’abandonner ? Ce peuple ne pense nullement ni à manger, ni à se préparer à manger ; il ne songe qu’à s’oublier soi-même pour se rendre attentif à Dieu ; et Dieu en prend un si grand soin, que non-seulement il lui donne une nourriture qu’il n’eût jamais osé espérer, mais encore il le prépare lui-même à la recevoir.

Ces paroles que Jésus-Christ dit à ses Apôtres : Donnez-leur vous-mêmes à manger, signifient encore que les Prêtres doivent donner librement le pain Eucharistique aux âmes de ce degré, et les faire communier autant qu’elles le peuvent, ainsi que le miracle que fit notre Seigneur de la multiplication des pains en faveur de ce peuple si simple et si soumis en était la claire figure. Des âmes qui n’ont plus de soutien dans les choses créées doivent avoir ce double soutien de la présence substantielle et de l’Eucharistie.

 La distribution que le Sauveur fait faire par ses disciples du pain qu’il venait de bénir marque encore la mission et le pouvoir qu’il leur donne de distribuer son Corps et son Esprit ; ce qui s’étend aussi à leurs Successeurs ; son corps dans la sainte Eucharistie, et son Esprit par la parole de l’intérieur.

 

v. 20. Ils en mangèrent tous, et furent rassasiés ; et l’on emporta douze corbeilles pleines des morceaux qui restèrent.

v. 21. Or ceux qui en mangèrent étaient au nombre de cinq mille hommes, sans les femmes et les enfants.

 

Ce pain rassasie pleinement l’âme, et il en reste toujours pour en rassasier encore d’autres ; car Jésus-Christ donne toutes choses avec surabondance. C’est cette lumière qui fut donnée à la Cananéenne, lorsqu’elle demanda seulement les miettes de cette table sacrée. Ô précieuses miettes ! celui qui les mange avec une vive foi est bientôt admis à la table du Maître. Ce grand nombre de personnes qui mangèrent de ce pain miraculeux, que l’Évangéliste a bien voulu nous déclarer, avec les femmes et les enfants, marque assez clairement que tous sont appelés à manger de ce pain substantiel et Eucharistique, et que tous y seraient propres sans exception si tous avaient la docilité nécessaire pour suivre Jésus-Christ et pour l’écouter ; les petits Enfants mêmes, s’ils étaient instruits dans cette manière de prier et qu’on leur fît connaître comment il faut y entrer et s’y arrêter lorsque le S. Esprit y convie, l’apprendraient aisément. Si ceux qui tiennent le lieu des Apôtres voulaient bien se donner la peine de les instruire, comme ils sont susceptibles de toutes les impressions qu’on leur donne, apprenant à dire leur Pater, ils apprendraient aussi à prier de cœur ; et en se recueillant en eux-mêmes ils en viendraient aisément à bout.

 

v. 22. Aussitôt Jésus presse ses disciples d’entrer dans la barque et de passer devant lui, à l’autre bord, jusqu’à ce qu’il eût renvoyé le peuple.

 

Ô Disciples ! ô Apôtres ! ô Directeurs ! vous pouvez bien être témoins de tout ce qui se passe jusqu’ici entre Dieu et l’âme, et l’âme peut encore en rendre raison et en exprimer quelque chose. Mais Jésus-Christ ne veut point de témoin de ce qui suit ; il veut être seul avec l’âme son Épouse, qui ne peut rien dire de ce que Dieu opère en elle. C’est la consommation du centre. Il s’y opère quelque chose d’ineffable et d’incompréhensible à qui n’en a pas l’expérience ; mais Jésus ne l’opère dans son amante que pour la renvoyer. C’est ici que commence une autre route, qui est la sortie de soi-même, dont il a été tant de fois parlé dans l’Ancien Testament, singulièrement dans le Cantique.

 

v. 23. Après qu’il eut renvoyé le peuple, il monta sur la montagne pour prier ; et le soir étant venu, il se trouva seul en ce lieu-là.

 

Jésus, tout Dieu qu’il est, prend bien des lieux et des temps pour prier. N’était-il pas avancé en Dieu, lui qui était élevé jusqu’à l’unité personnelle avec Dieu ? Cependant il y a des personnes qui, sous prétexte d’avancement en Dieu, ne veulent point prier ; ou qui, s’imaginant d’être dans une Oraison continuelle par leur état mystique, ne veulent point se mettre en prière actuelle à certaines heures, ni en posture de suppliant. C’est une tromperie visible.

Il est certain qu’il y a un temps où Dieu, pour détacher les personnes avancées des règles de prier qu’ils s’étaient prescrites, et les rendre souples à ses volontés, leur fait perdre par sa providence, ou par l’impuissance de faire autrement, l’oraison réglée qu’ils ont dû garder un très-longtemps avec une extrême fidélité. Mais ce n’est que pour leur faire suivre en toutes choses le mouvement de son Esprit, et ainsi prier lorsqu’ils en ont le mouvement et la liberté, comme faisait Jésus-Christ, sans règle ni routine fixée par l’homme, mais suivant la règle éternelle de Dieu, que son attrait dénoue 137, et d’ailleurs se laissant aux affaires selon qu’elles se présentent pour la gloire de Dieu. Mais se faire une règle de ne jamais prier, ou ne vouloir point s’arrêter en état de prière, c’est un abus.

L’âme avancée en Dieu, et en qui Jésus-Christ est formé, a liberté pour toutes choses ; et prenant, comme lui, souvent des temps pour prier, elle vaque aussi sans peine à son imitation aux affaires du Père céleste qui se présentent ; et quand elle prie, ce n’est plus d’une prière qui lui soit propre, mais de la prière de Jésus-Christ, demeurant seule avec Dieu seul, qui est le haut de la montagne.

 

v. 24. Cependant la barque était fort battue des flots au milieu de la mer, car elle avait le vent contraire.

v. 25. Mais à la quatrième veille de la nuit, il vint à eux marchant sur la mer.

 

Il arrive quelquefois que l’âme, n’étant pas encore en Dieu par état permanent, mais seulement par simple disposition, est dans la partie supérieure en union avec Dieu, comme Jésus-Christ sur le haut de la montagne ; pendant que la partie inférieure est comme la barque battue des flots de la tentation ; Mais qu’y a-t-il à faire ? C’est de demeurer dans l’union à la volonté de Dieu, laissant gronder les flots et la tempête s’irriter sans s’en mettre en peine ; car Jésus-Christ ne manquera pas de paraître au plus fort du besoin et, pourvu que l’on soit fidèle à demeurer dans la barque de l’abandon toute la nuit de l’obscurité de la foi, Jésus viendra marchant sur la mer, et en apaisera la furie.

 

v. 26. Ses Disciples, le voyant marcher sur la mer, en furent troublés, et ils dirent : C’est un fantôme, et ils s’écrièrent de frayeur.

v. 27. Mais Jésus leur parla aussitôt et leur dit : Ayez confiance ; c’est moi, ne craignez point.

 

La tempête n’avait point fait forcir les disciples de l’abandon, pendant lequel ils étaient demeurés en paix, et l’arrivée de JÉSUS-CHRIST les trouble. Ô que ce mystère est profond ! Tant que l’âme instruite dans les véritables voies de l’humiliation n’éprouve que la bourrasque de la tentation, elle ne s’étouffe point, n’ignorant pas qu’il faut demeurer ferme dans la barque de l’abandon, sans se mettre en peine des flots les plus épouvantables, et se délaissant aux volontés de Dieu, avec assurance que sa grâce suffit 138 ; ainsi qu’il fut dit à S. Paul souffrant un pareil état ; mais lorsqu’elle voit paraître Jésus-Christ marchant sur ces ondes rebelles sans les apaiser, et que lui seul, en qui elle met toute sa confiance, n’apporte point de remède à son mal, elle ne peut croire que ce soit lui, ni que son état lui soit agréable. C’est pourquoi elle s’effraye et craint d’être trompée, s’accusant elle-même d’illusion, et se plaignant qu’elle n’a rien lu ni appris qui la puisse instruire sur ce qu’elle éprouve. Ah ! c’est alors qu’elle s’écrie de toutes ses forces dans la frayeur qui la saisit. Toutes les assurances que lui pourraient donner les créatures ne lui serviraient de rien. Il faut que JÉSUS vienne lui-même la rassurer ; ce qu’il ne manque jamais de faire dans le temps qu’il a marqué. Il parle, et sa parole est une parole de paix et de vie. Il leur dit de ne point craindre, d’avoir confiance, et que la foi les doit soutenir en cet état pour qu’ils ne se laissent pas aller à la réflexion ni à la crainte.

 

v. 28. Pierre lui répondit : Seigneur, si c’est vous, commandez que j’aille à vous sur les eaux.

v. 29. Et Jésus lui dit : Venez ; et Pierre, descendant de la barque, marchait sur l’eau pour aller à Jésus.

v. 30. Mais voyant un grand vent, il eut peur ; et commençant d’aller à fond, il s’écria : Seigneur, sauvez-moi.

v. 31. Et aussitôt Jésus, tendant la main, le prit et lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ?

 

Une âme non encore assez abandonnée pendant un long temps, jusqu’à ce qu’elle soit formée à la nudité de la foi, veut des assurances et des témoignages pour s’appuyer dans la voie qui conduit à Dieu. Quelles assurances, ou quels témoignages, ô Pierre, pouvaient égaler la parole de Jésus-Christ ? Nul miracle ne peut donner une aussi grande certitude que la parole de Dieu, qui est infaillible ; puisque les miracles mêmes sont sujets à l’illusion. Cependant l’on ne s’appuie que sur ces choses apparentes, et non point sur la solidité de la foi, qui nous unit immédiatement à la vérité de Dieu, et qui est d’autant plus assurée que plus elle est nue et séparée des témoignages ; car ceux qui croient sur la simple parole de Dieu sans rien voir sont plus heureux que ceux qui veulent voir et toucher pour croire 139. Ce que S. Pierre demanda à Jésus-Christ était de pouvoir aller à lui en surmontant et outrepassant d’une manière miraculeuse les flots et les tempêtes, prenant cela pour preuve de la vérité de ce que JÉSUS disait, que c’était lui ; de plus il voulait en cela imiter Jésus-Christ, que l’on ne doit point vouloir imiter dans les choses extraordinaires, mais seulement dans les communes. Il faut s’abandonner à lui pour l’extraordinaire, et non pas vouloir lui être semblable en cela.

Jésus par sa nature marchait sur les ondes comme étant au-dessus de toutes les passions, et de toute attaque de la concupiscence. Il peut par grâce en faire faire autant aux hommes ; mais nous ne devons point le délirer par nous-mêmes. Il faut seulement demeurer abandonné à Dieu, afin qu’il sauve dans ces rencontres ou qu’il laisse périr à son choix. Vouloir être au-dessus de ces dangers par miracle, c’est présomption et témérité. Cependant Notre Seigneur, pour instruire Pierre par sa propre faiblesse et le porter à une foi vive et dénuée de témoignages, lui dit : Venez. Il faut remarquer qu’il ne dit pas : Marchez sur les eaux ; mais : Venez ; pour lui faire voir qu’il ne devait point désirer de surmonter la tentation d’une manière active et beaucoup moins extraordinaire, mais simplement d’aller à lui. C’est en Jésus seul que se trouve le remède à tous nos maux. Dans la tentation il faut aller à lui par un abandon total.

Mais que fait Pierre ? Au lieu de demeurer ferme dans son abandon, qui est la barque qui conduit l’âme à Jésus-Christ, ou à laquelle Jésus-Christ vient lui-même pour la secourir au plus fort de la tempête, il en sort et se jette en mer. Il marche pourtant quelques moments sur les eaux ; parce qu’il lui reste quelque confiance ; et qu’étant comme au-dessus de lui-même par la grandeur de son courage, il croit aller de cette sorte à Jésus-Christ. Mais qu’arrive-t-il ? Cette âme sortie de l’abandon, se soutenant de son courage et de sa force, appuyée pourtant de la foi en Jésus-Christ, sentant que loin que cet effort l’ait rendue impassible, comme elle se le figurait, au contraire la tempête redoublée l’agite de plus fort, et le vent de la tentation devient plus impétueux ; joignant alors la défiance au défaut d’abandon, elle doute, appréhende et tremble de crainte, et en même temps elle enfonce. Tout le mal qui nous arrive dans nos tentations ne vient que de crainte et de défaut d’abandon. Si nous ne donnions point d’entrée à l’hésitation et à la crainte, nous n’enfoncerions jamais ; et demeurant dans notre union à Dieu, qui est toute notre force et tout notre soutien, nous nous garderions bien de l’offenser.

Si au temps de la tentation, l’âme qui en est battue demeurait paisiblement dans cette peine par soumission à la volonté de Dieu, supportant toutes ses suites avec humilité et amour de son abjection, elle serait rendue plus pure par les mêmes choses qui paraissent la salir. Mais sitôt que par son infidélité elle donne lieu à l’enfoncement, étant déjà bien instruite, elle n’est pas longtemps sans crier à JÉSUS-CHRIST, voyant bien que lui seul la peut sauver. Elle comprend aussi d’abord qu’il ne faut pas mettre son salut dans l’extraordinaire, ni même à être au-dessus de la tentation, ni à la surmonter incessamment ; mais à s’abandonner à Dieu dans le temps d’épreuve, attendant la délivrance et le salut de sa seule puissance et de sa seule volonté. C’est pourquoi Jésus-Christ, quoique secourant d’une prompte assistance cette âme toute prête à périr, la reprend de son peu de foi, de ce qu’elle a douté, hésité et désiré des témoignages. Il l’instruit par là même que le défaut de foi est la cause de tous les maux qui arrivent dans la vie intérieure, et que ce qui lui est arrivé lui est un témoignage qu’il ne faut jamais vouloir de témoignage, la seule foi en Dieu devant nous suffire. S’appuyer sur un témoignage, c’est marcher sur des ondes infidèles, dans lesquelles on se perd lorsque l’on y pense le moins.

Concluons de tout ce qui a été dit sur un exemple si clair et si instructif, que le seul soutien de l’homme intérieur qui tend à l’union divine doit être l’ABANDON et la FOI.

 

v. 32. Et lorsqu’ils furent entrés dans la barque, le vent s’apaisa.

 

L’homme qui par infidélité est sorti de l’abandon pour s’appuyer sur les témoignages, instruit qu’il est par son expérience de la nécessité de l’abandon, y rentre d’abord par le secours de Jésus-Christ ; et il n’y est pas plutôt rentré que le vent de la tentation cesse ; mais il ne cesse jamais sans cela. Les personnes qui dans les tentations de cet état ne savent pas s’abandonner à Dieu, et qui veulent y résister par leurs propres efforts, ainsi qu’il fallait le faire dans les commencements, éprouvent des peines inconcevables, jusques-là que plus ils résistent, plus la tentation augmente ; et l’on en voit qui souffrent pendant de longues années des tentations étranges, faute de savoir s’abandonner à l’unique Sauveur dans la tentation, pour qu’il en dispose selon son bon plaisir et à sa plus grande gloire. Mais s’ils rencontrent quelque personne qui, ayant le véritable Esprit de Jésus-Christ, leur apprenne à s’abandonner à Dieu dans la tentation, pour la souffrir autant qu’il lui plaira, et en la manière qui lui sera plus agréable, la tentation cesse d’abord ; Dieu ayant obtenu sa fin, qui était d’exiger ce sacrifice de la personne tentée, et de lui arracher cette propriété par laquelle elle se cherchait soi-même dans la passion ardente qu’elle avait d’être délivrée de la tentation ; car puisqu’il est infaillible que Dieu, qui est fidèle, ne permet point que nous soyons tentés par-dessus nos forces, mais qu’il nous fait profiter de la tentation, afin que nous la puissions soutenir 140, il est aussi clair qu’il faut se délaisser à lui dans la tentation même, sans empressement d’en être délivré.

Il faut que la manière de repousser la tentation soit conforme au degré et à l’état intérieur ; et faute de savoir faire ce discernement, la tentation et la douleur s’irritent. Au commencement de la conversion, l’homme, étant encore tout tourné vers soi-même et engagé dans la créature, son retour à Dieu n’étant pas achevé, il doit combattre de toutes ses forces tous les obstacles qui s’opposent à son retour ; et tenant l’épée d’une main pour être toujours prêt à combattre ses ennemis 141, prendre la truelle de l’autre pour rebâtir les murailles de Jérusalem, c’est-à-dire, remettre son cœur en paix, travailler de toutes ses forces tant à retourner à Dieu qu’à détruire les empêchements de son retour. Mais ce retour n’est pas plutôt fait qu’il faut prendre un biais tout différent ; et sentant une facilité à s’enfoncer en soi-même, où l’on sait qu’est le Royaume de Dieu, et qu’il faut le chercher dans son fond, dès lors il ne faut plus combattre la tentation directement ; parce qu’elle ne peut plus empêcher ce retour, mais, tout au plus, retirer l’âme pour un peu de son retour ; alors, dis-je, il ne faut point se tourner vers la tentation pour la combattre, puisque par-là on adhère à la tentation, dont la vue affaiblit plutôt l’âme que de lui donner aucune force ; et que la tentation n’est suscitée que pour opérer cet effet, savoir, de tirer l’âme de sa simple occupation en Dieu et de la tourner vers elle-même ; c’est le premier dessein du Démon dans les tentations de ce second degré ; afin de pouvoir d’autant plus aisément affaiblir l’âme et la vaincre qu’il la détourne de Dieu, qui est toute sa force et sa seule victoire. Il sait que tant que l’âme demeure tournée vers son Dieu et unie à lui, il n’y a rien à craindre pour elle ; c’est pourquoi il ne travaille qu’à la désunir de Dieu et qu’à la tourner vers elle-même.

