LA VIE DE MADAME GUYON
ÉCRITE PAR ELLE-MÊME
Extraits choisis et présentés
par JEAN BRUNO
I
1648-1681
PREMIÈRE PARTIE
I. L’INSONDABLE VOIE DU DÉPOUILLEMENT
II. ENFANCE MALADIVE ET NEGLIGÉE
III. ÉDUCATION DANS LES COUVENTS
IV. FERVEUR NAISSANTE
V. ABANDON DE L’ORAISON
VI. MARIAGE IMPOSÉ ET MALHEUREUX
VII. MATERNITÉ ET REVERS DE FORTUNE
VIII. L’ORAISON DU COEUR ET LES DÉBUTS DE LA VIE MYSTIQUE
IX. CONSIDÉRATIONS SUR DIVERS PHÉNOMÈNES MYSTIQUES
X. MORTIFICATONS
XI. LE FEU PURIFICATEUR
XII. ABSORPTION MYSTIQUE PLUS INTENSE, MALGRÉ L’HOSTILITÉ FAMILIALE
XIII. PREMIERS MOMENTS DE SÉCHERESSE
XIV. VOYAGES ET DIVERSIONS
XV. LA PETITE VÉROLE
XVI. DÉVOTION CONTRARIÉE
XVII. À LA CAMPAGNE. LA MÈRE GRANGER
XVIII. ALTERNANCES D’AMOUR ET DE SÉCHERESSE
XIX. AUSTÉRITÉS ET DEUILS
XX. ÉVÈNEMENTS SPIRITUELS ET FAMILIAUX PRÉCÉDANT L’ARIDITÉ
XXI. ENTRÉE DANS LA GRANDE SÉCHERESSE
XXII. VEUVAGE
XXIII. LES CARACTÈRES DE LA SÉCHERESSE
XXIV. RETRAITE ARIDE ET PERSÉCUTION D’UN JANSÉNISTE
XXV. LA MORT SPIRITUELLE
XXVI. SÉPARATION D’AVEC SA BELLE-MERE
XXVII. DERNIERS DEGRÉS DE LA NUIT
XXVIII. LIBÉRATION ET JOIE INTÉRIEURES
XXIX. L’OBSESSION DE GENÈVE
XXX. DERNIÈRES HÉSITATIONS ET PRÉPARATIFS DE DÉPART
DEUXIÈME PARTIE
I. LE VOYAGE
II. DIRECTION DU PÈRE LA COMBE ET INQUIÉTUDE MATERNELLE
III. RÉPROBATION POUR SON DÉPART ET SURPRENANTE GUÉRISON
IV. EXTASE ET PERTE DANS L’UNITÉ
L’EXPÉRIENCE MYSTIQUE
DE MADAME GUYON
La première édition de la Vie de Madame Guyon écrite par elle-même parut à l’étranger en 1720, trois ans après sa mort ; la seconde édition au début de la Révolution 1. Aucune réédition française n’a été publiée depuis et peu à peu l’ouvrage est devenu rare. Le 17 novembre 1923, Charles Du Bos notait dans son journal à propos de Mme Guyon : « Que celle-ci doit être unique d’après tous les témoignages (Bergson, Jean Baruzi, Groethuysen, etc.), que je recueille depuis des années, et que je voudrais me procurer d’abord et ensuite trouver le temps de lire sa vie par elle-même dont Bergson me disait avant la guerre qu’à sa connaissance l’on ne rencontrait dans aucun ouvrage l’état mystique sous une forme aussi pure et aussi évidente... » 2. On a encore plus de peine aujourd’hui qu’entre les deux guerres à découvrir ce texte chez un bouquiniste ou même chez un libraire spécialisé. C’est de sa raréfaction croissante qu’est né le projet de le rendre à nouveau accessible au public. Malgré le caractère parfois assez extraordinaire de ce témoignage, il ne saurait être question de réimprimer ici intégralement trois tomes d’une typographie serrée qui comprennent au total plus de 800 pages. On a préféré un choix devant paraître en deux volumes qui manifesteront deux aspects très différents de la vie mystique de Mme Guyon. La série d’extraits que nous présentons aujourd’hui couvre ses trente-trois premières années, de 1648 à 1681, et permet d’étudier avant tout le développement de son expérience intérieure. Dans le second choix de textes (qui embrassera la dernière partie de son existence), on suivra moins son évolution personnelle, presque achevée alors, que ses tentatives d’action et les violents remous que celle-ci a provoqués. Si la querelle du Quiétisme a connu sa conclusion officielle en 1699, avec le bref d’Innocent XII qui condamnait discrètement Fénelon, elle a trop longtemps continué à passionner les jugements portés sur Mme Guyon, bien que l’on montre aujourd’hui plus de sérénité à son égard.
Écrite d’une manière spontanée et vive, parfois quasi-automatique, l’autobiographie de Mme Guyon offre un document d’une exceptionnelle richesse pour surprendre le déroulement d’une expérience mystique dans ses rapports avec la vie quotidienne. Pour ramener ce long texte aux dimensions des Cahiers de la Tour Saint-Jacques, de nombreuses coupures ont dû être opérées. Elles ont avant tout porté sur les digressions et les redites, de fréquentes considérations dévotes et quelques citations de la Bible. Néanmoins ces divers éléments restent encore assez abondamment représentés pour que le ton et l’esprit de Mme Guyon n’en soient pas altérés. Quoique pour toute étude approfondie il s’avère indispensable de recourir au texte complet, la sélection que nous présentons ici a conservé l’essentiel. Il a paru préférable de multiplier çà et là de brèves suppressions plutôt que de résumer des chapitres entiers pour conserver aux autres leur intégralité. On a tenu à laisser sans interruption la parole à Mme Guyon : lorsqu’elle évoque un conflit, parle de ceux qui l’ont blessée, excédée, l’accent même du récit a son importance. Tout ce qu’elle écrit sur ses rapports familiaux (jalousies, tensions, préférences, etc.) a été respecté, de même que le détail de ses années déterminantes d’enfance et de formation à Montargis. On a également conservé aussi complète que possible l’évocation des tourments subis dans sa belle-famille et qu’elle ressasse, comme une longue plainte monotone, à travers la plupart des chapitres, depuis son mariage en 1664 jusqu’à l’achat d’une maison qui lui permit, quatorze ans plus tard, de se délivrer enfin d’une présence insupportable.
Gardant tout ce qui concerne le milieu, les évènements, les détails de santé, nous avons accordé une plus grande place encore aux états mystiques eux-mêmes, car ils font l’intérêt majeur du livre, et c’est à eux que Mme Guyon doit d’avoir été, depuis le début du siècle, étudiée plus objectivement pour elle-même par des psychologues (l’analyse de Henri Delacroix demeurant la plus pénétrante), au lieu d’être traitée comme la protagoniste imprudente et occasionnelle d’une âpre lutte de théologiens.
Signalons enfin que, grâce à un manuscrit de la Vie conservé en Angleterre, nous avons pu enrichir l’édition imprimée d’un choix de variantes et d’additions inédites.
L’HYPOTHÈSE DU PLAGIAT.
Mais Mme Guyon fut-elle vraiment une mystique ? Son témoignage est-il original ou ne refléterait-il pas plutôt ses lectures ? « C’est l’un des traits du caractère de Mme Guyon, remarque Pourrat, de se croire appelée à tous les états mystiques. Plus tard, sa puissance d’autosuggestion sera telle qu’elle croira avoir été favorisée de toutes les grâces mystiques dont elle aura lu la description dans les livres 3. » Ses lectures impressionnent par leur nombre, mais il ne faudrait pas céder à une erreur de perspective : « Les abondantes citations que l’on trouve dans certaines œuvres de Mme Guyon ne doivent pas faire illusion. Il faut distinguer les lectures qu’elle a faites, à un moment où sa vie et sa doctrine étaient déjà fixées, pour chercher des autorités, et celles qui ont pu agir sur la formation de sa vie et de sa doctrine. Lorsque les évêques furent chargés de l’examiner, elle sentit la nécessité, pour fonder la vérité de sa conduite, de s’appuyer sur une autre autorité que sa propre expérience ; dans ses Justifications elle groupe autour des articles qu’on lui reproche de nombreuses citations d’auteurs mystiques depuis l’Aréopagite jusqu’à saint François de Sales. Mais la plus grande partie de l’érudition mystique qui s’y étale est d’acquisition récente ; il est même probable que beaucoup de ces références lui ont été indiquées ou fournies par Fénelon... 4 » Mme Guyon utilisa en outre une compilation de textes mystiques faite par des Carmes pour défendre Jean de la Croix 5. Mais quand on examinait en 1694 ses opinions, Mme Guyon avait 46 ans et était depuis longtemps parvenue aux états mystiques décrits dans sa Vie qu’elle rédigeait déjà en 1688.
Evelyn Underhill, supposant d’après des coïncidences surprenantes que cette autobiographie a été influencée par la vie de Catherine de Gênes au point d’y amener une altération des souvenirs de l’auteur, va jusqu’à émettre l’hypothèse d’un « inconscient plagiat spirituel 6 ». Quant à Ernest Seillière, il présume que la lecture de Catherine de Gênes pouvait remonter très tôt et avoir même eu lieu au moment de la première période de ferveur, peu après 12 ans 7. Mme Guyon a précisé cependant les livres qui avaient influencé son enfance : saint François de Sales, la vie de Mme de Chantal, qu’elle tenta aussitôt d’imiter et dans l’ordre de qui (la Visitation) elle chercha en vain à se faire religieuse. Cette imprégnation ne se borna point à la période enfantine : on a souvent pensé que Mme Guyon rêva par la suite de revivre elle-même, avec le Père La Combe puis avec Fénelon, l’amitié spirituelle qui avait uni Mme de Chantal et François de Sales. L’obsession qu’elle eut, dans les années 1680-81, de se rendre à Genève pourrait bien venir de ce que ce prélat avait porté le titre d’« Évêque et Prince de Genève », mais la présence du Père La Combe à Thonon contribua peut-être aussi à l’attirer dans cette région 8. Le fait que Jeanne de Chantal (comme Marie Guyart) ait abandonné son fils pour entrer en religion aida Mme Guyon à prendre une décision du même genre quand elle partit pour Gex en emmenant avec elle sa fille encore trop jeune mais en laissant ses deux fils à sa famille.
Bien que Mme Guyon ne déclare pas avoir lu dès son enfance la vie de Catherine de Gênes 9, elle semble lui avoir fait certains emprunts, lorsqu’elle reprit par exemple son équivalence entre la brûlure mystique et le feu du purgatoire (au chapitre XI de sa Vie), ou la notion du « pur amour » qui doit détruire jusqu’à la moindre trace d’égoïsme ou de « propriété ». Mme Guyon a parfois nommément cité Catherine de Gênes (dans la 2e partie, chapitres IX, § 11 et X, § 5, 9, de son autobiographie) et Poiret a souligné de son côté plusieurs ressemblances dans les notes ou sommaires. Mais les emprunts d’idées ou parfois même de formules n’invalident pas pour autant l’authenticité d’une expérience. La sensation de brûlure du cœur, si fréquente dans ces états, a été spontanément redécouverte par bien des mystiques en dehors de toute lecture, et même par des personnes qu’aucune croyance dualiste et affective n’y préparait. Si Mme Guyon a pu imiter Catherine de Gênes lorsque celle-ci se brûlait corporellement pour comparer le feu physique au feu intérieur, il est certain que l’essentiel reste la brûlure mystique qui s’imposait à elle. Il serait facile de faire des observations analogues, quand elle affirme l’importance de l’oraison avec autant de force que Thérèse d’Avila, après l’avoir, comme cette dernière, négligée pendant quelque temps. Mme Guyon a naturellement lu, en traduction, la Carmélite espagnole 10, mais si elle insiste sur l’urgence de l’oraison, c’est à cause de l’efficacité directe de cette méthode. Le véritable problème n’est pas de savoir simplement ce qu’a pu lire Mme Guyon, quoique cela présente un grand intérêt, mais surtout ce qu’elle a revécu et éprouvé de façon immédiate. L’accent est tout différent lorsqu’elle s’inspire de la pensée d’autrui (par exemple dans son chapitre IX, intitulé dans l’édition de 1720 : Digression sur les dons de vision, d’extase, de ravissement...), ou lorsqu’elle décrit avec spontanéité ses états. Ceux-ci l’ont maintes fois surprise et elle déclare à plusieurs endroits dans sa Vie qu’elle n’avait jamais rien lu qui leur corresponde.
LE NIVEAU MYSTIQUE ATTEINT.
À partir du moment où l’on n’admet pas sérieusement la thèse d’un frauduleux montage de lectures et textes mystiques qu’aurait plus ou moins inconsciemment opéré Mme Guyon pour donner à autrui l’illusion qu’elle était une sainte, on doit se demander à quel degré d’avancement mystique elle avait pu parvenir, si délicate que se montre une telle évaluation. Il paraît insuffisant de dire, avec Mme Jeanne-Lydie Goré, que « sur le niveau mystique de Mme Guyon, nul ne peut se prononcer 11 ». Pour le Père Poulain, Mme Guyon aurait rapidement atteint, dès sa jeunesse, l’oraison de quiétude, puis, cédant à la mégalomanie spirituelle, elle aurait régressé 12. Pour Delacroix, au contraire, elle serait allée aussi loin que Thérèse d’Avila, jusqu’à cette phase paisible et permanente, qu’on a nommée l’état théopathique, et qui semble l’achèvement suprême et parfait de ce type d’expérience en milieu chrétien 13.
On est d’autant mieux éclairé sur les étapes intérieurement parcourues par Mme Guyon que celle-ci les a systématiquement décrites par deux fois, à six années d’intervalle et sous des formes très différentes. Sa première relation, de 1682, se présente comme un traité théorique : Les Torrents spirituels, où il lui arrive d’attribuer ses propres expériences à une étrangère, avec cette formule : « J’ai connu une personne qui 14... ». La seconde version, plus détaillée encore, est son autobiographie de 1688 qui nous est parvenue 15. Pour Mme Guyon, sa vie proprement mystique consista en trois phases. Elle éprouva d’abord une sorte de brûlure intérieure qui l’absorba complètement en elle-même (cela commença alors qu’elle avait 19 ans), puis disparut à plusieurs reprises pour céder la place à une aridité torturante, qui s’étendit sur près de sept interminables années encadrant la mort de son mari qui eut lieu en juillet 1676. Enfin, après cette longue sécheresse qui la purifia, elle atteignit un palier beaucoup plus égal, plus compatible que la première étape avec la vie extérieure, et qui la prépara à agir spirituellement sur les autres.
Ces phases apparaissent comme une vivante dialectique, une suite organique d’états se succédant au moment voulu (« Ce qui fait la perfection d’un état fait toujours l’imperfection et le commencement de l’état qui suit », écrira-t-elle dans la 2e partie, chap. VIII, § 11) et ayant chacun leur rôle, y compris la période négative d’angoisse qui s’intercala entre les moments plus spécifiquement mystiques. « Dans les Torrents, écrit Delacroix, elle représente ce second état, si pénible, comme supérieur au premier et nécessaire pour arriver au troisième qui est définitif, qui est l’union essentielle, la véritable vie en Dieu ; elle expose l’insuffisance et les imperfections du premier état, la nécessité de le dépasser, l’espèce de contradiction interne qu’il enferme et qui l’oblige à se nier, après s’être posé, pour se retrouver dans une affirmation au-dessus de toute négation 16. »
À ces deux phases extrêmes d’éveil et d’aboutissement ont correspondu chez Mme Guyon deux niveaux presque localisables corporellement et comparables à la progression ascensionnelle du yoga de Kundalini. Si les chakras de la psychophysiologie mystique indienne s’échelonnent à tous les étages de l’axe cérébro-spinal, les centres les plus importants sur lesquels le yogin doit se concentrer se situent en effet au cœur et à la tête. Or, dans sa phase initiale d’intériorisation, Mme Guyon était, semble-t-il, avant tout attirée au niveau de la poitrine et du cœur, au point que sa tête se courbait parfois en avant pour s’en rapprocher. Dans la phase suivant la sécheresse, elle se sentit parfois soulevée et comme happée au-delà d’elle-même, si bien que sa tête lui paraissait entraînée dans un mouvement vertical supérieur. Elle a surtout décrit cette impressionnante montée au chap. IV de la seconde partie (qui termine le présent choix de textes), alors qu’elle venait de prendre conscience de l’opposition de ces deux sortes d’états. Mais l’on ne doit pas systématiser définitivement ces localisations organiques, dont l’ordre et la signification peuvent se modifier avec un autre type d’expérience, comme nous le montreront de nouveaux témoignages de Mme Guyon. Pour atteindre un terrain plus solide, il faudrait confronter ce qu’elle a expérimenté avec les confessions mystiques d’autres religions. Cela permettrait, par-delà les bases d’une phénoménologie purement empirique et descriptive, d’entrevoir une interprétation psychophysiologique, qui ne suffirait cependant pas à expliquer en totalité cette expérience.
Tout s’est passé comme si Mme Guyon avait senti d’abord la présence divine enfermée en elle, pour parvenir une dizaine d’années plus tard à une perte dans l’immensité divine hors des frontières de l’individu et comme au-dessus du corps. C’est là ce qui caractérise et définit proprement l’extase, qui lors de ses premières apparitions suscite souvent de brutales réactions ou impressions organiques, mais qui n’entraîne plus par la suite les même troubles, lorsqu’a pu s’effectuer une accoutumance. À la fin, au terme de son évolution, la conscience mystique échappe à ces perturbations corporelles pour se fondre dans une unité supérieure où les limites de l’individu sont transcendées, éprouvant ainsi d’une manière infiniment plus concrète et bouleversante ce que certains philosophes ont dialectiquement présenté comme une altération dans les rapports du moi et du non-moi.
Aussi significatifs et riches à étudier que soient les états de Mme Guyon, ils ne permettent pas d’épuiser toutes les formes de l’expérience mystique. Bien qu’on observe dans tout mysticisme un ensemble de constantes – qu’il s’agisse des réactions psychophysiologiques ou du contenu à la fois violent et insaisissable de la conscience –, on ne retrouve pas indifféremment chez tous les sujets l’intégralité de ces données immédiates. Chaque Expérience a ses variantes et prédominances propres. Il ne semble pas que Mme Guyon ait connu beaucoup d’extases : celles-ci se produisirent surtout à Gex en 1681, avec leur complexe habituel de réactions neuro-végétatives, qu’elle a décrit de manière précise ; et après une expérience qui dura trois jours, elle se sentit beaucoup plus constamment absorbée dans l’immensité 17. Les sensations de lumière intérieure, qui sont parmi les plus fréquentes et spécifiques de ces états, n’apparaissent pas chez elle (ce qu’elle a écrit au chapitre X, § 11, sans prétention mystique d’ailleurs, était d’une telle banalité que nous l’avons supprimé). Elle ne paraît guère avoir eu de ces visions ou auditions qu’ont souvent décrites les extatiques, mais plutôt des songes, ou quelquefois des intuitions se révélant par une sorte de message auditif. Excluant presque toujours les contenus formels, son expérience est exceptionnellement dépouillée, très intense et d’une grande pureté.
Si Mme Guyon semble ainsi se rattacher à ce qu’on a pu nommer l’« école abstraite » qui se développa au XVIIe siècle en France, dans le sillage de la mystique rhéno-flamande 18, il est certain que cela suppose aussi chez elle des tendances allant spontanément dans ce sens. Et la tradition à laquelle elle se rattachait peut-être historiquement – par ses conversations, ses lectures, ses directeurs spirituels – n’aurait jamais pu empêcher en elle une prolifération d’images, si elle avait eu des tendances vraiment visionnaires. La voie qu’elle propose dans les Torrents est au fond la généralisation de sa propre expérience du vide, qu’elle préfère aux manifestations extraordinaires des extases et des visions.
LES MANIFESTATIONS PARANORMALES
En dépit de cette dépréciation de tous les phénomènes « extraordinaires », Mme Guyon a maintes fois noté dans sa Vie toutes sortes de faits de connaissance paranormale qui supposent le dépassement de nos cadres spatio-temporels courants, mais qui sont très communs chez les mystiques : révélation d’évènements lointains, lecture dans la conscience d’autrui ou même divination de données plus complexes, comme par exemple celles d’un procès. On découvrira çà et là ces intuitions en parcourant les pages qui suivent. On en trouvera ultérieurement de nouveaux exemples dans la seconde partie de la Vie de Mme Guyon, où elle a tenté d’élucider les lois de cette mystérieuse « communication en silence » qui, bien que fréquente chez les mystiques, excita si fort la verve de Bossuet. Et c’est en publiant la fin de son autobiographie que nous tenterons d’éclairer ces surprenantes manifestations par l’apport de la parapsychologie.
De telles « révélations », devant lesquelles on peut rester sceptique, ont pratiquement joué dans l’existence de Mme Guyon un grand rôle. Elle les a intégrées dans sa conception de la vie et s’est souvent laissé guider par elles. À partir du moment où le mystique a décidé de suivre aveuglément la volonté divine, la difficulté devient de deviner ce que souhaite Dieu. Mme Guyon se met pour ainsi dire à l’écoute intérieurement, elle note ses rêves, mais elle guette aussi des signes du dehors. Une fois devenue veuve et maîtresse d’orienter sa vie, elle doit opérer des choix, décider. Quand elle se sent attirée vers Genève, elle attend d’autrui des confirmations, sans se douter qu’elle-même fait à la fois les questions et peut-être, à travers les autres, les réponses. Les conseils qu’elle recevait n’étaient pas toujours désintéressés (car elle avait une très grosse fortune), mais reflétaient souvent ses propres désirs ou ses répugnances. À diverses reprises, les confirmations qu’elle obtint ainsi, comme en écho, lui vinrent d’inconnus et demeurent incompréhensibles si l’on n’admet pas une modalité de transmission de pensée indépendante du langage. Dans ses rapports avec les êtres, Mme Guyon tient compte au premier chef de ce qu’elle « sent », tout en se demandant parfois après coup si ce qui lui avait paru bon et « voulu par Dieu » n’était pas dans certains cas un piège de la nature. D’où des hésitations, des décisions remises en cause. On est également frappé de la ténacité de quelques-uns de ses refus. Néanmoins ce mode d’action, si subjectif et irrationnel, obéit dans l’ensemble à une logique de l’abandon.
INTERFÉRENCES DE LA MYSTIQUE
ET DE LA VIE QUOTIDIENNE
On a plusieurs fois présenté l’expérience mystique de Mme Guyon comme un contre-coup de ses déboires sur le plan humain. En décrivant les rebuffades et les humiliations dont on l’abreuva après son mariage, elle reconnaît elle-même qu’elle se sentit de ce fait repoussée vers les consolations religieuses. Elle le fut du moins consciemment, car l’involontaire coquetterie qui subsista longtemps et qu’elle se reproche comme une infidélité, moins vis-à-vis de son mari qu’envers Dieu, témoigne de la persistance de ses tendances féminines et de son insatisfaction. En contraste avec l’atmosphère d’acrimonie qu’entretenait sa belle-mère autour d’elle, la sympathie qu’elle rencontra, à 19 ans, chez un Franciscain, puis plus tard chez le Père La Combe, serait, d’après James Leuba, à l’origine de ses états mystiques 19. Pour ce psychologue, l’extase se ramènerait à des émotions humaines courantes ou même à des réactions sexuelles inconscientes, interprétées de façon illusoire. Si profondément ancré en nous que soit le besoin d’être estimé et aimé, il ne rend guère compte des états paroxystiques tout différents que vivent les mystiques. Certes, la grande estime et même l’affection de Mme Guyon pour le Père La Combe apparaissent évidentes (nous devrons y revenir dans le volume suivant), mais l’évolution spirituelle foudroyante qui se fit en elle après sa brève entrevue avec le Franciscain s’avère difficilement attribuable à la sympathie qu’elle put alors ressentir. Si ce religieux fut peut-être au début un instant interdit par la beauté de la jeune femme, ce qui bouleversa celle-ci ne tint pas à une émotion humaine quelconque, mais à la méthode d’oraison plus fructueuse qu’il lui enseigna, ou plutôt – et ce trait ne peut que revêtir de l’importance aux yeux de ceux qui sont familiarisés avec les méthodes zen – qu’il lui indiqua d’une brève formule saisissante à un moment où elle était prête. Tandis qu’elle s’obstinait jusqu’alors stérilement dans la méditation discursive, elle fit tout à coup un bond prodigieux dans le sens mystique en renonçant aux considérations intellectuelles et en s’intériorisant. On a fait la même remarque pour Mme Hélyot car, rapporte son biographe, dès qu’on l’autorisa à abandonner l’oraison discursive et le raisonnement, « le feu divin descendit du ciel dans son cœur 20 ».
Il y aurait beaucoup à dire sur cette « oraison du cœur » que Mme Guyon devait largement répandre plus tard par son petit volume du Moyen court. Si le « cœur » avait dans le langage spirituel du XVIIe siècle un sens plus volontariste que sentimental 21, il ne faudrait pas entendre ici par volonté la faculté d’action extérieure (qui tend alors plutôt à s’engourdir), mais la polarisation exclusive de l’être entier vers Dieu, dans une adhésion sans réserve qui brise toutes les attirances extérieures. Ce processus s’apparenterait ainsi au concept de « conversion », comme l’exprime parfaitement le Moyen court. Au sens superficiel, les « infidélités » de Mme Guyon nous font autant sourire que celles de Thérèse d’Avila, alors qu’en fonction de l’intériorisation qu’elles interrompent, elles constituent réellement des obstacles ou des ruptures.
Quant au « cœur », il ne doit pas prendre ici un sens purement symbolique ou métaphorique qui exclurait tout élément corporel. Indépendamment des croyances ou dogmatiques particulières, l’intensification de la conscience du cœur se révèle une autre des constantes de la mystique comparée : le cœur est un des centres qui s’imposent spontanément à l’attention et l’oraison hésychaste n’a fait que systématiser ce phénomène. Néanmoins, si Mme Guyon se concentra également au cœur physique, ce fut sans doute après l’apparition des états mystiques, car l’intériorisation qu’on lui conseilla ne s’appliquait nullement à l’organe du cœur mais à la présence de Dieu en elle. Le freinage des activités analytiques et verbales, et l’atténuation des stimuli sensoriels permettent à l’intériorisation de s’accentuer rapidement. Il se produit alors un soudain changement dans l’équilibre ou le régime cérébral dont on a récemment tenté d’analyser les mécanismes 22. C’est à cause de leur efficacité même qu’il y aurait quelque imprudence à diffuser indistinctement les méthodes de concentration intériorisée communes aux grandes voies d’entraînement mystique (qu’elles aient été transmises ou spontanément redécouvertes), mais qui mériteraient une plus souple adaptation en fonction des conditions de vie et des fins personnelles.
Si la méditation, l’oraison, le yoga opèrent une lente métamorphose dans l’individu, l’état mystique déclenche incontestablement une rupture beaucoup plus marquée et modifie à la fois les instincts naturels et les relations du sujet avec son entourage. À certains moments très intenses, le mystique est comme paralysé, il a un besoin croissant de se retirer en lui-même, il lui arrive d’oublier les choses courantes qu’il faut lui rappeler. Mme Guyon reconnaît qu’un tel comportement justifiait parfois les critiques de sa belle-famille, qui fit tout pour l’arracher à cette absorption. La béatitude mystique est souvent si forte qu’elle tient en échec les réactions élémentaires : peur, désir, chagrin. Au milieu de circonstances dramatiques, l’être demeure tranquille, non seulement parce qu’il s’abandonne à la volonté de Dieu, mais parce qu’il se sent littéralement « plongé dans un fleuve de paix ». Paradoxalement, la souffrance est imprégnée de joie.
Le mari de Mme Guyon aurait plus facilement peut-être accepté cette soif immodérée de solitude, ou ces oublis et distractions, si leur accord sexuel n’avait pas également subi le contre-coup de ces états. Mariée sans qu’on l’ait même consultée, alors qu’elle n’avait pas encore atteint 16 ans, et sans que la moindre sympathie humaine ait eu le temps de s’établir avec son fiancé qu’elle vit à peine deux jours avant le mariage, Mme Guyon pourrait bien alors avoir éprouvé un traumatisme. La triste figure qu’elle montra le lendemain de ses noces était significative. Rien ne permet cependant de conclure à la frigidité, et si Jacques Guyon désirait manifestement sa jeune femme, il se peut que cette dernière ne soit pas toujours restée indifférente. Ce n’est qu’après deux ans de vie conjugale que celle-ci commença à lui peser positivement, et son goût de la chasteté s’accentua quand la dévorante ardeur mystique prit la place des simples pratiques de dévotion. Devenue passive et insensible, Mme Guyon eut désormais tout le loisir d’éprouver avec son mari une séparation entre le corps inerte et la conscience établie à un niveau différent, dissociation qui, transposée sur un plan théologique, devait soulever tant de critiques 23.
LA PHASE NÉGATIVE ET L’INDIFFÉRENCE
Il n’est pas douteux que la première phase des états mystiques est si impérieusement absorbante qu’elle contrecarre les fonctions naturelles. Nous venons de voir qu’elle affaiblit l’activité extérieure comme la sexualité. Si l’on étudiait le déroulement de la même expérience en milieu monastique, et non dans le cadre du mariage, on constaterait que cette première période accapare presque toujours les forces vives de l’individu, et cela pendant plusieurs années. Ce n’est qu’une fois cette violence initiale atténuée que le mystique peut se retourner vers le monde pour agir. Il montre même alors en général une activité exceptionnelle : après l’inhibition du début il éprouve comme un dopage. Cependant son évolution n’est pas toujours continue et les deux moments sont assez souvent séparés par une période de tourment et de sécheresse.