Ce qu’il faut donc faire alors n’est point de regarder la tentation, ni de la combattre ; mais de se recueillir toujours plus fortement en Dieu, et de se tenir constamment attaché à lui, laissant le dehors tel que Dieu permet qu’il soit, sans s’en mettre en peine, et sans que la crainte fasse changer de conduite. David en usait de la sorte ; ainsi qu’il le dit : J’avais le Seigneur toujours présent devant moi ; parce qu’il est à ma droite, afin que je ne sois point ébranlé 142. La continuelle présence de Dieu nous soutient au milieu des tentations ; et à mesure que la tempête redouble, il faut s’enfoncer encore plus fortement en Dieu, sans sortir de là, où se trouve un asile assuré. Quiconque en userait de la sorte n’aurait rien à craindre, quelque tumulte qui arrivât dans les sens ; parce que sa volonté unie à Dieu n’aurait point de part à ces choses. Mais ceux qui en usent autrement, étant encore faibles et proches du sentiment, sont en grand danger d’entrer dans la délectation, voulant regarder la tentation sous prétexte de la combattre et de passer de la délectation au consentement, ce qui n’arrivera jamais tant que l’âme demeurera unie à son Dieu.

Une troisième manière de combattre la tentation est, lorsque l’âme, après être arrivée à son centre, se trouve sans mouvement de pente pour ce centre, à cause qu’elle est dans le repos, qui procède de son parfait établissement dans le même centre. Alors elle ne doit plus ni combattre, ni s’enfoncer ; mais demeurer délaissée comme elle est, se tenant fort passive à l’égard de tout ce qui lui arrive. Ordinairement les tentations ne sont causées dans ces âmes que parce qu’elles résistent à Dieu en quelque chose, le plus Couvent sans le connaître. Ce sont des bourrasques que Dieu fait élever contre elles, parce qu’elles ne se rendent pas à ce qu’il désire d’elles par quelques secrets instincts, auxquels elles font la sourde oreille ; et sitôt qu’elles se laissent à ce que Dieu veut, la tentation finit. Or ces âmes résistent à Dieu dans des choses qu’elles ne veulent point faire, parce qu’elles les croient moins parfaites, selon la fausse idée de la perfection qu’elles se figurent, la faisant consister dans certaines bornes, mesures et pratiques ; au lieu que nulle perfection n’a de vérité que dans la volonté de Dieu. Ou bien cela leur arrive pour vouloir certaines choses que Dieu ne veut pas que l’on fasse, de sorte que la tentation de ce degré, surtout étant bien avancé, ne vient que de ce que l’on ne veut pas ; et conséquemment son vrai et unique remède est le délaissement, se donnant à tout ce que Dieu peut vouloir, et consentant qu’il le fasse faire par le droit qu’il en a en vertu d’un abandon sans réserve. L’âme avancée connaît et distingue très-bien cela.

Il y a une autre tentation, qui arrive dans la voie de mort et qui est terrible. Elle n’est point causée par le Démon, ni par la résistance, mais par la propriété, Dieu permettant des révoltes et effets naturels du sens pour détruire cette propriété ; ceux qui y règnent l’augmentent, devenant d’autant plus propriétaires que Dieu travaille à les guérir de ce mal. Ce qu’il y a à faire est de s’abandonner de plus en plus à Dieu ; non pourtant par un abandon formé, ou par des actes distincts et réitérés, à moins que Dieu n’y porte en proposant de nouveaux sacrifices, mais en se délaissant en sacrifice à Dieu. Il est des personnes qui, entendant parler d’abandon, croient qu’il se fait toujours en manière active et qu’il faut à tout coup s’élancer en Dieu par de nouveaux actes de résignation exprès et aperçus ; ce n’est point cela ; la pratique de l’abandon est ou active, ou passive, selon l’état de l’âme, et il doit être conforme au degré de son intérieur ; et il importe de le bien comprendre.

L’étendue de la résignation chrétienne comprend trois degrés ; le premier est la donation ; le second est l’abandon ; et le troisième est le délaissement.

Par la donation, l’homme se remet entre les mains de Dieu pour toutes les bonnes choses, afin qu’il l’aide par sa grâce à se conformer en tout à ses divines volontés.

Par l’abandon, il se sacrifie sans réserve à toutes les volontés de Dieu, consentant qu’il les accomplisse lui-même en sa pauvre créature de la manière qui lui sera la plus agréable, connaissant bien qu’il est incapable de le faire jamais par lui-même dans toute l’étendue et dans toute la fidélité qui est due à Dieu. La perfection de cet abandon consiste en ce qu’il le fasse sans réserve et sans reprise ; sans réserve d’aucune propriété, et sans reprise de nulle volonté ; ce qui est la double infidélité qui peut rendre l’abandon imparfait. Cet abandon est ou distinct, ou aveugle ; distinct, quand il se fait pour quelque chose que Dieu peut vouloir et qu’il nous manifeste ; aveugle, quand il se fait pour quelque chose que Dieu peut vouloir, et cependant sans le connaître.

Par le délaissement, l’homme demeure dans son abandon sans plus le vouloir renouveler, à cause que par la perfection de son abandon il a épuisé toute sa capacité à s’abandonner, et conséquemment il ne peut plus que se reposer dans une très-paisible résignation, d’autant plus parfaite qu’elle est moins aperçue.

La donation se fait en manière active et distincte ; l’abandon se fait par entraînement passif, doucement violent ; le délaissement se fait en mort pour ceux qui sont encore en voie, ou en repos pour ceux qui sont renouvelés en Dieu. La donation a beaucoup de réserves, et est fort sujette aux reprises ; l’abandon a moins de réserves et moins de reprises ; le délaissement n’a plus ni réserve ni reprise. Ce qui se doit entendre suivant le caractère de l’état, quoiqu’il puisse s’y mêler de la diversité par le plus ou moins de fidélité des personnes. Par la donation, l’on s’offre à Dieu pour les choses bonnes et reconnues pour avantageuses à la vertu ; par l’abandon, l’on se dévoue à Dieu pour les choses les plus terribles ou inouïes et inconnues, afin de ne donner point de bornes à la soumission qui se doit aux souveraines volontés de Dieu ; par le délaissement, on se laisse où l’on en est entre les mains de Dieu ; et sans plus y penser, on lui laisse sans résistance accomplir de moment en moment toutes ses volontés.

Il y a des personnes qui passent toute leur vie à se donner sans s’abandonner jamais, retenant toujours ce qu’ils donnent et empêchant Dieu d’en prendre possession ; mais cela n’est qu’une longue suite de réserves et d’infidélités.

Après avoir donné et abandonné, il faut délaisser, laissant celui à qui l’on a donné paisible possession de la chose, sans la vouloir reprendre, et sans s’informer de ce qu’il en fait. Qu’il la détruise ou conserve, ce n’est plus là notre affaire : Nous ne sommes plus à nous-mêmes, parce que nous avons été achetés d’un grand prix 143. Si nous ne sommes plus à nous-mêmes, nous ne devons donc plus être en peine de nous, ni pour le temps, ni pour l’éternité, mais seulement nous laisser à Dieu, à qui nous appartenons, afin qu’il en dispose comme il lui plaît. Ceux qui consument longues années à se donner et à se reprendre n’avancent jamais.

 

v. 33. Alors ceux qui étaient dans la barque le vinrent adorer, disant : Vous êtes véritablement le Fils de Dieu.

 

Après que l’âme est rentrée dans son abandon et que la tempête a été apaisée par le pouvoir de Jésus-Christ, instruite qu’elle est par sa faute et par son expérience, et ravie des bontés du Sauveur et du prompt secours qu’il lui a donné dans un danger si pressant, elle s’approche de lui pour l’adorer ; et loin de douter que ce soit lui qui marche sur les ondes et qui seul peut apaiser la bourrasque, elle s’écrie : Ah ! vous êtes véritablement le Fils de Dieu ! comme si elle voulait dire que cet état d’abandon est vraiment l’état de Jésus-Christ.

 

v. 34. Ayant passé la mer, ils abordèrent dans la terre de Génésareth.

v. 35. Où les gens du lieu l’ayant reconnu, ils envoyèrent dans tout le pays d’alentour, et lui présentèrent tous les malades.

v. 36. Et le prièrent qu’ils puissent seulement toucher le bord de son vêtement ; et tous ceux qui le touchèrent furent guéris.

 

On ne connaît pas plutôt Jésus-Christ que l’on voudrait lui envoyer tout le monde. L’on envoie quérir les malades ; on les va chercher pour les lui présenter. Lorsque l’on connaît véritablement le Sauveur du monde, loin d’empêcher les pécheurs de l’aborder, on voudrait les lui amener tous, assuré que l’on est qu’ils ne seront pas plutôt approchés qu’ils seront tous guéris. Ils ne demandent qu’à toucher le bord de son vêtement ; toucher le bord de son vêtement, c’est approcher de lui par la vue de son humanité dans un anéantissement profond, et se tenir auprès de lui, afin de participer à son esprit. Ils ne sont pas plutôt dans cette disposition qu’ils sont tous guéris par la communication que leur fait Jésus-Christ de son esprit.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE XV.

 

 

v. 1. Alors des Scribes et des Pharisiens qui étaient venus de Jérusalem, s’adressant à Jésus, lui dirent :

v. 2. Pourquoi vos disciples violent-ils la tradition des anciens, car ils ne lavent point leurs mains lorsqu’ils prennent leur repas ?

 

CES Docteurs superbes remarquent les actions des âmes simples pour les condamner. Ils s’attachent à une purification extérieure et aperçue, qui n’est que la superficie des choses, et ne regardent pas au fond. Laver ses mains, c’est faire certaines cérémonies qui semblent purifier avant que de manger le pain des Anges, et prendre la réfection divine. C’est le reproche que font encore aujourd’hui ces sortes de personnes à ceux qui approchent souvent de la sainte Table. Ils ne veulent pas les en laisser approcher, parce, disent-ils, qu’ils ne sont pas dans la pureté des premiers Chrétiens, qui faisaient telles et telles pratiques extérieures pour se préparer à la sainte Communion ; ne considérant pas que l’on peut bien avoir l’esprit des anciens Chrétiens, et même plus de pureté que plusieurs d’entr’eux en particulier sans avoir certaines particularités qui ne sont point nécessaires à la vraie piété. D’autres ne veulent pas que l’on s’approche de ce pain sacré sans s’être confessé à chaque fois, ce qui n’est proprement que laver les mains de celui dont la conscience est pure et nette, qui, comme il veut bien se confesser souvent pour se prévaloir d’un si grand Sacrement, ne se fait pas aussi un scrupule de communier sans aller à confesse lorsque sa conscience ne lui reproche rien qui le doive éloigner de la Communion.

 

v. 3. Il leur répondit : Et vous, pourquoi violez-vous le commandement de Dieu à cause de votre tradition ?

 

Il reprend ces Docteurs qui s’inquiètent si fort de ce que les âmes simples s’approchent des Sacrements, voulant les obliger à des pratiques extérieures qui ne sont pas essentielles, et qui peuvent même être suppléées par quelque chose de meilleur ; par exemple, une personne ne jeûnera pas la veille de la Communion, mais la croix d’une infirmité, ou du travail, ou quelque œuvre de charité, seront plus agréables à Dieu et plus purifiantes pour l’âme que le jeûne. Cependant ces zélés si violents pèchent eux-mêmes contre la loi en plusieurs choses, singulièrement en ce que par une sévérité indiscrète ils ravissent à Dieu sa gloire, et aux âmes les grâces qu’elles recevraient de la fréquentation du divin Sacrement.

Il ne faut point écarter de la Communion ceux dont la conscience est pure et la volonté séparée du péché.

 

v. 4. Car Dieu a fait ce commandement : Honorez votre père et votre mère. Et quiconque maudit son père ou sa mère sera puni de mort.

v. 5. Cependant vous dites : Il suffit que chacun dise à son père ou à sa mère : Tout don que je fais à Dieu vous est utile.

v. 6. Encore qu’il n’honore pas son père et sa mère. Ainsi vous avez rendu le commandement de Dieu inutile par votre tradition.

 

Ces faux zélés rendent les commandements de Dieu inutiles par leurs traditions, en ce que sous prétexte de glorifier Dieu, ils lui ôtent la gloire qu’il a prétendu tirer du Sacrement de l’Eucharistie, qui est qu’il soit mangé des hommes. C’est rendre ce Sacrement inutile que d’empêcher les âmes d’en approcher. Il faut avant toutes choses satisfaire aux préceptes, puis l’on observera les traditions et les méthodes.

Dieu ne veut point de vœux injustes. Il est des personnes qui dévouent aux saints et aux religions la substance de leurs parents ou des pauvres, leur refusant le secours qu’ils leur doivent, et violent le droit naturel pour accomplir une dévotion capricieuse. Jésus-Christ aime plus les Temples vivants que les matériels ; après avoir fourni aux besoins de ceux-là, l’on peut aider à ceux-ci.

 

v. 7. Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé de vous, lorsqu’il a dit :

v. 8. Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est bien éloigné de moi.

 

Notre Seigneur traite d’hypocrites ceux qui l’honorent des lèvres, mais dont le cœur est bien éloigné de lui. Il y a des hypocrites volontaires, et d’autres qui le sont par état. Les premiers pratiquent l’hypocrisie par un orgueil secret, et avec affectation ; les autres le font par habitude et sans y penser. La plupart des Chrétiens sont de cette dernière classe. Ils prient Dieu par routine, et le cœur est infiniment éloigné des paroles de la bouche ; ils se contentent de quelques prières extérieures, qui sont sans vie, n’étant point animées de l’esprit intérieur. Il faut ou se taire tout-à-fait, ou joindre la prière intérieure à l’extérieure, sans quoi celle-ci est un corps sans âme.

 

v. 9. Or c’est en vain qu’ils me servent, enseignant des doctrines et des ordonnances humaines.

 

Jésus-Christ ne peut souffrir que l’on s’arrête aux maximes et aux méthodes des créatures au préjudice de ce qu’on lui doit. La plupart des hommes savants préfèrent, sans le savoir, leurs maximes à celles du Sauveur ; et l’on aime mieux obéir à ce qu’ils ordonnent qu’à Dieu. Quiconque s’abandonne à l’Esprit de Dieu saura faire le discernement de ce qui est de l’homme en l’homme ou de ce qui y est de Dieu.

 

v. 10. Puis, s’adressant au peuple, il leur dit : Écoutez et comprenez bien.

v. 11. Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le rend impur, mais c’est ce qui sort de sa bouche qui le souille.

 

Il fait voir que ce ne sont pas les choses extérieures qui souillent l’homme, parce que tant qu’il demeure uni à son Dieu, ce qui entre par les sens ne saurait le salir, et qu’il ne peut être souillé que lorsque son cœur se répand dans les créatures au préjudice de la préférence souveraine qu’il doit à son Dieu.

 

v. 12. Alors ses Disciples, s’approchant, lui dirent : Savez-vous bien que les Pharisiens, ayant entendu ce que vous venez de dire, s’en sont scandalisés ?

v. 13. Mais il leur répondit : Toute plante qui n’aura pas été plantée par mon Père céleste sera arrachée.

v. 14. Laissez-les ; ce sont des aveugles qui conduisent d’autres aveugles. Or si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont tous deux dans la fosse.

 

Les Pharisiens et les Docteurs ont commencé dès le temps de Jésus-Christ à se scandaliser de sa doctrine ; il ne faut pas s’étonner s’il s’en trouve qui le fassent encore aujourd’hui ; et ce qui est bien remarquable, c’est que comme les Docteurs Juifs se scandalisèrent de ce que le divin Maître disait de l’intérieur, auquel il attribuait la pureté ou la souillure de l’homme, aussi des Docteurs Chrétiens se scandalisent de l’Évangile le plus intérieur, enseigné et pratiqué par les personnes spirituelles, tournant en ridicule ce qu’il y a de plus mystique, quoique ce soit également le plus véritable. Ce sont des gens tellement pleins d’eux-mêmes, que les choses les plus divines passent dans leur esprit et dans leurs paroles pour des erreurs les plus grossières, parce qu’elles ne sont pas conformes à leurs sentiments ni à leur expérience. Il ne faut rien faire à dessein de scandaliser le prochain, bien au contraire ; mais aussi ne faut-il pas s’étonner pour un scandale pris mal à propos, ni cesser pour cela de faire le bien. Il y a un scandale pris, et un autre donné ; Notre Seigneur savait que tous prendraient sujet de se scandaliser de sa doctrine et de ses œuvres ; mais il n’interrompit pour cela ni sa prédication, ni ses miracles, ni sa manière de vivre.

Les plantes dont Jésus-Christ parle sont nos actions, et tout ce qui paraît en nous bon et vertueux, comme croissant dans notre terre. Toutes ces plantes que Dieu n’aura pas plantées, toutes les actions qui ne sont pas produites par cette source seront arrachées. Les seules œuvres qui viennent de l’esprit intérieur, et que Dieu opère dans les âmes anéanties, demeureront dans toute leur valeur ; toutes les autres seront arrachées ; non que les bonnes œuvres des âmes communes, mais justes, doivent périr ; nullement ; à Dieu ne plaise que l’on ait cette pensée, qui serait une erreur. Mais l’on veut dire que ces œuvres, quoique bonnes, mais non parfaitement pures, seront arrachées pour être jetées au feu de Purgatoire, afin qu’il consume tout ce qu’il y a de mélange de propriété, et qui par conséquent est combustible, selon que S. Paul le dit clairement : Celui dont l’ouvrage brûlera souffrira de la perte ; toutefois il sera sauvé, mais en passant par le feu 144.

Le Sauveur ajoute qu’il faut laisser ces Docteurs pleins d’eux-mêmes, et ne pas disputer avec eux de la vérité de ses paroles ; parce qu’ils sont si aveuglés de leur propre suffisance, qu’ils se scandaliseraient encore plus de ses instructions divines, qui d’ailleurs font tant d’effet dans d’autres cœurs qui ne les écoutent pas avec ces oppositions à la pénétration de sa lumière. Sa parole, au lieu de leur faire l’effet qu’elle fait aux autres, les aigrirait davantage, et les blesserait à cause de leur mauvaise disposition ; ainsi que le Soleil, éclairant tout le monde d’une manière si utile, offense les yeux chassieux et mal disposés.

Ces personnes sont des aveugles endurcis qui conduisent d’autres aveugles ; mais ces derniers aveugles ne le sont qu’à cause de leur docilité à se laisser conduire par ceux qui leur communiquent leur aveuglement. Pour ceux-ci, ils sont aisément éclairés ; mais pour les autres, ils ne le sont jamais sans miracle, qu’on ne lit point que Jésus-Christ ait fait sur terre, jusques-là que ces obstinés s’en vantaient eux-mêmes, se faisant un trophée de leur dureté diabolique et impénétrable aux rayons de la divine lumière. Y a-t-il un seul, dirent-ils, des Magistrats ou des Pharisiens qui ait cru en lui ? Car pour cette populace qui n’entend pas la loi, elle est maudite de Dieu. Il ne se fait guères non plus de ces miracles dans la suite des siècles, à cause de l’opposition extrême que ces aveugles ont à la grâce. Il est des aveugles qui ne joignent pas l’aveuglement du cœur à celui de l’esprit, et qui ne sont aveugles que par ignorance, ou parce qu’ils se laissent conduire ; ceux-là sont susceptibles de la grâce. Mais ces aveugles suffisants, qui aiment leur aveuglement, ne se convertissent jamais.

 

v. 15. Pierre lui dit : Expliquez-nous nous cette parabole.

v. 16. Jésus lui répondit : Quoi ! vous aussi n’avez point encore d’intelligence ?

 

Cette réponse de Jésus-Christ marque l’étonnement où il est que des personnes qui ont déjà marché longtemps à sa fuite n’aient pas l’intelligence de sa doctrine. Cependant, ô divin Docteur ! le dirai-je ? Vous ne devez pas vous en étonner ; puisque vous savez que c’est à vous seul de donner l’intelligence des choses que vous faites pratiquer et éprouver. L’âme a longtemps l’expérience des choses avant que d’avoir la lumière de son expérience ; et l’on possède une chose sans connaître ce que l’on possède. Les Apôtres étaient alors dans l’état et ils n’avaient pas l’intelligence de l’état ; car ils étaient au-dessus de la tradition des hommes, puisqu’ils la violaient innocemment ; mais ils ne savaient pourquoi ils en usaient de la sorte. Ils agissaient tout naturellement et sans attention ; et cette action, qui paraissait purement naturelle, était de l’ordre et de la volonté de Dieu, qui en vue de leur abandon les faisait agir de la sorte sans qu’ils y pensassent, afin d’avoir par-là occasion d’établir cette doctrine.

Ô conduite adorable de la providence et de la volonté de Dieu ! Vous paraissez toute naturelle à qui n’en a pas l’intelligence. Mais plus vous paraissez naturelle, plus vous êtes divine ! Tout ce qu’il y a de plus grand et de plus divin se fait comme naturellement. Cela est visible dans la vie de Jésus-Christ, et admirable dans celle de ses Saints. Lorsqu’une âme est en Dieu, les actions divines lui sont aussi naturelles que l’air qu’elle respire ; et comme un corps animé fait toutes ses fonctions les plus intérieures et les plus nécessaires à la vie sans penser à les faire ni à ce qui l’anime, il en est tout de même de l’âme possédée de Dieu et animée de son Esprit ; et les actions que cet Esprit lui fait faire sont si libres, si faciles, et si pures, qu’elle n’y peut faire aucune attention particulière.

 

v. 17. Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche descend dans le ventre, et est jeté ensuite au lieu secret ?

v. 18. Mais ce qui sort de la bouche part du cœur ; et c’est ce qui rend l’homme impur.

v. 19. Car c’est du cœur que sortent les mauvaises pensées, les homicides, les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les blasphèmes.

v. 20. Ce sont là les choses qui souillent l’homme ; mais de manger sans laver ses mains, cela ne souille point l’homme.

 

Jésus-Christ fait voir en ceci deux choses : l’une, que la véritable pureté ne consiste pas à laver le dehors, ni à se contenter d’un extérieur réglé et composé de quelques actions qui paraissent pures, mais dans la véritable pureté, qui ne peut venir que du cœur ; l’autre, que l’impureté ne vient jamais faute de jeûnes, et d’austérités extérieures, sinon en tant que le cœur est corrompu ou déréglé dans ce qu’il omet ou qu’il ordonne pour le dehors. De forte que pour avoir la véritable pureté et être exempt de l’impureté, il faut que la conversion se fasse de tout le cœur. Il marque aussi en cela qu’après s’être appliqué un temps convenable à la pénitence et observation extérieure, il en vient un autre où il faut travailler singulièrement à la pureté du cœur, qui est découverte ensuite des premiers travaux de l’extérieur. Toute vertu qui ne part point de ce principe vivifiant est une vertu apparente, et non réelle.

 

v. 21. Jésus, étant parti de ce lieu-là, se retira du côté de Tyr et de Sidon.

v. 22. Et une femme Cananéenne, qui était sortie de ce pays-là, s’écria en lui disant : Seigneur, Fils de David, ayez pitié de moi ! Ma fille est cruellement tourmentée par le Démon.

v. 23. Mais il ne lui répondit pas un mot. Et ses disciples, s’approchant, le prièrent, en lui disant : Renvoyez-la, parce qu’elle crie après nous.

 

Tout ceci est bien admirable. Jésus-Christ, qui est si plein de miséricorde qu’il prévient même les pécheurs pour leur faire grâce lorsqu’ils ne lui en demandent point 145, qui fait venir à lui ceux qui ne se mettaient point en peine de le connaître, et qui se fait trouver de ceux qui ne le cherchaient point, paraît si insensible à la prière de cette pauvre femme, qu’il fait semblant de ne la vouloir pas écouter, et ne veut pas même lui répondre ! Ô invention toute divine ! Lorsque Dieu veut faire d’abondantes miséricordes, il paraît impitoyable et sans miséricorde ; et ceux qui ignorent cette conduite de l’amour s’affligent de n’être pas aussitôt exaucés, et cessent de prier ; mais ceux à qui la lumière est donnée augmentent leur foi par ces rebuts apparents, assurés qu’ils sont que Dieu ne fait jamais plus de grâce que lorsqu’il refuse ou diffère de faire grâce.

La persévérance de cette femme est si admirable, qu’elle a mérité l’éloge que Jésus-Christ en a fait. Ses disciples, importunés d’une fidélité que leur Maître admirait dans le secret, son silence même étant une profonde communication de foi qu’il faisait à cette femme, se crurent obligés de lui demander qu’il la renvoyât. Ils lui firent une prière à deux sens, comme voulant dire : Ou exaucez-la promptement, afin qu’elle s’en aille ; ou si vous la refusez, renvoyez-la incessamment. Jésus en usa de la sorte pour obliger ses disciples à le prier en faveur d’une âme qu’il avait plus d’inclination d’exaucer qu’elle n’avait de désir de l’être ; et aussi afin de faire connaître à tous les Chrétiens la foi de cette femme et la persévérance de sa prière. Il semble la rebuter, mais en la rebutant, il l’attire d’une force sans égale. Ô amour, vous êtes comme la pierre d’aimant qui repousse d’un côté et attire fortement de l’autre !

 

v. 24. Il leur répondit : Je ne suis envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues.

v. 25. Mais elle s’approcha de lui, et l’adora, lui disant : Seigneur, assistez-moi.

 

Plus Jésus-Christ la rebute, plus elle s’approche de lui par la confiance. Il ne se contente pas du silence ; il y ajoute un refus manifeste ; car s’il n’est envoyé qu’aux brebis de la maison à Israël qui se sont perdues, que fera-t-il pour cette femme qui est sortie du pays des Gentils, ne pouvant rien faire contre sa mission ? Ô que cette parole a un grand sens, surtout étant prise dans le mystique ! Jésus-Christ est envoyé pour sauver tous les hommes comme Rédempteur, mais il n’est venu comme Prédicateur de l’intérieur que pour les personnes intérieures, ou destinées à l’être. Il est de deux sortes de ces brebis perdues : les unes, qui se sont écartées de l’abandon ; et celles-là ont besoin de Jésus Prédicateur pour les rappeler à lui de l’éloignement où elles sont ; ces sortes de brebis sont plutôt égarées que perdues ; les autres se peuvent dire dans un bon sens, être perdues en Dieu par la perte de leur être propre, pour donner lieu à l’être de Dieu. C’est à ces brebis heureusement perdues que Jésus-Christ est envoyé pour être leur remplacement et les revivifier.

Jésus-Christ est venu sous trois qualités en faveur de trois fortes de personnes. Il est venu comme voie, pour les pécheurs dévoyés, afin de les mettre dans la voie de salut. Il est venu comme vérité, pour les justes, qui n’étant pas dans le péché se sont néanmoins détournés du chemin, afin de les éclairer par sa lumière de vérité, et leur faire voir qu’ils s’écartent de la voie de l’abandon et de la foi où ils étaient. C’est comme si une personne marchant de nuit et égarée, étant prête à tomber dans un précipice, était redressée par la lumière d’un flambeau qui lui ferait voir son égarement, et qui, le tirant du danger où elle était, lui donnerait lieu de rentrer dans le bon chemin. Mais il n’est venu comme vie que pour les brebis perdues de la maison d’Israël, parce que ces âmes mortes à toute propre vie, ces âmes heureusement perdues en Dieu, trouvent cependant le salut que Dieu donne, et sont par leur mort vivifiées de sa vie.

C’est pourquoi Notre Seigneur dit : Les brebis qui se sont perdues de la maison d’Israël. La maison d’Israël est la congrégation des âmes abandonnées, comme il a tant été vu et expliqué dans l’Ancien Testament. Ce sont donc ces brebis perdues par un abandon total, et par l’écoulement de leur être propre en celui de Dieu, que Jésus-Christ est venu vivifier ; et nulles autres que celles-là ne peuvent jouir de cette vie dont parlait S. Paul lorsqu’il disait : Je vis, non plus moi-même, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi 146. Et dans un autre endroit : Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ 147 ; c’est-à-dire, vous êtes morts par la séparation entière de vous-mêmes, et de tout ce qu’il y avait en vous d’Adam pécheur et corrompu ; et par cette mort votre vie s’est écoulée en Dieu avec Jésus-Christ, qui est perdu dans le sein de son Père, d’où il ne sort que pour s’y perdre ; vie néanmoins qui vous a été communiquée par Jésus-Christ, ensuite de la perte de la vôtre propre pour l’amour de lui, suivant sa promesse : Celui qui perd sa vie pour l’amour de moi la conservera 148.

C’est donc pour ces brebis divinement perdues que Jésus est singulièrement envoyé. Et comment est-il envoyé ? C’est que lorsque l’âme est ainsi cachée en son Dieu, sans penser à autre chose qu’à demeurer en lui, Jésus-Christ lui est envoyé, ou plutôt, il est formé en elle, s’y incarnant mystiquement, et après lui avoir communiqué premièrement sa vie sitôt que l’âme a cessé de vivre de la sienne propre. Mais il ne prend pas encore vie d’elle, jusqu’à ce qu’il s’en serve pour les autres ; dès là il naît en elle, afin de se produire en mille et mille cœurs par son organe. La sainte Vierge vivait de la vie du Verbe, devant l’Incarnation de ce même Verbe, qui ne s’incarna en elle que dans la plénitude des temps, et lorsqu’il voulut paraître au monde. Il en est de même de l’âme arrivée en Dieu, qui est sa fin ; elle vit en lui de la vie de son Verbe ; mais Jésus-Christ n’est pas encore incarné en elle, et il ne s’y incarne mystiquement que pour se produire au monde par elle, ce qui est la consommation de l’état apostolique. Jésus-Christ se forme en nous comme vie, mais comme vie de Verbe caché en Dieu, quoique subsistant en lui ; et il se forme en nous par manière d’incarnation, en tant qu’homme-Dieu, afin de paraître au monde en faveur des hommes, prêcher, enseigner, et guérir.

Il y a bien de la différence entre prêcher Jésus-Christ, ou que Jésus-Christ se prêche lui-même en l’homme. Nous prêchons Jésus-Christ et par nos paroles et par nos actions : par nos paroles, enseignant le lieu où il se trouve, et apprenant aux autres à le connaître ; par nos actions, lorsque notre vie est conforme à la sienne. Mais Jésus-Christ ne se prêche lui-même que lorsque la personne dont il se sert est toute anéantie, et qu’il est venu en elle pour paraître au monde ; en sorte que c’est plutôt lui qui parle que la créature, qui ne fait que lui prêter un organe sans résistance, pour qu’il s’en serve à son gré, au témoignage du plus grand des Apôtres, qui l’avait éprouvé : Voulez-vous, dit-il, faire l’expérience de la vérité de Jésus-Christ, lequel parle par ma bouche 149 ? Ce que dit ou fait une telle personne n’est point d’elle ; mais Jésus-Christ parle et opère en un tel pendant qu’il demeure si mort à tout cela, qu’il n’y prend nulle part. L’homme parfait est longtemps caché avec Jésus-Christ en Dieu avant que d’entrer dans cette vie publique de Jésus conversant, prêchant, et enseignant ; et pour être mis par état dans cette vie, il faut qu’il soit sans nulle propriété, pour petite qu’elle soit ; car s’il lui en restait encore quelque peu, ce ne ferait pas Jésus-Christ qui agirait en lui. Ce divin Maître enseigna cette science si relevée aux Apôtres et à cette femme en même temps, parce que c’était une âme de foi, et que c’est le propre des âmes de foi de pénétrer bien avant dans ces sacrés mystères.

Aussi l’Évangile ajoute que loin de se rebuter du Fils de Dieu pour une parole si dure que celle qu’il lui dit, elle s’approcha même de lui, voyant bien que lui seul la pouvait rendre participante de sa vie. En même temps elle l’adora ; comme rendant hommage à son être souverain, par un libre acquiescement à la perte de son propre être, afin que l’être de Dieu soit et subsiste seul. Elle céda sa vie à celle du Verbe, que sa foi découvrit dans l’Homme Dieu, et son être au sien, afin qu’il opérât en elle les merveilles dont il lui parlait sous des paroles assez couvertes, mais dont il lui donnait une profonde intelligence. Et quoiqu’elle fût extrêmement humble, son humilité ne la porta point à s’éloigner de Jésus-Christ, mais plutôt à s’en approcher davantage ; parce que la foi lui faisait découvrir au travers des paroles de son Sauveur que lui seul pouvait et devait opérer cette perte de son âme ; ce qui fit qu’elle lui dit avec une vive confiance : Ô Seigneur, aidez-moi, et me soutenez, afin que je puisse porter avec fidélité des opérations si sublimes ! Elle oublie le sujet de sa prière ; elle ne pense plus à sa fille, mais à entrer dans les dispositions de Jésus-Christ, qui disait infiniment plus à son cœur dans le secret qu’il n’en exprimait au-dehors par ses paroles ; car l’ouvrage intérieur se fait fort secrètement entre Jésus et l’âme, à l’insu des hommes, qui n’y découvrent presque rien, lors même qu’on leur en dit quelque chose.

 

v. 26. Il lui répondit : Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens.

v. 27. Il est vrai, dit-elle, Seigneur, mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.

 

Jésus-Christ regarde cette femme comme une chienne, car ses paroles sous une écorce toute simple et sauvage avaient une moelle divine. Cette femme donc par sa fidélité était aux pieds du fils de Dieu comme un petit chien fidèle à son maître. Le chien a mille qualités qui le rendent aimable ; et l’âme de foi a toutes les qualités du chien. Premièrement, le chien est fidèle à se tenir attentif aux pieds de son maître, il ne le quitte pas d’un moment ; il le suit partout sans s’informer du chemin qu’il tient, ni de ce qu’il veut faire ; et c’est assez que son maître ait passé en un lieu pour qu’il y passe à sa suite, et franchisse tous les obstacles ; rien ne peut ni l’arrêter, ni l’en empêcher. Il connaît son maître entre tous, entend sa voix, et se dresse aisément à toutes ses volontés, veillant à sa défense et de jour et de nuit, et aboyant contre ses ennemis. Ce sont toutes les qualités de l’âme de foi ; elle se tient toujours aux pieds de son maître dans un anéantissement profond, elle le suit partout, sans s’informer du lieu où il la conduit, ni de ce qu’il veut faire d’elle ; elle se laisse conduire aveuglément, et franchit tous les obstacles et toutes les barrières qui peuvent l’empêcher de suivre Jésus-Christ. Il suffit qu’il ait marché en un lieu, quelque âpre et difficile qu’il paraisse, afin qu’elle l’y suive avec courage. Enfin elle se rend souple à toutes ses volontés, et se laisse dresser comme il lui plaît, défendant aussi Jésus dans les âmes, et aboyant contre ses ennemis. Voilà comme était cette femme.