L’alternance de la joie extatique et du désespoir a fait maintes fois penser à la cyclothymie, bien que les deux phases de suractivation ne semblent nullement superposables dans l’ivresse mystique, silencieuse, intériorisée, et dans l’excitation maniaque qui se dépense en frénésies verbales plus ou moins érotiques ou agressives. La confrontation de ces deux types d’expériences, esquissée par John Custance – qui traversa plusieurs fois lui-même les cycles de la mélancolie et de la manie, avec prédominance de cette dernière – mériterait une discrimination plus nuancée de leurs signes respectifs 24. Quoique l’extase mystique ne soit pas identifiable à l’excitation du cyclothymique, on notera cependant dans les deux cas une exaltation et une dépense nerveuses excessives qui pourraient appeler le processus dépressif inverse, et l’on voit moins bien comment discriminer la mélancolie de la sécheresse. Les mystiques n’accepteraient sans doute pas une simple assimilation, car l’origine de leur désarroi leur semble résulter de la privation de l’exaltation intérieure, ce qui leur enlève tout goût pour la vie. Après l’ivresse initiale trop forte, les autres plaisirs sont dépréciés et l’individu se trouve comme perdu ou suspendu entre deux mondes : les joies sensorielles ne l’attirent plus et le bonheur intime se dérobe. C’est la « nuit », dont Jean de la Croix a très subtilement analysé les symptômes et la progression. On trouve dans la Vie de Mme Guyon une auto-observation certes moins complète mais frappante, et qu’elle a systématisée par ailleurs dans les Torrents en des images qui rejoignent parfois celles de l’alchimie (pourriture, calcination), plus qu’elles ne s’inspirent du symbolisme nocturne.
Le diagnostic que l’on pourrait formuler sur leur mal apparaîtrait finalement aux mystiques beaucoup moins important que le parti qu’ils surent en tirer et le rôle qu’ils firent jouer à cette sombre période de leur évolution. Que leur sécheresse corresponde à un authentique accès de mélancolie, ou qu’elle naisse d’un processus inhibiteur comme en développent occasionnellement les techniques d’intériorisation silencieuse, cela ne fait pas pour eux une grande différence, pourvu qu’ils utilisent cette phase pour avancer et accélérer leur dépouillement. La sécheresse arrache malgré lui le mystique à une béatitude à laquelle il ne renoncerait jamais spontanément et qu’il importe de dépasser pour atteindre un niveau plus élevé encore.
Mais Mme Guyon ne comprit cet apport que rétrospectivement : pendant qu’elle traversait sa phase de désespoir et de condamnation, où le dénigrement d’autrui faisait curieusement écho à ses propres remords, elle n’en apercevait ni le but ni le terme. À la fin de cette trop longue période, la malheureuse cessa même de souffrir pour tomber dans une neutralité insensible, où ses révoltes disparurent. Lorsqu’elle fut sortie de l’angoisse et de la torpeur, elle découvrit qu’elle y avait acquis une qualité particulière d’indifférence. Tout se passe comme si elle avait peu à peu appris à ne plus désirer ni réagir, et gagné à son insu une paix nouvelle, qui n’était pas due à la submersion dans la joie mystique qu’elle avait d’abord éprouvée, mais au détachement opéré en elle par un tourment sans espoir. La sécheresse fut ainsi l’équivalent moral et infiniment plus douloureux des macérations physiques de toutes sortes qu’elle s’était imposées avec allégresse au début. On comprend mieux la transformation qui venait de s’effectuer en la voyant traiter, peu après sa propre libération, une religieuse que l’on pensait folle et qu’on avait enfermée (chap. XXX, § 4) : Mme Guyon la calma d’abord en l’amenant à accepter l’idée de sa folie, au lieu de se débattre furieusement contre elle, mais ce n’est qu’après avoir surmonté des attachements et des révoltes multiples que cette femme recouvra la paix.
Au-delà de sa banale signification ascétique, cette égalité (qui doit avoir son corrélatif jusque sur le plan cérébral en diminuant la violence des actions et réactions provoquées en nous par les circonstances) pourrait bien favoriser l’illumination, en rendant pour ainsi dire chronique cette globalisation que les méthodes de concentration visent à produire par d’autres moyens. C’est ici que se rejoignent, malgré l’immense écart des croyances, certains aphorismes d’un Jean de la Croix, où l’on aurait tort de voir des jeux de mots ou des concetti :
« Pour en arriver à aimer le tout
Ne cherchez de satisfaction en rien.
Quand vous vous laissez retenir par un objet
Vous cessez de vous précipiter vers le tout 25... »
et l’extraordinaire poème zéniste, Inscrit sur l’esprit croyant, qui débute ainsi :
La Parfaite Voie ne connaît nulle difficulté,
Sinon qu’elle se refuse à toute préférence.
Ce n’est qu’une fois libérée de la haine et de l’amour
Qu’elle se révèle pleinement et sans masque.
Une différence d’un dixième de pouce,
Et le ciel et la terre se trouvent séparés.
Si vous voulez voir la Parfaite Voie manifestée,
Ne concevez aucune pensée, ni pour elle, ni contre elle.
Opposer ce que vous aimez à ce que vous n’aimez pas,
Voilà la maladie de l’esprit 26... »
⁂
Notre introduction ne saurait ni épuiser ni même poser tous les problèmes que soulève la Vie de Mme Guyon. Les rapports entre mysticisme et pathologie seront éclairés par certains documents de sa deuxième partie. Notons simplement dès maintenant une inquiétante tendance à la suggestibilité et aux guérisons subites. Telle qu’elle se présente à nous, cette confession paraît sincère, bien que, l’achevant après des polémiques, Mme Guyon ait supprimé divers passages et qu’elle montre naturellement les choses dans sa propre optique. Sa simplicité parfois naïve risque aussi bien d’exaspérer que de toucher, tandis que le caractère très direct de son récit nous la rend proche. Par ses croyances inébranlables, son providentialisme à toute épreuve, son appétit de souffrance, elle ferait par instants songer davantage à un mystique du Moyen Âge comme Suso 27 qu’à une femme du siècle brillant et sceptique au début duquel elle disparut.
Cependant Mme Guyon appartient bien à tout un courant de son époque, à un réseau de mystiques ou de dévots qui se connaissaient directement ou par personnes interposées, avaient les mêmes ennemis (anti-mystiques et Jansénistes), et des conceptions, une terminologie, en partie communes. Le premier chapitre de la Vie n’a rien d’original, mais comme il dessine la perspective dans laquelle sont interprétés tous les évènements, on en a gardé les points essentiels. Lorsque Mme Guyon exagère ses scrupules ou se laisse entraîner à des rêves quelquefois démesurés, elle cède toujours à des préoccupations religieuses, ce qui a pu faire dire malicieusement à Jules Lemaître qu’on se trouvait ici en face d’une auto-hagiographie. Cela tient à la forte imprégnation monastique de son enfance (il y avait quatre couvents de femmes à Montargis : elle les fréquenta tous) et à la direction spirituelle qu’elle continua à recevoir par la suite.
Quoique Mme Guyon se soit généralement imposé une patience héroïque et peut-être abusive (car sa douceur encourageait autrui à la tourmenter et son goût des « croix » a bien pu les attirer sur elle), il lui arrive de réagir avec plus de vivacité. L’on surprend au début sa souffrance, on sent ce qu’il lui en coûte de se surmonter et, lorsqu’elle était jeune, elle n’y parvenait pas : ses révoltes rentrées la rendaient malade. Il sera intéressant de voir comment, avec l’âge et la maturation de ses états mystiques, elle a peu à peu retrouvé une nouvelle forme de spontanéité. Dans bien des cas, sa conduite étonne et serait inexplicable en dehors du contexte mystique qui a baigné presque toute son existence. En 1881, la thèse de Guerrier commençait par ces mots : « Il y a bientôt deux cents ans que Mme Guyon est célèbre ; elle n’est pas encore connue. » Mais, lorsque Brunetière fit un acerbe compte rendu de cet ouvrage, lui reprochant une information incomplète, il avouait sans la moindre gêne n’avoir jamais ouvert l’autobiographie. Or rien ne peut remplacer une lecture attentive de ce texte si, avant de porter un jugement sur Mme Guyon, l’on désire réellement tenter de la comprendre.
Malgré sa sympathie et ses recherches, Guerrier ne put utiliser tous les éléments dont nous disposons aujourd’hui avec le précieux manuscrit de la Vie conservé à Oxford. Quoique le catalogue de la Bibliothèque Bodléienne l’ait signalé en 1893, ce texte, qui apporte des données nouvelles, ne semble pas avoir jusqu’à présent servi à éclairer la psychologie de l’auteur. Or, à cet égard, les omissions qu’il révèle dans la seule version imprimée que nous possédions, sans être fréquentes, revêtent une signification certaine. Le volume ainsi édulcoré enlève à quelques épisodes leur portée véritable, les rend même parfois difficilement intelligibles. Nous ne saurions aborder ici le problème de savoir si ces coupures ont été opérées par Mme Guyon ou par son éditeur, si elles ont été inspirées par une pudeur de sentiment ou dans un but d’édification, pour ne pas blesser telle ou telle personne ou pour ne pas donner d’aliment à des querelles dogmatiques qui n’avaient déjà que trop sévi. Quoi qu’il en soit, ce manuscrit, que Mme Guyon a personnellement corrigé, nous la montre sous un jour plus humain et plus divisé. Les conflits sentimentaux ou domestiques y prennent plus de relief et de clarté tandis que l’édition de 1720 les voile plutôt. Guerrier a bien senti l’importance d’une idylle d’adolescence brièvement évoquée dans la Vie, et souligné les regrets que Mme Guyon dut en éprouver après son triste mariage. Mais alors que le récit imprimé donnait l’impression que le « jeune gentilhomme » avait été évincé par M. de La Motte, qui écarta par la suite d’autres prétendants, on découvre dans le manuscrit que l’origine de cette rupture fut toute différente. Beaucoup plus tard, pendant la sécheresse, les rapports tendus de Mme Guyon avec un Janséniste semblaient jusqu’ici avoir principalement leur origine dans des divergences doctrinales. On comprenait sans doute qu’il y avait eu entre eux une certaine sympathie, mais on ne voyait pas clairement, comme le montre la copie d’Oxford, à quel point Mme Guyon avait été alors attirée, déchirée, et ses auto-accusations, qui avaient un peu l’air de scrupules obsessionnels, s’expliquent mieux. De courts extraits du manuscrit, que nous citerons, donnent çà et là plus d’insistance aux attachements ou conflits familiaux, au classique chassé-croisé d’affection entre père et fille, mère et fils, dans les familles Guyon et La Motte, ou à la jalousie des enfants.
L’on en vient à déceler dans cette autobiographie l’influence de situations vécues dans l’enfance et qui se répètent de façon quasi-névrotique à des moments et à des niveaux différents, ou encore d’anciens idéaux qui finissent par triompher par des voies indirectes (comme si le mariage sans bonheur de la jeune femme devait lui permettre de réaliser malgré elle, dans d’autres conditions, sa vocation d’enfance), illustrant ce qu’on a nommé la « fatalité intérieure 28 ». Mais si son existence se montre enracinée dans un conditionnement subconscient multiple, où interfèrent les imprégnations affectives et religieuses, une santé déficiente, un mode de vie souvent antinaturel, il est d’autant plus remarquable que Mme Guyon ait dépassé ce déterminisme et atteint à une véritable libération intérieure. Trop brève fut la période durant laquelle elle put savourer un bonheur sans mélange, les circonstances extérieures étant aussi favorables que la béatitude spirituelle était grande (harmonie décrite dans l’ultime chapitre de ce volume), mais à travers toutes les misères et hostilités qu’elle allait connaître par la suite, elle devait conserver la même sérénité profonde et inaltérable.
Jean BRUNO.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
LES DEUX ÉDITIONS DU XVIIIe SIECLE
I
La Vie de Madame J.M.B. de la Mothe Guion, écrite par elle-même. – À Cologne, chez Jean de la Pierre (en réalité à Amsterdam), 1720, 3 vol. in-8° (16 x 10 cm) :
Vol. I. Préface (anonyme de Pierre Poiret, suivie du Catalogue des écrits de Mme Guyon). Première partie : Depuis sa naissance jusqu’à sa sortie de France. XLVIII-296 p., portrait (reproduit ici en hors-texte avec la page de titre).
Vol. Il Seconde partie : Contenant ce qui lui est arrivé hors de France. XII-274 p.
Vol. III. Troisième partie : Depuis son retour en France jusqu’à peu d’années avant sa mort. XII-298 p. et 3 p. d’errata.
II
La Vie de Madame J.M.B. de la Mothe-Guyon, écrite par elle-même, qui contient toutes les expériences de la vie intérieure, depuis ses commencements jusqu’à la plus haute consommation, avec toutes les directions relatives. Nouvelle édition. – À Paris, chez les Libraires associés (en réalité à Lausanne), 1791, 3 vol. in-8° (20 x 12 cm) : tome I : XXXII-37-3-VIII-296 p. ; tome II : X-274 p. ; tome III : XII-295 p.
Cette édition reproduit la précédente, avec exactement les mêmes paginations qu’en 1720, du moins pour le texte de Mme Guyon. Dutoit a simplement ajouté un long Discours sur la vie et les écrits de Madame Guyon, et substitué au catalogue des œuvres de celle-ci éditées par Poiret le prospectus de sa propre réédition qu’il annonce en 40 volumes.
Les traductions de la Vie en langues étrangères seront signalées dans le prochain volume, au moment où nous étudierons l’influence de Mme Guyon.
LA PRÉSENTE ÉDITION
Elle a été établie sur une photocopie de l’édition de 1720, avec quelques modifications dans la ponctuation et une modernisation de l’orthographe. Pour les noms propres, on a substitué la forme qu’ils ont dans le manuscrit de la Vie conservé à la Bibliothèque Bodléienne (sous la cote Rawlinson D. 525) à celle de l’édition établie par Poiret. Alors qu’on lisait dans cette dernière par exemple : Montbason, Toissi (dont la première lettre est évidemment erronée), nous avons rectifié en Montbazon, Foissy, et nous avons préféré, conformément au manuscrit, La Motte à La Mothe 29.
Les sommaires de plusieurs lignes précédant chaque chapitre ont été remplacés par un titre bref. Quoique le manuscrit ne contienne pas de subdivisions, nous avons conservé celles qu’a établies Poiret en chapitres et paragraphes, qui facilitent la lecture et permettent de retrouver aisément les références déjà données à cet ouvrage.
Tout fragment supprimé a été remplacé par les trois points traditionnels et l’omission de paragraphes entiers se reconnaîtra en outre à l’interruption des numéros marquant les subdivisions de chaque chapitre. Les notes de l’édition de 1720 sont appelées par des lettres, les nôtres par des chiffres.
Bien qu’il ne s’agisse nullement ici d’une édition critique (qui sera un jour indispensable et nécessitera des recherches d’archives et la restitution de nombreux passages biffés, parfois peu lisibles), nous avons tenu à relever sur un microfilm du manuscrit et à donner en note un choix d’additions.
Nous remercions la Bibliothèque Nationale de Paris et la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford de nous avoir autorisé à faire des reproductions. La première partie de la vie de Mme Guyon s’étant presque toute écoulée à Montargis, nous donnons un ancien plan de cette ville et nous avons préféré à celui de Nicolas Tassin, trop schématique 30, un plan du XVIIIe siècle 31, où nous avons situé les voies et édifices grâce à un autre plan qui localise en détail monuments, rues, portes et couvents à la veille de la Révolution 32. Bien que l’aspect de la ville se soit modernisé et qu’à l’exception de quelques murs ses remparts aient disparu, on peut encore avec le guide d’H.-P. Perruchot 33, comme à l’aide de plusieurs noms de rues et places, retrouver les vestiges de la cité du XVIIe siècle, dont la structure, dessinée par les bras de rivières qui l’entourent et la sillonnent, n’a pas varié. On y voit toujours certaines des maisons que Mme Guyon habita, par exemple celle du 16, rue du Four-Dieu avec une ancienne porte, ou la demeure Renaissance venant de Barthélémy Prevost et qui appartint à sa famille (son grand-père Guillaume Bouvier avait épousé en 1583 Marguerite Prevost), ou la maison de la Grande-Rue-de-Loing dont hérita son frère Jacques 34. Nous reproduisons aussi le Collège des Barnabites, fondé en 1620 ; que fréquentèrent tous ses frères (l’un d’eux entra dans cet ordre) et son fils aîné, et dont une aile subsiste rue Gambetta 35.
PRINCIPAUX OUVRAGES À CONSULTER
L. GUERRIER : Madame Guyon, sa vie, sa doctrine et son influence, d’après les écrits originaux et des documents inédits. – Orléans, Herluison, et Paris, Didier, 1881, 517 p.
Thèse devenue insuffisante par suite des abondantes publications ultérieures, mais donnant sur la famille des renseignements puisés aux archives.
H. DELACROIX : Études d’histoire et de psychologie du mysticisme. Les grands mystiques chrétiens. – Paris, Alcan, 1908, réimprimé en 1938 simplement sous son second titre, XX-472 p.
Ses analyses psychologiques s’appuient sur l’ensemble de l’œuvre de Mme Guyon. Depuis 1908 les recherches sur la mystique se sont multipliées, parfois dans de nouvelles directions, et en recourant à la méthode comparative. On trouvera une courte bibliographie méthodique de ces travaux ultérieurs dans le volume du Manuel de la recherche documentaire en France consacré à la Philosophie (Paris, Vrin, 1950, pp. 118-127), et de plus nombreuses références dans le Manuel de bibliographie philosophique, de G. Varet (Paris, Presses Universitaires, 1956 ; voir p. 558 et les chapitres sur les grandes religions ou philosophies), qu’on complétera par le Bulletin analytique (puis signalétique) du C.N.R.S. Philosophie.
E. AEGERTER : Madame Guyon, une aventurière mystique. – Paris, Hachette, 1941, 256 p.
Biographie aisée à lire, sans plus. Sur le plan de la vulgarisation, l’ouvrage mieux documenté d’Agnès de La Gorce : Le Vrai visage de Fénelon (Hachette, 1958, 360 p., avec la reproduction d’un portrait peu connu de Mme Guyon), est surtout intéressant pour la seconde partie de la vie.
L. COGNET : Crépuscule des mystiques. Le conflit Fénelon-Bossuet. – Tournai, Desclée, 1958, 397 p.
Préparant une importante monographie sur Mme Guyon, cet auteur s’étend assez peu ici sur sa période de formation, mais précise sur divers points une chronologie trop souvent incertaine.
Rédigeant hâtivement ses souvenirs sans les vérifier sur des documents, Mme Guyon n’a pas toujours le souci des dates et pour le début de sa vie les témoignages ou recoupements extérieurs sont beaucoup plus rares que pour l’époque ultérieure. Il ne faut pas exagérer l’importance de petites erreurs ou contradictions chronologiques, l’essentiel restant la succession des faits et leur répercussion intérieure. Sauf pour quelques dates capitales, il est naturel que bien des précisions s’estompent ou s’oublient. Le tableau qui suit ne se prétend pas définitif mais veut simplement rappeler sous une forme commode les évènements les plus saillants. Les dates données dans les généalogies confondent souvent naissance et baptême, décès et inhumation. Il y a lieu de préciser par les registres paroissiaux de Montargis (dont H. Stein a publié des extraits dans son Inventaire de 1893) et de n’accepter provisoirement certaines dates qu’avec réserve, car il arrive que des évènements familiaux n’y figurent pas. Nous tenons à remercier M. Henri-Pierre Perruchot d’avoir bien voulu nous communiquer les dates, sur Mme Guyon et sa famille, qu’il avait relevées dans ces registres, ainsi que des renseignements de topographie locale.
ESSAI DE CHRONOLOGIE*
* Les chiffres romains en fin de ligne renvoient aux chapitres de la Vie.
1648. 13 avril : naissance de Jeanne-Marie Bouvier de La Motte, à Montargis. (II)
1650-59. Éducation mi-conventuelle, mi-familiale :
– à 2 ans et demi : bref séjour aux Ursulines.
– à 4 ans, mise aux Bénédictines (Notre-Dame-des-Anges), puis assez vite retour chez ses parents.
– de 7 à 10 ans : aux Ursulines, où elle avait deux demi-sœurs religieuses. (III)
– en 1658, séjour d’environ 8 mois chez les Dominicaines, où elle a la varicelle.
– en 1659, court séjour aux Ursulines pour préparer sa première communion, faite à Pâques. (IV)
1661-63. Après le passage de Chamesson-Foissy partant pour l’Extrême-Orient, elle a, vers 12 ans, une phase de ferveur, où elle voudrait se faire religieuse.
Maladie de son père. Elle sympathise avec un jeune gentilhomme qui désire l’épouser, puis connaît une période plus mondaine. (V)
1664. 28 janvier : fiançailles, puis le 18 février signature du contrat de mariage, alors qu’elle n’avait pas encore 16 ans, avec Jacques Guyon, âgé de 38 ans. (VI)
Mars : mort de sa demi-sœur Marie, Ursuline.
1665. 21 mai : Naissance du premier enfant, Armand-Jacques. (VII)
1666. Va rejoindre son mari, alors en proie à des soucis financiers, à Paris, où elle tombe malade.
1667. Juillet : Mort de sa mère. (VIII)
Séjour de Mme de Charost chez son père et deuxième passage de Chamesson-Foissy.
1668. 8 janvier : Naissance de Armand-Claude Guyon. Rencontre d’un Franciscain (qui va lui faire connaître la Mère Oranger) et début des états mystiques à 19 ans.
1669. 6 février : Baptême de Marie-Anne Guyon.
Voyage à Paris. (XIII)
1670. Voyage à Orléans et en Touraine. (XIV)
Au retour à Montargis, à l’automne, elle a la variole avec ses enfants, son fils cadet meurt 36. (XV)
1671. Première rencontre avec le Père La Combe. (XVIII)
1672. Va en mai à Paris pour se soigner et voir M. Bertot, puis commence dans une abbaye des environs une retraite qu’interrompt la mort de son père, et sa fille meurt dès son retour à Montargis 37. (XIX)
1674. 31 mai : Naissance de Jean-Baptiste-Denys Guyon 38. Pèlerinage aux tombeaux de Ste Reine et St Edmé en Bourgogne, où elle apprend la mort de la Mère Granger (5 octobre). (XX)
Mariage de son frère Jacques à Orléans le 25 novembre. Ces évènements précèdent la sécheresse. Entrée en relation avec un Janséniste probablement la même année. (XXI)
1676. 21 mars : Naissance de Jeanne-Marie Guyon 39.
21 juillet : Mort de son mari (elle a 28 ans).
1677. Elle envisage de se séparer de sa belle-mère.
1680. L’aridité s’atténue. Correspondance avec le Père La Combe. Nouvelle étape mystique.
Le projet de départ pour Genève se précise. (XXIX)
1681. Mars : Mort de M. Bertot. (XXX)
Juillet : Elle quitte clandestinement sa famille et arrive à Gex. (2e partie)
Ce départ pour la Savoie inaugure la période de pérégrinations de Mme Guyon, à la fois « hors de France » (en Savoie qui, quoique périodiquement soumise à l’influence ou même à l’occupation française, n’était pas alors rattachée à la France ; en Suisse en Italie) et dans le Sud-Est de la France (à Grenoble et à Marseille). Après ces voyages, qui durèrent cinq ans, Mme Guyon s’installa à Paris en juillet 1686. Elle y fut emprisonnée une première fois dans un monastère, de janvier à septembre 1688, une seconde fois de décembre 1695 à mars 1703 en divers endroits (à Vincennes, dans une communauté de Vaugirard, à la Bastille). Libérée, elle se retira chez son fils, près de Blois, puis à Blois même, où elle mourut le 9 juin 1717.
LA VIE DE MADAME GUYON
PREMIÈRE PARTIE :
DEPUIS SA NAISSANCE JUSQU’À SA SORTIE DE FRANCE
I. – L’INSONDABLE VOIE DU DÉPOUILLEMENT
Dieu seul
I. Puisque vous souhaitez 40 de moi que je vous écrive une vie aussi misérable et aussi extraordinaire qu’est la mienne, et que les omissions que j’ai faites dans la première vous ont paru trop considérables pour la laisser de cette sorte, je veux de tout mon cœur pour vous obéir faire ce que vous désirez de moi, quoique lu travail m’en paraisse un peu pénible dans l’état où je suis, qui ne me permet pas de beaucoup réfléchir... Je tâcherai cependant de m’en acquitter le moins mal qu’il me sera possible, m’appuyant sur l’assurance que vous me donnez de ne la faire jamais paraître aux yeux des hommes, et que vous la brûlerez lorsque Dieu en aura tiré l’effet qu’il prétend pour votre profit spirituel, pour lequel je sacrifierais toutes choses, étant persuadée, comme je le suis, des desseins de Dieu sur vous, tant pour la sanctification de votre propre personne que de celle des autres. Mais je vous assure en même temps que vous n’y arriverez que par beaucoup de peine et de travail, et par un chemin qui vous paraîtra tout contraire à votre attente. Vous n’en serez cependant pas surpris si vous êtes convaincu que Dieu n’établit ses grands ouvrages que sur le néant. Il semble qu’il détruise pour édifier : il le fait de la sorte afin que ce temple qu’il se destine, bâti même avec beaucoup de pompe et de majesté, mais bâti toutefois de la main des hommes, soit tellement détruit auparavant, qu’il ne reste pas pierre sur pierre. Ce sont ces effroyables débris qui serviront au St-Esprit pour faire un temple qui ne sera point bâti de la main des hommes, mais par son seul pouvoir.
2. Ô si vous pouviez comprendre ce mystère aussi profond qu’il est, et concevoir les secrets de la conduite de Dieu révélés aux petits, mais cachés aux grands et sages de la terre, qui s’imaginent être les conseillers du Seigneur et pénétrer la profondeur de ses voies...
3. ... Qui de nous a une justice qui approche de celle des Pharisiens ? Et qui, en faisant beaucoup moins de bien qu’ils n’en faisaient, n’a pas cent fois plus d’ostentation qu’ils n’en avaient ? Qui de nous n’est pas bien aise de se trouver juste à ses propres yeux et aux yeux des autres ? Et qui ne croit pas qu’il suffit d’être juste de la sorte pour l’être à ceux de Dieu ? Cependant voyons l’indignation que Jésus-Christ a fait paraître, aussi bien que son Précurseur, contre ces sortes de personnes, lui dont la douceur était si infinie qu’elle était le parfait modèle de toute douceur, mais d’une douceur foncière et venant du cœur, et non de ces douceurs affectées qui sous une apparence de colombe conservent un cœur d’épervier. Jésus-Christ, dis-je, n’a eu que de l’aigreur contre ces justes propriétaires 41 et semblait les déshonorer devant les hommes... Ô Amour, il semble que vous soyez si jaloux du salut que vous donnez vous-même, que vous préfériez le pécheur au juste ! Il est vrai que ce pauvre pécheur, ne voyant en lui que misère, est comme contraint de se haïr soi-même : se trouvant un objet d’horreur, il se jette à corps perdu entre les bras de son Sauveur, il se plonge avec amour et confiance dans le bain sacré de son Sang, d’où il sort blanc comme de la laine. C’est alors que tout confus de ses désordres, et tout plein de l’amour de celui qui ayant pu seul remédier à ses maux a eu la charité de le faire, il l’aime d’autant plus que ses crimes ont été plus énormes ; et sa reconnaissance est d’autant plus grande que les dettes qu’on lui a remises sont plus abondantes ; pendant que le juste, appuyé sur le grand nombre d’œuvres de justice qu’il présume avoir faites, semble tenir son salut entre ses mains, et regarde le ciel comme une récompense due à ses mérites... Ô qu’il restera longtemps accablé sous cette glorieuse charge, durant que ces pécheurs dénués de tout sont portés avec vitesse par les ailes de l’amour et de la confiance entre les bras de leur Sauveur, qui leur donne gratuitement ce qu’il leur a mérité infiniment.
4. Ô que les premiers ont d’amour d’eux-mêmes et peu d’amour de Dieu ! Ils s’aiment et s’admirent dans leurs œuvres de justice, qu’ils estiment comme la cause de leur bonheur. Ils ne sont pas cependant plus tôt exposés aux rayons du divin Soleil de justice qu’il en découvre toute l’iniquité et les fait paraître si sales qu’ils font mal au cœur ; pendant qu’il pardonne à Madeleine vide de toute justice, parce qu’elle aime beaucoup 42, et que son amour et sa foi lui tiennent lieu de justice...
5. Ceci, qui paraîtra extrêmement éloigné de l’objet que je me suis proposé d’abord en écrivant, ne laissera pas de vous y conduire insensiblement...
6. Ceci supposé, vous n’aurez pas de peine à concevoir les desseins de Dieu dans les grâces qu’il a faites à la plus misérable des créatures, vous les croirez même facilement. Ce sont toutes grâces, c’est-à-dire dons que je n’ai jamais mérités, au contraire, dont je me suis rendue très indigne. Mais Dieu, par un extrême amour de son pouvoir et une juste jalousie de l’attribution que font les hommes aux autres hommes du bien que Dieu met en eux, a voulu prendre le sujet le plus indigne qui fut jamais pour faire voir que ses bontés sont des effets de sa volonté et non des fruits de nos mérites ; que c’est le propre de sa Sagesse de détruire ce qui est superbement édifié et de bâtir ce qui est détruit ; de se servir des choses faibles pour confondre les fortes 43. Mais s’il se sert des choses viles et méprisables, il le fait d’une manière si étonnante qu’il les rend l’objet du mépris de toutes les créatures. Ce n’est pas en leur procurant l’approbation des hommes qu’il s’en sert pour le salut des mêmes hommes, mais en les rendant le but de leurs insultes et un objet d’exécration. Voilà ce que vous verrez dans la vie que vous m’avez ordonné d’écrire.