Cependant Jésus lui dit que, quoiqu’elle ait toutes les qualités du chien, et qu’elle soit dans un état de grande foi, il n’est pas néanmoins permis de prendre le pain des enfants pour le lui donner. Ce pain est le Verbe, et ces enfants sont les âmes perdues en Dieu, qui par-là sont devenues simples, innocentes et enfantines. Ces personnes ne vivent plus que de la vie du Verbe qui est leur pain ; une âme de foi, pour être d’une grande foi, ne peut pas encore manger de ce pain ; parce qu’elle n’a pas perdu toute propriété. Celle-ci, étant bien instruite, réplique à Jésus-Christ qu’il est vrai, mais aussi que les petits chiens, c’est-à-dire, les âmes de foi, qui entrent dans la véritable petitesse, doivent avoir les miettes de cet état ; et que si elles n’ont pas la vie du Verbe par état permanent, elles doivent du moins avoir souvent des écoulements passagers de cette même vie, qui sont comme les miettes de la table de Dieu. Ô femme, que vous entendiez bien le langage de votre Maître, et que vous lui répondiez d’une manière profonde ! Ô Maître, vous entendiez bien la voix de votre petite chienne, et vous voyiez assez que sa demande était juste ! Vous la disposiez par tout ce discours à ce que vous vouliez lui accorder.

 

v. 28. Alors Jésus lui dit : Ô femme, votre foi est grande ! Qu’il vous soit fait selon votre désir. Et sa fille fut guérie à l’heure même.

 

Le Fils de Dieu admire la grandeur de cette foi et sa pénétration. Non seulement il l’admire, mais dès ce moment il la met dans l’état des enfants, comme ne pouvant plus refuser cette grâce à la grandeur de sa foi. Et elle obtint non seulement la grâce extérieure qu’elle avait demandée d’abord, savoir la guérison de sa fille, mais aussi ce pain saint et divin dont Jésus-Christ lui avait fait naître l’envie ; et cherchant une chose, elle en obtient une autre infiniment plus considérable ; ainsi que Saül, en cherchant des ânesses, obtint un Royaume 150.

 

v. 29. Jésus, quittant le lieu, vint le long de la mer de Galilée. Et, étant monté sur une montagne, il s’assit là.

v. 30. Et il s’assembla autour de lui un grand nombre de personnes, ayant avec eux des muets, des aveugles, des boiteux, des estropiés, et plusieurs autres, qu’ils mirent à ses pieds ; et il les guérit.

 

Ce passage s’entend non seulement de ce que Jésus-Christ fait par lui-même, mais encore de ce qu’il opère par les personnes apostoliques en faveur des autres. Il se repose et s’assied sur la suprême partie de l’âme, comme sur une montagne, et l’âme n’a qu’à demeurer à ses pieds, exposée devant lui et délaissée à toutes ses volontés, pour que le Sauveur opère en sa faveur de si grands miracles, que peu à peu elle se trouve guérie de tous ses défauts et du dérèglement de ses passions. Le fils de Dieu fait quelque chose de semblable par le ministère des personnes apostoliques. Ceux qui les approchent, lorsqu’ils sont en Dieu, qui est la montagne sur laquelle Jésus-Christ se repose éternellement, sont guéris de leurs maladies spirituelles ; tant les pécheurs, qui reçoivent le don de pénitence, que les spirituels, qui s’en retournent plus instruits et fortifiés.

 

v. 31. De sorte que tout le peuple était dans l’admiration, voyant que les muets parlaient, que les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient ; et ils rendaient gloire au Dieu d’Israël.

 

Ce qui étonne les personnes qui ne sont pas tout à fait éclairées, c’est de voir le progrès de l’Esprit de Dieu, et sa promptitude à faire les choses. Les muets parlent : ceux qui ne voulaient pas avouer leurs fautes, ni confesser les miséricordes de Dieu, ni s’entretenir avec lui par l’oraison, reçoivent la grâce du premier degré, qui est de parler à Dieu. Mais une autre grâce beaucoup plus grande la suit, qui est de rendre muets ceux qui parlaient ; ce qui arrive lorsqu’après avoir quelque temps parlé à Dieu, l’oraison de silence les oblige à se taire pour l’écouter. Car il faut encore plus observer devant Dieu qu’avec les hommes ce que dit le Sage : qu’il y a un temps de parler, et un temps de se taire 151 ; et c’est un entêtement injurieux à Dieu que de croire ne pas prier si l’on ne parle toujours devant lui, et de ne lui donner jamais le temps d’insinuer dans le cœur les paroles d’esprit et de vie, et ses vives et secrètes lumières ; ce qui ne se fait que dans le silence et le repos de toute âme. La grandeur de la foi, l’excès de la résignation, la véhémence de l’amour, ferment la bouche du cœur et lui ôtent toute parole, pour laisser parler et agir le Verbe à son gré ; pendant que l’âme ne cesse point de croire, d’admirer, et d’aimer ; mais cela se fait d’une manière si simple, qu’elle ne se remue point, ni ne se multiplie nullement. Les boiteux marchent lorsque, sortant de la voie de gauchissement, ils entrent dans la voie droite. Cette voie droite consiste à se tenir tourné vers Dieu, et à ne se recourber jamais vers la créature ; car être tourné vers la créature, c’est gauchir et se détourner de Dieu plus ou moins, selon que le détour est considérable. Les aveugles sont éclairés lorsque la lumière de vérité se communique à ceux qui étaient dans les ténèbres de l’ignorance, ou dans le péché, ou dans le défaut d’intérieur. Toutes ces personnes se trouvent guéries et en état de louer et bénir le Dieu d’Israël, le Dieu des âmes abandonnées, qui fait tant de biens à ceux qui se confient à lui.

 

v. 32. Or Jésus, appelant ses disciples, leur dit : J’ai compassion de ce peuple, car il y a déjà trois jours qu’ils ne me quittent point, et ils n’ont pas de quoi manger ; et je ne veux pas les renvoyer sans manger, de peur qu’ils ne tombent en défaillance sur les chemins.

 

Ô Dieu ! il suffit de se tenir uni à vous et de persister à demeurer en votre présence pour attirer votre compassion et être bientôt récompensé ! Ceux qui se donnent tant de peine par eux-mêmes pour les moindres choses n’ont qu’à se tenir attachés à Dieu pour venir bientôt à bout de tout, parce que sa compassion est infiniment plus étendue que la fidélité de la créature. Ô qu’il m’est bon, disait David, de demeurer attaché à Dieu et de mettre en lui toute mon espérance 152 ! Jésus-Christ récompense cette fidélité à se tenir auprès de lui d’une nourriture céleste qui est un soutien foncier, lequel empêche que l’homme ne défaille dans le chemin de la foi et de la perfection ; et ce soutien est extrêmement efficace. L’âme qui a mangé de cette viande distingue très-bien ce soutien ; et jusqu’à ce qu’elle l’ait éprouvé, elle tombe souvent en défaillance dans la voie par ses faiblesses, que lui causent ses doutes et ses hésitations.

 

v. 33. Ses Disciples lui répondirent : Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude de personnes ?

 

L’on s’imagine que c’est la seule quantité de nourriture qui fait le rassasiement d’une âme ; mais il y a une nourriture simple qui la rassasie pleinement. Les disciples prenaient encore cela d’une façon grossière, et le miracle que Jésus avait déjà fait en pareille occasion ne les convainquait pas assez de son pouvoir et du soutien qu’il fait donner ; tant il est vrai que l’on a bien de la peine d’entrer dans cet état simple et de se faire à ce rassasiement spirituel que Dieu opère en l’âme qui demeure attachée à lui, lequel n’a pas besoin de matière. Plus le lieu est désert, plus l’on croit avoir besoin d’un soutien matériel. Ô y a-t-il quelque désert à la suite de Jésus-Christ ? Le rassasiement de l’âme ne se peut jamais opérer que par la présence et l’union à Dieu, mais elle n’est pas plutôt dans cette union qu’elle entre dans un plein rassasiement qui la tire de tout désir et de tout appétit. Ce peuple était si attaché à Jésus-Christ, qu’il ne pensait pas à manger ; mais l’on ne cesse pas plutôt de prendre soin de soi-même pour s’abandonner à sa conduite et le suivre qu’il pourvoit à tout ce qu’il faut.

 

v. 34. Jésus leur demanda : Combien avez-vous de pains ? Sept, lui dirent-ils, et quelque peu de petits poissons.

v. 35. Il commanda ensuite au peuple de s’asseoir sur la terrer.

v. 36. Puis prenant les sept pains et les poissons, et rendant grâces, il le rompit et les donna à ses disciples, et ses disciples les donnèrent au peuple.

 

Jésus-Christ en use de la même sorte dans la distribution de ces pains qu’il avait faite la première fois 153, pour nous apprendre par là le mystère de l’Eucharistie, qu’il devait établir un jour. Il rompt le pain, et le donne à ses disciples pour le distribuer au peuple. Qui ne voit en cela la figure de l’Eucharistie, d’autant plus claire et mieux circonstanciée qu’elle approchait plus de sa vérité ? Car c’est ici du pain qui se donne, qui se rompt par Jésus-Christ, qui se distribue, par ses Apôtres, qui se multiplie miraculeusement pour tant de milliers d’âmes, qui les rassasie parfaitement ; et après la consomption, il en reste encore plus qu’il n’y en avait avant que Jésus le rompît, pour marquer que ce sacrement ne peut être épuisé par son usage. Qu’y manquait-il plus, sinon la conversion substantielle, pour faire l’Eucharistie ? Le Fils de Dieu donnait dès lors par cette si claire figure le pain Eucharistique à ses Apôtres, non seulement pour eux-mêmes, mais afin que dans la suite ils le distribuassent à tous les peuples ; en sorte que Jésus-Christ devait perpétuer ce miracle et le consommer par la manducation du pain Eucharistique et la distribution qui s’en devait faire par les Prêtres, disposant les cœurs des hommes, par le miracle redoublé de la multiplication des pains, à croire le miracle perpétuel de la multiplication de son corps sous la figure du pain. C’est pourquoi il ne donna pas ce pain, béni et rompu par lui, immédiatement au peuple, mais il le donna à ses disciples pour qu’ils le distribuassent au peuple, marquant par là qu’il en devait faire autant au jour de la Cène, lorsqu’il leur donnerait le pain vivant et descendu du ciel, avec le pouvoir de le consacrer et distribuer après sa mort à tout le monde.

 

v. 37. Tous en mangèrent et furent rassasiés ; et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés.

 

Tous en mangèrent, parce que Jésus-Christ devait dire un jour de ce pain adorable qu’il devait nous donner : Prenez et mangez 154 ; ceux qui mangent de ce pain en sont rassasiés, et éprouvent une plénitude qui ne leur permet pas de douter de la vérité du soutien qu’ils ont reçu ; mais ceux qui ne mangent pas de ce pain demeurent toujours faméliques. Ce qui reste de ce pain après l’avoir mangé, contenu dans sept corbeilles, signifie que les sept dons du S. Esprit sont communiqués à l’âme par l’usage fréquent qu’elle en fait ; et quoique le corps de Jésus-Christ n’y soit plus lorsque les espèces sont consumées ; toutefois ces restes de son Esprit, communiqué par sa chair vivifiante, y demeurent toujours et Jésus-Christ les fait recueillir avec soin ; parce que, ne se contentant pas de communiquer à l’âme un si grand bien, il lui apprend de plus le moyen d’en faire usage.

 

v. 38. Or ceux qui en mangèrent étaient au nombre de quatre mille hommes, sans les femmes et les enfants.

v. 39. Et ayant renvoyé le peuple, il entra dans une barque, et s’en alla près de Magedon.

 

Le S. Esprit nous a fait marquer le nombre des personnes qui mangèrent de ce pain et leur qualité, afin de nous faire voir que le Fils de Dieu n’exclut personne de sa table. Mais il faut encore remarquer qu’il ne leur donne point à manger qu’il ne les ait fait asseoir à terre, pour nous apprendre que la meilleure disposition pour recevoir l’Eucharistie, dont ce pain miraculeux était la figure, est le repos et l’anéantissement. Jésus-Christ se retire après cette manducation, ainsi qu’il l’avait fait l’autre fois, pour marquer qu’après avoir donné son Corps à manger, il quitterait la terre pour aller au ciel, laissant ce gage de son amour aux hommes.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVI.

 

 

v. I. Les Pharisiens et les Saducéens vinrent à lui pour le tenter, et ils le prièrent de leur faire voir un miracle dans le Ciel.

v. 2. Mais il leur répondit : Le soir, vous dites : Le temps sera beau, car le ciel est rouge.

v. 3. Et le matin : Il y aura aujourd’hui de l’orage, parce que le ciel est rougeâtre et sombre.

v. 4. Vous savez donc bien juger des apparences de l’air, et vous ne savez pas connaître les marques que Dieu vous donne des temps ! Cette race méchante et adultère demande un miracle ; et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du Prophète Jonas. Et les laissant il se retira.

 

LES Docteurs et les gens d’autorité veulent des signes et ne veulent point se laisser conduire à la seule lumière de la foi. La demande qu’ils font à Jésus-Christ et la réponse qu’il leur fait est si propre à l’intérieur, qu’il est aisé de remarquer qu’il étendait ses paroles et ses pensées bien au-dessus de l’extérieur et des créatures inanimées.

Ces Docteurs, faute de docilité, ne veulent point croire ce qu’on leur dit de l’intérieur ; s’ils ne voient des prodiges et des choses extraordinaires dans les âmes qu’on leur dit être toutes célestes, ils n’en veulent rien croire. Ils ne font cas que de l’extraordinaire, et ne peuvent s’imaginer qu’une vie toute commune au-dehors puisse renfermer un état si sublime au-dedans ; quoique le S. Esprit nous ait fait dire que souvent il prend plaisir de cacher ses trésors dans des vases d’argile 155. Le Fils de Dieu leur répondit comme à des Docteurs qui avaient par leur science quelques présages de l’état, mais qui n’en avaient pas la connaissance parfaite, à cause qu’ils n’en avaient pas l’expérience.

Les deux états de la vie spirituelle dans lesquels se trouve l’âme tant qu’elle est en voie sont ici figurés par le soir et le matin, après lesquels elle entre dans le matin éternel. Dans le temps du sacrifice du soir, qui est la mort mystique, par laquelle se fait l’expression du sacrifice de la croix, lorsque le soir des ténèbres de la foi, des peines et afflictions est rouge, que la désolation intérieure est plus extrême, et que les persécutions extérieures sont plus enflammées, c’est la plus grande marque que la paix et le calme est proche, et que le retour de la lumière sera accompagné d’une admirable sérénité.

Toutes les personnes spirituelles savent ces vicissitudes de la lumière et des ténèbres de la foi, qui font que lorsqu’on est dans la douleur, c’est signe que la paix est proche ; comme, au contraire, le calme doit faire attendre la tempête. Tout le monde sait que la croix, la peine et la confusion est la marque la plus assurée que l’on est à Dieu ; mais c’est une chose que l’on fait dans le général et que l’on ne veut point savoir dans le particulier. L’idée en paraît belle, mais on ne veut point en éprouver la réalité.

Le pronostic du matin est que, lorsqu’après les privations et les désolations l’âme est rentrée dans le calme et le serein, et que, comme le ciel au matin, elle est toute rouge de feu et d’ardeur pour Dieu, qu’elle aime alors avec d’autant plus d’ardeur qu’elle avait été plus longtemps dans la privation de son amour aperçu ; ce feu étant encore mêlé de certains petits nuages, cette âme n’est pas dans la lumière pleine et durable ; tout cela marque que son état n’est pas solide, que ce n’est qu’une trêve, et non une paix parfaite ; et que l’orage qui est proche sera d’autant plus furieux que le ciel paraît plus ardent et enflammé.

Jésus-Christ dit donc à ces Docteurs qu’ils savent bien juger de ces choses en général, mais qu’ils ne savent pas en faire l’application en particulier aux personnes qui sont réellement dans ces états, faute de connaître à ces signes que Dieu en a donnés, les temps auxquels il y fait entrer les âmes. Ils croient tous généralement qu’il y a un état comme celui-là, que les croix sont saintes et salutaires ; cependant, lorsqu’une personne en porte sensiblement tous les caractères, ils ne veulent point croire qu’elle y soit ; et, jugeant en général l’état heureux, ils regardent ceux qui le portent comme des misérables. Ils chargent encore plus de croix ceux qui en sont accablés, et insultent comme à des malheureux à ceux qui sont pleins de ce qu’ils estiment le plus. Aussi Notre Seigneur appelle-t-il ces Docteurs, autant aveugles que superbes, une race méchante et adultère, à cause de leur duplicité. Il les traite d’adultères, parce que, ne voulant pas entrer dans l’intérieur, ils se séparent du lit de l’Époux pour se prostituer avec les créatures.

Il ajoute qu’il ne leur sera point donné d’autre miracle que celui du Prophète Jonas ; cela veut dire que l’on ne peut mieux juger de l’avancement d’une âme que par sa mort, sa perte et son naufrage ; et que le plus grand miracle qui se fasse, c’est qu’une créature libre veuille bien cesser d’être, par un renoncement parfait de soi-même et un acquiescement à sa perte, pour donner lieu à l’être de Dieu, voulant bien mourir à tout le créé et à soi-même pour laisser vivre Dieu en elle, et afin qu’il la mette en nouveauté de vie et, consentant de périr, afin que lui seul la sauve, et de mourir, afin qu’il la ressuscite. Si une âme ne passe point par cette mort, cette perte, et ce naufrage, ou son état intérieur n’est pas véritable, ou du moins il n’est pas avancé.

Après que Jésus-Christ eut enseigné à ces Docteurs le moyen de juger des états de l’âme d’une manière si courte, mais si expressive, il se retira, comme leur ayant dit en ce peu de paroles tout ce qui forme l’état intérieur, et qui doit aussi en faire faire le discernement.

 

v. 5. Ses disciples, étant passés à l’autre bord, avaient publié de prendre du pain.

v. 6. Et Jésus leur dit : Voyez et gardez-vous bien du levain des Pharisiens et des Saducéens.

v. 7. Or ils pensaient et disaient en eux-mêmes : Nous n’avons point pris de pain.

v. 8. Mais Jésus, qui savait leur pensée, leur dit : Gens de peu de foi, pourquoi pensez-vous en vous-même que vous n’avez point pris de pain ?

v. 9. Êtes-vous encore sans intelligence ? Et ne vous souvenez-vous pas des cinq pains pour les cinq mille hommes, et combien vous remportâtes de corbeilles ?

v. 10. Ni des sept pains pour les quatre mille, et combien vous en eûtes de paniers de reste ?

v. 11. Comment ne comprenez-vous pas que ce n’est pas du pain que je vous ai dit : Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Saducéens ?

v. 12. Alors ils comprirent que ce n’était pas du levain que l’on met dans le pain qu’il leur avait dit de se garder, mais de la doctrine des Pharisiens et des Saducéens.

 

Le Fils de Dieu abhorre si fort l’hypocrisie, l’artifice, et la duplicité, qui sont tous enfantés par l’orgueil, qu’il n’ordonne rien tant à ses disciples que de se garder de ces vices. La doctrine des Pharisiens est une doctrine qui n’enseigne que la plénitude de soi-même, opposée directement à l’Évangile, qui ne prêche que le vide, le dépouillement, la mort et l’anéantissement. C’est pourquoi Jésus-Christ, ayant parlé aux Pharisiens de cette doctrine de mort et de perte sous la figure de Jonas, et voyant leur cœur si éloigné de la comprendre ni d’y vouloir entrer, à cause du grand amour d’eux-mêmes, dit à ses disciples de se garder de ce levain d’orgueil et de propriété. Or cette propriété est très-bien comparée au levain ; car comme le levain corrompt toute la pâte pour peu que l’on en mette dedans, et la changerait toute en levain si on lui en donnait le temps, de même la propriété, pour peu qu’il y en ait dans une âme, infecte les meilleures choses et les changerait toutes en propriété si le feu de la charité n’en arrêtait le cours.

Les Apôtres, étant encore fort naturels, prenaient ces choses à la lettre ; c’est pourquoi Jésus-Christ les leur explique, car il faut remarquer qu’il a d’ordinaire expliqué les choses qui pouvaient faire quelque difficulté et qui ne se devaient prendre que dans un sens spirituel ; de sorte que nos frères égarés ont tort, eux qui se vantent de s’en tenir à la lettre, de la vouloir interpréter dans des endroits fort clairs. Le levain dont Notre Seigneur veut que nous nous gardions est la propriété de la doctrine des Pharisiens, qui ne tendait qu’à soutenir leur vie et leurs maximes au préjudice de la vie et de la doctrine de Jésus-Christ ; car ce divin Maître ne prêche que la droiture, la simplicité, l’enfance, et le dépouillement ; au lieu que ceux-là enseignent et pratiquent tout le contraire. Les gens pleins de propre suffisance n’entreront jamais dans la doctrine de Jésus-Christ.

 

v. 13. Jésus, étant allé du côté de Césarée de Philippe, interrogea ses disciples et leur dit : Que disent les hommes du fils de l’homme, qui disent-ils qu’il est ?

v. 14. Ils lui répondirent : Les uns disent que c’est Jean Baptiste ; les autres, que c’est Élie ; les autres, que c’est Jérémie, ou quelqu’un des Prophètes.

v. 15. Et vous, leur dit Jésus, qui pensez-vous que je suis ?

v. 16. Simon Pierre, prenant la parole, lui dit : Vous êtes le CHRIST, Fils du Dieu vivant.

 

Jésus-Christ savait mieux que ses disciples ce que l’on disait de lui, outre que cela lui était très-indifférent. Il ne le demande de la sorte que pour obliger ses disciples à confesser leur foi, particulièrement S. Pierre, par la bouche de qui l’Église devait confesser la créance qu’elle a de Jésus-Christ ; c’est pourquoi il parle non-seulement en son nom et au nom des autres disciples, mais aussi au nom de l’Église ; parce qu’étant destiné pour en être le Chef visible, il devait déclarer les volontés de Dieu pour ce qui regarde la conduite de l’Église et la foi de l’Église à ses enfants. Aussi saint Pierre fut-il le premier d’entre les Apôtres qui confessa la Divinité de Jésus à lui-même, et aussi le premier qui prêcha Jésus au peuple après son Ascension. Jésus-Christ semble demander à tous les Apôtres ce qu’ils pensent de lui, et Pierre seul lui répond. C’est qu’il doit être la règle de la foi des autres. Mais que répond-il ? Il comprend en une parole toute la vérité du Christianisme. JÉSUS est le CHRIST, Fils du Dieu vivant. Il a donc la vie en lui-même, et nul ne peut avoir la vie que par lui ; et Dieu ne communiquera jamais sa vie que par ce Fils vivant de sa vie.

 

v. 17. Jésus, répondant, lui dit : Vous êtes bienheureux, Simon Fils de Jona, parce que ce n’est point la chair ni le sang qui vous ont révélé cela ; mais mon Père qui est dans les Cieux.

 

Le Sauveur assure Pierre, premièrement pour lui-même, qu’il est bienheureux d’avoir découvert la vie du Verbe, et comment ce Verbe doit vivre seul en l’âme ; parce que la chair et le sang ne pouvant nullement découvrir ces choses, il ne peut les avoir apprises que du Père Éternel du même Verbe. La nature ne demande point de détruire sa vie pour donner lieu à la vie de Jésus-Christ ; bien au contraire, elle fait tous ses efforts pour la conserver, mettant par-là un obstacle à la vie de Jésus dans l’âme. C’est pourquoi la vie du Verbe dans les âmes ne peut être découverte que par l’expérience, ou par une révélation particulière. Jésus-Christ parle encore à S. Pierre pour les autres, dans la vue de l’état et de la dignité où il l’allait établir, l’assurant que ni la chair ni le sang ne pourraient jamais lui inspirer les choses qui regardent la foi et la conduite de l’Église, et qu’il ne pourrait pas non plus être trompé par eux ; mais que son Père, qui est dans le ciel, lui révélerait la vérité de toutes choses.

 

v. 18. Et moi je vous dis que vous êtes Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle.

 

L’oracle de la vérité assure S. Pierre après cette première confession de sa Divinité, si hardie qu’elle n’avait jamais été faite, qu’il est Pierre, mais une pierre fondamentale, sur laquelle il doit bâtir son Église. Ceci s’entend en deux sens, l’un de l’Église en général, l’autre de l’âme en particulier. Quant à l’âme, cette vérité bien connue de la vie de Dieu dans le Verbe et de la vie du Verbe en l’âme fait tout le fondement de l’intérieur ; et c’est sur cette vie que tout l’intérieur, formé par la grâce de Jésus-Christ, devait être bâti. Une âme ainsi fondée ne peut craindre le péché, désigné par les portes de l’enfer ; et toutes les forces de l’abîme ne prévaudront point contre elle ; puisque Jésus, étant devenu sa vie, est conséquemment sa force et sa défense.

Quant au général de l’Église, il est certain que JÉSUS-CHRIST, qui en est le Chef invisible et immortel, en est la pierre fondamentale, et la pierre angulaire en qui et par qui toute la Trinité soutient cet édifice et empêche qu’il ne puisse jamais tomber en ruine. Comment cette Église, fondée sur la roche vive, Jésus-Christ, pourrait-elle être détruite, soit par le débordement des eaux de la corruption des mœurs ou par les orages et les tempêtes de l’erreur et de l’hérésie 156 ? Elle ne le sera jamais ; elle subsistera au contraire toujours, comme on l’a déjà vu subsister durant tant de siècles ; parce que son fondement est inébranlable, étant appuyé par la vérité, fidélité et puissance divine en Jésus-Christ.

Il n’en est pas de même des fausses Églises ; n’étant bâties que sur le sable mouvant de l’erreur et du mensonge, il est aisé qu’elles soient ruinées et que le moindre orage les dissipe. Toute Assemblée qui n’est pas fondée sur Jésus-Christ n’est qu’une synagogue de Satan ; or toute assemblée qui n’est pas dans la communion de l’Église n’est point fondée sur Jésus-Christ. Combien a-t-on vu naître de ces Églises prétendues ? Et combien en a-t-on vu périr ? La seule Église Catholique est la seule qui a été invariable et inébranlable durant tant de siècles et au milieu de tant de persécutions, parce que la seule Église Catholique est fondée sur St. Pierre, et par St. Pierre sur Jésus-Christ ; et c’est l’unique à laquelle Dieu a promis que les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle 157. La vraie Église se fortifie, s’étend, et se raffermit par les orages et les contradictions, loin d’en être ébranlée. La tempête et le vent de l’erreur frémissent de loin sans l’approcher158, parce qu’elle est fondée sur celui à qui les vents et la mer obéissent ; et qu’ayant été remplie du vent du St. Esprit dans la salle où elle était assemblée et où elle fut enfantée, ayant été conçue par la mort de Jésus-Christ et cimentée de son sang par la force même de ce vent très-épuré, dont l’impétuosité se devait étendre à tous les siècles, elle dissipe tous les nuages de l’erreur qui pourraient en approcher, et apaise toutes les tempêtes qui s’élèvent contre elle. Voilà quel est le fondement de l’Église.

Les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre cette Église, puisqu’elle est conduite infailliblement par le St. Esprit, et que la conduite extérieure et sensible est entièrement dépendante de l’intérieure et invisible 159, qui fait toute sa fermeté. Telle doit être l’Église particulière de chacun de nous. L’intérieur doit être mû et conduit par l’Esprit Saint, et le dehors par la direction visible de l’obéissance et par la soumission entière à tous les ordres de l’Église 160.

 

v. 19. Et je vous donnerai les clefs du Royaume des Cieux ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel.

v. 20. En même temps il défendit à ses disciples de dire à personne qu’il fût le CHRIST.

 

Jésus-Christ donne à St. Pierre les clefs du Royaume du Ciel, c’est-à-dire, la plénitude de puissance et d’autorité pour le gouvernement de l’Église, afin de la conduire heureusement au Royaume du ciel. Dans cette plénitude d’autorité est aussi compris le discernement de l’erreur et de la vérité, de sa créance et de l’opinion, de la tradition divine et de la tradition humaine, cela étant nécessaire et même essentiel au gouvernement de l’Église ; d’où il est clair que tout ce qui est déclaré de foi par l’Église l’est aussi déclaré dans le ciel. Jésus-Christ parle à St. Pierre comme un Roi qui met un Vice-Roi en sa place, auquel il donne tout pouvoir, assurant qu’il entérinera toutes les grâces qu’il fera et qu’il souscrira à toutes les condamnations qu’il prononcera. L’obéissance à l’Église est si nécessaire, que les prodiges les plus admirables qui seraient faits hors de son esprit et de son ordre devraient être pris pour des enchantements.

Il y a dans l’Église une conduite intérieure et extérieure ; l’intérieure est la motion divine, à laquelle nous nous devons tous nous laisser pour l’intérieur, afin d’être conduits par l’Esprit de Dieu et de ne pas être infidèles à son inspiration. Mais en ce qui regarde les décisions de foi et les pratiques extérieures, nous devons nous soumettre entièrement aux ordres de l’Église 161.

Une personne qui serait bien abandonnée à la conduite intérieure de l’Esprit de Dieu, sans savoir même en particulier tous les points de la foi, se trouverait dans une créance entière de tout ce qui est décidé comme vérité de foi, sans comprendre comment cela se ferait. C’est que l’esprit qui meut cette âme, étant le même qui conduit l’Église, il ne la peut mouvoir autrement touchant les points relevés et fondamentaux que comme il meut l’Église 162.

 

v. 21. Dès lors il commença de découvrir à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem et souffrir beaucoup de la part des Anciens, et des Scribes, et des Chefs des Prêtres ; et être mis à mort et ressusciter le troisième jour.

 

Jésus est persécuté dans les âmes par les Puissances et Docteurs de la Loi, qui lui arrachent sa vie dans les cœurs par leur fausse science, leur faisant accroire que c’est une erreur de chercher Dieu dans son fond par la simplicité et que c’est demeurer oisif.

L’adorable Sauveur prédit sa mort à ses Apôtres pour les y préparer ; et il parle de sa mort et de ses souffrances après avoir promis l’édifice de l’Église, pour faire voir qu’elle ne devait être établie que par sa mort. En effet, Saint Pierre ne fut mis dans l’état de souverain Pasteur, qui lui avait été promis, que par la mort de son Maître. Il lui dit bien : Vous êtes Pierre ; c’est-à-dire, dès à présent je vous fais pierre fondamentale ; mais mon Église ne sera établie que dans la suite sur cette pierre, après ma mort naturelle et votre mort mystique. Aussi St. Pierre, qui était associé avec Jésus-Christ au fondement de l’édifice, fut crucifié comme lui, à cause qu’il devait porter tous les états de son Maître, et conduire comme lui l’Église par la croix. La conduite intérieure et extérieure de l’Église est fondée sur la croix.

 

v. 22. Et Pierre, l’ayant tiré à part, commença à le reprendre, en lui disant : Ah Seigneur, à Dieu ne plaise, cela ne vous arrivera point.

v. 23. Mais Jésus, se retournant, dit à Pierre : Retirez-vous de moi, Satan, vous m’êtes à scandale ; car vos sentiments ne sont pas selon Dieu, mais selon les hommes.

 

Saint Pierre, avant la mort de Jésus-Christ, n’était pas encore dans la perfection de l’état où il devait être pour être le fondement du Christianisme, puisqu’il n’avait pas le goût de la croix. L’Église prit naissance sur le Calvaire par le mariage que Jésus y fit avec la croix, lorsque ce nouvel Adam étant endormi du sommeil de la mort, dont il devait se réveiller après trois jours, Dieu tira l’Église de son côté ouvert pendant ce repos, pour qu’elle fût la fille et l’Épouse de Jésus ; ainsi qu’Ève, tirée du côté d’Adam durant qu’il dormait, fût sa fille et son Épouse 163. De sorte que l’Église et ses enfants doivent être animés au-dedans de l’Esprit de Jésus-Christ, et porter au-dehors sa Croix, qui est la marque du Thau à laquelle on connaît les Chrétiens 164. Cependant Pierre, encore humain et naturel pour Jésus-Christ, veut s’opposer à sa croix ; mais le divin Maître le traite de Satan, et lui reproche qu’il veut lui être un sujet de scandale, en ce qu’il s’oppose par-là, comme le Diable, à la fondation de l’Église, puisqu’elle ne peut être fondée que par la mort de Jésus-Christ, ni naître au monde que par le mariage de Jésus avec la croix.

Notre Seigneur veut de plus nous apprendre par-là que nous devons regarder comme nos ennemis ceux qui s’opposent à nos souffrances, et envisager comme nos meilleurs amis ceux qui nous procurent les plus grandes croix. Pierre, qui devait être crucifié comme son Maître, est repris rigoureusement de ce qu’il ne voulait pas le laisser souffrir. C’est comme s’il lui disait : Comment pourrai-je vous associer avec moi pour la fondation de mon Église, dont le partage et le propre caractère est la Croix, si vous vous opposez à ma Croix ? Si vous persistiez dans ce sentiment humain, je serai obligé de vous chasser. Jésus est plus jaloux de sa Croix que de soi-même, puisqu’il veut se livrer aux plus grands maux, tout souffrir, et mourir, pour l’avoir. C’est son Épouse très-chère ; c’est son Épouse très-féconde. Épouse très-chère, puisqu’il l’a payée de son sang, et qu’il a donné sa vie pour l’épouser. Épouse très-féconde, puisque c’est par elle que l’Église a été engendrée et que le sang de Jésus versé dans son sein a été la semence de tous les Chrétiens. C’est pour cela que tous les enfants de l’Église sont et Chrétiens et Crucifiés, comme étant nés du Christ et de la Croix. Et c’est pour la même raison que Jésus reprend Pierre de ce qu’il n’a pas le goût des choses de Dieu, voyant qu’il n’a pas le goût de la croix, étant impossible d’avoir le goût de Dieu sans avoir infiniment le goût de la Croix ; puisque c’est par elle que se témoigne, que s’exerce et que s’épure le plus notre amour ; et que c’est elle-même qui donne plus d’éclat à la gloire de Dieu par les sacrifices admirables qu’elle lui fait. Celui qui goûte beaucoup Dieu goûte beaucoup la Croix ; celui qui ne goûte que peu la Croix ne goûte que peu son Dieu ; l’un se mesure par l’autre.