II. – ENFANCE MALADIVE ET NÉGLIGÉE
1. Je naquis, à ce que disent quelques-uns, la veille de Pâques, le 13 d’Avril (quoique mon baptême ne fût que le 24 de Mai) de l’année 1648, d’un père et d’une mère qui faisaient profession d’une fort grande piété, particulièrement mon père, qui l’avait héritée de ses ancêtres 44... Je naquis donc, non pas à terme, car ma mère eut une frayeur si terrible qu’elle me mit au monde dans le huitième mois, où l’on dit qu’il est presque impossible de vivre. Je ne reçus pas plus tôt la vie que je pensai la perdre et mourir sans Baptême. On me porta chez une nourrice. Je n’y fus pas plus tôt que l’on vint dire à mon père que j’étais morte. Il en fut très affligé. Quelque temps après on le vint avertir que j’avais donné quelque signe de vie. Mon père prit aussitôt un Prêtre et me l’amena lui-même, mais il ne fut pas plus tôt monté dans la chambre où j’étais qu’on lui dit que cette marque de vie que j’avais donnée était un dernier soupir, et que j’étais absolument morte...
4. Sitôt que je fus baptisée l’on examina la cause de ces pâmoisons continuelles. On vit que j’avais au bas du dos une apostume d’une grosseur prodigieuse. On m’y fit des incisions, et la plaie était si grande que le chirurgien y pouvait mettre la main tout entière... À peine cet étrange mal fut-il guéri, qu’il me vint, à ce qu’on m’a dit, la gangrène à une cuisse, et ensuite à l’autre : ma vie n’était qu’un tissu de maux.
5. On me mit à deux ans et demi aux Ursulines, où je restai quelque temps. On m’en retira ensuite. Ma mère, qui n’aimait pas beaucoup les filles, me négligea un peu, et m’abandonna trop au soin des femmes, qui me négligèrent aussi. Vous me protégiez cependant, ô mon Dieu : car il m’arrivait sans cesse des accidents, où mon extrême vivacité me faisait tomber, qui n’avaient aucune suite. Je tombai même plusieurs fois par un soupirail dans une cave fort profonde remplie de bois. Il m’arriva encore un nombre d’accidents que je ne dis pas, afin de n’être pas trop longue.
6. J’avais alors quatre ans, quand Madame la Duchesse de Montbazon vint aux Bénédictines 45. Comme elle avait bien de l’amitié pour mon père, elle lui demanda de me mettre dans cette maison lorsqu’elle y serait, parce que je la divertissais fort. J’étais toujours auprès d’elle, car elle aimait beaucoup l’extérieur que Dieu m’avait donné. J’étais continuellement malade, et très périlleusement. Je ne me souviens pas d’avoir fait dans cette maison des fautes considérables. Je n’y voyais que de bons exemples, et comme mon naturel était porté au bien, je le suivais lorsque je ne trouvais personne qui m’en détournât. J’aimais d’entendre parler de Dieu, d’être à l’Église, et d’être habillée en religieuse. Un jour que je m’étais imaginé que la frayeur que l’on me faisait de l’Enfer n’était que pour m’intimider, parce que j’étais fort éveillée, et que j’avais de petites malices auxquelles on donnait le nom d’esprit, je vis la nuit en dormant une image de l’Enfer si affreuse que, quoique je fusse si enfant, je ne l’ai jamais oubliée. Il me paraissait comme un lieu d’une obscurité effroyable où les âmes étaient tourmentées. Ma place m’y fut montrée, ce qui me fit pleurer amèrement... Je voulus aller à confesse sans en rien dire à personne, mais comme j’étais fort petite, la Maîtresse des pensionnaires me portait à confesse, et restait avec moi. On m’écoutait seulement. Elle fut étonnée d’entendre que je m’accusai d’abord d’avoir eu des pensées contre la foi, et le Confesseur, se prenant à rire, me demanda ce que c’était. Je lui dis que j’avais douté jusqu’à présent de l’Enfer, que je m’étais imaginé que ma Maîtresse ne m’en parlait que pour me rendre bonne, mais que je n’en doutais plus. Après ma confession, je me sentis une je ne sais quelle ferveur, et même une fois j’éprouvai en moi un désir à endurer le martyre. Ces bonnes filles, pour se divertir et voir jusqu’où irait ma ferveur naissante, me dirent de m’y préparer. Je vous priais, ô mon Dieu, avec ardeur et suavité... Ces bonnes filles ne m’eurent pas plus tôt mise à genoux sur un drap étendu que, voyant derrière moi lever un grand coutelas, qu’elles auraient pris à dessein d’éprouver jusqu’où irait mon ardeur, je m’écriai : « Il ne m’est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! ». Elles dirent que donc je ne serais plus martyre, que je n’avais dit cela que pour m’en exempter, et il était vrai. Cependant je ne laissai pas de rester fort affligée et l’on ne me pouvait consoler. Quelque chose me reprochait qu’il n’avait tenu qu’à moi d’aller au ciel et que je ne l’avais pas voulu.
7. On m’aimait beaucoup dans cette maison, mais vous, ô mon Dieu, qui ne me vouliez pas un moment sans quelques croix proportionnées à mon âge, vous permettiez que, sitôt que je sortais de maladie, de grandes filles qui étaient dans cette maison, surtout une, par jalousie, me fissent quantité de pièces 46. Elles m’accusèrent une fois d’une faute notable que je n’avais point faite : on m’en châtia avec beaucoup de rigueur ; cela me donna de l’aversion pour cette maison, d’où l’on me tira à cause de mes grandes et fréquentes maladies.
8. Sitôt que je fus retournée chez mon père, ma mère me laissa comme auparavant à la charge des domestiques, parce qu’il y avait une fille à qui elle se fiait. Je ne saurais ici m’empêcher de dire la faute que font les mères qui, sous prétexte de dévotion ou d’occupation, négligent de tenir leurs filles auprès d’elles, car il n’est pas croyable que ma mère étant aussi vertueuse qu’elle l’était, m’eût ainsi laissée, si elle y avait cru du mal. Je ne puis non plus m’empêcher de condamner ces injustes préférences que l’on fait d’un enfant à un autre, qui opèrent la division et la perte è.es familles ; au lieu que l’égalité unit les cœurs et entretient la charité 47...
12. Ma mère faillit en ces deux points... Elle me laissait tout le jour éloignée d’elle avec des domestiques, qui ne me pouvaient apprendre que du mal et me le rendre familier, car j’étais faite de manière que les bons exemples m’attiraient de telle sorte que, quand je voyais faire le bien, je le faisais, et ne songeais point du tout au mal ; mais je ne voyais pas plus tôt faire le mal, que j’oubliais le bien...
13. Comme ma mère ne témoignait avoir de l’amour que pour mon frère, et qu’elle ne me donnait aucune marque de tendresse, je m’éloignais volontiers d’elle. Il est vrai que mon frère était plus aimable que moi ; mais aussi l’extrême amour qu’elle avait pour lui lui fermait les yeux sur mes qualités extérieures pour ne lui laisser voir que mes défauts, qui n’auraient été de nulle conséquence si l’on avait pris soin de moi. J’étais souvent malade, et toujours exposée à mille dangers, sans pourtant que pour lors je fisse, ce me semble, d’autre mal que celui de dire bien des choses jolies (à ce que je croyais) pour divertir. Comme ma liberté augmentait chaque jour, elle fut si loin qu’un jour je sortis de la maison et allai dans la rue jouer avec d’autres enfants à des jeux qui n’avaient rien de conforme à ma naissance... Mon père arriva au logis, qui m’aperçut : comme il m’aimait très tendrement, il en fut si fâché que, sans en rien dire à personne, il me mena de ce pas aux Ursulines.
III. ÉDUCATION DANS LES COUVENTS
1. J’avais alors près de sept ans. Il y avait là deux de mes sœurs Religieuses, l’une qui était fille de mon père, et l’autre de ma mère, car mon père et ma mère avaient été mariés avant de s’épouser l’un l’autre 48. Mon père me remit aux soins de sa fille, que je puis dire avoir été une personne des plus capables et des plus spirituelles de son temps, et des plus propres à former des jeunes filles... Comme elle m’aimait beaucoup, son affection lui fit découvrir en moi quantité de qualités que vous y aviez mises, ô mon Dieu, par votre seule bonté. Elle tâcha de les cultiver. Je crois que si j’avais été en de si sages mains, j’aurais autant eu de vertu que j’ai contracté dans la suite de mauvaises habitudes. Cette bonne fille employait tout son temps à m’instruire dans la piété et dans les sciences conformes à ma portée. Elle avait des talents naturels qui avaient été fort cultivés ; de plus elle était fille de grande oraison, et sa foi était des plus grandes et des plus pures. Elle se privait de toute satisfaction pour être avec moi et m’entretenir ; et son amour pour moi était tel qu’il lui faisait trouver, à ce qu’elle me disait, plus de plaisir auprès de moi que partout ailleurs. Si je lui faisais quelque repartie agréable, plus de hasard que d’esprit, elle se croyait trop bien payée de toutes ses peines. Enfin elle m’instruisit si bien que peu de temps après il n’y avait guère de choses que j’ignorasse de celles qui me convenaient ; et il y avait même quantité de personnes âgées de condition qui n’auraient pu répondre aux choses à quoi je répondais.
2. Comme mon père m’envoyait quérir souvent pour me voir, il arriva que la Reine d’Angleterre 49 se trouva au logis lorsque j’y étais. J’avais alors près de huit ans. Mon père dit au Confesseur de la Reine que s’il voulait avoir quelque plaisir, il fallait qu’il s’entretînt avec moi, et qu’il me fît des questions. Il m’en fit même de très difficiles. J’y répondais si à propos qu’il me porta à la Reine et lui dit : « Il faut que votre Majesté ait le divertissement de cette enfant. » Elle le fit, et parut si contente de mes réponses vives et de mes manières qu’elle me demanda à mon père avec instance, l’assurant qu’elle prendrait un soin particulier de moi, me destinant à être fille d’honneur de Madame 50. Mon père résista jusqu’à la fâcher. Ô mon Dieu, c’était vous qui permîtes la résistance de mon père, et qui détournâtes par là le coup dont dépendait peut-être mon salut : car étant aussi faible que je l’étais, qu’avais-je fait à la Cour que de m’y perdre ?
3. On me renvoya aux Ursulines, où ma sœur continua sa charité en mon endroit. Mais comme elle n’était pas Maîtresse des pensionnaires, et qu’il me fallait aller quelquefois avec elles, je contractai de mauvaises habitudes. Je devins menteuse, colère et indévote... Je ne demeurais pas longtemps dans cet mauvais état, car les soins de ma sœur me ramenaient...
4. Il y avait au bout du jardin une chapelle dédiée à l’Enfant Jésus. J’y pris dévotion et pendant quelque temps j’y portais tous les matins mon déjeuner, et cachais tout cela derrière son image, car j’étais si enfant que je croyais faire un sacrifice considérable de m’en priver. J’étais cependant friande : je voulais bien me mortifier moi-même, mais je ne voulais pas être mortifiée, ce qui marque combien j’avais déjà d’amour-propre. Un jour que l’on fut nettoyer cette chapelle d’une matière plus particulière, on trouva derrière le tableau ce que j’y avais porté. On connut que c’était moi, parce qu’on m’y voyait aller tous les jours. Vous, ô mon Dieu, qui ne laissez rien sans récompense, vous me payâtes bientôt avec usure cette petite dévotion enfantine. Un jour que mes compagnes, qui étaient grandes filles, se divertissaient, elles allèrent danser sur un puits dont l’eau ne s’étant pas trouvée bonne, l’on en avait fait l’égout de la cuisine. Ce cloaque était profond, et on l’avait couvert d’ais, crainte d’accident. Lorsqu’elles se furent retirées, je voulus faire comme elles, mais les ais rompirent sous moi. Je me trouvai dans ce cloaque effroyable, suspendue par un petit morceau de bois, en sorte que je fus seulement salie, et non pas étouffée... Je criais de toutes mes forces. Les pensionnaires, qui me virent tomber, au lieu de me retirer, allèrent chercher des sœurs domestiques ; ces sœurs, au lieu de venir à moi, ne doutant point que je ne fusse morte, allèrent à l’Église avertir ma sœur, qui y était en oraison. Elle pria d’abord pour moi, et après avoir invoqué la Sainte Vierge, elle vint à moi à moitié morte : elle ne fut pas peu étonnée lorsqu’elle me vit dans le milieu de ce cloaque assise dans la boue comme sur un fauteuil...
5. Je restai encore quelque temps avec ma sœur, où je conservai l’amour et la crainte de Dieu. Ma vie était assez tranquille : je m’élevai doucement auprès d’elle, je profitais même beaucoup dans le temps que j’avais de la santé, car j’étais continuellement malade de maux autant prompts qu’ils étaient extraordinaires. Le soir je me portais bien, et le matin on me trouvait enflée et pleine de marques violettes : d’autres fois c’était la fièvre. À neuf ans il me prit un vomissement de sang si furieux que l’on croyait que j’allais mourir, et j’en restai très affaiblie.
6. Un peu avant ce temps l’ennemi jaloux de mon bonheur fit qu’une autre sœur, que j’avais dans cette maison, eut jalousie et voulut m’avoir à son tour. Quoiqu’elle fût bonne, elle n’avait pas de talent pour l’éducation des enfants. Je puis dire que ce fut là le terme du bonheur que je goûtais dans cette maison. Elle me caressa beaucoup d’abord, mais toutes ses caresses ne firent aucune impression sur mon cœur : mon autre sœur faisait plus d’un regard qu’elle ni avec ses caresses ni avec ses menaces. Comme elle vit que je l’aimais moins que celle qui m’avait élevée, elle changea ses caresses en mauvais traitements : elle ne voulut pas même que je parlasse à mon autre sœur ; et lorsqu’elle savait que je lui avais parlé, elle me faisait fouetter ou me frappait elle-même... Mon père, informé de tout ce qui se passait entre mes sœurs et moi, me retira chez lui, et j’avais alors près de dix ans...
7. ... Je ne fus que très peu de temps chez mon père, car une Religieuse de l’ordre de St Dominique de très grande naissance, et des amies intimes de mon père, le pria instamment de me mettre dans son Couvent, dont elle était Supérieure 51... Mais elle était si occupée à la Communauté, où il y avait alors bien des brouilleries, qu’elle ne pouvait s’appliquer à moi.
8. Vous m’envoyâtes, ô mon Dieu, une espèce de petite vérole volante, qui me fit garder le lit trois semaines. Je ne pensai plus du tout à vous offenser. Je restai fort abandonnée et sans secours, quoique mon père et ma mère crussent qu’on me soignait parfaitement bien. Ces bonnes Dames craignaient si fort la petite vérole, qu’elles n’osèrent approcher de moi. Je passai presque tout ce temps sans voir personne qu’aux heures qu’il fallait prendre de la nourriture, qu’une sœur laie m’apportait, et se retirait aussitôt. Je trouvai par providence une Bible dans la chambre où je couchais. Comme j’aimais beaucoup la lecture, je m’y attachais. Je lisais depuis le matin jusqu’au soir. J’avais la mémoire fort heureuse, en sorte que j’appris tout ce qui était de l’histoire...
J’étais bien malheureuse dans cette maison, car, comme il n’y avait que moi de mon âge, et que les autres pensionnaires étaient fort grandes, elles me faisaient de très fortes persécutions. J’étais si négligée pour le boire et le manger que je maigris beaucoup...
IV. FERVEUR NAISSANTE
1. Après avoir été environ huit mois dans cette Maison, mon père m’en retira. Ma mère me prit auprès d’elle. Elle fut quelque temps très contente de moi, et elle m’aimait un peu plus, parce qu’elle me trouvait à son gré. Elle ne laissait pas de préférer toujours mon frère à moi, ce qui était si visible que chacun le trouvait mauvais, car lorsque j’étais malade et que je trouvais quelque chose à mon goût, mon frère le demandait, et quoiqu’il se portât bien, on me l’ôtait pour le lui donner. Il me faisait de fois à autres diverses vexations. Un jour 52, il me fit monter sur l’impériale du carrosse, puis me jeta à terre : il me pensa tuer. Je n’eus pourtant que des contusions, sans ouverture, car quelque chute que j’aie faite, je ne me suis jamais fait de blessure notable... D’autres fois il me battait. Ma mère ne lui en disait jamais rien. Cette conduite aigrissant mon naturel, qui aurait été doux sans cela, je négligeai de bien faire... J’étais jalouse contre mon frère, car il n’y avait point d’occasion où je ne remarquasse la différence que ma mère faisait de lui à moi. De quelque manière qu’il en usât, il faisait toujours bien, et moi toujours mal. Les filles de ma mère faisaient leur cour en caressant mon frère et en me maltraitant. Il est vrai que j’étais mauvaise, car j’étais retombée dans mes premiers défauts, de mentir et de me mettre en colère. Avec tous ces défauts je ne laissais pas de faire volontiers l’aumône et j’aimais beaucoup les pauvres. Je vous priais, mon Dieu, avec assiduité, et je me plaisais à entendre parler de vous, et à faire de bonnes lectures.
2. ... Je ne puis souffrir que l’on dise que nous ne soyons pas libres de résister à la grâce. Je n’ai fait qu’une trop longue et funeste expérience de ma liberté... Je voulais le bien si faiblement que la moindre attaque me renversait. Lorsque je n’étais plus dans l’occasion, je ne pensais plus au mal et j’ouvrais mes oreilles à la grâce, mais dans la moindre occasion, je me laissais aller...
3. ... Vous teniez sur moi, ô mon Dieu, une conduite crucifiante pour me faire retourner à vous, dont je ne savais pas faire usage, car j’ai été dans les travaux dès ma tendre jeunesse ou par les maladies, ou par les persécutions. La fille qui avait soin de moi me frappait en me coiffant et ne me faisait tourner qu’avec des soufflets : tout était de concert pour me faire souffrir, mais au lieu de me tourner vers vous, ô mon Dieu, je m’affligeais et mon esprit s’aigrissait. Mon père ne savait rien de tout cela, car son amour pour moi était si grand qu’il ne l’aurait pas souffert. Je l’aimais beaucoup, mais en même temps je le craignais si fort que je ne lui parlais de rien. Ma mère lui faisait souvent des plaintes de moi, mais il n’avait point d’autre réponse à lui faire sinon : « Il y a douze heures au jour, elle se convertira. »...
4. Mon père, voyant que je devenais grande, me mit le Carême aux Ursulines pour faire ma première communion à Pâques, où je devrais avoir onze ans accomplis. Il me mit entre les mains de sa fille, ma très chère sœur, qui redoubla ses soins pour me faire faire cette action avec toute la préparation possible. Je ne songeais plus, ô mon Dieu, qu’à me donner à vous tout de bon ; je sentais souvent le combat de mes bonnes inclinations contre mes mauvaises habitudes ; je faisais même quelques pénitences. Comme je fus presque toujours avec ma sœur, et que les pensionnaires de la grande classe avec lesquelles j’étais, quoique je fusse bien éloignée de leur âge, étaient fort raisonnables, je devins très raisonnable avec elles... Enfin le jour de Pâques 53 je fis ma première Communion (qui fut précédée par une Confession générale) avec bien de la joie et de la dévotion. On me laissa jusqu’à la Pentecôte dans cette Maison, mais comme mon autre sœur était Maîtresse de la seconde classe, elle demanda que dans sa semaine je fusse à sa classe. Les manières si opposées de mes deux sœurs me relâchèrent de ma première ferveur... On me retira de Religion.
5. Ma mère me voyant fort grande pour mon âge, et plus à son gré qu’à l’ordinaire, ne songeait plus qu’à me produire, qu’à me faire voir les compagnies et à me bien parer... Il se présenta quantité de partis, mais comme je n’avais pas douze ans, mon père ne voulut pas les écouter. J’aimais fort la lecture et je m’enfermais seule presque tous les jours afin de lire en repos.
6. Ce qui acheva de me gagner tout à fait à Dieu, du moins pour un temps, fut qu’un neveu de mon père (dont la vie est écrite dans la Relation des Missions étrangères sous le nom de Mr. de Chamesson, quoique son nom fût de Foissy) passa par chez nous en s’en allant avec Mr l’Évêque d’Héliopolis à la Cochinchine 54. Je n’étais point au logis et contre mon ordinaire j’étais al1ée me promener avec mes compagnes. Lorsque je fus de retour au logis, il était déjà parti. On me fit le récit de sa sainteté et des choses qu’il avait dites. J’en fus si touchée que je pensai en mourir de douleur. Je pleurai tout le reste du jour et de la nuit...
7. Je fis une Confession générale avec un grand sentiment de douleur : je dis, ce me semble, tout ce que je connaissais, avec des torrents de larmes. Je devins si changée que je n’étais pas reconnaissable. Je n’aurais pas fait la moindre faute volontaire et l’on ne trouvait pas matière d’absolution lorsque je me confessais. Je découvrais jusqu’aux moindres défauts, et Dieu me faisait la grâce de me surmonter en beaucoup de choses. Il n’y avait qu’un reste de promptitude que j’avais peine à vaincre. Sitôt que par cette même promptitude j’avais fait quelque peine à quelqu’un des domestiques, je lui en demandais pardon, pour vaincre en même temps et ma colère et mon orgueil, car la colère est fille de l’orgueil. Une personne bien humble ne se met point en colère, parce que rien ne l’offense. Comme c’est l’orgueil qui meurt le dernier dans notre âme, la promptitude est aussi à l’extérieur ce qui se perd le dernier ; mais une âme bien anéantie ne peut plus trouver chez elle de colère : il faudrait qu’elle se fît effort pour se fâcher, et quand elle le voudrait, elle sentirait fort bien que cette colère serait un corps sans âme et qu’elle n’aurait nulle correspondance avec le fond, ni même aucune émotion dans la partie inférieure.
Il y a des personnes qui, pour être fort remplies de l’onction de la grâce et d’une paix très savoureuse dès le commencement de la voie passive de lumière et d’amour, croient en être ici, mais elles se trompent beaucoup... Si leur naturel est fort vif et violent (car je ne parle pas des tempéraments apathiques), elles remarqueront qu’elles feront de temps en temps des échappées où le trouble et l’agitation ont quelque part, et qui alors sont même utiles pour les humilier et anéantir ; mais lorsque l’anéantissement est opéré, tout cela se perd et est rendu comme impossible. De plus, elles éprouveront qu’il s’élève souvent en elles certains mouvements de colère, mais la suavité de la grâce les retient... Il y a des personnes qui se croient bien douces parce que rien ne les contrarie : ce n’est pas de celles-là dont je parle, car la douceur qui n’a jamais été exercée est souvent un masque de douceur. Aussi ces personnes qui toutes seules paraissent des Saintes ne sont pas plus tôt exercées par la contrariété que l’on voit en elles un nombre étrange de défauts qu’elles croyaient morts, et qui n’étaient qu’assoupis, parce que rien ne les réveillait.
8. Je m’enfermais tout le jour pour lire et faire oraison ; je donnais tout ce que j’avais aux pauvres, prenant même du linge au logis pour leur en faire. Je leur enseignais le catéchisme, et lorsque mon père et ma mère étaient absents, je les faisais manger avec moi et les servais avec grand respect. Je lus en ce temps les Œuvres de St François de Sales et la Vie de Madame de Chantal. Ce fut là que je connus qu’on faisait oraison. Je priai mon Confesseur de m’apprendre à la faire ; et comme il ne la faisait pas, je tâchai à la faire seule le mieux qu’il me fût possible. Je ne pouvais y réussir, à ce qu’il me paraissait alors, parce que je ne pouvais me rien imaginer et que je me persuadais qu’on ne pouvait faire oraison sans se former des espèces et sans beaucoup raisonner. Cette difficulté m’a fait longtemps bien de la peine. J’y étais cependant fort assidue et je priais Dieu avec instance de me donner le don d’oraison. Tout ce que je voyais écrit dans la vie de Madame de Chantal me charmait, et j’étais si enfant que je croyais devoir faire tout ce que j’y voyais. Tous les vœux qu’elle avait faits, je les faisais aussi, comme celui de tendre toujours au plus parfait et de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Je n’avais pas encore douze ans ; je prenais néanmoins la discipline selon ma force. Un jour que je lus qu’elle avait mis le Nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : mets-moi comme un cachet sur ton cœur 55, et qu’elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce Nom sacré et adorable en gros caractères sur un morceau de papier ; avec des rubans et une grosse aiguille je l’attachai à ma peau en quatre endroits et il resta longtemps attaché en cette manière.
9. Je ne pensais plus qu’à me faire Religieuse et j’allais très souvent à la Visitation pour les prier de me vouloir bien recevoir : car l’amour que j’avais pour St François de Sales ne me permettait pas de penser à d’autres Communautés. Je me dérobais donc de la maison pour aller chez ces Religieuses et je leur faisais de très fortes instances pour me recevoir ; mais quoiqu’elles désirassent extrêmement de m’avoir et qu’elles regardassent même cela comme un avantage temporel, elles n’osèrent jamais me donner l’entrée de leur maison, tant parce qu’elles craignaient beaucoup mon père, que l’on savait m’aimer uniquement, qu’à cause de mon extrême jeunesse, car à peine avais-je douze ans. Il y avait pour lors au logis une nièce de mon père... Elle découvrit mon dessein et l’extrême désir que j’avais d’être Religieuse. Comme mon père était absent depuis quelque temps, que ma mère était malade, et que j’étais sous sa conduite, elle appréhenda d’être accusée d’avoir donné lieu à cette pensée, ou du moins de l’avoir entretenue, car mon père l’appréhendait si fort que, quoiqu’il n’eût pas voulu pour rien du monde empêcher une véritable vocation, il ne pouvait entendre que je serais Religieuse sans verser des larmes. Ma mère y aurait été plus indifférente. Ma cousine alla trouver mon Confesseur pour lui dire de me défendre d’aller à la Visitation... Comme je vis que je ne pouvais rien obtenir, je contrefis l’écriture de ma mère, et je supposai une lettre par laquelle elle suppliait ces Dames de me recevoir, s’excusant sur sa maladie si elle ne me menait point elle-même. Mais la Supérieure, qui était parente de ma mère et qui connaissait bien son écriture, découvrit d’abord mon innocente tromperie.
V. ABANDON DE L’ORAISON
1. Mon père ne fut pas plus tôt de retour qu’il tomba grièvement malade. Je me rendis son infirmière. Il était dans un corps de logis séparé de celui de ma mère, qui ne venait que très peu le voir, tant parce qu’elle était encore faible, que parce qu’elle craignait peut-être de retomber. J’eus tout le temps, étant seule avec lui, de lui rendre tous les services dont j’étais capable, et je lui donnais toutes les marques d’affection qu’il pourrait désirer de moi. Je ne doute point que mon assiduité ne lui fût très agréable, car, comme il m’aimait extrêmement, tout ce que je faisais lui plaisait beaucoup. Lorsqu’il ne s’en apercevait point, j’allais vider ses bassins, prenant le temps qu’il n’y avait point de valets... Lorsqu’il me faisait lire auprès de lui, je lisais avec tant de dévotion qu’il en était surpris. Je continuais toujours mon oraison et l’Office de la Vierge, que je n’avais pas manqué de dire depuis ma première Communion. Je me souvenais des instructions que ma sœur m’avait données et des oraisons jaculatoires qu’elle m’avait apprises. Elle m’avait enseigné à vous louer, ô mon Dieu, dans tous vos ouvrages. Tout ce que je voyais m’instruisit à vous aimer. S’il pleuvait, je voulais que toutes les gouttes d’eau se changeassent en amour et en louanges. Mon cœur se nourrissait insensiblement de votre amour et mon esprit s’occupait de votre souvenir. Je m’unissais à tout le bien qui se faisait au monde et j’aurais voulu avoir le cœur de tous les hommes pour vous aimer. Cette habitude s’enracina si fort en moi que je la conservai même au milieu de mes plus grandes inconstances.
2. Ma cousine ne servait pas peu à me maintenir dans ces bons sentiments, car, comme j’étais souvent avec elle, que je l’aimais, qu’elle avait grand soin de moi et qu’elle me traitait avec beaucoup de douceur, mon esprit redevint doux et raisonnable. Je tombai peut-être dans une extrémité : je m’attachai si fort à elle que je la suivais partout dans la maison où elle allait, car j’aimais beaucoup d’être traitée avec douceur et raison. Je croyais être dans un autre monde... Ma mère crut qu’en aimant si fort ma cousine, je l’aimerais moins... Ma cousine tomba malade et ma mère prit cette occasion pour la faire reconduire chez elle, ce qui fut pour moi un coup bien fâcheux et pour la grâce et pour la nature.
3. Quoique ma mère en usât de la sorte, elle ne laissait pas d’être fort vertueuse, mais Dieu permettait cela pour m’exercer, car ma mère était une des plus charitables femmes de son siècle... Elle faisait la méditation tous les jours..., elle ne manquait jamais de dire l’Office de la Vierge. Il ne lui manquait qu’un Directeur qui la fit entrer dans l’intérieur, sans lequel toutes les vertus sont bien faibles et languissantes...
5. Après le départ de ma cousine je restai encore quelque temps dans les sentiments de piété dont j’ai parlé. Une grâce que Dieu me faisait était une facilité si grande à pardonner les injures que mon Confesseur en était surpris, car, sachant que quelques Demoiselles parlaient de moi d’une manière désavantageuse (ce qui ne venait que d’envie), je disais du bien d’elles lorsque j’en avais l’occasion. Je tombai malade d’une fièvre double-tierce qui me dura quatre mois, où je souffris assez, tant par de grands vomissements que par d’autres accidents causés par la fièvre. J’eus assez de modération et de piété durant ce temps, souffrant avec beaucoup de patience. Je continuai cette manière de vie, dont j’ai parlé plus haut, autant de temps que je continuai de faire oraison.
6. Environ un an ou onze mois après, nous allâmes passer quelques jours à la campagne. Mon père mena avec nous un de ses proches parents qui était un jeune Gentilhomme très accompli 56. Il avait un grand désir de m’épouser, mais mon père, qui avait résolu en lui-même de ne me marier à aucun de mes proches, à cause de la difficulté d’obtenir des dispenses sans alléguer des raisons ou fausses ou frivoles, s’y opposait. Comme ce jeune Gentilhomme était fort dévot à la Sainte Vierge et qu’il en disait tous les jours l’Office, je le disais avec lui, et pour en avoir le temps, je quittai l’oraison, ce qui fut la source de mes maux...
8. Ô mon Dieu, si l’on connaissait le prix de l’oraison, et l’avantage qui revient à l’âme de converser avec vous, et de quelle conséquence elle est pour le salut, chacun s’y rendrait assidu. C’est une place forte dans laquelle l’ennemi ne peut jamais entrer... Il faudrait apprendre aux enfants la nécessité de l’oraison, comme on leur enseigne la nécessité de leur salut. Mais hélas ! par malheur on se contente de leur dire qu’il y a un Paradis et un Enfer, qu’il faut tâcher d’éviter le dernier et tendre à la possession du premier ; et on ne leur apprend point le chemin le plus court et le plus facile pour y arriver. L’oraison n’est autre chose que le sentier du Paradis, et le sentier du Paradis est l’oraison, mais une oraison du cœur, dont tout le monde est capable, et non de ces raisonnements qui sont un jeu d’esprit, un fruit de l’étude, un exercice de l’imagination ; qui en remplissant l’esprit de choses vagues ne le fixent que rarement et pour des moments, et n’échauffent point le cœur, qui demeure toujours froid et languissant. Ô pauvres gens, esprits grossiers et idiots, enfants sans raison et sans science, esprits durs qui ne pouvez rien retenir, venez faire oraison et vous deviendrez savants. Hommes forts, spirituels et riches, n’avez-vous pas tous, tant que vous êtes, un cœur capable d’aimer ce qui vous est propre et haïr ce qui vous est contraire ? Aimez, aimez le Souverain Bien, haïssez le souverain mal, et vous serez bien savants... Pourquoi s’amuser à chercher des raisons d’aimer l’amour même ? Aimons sans raisonner sur l’amour, et nous nous trouverons remplis d’amour avant que les autres aient appris les raisons qui portent à aimer... Venez boire à cette source d’eau vive, au lieu de vous amuser à des citernes corrompues de la créature, qui augmentent votre soif, bien loin de l’apaiser. Ô que si vous aviez bu à cette fontaine, vous ne chercheriez plus ailleurs de quoi vous désaltérer, car vous n’auriez plus de soif des choses de la terre pourvu que vous continuiez toujours d’aller puiser à cette source. Mais si vous la quittez, hélas, votre ennemi a le dessus : il vous donnera de ses eaux empoisonnées, qui, en vous faisant goûter une douceur apparente, vous ôteront la vie.
9. C’est ce que je fis lorsque je quittai l’oraison. Je quittai Dieu...
10. ... Je devins donc encore plus prompte que je n’avais jamais été, parce que mon âge donnait plus de force à mes passions. Je mentais souvent ; je sentis mon cœur corrompu et vain ; il n’y avait plus de piété dans mon âme, mais un état de tiédeur et d’indévotion réelle, quoique je conservasse toujours le dehors avec bien du soin, et que l’habitude que j’avais prise d’être à l’Église avec modestie me fit paraître autre que je n’étais. La vanité, qui jusqu’alors m’avait laissée en repos, s’empara de mon esprit. Je commençai à passer bien du temps devant un miroir : je trouvais tant de plaisir à me voir qu’il me paraissait que les autres avaient raison d’y en trouver...
11. L’estime que j’avais de moi-même me faisait trouver des défauts dans toutes les autres de mon sexe. Je n’avais des yeux que pour voir mes bonnes qualités extérieures et pour discerner les endroits faibles des autres... Je me cachais à moi-même mes défauts... Toute l’idée que j’avais de moi-même et des autres était fausse. J’aimais si éperdument la lecture que j’y employais le jour et la nuit : quelquefois le jour recommençait et je lisais encore, en sorte que je fus plusieurs mois que j’avais entièrement perdu l’habitude de dormir. Les livres que je lisais le plus ordinairement étaient les Romans. Je les aimais à la folie : j’étais affamée d’en trouver la fin, croyant y découvrir quelque chose, mais je n’y trouvais rien qu’une faim de lire...
12. Cependant, ô mon Dieu, votre extrême bonté vous portait à me rechercher de temps en temps. Vous frappiez à la porte de mon cœur. Il me prenait souvent de vives douleurs et des abondances de larmes... Si j’eusse eu un Confesseur qui eût examiné la cause de mon mal, il y eût sans doute apporté le remède, qui n’était que de me faire reprendre l’oraison ; mais il se contentait de me reprendre sévèrement, de me donner quelque prière vocale à dire, et il n’ôtait point la cause du mal, il ne me donnait point le véritable remède...
13. Hélas, que cette funeste expérience m’a donné de compassion des pécheurs, et qu’elle m’a bien fait voir d’où vient qu’il y en a si peu qui se corrigent et qui sortent du misérable état où ils sont réduits, parce que l’on se contente de crier contre leurs désordres, de les effrayer par des menaces qui regardent les châtiments à venir... Après avoir plusieurs fois éprouvé leur impuissance et l’inutilité de leurs tentatives, ils perdent peu à peu la volonté de faire de nouveaux efforts, qui leur paraissent aussi infructueux que les premiers... Si lorsqu’un pécheur va se confesser on lui appliquait le véritable remède, qui est l’oraison, si on l’obligeait à se tenir tous les jours devant Dieu en état de criminel pour lui demander la force de sortir de cet état, il serait bientôt changé... Mais le Diable a faussement persuadé aux Docteurs et Sages du siècle qu’il faut être parfaitement converti pour faire oraison ; et comme l’oraison est le moyen efficace pour la conversion, et qu’on ne le veut pas donner, c’est ce qui fait qu’il n’y a point de conversion durable et sincère... Qu’on fasse toutes les austérités qu’on voudra, le Démon les laisse faire, et ne persécute ni ceux qui les ordonnent, ni ceux qui les font. Mais on ne parle pas plus tôt d’Oraison, on n’entre pas plus tôt dans la vie de l’esprit, qu’il faut se résoudre à d’étranges traverses. Qui dit une vie d’oraison dit une vie de croix. S’il y a dans le monde une âme intérieure, il semble que toutes les croix, toutes les persécutions, tous les mépris lui sont réservés. S’il se trouve dans un Monastère une âme de grande oraison, on n’en veut qu’à celle-là, toutes les humiliations sont pour elle, du moins quand l’oraison est profonde et véritable. Si une âme passe pour être de grande oraison et que cela soit autrement, qu’elle soit applaudie et considérée, je dis, ou que son oraison n’est pas véritable, ou que si elle l’est, elle y est peu avancée : que ce sont des personnes qui vont par les lumières et les dons éclatants, et non par le petit sentier de la foi, du renoncement, de la mort intérieure et de l’anéantissement ; et que l’oraison de ces personnes est seulement dans les puissances et dans les sens, et non dans le centre...
14. Quelque pitoyable donc que fût l’état où j’étais réduite par mes infidélités et par le peu de secours que j’avais de mon Confesseur, je ne laissais pas de dire tous les jours mes prières vocales, de me confesser assez souvent et de communier presque tous les quinze jours. J’étais quelquefois à l’Église à pleurer et à prier la Sainte Vierge d’obtenir ma conversion...
VI. MARIAGE IMPOSÉ ET MALHEUREUX
1. Nous vînmes ensuite à Paris, où ma vanité devint plus grande. On n’épargnait rien pour me faire paraître... Je voulais me faire aimer sans aimer personne. J’étais recherchée par bien des gens, qui paraissaient être des avantages pour moi. Mais vous, ô mon Dieu, qui ne me vouliez pas perdre, ne permîtes pas que les choses réussissent. Mon père trouvait des difficultés que vous faisiez naître vous-même pour mon salut, car si j’avais épousé ces personnes, j’eusse été extrêmement exposée et ma vanité aurait eu moyen de s’étendre.
2. Il y avait une personne qui m’avait recherchée en mariage depuis quelques années, que mon père par des raisons de famille avait toujours refusé. Ses manières étaient un peu opposées à ma vanité. Cependant la peur que l’on avait que je ne quittasse le pays, et les grands biens de ce gentilhomme 57 portèrent mon père, malgré toutes ses répugnances et celles de ma mère, à m’accorder à lui. On le fit sans m’en parler, la veille de St François de Sales, le 28 Janvier 1664, et même l’on me fit signer les articles du mariage sans me dire ce que c’était. Quoique je fusse fort aise d’être mariée, parce que je m’imaginais que par là j’aurais toute liberté et que je serais délivrée des mauvais traitements de ma mère (que je m’attirais sans doute par mon peu de docilité)... je ne laissai pas de rester tout le temps que je fus accordée, et même longtemps après mon mariage, dans une extrême confusion. Elle venait de deux causes : la première était cette pudeur naturelle que je ne perdis point : j’avais beaucoup de retenue avec les hommes. L’autre était ma vanité, car, bien que le parti qu’on me donnait fût plus avantageux que je ne méritais, je ne le croyais pas tel, et la figure que ceux qui m’avaient recherchée auparavant faisaient me paraissait bien d’une autre sorte : leur rang me donnait dans la vue, et comme je ne consultais en toutes choses que ma vanité, tout ce qui ne la flattait point m’était insupportable. Cette vanité pourtant me fut avantageuse, car elle m’empêcha de tomber dans ces désordres qui font la ruine des familles. Je n’aurais pas voulu rien faire à l’extérieur qui m’eût pu rendre blâmable...
Je ne vis point mon accordé jusqu’à deux ou trois jours avant le mariage 58. Je fis dire des Messes tout le temps que je fus accordée pour connaître votre volonté, ô mon Dieu, car je voulais du moins la faire en cela...
3. La joie de ce mariage était universelle dans notre ville, et dans cette réjouissance, il n’y avait que moi de triste. Je ne pouvais ni rire comme les autres, ni même manger, tant j’avais le cœur serré. Je ne savais point la cause de ma tristesse, mais, mon Dieu, c’était comme un pressentiment que vous me donniez de ce qui me devait arriver. À peine fus-je mariée que le souvenir de l’envie que j’avais d’être Religieuse vint m’accabler. Tous ceux qui vinrent me complimenter le lendemain de mes noces ne pouvaient s’empêcher de me railler de ce que je pleurais amèrement, et je leur disais : « Hélas, j’avais tait désiré autrefois d’être Religieuse ! Pourquoi suis-je donc mariée à présent, et par quelle fatalité cela m’est-il arrivé ? » Je ne fus pas plus tôt chez mon nouvel époux que je connus bien que ce serait pour moi une maison de douleur. Il me fallut bien changer de conduite, car leur manière de vivre était très différente de celle de chez mon père. Ma belle-mère, qui était veuve depuis longtemps, ne songeait qu’à ménager ; au lieu que chez mon père l’on y vivait d’une manière extrêmement noble : tout y paraissait, tout y allait fort bien, et tout ce que mon mari et ma belle-mère nommaient faste, et que j’appelais honnêteté, y était observé. Je fus fort surprise de ce changement, et d’autant plus que ma vanité aurait voulu augmenter plutôt que diminuer.
4. J’avais plus de quinze ans quand je fus mariée, je courais la seizième année. Mon étonnement augmenta beaucoup lorsque je vis qu’il fallait que je perdisse ce que j’avais acquis avec tant de peine. Chez mon père il fallait vivre avec beaucoup de politesse, parler juste, tout ce que je disais y était applaudi et relevé. Là, on ne m’écoutait que pour me contredire et pour me blâmer. Si je parlais bien, ils disaient que c’était pour leur faire leçon. S’il venait quelqu’un, et que l’on mît une question sur le tapis, au lieu que mon père me faisait parler, là, si je voulais dire mon sentiment, on disait que c’était pour contester, et l’on me faisait taire honteusement ; et ils me querellaient depuis le matin jusqu’au soir. On portait mon mari à en faire autant, qui n’y avait que trop de disposition...
5. ... Ma belle-mère conçut une telle opposition pour moi qu’afin de me faire peine elle me faisait faire des choses très humiliantes 59, car son humeur était si extraordinaire, pour ne l’avoir jamais surmontée dans sa jeunesse, qu’elle ne pouvait vivre avec personne. Cela venait aussi de ce que, ne faisant pas oraison et ne disant que des prières vocales, elle ne voyait pas ces sortes de défauts, ou bien en les voyant et ne puisant pas des forces dans l’oraison, elle ne s’en pouvait défaire, et c’était dommage, car elle avait du mérite et de l’esprit. Je fus donc faite la victime de ses humeurs... Ils voulaient que des personnes fort au-dessous de moi passassent devant moi, afin de me faire peine. Ma Mère, qui était très sensible au point d’honneur, ne pouvait souffrir cela, et lorsqu’elle l’apprenait par d’autres (car je ne lui en disais rien), elle m’en querellait... Je n’osais lui dire comme j’étais, mais je mourais de chagrin, et ce qui l’augmentait encore était le souvenir des personnes qui m’avaient recherchée, la différence de leur humeur et de leur manière d’agir, l’amour et l’estime qu’ils avaient pour moi, leur douceur et leur honnêteté. Cela m’était bien dur à porter. Ma belle-mère me parlait incessamment au désavantage de mon père et de ma mère, et je ne les allais point voir que je n’eusse à essuyer des discours fâcheux à mon retour. D’un autre côté, ma mère se plaignait de moi de ce que je ne la voyais pas assez. Elle disait que je ne l’aimais pas et que je m’attachais trop à mon mari, de sorte que j’avais beaucoup à souffrir de tous côtés 60... Mon mari voulait que je fusse tout le jour dans la chambre de ma belle-mère sans qu’on me permît d’aller à mon appartement, si bien que je n’avais pas un moment pour me retirer et respirer un peu. Elle parlait désavantageusement de moi à tout le monde, croyant par là diminuer l’estime et l’affection que chacun avait pour moi, de sorte qu’elle me faisait des affronts devant les plus belles compagnies. Cela ne fit pas l’effet qu’elle prétendait, car ceux devant qui cela se passait conservaient d’autant plus d’estime pour moi qu’ils me voyaient souffrir avec plus de patience. Il est vrai qu’elle trouva le secret d’éteindre la vivacité de mon esprit et de me faire devenir toute bête, en sorte qu’on ne me reconnaissait plus. Ceux qui ne m’avaient point vue auparavant disaient : « Quoi ! est-ce là cette personne qui passait pour avoir de l’esprit ? Elle ne sait pas dire deux mots : c’est une belle image. » Je n’avais pas encore seize ans.
6. J’étais si timide que je n’osais sortir sans ma belle-mère, et en sa présence je ne pouvais parler. Je ne savais ce que je disais tant j’avais d’appréhension de la fâcher et de m’attirer quelques paroles dures. J’avais, pour comble d’affliction, une fille qu’ils m’avaient donnée qui était toute à eux. Elle me gardait à vue comme une gouvernante, elle me maltraitait étrangement. Pour l’ordinaire je souffrais avec patience un mal que je ne pouvais empêcher, mais d’autres fois je m’échappais à répondre quelque chose, ce qui m’était une source de bonnes croix pour longtemps et de sanglants reproches. Lorsque je sortais, les valets avaient ordre de rendre compte de tout ce que je faisais. Ce fut alors que je commençai à manger le pain des larmes. Si j’étais à table, on me faisait des choses qui me couvraient de confusion : je m’en prenais à mes larmes, et j’avais une double honte, l’une de ce que l’on me disait, l’autre de ne pouvoir retenir mes larmes.
Je n’avais personne avec qui partager ma douleur et qui m’aidât à la porter... Ce n’était pas par dureté que mon mari me traitait de la sorte, car il m’aimait, même avec passion 61 ; mais par son humeur prompte et violente, ce que ma belle-mère lui disait continuellement l’aigrissait.
7. Ce fut dans un état si déplorable de toutes manières, ô mon Dieu, que je commençai à concevoir le besoin que j’avais de votre assistance, car cet état était d’autant plus périlleux pour moi que, ne trouvant hors de chez moi que des admirateurs et des gens qui me flattaient pour ma perte, il était à craindre, dans un âge si peu avancé et parmi de si étranges croix domestiques, que je ne me tournasse tout à fait au dehors et que je ne prisse le chemin du dérèglement... Je savais qu’une femme d’honneur ne doit jamais donner ombrage à son mari. C’est pourquoi j’étais sur cela dans une si grande circonspection que je la poussai souvent même dans l’excès...
8. Je dis donc que de si fortes croix me firent retourner à vous, ô mon Dieu !... Je tâchais donc de réparer ma vie par la pénitence et par une confession générale la plus exacte que j’eusse encore faite. Je quittai d’abord tous les Romans, quoique ce fût autrefois ma passion : elle avait été amortie quelque temps avant mon mariage par la lecture de l’Évangile. Je le trouvai si beau, et j’y découvrais un caractère de vérité qui me dégoûta de tous les autres livres, qui me paraissaient pleins de mensonges... Je repris l’oraison et je tâchai de ne vous plus offenser, ô mon Dieu. Je sentais que peu à peu votre amour reprenait le dessus dans mon cœur et en bannissait tout autre amour. J’avais pourtant une vanité effroyable, et une complaisance en moi-même très forte, qui a été mon péché le plus fâcheux et le plus opiniâtre.
9. Mes croix redoublaient chaque jour, et ce qui me les rendait plus pénibles est que ma belle-mère ne se contentait pas des paroles piquantes qu’elle me disait devant le monde et en particulier, mais elle était encore, pour les moindres choses, des quinze jours de suite en colère. Je passais une partie de ma vie à me désoler lorsque je pouvais être seule et ma douleur devenait chaque jour plus amère. Je m’emportais quelquefois lorsque je voyais des filles qui étaient mes domestiques et qui me devaient de la soumission, me traiter si mal. Je faisais néanmoins ce que je pouvais pour surmonter mon humeur, ce qui ne m’a pas peu coûté. Des coups si assommants diminuèrent si fort la vivacité de mon naturel que je devins douce. J’étais la plupart du temps comme un agneau que l’on tond. Je priais Notre-Seigneur de m’aider, et il était mon recours. Comme mon âge était si différent du leur (car mon mari avait vingt et deux ans plus que moi), je voyais bien qu’il n’y avait pas d’apparence de changer leur humeur, qui s’était fortifiée avec leur âge. Je faisais dire des Messes afin que vous me fissiez la grâce, ô mon Dieu, de m’y accommoder... Comme je voyais que tout ce que je disais les offensait, et des choses même dont d’autres se seraient tenus obligés, je ne savais que faire. Un jour, outrée de douleur (il n’y avait que six mois que j’étais mariée), je pris un couteau étant seule pour me couper la langue, afin de n’être plus obligée de parler à des personnes qui ne me faisaient parler que pour avoir matière de se mettre en colère. J’aurais fait cette opération extravagante si vous ne m’aviez arrêtée tout court, ô mon Dieu, et si vous ne m’aviez fait voir ma folie. Je vous priais continuellement, je communiais même et faisais dire des Messes pour obtenir de devenir muette, tant j’étais encore enfant. J’ai beaucoup éprouvé de croix, mais je n’en ai jamais trouvé de plus difficiles à supporter que celle d’une contrariété sans relâche, et de faire ce qu’on peut pour satisfaire les personnes, pendant qu’au lieu d’y réussir, on les offense par les mêmes choses qui devraient les obliger ; et d’être encore obligée à être depuis le matin jusqu’au soir avec elles sans oser les quitter un moment. Car j’ai éprouvé que les grandes croix accablent, amortissent même la colère, mais pour la contrariété continuelle, elle irrite et réveille une certaine aigreur, elle fait un effet si étrange qu’il faut se faire la plus extrême violence pour ne pas s’emporter.
10. Voilà quelle était ma condition dans le mariage, qui était plutôt celle d’une esclave que d’une personne libre. Pour augmentation de disgrâces, on s’aperçut quatre mois après mon mariage que mon mari était goutteux... Il eut cette année deux fois la goutte six semaines de suite, et elle le reprit encore peu de temps après, où il l’eut beaucoup davantage. Enfin dans la suite il devint tellement incommodé qu’il ne sortait plus de la chambre, ni même souvent du lit, où il était d’ordinaire plusieurs mois. Je le gardais avec grand soin, et quoique je fusse bien jeune, je ne manquais point à mon devoir et je le faisais même avec excès. Mais, hélas, tout cela ne m’attirait point leur amitié... Mes amis particuliers disaient que j’étais bien en âge d’être la garde d’un malade, que c’était une chose honteuse de ne pas faire valoir mes talents. Je leur répondais que, puisque j’avais un mari, je devais partager ses douleurs comme ses biens. Je ne faisais connaître à personne que je souffrais, et comme mon visage paraissait content, on m’aurait cru fort heureuse, aux maux près de mon mari, s’il ne s’était pas quelquefois échappé devant le monde à me dire des choses fâcheuses... Mon mari avait ce faible-là, que lorsqu’on lui disait quelque chose contre moi, il s’aigrissait d’abord et son naturel violent prenait feu aussitôt. C’était une conduite de providence sur moi, car mon mari était raisonnable et il m’aimait fort. Lorsque j’étais malade, il était inconsolable, et cela allait même plus loin que je ne puis dire ; et cependant il ne laissait pas de s’emporter contre moi. Je crois que sans sa mère et cette fille dont j’ai parlé, j’aurais été fort heureuse avec lui, car pour des promptitudes il n’y a guère d’hommes qui n’en aient beaucoup, et il est du dernier d’une femme raisonnable de les souffrir en paix, sans les augmenter par de mauvaises reparties...
VII. MATERNITÉ ET REVERS DE FORTUNE
1. Je ne fis pas d’usage cette première année de mes croix. J’avais toujours de la vanité. Je mentais pour cacher ou pour excuser quelques choses, parce que je les craignais étrangement. Je me mettais en colère, ne pouvant approuver dans mon esprit une conduite qui me paraissait si déraisonnable, surtout en ce qui regardait le mauvais traitement de cette fille qui me servait. Il me paraissait inouï que l’on prît son parti contre moi lorsqu’elle m’offensait, car pour ma belle-mère, son grand âge et le rang qu’elle tenait me rendaient la chose plus tolérable... J’avais encore un autre défaut, qui m’était commun avec presque toutes les femmes et me venait de l’amour que je me portais à moi-même, qui était que je ne pouvais entendre louer devant moi une belle femme sans y trouver quelque défaut, le faisant remarquer avec adresse pour diminuer le bien qu’on en disait, comme si ç’avait été m’estimer moins que d’estimer quelqu’un avec moi... Si ma belle-mère et mon mari m’avaient applaudie comme chez mon père, je serais devenue insupportable par mon orgueil. J’avais soin d’aller voir les pauvres, je faisais ce que je pouvais pour vaincre mon humeur et surtout en des choses qui faisaient crever mon orgueil, je faisais beaucoup d’aumônes, j’étais exacte à mon oraison.
2. Je devins grosse de mon premier enfant. On me choya fort durant ce temps pour le corps, et mes croix en quelque chose furent moins fortes par là. Je fus si incommodée que j’aurais fait compassion aux plus indifférents. De plus, ils avaient un si grand désir d’avoir des enfants, qu’ils appréhendaient beaucoup que je ne me blessasse. Cependant sur la fin ils me ménageaient moins, et, une fois que ma belle-mère m’avait traitée d’une manière fort choquante, j’eus la malice de feindre une colique pour leur donner à mon tour quelques alarmes... Comme je vis que cela les mettait trop en peine, je dis que je me trouvais mieux. On ne peut pas être plus accablée de mal que je le fus pendant cette grossesse, car, outre un vomissement continuel, j’avais un dégoût si étrange, qu’à la réserve de quelque fruit, je ne pouvais même voir la nourriture : de quelque nature qu’elle fût, la seule approche me faisait vomir. J’avais de plus des défaillances continuelles et des douleurs très fortes. Je fus extraordinairement mal en accouchant. Comme mon mal fut très long et très violent, j’eus de quoi exercer la patience. J’offrais tout cela à Notre-Seigneur, et sitôt que j’avais un peu de liberté, il me semblait que je souffrais avec beaucoup de contentement. Je fus très longtemps mal de cette couche, car, outre la fièvre, j’étais si faible qu’après plusieurs semaines on ne pouvait qu’à peine me remuer pour faire mon lit. Lorsque je fus un peu mieux, il me vint un abcès au sein qu’il fallut ouvrir en deux endroits, ce qui me fit beaucoup de douleur. Tous ces maux, quoique violents, ne me paraissaient que des ombres de mal au prix des peines que je souffrais dans ma famille, qui croissaient chaque jour, loin de diminuer. J’étais sujette aussi à un mal de tête fort violent 62...
3. Cette première couche accommoda encore mon extérieur et me donna par conséquent plus de vanité ; car, quoique je n’eusse pas voulu ajouter l’artifice à la nature, cependant j’avais mille complaisances sur moi-même. J’étais bien aise d’être regardée, et loin d’en éviter les occasions, j’allais aux promenades, rarement pourtant ; et lorsque j’étais dans les rues, j’ôtais mon masque par vanité et mes gants pour faire voir mes mains. Se peut-il de plus grandes niaiseries ! Lorsque cela m’échappait (ce qui arrivait assez fréquemment), j’en pleurais inconsolablement, mais cela ne me corrigeait point. J’allais aussi quelquefois au bal, où j’étalais la vanité de ma danse.
4. Il arriva dans la famille une affaire de grande conséquence pour le temporel : la perte fut très considérable. Cela me valut d’étranges croix durant plus d’un an. Non que je me souciasse des pertes que cela causa, mais il semblait que je fusse le but et le blanc de toutes les mauvaises humeurs de la famille... Ma belle-mère était inconsolable. Elle me disait, ô mon Dieu, de vous prier pour ces choses, mais il m’était entièrement impossible... Je me faisais des idées agréables d’aller à l’hôpital, car nous perdîmes aussi de grandes sommes qui étaient à l’Hôtel-de-Ville à Paris. Il me paraissait même qu’il n’y avait point d’état si pauvre et si misérable que je n’eusse trouvé doux au prix de cette persécution continuelle et domestique.., Ma belle-mère me reprochait qu’il ne leur était jamais arrivé d’afflictions que depuis que j’étais entrée dans leur maison, que tous malheurs y étaient venus avec moi. D’un autre côté, ma mère me voulait parler contre mon mari, ce que je ne pouvais souffrir...
6. Nous continuions à perdre de toutes manières, le Roi retranchant quantité de revenus, outre cet autre de l’Hôtel-de-Ville dont j’ai parlé. La méditation, dans laquelle j’étais pour lors, ne me donnait point une véritable paix dans de si grandes peines. Elle procure bien la résignation, mais non pas la paix et la joie. Je la faisais cependant deux fois le jour fort exactement, et comme je n’avais pas cette présence de Dieu foncière que j’ai eue depuis, je faisais bien des échappées. Mon orgueil ne laissait pas de subsister et de se soutenir malgré tant de choses qui le devaient écraser. Je n’avais personne ni pour me consoler, ni pour me conseiller, car celle de mes sœurs qui m’avait élevée était morte pour lors : elle mourut deux mois après mon mariage 63. Je n’avais point de confiance à l’autre. La vie m’était fort ennuyeuse, et d’autant plus que mes passions étaient fort vives, car, quoique j’essayasse de me surmonter, je ne pouvais m’empêcher de me mettre en colère, non plus que de vouloir plaire.
7. Je ne me frisais point, ou très peu, je ne me mettais jamais rien au visage, cependant je n’en étais pas moins vaine. Je me regardais même très peu au miroir, afin de ne point entretenir ma vanité, et j’avais pour pratique de lire des livres de Dévotion, comme l’imitation de Jésus-Christ et les Œuvres de St François de Sales durant que l’on me peignait, en sorte que, comme je lisais tout haut, les domestiques en profitaient. De plus je me laissais accommoder comme on voulait, demeurant comme on m’avait mise... Mais on me trouvait toujours bien, et les sentiments de ma vanité se réveillaient en toutes choses... Combien de fois, ô mon Dieu, suis-je allée aux Églises moins pour vous prier que pour y être vue ! Les autres femmes, qui étaient jalouses contre moi, soutenaient que je me fardais, et le disaient à mon Confesseur, qui m’en reprenait quoique je l’assurasse du contraire. Je parlais souvent à mon avantage, et je m’élevais avec orgueil en abaissant les autres ; je mentais encore quelquefois, bien que je fisse tous mes efforts pour me défaire de ce vice. Ces fautes diminuaient un peu, car je ne me pardonnais rien, et j’étais fort affligée de les commettre. Je les écrivais toutes, et je faisais des examens fort exacts pour voir d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre, combien je m’étais corrigée...
8. L’absence si longue de mon Mari, mes traverses et mes ennuis, me firent résoudre de l’aller trouver où il était. Ma belle-mère s’y opposa très fort, mais, mon père l’ayant voulu, on me laissa aller. Je trouvai à mon arrivée qu’il avait pensé mourir : il était fort changé par le chagrin, car il ne pouvait terminer ses affaires, n’ayant nulle liberté d’y vaquer. Il était même caché à l’Hôtel de Longueville, où Madame de Longueville avait mille bontés pour moi. Mais comme je paraissais beaucoup, il craignait que je ne le fisse reconnaître. Cela lui fit beaucoup de peine, et il voulait que je m’en retournasse au logis faisant fort le fâché. Mais l’amour et le long temps qu’il ne m’avait vue surmontant toutes les autres raisons, il me fit rester auprès de lui. Il me garda huit jours sans me laisser sortir de sa chambre, parce qu’il craignait que je ne le fisse connaître, ce qui était une terreur panique, car cela ne faisait rien à son affaire. Mais comme il craignait que cela ne me fît malade, il me pria d’aller me promener dans le jardin, où je rencontrai Madame de Longueville, qui resta longtemps à m’examiner de toutes manières. J’étais surprise qu’une personne dont la piété faisait tant de bruit s’arrêtât si fort à un extérieur, et parût en faire tant de cas. Elle me témoigna beaucoup de joie de me voir. Mon mari fut fort content, car dans le fond il m’aimait beaucoup, et j’aurais été fort heureuse avec lui sans les discours continuels dont ma belle-mère l’entretenait.