 Que si S. Pierre parlait en homme lorsqu’il s’opposait à la Croix de Jésus-Christ, quoiqu’il crût le faire par un excès d’amour et de zèle pour lui, ceux aussi qui nous plaignent beaucoup, qui nous affaiblissent, qui s’attendrissent excessivement dans nos souffrances, ou qui nous portent à les éviter, sont des amis humains, qui parlent en hommes ; mais au contraire ceux qui se réjouissent avec nous de nos maux et de nos opprobres sont des amis divins, qui nous parlent selon l’Esprit de Dieu. C’est à cela principalement que l’on peut distinguer les attachements naturels d’avec les liaisons d’Esprit, faites en Dieu même ; que ceux qui s’aiment naturellement se désolent pour les Croix, et surtout pour les abjections de leurs amis ; mais ceux qui sont unis en Dieu par le nœud de sa volonté ne peuvent désirer que l’on soit autrement que comme l’on se trouve, et ils aiment autant les croix et les opprobres de leurs amis que leurs amis mêmes ; j’ose dire, autant que la volonté de Dieu ; parce qu’ils ne les considèrent qu’en Dieu et ne les distinguent point de sa volonté, à laquelle ils sont tellement unis, que nulle adversité ne peut les en détourner.

C’est là le goût que Jésus avait pour sa croix ; ce qu’il exprime assez clairement lorsqu’il dit qu’il la regardait comme un calice que son Père lui donnait à boire 165. C’est là le goût qu’il désirait à ses disciples, et qu’il leur donna excellemment par son Saint Esprit. C’est là le goût qu’il souhaite dans tous ses amis et plus chers serviteurs. Enfin c’est par ce goût que se rendent le plus reconnaissables ceux qui sont parfaitement à lui.

 

v. 24. Alors Jésus dit à ses Disciples : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, et qu’il porte sa croix, et me suive.

 

C’est sur ce principe que Jésus-Christ assure que nul ne peut le suivre qu’en portant sa croix. Peut-on suivre Jésus-Christ et aller par un chemin tout contraire à celui dans lequel il a marché ? Cela est impossible. Pour le suivre il faut marcher sur ses pas. Il dit donc : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même ; c’est-à-dire, qu’il se quitte soi-même, afin de me laisser être en lui tout ce que j’y veux être ; qu’il se dépouille de ses sentiments naturels ; car tant qu’il les conservera, il ne pourra porter sa croix et, ne portant pas sa croix, il ne me pourra pas suivre. Toute la vie d’un Chrétien est une vie de renoncement et de croix, puisque toute la vie du Chrétien doit être une suite et imitation de Jésus-Christ, et qu’il est écrit que Jésus-Christ n’a point cherché sa propre satisfaction, qu’il a toujours fait ce qui plaisait à son Père 166 ; et que depuis sa naissance jusqu’à sa mort il n’a point été sans croix. Or il est impossible d’entrer dans le véritable renoncement, ni dans la pure souffrance, sans l’intérieur. Il faut de nécessité être intérieur pour être bien renoncé et bien crucifié. Quiconque s’attache seulement à l’extérieur ne peut réussir ni dans l’un ni dans l’autre. Mais il y a bien des sortes de renoncements, comme il y a bien des sortes de Croix ; et ceci mérite d’être éclairci plus amplement.

Le premier renoncement est celui du péché, duquel il faut nécessairement se séparer pour retourner à Dieu ; car quiconque veut plaire à Dieu et se conformer à ses volontés doit abhorrer toute voie d’iniquité 167.

Le second renoncement est celui des biens extérieurs, savoir, des honneurs, des richesses, de la patrie, des parents et amis, et de tous les avantages dont les objets sont hors de nous.

Le troisième est celui des plaisirs des sens et de la mollesse de la chair, par lequel on retranche quelque chose qui nous touche véritablement, mais cependant qui n’étant que superficiel et grossier, ne va pas encore jusqu’au renoncement de nous-mêmes. Ces trois manières de nous renoncer nous privent de beaucoup de choses ; mais ce n’est point encore là renoncer à nous-mêmes.

Renoncer à nous-mêmes, c’est renoncer à notre propre esprit, à notre propre sagesse, à notre propre conduite, à notre propre volonté, à tous les droits que nous avons sur nous ; enfin, à notre propre vie et à notre propre être, pour laisser Jésus-Christ être toutes choses en nous.

Sans tous ces renoncements il est impossible de suivre parfaitement Jésus-Christ, ni de se laisser conduire à lui dans toute sa voie. Car si nous nous retenons une volonté, il voudra pour nous une chose et nous en voudrons une autre ; si nous avons des lumières particulières, elles seront opposées aux siennes ; si nous nous faisons une conduite propre, elle sera contraire à la conduite de notre Maître ; si nous vivons de notre vie, nous ne vivrons pas de la vie de Jésus, qui doit être notre vie ; si nous nous retenons notre être propre, étant fixé par notre propriété, il ne pourra pas s’écouler avec Jésus-Christ en Dieu, ainsi qu’il est nécessaire pour le suivre partout et jusques dans le sein de son Père, ou nulle propre recherche de nous-mêmes ne saurait entrer, puisqu’il n’y entre que la pure Charité, qui ne cherche point ses propres intérêts 168. Les premiers renoncements, qui retranchent les biens extérieurs ou les plaisirs des sens, sont des renoncements de mortification ; parce qu’ils n’ôtent que des choses dont on peut se passer, et néanmoins conserver soi-même et sa propre vie. Mais les derniers renoncements s’appellent des renoncements de mort, parce qu’ils nous font mourir à nous-mêmes. Cette distinction, de la mortification Chrétienne d’avec la mort intérieure, a été exprimée par S. Paul en bien des endroits.

Or il y a la mort des puissances de l’âme, comme il y a une vie des puissances ; et il y a la mort du fond, comme il y a la vie du fond.

La mort des puissances se fait par la privation de ce qui leur donne vie ; c’est se renoncer et se quitter soi-même pour s’abandonner à la conduite de Dieu ; car renoncer à sa vie, c’est la quitter ; et quitter sa vie, c’est mourir. Le renoncement donc, ou la mort de l’entendement, s’opère par le détachement et par la perte de toutes les lumières ou acquises, ou infuses, comme lui étant propres ; de toute curiosité et envie de savoir et d’acquérir de belles connaissances, de l’estime qui se fait de la science humaine, et de l’appui que l’on a sur le raisonnement ; afin que par ce vide de toute lumière propre, l’on donne lieu à la seule lumière de Jésus-Christ, qui se communique par la foi. Le Renoncement ou la mort de la mémoire se fait par la perte de tout souvenir quel qu’il soit, et par la cessation de toute recherche des choses passées, afin qu’elle n’ait point d’autre souvenir que celui de Dieu, ou celui auquel Dieu veut l’appliquer, n’ayant aucune autre impression que celles qui sont de l’ordre divin. Tout cela néanmoins ne se fait point par effort, mais par renoncement ; c’est-à-dire, ne laissant point venir en nous ces lumières et ces souvenirs, ne les recherchant point, ne les entretenant point par nos réflexions et raisonnements, et cessant de nous en servir comme nous l’avions appris. Le Renoncement ou la mort de la volonté vient de la perte de tout désir, choix et inclination ; afin que par la cessation de toute volonté propre, la volonté de Dieu vienne prendre la place et régner souverainement. C’est là renoncer non seulement aux biens extérieurs, mais aussi à tout ce qui est en nous.

Ce n’est pas cependant renoncer absolument à nous-mêmes. Pour renoncer à nous-mêmes, il faut renoncer jusqu’à notre vie et à notre être par une entière défaillance de tout ce que nous sommes, pour ne subsister et ne vivre en aucune chose, pour sainte qu’elle puisse être, mais que JÉSUS-CHRIST vive et subsiste en nous 169. C’est là proprement nous renoncer nous-mêmes ; et c’est en cela même que consiste la vie la plus intérieure, savoir, à anéantir les opérations de l’âme pour donner lieu aux opérations de Dieu, et à évacuer notre esprit pour entrer dans la vie de Dieu ; ce qui est un passage indispensable pour arriver à l’union immédiate, et par elle à la transformation.

Ceci néanmoins ne se peut opérer que passivement de notre côté, puisqu’il faut que nous cessions d’opérer et d’être en notre manière pour que Dieu opère et soit en nous en la sienne. D’où il est clair que plus on voudrait se remuer et s’empresser pour y arriver, plus on y mettrait d’empêchement. Il faut donc s’y prendre par cessation d’opérations de notre part, laissant opérer Dieu dans le sacré repos. Et voilà comment il faut entrer dans l’état intérieur pour se renoncer et suivre JÉSUS-CHRIST.

Mais la croix doit toujours accompagner le renoncement, et le renoncement même est la croix la plus sensible à la nature. Il y a la croix intérieure et la croix extérieure. Il les faut porter toutes deux de moment en moment, telles que Dieu nous les envoie. C’est notre croix que nous devons porter, et non celle des autres ; celle que Dieu a choisie pour nous dans l’état et condition où il nous a mis. Portons avec fidélité toutes les croix qui nous viennent, ou de Dieu, ou des Créatures, ou de nous-mêmes.

De Dieu, lorsqu’il appesantit sa main sur nous, soit par des maux corporels dont il nous visite, soit par des peines intolérables qu’il fait infliger à l’âme.

Des Créatures, par les calomnies, persécutions, injustices, et tous mauvais traitements ; comme aussi des démons, par leurs tentations ; tout cela nous tenant lieu de croix envoyées de Dieu même, parce qu’encore qu’il permette que la malice du monde et de l’enfer nous les suscite, toutefois il veut que nous les souffrions pour l’amour de lui, comme des effets de sa juste volonté à notre égard.

 De nous-mêmes, par nos faiblesses, nos imprudences, nos sottises, et nos péchés mêmes passés, tout cela servant à nous humilier, et à nous crucifier d’une manière d’autant plus utile, si nous en savons faire usage, qu’elle est plus abjecte, et plus hors de danger d’être enlevée par les larrons de la vaine gloire et propre suffisance.

Toutes ces croix se doivent recevoir et porter dans la volonté de Dieu ; en sorte que qui veut suivre fidèlement Jésus-Christ n’a que deux choses à faire : l’une est de se renoncer, laissant évacuer tout ce qui est de soi-même pour donner lieu à la vie de Jésus-Christ ; l’autre, de porter sa croix, dont le Sauveur le charge, croix douce et agréable à qui a le goût de Dieu, mais croix amère et fâcheuse à qui n’a que le goût de l’homme. Voilà donc la manière de suivre JÉSUS-CHRIST.

 

v. 25. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie pour l’amour de moi la sauvera.

 

Si nous ne perdons notre propre vie, nous ne vivrons jamais de la vie de Jésus-Christ. Quiconque veut conserver sa vie ou son âme par ses propres efforts la perdra ; mais celui qui la perdra par un abandon total pour l’amour de Jésus la sauvera ; car par sa perte apparente il la trouvera heureusement en Dieu. Vouloir sauver son âme, c’est se chercher soi-même dans les petits services qui se rendent à Dieu ; et la perdre pour JÉSUS-CHRIST, c’est sacrifier tout intérêt propre à la seule volonté de Dieu. Ceux qui perdent ainsi tout ce qui peut leur donner vie sans exception et sans réserve, par une perte véritable et réelle d’eux-mêmes, mais mystique et très-heureuse, trouvent leur vie en Dieu d’une manière admirable. Ô heureux naufrage, qui fait que l’âme, se perdant elle-même, se trouve en Dieu ! Mais il est peu de personnes à qui ce bonheur arrive, parce qu’il en est peu qui veuillent bien se perdre pour Dieu par un abandon aveugle à toutes ses volontés ; car c’est la foi la plus obscure et l’abandon aveugle qui entraînent l’âme dans cette perte. Que les personnes d’expérience approfondissent ces paroles en faveur de ceux à qui le rayon intérieur la fait comprendre. Ce passage-ci soutient et confirme le précédent.

 

v. 26. Que servirait à un homme de gagner tout le monde et de perdre son âme ? Ou que donnera un homme en échange pour racheter son âme ?

 

 Il y a ici une grande différence à observer, que la sagesse éternelle ne devait pas omettre en instruisant les hommes sur une si grande perte qu’est celle de l’âme. Nous devons bien perdre notre âme pour Jésus-Christ par un abandon total à sa conduite, la lui délaissant absolument avec un grand courage ; mais nous ne la devons pas perdre pour les choses du monde, puisqu’elle est d’un si grand prix, que rien des choses du monde ne la peut payer ; outre qu’étant ainsi perdue par sa séparation d’avec Dieu, tout le monde est aussi perdu pour elle, et il ne lui peut rester qu’une malheureuse éternité de peines. Perdre sa vie ou son âme pour JÉSUS-CHRIST, c’est estimer plus Jésus-Christ que tout le monde, et même que le ciel ; et faire plus de cas de la moindre des volontés de Dieu que de l’âme et de la vie de tous les hommes, et par conséquent, lui en faire un sacrifice éternel. Or une telle âme, poussée à un si extrême abandon par l’excès de la plus pure charité, ne peut par son précipice tomber qu’en Dieu, ni par sa perte se retrouver autre part qu’en Dieu ; puisque cette sortie si généreuse d’elle-même, la tirant de tout le créé, ne peut la mettre que dans le Créateur et dans l’être original de toutes choses.

Mais perdre sa vie ou son âme pour quelque chose du monde que ce soit, ou pour tout le monde ensemble, c’est préférer la créature au Créateur, et conséquemment consentir à la séparation de l’âme d’avec Dieu ; puisque tout le monde ensemble ne vaut pas une âme, et que Dieu seul peut lui être préféré. Il ne faut pas moins que le sang d’un Dieu pour la payer, ni moins qu’un Dieu pour la contenter.

Ô homme ! si tu savais la dignité de ton âme, tu ne la perdrais pas pour tant de bagatelles, mais tu la perdrais pour celui qui l’a rachetée si cher ; et ce ferait le moyen de la mettre en assurance. Cependant, par un aveuglement déplorable, l’on fait tout le contraire ; on perd son âme pour si peu de chose, on échange une âme d’un si grand prix contre un petit plaisir, contre une vanité ; et on la perd si malheureusement sans se mettre en peine de sa perte ; et s’il s’agit de la perdre pour Dieu par un abandon aveugle, l’on craint, l’on ne veut pas s’en fier à lui, et l’on demande des assurances. Nous donnons notre âme au Diable, au monde et à la chair pour rien, et nous ne voulons pas la donner à Dieu, quoiqu’il la paye de tout lui-même !

 

v. 27. Car le Fils de l’homme doit venir dans la gloire de son Père avec ses Anges ; et alors il rendra à chacun selon ses œuvres.

v. 28. Je vous dis en vérité que quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu’ils n’aient vu venir le fils de l’homme dans son règne.

 

Le fils de l’homme viendra dans la gloire de son Père prendre possession de cette âme qui s’est laissée perdre pour l’amour de lui. Lorsqu’elle est abîmée dans sa plus profonde perte en Dieu, Jésus-Christ vient en elle avec toute la gloire qu’il a comme Verbe dans le sein de son Père, et avec tout le Paradis dont il est inséparable. Ô heureuse perte, qui procure un tel gain !

Alors il rendra à chacun selon ses œuvres, selon les renoncements par lesquels ils seront entrés dans la mort et se seront disposés à la perte mystique ; et plus la mort aura été profonde, plus il leur rendra de vie. Il rend aussi à proportion des œuvres auxquelles il destine les âmes qui sont ressuscitées en lui. Tout leur est restitué, mais avec surcroît, et d’une manière beaucoup plus avantageuse. Il rend un entendement pur et pénétrant, qui juge des choses par l’Esprit de Dieu ; il rend, pour la perte de toute propre volonté, l’usage de toutes les volontés de Dieu ; la mémoire est rendue avec toutes les bonnes qualités de mémoire, sans en avoir les défauts ; elle n’a plus ni embarras ni confusion, mais elle demeure nette et fidèle ; et lorsque le souvenir des choses est nécessaire, il lui est donné avec tant de pureté et de facilité, qu’il semble à celui qui l’éprouve qu’il n’a plus de mémoire, mais que, comme une intelligence, il comprend en un moment tout ce qu’il faut, et que, sans avoir la peine de le chercher, tout lui est montré selon le besoin. Enfin Dieu rend une vie divine pour une vie humaine que l’on a perdue pour l’amour de lui, la vie de Jésus Christ pour la vie d’Adam, une vie ferme, constante et pure, pour une vie pleine de légèreté, d’inconstance et de corruption.