9. Je ne puis dire les bontés que l’on me témoigna dans cette maison. Tous les officiers à l’envi me rendaient service. Je ne trouvais partout que des gens qui m’applaudissaient à cause de ce misérable extérieur. J’étais si scrupuleuse à n’écouter personne sur cela que j’en étais ridicule. Je ne parlais jamais à un homme seule à seul, et n’en faisait point monter dans mon carrosse que mon mari n’y fût, quoique ce fussent de mes parents. Je ne donnais jamais la main qu’avec précaution. Je n’entrais point dans des carrosses d’hommes. Enfin il n’y avait point au monde de mesure que je n’observasse pour ne donner ni aucun soupçon à mon mari, ni aucun sujet de parler de moi. J’avais tant de précaution, ô mon Dieu, pour un vain point d’honneur, et j’en avais si peu pour le véritable honneur, qui est de ne vous pas déplaire. J’allais si loin là-dessus, et mon amour-propre était si grand que si j’avais manqué à une règle de civilité, je n’en dormais de la nuit. Chacun voulait contribuer à me divertir, et le dehors n’était que trop riant pour moi. Mais pour le dedans, le chagrin avait tellement abattu mon mari qu’il me fallait chaque jour essuyer quelque chose de nouveau, et cela fort souvent. Quelquefois, il menaçait de jeter le souper par les fenêtres, et je lui disais qu’il me ferait bien tort, que j’avais bon appétit. Je riais avec lui pour le gagner, et il s’apaisait souvent d’abord, et la manière dont je lui parlais le touchait. D’autres fois, la mélancolie l’emportait sur tout ce que je pouvais faire et sur l’amour qu’il avait pour moi. Il voulait que je retournasse au logis, mais je ne le pouvais vouloir, à cause de ce que j’avais souffert en son absence. Je remarquais qu’ordinairement après que j’avais été à la Messe, ou que j’avais communié, c’était alors qu’il lui prenait des humeurs plus fâcheuses qui duraient souvent fort longtemps...
10. Je devins toute languissante, car je vous aimais, ô mon Dieu, et je n’aurais pas voulu vous déplaire. Cette vanité que je sentais, et que je ne pouvais détruire, me faisait beaucoup de peine. Cela, joint à une longue suite de chagrins, me fit tomber malade. Comme je ne voulais pas incommoder dans l’Hôtel de Longueville, je me fis transporter ailleurs, et je fus si malade et réduite à telle extrémité qu’après qu’on m’eut tiré, en sept jours, quarante-huit palettes de sang, et que l’on n’en pouvait plus avoir, les Médecins désespérèrent de ma vie, et cela dura très longtemps. Il n’y avait nulle apparence que j’en pusse revenir... On m’apporta le saint Viatique à minuit. C’était une désolation générale dans la famille et parmi tous ceux qui me connaissaient. Il n’y avait que moi à qui la mort était indifférente. Je la regardais sans frayeur, et je n’avais nul chagrin de quitter ce misérable corps, dont la vanité m’était plus insupportable que la mort : mes croix contribuaient beaucoup à me rendre insensible à son approche. Mon mari était inconsolable, et fut si affligé qu’il en pensa mourir. Comme il vit qu’il n’y avait plus d’espérance, que le mal augmentait aussi bien que ma faiblesse, que les remèdes l’irritaient, qu’on ne trouvait plus de sang dans mes veines, qui étaient épuisées par la grande quantité de saignées qu’on m’avait faites, il me voua la Fête de St François de Sales à ce Saint, et fit dire plusieurs Messes : ce qui ne fut pas plus tôt fait que je commençai à me mieux porter. Mais ce qui est étrange, c’est que, malgré tout son amour, à peine fus-je hors de danger qu’il commença à se fâcher contre moi... Cette maladie me fut fort utile, car, outre une très grande patience parmi de très fortes douleurs, c’est qu’elle m’éclaira beaucoup sur l’inutilité des choses du monde ; elle me détacha beaucoup de moi-même, me donna un nouveau courage pour mieux souffrir que je n’avais fait par le passé, je sentais même que votre amour, ô mon Dieu, se fortifiait dans mon cœur, avec le désir de vous plaire et de vous être fidèle dans mon état... Je fus encore six mois à traîner d’une fièvre lente et d’un flux hépatique ; on croyait que cela m’emporterait...
VIII. L’ORAISON DU COEUR
ET LES DÉBUTS DE LA VIE MYSTIQUE
1. Enfin, après bien de la langueur, je repris ma première santé, et je perdis ma mère, qui mourut comme un Ange 64, car Dieu, qui voulait commencer dès cette vie à récompenser ses grandes aumônes, lui donna une telle grâce de détachement, quoiqu’elle ne fût que vingt-quatre heures malade, qu’elle quittait tout ce qui lui était le plus cher sans chagrin. Il arriva quantité de choses dans ce temps que je supprime... C’était une continuation de rencontres journalières de croix et d’occasions de vanité. Cependant je suivais toujours mon petit train pour l’oraison, que je ne manquais jamais de faire deux fois le jour. Je veillais sur moi-même, me surmontant continuellement, et je faisais beaucoup d’aumônes. J’allais chez les pauvres dans leurs maisons et les assistais dans leurs maladies. Je faisais selon ma lumière tout le bien que je connaissais, étant assidue à l’Église et à rester devant le St Sacrement, m’étant mise pour cela de l’adoration perpétuelle. Vous augmentiez, ô mon Dieu, mon amour et ma patience à mesure que vous augmentiez mes souffrances. Les avantages temporels que ma mère procura à mon frère au-dessus de moi, dont je n’avais nul chagrin, ne laissèrent pas de me causer des croix, car on se prenait à moi de tout au logis. Je fus aussi fort incommodée dans une seconde grossesse, et même quelque temps malade d’une fièvre double-tierce. J’étais toujours faible, et je ne vous servais point encore, mon Dieu, avec cette vigueur que vous me donnâtes bientôt après. J’aurais bien voulu accorder votre amour avec l’amour de moi-même et des créatures, car j’étais si malheureuse que j’en trouvais toujours qui m’aimaient et à qui je ne pouvais m’empêcher de vouloir plaire, non que je les aimasse, mais pour l’amour que je me portais à moi-même.
2. Vous permîtes, ô mon Dieu, que Madame de Ch. 65, qui était exilée, vînt chez mon père, qui lui offrit un corps de logis, ce qu’elle accepta, et y demeura du temps. Cette Dame était d’une piété singulière et d’un grand intérieur. Comme je la voyais souvent, et qu’elle avait de l’amitié pour moi, parce qu’elle vit bien que je voulais aimer Dieu, et que d’ailleurs je m’employais aux œuvres extérieures de la charité, elle remarqua que j’avais les vertus de la vie active et multipliée, mais que ce n’était point dans la simplicité de l’oraison où elle é1ait. Elle me touchait quelquefois un mot sur cette matière, mais comme l’heure n’était point encore venue, je ne la comprenais pas. Elle me servit plus par ses exemples que par ses paroles. Je voyais sur son visage quelque chose qui marquait une fort grande présence de Dieu, et je remarquais en elle ce que je n’avais encore jamais vu à personne. Je tâchais à force de tête et de pensées de me donner une présence de Dieu continuelle, mais je me donnais bien de la peine et je n’avançai guère. Je voulais avoir par effort ce que je ne pouvais acquérir qu’en cessant tout effort. Cette bonne dame me charma par sa vertu, que je voyais bien au-dessus du commun. Elle, me voyant si multipliée, me disait souvent quelque chose, mais il n’était pas temps : je ne l’entendais pas. J’en parlais à mon Confesseur, qui me disait tout le contraire ; et comme je lui découvrais ce que mon Confesseur m’avait dit là-dessus, elle n’osait se déclarer à moi.
3. Le neveu de mon père, dont j’ai parlé 66, qui était allé à Cochinchine avec M. d’Héliopolis, arriva. Il venait en Europe pour amener des prêtres. Je fus ravie de le voir, car je me souvins du bien que son premier passage m’avait porté. Madame de Ch. n’eut pas moins de joie que moi de le voir, car ils s’entendirent bientôt, et ils avaient un même langage intérieur, qui était aussi connu de la Prieure d’un monastère de Bénédictines appelée Geneviève Granger, une des plus saintes filles de son temps 67. La vertu de cet excellent parent me charmait, et j’admirais son oraison continuelle sans la pouvoir comprendre. Je m’efforçais de méditer continuellement, de penser sans cesse à vous, ô mon Dieu, de dire des prières et oraisons jaculatoires ; mais je ne pouvais me donner par toutes ces multiplicités ce que vous donnez vous-même, et qui ne s’éprouve que dans la simplicité. J’étais surprise de ce qu’il me disait qu’il ne pensait à rien dans l’oraison, et j’admirais ce que je ne pouvais comprendre. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour m’attacher plus fortement à vous, ô mon Dieu. Il m’assurait que s’il était assez heureux pour endurer le martyre, ainsi qu’il l’endura en effet, il vous l’offrirait pour m’obtenir un grand don d’oraison. Nous disions ensemble l’Office de la Ste Vierge : souvent il s’arrêtait tout court, parce que la violence de l’attrait lui fermait la bouche, et alors il cessait ces prières vocales. Je ne savais pas encore ce que c’était que cela. Il avait pour moi une affection incroyable : l’éloignement où il me voyait de la corruption du siècle, l’horreur du péché dans un âge où les autres ne commencent qu’à en goûter les plaisirs (car je n’avais pas dix-huit ans), lui donnait de la tendresse pour moi. Je me plaignais de mes défauts avec bien de l’ingénuité, car j’ai toujours été assez éclairée là-dessus ; mais comme la difficulté que je trouvais à les corriger entièrement m’abattait beaucoup le courage, il me soutenait et m’exhortait à me supporter moi-même. Il aurait bien voulu me donner une autre méthode d’oraison qui eût été plus efficace pour me défaire de moi-même, mais je ne donnais point de lieu à cela.
4. Je crois que ses prières furent plus efficaces que ses paroles, car il ne fut pas plus tôt hors de chez mon père que vous eûtes compassion de moi, ô mon divin Amour... Vous me donnâtes en un moment par votre grâce et par votre seule bonté ce que je n’aurais pu me donner moi-même par tous mes efforts... La chose arriva comme je vais dire.
5. Je parlais souvent à mon Confesseur de la peine que j’avais de ne pouvoir méditer ni me rien imaginer. Les sujets d’oraison trop étendus m’étaient inutiles et je n’y comprenais rien : ceux qui étaient fort courts et pleins d’onction m’accommodaient mieux. Ce bon père ne me comprenait pas. Enfin Dieu permit qu’un bon Religieux fort intérieur de l’ordre de St François passât où nous étions 68... Il alla voir mon père, qui en fut bien aise, et qui, se trouvant malade environ ce temps-là, pensa mourir de cette maladie 69. J’étais alors en couche de mon second fils. On me cacha le mal de mon père pendant quelque temps pour ménager ma santé ; cependant une personne indiscrète me l’ayant appris, je me levai toute malade que j’étais, et j’allai le voir. La précipitation avec laquelle je relevai de couche me causa une dangereuse maladie. Mon père guérit, non pas tout à fait, mais assez pour me donner de nouvelles marques de son affection. Je lui dis le désir que j’avais de vous aimer, ô mon Dieu, et la douleur où j’étais de ne le pouvoir faire selon mon désir. Mon père, qui m’aimait fort et uniquement, crut ne m’en pouvoir donner une marque plus solide qu’en me procurant la connaissance de ce bon Religieux. Il me dit ce qu’il connaissait de ce saint homme et qu’il voulait que je le visse. J’en fis d’abord bien de la difficulté, parce que je n’allais jamais voir de Religieux. Je croyais devoir en user de la sorte, afin d’observer les règles de la plus rigoureuse sagesse. Cependant les instances que mon père me fit me tinrent lieu d’un commandement absolu. Je crus que je ne pouvais me mal trouver d’une chose que je ne faisais que pour lui obéir.
6. Je pris avec moi une de mes parentes et j’y allai. De loin qu’il me vit, il demeura tout interdit, car il était fort exact à ne point voir de femmes, et une solitude de cinq ans dont il sortait ne les lui avait pas rendues peu étrangères. Il fut donc fort surpris que je fusse la première qui se fût adressée à lui, et ce que je lui dis augmenta sa surprise, ainsi qu’il me l’avoua depuis, m’assurant que mon extérieur et la manière de dire les choses l’avaient interdit, de sorte qu’il ne savait s’il rêvait. Il n’avança qu’à peine 70 et fut un grand temps sans me pouvoir parler. Je ne savais à quoi attribuer son silence. Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison. Il me répliqua aussitôt : « C’est, Madame, que vous cherchez au dehors ce que vous avez au dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l’y trouverez. » En achevant ces paroles il me quitta 71.
7. Le lendemain matin il fut bien autrement étonné lorsque je fus le voir, et que je lui dis l’effet que ses paroles avaient fait dans mon âme, car il est vrai qu’elles furent pour moi un coup de flèche, qui percèrent mon cœur de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde, autant délicieuse qu’amoureuse, plaie si douce que je désirais n’en guérir jamais. Ces paroles mirent dans mon cœur ce que je cherchais depuis tant d’années, ou plutôt elles me firent découvrir ce qui y était et dont je ne jouissais pas faute de le connaître. Ô mon Seigneur, vous étiez dans mon cœur et vous ne demandiez de moi qu’un simple retour au dedans pour me faire sentir votre présence ! Ô bonté infinie, vous étiez si proche, et j’allais courant çà et là pour vous chercher, et je ne vous trouvais pas. Ma vie était misérable, et mon bonheur était au dedans de moi ! J’étais dans la pauvreté au milieu des richesses, et je mourais de faim près d’une table préparée et d’un festin continuel. Ô beauté ancienne et nouvelle, pourquoi vous ai-je connue si tard ? Hélas ! Je vous cherchais où vous n’étiez pas et je ne vous cherchais pas où vous étiez. C’était faute d’entendre ces paroles de votre Évangile, lorsque vous dites : Le Royaume de Dieu n’est point ici ou là, mais le Royaume de Dieu est au dedans de vous 72...
8. ... Dès ce moment il me fut donné une expérience de sa présence dans mon fond, non par pensée ou par application d’esprit, mais comme une chose que l’on possède réellement d’une manière très suave... Je sentais dans mon âme une onction qui comme un baume salutaire guérit en un moment toutes mes plaies, et qui se répandait même si fort sur mes sens que je ne pouvais presque ouvrir la bouche ni les yeux. Je ne dormis point de toute cette nuit, parce que votre amour, ô mon Dieu, était non seulement pour moi comme une huile délicieuse, mais encore comme un feu dévorant, qui allumait dans mon âme un tel incendie qu’il semblait devoir tout dévorer en un instant. Je fus tout à coup si changée que je n’étais plus reconnaissable ni à moi-même ni aux autres ; je ne trouvais plus ni ces défauts ni ces répugnances : tout me paraissait consumé comme une paille dans un grand feu.
9. Ce bon Père ne pouvait cependant se résoudre de se charger de ma conduite... Plusieurs raisons le portaient à s’en défendre : mon extérieur, qui lui donnait beaucoup d’appréhension ; mon extrême jeunesse, car je n’avais que dix-neuf ans ; et une promesse qu’il avait faite à Dieu par défiance de lui-même, de ne se charger jamais de la conduite d’aucune personne du sexe à moins que Notre-Seigneur ne l’en chargeât par une providence particulière... Comme il était en oraison, il lui fut dit : Ne crains point de te charger d’elle, c’est mon épouse... Ce bon Père me dit après cela qu’il voulait bien me conduire.
10. Rien ne m’était plus facile alors que de faire oraison. Les heures ne me duraient que des moments et je ne pouvais ne la point faire : l’Amour ne me laissait pas un moment de repos. Je lui disais : ô mon Amour, c’est assez, laissez-moi. Mon oraison fut, dès le moment dont j’ai parlé, vide de toutes formes, espèces et images : rien ne se passait de mon oraison dans la tête, mais c’était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple qu’il attirait et absorbait les deux autres puissances de l’âme dans un profond recueillement, sans acte ni discours. J’avais cependant quelquefois la liberté de dire quelques mots d’amour à mon Bien-aimé, mais ensuite tout me fut ôté. C’était une oraison de foi, qui excluait toute distinction, car je n’avais aucune vue ni de Jésus-Christ, ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l’amour d’aimer avec plus d’étendue, sans motifs, ni raisons d’aimer. Cette souveraine des puissances, la volonté, engloutissait les deux autres, et leur ôtait tout objet distinct pour les mieux unir en elle, afin que le distinct, en ne les arrêtant pas, ne leur ôtât pas la force unitive et ne les empêchât pas de se perdre dans l’amour. Ce n’est pas qu’elles ne subsistassent dans leurs opérations inconnues et passives, mais c’est que la lumière de la foi, comme une lumière générale, pareille à celle du Soleil, absorbe toutes les lumières distinctes, et les met en obscurité à notre égard, parce que l’excès de sa lumière les surpasse toutes.
IX. CONSIDÉRATIONS
SUR DIVERS PHÉNOMENES MYSTIQUES
1. C’est donc là l’oraison qui me fut communiquée d’abord, qui est bien au-dessus des extases et des ravissements, des visions, etc., parce que toutes ces grâces sont bien moins pures...
3. La vision n’est jamais de Dieu même, ni presque jamais de Jésus-Christ, comme ceux qui l’ont se l’imaginent : c’est un Ange de lumière qui, selon le pouvoir qui lui en est donné de Dieu, fait voir à l’âme sa représentation, qu’il prend lui-même. Il me paraît que les apparitions que l’on croit de Jésus-Christ même sont à peu près comme le Soleil qui se peint dans un nuage avec de si vives couleurs que celui qui ne sait pas ce secret croit que c’est le Soleil même, cependant ce n’est que son image...
4. L’extase vient d’un goût sensible, qui est une sensualité spirituelle, où l’âme, se laissant trop aller à cause de la douceur qu’elle y trouve, tombe en défaillance. Le Diable donne de ces sortes de douceurs sensibles pour amorcer l’âme, lui faire haïr la croix, la rendre sensuelle, et lui donner de la vanité et de l’amour d’elle-même, l’arrêter aux dons de Dieu, et l’empêcher de suivre Jésus-Christ par le renoncement et la mort à toutes choses.
5. Les paroles intérieures distinctes sont aussi fort sujettes à l’illusion : le Diable en forme beaucoup ; et quand elles seraient du bon Ange (car Dieu ne parle point de cette sorte), elles ne signifient pas toujours tout ce qu’elles sonnent et l’on voit très peu arriver ce qui est dit de cette sorte. Car lorsque Dieu fait porter de ces sortes de paroles par ses Anges, il entend les choses à sa manière, et nous les prenons à la nôtre, et c’est ce qui nous trompe.
6. La parole de Dieu immédiate n’est autre que l’expression de son Verbe dans l’âme, parole substantielle, qui n’a aucun son ni articulation, parole vivifiante et opérante, selon qu’il est écrit : dixit et facta sunt 73 ; parole qui n’est jamais un moment muette ni infructueuse ; parole qui ne cesse jamais dans le centre de l’âme lorsqu’il est disposé pour cela, et qui s’en retourne aussi pure à son principe qu’elle en est sortie : parole où il n’y eut jamais de méprise ; parole qui fait que Jésus-Christ devient la vie de l’âme, puisqu’elle n’est autre que lui-même comme Verbe ; parole qui a une efficace admirable, non seulement dans l’âme où elle est reçue, mais qui se communique en d’autres âmes par celle-là comme un germe divin qui les fait fructifier pour la vie éternelle ; parole toujours muette, et toujours éloquente ; parole qui n’est autre que vous-même, ô mon Dieu, Verbe fait chair ; parole qui est le baiser de la bouche et l’union immédiate et essentielle que vous êtes, infiniment élevée au-dessus de ces paroles créées, bornées et intelligibles.
7. Les révélations de l’avenir sont aussi fort dangereuses, et le Démon les peut contrefaire sur des augures, comme il faisait autrefois dans les temples des païens, où il rendait des oracles. Quand même elles seraient de Dieu par le ministère de ses Anges, il faut les outrepasser, sans s’y arrêter, parce que nous ne comprenons pas ce qu’elles signifient, les vraies révélations étant toujours fort obscures. De plus, c’est que cela amuse l’âme extrêmement, l’empêche de vivre dans l’abandon total à la divine providence, donne de fausses assurances et des espérances frivoles, occupe l’esprit des choses futures, et empêche de mourir à tout et d’outrepasser toutes choses pour suivre Jésus-Christ nu, dépouillé de tout.
8. La révélation de Jésus-Christ dont parle St Paul 74 est bien différente de celle-là, elle est manifestée à l’âme lorsque la parole éternelle lui est communiquée ; révélation qui nous fait devenir d’autres Jésus-Christ 75 en terre par participation, et qui fait qu’il s’exprime lui-même en nous. C’est cette révélation, qui est toujours véritable, que le Démon ne peut contrefaire.
9. Les ravissements viennent d’un autre principe. C’est que Dieu attire l’âme fortement pour la faire sortir d’elle-même et la perdre en lui ; et de tous les dons que j’ai décrits, c’est le plus parfait ; mais l’âme étant encore arrêtée par sa propriété, elle ne peut sortir d’elle-même, de sorte qu’étant attirée d’un côté et retenue de l’autre, c’est ce qui opère le ravissement ou le vol d’esprit, qui est plus violent que l’extase et élève quelquefois même le corps de terre. Cependant ce que les hommes admirent si extraordinairement est une imperfection et un défaut dans la créature.
10. Le véritable ravissement et l’extase parfaite s’opèrent par l’anéantissement total, où l’âme, perdant toute propriété, passe en Dieu sans effort et sans violence comme dans le lieu qui lui est propre et naturel. Car Dieu est le centre de l’âme, et dès que l’âme est dégagée des propriétés qui l’arrêtaient en elle-même ou dans les autres créatures, elle passe infailliblement en Dieu, où elle demeure cachée avec Jésus-Christ 76. Mais cette extase ne s’opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu, qui étant des créatures, empêchent l’âme de tomber dans le seul incréé. C’est pourquoi je dis qu’il est de grande conséquence de faire outrepasser tous ces dons, quelque sublimes qu’ils paraissent, parce que tant que l’âme y demeure, elle ne se renonce pas véritablement, et ainsi ne passe jamais en Dieu même, quoiqu’elle soit dans ces dons d’une manière très sublime ; mais restant ainsi dans les dons, elle perd la jouissance réelle du donateur, qui est une perte inestimable.
11. Vous me mîtes, ô mon Dieu, par une bonté inconcevable dans un état très épuré, très ferme et très solide. Vous prîtes possession de ma volonté, et vous y établîtes votre trône ; et afin que je ne me laissasse pas aller à ces dons, et ne me dérobasse pas à votre amour, vous me mîtes d’abord dans une union des puissances et dans une adhérence continuelle à vous. Je ne pouvais faire autre chose que de vous aimer d’un amour aussi profond que tranquille, qui absorbait toute autre chose. Les âmes qui sont prises de cette sorte sont les plus avantagées, et elles ont le moins de chemin à faire. Il est vrai que quand vous les avancez si fort, ô mon Dieu, elles doivent s’attendre à de fortes croix et à des morts cruelles 77, surtout si elles sont touchées d’abord de beaucoup de foi, d’abandon, de pur amour, de désintéressement, et d’amour du seul intérêt de Dieu seul, sans retour sur soi-même. Ce furent ces dispositions que vous mîtes d’abord en moi, avec un désir si véhément de souffrir pour vous que j’en étais toute languissante. Je fus soudain dégoûtée de toutes les créatures : tout ce qui n’était point mon Amour m’était insupportable. La croix, que j’avais portée jusqu’alors par résignation, devint mes délices et l’objet de mes complaisances.
X. MORTIFICATIONS
1. J’écrivais tout cela à ce bon Père, qui en était plein de joie et d’étonnement. Ô Dieu, quelles pénitences l’amour des souffrances ne me faisait-il point faire ! Je faisais toutes les austérités que je pouvais imaginer, mais tout cela était trop faible pour contenter le désir que j’avais de souffrir. Quoique mon corps fût très délicat, les instruments de pénitence me déchiraient sans me faire douleur, à ce qu’il me paraissait. Je prenais tous les jours de longues disciplines, qui étaient avec des pointes de fer : elles me tiraient bien du sang et me meurtrissaient, mais elles ne me satisfaisaient pas, et je les regardais avec mépris et indignation, car elles ne pouvaient me contenter ; et comme je n’avais que peu de force, que ma poitrine était d’une extrême délicatesse, je me lassais les bras et m’éteignais la voix sans me faire de mal. Je portais des ceintures de crin et de pointes de fer : les premières me paraissaient un jeu d’amour-propre, et les dernières me faisaient une extrême douleur en les mettant et les ôtant ; et cependant lorsque je les avais, elles ne me faisaient point de mal. Je me déchirais de ronces, d’épines et d’orties que je gardais sur moi : la douleur de celles-ci me faisait faillir le cœur et m’ôtait entièrement le sommeil, sans que je pusse durer ni assise ni couchée, à cause des pointes qui restaient dans ma chair. C’était de ces dernières que je me servais lorsque j’en pouvais trouver, car elles me satisfaisaient plus qu’aucune. Je tenais très souvent de l’absinthe dans ma bouche, et je mettais de la coloquinte dans mon manger, quoique je mangeasse si peu que je m’étonne comment je pouvais vivre ; aussi étais-je toujours malade ou languissante. Si je marchais, je mettais des pierres dans mes souliers. C’était, ô mon Dieu, ce que vous m’inspirâtes d’abord de faire, aussi bien que de me priver de tous les contentements les plus innocents. Tout ce qui pourrait flatter mon goût lui était refusé, tout ce qui lui faisait le plus de peine lui était donné. Mon cœur, qui jusqu’alors était si délicat que la moindre saleté le faisait soulever avec des efforts incroyables, n’osait témoigner une répugnance, qu’il ne se vît aussitôt contraint de prendre ce qui le faisait crever, et cela tant et si longtemps qu’il ne lui resta plus aucune répugnance. Mon goût, qui jusqu’alors ne pouvait manger presque de rien, fut forcé de manger tout sans discernement, sans qu’il parût même qu’il fût encore en état de faire un choix.
2. Il y a deux choses, Monsieur, que je ne vous dirais pas si vous ne m’aviez défendu de vous rien cacher. C’est que j’avais un tel dégoût pour les crachats que, lorsque je voyais ou entendais cracher quelqu’un, j’avais envie de vomir, et faisais des efforts étranges. Il me fallut, un jour que j’étais seule et que j’en aperçus un, le plus vilain que j’aie jamais vu, mettre ma bouche et ma langue dessus : l’effort que je me fis fut si étrange que je ne pouvais en revenir, et j’eus des soulèvements de cœur si violents que je crus qu’il se romprait en moi quelque veine, et que je vomirais le sang. Je fis cela tout autant de temps que mon cœur y répugna, ce qui fut assez long, car je ne pouvais me surmonter en ces choses.
3. Je ne faisais point cela par pratique, ni par étude, ni avec prévoyance. Vous étiez continuellement en moi, ô mon Dieu, et vous étiez un exacteur si sévère que vous ne me laissiez pas passer la moindre chose. Lorsque je pensais faire quelque chose, vous m’arrêtiez tout court, et me faisiez faire sans y penser toutes vos volontés et tout ce qui répugnait à mes sens, jusqu’à ce qu’ils fussent si souples qu’ils n’eussent pas le moindre penchant, ni la moindre répugnance. Pour l’autre chose que je viens de dire, c’est qu’il me fallut prendre du pus et lécher des emplâtres. Je pansais tous les blessés qui venaient à moi et donnais des remèdes aux malades. Cette mortification dura longtemps, mais sitôt que le cœur ne répugnait plus et qu’il prenait également les plus horribles choses comme les meilleures, la pensée m’en était ôtée entièrement, et je n’y songeais plus depuis, car je ne faisais rien de moi-même, mais je me laissais conduire à mon Roi, qui gouvernait tout en souverain.
4. J’ai fait plusieurs années les premières austérités, mais, pour ces choses-ci, en moins d’un an mes sens furent assujettis : rien ne les éteint si vite que de leur refuser tout ce qu’ils appètent et leur donner ce qu’ils répugnent. Le reste ne fait pas tant mourir, et les austérités, quelque grandes qu’elles soient, si elles ne sont accompagnées de ce que je viens de dire, laissent toujours les sens en vigueur et ne les amortissent jamais ; mais ceci, joint au recueillement, leur arrache entièrement la vie.
5. Lorsque le bon Père dont j’ai parlé me demandait comment j’aimais Dieu, je lui disais que je l’aimais plus que l’amant le plus passionné n’aimait sa maîtresse ; que cette comparaison était encore impropre, puisque l’amour des créatures ne peut jamais atteindre là ni par sa force ni par sa profondeur. Cet amour était si continuel et m’occupait toujours et si fort que je ne pouvais penser à autre chose. Cette touche si profonde, cette plaie si délicieuse et amoureuse me fut faite à la Madeleine (l’an 1668), et ce Père, qui prêchait très bien, fut prié de la prêcher à la paroisse dont j’étais, qui était sous l’invocation de la Madeleine. Il fit trois sermons admirables sur cette matière. Je m’aperçus alors d’un effet que me faisaient les Sermons, qui est que je ne pouvais presque entendre les paroles et ce que l’on disait : ils me faisaient d’abord impression sur le cœur et m’absorbaient si fort en Dieu que je ne pouvais ni ouvrir les yeux, ni entendre ce qui se disait. Entendre nommer votre Nom, ô mon Dieu, ou votre amour, était capable de me mettre dans une profonde oraison, et j’éprouvais que votre parole faisait une impression sur mon cœur directement, et qu’elle faisait tout son effet sans l’entremise de la réflexion et de l’esprit. Et j’ai toujours éprouvé cela depuis, quoique d’une manière différente, selon les différents degrés et états par où j’ai passé. Cela m’était alors plus sensible. Je ne pouvais presque prononcer de prières vocales.
6. Cet absorbement en Dieu où j’étais absorbait toutes choses. Je ne pouvais plus voir les Saints ni la Sainte Vierge hors de Dieu, mais je les voyais tous en lui, sans les pouvoir distinguer de lui qu’avec peine ; et quoique j’aimasse tendrement certains Saints, comme St Pierre, St Paul, Ste Madeleine, Ste Thérèse, tous ceux qui avaient de l’intérieur, je ne pouvais cependant m’en faire d’espèces, ni les invoquer hors de Dieu.
7. Le deuxième d’Août de la même année, qui n’était que quelques semaines après ma blessure 78, l’on faisait la Fête de Notre-Dame de Portioncule dans le Couvent où était ce bon Père, mon Directeur. J’allai dès le matin pour gagner les indulgences, et je fus bien surprise lorsque je vis que je n’en pouvais venir à bout. Je fis tous mes efforts pour cela, mais en vain je restai plus de cinq heures de suite à l’Église sans rien avancer. Je fus pénétrée d’un trait de pur amour si vif que je ne pouvais pas me résoudre d’abréger les peines dues à mes péchés par les indulgences ; si elles avaient donné des peines et des croix, je les aurais gagnées. Je vous disais, ô mon Amour : « Je veux souffrir pour vous, n’abrégez point mes peines, ce serait abréger mes plaisirs : je n’en trouve qu’en souffrant pour vous. Les indulgences sont bonnes pour ceux qui ne connaissent point le prix de la souffrance, qui n’aiment pas que votre divine justice se satisfasse, et qui, ayant une âme mercenaire, craignent moins de vous déplaire qu’elles n’appréhendent la peine qui est attachée au Péché. » Mais, craignant de me méprendre, et de faire une faute en ne gagnant point les indulgences (car je n’avais jamais ouï dire que l’on pût être de cette façon), je faisais de nouveaux efforts pour les gagner, mais inutilement. Enfin, ne sachant plus que faire, je dis à Notre-Seigneur : « S’il faut nécessairement gagner les indulgences, transférez les peines de l’autre vie en celle-ci. »
Sitôt que je fus de retour au logis, j’écrivis à ce bon Père ma disposition et mes sentiments avec tant de facilité et une manière de m’énoncer si aisée que, prêchant ce jour-là, il en fit le troisième point de son Sermon, le disant mot à mot comme je l’avais écrit.
8. Je quittai toutes les compagnies, je renonçai pour jamais aux jeux et aux divertissements, à la danse, aux promenades inutiles. Il y avait près de deux ans que j’avais quitté la frisure : j’étais cependant fort bien mise, car mon mari le souhaitait de la sorte. Mon unique divertissement était de dérober des moments pour être seule avec vous, ô mon unique Amour ! Tout autre plaisir m’était une peine et non pas un plaisir. Je ne perdais point votre présence, qui m’était donnée par une infusion autant divine que continuelle, non, comme je m’étais imaginé, par effort de tête, ni à force de penser à vous, mon divin Amour, mais dans le fond de la volonté, où je goûtais avec une douceur ineffable la réelle jouissance de l’objet aimé ; non pourtant comme dans la suite, par une union essentielle, mais par une union véritable, dans la volonté, qui me faisait goûter par une heureuse expérience que l’âme est créée pour jouir de vous, ô mon Dieu. Cette union est la plus parfaite de toutes celles qui s’opèrent dans les puissances. Son effet est aussi bien plus grand, car les unions des autres puissances éclairent l’esprit et absorbent la mémoire, mais si elles ne sont accompagnées de celle-ci, elles sont peu utiles, parce qu’elles ne font que des effets passagers. L’union de la volonté porte avec elle en essence et en réalité ce que les autres n’ont qu’en distinction. Et de plus, elle soumet l’âme à son Dieu, la conforme à tous ses vouloirs, fait mourir peu à peu en elle toute volonté propre, et enfin attirant avec elle les autres puissances par le moyen de la charité dont elle est pleine, elle les fait peu à peu se réunir dans ce centre, et s’y perdre en ce qu’elles ont de propre opérer et de naturel.
9. Cette perte est appelée Anéantissement des puissances, ce qui ne se doit point entendre d’un anéantissement physique (cela serait ridicule), mais elles paraissent anéanties quant à notre égard, quoiqu’elles restent toujours subsistantes. Cet anéantissement ou perte des puissances se fait de cette manière. C’est qu’à mesure que la charité remplit et enflamme la volonté en la manière que nous avons dit, cette charité devient si forte qu’elle surmonte peu à peu toute l’activité de cette volonté pour l’assujettir à celle de Dieu ; de sorte que, lorsque l’âme est docile à se laisser consommer et purifier par elle, et vider de tout ce qu’elle a de propre et d’opposé à la volonté de Dieu, elle se trouve peu à peu vide de toute volonté propre, et mise dans une sainte indifférence pour ne vouloir que ce que Dieu fait et veut. Ceci ne peut jamais se consommer par l’activité de notre volonté, quand même elle serait employée en résignations continuelles, parce que ce sont autant d’actes propres qui, quoique fort vertueux, font toujours subsister la volonté en elle-même, et par conséquent la tiennent en multiplicité, en distinction, en dissemblance de celle de Dieu. Mais lorsque la volonté demeure soumise, et ne fait que souffrir librement et volontairement, apportant son concours (qui est sa soumission) à se laisser surmonter et détruire par l’activité de la charité, celle-ci, en absorbant la volonté en elle, la consomme dans celle de Dieu, la purifiant auparavant de toute restriction, dissemblance et propriété.
10. Il en est de même des deux autres puissances où, par le moyen de la charité, les deux autres vertus théologales sont introduites : la foi s’empare si fort de l’entendement qu’elle le fait défaillir à tout raisonnement, à toutes les lumières distinctes, à toutes les clartés et illustrations particulières, fussent-elles les plus sublimes ; ce qui fait voir combien les visions, révélations, extases, etc..., sont contraires à ceci, et empêchent la perte de l’âme en Dieu, quoique par là elle y paraisse perdue pour des moments : mais ce n’est point une vraie perte, puisque l’âme qui est vraiment perdue en Dieu ne se retrouve plus ; c’est plutôt un simple absorbement (si la chose est dans la volonté), ou un éblouissement (si elle est dans l’esprit), qu’une perte. Je dis donc que la foi fait perdre à l’âme toute lumière distincte, et l’absorbe en la surmontant, pour la mettre dans sa lumière, qui est au-dessus de toute lumière, lumière générale et indistincte, qui paraît ténèbres à l’égard de l’âme propre qui en est éclairée, parce que sa trop grande clarté fait qu’on ne peut ni la discerner ni la connaître, comme nous ne pouvons discerner le Soleil et sa lumière, quoiqu’à la faveur de cette lumière nous discernions si parfaitement les objets qu’elle nous empêche même de nous y méprendre...
12. La mémoire de même se trouve peu à peu surmontée et absorbée par l’espérance. Et enfin, tout se perd peu à peu dans la pure charité, qui absorbe toute l’âme en elle par le moyen de la volonté qui, comme souveraine des puissances, a le pouvoir de perdre les autres en elle, comme la charité, reine des vertus, réunit en soi toutes les autres vertus. Cette réunion qui se fait alors s’appelle unité, union centrale, parce que tout se trouve réuni par la volonté et la charité dans le centre de l’âme, et en Dieu, notre dernière fin, selon ces paroles de St Jean : Celui qui demeure en charité, demeure en Dieu : car Dieu est charité 79.
Cette union de ma volonté à la vôtre, ô mon Dieu, et cette présence ineffable, était si forte et si suave tout ensemble que je ne pouvais vouloir ni y résister, ni m’en défendre. Ce cher possesseur de mon cœur me faisait voir jusqu’aux moindres fautes.
XI. LE FEU PURIFICATEUR
1. Mes sens étaient, ainsi que je l’ai dit, dans une mortification continuelle, et je ne leur donnais aucune liberté. Car il faut savoir que pour les faire entièrement mourir, on doit pendant un temps, ne leur donner aucune relâche jusqu’à ce qu’ils soient entièrement morts. Sans cela ils sont en danger de ne jamais mourir, ainsi qu’il en arrive aux personnes qui se contentent de faire de grandes austérités extérieures, et qui néanmoins donnent à leurs sens certains soulagements, disent-ils, innocents et nécessaires. Et ils les font vivre en cela, car ce ne sont point les austérités, quelque grandes qu’elles soient, qui font mourir les sens : nous avons vu des personnes très austères en ressentir les révoltes toute leur vie. Ce qui les détruit davantage, c’est de leur refuser généralement tout ce qui leur peut plaire, et de leur donner tout ce qui leur désagrée, et cela sans relâche et aussi longtemps qu’il est nécessaire pour les rendre sans appétit et sans répugnance. Que si l’on prétend jusqu’à ce temps leur donner un peu de relâche, on fait ce qui arriverait à une personne que l’on aurait condamnée à mourir de faim, à qui l’on donnerait de temps en temps un peu de nourriture sous prétexte de la fortifier un peu : on allongerait son supplice et on l’empêcherait de mourir. Il en est de même de la mort des sens, des puissances, de l’esprit propre, et de la propre volonté : parce que si on ne leur arrache pas toute subsistance, pour petite qu’elle soit, on les entretient jusqu’à la fin dans une vie mourante, qui est très bien nommée mortification, que St Paul a parfaitement bien distinguée lorsqu’il a dit : Nous portons en nos corps la mortification de Jésus-Christ 80, qui est proprement l’état mourant ; mais ensuite, pour nous faire voir qu’il ne se devait pas terminer là, il ajoute ailleurs : nous sommes morts, et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu 81. Nous ne pouvons jamais nous perdre en Dieu que par la mort totale.
2. Celui qui est mort en cette sorte n’a plus besoin de mortification, mais tout cela est passé pour lui. Tout est rendu nouveau, et c’est encore une grande faute que font les personnes de bonne volonté qui, ayant acquis l’extinction de leurs sens par cette mort continuelle et sans relâche, demeurent toute leur vie attachées là, sans laisser ce travail par une parfaite indifférence, prenant également le bon et le mauvais, le doux et l’amer pour entrer dans un travail plus utile, qui est la mortification du propre esprit et de la propre volonté, commençant par la perte de leurs propres activités. Ce qui ne se fait jamais sans une profonde oraison, non plus que la mort des sens ne sera jamais entière sans le recueillement profond joint à la mortification, parce que sans cela, l’âme, demeurant toujours tournée du côté des sens, les maintient dans une forte vie ; au lieu que par le recueillement, elle en demeure comme séparée, et contribue de cette sorte, quoiqu’indirectement, plus à leur mort que tout le reste.
3. Plus vous augmentiez mon amour et ma patience, ô mon Dieu, plus mes croix devenaient fortes et continuelles, mais l’amour me les rendait légères. Ô pauvres âmes, qui vous consumez d’ennuis superflus, si vous cherchiez Dieu en vous-mêmes, vous trouveriez bientôt la fin de vos maux, puisque leur excès ferait vos délices. L’amour dans ce commencement, insatiable de mortifications et de pénitences, m’en faisait inventer de toutes sortes, mais ce qui était admirable, c’est que sans que j’y fisse aucune attention, sitôt qu’une mortification ne me faisait plus aucun effet, l’amour me la faisait cesser pour m’en faire faire une autre à laquelle il m’appliquait lui-même. Car cet amour était si subtil et si éclairé qu’il voyait jusqu’aux moindres défauts 82. Si je pensais parler, il me faisait y voir du défaut et il me faisait taire ; si je gardais le silence, il y trouvait du défaut. À toutes mes actions il y trouvait du défaut, à ma manière d’agir, à mes mortifications, à mes pénitences, à mes aumônes, à ma solitude, enfin il trouvait du défaut en tout. Si je marchais, je remarquais dans ma manière de marcher du défaut ; si je disais quelque chose à mon avantage, orgueil ! si je disais : eh bien, je ne parlerai plus de moi ni en bien ni en mal, propriété. Si j’étais trop recueillie et réservée, amour-propre. Si j’étais gaie et ouverte, l’on me condamnait. Cet amour pur trouvait toujours à reprendre et avait un extrême soin de ne rien laisser passer à cette âme. Ce n’est pas que je fisse attention sur moi-même, car je ne pouvais que très peu me regarder, à cause que mon attention vers lui par voie d’adhérence de la volonté était continuelle. Je veillais sans cesse à lui, et il veillait continuellement à moi, et me conduisit de telle sorte par la main de la providence qu’il me faisait tout oublier : et quoique j’éprouvasse ces choses, je ne savais point les déclarer à personne. Il m’ôtait si bien tout regard sur moi que je ne pouvais en aucune façon faire d’examen. Sitôt que je me mettais en devoir de le faire, j’étais ôtée de toute pensée de moi-même, et appliquée à mon unique Objet, qui n’avait plus d’objet distinct pour moi, mais une généralité et vastitude entière. J’étais comme plongée dans un fleuve de paix. Je savais par la foi que c’était Dieu qui possédait ainsi toute mon âme, mais je n’y pensais pas, comme une épouse assise auprès de son époux sait que c’est lui qui l’embrasse, sans qu’elle dise à soi-même : c’est lui, et sans qu’elle en occupe sa pensée.
4. C’était une grande peine lorsque j’allais à confesse, car sitôt que je pensais retourner sur moi-même pour m’examiner, l’amour me saisissait avec tant de force, d’onction et de recueillement, que je ne pouvais plus ni me regarder ni penser à moi, mais j’étais toute absorbée dans un amour aussi fort que doux. Il fallait donc me présenter de cette sorte aux pieds du Prêtre. C’était alors, ô mon Dieu, que vous me rendiez présent tout ce que vous vouliez que je dise. L’avais-je dit ? je ne pouvais plus ouvrir la bouche pour prononcer une parole, tant l’amour me tenait sous sa dépendance, mais cela se faisait avec tant d’onction et de suavité que je ne pouvais adhérer qu’à lui. Je n’entendais presque rien de ce que le Prêtre me disait, mais lorsqu’il prononçait l’absolution, j’éprouvais comme un écoulement de grâce et une plus forte onction. Je demeurais là si pleine d’amour que je ne pouvais même penser à mes péchés pour en avoir de la douleur. Je n’aurais pour rien au monde voulu déplaire à mon cher Époux, puisqu’avant qu’il m’eût blessée de cette sorte, je pleurais si amèrement les moindres fautes : mais c’est qu’il n’était pas en mon pouvoir de me donner une autre disposition que celle où il me mettait. Lorsque je dis que je ne pouvais, il ne faut pas croire que Dieu violente notre liberté. Ô nullement ! mais c’est qu’il nous la demande avec tant d’attraits, et il nous fait faire les choses avec tant de force, d’amour et de suavité, qu’il incline notre cœur où il veut. Et ce cœur le suit très librement, et avec tant de plaisir et de suavité qu’il ne pourrait ne le point faire : l’attrait est autant libre qu’infaillible.
5. Quoique l’Amour me traitât de la sorte, il ne faut pas croire qu’il laissât mes fautes impunies. Ô Dieu, avec quelle rigueur punissez-vous vos amantes les plus fidèles et les plus chéries ! Je ne parle point ici des pénitences extérieures, qui sont trop faibles pour punir le moindre défaut dans une âme que Dieu veut purifier radicalement, et qui, au contraire, servent plutôt de soulagement et de rafraîchissement : mais la manière dont Dieu se sert pour punir les moindres fautes dans les âmes choisies est si terrible qu’il faut l’avoir éprouvée pour la comprendre... C’est un embrasement intérieur et un feu secret qui, sortant de Dieu même, vient purifier le défaut, et ne cesse de faire une extrême peine jusqu’à ce que le défaut soit entièrement purifié. C’est comme un os démis de sa place, qui ne cesse de faire une extrême douleur jusqu’à ce qu’il soit entièrement rétabli. Cette peine est si pénible à l’âme qu’elle se met en cent postures pour satisfaire à Dieu pour sa faute. Elle voudrait se déchirer elle-même plutôt que de souffrir un pareil tourment. Souvent elle va vitement se confesser pour se défaire d’un si grand tourment, et multiplie ainsi ses Confessions sans sujet, et se dérobe aux desseins de Dieu.
6. Il est alors de grande conséquence de savoir faire usage de cette peine, et de ceci dépend presque tout l’avancement ou le retardement des âmes. Il faut donc, dans ce temps douloureux, obscur et brouillé, seconder les desseins de Dieu et souffrir cette peine dévorante et crucifiante dans toute son étendue aussi longtemps qu’elle durera, sans y rien ajouter ni diminuer, la portant passivement, sans vouloir satisfaire à Dieu ni par les pénitences, ni par la Confession, jusqu’à ce que cette peine soit passée. Ceci, qui ne paraît rien, est ce qu’il y a de plus pénible à porter passivement, et ce à quoi on a plus de peine à s’ajuster : et l’on ne croirait pas qu’il faut pour cela un courage inconcevable. Ceux qui ne l’ont pas éprouvé, auront peine à me croire, cependant rien n’est si vrai. Et j’ai ouï dire à une fort grande âme (qui n’est pourtant jamais arrivée en Dieu entièrement en cette vie, faute de courage pour se laisser entièrement purifier par le feu dévorant de la justice), qu’elle n’avait jamais pu porter cette peine plus de demi-heure sans aller s’en décharger par la Confession. Vous m’instruisiez, ô mon Dieu, d’une autre sorte et vous m’appreniez qu’il ne fallait point faire de pénitences ni se confesser que vous ne vous fussiez satisfait vous-même. Ô aimable cruel ! impitoyable et doux exacteur ! Vous me faisiez porter cette peine non seulement plusieurs heures, mais plusieurs jours, selon la nature de ma faute. Un regard inutile, une parole précipitée était punie avec rigueur ; et je voyais fort bien que si j’eusse mis alors la main à l’œuvre sous prétexte de soutenir l’Arche, j’eusse été punie comme Oza. Il me fallait donc souffrir sans me remuer le moins du monde. J’ai eu beaucoup de peine à laisser faire à Dieu cette opération dans toute son étendue.
7. Je comprends, dans le moment que j’écris, que ce feu de la justice exacte est le même que celui du purgatoire, car ce n’est point un feu matériel qui y brûle les âmes, comme quelques-uns se persuadent, disant que Dieu rehausse pour cela son activité et sa capacité naturelle ; c’est cette divine justice exactrice qui brûle de cette sorte ces pauvres âmes pour, en les purifiant, les rendre propres à jouir de Dieu. Tout autre feu leur serait un rafraîchissement. Ce feu leur est tellement pénétrant qu’il va jusque dans la substance de l’âme, et peut seul la purifier radicalement. Et comme ces âmes sont dégagées de leur corps, rien ne fait diversion de peine, et ce feu les dévore et les pénètre d’une manière terrible, chacune selon le degré différent de leur impureté ; et c’est cette impureté qui fait la véhémence de ce feu de justice et sa longueur. Ceux qui veulent que les âmes désirent de sortir de ce feu ne connaissent guère leur situation : elles demeurent en paix, toutes passives dans leurs souffrances, sans vouloir les abréger, car elles sont si fort absorbées en Dieu que, quoiqu’elles souffrent extrêmement, elles ne peuvent retourner sur elles-mêmes pour envisager leurs souffrances, ce retour étant une imperfection dont elles sont incapables. Dieu leur applique selon ses volontés les prières qui sont faites pour elles, et il accorde à ses Saints et à son Église d’abréger leurs tourments et diminuer l’activité de ce feu. Ô Dieu, qu’il est bien véritable que vous êtes un feu dévorant 83 !
8. C’était donc dans ce purgatoire amoureux et tout ensemble rigoureux que vous me purifiiez de tout ce qu’il y avait en moi de contraire à votre divine volonté... Cette peine ordinairement m’ôtait le pouvoir de manger. Je me faisais cependant violence pour ne rien faire paraître, sinon que l’on remarquait sur mon visage une occupation continuelle de Dieu, car, comme l’attrait était fort, il se répandait jusque sur les sens, de sorte que cela me donnait une telle douceur, modestie et majesté, que les gens du monde s’en apercevaient.
XII. ABSORPTION MYSTIQUE PLUS INTENSE
MALGRÉ L’HOSTILITÉ FAMILIALE
1. De quelque manière que ma belle-mère et mon mari me traitassent, je ne répondais que par mon silence, ce qui ne m’était point alors difficile, parce que la grande occupation du dedans, et ce que je sentais, me rendait insensible à tout le reste. Cependant il y avait des moments où vous me laissiez à moi-même : et alors je ne pouvais retenir mes larmes lorsque ce qu’ils me disaient était plus violent. Je rendais à ma belle-mère et à mon mari les services les plus bas pour m’humilier... Tout cela ne les gagnait point. Sitôt qu’ils se fâchaient l’un et l’autre, quoiqu’il me parût ne leur en avoir donné aucun sujet, je ne laissais pas de leur en demander pardon, et même à cette fille dont j’ai parlé. J’eus bien de la peine à me surmonter en cet endroit, parce qu’elle en devenait plus insolente, et croirait avoir raison à cause que je m’humiliais, me reprochant même des choses qui auraient dû la faire rougir et mourir de confusion. Comme elle vit que je ne lui résistais plus, et que pour surmonter mon humeur... je lui cédais d’abord et ne la contrariais en rien, elle prit de là occasion de me maltraiter davantage... Son arrogance devint si forte que je n’aurais pas voulu traiter un valet, même le moindre, comme elle me traitait.
2. Un jour, comme elle m’habillait et qu’elle me tirait fort rudement et me parlait insolemment, je lui dis : « Ce n’est point à cause de moi que je veux vous répondre, car Dieu sait que je n’ai pas de peine de ce que vous me faites, mais c’est que vous pourriez en user de la sorte devant des personnes qui s’en scandaliseraient. De plus, c’est qu’étant votre maîtresse, Dieu est assurément offensé de ce que vous me faites. » Elle me quitta dans ce moment et alla trouver mon mari comme une désespérée, disant qu’elle voulait s’en aller, et que je l’avais maltraitée ; que je ne la haïssais qu’à cause qu’elle avait soin de mon mari dans ses maladies, qui étaient continuelles, et que je ne voulais pas qu’elle lui rendît service. Comme mon mari était fort prompt, il prit d’abord feu à ces paroles. J’achevais de m’habiller seule, puisqu’elle m’avait quittée, et je n’osais appeler une autre fille, car elle ne voulait pas souffrir qu’une autre qu’elle m’approchât. Je vis tout à coup mon mari venir à moi comme un lion : quelques emportements qu’il eût eus jusqu’alors contre moi, ils n’avaient point été de cette force. Je crus qu’il m’allait battre : j’attendais le coup avec tranquillité. Comme il ne pouvait marcher sans bâton, il leva contre moi celui qu’il tenait. Je crus qu’il m’en allait assommer, et me tenant unie à Dieu, je voyais cela sans peine. Il ne m’en frappa point cependant, car il eut assez de présence d’esprit pour voir que cela était indigne de lui, mais il me le jeta avec force. Le bâton tomba contre moi sans me toucher. Il se déchargea ensuite en injures comme si j’eusse été une crocheteuse ou la plus infâme de toutes les créatures. Je gardais un profond silence, me tenant recueillie en Dieu afin de souffrir pour son amour toutes ces choses. Je ne savais d’où pouvait provenir une telle colère, ni ce qu’il voulait de moi. La fille qui avait donné lieu à cette tragédie entra. Comme mon mari la vit, il redoubla sa colère. Je ne disais chose au monde, me tenant auprès de mon Dieu comme une victime disposée à tout ce qu’il pourrait vouloir et permettre, lorsque, redoublant sa fureur, il me fit entendre qu’il voulait que je lui demandasse pardon puisque je l’avais offensée... Je le fis et cela l’apaisa... Comme elle avait une adresse singulière auprès des malades, que mon mari l’était toujours, qu’il n’y avait qu’elle qui le pût toucher lorsqu’il avait la goutte, il la considérait...
3. La violence que je faisais à mon naturel prompt et orgueilleux était si grande que je n’en pouvais plus. Il semblait quelquefois que l’on me déchirait les entrailles et j’en tombais souvent malade. Comme, lorsqu’il venait quelqu’un dans ma chambre, surtout des hommes, je lui avais donné ordre de s’y tenir, elle parlait quelquefois plus haut que moi pour me contrarier, et cela faisait que mes amis la haïssaient... Si je me taisais, elle s’en offensait encore plus, disant que je la méprisais. Ma douceur l’aigrissait et elle faisait des plaintes de moi à tout le monde...
4. Mon mari se fâcha de ma dévotion et elle lui était insupportable. Il disait que, vous aimant, ô mon Dieu, si fortement, je ne l’aimerais plus, car il ne comprenait pas que le vrai amour conjugal est celui que vous formez vous-même dans le cœur qui vous aime. Il est vrai, ô Dieu pur et saint, que vous imprimâtes en moi dès le commencement un tel amour pour la chasteté qu’il n’y avait rien au monde que je n’eusse fait pour l’avoir. Je ne lui prêchais autre chose, quoique je tâchasse de ne me point rendre incommode et de lui complaire en tout ce qu’il pouvait exiger de moi. Vous me donnâtes alors, ô mon Dieu, un don de chasteté en sorte que je n’avais pas même une mauvaise pensée, et que le mariage m’était fort à charge. Il me disait quelquefois : « On voit bien que vous ne perdez point la présence de Dieu 84. »
5. Le monde, qui vit que je le quittais, me tourmentait et me tournait en ridicule. J’étais son entretien et le sujet de ses fables. Il ne pouvait consentir qu’une femme qui n’avait qu’à peine vingt ans lui fît une guerre si forte... L’attrait que je sentais était si grand que je ne savais que faire. Lorsque j’allais en haut je ne pouvais descendre ; étais-je en bas, je ne pouvais remonter. Je me cachais pour me dérober à la vue des hommes, qui n’étaient nullement capables des opérations qui se faisaient dans mon âme. J’étais comme éperdue, car je vivais dans une telle séparation de toutes les choses créées qu’il me semblait qu’il n’y eut plus de créatures sur terre. Mes yeux se fermaient malgré moi, et je restais comme immobile, parce que l’Amour me tenait enfermée au-dedans comme dans une place forte, sans que je pusse (quelque soin que je prisse) me distraire de sa présence... Vous étiez, ô mon Dieu et mon Amour, l’âme de mon âme et la vie de ma vie. Vos opérations étaient si fortes, si suaves, et si cachées tout ensemble, que je ne pouvais m’en expliquer. Je me sentais brûler au-dedans d’un feu continuel, mais feu si paisible, si tranquille, et si divin qu’il est inexplicable. Ce feu consumait peu à peu mes imperfections et ce qui déplaisait à mon Dieu. Il me semble qu’il consumait en même temps tous les entre-deux et me mettait dans une union de jouissance qui tranquillisait en moi tous désirs. Je ne trouvais en moi nul désir sinon une pente secrète et une union plus intime.
6. Nous allâmes à la campagne pour quelque affaire. Je me cachais dans un coin de rivière desséchée. Je me levais dès quatre heures pour prier, et j’en étais insatiable. J’allais à la Messe très loin, et l’Église était située d’une manière que le carrosse n’y pouvait monter : il y avait une montagne à descendre et l’autre à monter. Tout cela ne me coûtait rien, tant j’avais de désir de vous recevoir, ô mon unique Bien ! Ceux qui me voyaient mener une vie si différente des femmes mondaines disaient que je n’étais pas sage. Lorsque je voulais lire, j’étais si prise de votre amour, ô mon Dieu, que dès le premier mot je me trouvais absorbée en vous, le livre me tombait des mains ; si je me voulais forcer, je ne comprenais pas ce que je lisais, et mes yeux se fermaient d’eux-mêmes. Je ne pouvais ni les ouvrir ni ouvrir la bouche pour parler. Si l’on parlait auprès de moi, je ne concevais rien de ce que l’on disait. Si j’allais en compagnie, souvent je ne pouvais parler, tant j’étais saisie par le dedans. J’allais toujours avec quelqu’un afin que cela ne parût pas. On l’attribuait à stupidité, et quelquefois on disait : « Mais qu’est-ce que cela veut dire ? On croit que cette Dame a de l’esprit, et il n’en paraît point ! » Lorsque je me forçais à parler, je ne pouvais, et ne savais ce que je disais. Je prenais de l’ouvrage pour cacher sous une occupation apparente l’occupation du dedans. Lorsque j’étais seule, l’ouvrage me tombait des mains, et je ne pouvais faire autre chose que de me laisser consumer par l’amour. Je voulais persuader à une parente de mon mari de faire oraison ; elle me croyait folle de me priver de tous les divertissements du siècle… J’aurais voulu apprendre à tout le monde à aimer Dieu, et je croyais qu’il ne tenait qu’à eux de sentir ce que je sentais. Dieu se servit de cela pour lui gagner bien des âmes.