Notre Seigneur ajoute que quelques-uns de ceux qui l’écoutaient ne devaient point mourir qu’ils ne l’eussent vu venir dans son règne. Cela à la lettre s’entend de sa Transfiguration, dans laquelle il devait faire voir à trois de ses Apôtres une vive représentation de la gloire qui lui était réservée dans le ciel. Mais pour suivre le sens mystique déclaré dans ce chapitre, les mêmes paroles se prennent fort bien pour la découverte du Règne de Dieu dans l’âme recoulée et transformée en lui. Soit donc que cette mort dont parle le Fils de Dieu soit la mystique ou la naturelle, il est vrai de dire, qu’il y en eut entre ses disciples qui ne moururent point, ou ne goûtèrent point la mort, selon que dit le texte (car la mort naturelle est un plaisir que goûtent les Saints) qu’ils n’eussent éprouvé le règne de Dieu en eux ; les Apôtres, qui n’étaient pas encore morts mystiquement, et desquels néanmoins Dieu voulait la mort mystique, éprouvèrent avant leur mort naturelle, et même bientôt après la mort de leur Maître, son règne absolu en eux ; parce qu’ils y furent préparés par la mort mystique qu’ils souffrirent bientôt par le mérite de la sienne. Mais pour S. Jean, il y a tout lieu de croire que ce fut celui des Apôtres qui eut seul l’avantage de connaître le règne de Dieu en soi sans passer par la mort mystique ; parce que par la communication que son Maître lui fit de soi-même, lorsqu’en la Cène il reposait sur son sein 170, il le dispensa de la règle générale de la mort mystique, Jésus passant en Jean, et Jean passant en Jésus, afin qu’il fût fait un digne fils de Marie, et plus digne d’être substitué à Jésus.

Je m’explique. Il y a deux choses à considérer dans la mort mystique ; l’une est la douleur, la pressure, et l’angoisse qu’elle cause à l’âme lorsqu’elle la fait expirer par les derniers renoncements et qu’elle lui arrache ce qu’elle avait de plus cher, et jusqu’à sa propre vie dont elle était idolâtre. L’autre est l’effet qu’opère cette mort, qui est la destruction de toute propriété et de toute opposition à l’union parfaite de l’âme avec Dieu, et au règne de Dieu souverain en elle. L’ordre de la grâce est que tous éprouvent l’un et l’autre de ces coups de la mort mystique ; et ceux qui ne les ont pas reçus en ce monde en seront frappés nécessairement en l’autre par un long et rude Purgatoire. Marie seule n’a pu souffrir ni l’un ni l’autre, parce que, n’ayant point péché, elle n’a contracté aucune vie propriétaire qui dut être retranchée par cette mort. Mais quiconque a péché en Adam, et beaucoup plus s’il a aussi péché par soi-même, doit indispensablement être purifié par ce retranchement, qui s’appelle mort mystique, de la vie impure qu’il a contractée. Mais Dieu peut dispenser de la première qualité de cette mort, en communiquant l’effet sans douleur et sans intervalle de temps par une grâce surabondante, qui fait sentir à l’âme sa résurrection en Dieu, sans qu’elle se soit aperçue de sa mort, ni qu’elle en ait ressenti l’agonie. Ce fut la grâce réservée à Saint Jean ; grâce d’une vie victorieuse, qui en un moment absorbe la mort, il reçut la plénitude de la grâce de cette mort, pendant le doux sommeil qu’il prit sur la source de la vie, sans éprouver la frayeur ni les peines de la même mort 171. L’extase où il fut mis le tira tout-à-coup de lui-même pour le mettre en Dieu ; et lui faisant voir le règne de Jésus parfait en lui, il se vit plutôt affranchi de tout ce qui lui restait de propriété et d’imperfection, qu’il ne l’eut reconnu et sans en sentir la peine purifiante. La grâce si singulière qu’il reçut ensuite d’assister, seul des disciples, au crucifiement de Jésus, était un témoignage du privilège qu’il venait de recevoir en vue de la part douloureuse qu’il devait prendre à la mort corporelle de Jésus. Heureux ceux qui sont morts mystiquement dès cette vie ! Ils ne craindront point la mort naturelle ; ceux qui sont vivants en eux-mêmes la craignent et la trouvent amère, parce qu’elle leur est une mort ; mais celui qui est déjà mort mystiquement trouve sa vie dans la mort ; et l’on peut bien dire dans ce sens que celui qui aura vaincu ne souffrira rien de la seconde mort 172.

 

 

————————————————————

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVII.

 

 

v. 1. Six jours après, Jésus prit Pierre, Jaques et Jean son frère, et les emmena sur une haute montagne à l’écart.

v. 2. Et il fut transfiguré devant eux, son visage devint brillant comme le Soleil, et ses vêtements blancs comme la neige.

v. 3. En même temps ils virent Moïse et Élie qui s’entretenaient avec lui.

v. 4. Alors Pierre dit à Jésus : Seigneur, nous sommes bien ici ; faisons-y s’il vous plaît trois tentes, une pour vous, une pour Moise, et une pour Élie.

 

JÉSUS choisit trois Apôtres pour les rendre témoins de sa gloire, et pour les fortifier en sorte qu’ils pussent soutenir leurs souffrances futures, et qu’ils fussent fermes au temps de sa Passion, pour ne pas se scandaliser de sa mort ignominieuse. En même temps il les transporta en esprit en Dieu, où il leur donna la connaissance de la vie du Verbe ; car il n’est pas croyable qu’il leur découvrît la gloire de son humanité par une prérogative si singulière sans les élever à quelque haute connaissance de sa Divinité.

Jusqu’alors ils avaient bien connu que Jésus était le Fils de Dieu, et vrai Dieu, par la révélation particulière qui leur en avait été faite, et par la confession publique qu’en fit S. Pierre ; mais ces trois disciples, si favorisés, reçurent une plus haute pénétration de la vie du Verbe dans le Père, et du Père dans le Verbe, qui s’exprime bien un peu par le brillant du visage de Jésus, et par l’éclat de ses vêtements qui les éblouit, mais qui demeure couvert sous cette lumière même.

La vie de Jésus fut une vie commune, dans laquelle il y eut peu d’extraordinaire au regard de sa personne. Sa Transfiguration fut un prodige par lequel il voulut la distinguer, et un endroit remarquable par le rejaillissement qui se fit sur le dehors de la gloire qu’il cachait au-dedans. Lorsqu’une âme est avancée en Dieu, il rejaillit quelquefois au-dehors quelque chose de ce qui se passe au-dedans d’elle ; mais cela est rare, surtout dans les âmes de foi et de perte, que Dieu aime à tenir cachées ; et c’est cet état commun que Jésus a le plus porté, couvrant sa nature sous la nature de l’esclave, se rendant semblable aux hommes, et paraissant tel que les autres hommes 173. Aussi la Transfiguration du Sauveur ne dura-t-elle pas longtemps, à cause qu’il devait vivre d’une manière ordinaire, afin que tous la pussent imiter ; et singulièrement donner aux personnes abandonnées l’exemple et la grâce d’une vie permanente, qui est une vie de foi et de centre, et non une vie de lumières et d’illustrations, ces dons étant passagers et des grâces que nous ne devons pas désirer.

Mais parce qu’il fallait que Jésus-Christ sanctifiât tous les états, il porta aussi celui de la Transfiguration ; non-seulement pour qu’il fût la marque d’une grâce passagère et de quelque particulière illustration, mais encore afin qu’il fût l’exemple de l’état de transfiguration qui s’opère dans l’âme lorsque Dieu la fait passer en lui avec une pureté ineffable et, qu’étant tirée d’elle-même pour être mise en Dieu, elle perd sa figure pour s’abîmer dans l’immensité divine. Cela s’opère dans le fond de l’âme, laquelle demeure longtemps dans cette vie divine et du centre, avant que la transformation du fond passe jusqu’à transformer le dehors ; ce qui n’arrive que fort tard ; mais lorsque cela se fait, le corps, figuré par les vêtements de Jésus-Christ, participe à une pureté toute angélique, l’âme étant en même temps rendue toute lumière dans la suprême pointe de l’esprit, ainsi que le visage de Jésus devient tout éclatant de lumière.

Cet entretien de Moïse et d’Élie avec Jésus-Christ était une démission ou abolition de la loi de rigueur pour donner lieu à la loi de grâce, et un témoignage que l’Esprit de Jésus était l’intérieur, l’âme et la vie de toute la Loi et des Prophètes. Il fallut qu’ils assistassent à ce mystère pour marquer que tout ce qui s’était passé en eux et par eux n’était que la figure de ce qui se devait accomplir en Jésus-Christ et par lui dans les âmes pures 174.

Pierre, qui a voit voulu empêcher son Maître de souffrir, voulait bien le faire demeurer dans sa jouissance et s’y arrêter avec lui. Combien de fois commettons-nous de semblables infidélités et tombons-nous dans des méprises pires que celles de Pierre, cherchant le repos et la vie lorsqu’il s’agit de travaux et de mort, demandant la gloire du Thabor lorsqu’il faut aller au sacrifice du Calvaire, et nous amusant à goûter la douceur d’un petit don de Dieu, qui ne nous est donné que pour l’outrepasser et nous faire naître une soif plus ardente de courir à Dieu seul ! Une âme non encore avancée, sentant quelque communication de la gloire du Fils de Dieu, voudrait toujours demeurer là et y établir son repos, ne voyant rien de meilleur : Faisons-y, disent-elles, des tentes pour nous y reposer et y mener une vie tranquille. Ô pauvres aveugles ! vous ne savez ce que vous demandez, non plus que Pierre ne savait alors ce qu’il disait 175. Il s’agit ici de croix, et non pas encore de jouissance.

Pierre fait ici comme les commençants dans la voie spirituelle ; il veut tout garder, joindre la loi ancienne avec la nouvelle, et allier l’austérité d’Élie avec la douceur de Jésus-Christ. Cela est incompatible. Il faut que l’un cède à l’autre. Ces personnes commençantes ne donnent pas lieu à l’Esprit de Jésus-Christ, parce qu’elles veulent tout conserver et ne rien perdre. Il ne faut de Tabernacle que pour JÉSUS-CHRIST ; les serviteurs doivent céder au Maître ; et lorsque Dieu veut venir lui-même, il est nécessaire que toutes les inventions et travaux de l’homme disparaissent. Pour cette vie, le tabernacle de Jésus est la croix ; et Jésus se trouve plus dans l’âme crucifiée que dans l’âme illuminée.

 

v. 5. Lorsqu’il parlait encore, une nuée lumineuse le couvrit ; et une voix forte de la nuée qui dit : C’est mon Fils bien-aimé, en qui je me plais uniquement ; écoutez-le.

 

L’homme déjà intérieur n’a pas plutôt désiré de prendre son repos dans cette jouissance et lumière, qu’elle lui est ôtée pour le faire entrer dans les ténèbres de la foi. Cette foi est déjà une nuée qui environne l’âme et lui dérobe la vue de la gloire de Jésus ; mais c’est une nuée lumineuse et un reste de clarté dans laquelle elle entend un langage qu’elle n’avait pas encore parfaitement compris jusques alors, qui est qu’il se faut taire et écouter JÉSUS-CHRIST, afin que lui seul parle, agisse et opère ; car étant le Fils bien-aimé, rien ne peut plaire au Père que ce qui vient de lui. Il faut le laisser parler en nous, et le laisser parler à nous. Ah ! que ceux qui écoutent cette parole sont bientôt rendus savants, d’ignorants qu’ils étaient !

Cet endroit est admirable et très-convaincant pour persuader la nécessité indispensable du silence intérieur dans l’Oraison pour faire progrès en Dieu et arriver à l’union divine. Sitôt que par les élancements et les ardeurs des affections on a trouvé Jésus dans son fond, et qu’à force de l’inviter par des aspirations très-fréquentes à venir dans son jardin, il a bien daigné y venir et s’y faire sentir présent, quoiqu’il ne soit pas permis de le voir dans cette région de foi jusqu’à être certifié par le Père Éternel que c’est bien lui, et que c’est sans doute son Fils bien-aimé qui vient pour nous instruire lui-même ; en même temps le Père commande à l’âme de l’écouter et, par une conséquence nécessaire, de se taire. Cette voix sort d’une nuée lumineuse, parce que sans voir Dieu de qui elle vient, une lumière intérieure persuade que c’est lui qui parle. Ce commandement se fait entendre par de vives et fréquentes inspirations, par une répugnance à parler devant Dieu, et une douce invitation à se taire.

Mais comme manque de fidélité l’on fait la sourde oreille à cette voix et que l’on ne se rend pas à ce commandement, une infinité de personnes sont privées du bonheur inestimable d’écouter le Fils de Dieu, ne voulant jamais cesser de parler devant lui, et s’imaginant qu’il faut toujours porter un discours préparé chaque fois que l’on doit paraître en sa présence. Cependant si l’on persiste à vouloir toujours dire quelque chose, parlant contre le mouvement de Dieu, ce n’est plus que par l’esprit propre de l’homme ; d’où il arrive que, comme S. Pierre, l’on ne sait ce que l’on dit, et que, loin que le ciel corresponde à ce langage propriétaire, il ne daigne pas même lui répondre ; mais en méprisant tout ce qu’on lui dit, il commande de plus fort que l’on écoute JÉSUS-CHRIST. Frappez, ô Seigneur, de ce cri efficace tant de cœurs qui vous résistent en un point de si grande conséquence, ou ne voulant point vous écouter eux-mêmes, ou ne pouvant souffrir que d’autres vous écoutent ; et frappez-les en sorte que sentant bien que vous voulez leur parler, ils apprennent à se taire et à vous écouter. Que s’ils s’obstinent à ne vouloir point vous donner d’attention par un profond silence intérieur, ils ne seront point instruits par vous des mystères du Royaume de Dieu, mais ils ne le connaîtront qu’en paraboles et en énigmes.

 

v. 6. Ce que les disciples ayant entendu, ils tombèrent le visage contre terre, et furent saisis d’une grande frayeur.

 

Cette figure se suit et se soutient merveilleusement. Une âme qui entend qu’elle doit cesser de parler pour écouter ce que le Seigneur lui dira au-dedans d’elle est d’abord saisie d’une grande crainte 176, qui est causée par l’appréhension d’être trompée et par la répugnance qu’a la nature à céder ses opérations et à faire tarir ses paroles, auxquelles elle est fort attachée.

 

v. 7. Mais Jésus s’approchant les toucha et leur dit : Levez-vous, ne craignez point.

v. 8. Et levant les yeux, ils ne virent plus personne que Jésus seul.

 

Jésus voyant la crainte de cette âme, et ayant compassion de sa faiblesse pour vaincre la répugnance qu’elle a à céder ses opérations à celles de Dieu, la touche d’une manière profonde et efficace, qu’il l’oblige à lui céder la place. Il lui commande de ne pas craindre, et ce commandement a son effet à l’instant, en sorte que tout le trouble de cette âme se trouve apaisé ; puis, étant un peu revenue à soi et levant les yeux pour regarder ce qui se passe, elle ne voit plus que Jésus seul, tout lui ayant cédé la place. Plus l’intérieur avance, plus il faut que Jésus reste seul et que tout disparaisse ; ce qui ne se peut faire que par la perte de toute parole et de toute lumière, quelque sublime qu’elle puisse être.

 

v. 9. Lorsqu’ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement et leur dit : Ne dites à personne ce que vous avez vu, jusqu’à ce que le fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts.

 

Pourquoi Jésus fit-il cette défense à ses Apôtres ? Pour les instruire, et nous aussi par eux, de deux choses : premièrement, que Dieu donne des dispositions passagères d’un état très-longtemps avant que de donner l’état même ; ainsi que Jésus avait fait part à ces trois disciples de son union divine pour quelques moyens ; mais il les avertit de n’en point parler qu’elle ne soit permanente ; ce qui ne peut arriver que par la mort mystique. Jusqu’à ce temps-là il n’est point parlé d’union pour l’âme. On ne doit point parler des grâces singulières que l’on a reçues de Dieu, hors de ce qui se doit à la direction, qu’après la résurrection ; car jusqu’alors il s’y mêle toujours quelque propriété et vaine complaisance, qui est même très-dangereuse pour des personnes de cet avancement, une petite enflure de cœur donnant entrée à une grande ruine ; mais après la résurrection on en peut parler pour la seule gloire de Dieu et utilité du prochain.

Secondement, que l’état de transfiguration ne peut jamais venir d’une manière permanente que l’âme ne soit ressuscitée d’entre les morts qu’une grande grâce a fait mourir pour les faire renaître à une vie divine.

 

v. 10. Ses disciples lui demandèrent : Pourquoi donc les Scribes disent-ils qu’il faut qu’Élie vienne auparavant ?

v. 11. Jésus leur répondit : Il est vrai qu’Élie viendra et qu’il rétablira toutes choses.

v. 12. Mais je vous déclare qu’Élie est déjà venu, et il n’a pas été reconnu d’eux ; mais ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu. C’est ainsi qu’ils feront souffrir le fils de l’homme.

v. 13. Alors ses Disciples comprirent que c’était de Jean Baptiste qu’il leur avait parlé.