7. Ce bon Père dont j’ai parlé, qui avait servi à ma conversion, me donna la connaissance de la Mère Prieure des Bénédictines, Geneviève Granger, qui était une des plus grandes servantes de Dieu de son temps 85. Cette grande âme me servit beaucoup, ainsi que je le dirai dans la suite. Mon Confesseur, qui disait avant ce temps-là à tout le monde que j’étais une sainte... voyant que j’avais confiance au Père dont j’ai parlé, et que je suivais une route qui lui était inconnue, se déclara contre moi ouvertement... Les Religieux de son Ordre 86 me persécutaient fort, à cause que le Religieux qui me conduisait était d’un autre Ordre : ils me prêchaient publiquement comme une personne trompée. C’est cet Ordre qui m’a causé tant de croix et procuré tant de persécutions...
8. Mon mari et ma belle-mère, qui jusqu’alors avaient été assez indifférents pour ce Confesseur, se joignirent à lui et voulurent que je quittasse l’oraison et les exercices de piété. Mais comment, ô mon Dieu, aurais-je quitté une oraison dont je n’étais pas la maîtresse, et que vous opériez plutôt en moi que je ne la faisais moi-même, et qu’il m’aurait été impossible d’empêcher, puisque vous m’assiégiez d’autant plus au-dedans que j’avais plus d’occasions de me dissiper au-dehors ? Lorsque j’étais en compagnie, vous me possédiez plus fortement. Il se faisait dans mon cœur une conversation bien différente de celle qui se faisait au-dehors. Et je ne pouvais empêcher que la présence d’un si grand Maître ne parût sur mon visage, et c’était ce qui peinait mon mari, comme il me le disait quelquefois. Je faisais ce que je pouvais pour empêcher que cela ne parût, mais je ne pouvais en venir à bout. J’étais si occupée au-dedans que je ne savais ce que je mangeais. Je faisais semblant de manger certaines viandes que je ne prenais pas, et je faisais les choses si adroitement qu’on ne s’en apercevait pas. J’avais presque toujours de l’absinthe et de la coloquinte dans ma bouche. J’appris à manger des choses que je haïssais le plus... Je prenais presque tous les jours la discipline et je portais souvent la ceinture de fer sans que cela diminuât la fraîcheur de mon visage.
9. J’avais souvent de grandes maladies. Je n’avais nulle consolation dans la vie que celle de faire oraison et de voir la Mère des Bénédictines. Mais que ces deux consolations m’ont coûté cher ! Surtout la première puisqu’elle a été la source de toutes mes croix...
10. Mon Confesseur travailla d’abord à m’empêcher de faire oraison et de voir la Mère Granger ; et comme il s’entendait avec ma belle-mère et mon mari, le moyen dont ils se servirent pour y réussir fut de m’observer depuis le matin jusqu’au soir. Je n’osais sortir de la chambre de ma belle-mère ou d’auprès du lit de mon mari. Quelquefois je portais mon ouvrage auprès de la fenêtre sous prétexte de voir plus clair, afin de me soulager un peu par quelques moments de repos, mais on venait me regarder afin de voir si je ne priais point au lieu de travailler. Lorsque ma belle-mère et mon mari jouaient ensemble aux cartes, je me tenais tournée du côté du feu ; ils se détournaient pour voir si je travaillais et si je ne fermais point les yeux. Et s’ils s’apercevaient que je les fermasse, il y en avait pour plusieurs heures à se fâcher. Ce qui était le plus étrange est que, lorsque mon mari sortait, et qu’il avait quelques jours de santé, il ne voulait pas que je prisse le temps de son absence pour prier : il remarquait mon ouvrage, revenait quelquefois sur ses pas, et s’il me savait en mon cabinet, il s’en fâchait. Je lui disais : « Mais, Monsieur, lorsque vous êtes absent, que vous importe-t-il que je fasse, pourvu que je sois assidue auprès de vous lorsque vous êtes présent ? » Cela ne le contentait pas : il voulait qu’en son absence je ne priasse pas non plus. Je ne crois pas qu’il y ait un tourment pareil à celui d’être bien attirée et de ne pouvoir être seule...
11. Je jouais souvent avec mon mari au piquet, par condescendance, et j’étais alors plus attirée intérieurement que si j’eusse été à l’Église 87. Je ne pouvais presque contenir le feu qui me dévorait, et s’il eût été moins paisible, je ne l’eusse pu supporter. Il avait toute la chaleur de l’amour, mais rien de son impétuosité : plus il était ardent, plus il était paisible. Je ne pouvais rien dire de mon oraison, à cause de sa simplicité. Tout ce que j’en pouvais dire est qu’elle était continuelle comme mon amour, et que rien ne l’interrompait : au contraire, le feu s’allumait de tout ce que l’on faisait pour l’éteindre, et l’oraison se nourrissait et augmentait de ce que l’on m’ôtait de temps pour la faire. J’aimais sans motif ni raison d’aimer, car rien ne se passait dans ma tête, mais bien dans le plus intime de moi-même. Si l’on me demandait pourquoi j’aimais Dieu, si c’était à cause de sa miséricorde, de sa bonté, je ne savais ce que l’on me disait. Je savais bien qu’il était bon, plein de miséricorde, ses perfections faisaient mon plaisir, mais je ne songeais point à moi pour l’aimer. Je l’aimais, et je brûlais de son feu, parce que je l’aimais, et je l’aimais de telle sorte que je ne pouvais aimer que lui, mais en l’aimant je n’avais nul motif que lui-même. Tout ce qui se nommait intérêt, récompense, était pénible à mon cœur. Ô mon Dieu, que ne puis-je faire comprendre l’amour dont vous m’avez possédée dès le commencement, et combien il était éloigné de tout intérêt ! Je ne songeais ni à récompense, ni à don, ni à faveur, ni à rien qui regardât l’amant, mais l’Aimé était l’unique objet qui attirait le cœur dans la totalité de lui-même. Cet amour ne pouvait envisager aucune perfection en détail : il n’était point attiré à contempler son amour, mais il était comme absorbé et englouti dans ce même amour. Tout ce qu’on lui disait de voie, de degré de contemplation, d’attributs, il ignorait tout cela : il ne savait qu’aimer et souffrir. Tout le reste n’était point de son ressort, il ne le comprenait pas même...
12. Dans les commencements j’étais attirée avec tant de force qu’il semblait que ma tête voulût se séparer pour s’unir à mon cœur : et dans ces commencements j’éprouvais qu’insensiblement mon corps se courbait sans que je l’en pusse empêcher. Je ne comprenais pas d’où venait cela, mais j’ai compris depuis que comme tout se passait dans la volonté, qui est la souveraine des puissances, elle attirait les autres après elle, et les réunissait en Dieu, leur divin centre et souverain bonheur. Et comme dans le commencement ces puissances n’étaient point accoutumées à être unies, il faut plus de violence pour faire cette réunion : c’est pourquoi elle s’en apercevait davantage. À la suite elle se cimente si fort qu’elle devient toute naturelle.
Elle était donc alors si forte que j’aurais voulu mourir pour être unie inséparablement et sans milieu à celui qui m’attirait avec tant de force. Comme tout se passait dans la volonté, et que mon imagination, même l’esprit et l’intelligence, se trouvaient absorbés dans cette union de jouissance, je ne savais que dire, n’ayant jamais rien lu ni rien ouï dire de ce que je sentais. Je craignais de perdre l’esprit. Car il est à remarquer que je ne savais rien des opérations de Dieu dans les âmes. Je n’avais jamais lu que Philothée 88, et l’Imitation de Jésus-Christ avec l’Écriture Sainte. Mais pour des livres intérieurs et spirituels, je ne savais ce que c’était : je n’avais lu que le Combat Spirituel, qui ne dit rien de ces choses. Je vous disais : « Ô mon Dieu, si vous faisiez sentir aux personnes les plus sensuelles ce que je sens, elles quitteraient bientôt leurs faux plaisirs pour jouir d’un bien si véritable. » ...
14. ... J’étais alors si affamée de la croix que je mettais tout en œuvre pour me faire sentir du mal. Mais quoique je me fisse les plus véritables douleurs, elles me paraissaient si peu de chose que cela ne servait qu’à réveiller mon appétit pour la souffrance, et à me faire voir que Dieu seul sait faire des croix propres pour rassasier les âmes qui en sont affamées. Plus je faisais oraison en la manière que j’ai dit, plus l’amour de la croix augmentait, et en même temps la réalité de la croix, car elles venaient fondre sur moi de toutes parts.
Le propre de cette oraison est encore de donner une grande foi : la mienne était sans bornes, aussi bien que ma confiance et mon abandon à Dieu, l’amour de sa volonté et des ordres de sa providence sur moi. J’étais fort peureuse auparavant ; après je ne craignais plus rien...
XIII. PREMIERS MOMENTS DE SÉCHERESSE
1. Il me fut donné dès lors un instinct de sacrifice et d’immolation continuelle, non de parole, mais par un silence qui exprimait tout et qui avait son effet réel...
2. Je ne pouvais entendre parler de Dieu ou de Notre-Seigneur Jésus-Christ sans être comme hors de moi. Ce qui me surprit le plus, c’est que j’avais une extrême peine à dire mes prières vocales, que j’avais accoutumé de dire. Sitôt que j’ouvrais la bouche pour les prononcer, l’amour me saisissait si fort que je demeurais absorbée dans un silence profond et dans une paix que je ne saurais exprimer. Je faisais de nouveaux essais et je passais ma vie à commencer mes prières sans pouvoir les poursuivre. Comme je n’avais jamais ouï parler de cet état, je ne savais que faire. Mais l’impuissance devenait toujours plus grande, parce que l’amour devenait toujours plus fort, plus violent et plus absorbant. Il se faisait en moi sans bruit de paroles une prière continuelle, qui me semblait être celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, prière du Verbe, qui se fait par l’esprit, qui selon St Paul, demande pour nous ce qui est bon, ce qui est parfait, ce qui est conforme à la volonté de Dieu 89. Je ne pouvais rien demander pour moi ni pour autrui, ni rien vouloir que cette divine volonté. Je me consolais de trouver dans St François de Sales que, lorsque l’on voulait prier vocalement, et que l’on se sentait attiré à autre chose, il fallait suivre cet attrait, car je ne savais expliquer en aucune manière ce que j’éprouvais.
3. J’allais quelquefois voir la Mère Granger, et elle m’aidait, mais mon Confesseur et mon mari me défendirent d’y aller. Je n’osais même lui écrire, et quand je lui aurais écrit, elle ne m’aurait pu répondre à cause de la faiblesse de sa vue, de sorte que je n’en tirais pas grand secours. Lorsqu’on savait que j’y avais été, c’étaient des querelles qui ne finissaient point. Cependant je me condamnais à un silence rigoureux. Ma consolation était de communier le plus souvent que je pouvais, encore lorsqu’on le savait (ce qui arrivait assez souvent), cela me valait de bonnes croix. Mon divertissement était d’aller voir quelques pauvres malades, et panser les plaies de ceux qui venaient au logis : je n’avais que cette seule consolation. J’étais comme ces ivrognes ou ces amoureux, qui ne pensent qu’à leur passion.
4. Je fus quelque temps de cette sorte ; après quoi l’oraison me devint fort pénible. Lorsque je n’y étais pas, je brûlais d’y être ; et lorsque j’y étais, je ne pouvais y durer. Je me faisais violence afin de demeurer davantage en oraison dans la peine que dans la consolation. J’y souffrais quelquefois des tourments inexplicables. Pour me soulager et faire diversion, je m’emplissais tout le corps d’orties ; mais quoique cela fît beaucoup de douleur, celle que je souffrais au dedans était telle que je ne sentais qu’à peine la douleur des orties. Comme la peine et la sécheresse augmentaient toujours, et que je ne trouvais plus cette douce vigueur qui me faisait pratiquer le bien avec suavité, mes passions, qui n’étaient pas mortes, ne tardaient guère à se réveiller et me donner un nouvel exercice. Il me semblait que j’étais comme ces jeunes épouses, qui ont peine à se défaire de l’amour d’elles-mêmes et à suivre leur ami dans le combat. Je retombais dans la vaine complaisance sur moi-même. Cette inclination, qui me paraissait morte, lorsque j’étais si éprise de mon amour, se réveilla ; ce qui me faisait gémir et prier Dieu incessamment qu’il m’ôtât cet obstacle, et me fit devenir laide. J’aurais voulu être sourde, aveugle et muette, afin que rien ne me pût divertir de mon amour.
5. J’allai faire un voyage où je parus plus que jamais semblable à ces lampes qui jettent un nouveau feu lorsqu’elles sont sur le point de s’éteindre. Hélas, combien de pièges me furent tendus ! J’en trouvais à chaque pas. Je fis des infidélités, mais, ô mon Dieu, avec quelle rigueur les punissiez-vous !...
6. Lorsque j’étais à Paris, et que les Confesseurs me voyaient si jeune, ils paraissaient étonnés. Après que je m’étais confessée, ils me disaient que je ne pouvais assez remercier Dieu des grâces qu’il me faisait ; que si je les connaissais, j’en serais étonnée ; et que si je n’étais pas fidèle, je serais la plus ingrate de toutes les créatures. Quelques-uns avouaient qu’ils ne connaissaient point de femme que Dieu tînt de si près, et dans une si grande pureté de conscience. Ce qui me la rendait telle était cette application continuelle que vous aviez sur moi, ô mon Dieu, me faisant éprouver votre présence intime... Cette expérience continuelle de votre présence en moi était ce qui me gardait...
7. Étant à Paris, je me relâchai de mes exercices à cause du peu de temps que j’avais, et que d’ailleurs la peine et la sécheresse s’étaient emparées de mon cœur ; que la main qui me soutenait s’était cachée, et que mon Bien-aimé s’était retiré. Je fis bien des infidélités, car je savais l’extrême passion que certaines personnes avaient pour moi, et je souffrais qu’ils me la témoignassent, quoique je ne fusse pas seule. Je fis encore des fautes, qui furent que je portai la gorge un peu découverte, quoiqu’elle ne le fût pas à beaucoup près comme les autres la portaient. Je pleurais inconsolablement, parce que je voyais que je me relâchais, et c’était pour moi un très grand tourment. Je cherchais partout celui qui brûlait mon âme dans le secret... Je lui disais : « Ô le bien-aimé de mon âme, si vous aviez été auprès de moi, ces désastres ne me seraient point arrivés. Hélas ! montrez-moi où vous paissez au midi, et où vous vous reposez 90 dans le plein jour de l’éternité, qui n’est point, comme le jour du temps, sujet aux nuits et aux éclipses. » Lorsque je dis que je lui disais cela, ce n’est que pour m’expliquer et me faire entendre, car dans la vérité tout se passait presque en silence, et je ne pouvais parler. Mon cœur avait un langage qui se faisait sans le bruit de la parole, et il était entendu de son Bien-aimé comme il entend le silence profond du Verbe toujours éloquent qui parle incessamment dans le fond de l’âme. Ô le langage que la seule expérience peut faire concevoir ! Que l’on n’aille pas se figurer que c’était un langage stérile, qui est un effet de l’imagination. Ce n’est point là le langage muet du Verbe dans l’âme. Comme il ne cesse jamais de parler, il ne cesse aussi jamais d’opérer. Dixit et facta sunt 91. Il opère dans l’âme ce qu’il y parle. Que l’on ne croie pas non plus que ce langage du Verbe se fasse en parole distincte : on se tromperait 92...
10. Un jour, par infidélité autant que par complaisance, je fus me promener au cours, plutôt pour m’y faire regarder par un excès de vanité que pour y prendre le plaisir de la promenade. Ô mon Dieu, de quelle sorte me fîtes-vous sentir cette faute ! Il se détacha quelques carrosses pour venir à nous. Mais loin de me punir en me laissant aller au plaisir, vous le fîtes en me conservant et me serrant de si près que je ne pouvais avoir d’attention qu’à ma faute et au mécontentement que vous m’en témoigniez. On voulut me donner un régal à Saint-Cloud... Je m’y laissai aller par faiblesse... Mais, ô Dieu, que le simple divertissement... était mélangé d’amertume ! Je n’y pus manger quoi que ce soit... Mon inquiétude paraissait sur mon visage, quoique l’on en ignorât la cause. Que cela me coûta de larmes, et que vous m’en punîtes rigoureusement ! Vous vous séparâtes de moi plus de trois mois, mais d’une manière si dure qu’il n’y avait plus pour moi qu’un Dieu irrité...
12. Un jour que j’avais résolu d’aller à Notre-Dame à pied, je dis au laquais qui me suivait de me mener par le plus court. La providence permit qu’il m’égarât. Comme j’étais sur un pont, il vint à moi un homme assez mal vêtu. Je crus que c’était un pauvre : je me mis en devoir de lui donner l’aumône. Il me remercia, et me dit qu’il ne la demandait pas, et, s’approchant de moi, il commença son entretien par la grandeur infinie de Dieu, dont il me dit des choses admirables. Il me parla ensuite de la Sainte Trinité d’une manière si grande et si relevée que tout ce que j’en avais ouï dire jusqu’alors me parut des ombres comparé à ce qu’il m’en dit. Continuant, il me parla du Saint Sacrifice de la Messe, de son excellence, du soin que l’on devait avoir de l’entendre et d’y assister avec respect. Cet homme, qui ne me connaissait point, et qui ne voyait pas même mon visage, qui était couvert, me dit ensuite : « Je sais, Madame, que vous aimez Dieu, que vous êtes fort charitable, et donnez beaucoup d’aumônes (et bien d’autres choses des qualités que Dieu m’avait données), mais cependant, dit-il, vous êtes bien éloignée de compte. Dieu veut bien autre chose de vous. Vous aimez votre beauté. » Puis, me faisant une peinture naïve, mais véritable, de mes défauts, mon cœur ne pouvait désavouer ce qu’il me disait. Je l’écoutais en silence et avec respect, durant que ceux qui me suivaient disaient que je m’entretenais avec un fou. Je sentais bien qu’il était éclairé de la véritable Sagesse... Dans cet entretien, le chemin, quoique long, me paraissait court : je ne m’en aperçus qu’à mon arrivée à Notre-Dame, où mon extrême lassitude me fit tomber en défaillance. Ce qui me surprit, c’est qu’étant arrivée au pont-au-double, et regardant de tous côtés, je n’aperçus plus cet homme, et ne l’ai jamais vu depuis. Je lui demandai, l’entendant parler de la sorte, qui il était : il me dit qu’il avait été autrefois crocheteur, mais qu’il ne l’était plus. La chose ne me fit pas tout-à-fait autant d’impression alors qu’elle m’en a fait depuis.
XIV. VOYAGES ET DIVERSIONS
1. Ce fut ensuite de cela que mon mari, ayant eu quelque relâche de ses maux continuels, souhaita d’aller à Orléans et de là en Touraine. Ce fut dans ce voyage que ma vanité triompha pour ne plus paraître. Je reçus beaucoup de visites et d’applaudissements... Ô mon Dieu, vous savez ce que ce combat continuel de la nature et de la grâce me faisait souffrir. La nature se plaisait dans les approbations publiques et la grâce les faisait craindre. Je me sentais déchirer et comme séparer de moi-même...
2. J’allais chercher les Confesseurs pour m’accuser de mes infidélités et me plaindre des révoltes que je souffrais ; mais ils ne connaissaient guère ma peine... Loin de me blâmer, ils flattaient mon orgueil, ils me justifiaient de ce dont je m’accusais... Je leur disais ma peine sur ce que je n’avais pas la gorge entièrement couverte, quoique je l’eusse beaucoup au regard des autres femmes de mon âge. Ils m’assuraient que j’étais mise fort modestement, et que, mon mari le souhaitant, il n’y avait point de mal...
3. Il arriva dans ce voyage des accidents et des périls qui auraient effrayé tout autre que moi. Mais, quoique je fusse tombée dans les faiblesses dont j’ai parlé, il ne fut pas en mon pouvoir de craindre des périls qui paraissaient inévitables, et qui effrayaient tout le monde. Nous nous engageâmes sans y penser dans un lieu que la rivière de Loire avait miné, et ce chemin, qui paraissait uni par dessus, était une terre sans fondement. Nous ne nous aperçûmes du danger que lorsqu’on ne pouvait tourner ni à droite, ni à gauche, et qu’il fallait nécessairement poursuivre ou se précipiter dans la rivière. Une partie du carrosse roulait en l’air et n’était tenue que des valets qui tenaient l’autre côté. L’effroi était si grand qu’il ne se peut rien de plus. Pour moi, je n’en sentis aucun et je me trouvai si abandonnée à Dieu pour tous les évènements que sa providence pouvait permettre, que je sentais même une joie sensible de périr par un coup de sa main. Cependant j’avais une certaine confiance secrète qu’il n’arriverait aucun accident...
4. Je fus là à confesse à un homme qui me fit bien de la peine. Il voulait savoir l’intention que j’avais eue en me mariant. Et comme je lui répondis que je n’avais eu que celle d’obéir, il me dit qu’elle ne valait rien, que je n’étais pas bien mariée, et qu’il me fallait remarier. Il nous pensa brouiller, mon mari et moi... car il condamnait de péché mortel ce qui était de devoir absolu... Il m’apprenait, sous prétexte de m’instruire, des péchés que j’avais ignorés jusqu’alors. Et sur ce que mon intention n’avait pas été en me mariant d’avoir des enfants, mais d’obéir, il me donna des pénitences excessives. Mais un Père de la Compagnie de Jésus, que je fus trouver à Orléans en revenant, me les ôta, m’assurant que je n’avais pas fait un péché véniel...
5. À mon retour je fus trouver la Mère Granger, à qui je contai toutes mes misères et mes échappées. Elle me remit et m’encouragea à reprendre mon premier train. Elle me dit de couvrir entièrement ma gorge avec un mouchoir, ce que j’ai toujours fait depuis, quoiqu’il n’y eût que moi de cette figure... J’avais eu cent fois envie de prendre de l’argent et de m’en aller dans quelque Couvent, croyant que cela était permis de la sorte, parce que je m’imaginais qu’il était impossible que je pusse correspondre à Dieu dans le monde avec la fidélité que je lui devais, car je sentais bien que l’occasion était ma perte. Hors de l’occasion je faisais bien, mais elle ne se présentait pas plus tôt que j’expérimentais ma faiblesse. J’aurais voulu trouver quelque caverne pour m’ensevelir toute vivante, et il me semblait que la plus effroyable prison m’aurait été plus douce qu’une liberté si funeste...
6. Je vous priais, ô mon Dieu, de m’ôter la liberté que j’avais de vous déplaire, et je vous disais : « N’êtes-vous pas assez fort pour empêcher cet injuste partage ? » Car sitôt que j’avais occasion de produire ma vanité, je le faisais, et sitôt que je l’avais fait, je retournais à vous. Et vous, loin de me rebuter, vous me receviez souvent à bras ouverts, et me donniez de nouveaux témoignages d’amour. C’était là ma plus cruelle peine, car, quoique j’eusse cette misérable vanité, mon amour était tel que j’aimais mieux vos rigueurs après mes chutes, que vos caresses...
7. Ô Amour doux et douloureux tout ensemble, agréable et cruel, que tu es difficile à porter ! Je faisais des vers et des cantiques pour me plaindre. Je faisais des pénitences, mais elles étaient trop légères pour une si grande plaie. C’était comme ces gouttes d’eau qui ne servent qu’à rendre le feu plus ardent. On voudrait être consumée et punie...
XV. LA PETITE VÉROLE
1. En arrivant au logis, je trouvai ma petite fille qui était fort malade de ce que sa nourrice l’avait sortie avec la petite vérole, ce qui la pensa faire mourir. La goutte reprit à mon mari, avec ses autres maux, et mon fils aîné prit la petite vérole... Sitôt que je vis la petite vérole au logis, je ne doutai point que je la dusse prendre. La Mère Granger me dit de m’éloigner si je pouvais. Mon père voulut me prendre chez lui avec mon second fils, que j’aimais bien tendrement, mais ma belle-mère ne voulut jamais. Elle persuada à mon mari que cela était inutile... Toute la ville y prenait part, chacun la priait de me faire sortir de la maison, que c’était une cruauté de m’exposer de la sorte... Chacun m’attaquait, croyant que je ne voulais pas sortir, car je ne disais à personne que c’était parce qu’on ne le voulait pas. Et je n’avais point d’autre instinct alors que de m’immoler à vous, ô mon Dieu, et à votre divine providence. Je vous faisais un sacrifice de cette beauté qui m’aurait été si fatale sans vous. Et quoique j’eusse pu me retirer malgré les résistances de ma belle-mère si je l’eusse voulu, je ne le voulais faire qu’avec leur agrément, parce qu’il me semblait que cette résistance était un ordre du ciel...
2. ... Je n’avais pas moins de peine pour mon cadet que pour moi. Ma belle-mère avait un amour si excessif pour celui qui était malade que les autres lui étaient indifférents. Cependant je suis assurée que si elle avait cru que la petite vérole l’eût dû faire mourir, elle se serait bien donné de garde d’agir comme elle fit. C’était un effet de votre providence, ô mon Dieu, plutôt que de son humeur. Vous vous servez des créatures et de leurs penchants naturels pour faire réussir les choses selon vos desseins...
3. Lorsque je disais à mon mari que j’avais mal au cœur, et que la petite vérole m’allait prendre, il disait que c’était de mes imaginations. Je fis savoir à la Mère Granger la situation où j’étais : comme elle avait le cœur tendre, elle eut de la peine de ces duretés, et m’encouragea à m’immoler à Notre-Seigneur. Enfin la nature, voyant qu’il n’y avait plus de ressources, consentit au sacrifice que l’esprit avait déjà fait. Le jour de St François d’Assise, le 4 d’Octobre de l’année 1670, âgée de vingt et deux ans et quelques mois, étant allée à la Messe, je me trouvai si mal que tout ce que je pus faire fut de communier. Je pensai m’évanouir dans l’Église. Étant au logis, il me prit un très grand frisson avec un fort grand mal de tête et de cœur. On ne voulait pas croire que je fusse malade... Cependant en peu d’heures je fus si mal que l’on me jugea d’abord en danger, car il me prit une fluxion de poitrine, et les remèdes pour l’un des maux étaient très contraires à l’autre. Le Médecin ami de ma belle-mère n’était pas à la ville, non plus que le Chirurgien ordinaire. On envoya quérir un chirurgien assez habile homme, qui dit qu’il me fallait saigner. Ma belle-mère ne voulut jamais le permettre... Elle avait résolu qu’aucun Médecin que le sien ne me fît des remèdes, et cependant elle ne l’envoyait pas quérir quoiqu’il ne fût qu’à une journée...
4. ... J’attendais la vie et la mort de votre main sans témoigner la moindre peine d’une conduite si extraordinaire : la paix que je possédais au-dedans, à cause de la parfaite résignation où vous me teniez, ô mon Dieu, par votre grâce, étant si grande qu’elle me tenait dans l’oubli de moi-même au milieu des maux les plus violents et des dangers les plus pressants...
5. ... Un habile Chirurgien, qui m’avait servi dans cette maladie si dangereuse dont j’ai parlé, passant par le lieu de ma demeure, demanda de mes nouvelles. On lui dit que j’étais extrêmement mal. Il descendit aussitôt de cheval et vint me voir. Jamais homme ne fut plus surpris lorsqu’il vit l’état effroyable où j’étais. La petite vérole, qui ne pouvait sortir, s’était jetée avec tant de force sur mon nez qu’il était déjà tout noir : il crut que la gangrène y était et que le nez m’allait tomber. Il en fut si effrayé qu’il ne put me cacher sa surprise. Mes yeux étaient comme deux charbons. Une nouvelle si étrange ne m’alarma point : il n’était rien à quoi je ne me sacrifiasse dans ce moment, et j’étais fort contente que Dieu se vengeât lui-même des infidélités que ce visage m’avait fait faire. Ce Chirurgien descendit dans la chambre de ma belle-mère, et lui dit que c’était une chose honteuse de me laisser mourir de la sorte faute d’une saignée. Elle s’y opposa... Il se mit si fort en colère de ce que l’on me laissait de cette sorte sans envoyer quérir le médecin qu’il dit même à ma belle-mère des choses fortes. Il remonta aussitôt dans ma chambre... Et quoique j’eusse les bras extrêmement enflés, il me saigna en un instant... La petite vérole sortit aussitôt...
6. ... Mon nez se désenfla et dénoircit ; la petite vérole y parut d’abord après la saignée, et si l’on eut continué de me saigner je me serais bien portée. Mais comme le chirurgien s’en était allé, je retombai dans mon premier abandon. Tout le mal se jeta sur mes yeux, qui s’enflammèrent de telle sorte, avec des douleurs si étranges, que l’on crut que je les perdrais. Je fus trois semaines avec ces violentes douleurs, sans dormir un quart d’heure durant tout ce temps. Je ne pouvais fermer les yeux à cause qu’ils étaient pleins de petite vérole, ni les ouvrir à cause de la douleur. J’étais toute résolue d’être aveugle, car il y en avait grande apparence. Ma gorge, mon palais, et mes gencives étaient si remplies que je ne pouvais avaler de bouillon ni prendre aucune nourriture sans en souffrir extrêmement. Tout mon corps était semblable à celui d’un lépreux... Mais pour mon âme, elle était dans un contentement que je ne puis exprimer. L’espérance de sa liberté par la perte que je faisais la rendait si satisfaite et si unie à Dieu qu’elle n’aurait pas changé son état à celui du plus heureux prince du monde...
8. Ce qui me fut le plus sensible, c’est que mon petit cadet prit la petite vérole le même jour que moi, dont il mourut, faute de soin. Ce coup fut douloureux à mon cœur... L’esprit de sacrifice me possédait si fort que, quoique je l’aimasse tendrement, je ne versai jamais une larme en apprenant sa mort. Le jour qu’il fut enterré, le médecin envoya dire que l’on ne mît pas la tombe sur la fosse, parce que ma fille ne pouvait passer deux jours. Mon fils aîné n’était pas encore hors de danger lorsque cela arriva, de sorte que je me vis presque en un même jour dépouillée de tous mes enfants, mon mari malade, et moi encore très mal. Vous ne voulûtes pas, ô mon Dieu, prendre ma fille en ce temps-là, et vous n’allongeâtes sa vie de quelques années que pour me rendre sa perte plus douloureuse. Le médecin de ma belle-mère arriva enfin dans un temps où il ne m’était plus utile...