 

Tant de Docteurs de nos jours sont encore dans le même abus que ceux de ce temps-là. Ils savent que Jésus ne peut régner absolument dans une âme qu’elle n’ait passé par la pénitence, et qu’ainsi Élie doit toujours précéder Jésus-Christ. Cela est vrai, et chacun en tombe d’accord ; mais il faut aussi, après qu’Élie est venu, laisser régner Jésus-Christ ; et c’est ce qu’ils ne veulent point faire, attendant toujours Élie comme s’il n’était jamais venu, quoiqu’il soit déjà passé et qu’il ait fait son office. On s’oppose par-là même à la perfection de la pénitence, ne lui donnant pas toute son étendue, qui est d’opérer le retour parfait à Dieu, et le repos en lui-même après l’avoir retrouvé. Il est vrai, en un mot, qu’il faut passer par la pénitence (figurée par Élie et par Jean Baptiste) avant que d’entrer dans les autres états ; mais puisque la fin de la pénitence est de mettre l’homme renouvelé en Jésus-Christ, dès qu’elle est accomplie il faut passer outre et ne point craindre d’entrer dans les états de Jésus-Christ pour tout ce que les savants non expérimentés pourraient dire.

 

v. 14. Lorsqu’il fut venu vers le peuple, un homme s’approcha de lui, qui se jeta à genoux à ses pieds et lui dit : Seigneur, ayez pitié de mon fils, qui est lunatique et beaucoup tourmenté, car il tombe souvent dans le feu et souvent dans l’eau.

v. 15. Et l’ayant présenté à vos disciples, ils ne l’ont pu guérir.

v. 16. Jésus répondit : Ô race incrédule et méchante, jusqu’à quand serai-je avec vous ? jusqu’à quand vous souffrirai-je ? Apportez-le-moi ici.

v. 17. Et Jésus, ayant menacé le démon, il sortit, et l’enfant fut guéri au même instant.

 

Comme c’est la foi qui fait les miracles, aussi le défaut de la foi les empêche. Si celui par qui le miracle se doit faire hésite, ou que celui pour qui il se doit faire doute, il n’y a point de miracle. C’est cette défiance qui faisait peine à Jésus-Christ et qui l’obligea d’appeler ces gens de peu de foi infidèles et pervers. Cela s’adressait aux Juifs, et en partie aussi aux Apôtres, parce qu’ils n’agissaient pas avec assez de foi et de droiture, et qu’ils se recherchaient encore eux-mêmes dans ces miracles. C’est Jésus qui doit les opérer, et la personne de qui il se sert pour les faire doit être morte à tout, afin qu’il agisse par elle sans résistance. Ce que dit Notre Seigneur : Jusqu’à quand serai-je avec vous ? est comme s’il disait : Que ne me cédez-vous tout-à-fait la place par un délaissement aveugle à ma conduite ? Jusqu’à quand voudrez-vous régner avec moi ? Mais il faut que je vous souffre, à cause de votre faiblesse et que le vide de vous-mêmes se fasse peu-à-peu.

 

v. 18. Les disciples vinrent après trouver Jésus en secret, et lui dirent : Pourquoi ne l’avons-nous pu chasser ?

v. 19. Jésus leur répondit : À cause de votre incrédulité ; car je vous dis en vérité que si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transportera. Et rien ne vous sera impossible.

 

Ceci confirme que le défaut de foi empêche les miracles et arrête le cours des grâces de Dieu ; et c’est pour en bien persuader les Apôtres que le divin Maître fait en si peu de mots un éloge incomparable de la foi. Pour peu que l’on ait de véritable foi, il n’y a rien d’impossible. Mais hélas ! que cette foi est rare !

 

v. 20. Cette sorte de Démons ne se chasse que par la prière et par le jeûne.

 

La prière du cœur la plus profonde et la plus assidue, la seule oraison peut donner cette foi qui transporte les montagnes ; et le jeûne de notre propre volonté, le renoncement, la désappropriation, et la privation de tout pour faire place à Dieu seul (selon qu’il a été expliqué plus haut), une telle prière et un tel jeûne mettent en fuite tous les Démons.

 

v. 21. Lorsqu’ils étaient ensemble dans la Galilée, Jésus leur dit : Le fils de l’homme doit être livré entre les mains des hommes.

v. 22. Et ils le feront mourir, et trois jours après il ressuscitera, de quoi ils furent extrêmement affligés.

 

Le Fils de Dieu, qui ne veut point que l’on parle de sa gloire, se fait un extrême plaisir de s’entretenir de ses souffrances. Il prépare peu-à-peu ses disciples à sa Passion, leur donnant de quoi se soutenir lorsqu’elle arrivera. Tout cela cependant ne les empêchera pas de tomber dans l’affaiblissement lorsqu’ils en sentiront le poids. Dieu voulant nous envoyer quelques bonnes croix, il nous y prépare, soit par le pressentiment qu’il nous en donne, soit par les consentements aveugles et généreux qu’il exige de nous ; mais nonobstant les douces préventions, nous ne laissons pas d’être faibles lorsque la croix nous tombe sur les épaules, et nous éprouvons la différence qu’il y a de l’idée de la croix à sa réalité.

 

v. 23. Étant venus à Capharnaüm, ceux qui recevaient le tribut des deux drachmes vinrent dire à Pierre : Votre maître ne paye-t-il pas les deux drachmes ?

v. 24. Oui, dit-il. Et lorsqu’il entra dans la maison, Jésus le prévint et lui dit : Que vous en semble, Simon ? De qui les Rois de la terre exigent-ils les tributs ou les impôts ? De leurs enfants ou des étrangers ?

v. 25. C’est, dit Pierre, des étrangers. Leurs enfants, dit Jésus, en sont donc exempts.

v. 26. Toutefois, de peur que nous ne les scandalisions, allez-vous en à la mer ; jetez votre hameçon et prenez le premier poisson qui viendra ; vous trouverez en sa bouche une pièce d’argent de quatre drachmes, que vous prendrez, et vous la donnerez pour moi et pour vous.

 

Dieu comme un bon Père exempte ses enfants des assujettissements qui ne sont que pour les serviteurs. Ceux qui sont mis dans la liberté des enfants ne sentent plus ni d’inclination, ni de nécessité de faire certaines choses qui la gênaient et bornaient autrefois. Plus le S. Esprit se communique à l’homme, plus il lui ôte tous ses rétrécissements. Cependant il ne faut pas laisser de faire quantité de petites choses auxquelles on n’est plus assujetti, pour ne pas scandaliser le prochain, qui ne serait pas capable d’un état si dénué. Les personnes qui s’abandonnent à la conduite de Dieu sont souvent étonnées de voir qu’il leur fait faire certaines choses qu’elles n’ont pas accoutumé de faire ; et, y réfléchissant, elles voient qu’il y avait là quelqu’un à qui cette manière d’agir était nécessaire. Il n’est point de prudence pareille à celle de l’abandon ; il fait tout faire avec plus de justesse que ne feraient jamais ceux qui préméditent le plus exactement toutes leurs actions.

 

 

 

FIN du Chap. XVII. de S. MATTHIEU.

 

 

 

 

 

 



1  Genèse 28. v. 14.

2  Isaïe 7. v. 14.

3  Jean 5. v. 39. Rom. 10. v. 4.

4  Ceci est dit dans la supposition de l’opinion commune que ces Mages étaient quelques petits Rois ou Princes Orientaux, comme l’ont aussi cru quelques Pères et plusieurs anciens et Docteurs. Ceux qui en ont d’autres pensées n’ont qu’à substituer aux mots d’états, de royaumes, d’empire, qui sont dans l’Explication, ceux de possessions, de terres, de biens, et d’autres avantages de cette nature, le tout revenant au même but.

5  Jean 4. v. 23, 24.

6  Jean 1. v. 18.

7  Le mystère de l’Eucharistie.

8  Apoc. 5, v. 8.

9  Cant. 3. v. 6.

10  Coloss. 3. v. 4.

11  Osée 11. v. 1.

12  Ps. 71. v. 7.

13  Jérém. 31. v. 15.

14  Coloss. 2. v. 3.

15  Ps. 39. v. 8.

16  Jean 1. v. 26.

17  Isaïe 40. v. 3.

18  Zach. 11. v. 17.

19  Peut-être des chefs-d’œuvre.

20  Jean 14. v. 6.

21  Ps. 80. v. 17.

22  Jacques 2. v. 20.

23  Luc 12. v. 49.

24  2. Corinth. 4. v. 10. 

25  Eccli. 34. v. 9. 10.

26  1. Corinth. 10. v. 13.

27  Deut. 8. v. 3.

28  Ps. 90.

29  Deut. 6. v. 16.

30  Eccli. 3. v. 27.

31  Deut. 6. v. 13.

32  Isaïe 9. v. 1.

33  Hébreux 10. v. 5, 6.

34  Quoiqu’il soit prédit que dans les derniers temps, ou sous le règne de l’Antéchrist, le Sacrifice doit cesser et être aboli (Dan. 11. v. 31), il continuera pourtant entre les enfants de Dieu, qui, lui offrant leurs corps en sacrifice vivant et saint, seront toujours, et Jésus-Christ aussi demeurant en eux, les vraies hosties agréables à Dieu, duquel ils perpétueront ainsi éternellement le culte raisonnable et spirituel. (Rom. 12. v. 1, et Jean 17. v. 23.)

35  Jean 4. v. 21, 23.

36  1. Thess. 5. v. 17.

37  Act. 2. v. 38, et Ch. 17. v. 30, et 20. v. 21.

38  Matth. 22. v. 14.

39  Luc 17. v. 21.

40  Luc 24. v. 19.

41  Luc 7. v. 47.

42  Ps. 93. v. 19.

43  Ps. 16. v. 15.

44  Ps. 72. v. 24, 25.

45  Jean 20. v. 26.

46  Cant. 8. v. 6.

47  Jean 5. v. 35.

48  2. Corinth. 4. v. 5.

49  Éph. 4. v. 16.

50  Jérém. v. 21.

51  Éph. 3. v. 19.

52  Job 6. v. 7.

53  1. Cor. 15. v. 28.

54  Isaïe 5. v. 20.

55  2. Corinth. 3. v. 5.

56  Jérém. 33. v. 6.

57  3. Rois 18. v. 27.

58  Ps. 9. v. 38.

59  1. Cor. 6. v. 17.

60  1. Corinth. 1. v. 15.

61  Ps. 2. v. 7.

62  Galat. 2. v. 20.

63  Philip. 2. v. 7.

64  Jean 1. v. 13.

65  Jacques 1. v. 15.

66  Exode 16. v. 4, et 20. v. 20.

67  Peut-être tout l’homme.

68  Ps. 146. v. 9.

69  Luc 17. v. 21.

70  1. Corinth. 6. v. 17.

71  Ps. 49. v. 17.

72  Matth. 13. v. 45.

73  Ecclés. 3. v. 7, 8.

74  Cant. 5. v. 8.

75  Jean 17. v. 3.

76  Ps. 35. v. 10.

77  Jean 10. v. 9.

78  Matth. 3. v. 15.

79  Ps. 39 v. 8.

80  1. Cor. 6. v. 17.

81  Rom. 4. v. 18.

82  Ps. 7. v. 16.

83  Jean 4. v. 48. Jean 20. v. 29.

84  Jean 1. v. 18.

85  2. Cor. 13. v. 3.

86  Nombres 24. v. 4.

87  Ps. 118. v. 71.

88  Luc 5. v. 27.

89  Matth. 22. v. 14.

90  Galat. 5. v. 10.

91  Jean 9. v. 28.

92  Matth. 12. v. 31.

93  Luc 11. v. 18.

94  Thren. 4. v. 4.

95  Luc 17. v. 21.

96  Daniel 14. v. 37.

97  Rom. 8. v. 22.

98  Jean 10. v. 16.

99  Ps. 71. v. 11.

100  Rom. 1. v. 16.

101  Rom. 3. v. 4. Ps. 50. v. 6.

102  1. Corinth. 8. v. 1.

103  In vinculis. Vulg.

104  Malach. 3. v. 1.

105  Ps. 118. v. 32.

106  Luc 4. v. 18.

107  Genes. 2. v. 7. Sag. 15. v. 11.

108  Coloss. 3. v. 3.

109  Jean 1. v. 1.

110  Gen. 20. v. 6.

111  Gen. 22. v. 12. Juges 16. v. 30.

112  Matth. 22. v. 40.

113  Ps. 102. v. 14.

114  Luc 9. v. 54.

115  Jean 4. v. 16.

116  Isaïe 5. v. 20.

117  Cant. 1. v. 5.

118  Rom. 7. v. 15.

119  Ps. 15. v. 8.

120  Exode 14. v. 14.

121  Ps. 18. v. 4.

122  1. Jean 2. v. 27.

123  Peut-être félicité.

124  Matth. 6. v. 24.

125  Ps. 77 v. 2.

126  Jean 14. v. 21.

127  Matth. 24. v. 51. Apocal. 22. v. 15.

128  1. Cor. 1. v. 26, 27.

129  Luc 4. v. 22.

130  Jean 10. v. 41.

131  Ci-dessus, Chap. 3.

132  Isaïe 53. v. 12.

133  Isaïe 53. v. 4.

134  Luc 10. v. 39.

135  Héb. 4. v. 9. 10.

136  Ps. 94. v. 11.

137  Ou donne.

138  2. Corinth. 12. v. 9.

139  Jean 10. v. 29.

140  1 Corinth. 10. v. 13.

141  Esdras 4. v. 17.

142  Ps. 15. v. 8.

143  1. Corinth. 6. v. 19. 20.

144  1. Corinth. 3. v. 15.

145  Isaïe 65. v. 1.

146  Galat. 2. v. 20.

147  Coloss. 3. v. 3.

148  Matth. 10. v. 39.

149  2. Corinth. 13. v. 3.

150  1. Rois 9. v. 20.

151  Eccl. 3. v. 7.

152  Ps. 72. v. 27.

153  Ci-dessus, Chap. 14. v. 19.

154  Matth. 26. v. 26.

155  2. Corinth. 4. v. 7.

156  Il n’y a en effet que l’Église fondée sur la « roche vive » de Jésus-Christ qui ne sera jamais détruite. Les Églises visibles actuelles ne sont donc pas fondées sur cette « roche vive », puisqu’elles sont toutes à présent plus ou moins engagées dans un processus de déliquescence assurée. (Note de Biblisem.)

157  Il va de soi que Madame Guyon ne dirait plus la même chose aujourd’hui. L’actualité religieuse l’obligerait à comprendre que « l’unique à laquelle Dieu a promis que les portes de l’Enfer ne prévaudraient point » n’a pas de manifestation visible dans le monde, et que cette unique est celle que le Christ a révélée à la Samaritaine : une Église sans temples pratiquant le « culte en Esprit et en Vérité ». (Note de Biblisem.)

158  Si « la tempête et le vent de l’erreur frémissent loin de la vraie Église sans l’approcher », force est de constater qu’il n’a aucune « vraie Église » parmi celles qui nous sont connues. (Note de Biblisem.)

159  Il faut bien reconnaître que cette « dépendance » n’existe plus aujourd’hui, et peut-être même depuis longtemps. Il y a donc lieu de se demander si ces lignes ne seraient pas interpolées. (Note de Biblisem.)

160  Cette distinction entre intérieur et extérieur ne manque pas de surprendre. En effet, si l’intérieur est « mû et conduit par l’Esprit saint », tout le reste le sera forcément. Et si « l’Église » est, elle aussi, « mue et conduite par l’Esprit saint », la motion « extérieure » qu’elle donnera sera forcément identique à la motion « intérieure » donnée par l’Esprit saint. Par conséquent, la directive donnée ici est inutile. On se demande comment une spirituelle aussi intérieure que Madame Guyon ait pu écrire une pareille chose. Il nous paraît légitime de suspecter ici une interpolation d’origine cléricale. (Note de Biblisem.)

161  Les « décisions de foi » de l’Église « extérieure » peuvent-elles différer des « motions divines » « intérieures » ? Assurément non, s’il est vrai que l’Église « extérieure » est réellement en communion avec l’Esprit « intérieur ». Et si tel est le cas, nous n’avons pas à nous occuper de l’extérieur, puisque l’intérieur nous fournit déjà tout ce qu’il nous faut. Et si, au contraire, l’extérieur n’est pas en communion avec l’intérieur, nous n’avons pas non plus, et à plus forte raison, à en tenir compte. On voit mal comment des propos aussi peu inspirés, pour dire le moins, aient pu réellement couler de la plume de Madame Guyon. (Note de Biblisem.)

162  Si la motion « intérieure » est la même que la motion « extérieure », pourquoi insister sur l’obéissance à la motion « extérieure » ? La première suffit à tout. On ne peut s’empêcher de douter que ces mots soient authentiques. Il est de fait que les écrits mystiques sont bien souvent retouchés par Rome avant leur publication, et il ne serait pas surprenant que nous en ayons ici un cas de figure. (Note de Biblisem.)

163  Genes. 2. v. 21.

164  Ézéch. 9. v. 4.

165  Jean 18. v. 11.

166  Rom. 15. v. 3. Jean 8. v. 29.

167  Ps. 118. v. 128.

168  1. Cor. 13. v. 5.

169  Gal. 2. v. 20.

170  Jean 21. v. 20.

171  1. Corinth. 15. v. 54.

172  Apoc. 2. v. 11.

173  Philip. 2. v. 7.

174  1. Corinth. 10. v. 11.

175  Marc 9. v. 5.

176  Ps. 84. v. 9.