9. Sitôt que mon fils aîné fut un peu mieux, il se leva pour venir dans ma chambre. Je fus surprise d’un changement aussi extraordinaire que celui que je voyais en lui. Son visage, qui était auparavant d’une extrême délicatesse, était devenu comme une terre pleine de sillons. Cela me donna la curiosité de me regarder dans un miroir. Je me trouvai si changée que je me fis peur à moi-même. Ce fut alors que je vis que Dieu avait voulu le sacrifice dans toute sa réalité...
10. On m’envoya des pommades pour me raccommoder le teint et remplir les creux de la petite vérole. J’en avais vu à d’autres des effets merveilleux. Je voulus d’abord essayer de m’en servir, mais l’Amour jaloux de son ouvrage ne le voulut pas. Il y avait dans mon cœur une voix qui disait : « Si je t’avais voulue belle, je t’aurais laissée comme tu étais. » Il me fallut laisser tout remède, et me livrer en proie aux rigueurs de l’Amour, qui exigeait de moi de me mettre à l’air, ce qui creusait davantage ; et de m’exposer aux yeux de tout le monde dans les rues, sans être cachée lorsque le rouge de ma petite vérole était le plus violent, afin de faire triompher mon humiliation où j’avais fait triompher mon orgueil. Mon mari était alors presque toujours au lit... Comme il ne trouvait plus en moi les agréments qui adoucissaient toutes ses rigueurs et calmaient sa colère, il devint bien plus susceptible des impressions qu’on lui donnait contre moi...
XVI. DÉVOTION CONTRARIÉE
1. Cette fille dont j’ai parlé devenait tous les jours plus hautaine ; et comme le Démon l’incitait à me tourmenter, voyant que ses crieries ne me fâchaient point, elle crut que si elle pouvait m’empêcher de communier, elle me ferait le plus grand de tous les déplaisirs... Elle s’avisa d’épier tous les jours qu’elle croyait que je communiais : elle le venait dire à ma belle-mère et à mon mari, à qui il n’en fallait pas davantage pour les mettre en colère contre moi. C’étaient des réprimandes qui duraient toute une journée. S’il m’échappait quelque parole de justification, ou quelque peine de ce que l’on me disait, c’en était assez pour dire que je faisais des sacrilèges, et pour faire crier contre la dévotion. Si je ne répondais rien, cela augmentait leur dépit... Si je tombais malade (ce qui m’arrivait assez souvent), on prenait occasion de venir me quereller dans mon lit, disant que c’étaient mes communions qui me faisaient malade, et mes prières...
2. Cette fille me dit un jour, dans son emportement, qu’elle allait écrire à celui qu’elle croyait être mon Directeur, afin qu’il m’empêchât de communier... Lorsque je sortais pour aller à la Messe, quoique j’eusse ordonné premièrement des choses du ménage, elle allait dire à mon mari que j’étais sortie et que je n’avais mis ordre à rien. Quand je revenais, il me fallait essuyer bien des choses. On ne voulait écouter aucune de mes raisons que l’on taxait de mensonges. D’un autre côté, ma belle-mère persuadait à mon mari malade que je laissais tout périr, et que si elle n’en prenait soin il serait ruiné. Il la croyait, et je prenais tout en patience, tâchant de faire mon devoir de mon mieux. Ce qui m’était le plus pénible était de ne savoir quelle mesure prendre : car, lorsque j’ordonnais quelque chose sans elle, elle se plaignait que je n’avais aucune considération pour elle, que je faisais tout à ma tête et que les choses étaient très mal, puis elle les ordonnait autrement ; si je lui demandais ce qu’il fallait faire, elle disait qu’il fallait qu’elle eût la peine de tout.
3. ... On examinait sans cesse mes paroles et mes actions, afin d’avoir occasion de me reprendre. Sitôt qu’il y avait la moindre occasion de les interpréter, on en faisait des crimes. On me raillait tout le jour répétant incessamment les mêmes choses, et cela devant les valets. Ce qui me fit beaucoup souffrir, c’est que j’eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre et que Dieu me laissa pour mon humiliation, qui était de pleurer, de sorte que cela me rendait la fable de la maison... Cela augmentait leur colère... On me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. Les filles disaient que je devais faire la malade afin qu’on me laissât en repos. Je ne répondais rien, car l’amour me serrait de si près qu’il ne voulait pas que je me soulageasse par une seule parole, ni même par un regard. Quelquefois je disais dans l’extrémité où la nature était réduite : Ô si j’avais seulement quelqu’un que je pusse regarder et qui m’entendît, je serais soulagée ! mais cela ne m’était pas donné. S’il m’arrivait quelquefois de me soulager en quelque chose, Dieu m’ôtait pour quelques jours la croix extérieure, et c’était pour moi la plus grande de toutes les peines... Elle ne tardait guère à revenir, cette charmante croix, étant une chose étrange que, quoique je la désirasse si fort, lorsqu’elle revenait elle me paraissait si lourde et si pesante qu’elle m’était presque insupportable.
4. Quoique j’aimasse extrêmement mon père, et qu’il m’aimât aussi très tendrement, je ne lui ai jamais parlé de mes croix. Un de mes parents, qui m’aimait beaucoup, s’aperçut du peu de douceur que l’on avait pour moi... Il vint fort indigné le dire à mon père, ajoutant que je ne leur répondais rien, et que je passerais pour une bête. J’allai voir ensuite mon père, qui me reprit, contre son ordinaire, avec assez de force... Je répondais à mon père que si l’on remarquait ce que me disait mon mari, c’était assez de confusion pour moi, sans m’en attirer davantage par mes réponses... qu’en ne disant mot, cela arrêtait toute dispute... Mon père, qui était fort bon, me dit que je faisais bien, et que je continuasse d’agir comme Dieu m’inspirerait. Il ne m’en parla jamais depuis.
5. Ce qui me faisait le plus souffrir est que l’on me parlait incessamment contre mon père, pour lequel j’avais autant de respect que de tendresse, et contre mes proches, et ceux que je considérais le plus... Sitôt qu’on se déclarait de mes amis, on n’était plus le bienvenu. J’avais une parente que j’aimais beaucoup à cause de sa piété : lorsqu’elle me venait voir, on lui disait ouvertement de s’en retourner...
6. ... Comme ma belle-mère et mon mari étaient fort prompts, ils se brouillaient souvent ensemble. C’était alors que j’étais bien avec eux : ils me faisaient leurs plaintes réciproques... Je disais tant de choses obligeantes de l’un pour l’autre que je les remettais bien... À peine étaient-ils remis qu’ils se rejoignaient contre moi...
7. Les croix m’auraient paru peu de chose si dans l’attrait intérieur que je sentais j’avais eu la liberté de prier et d’être seule : mais il me fallait demeurer en leur présence avec un assujettissement qui n’était pas concevable. Mon mari regardait à sa montre si j’étais plus d’une demi-heure à prier ; et lorsque je la passais, il en avait de la peine. Je lui disais quelquefois : « Donnez-moi une heure pour me divertir, je l’emploierai à ce que je voudrai. » Mais il ne voulait pas me la donner pour prier...
8. Une des choses qui m’a fait le plus de peine dans le commencement de la voie, c’est que j’étais si fort occupée au dedans que j’oubliais beaucoup de choses. Cela m’a causé beaucoup de croix, et donna sujet à mon mari de se fâcher, car, quoique j’eusse un extrême amour pour tout ce qui était de mon devoir, et que je le préférasse même à tout le reste, je ne laissais pas d’oublier sans le vouloir quantité de choses ; et comme mon mari ne voulait pas qu’on manquât à rien, je lui donnais occasion de se mettre en colère. Je n’ai cependant rien oublié qui fût de conséquence, mais j’oubliais presque toutes les menues choses. La grande habitude que j’avais prise de mortifier mes yeux, jointe au recueillement, faisait que je passais devant certaines choses sans les remarquer, et ma belle-mère qui passait après moi les voyait, et se fâchait contre moi de mon peu de soin, avec raison. Cependant je ne pouvais mieux faire, car plus je voulais m’appliquer, moins j’en venais à bout. J’allais dans le jardin sans y rien remarquer, et quand mon mari, qui n’y pouvait aller, m’en demandait des nouvelles, je ne n’avais que lui répondre, et il se fâchait. J’y allais exprès pour y remarquer toutes choses afin de lui dire que je les avais vues, et quand j’étais là je les oubliais et ne pensais pas à les regarder. J’allai en un jour plus de dix fois au jardin pour y voir quelque chose pour le rapporter à mon mari, et je l’oubliai. Lorsque j’étais parvenue jusqu’à me souvenir de les regarder, j’étais très contente, et c’était ordinairement le temps où l’on ne m’en demandait point de nouvelles. Comme je m’étais aussi accoutumée dans le commencement pour mortifier ma curiosité, qui était très grande, de me retirer sous quelque prétexte lorsqu’on disait quelque nouvelle agréable, et que je ne revenais que lorsque je ne pouvais plus rien comprendre à ce que l’on disait, je tombais dans une extrémité, qui était que je ne comprenais ni n’entendais plus les nouvelles qui se disaient devant moi ; de sorte que lorsque mon mari m’en parlait, j’étais étonnée et confuse de ne savoir ce que c’était, ni que lui répondre ; et je lui étais par là un sujet de se fâcher sans le pouvoir éviter. J’aurais bien voulu faire autrement, car loin de me mortifier alors en cela, j’aurais voulu m’y rendre attentive ; mais mon attention se perdait sans que je comprisse comment cela se faisait ; et plus j’étais persuadée que je devais m’appliquer à les contenter, plus j’essayais même de le faire, plus mon impuissance était grande. Le plus souvent, lorsque je voulais dire quelque chose, je demeurais tout court sans que je pusse me former une idée de ce que j’avais voulu dire ; ce qui ne servait pas peu à m’humilier.
XVII. À LA CAMPAGNE. LA MÈRE GRANGER
1. Nous allâmes à la campagne, où je fis bien des fautes, me laissant trop aller à mon attrait intérieur. Je croyais le pouvoir faire de la sorte parce que mon mari se divertissait à faire bâtir. Il ne laissa pas de s’en mécontenter, car je le laissais trop longtemps sans l’aller trouver où il était, à cause qu’il parlait incessamment aux ouvriers. Je me mettais dans un coin, où je travaillais. Je ne pouvais presque rien faire, à cause de la force de l’attrait qui me faisait tomber l’ouvrage des mains. Je passais les heures de cette sorte sans pouvoir ni ouvrir les yeux, ni connaître ce qui se passait en moi, qui était si simple, si paisible, si suave, que je me disais quelquefois : le ciel est-il plus paisible que moi ? Je ne disais à personne mes dispositions, car elles n’avaient rien qui les fit distinguer ; je n’en pouvais rien dire : tout se passait dans l’intime de l’âme, et la volonté goûtait ce que je ne pouvais exprimer.
2. Cette disposition était presque continuelle dans les premières années, et me donnait un si grand désir de souffrir que rien plus. J’éprouvais que cette disposition en produisait insensiblement une autre en moi, qui était que ma volonté s’amortissait chaque jour et se perdait imperceptiblement dans l’unique vouloir de Dieu ; et je connaissais sensiblement que ma disposition intérieure de simple repos en Dieu, sans que je fisse d’actes particuliers, faisait cet effet de m’ôter peu à peu ma volonté pour la faire passer en Dieu : cela rendait de plus l’âme si souple et pliable qu’elle se portait d’abord à tout ce que Dieu pouvait vouloir d’elle, quoi qu’il lui en dût coûter. Elle devenait tous les jours plus indifférente pour le temps, les lieux, les états ; et elle goûtait admirablement que tout ce qu’il lui fallait lui était donné à chaque moment. Aussi, dès lors, elle ne pouvait désirer que ce qu’elle avait : cette disposition éteignait tous ses désirs, et je me disais quelquefois à moi-même : que veux-tu ? que crains-tu ? et j’étais étonnée d’éprouver que je ne pouvais rien désirer ni rien craindre...
3. Comme je n’avais ordinairement aucun temps pour prier qu’avec peine, je m’avisai, afin de ne pas désobéir à mon mari, qui voulait que je ne sortisse du lit qu’à sept heures, que je n’avais qu’à me mettre à genoux sur mon lit (qui était dans sa chambre, à cause qu’il était malade)... Je me levais dès quatre heures et restais sur mon lit. On croyait que je dormais et l’on ne s’en aperçut point ; mais cela intéressa ma santé et me fit tort, car, comme j’avais les yeux appesantis par la petite vérole qu’il n’y avait que huit mois que j’avais eue et qui m’avait laissé de grands maux d’yeux, ce défaut de sommeil fit que je ne pouvais plus faire oraison sans m’endormir ; et je ne dormais pas un moment en repos, à cause que j’appréhendais de ne me pas éveiller. L’après-dîner, j’allais pour prier ma demi-heure ; et quoique je ne fusse nullement endormie, je m’endormais d’abord. Je me disciplinais d’orties pour me réveiller, sans en pouvoir venir à bout.
4. Comme nous n’avions pas encore fait bâtir la chapelle, je ne pouvais aller à la Messe sans la permission de mon mari, car nous étions fort éloignés de toutes sortes d’Églises ; et comme pour l’ordinaire il ne me le permettait que les fêtes et dimanches, je ne pouvais communier que ces jours-là, quelque désir que j’en eusse, à moins qu’il ne vînt quelque Prêtre à une chapelle qui était à un quart de lieue de chez nous... Je m’accommodai avec le Gardien des Récollets, qui... envoyait un Religieux m’avertir. Il fallait que ce fût de grand matin, afin que mon mari ne s’en aperçût pas ; et quoique j’eusse bien de la peine à marcher, j’allais un quart de lieue à pied, parce que je n’osais faire mettre les chevaux au carrosse, de peur d’éveiller mon mari... Vous faisiez, ô mon Seigneur, des miracles pour seconder mes désirs, car, outre que pour l’ordinaire, les jours que j’allais entendre la messe, mon mari s’éveillait plus tard et qu’ainsi je revenais avant qu’il fût éveillé ; combien de fois suis-je sortie du logis que le temps était si couvert que la fille que je menais me disait qu’il n’y avait pas d’apparence d’aller à pied, que je serais inondée de la pluie. Je lui répondais avec ma confiance ordinaire : « Dieu nous assistera. » Et n’arrivais-je pas, ô mon Seigneur, sans être mouillée ! Je n’étais pas plus tôt arrivée à la chapelle que l’eau tombait avec une extrême abondance : la messe n’était pas plus tôt achevée que la pluie cessait entièrement, et me donnait le temps de retourner au logis, où je n’étais pas plus tôt arrivée qu’elle recommençait avec plus de violence. Ce qui est de surprenant, c’est qu’en plusieurs années que j’en ai usé de la sorte, il ne m’est jamais arrivé d’être trompée dans ma confiance... Avant que je me fusse accommodée avec les Récollets pour venir dire la messe à la chapelle dont je viens de parler, vous m’éveilliez quelquefois en sursaut, ô mon Dieu, avec un instinct violent de me lever et d’aller à cette chapelle, que j’y trouverais des Messes... En arrivant, je trouvais le Prêtre qui s’habillait pour monter à l’autel.
5. Si je pouvais dire par le menu les providences que vous aviez sur moi, qui m’étaient continuelles, et me jetaient dans l’étonnement, il y aurait de quoi faire des volumes. Vous me faisiez trouver des providences toutes prêtes pour écrire à la Mère Granger lorsque j’étais le plus pressée de peines ; et je sentais de forts instincts de sortir quelquefois jusqu’à la porte, où je trouvais un messager de sa part qui m’apportait une lettre qui n’aurait pu tomber entre mes mains sans cela...
6. J’arais une extrême confiance à la Mère Granger. Je ne lui cachais rien ni de mes péchés, ni de mes peines : je n’aurais pas fait la moindre chose sans la lui dire ; je ne faisais d’austérités que celles qu’elle me voulait permettre. Il n’y avait que mes dispositions intérieures que je ne pouvais presque dire, parce que je ne savais comment m’en expliquer, étant très ignorante de ces choses, pour ne les avoir jamais lues ni entendues 93. Mon confesseur et mon mari me défendirent de nouveau de la voir. Il m’était presqu’impossible d’obéir, car, comme j’avais des traverses très grandes, et qu’il m’échappait quelquefois de dire quelque petit mot par infidélité dans l’extrême oppression où la nature était réduite, ce petit mot m’attirait tant de croix, que je croyais avoir fait de grandes fautes, tant je me trouvais brouillée. Je portais en moi une continuelle condamnation de moi-même, de sorte que je regardais mes croix comme des défauts, et je croyais que je me les attirais. Je ne savais comment démêler tout cela, ni y mettre remède, car souvent un oubli involontaire donnait lieu à des mécontentements de plusieurs semaines. Je prenais prétexte d’aller voir mon père, et je courais à la Mère Granger : mais sitôt que cela était découvert, c’était des croix que je ne puis exprimer, car il serait difficile de dire jusqu’à quel excès allait la colère que l’on avait contre moi. La difficulté de lui écrire n’était pas moindre, car... je défendais aux laquais de mentir, de sorte que lorsqu’on les rencontrait, on leur demandait où ils allaient, et s’ils ne portaient point de lettres. Ma belle-mère se mettait sur un certain petit vestibule, où étant, personne ne pouvait sortir du logis qu’elle ne les vît et qu’ils ne passassent auprès d’elle... Quand elle savait que j’avais écrit à la Mère Granger, c’était un bruit terrible. Quelquefois en allant à pied aux Bénédictines, je faisais porter des souliers, afin qu’on ne s’aperçût pas où j’avais été 94, car il y avait loin. Mais toutes mes précautions étaient inutiles, car je n’osais aller seule, et ceux qui me suivaient avaient ordre de dire partout où j’allais : s’ils y avaient manqué, ils étaient châtiés ou renvoyés.
7. Ils me disaient toujours du mal de cette sainte fille, laquelle ils estimaient dans le fond, mais c’est que Dieu voulait que je fusse dans une contradiction et une peine continuelle, car, comme je l’aimais beaucoup, je ne pouvais m’empêcher de la justifier et d’en dire du bien, et cela les mettait en telle colère qu’ils veillaient encore de plus près pour m’empêcher de l’aller voir. Je faisais cependant tout ce que je pouvais pour les contenter, et c’était mon étude continuelle, sans que j’y pusse réussir... Je m’en plaignais quelquefois à la Mère Granger, qui me disait : « Comment les contenteriez-vous, puisque depuis plus de vingt ans je fais ce que je puis pour cela sans en pouvoir venir à bout ? » Car, comme ma belle-mère avait là deux filles 95, elle trouvait à redire à tout ce qu’elle faisait.
8. La croix qui me fut la plus sensible fut de voir révolter mon fils contre moi, auquel on inspirait pour moi un mépris si grand que je ne pouvais le voir sans mourir de douleur. On l’envoyait, sitôt que j’étais dans ma chambre avec quelqu’une de mes amies, écouter ce que je disais ; et comme cet enfant voyait que cela leur plaisait, il inventait cent choses pour leur aller dire... Si je le surprenais en mensonge (ce qui arrivait fréquemment), je n’osais le reprendre. Il me disait : « Ma grand-mère dit que vous avez été plus menteuse que moi. » ... Il me disait des choses fort offensantes, et parce qu’il remarquait très bien la déférence que j’avais pour sa grand-mère et pour son père, sitôt qu’en leur absence je voulais le reprendre de quelque chose, il me reprochait que je voulais faire la maîtresse parce qu’ils n’y étaient pas. Ils approuvaient tout cela en cet enfant, de sorte que cela le fortifiait en ses mauvaises inclinations. Un jour cet enfant alla voir mon père, il voulut sans discernement parler de moi à mon père comme il faisait à sa grand-mère. Mon père en fut touché jusqu’aux larmes, et vint au logis pour prier qu’on le châtiât, mais on n’en fit rien... Je n’avais pas la force de le châtier... Comme l’enfant devenait plus grand, et qu’il y avait apparence que son père ne vivrait pas, je craignais les suites d’une si mauvaise éducation. Je le disais à la Mère Granger, qui me consolait, et me disait que, puisque je ne pouvais apporter de remède, il fallait souffrir et tout abandonner à Dieu, que cet enfant serait ma croix.
9. Une autre de mes peines était que je ne pouvais remarquer que mon assiduité auprès de mon mari lui plût... Il n’avait que du rebut pour tout ce qui venait de moi. Je tremblais quelquefois lorsque je l’approchais, car je savais bien que je ne ferais rien à son gré... Il était si dégoûté de bouillons qu’il ne les pouvait voir, de sorte que ceux qui lui en apportaient étaient mal reçus. Ma belle-mère ni aucun des domestiques ne lui en voulait porter, de peur d’essuyer son chagrin. Il n’y avait que moi qui ne me rebutais pas : j’allais les lui porter, et laissais passer son feu, puis je tâchais agréablement de le porter à les prendre, et lorsqu’il se fâchait davantage, j’attendais en patience... Lorsqu’il était de bonne humeur, et que je lui portais quelque chose qui lui aurait été agréable, ma belle-mère me l’ôtait des mains pour le lui porter... Je faisais tous mes efforts pour gagner ma belle-mère par mes assiduités, mes présents, mes services, cependant je n’avais pas assez d’adresse pour y réussir...
XVIII. ALTERNANCES D’AMOUR ET DE SÉCHERESSE
1. Il y avait huit ou neuf mois que j’avais eu la petite vérole, lorsque le Père La Combe passa par le lieu de ma demeure. Il vint au logis pour m’apporter une lettre du P. de La Motte, qui me priait de le voir, et qu’il était fort de ses amis 96. J’hésitai beaucoup si je le verrais, parce que je craignais fort les nouvelles connaissances : cependant la crainte de fâcher le Père de La Motte me porta à le faire. Cette conversation, qui fut courte, lui fit désirer de me voir encore une fois. Je sentis la même envie de mon côté, car je croyais ou qu’il aimait Dieu, ou qu’il était tout propre à l’aimer, et je voulais que tout le monde l’aimât. Dieu s’était déjà servi de moi pour gagner trois Religieux de son ordre. L’empressement qu’il eut de me revoir le porta à venir à notre maison de campagne qui n’était qu’à une demi-lieue de la ville. La providence se servit d’un petit accident qui lui arriva pour me donner le moyen de lui parler, car, comme mon mari, qui goûta fort son esprit, lui parlait, il se trouva mal, et étant allé dans le jardin, mon mari me dit de l’aller trouver, de peur qu’il ne lui fût arrivé quelque chose. J’y allai. Ce Père dit qu’il avait remarqué un recueillement et une présence de Dieu sur mon visage si extraordinaire qu’il se disait à lui-même : « Je n’ai jamais vu de femme comme celle-là. » Et c’est ce qui lui fit naître l’envie de me revoir. Nous nous entretînmes un peu, et vous permîtes, ô mon Dieu, que je lui dise des choses qui lui ouvrirent la voie de l’intérieur. Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal qu’il m’a avoué depuis qu’il s’en alla changé en un autre homme. Je conservai un fond d’estime pour lui, car il me parut qu’il serait à Dieu, mais j’étais bien éloignée de prévoir que je dusse jamais aller à un lieu où il serait.
2. Mes dispositions dans ce temps étaient une oraison continuelle, comme je l’ai dit, sans la connaître. Tout ce qu’il y avait, c’est que je sentais un grand repos et un grand goût de la présence de Dieu, qui me paraissait si intime qu’il était plus en moi que moi-même. Les sentiments en étaient quelquefois plus forts, et si pénétrants que je ne pouvais y résister, et l’Amour m’ôtait toute liberté. D’autres fois, il était si sec que je ne ressentais que la peine de l’absence, qui m’était d’autant plus rude que la présence m’avait été plus sensible. Je croyais avoir perdu l’Amour, car dans ces alternatives, lorsque l’Amour était présent, j’oubliais tellement mes douleurs qu’elles ne me paraissaient que comme un songe. Et dans les absences de l’Amour, il me semblait qu’il ne devait jamais revenir, et comme il me paraissait toujours que c’était par ma faute qu’il s’était retiré de moi, cela me rendait inconsolable. Si j’avais pu me persuader que c’eût été un état par où il fallait passer, je n’en aurais eu aucune peine, car l’amour de la volonté de Dieu m’aurait rendu toutes choses faciles, le propre de cette oraison étant de donner un grand amour de l’ordre de Dieu, une foi sublime, et une confiance si parfaite que l’on ne saurait plus rien craindre, ni périls, ni dangers, ni mort, ni vie, ni esprit, ni tonnerre. Au contraire, elle réjouit, elle donne encore un grand délaissement de soi, de ses intérêts, de sa réputation, et un oubli de toutes choses...
6. Ce qui me faisait plus de peine dans ce temps brouillé et crucifié au dehors et au dedans, était une facilité inconcevable à la promptitude : et lorsqu’il m’en échappait quelqu’une, ou quelque réponse un peu trop vive (ce qui ne servait pas peu à m’humilier), on disait que j’étais en péché mortel. Il ne me fallait pas, ô mon Dieu, une conduite moins rigoureuse que celle-là, car j’étais si orgueilleuse, si prompte, et d’une humeur si contrariante naturellement, voulant toujours l’emporter, et croyant mes raisons meilleures que celles des autres, que si vous eussiez épargné en moi les coups de marteau, vous ne m’auriez jamais polie à votre gré, car j’étais si vaine que j’en étais ridicule : il ne fallait pas moins de croix pour me réduire. L’applaudissement me rendait insupportable. J’avais le défaut de louer mes amis avec excès, et de blâmer les autres sans raison...
7. Je faisais de fort grandes charités. Vous m’aviez donné, ô mon Dieu, un amour si grand pour les pauvres que j’aurais voulu fournir à tous leurs besoins. Je ne pouvais les voir dans leurs misères sans me reprocher à moi-même mon abondance. Je me privais de ce que je pouvais pour les secourir...
8. Notre-Seigneur, pour me purifier davantage du mélange que je pouvais faire de ses dons avec mon amour-propre, me mit dans de très fortes épreuves intérieures. Je commençai à éprouver que la vertu, qui m’avait été si douce et si facile, me devint d’un poids insupportable : non que je ne l’aimasse extrêmement, mais c’est que je me trouvais impuissante de la pratiquer comme je l’avais apprise. Plus je l’aimais, plus je m’efforçais d’acquérir quelque vertu que je voyais me manquer, et je tombais, ce me semblait, dans ce qui lui était contraire. Il n’y avait qu’une chose sur laquelle vous avez toujours eu pour moi une protection visible : c’était la Chasteté. Vous m’en donniez un amour très grand, et en mettiez les effets dans mon âme, éloignant, même dans mon mariage, par des providences, des maladies, et d’autres, ce qui pouvait l’affaiblir, même innocemment, de sorte que dès la seconde année de mon mariage Dieu éloigna tellement mon cœur de tous les plaisirs sensuels que le mariage a été pour moi en toute manière un très rude sacrifice. Il y a plusieurs années qu’il me semble que mon cœur et mon esprit est si séparé de mon corps, qu’il fait les choses comme s’il ne les faisait point. S’il mange ou se récrée, cela se fait avec une telle séparation que j’en suis étonnée, et avec un amortissement entier de la vivacité du sentiment pour toutes les fonctions naturelles. Je crois que j’en dis assez pour me faire entendre 97.
XIX. AUSTÉRITÉS ET DEUILS
1. Pour reprendre la suite de mon histoire, je dirai que la petite vérole m’avait si fort gâté un œil que je craignais de le perdre. J’avais une glande au coin de l’œil qui était relâchée : il s’y formait des abcès de temps en temps entre le nez et l’œil, qui me faisaient de fort grandes douleurs jusqu’à ce que cela fût percé. Je ne pouvais souffrir l’oreiller, dans l’enflure étrange que cela causait à toute ma tête : le moindre bruit m’était un supplice, et la providence permettait que dans ces temps on faisait un fort grand bruit dans ma chambre. Quoique cela me causât beaucoup de douleur, ce temps ne laissait pas d’être celui de mes délices, pour deux raisons : la première parce qu’on me laissait seule dans mon lit, où je faisais une très douce retraite ; la seconde, parce qu’il contenta la faim que j’avais de souffrir, qui était telle que toutes les austérités du corps auraient été comme une goutte d’eau pour éteindre un si grand feu. Je me faisais souvent arracher des dents quoiqu’elles ne me fissent point de mal : c’était un rafraîchissement pour moi ; et lorsque les dents me faisaient mal, je ne songeais pas à me les faire arracher ; au contraire elles devenaient mes bonnes amies, et j’avais regret de les perdre sans douleur. Je me jetai une fois du plomb fondu sur la chair nue, mais il ne me faisait aucun mal, parce qu’il coula, et ne demeura pas. En cachetant des lettres, je me laissais tomber de la cire d’Espagne, et cela faisait plus de mal, parce qu’elle adhère. Lorsque je tenais de la bougie, je la laissais finir et me brûler longtemps...
2. Je demandai d’aller à Paris pour faire traiter mon œil ; bien moins cependant pour cela que pour voir Monsieur Bertot, que la Mère Granger m’avait depuis peu donné pour Directeur, et qui était un homme d’une profonde lumière 98... Je fus dire adieu à mon père, qui m’embrassa avec une tendresse bien grande : il ne croyait pas, non plus que moi, que ce serait la dernière fois 99.
Paris n’était plus pour moi un lieu à redouter, le monde ne servait qu’à me recueillir, et le bruit des rues augmentait mon oraison. Je vis Mr Bertot, qui ne me servit pas autant qu’il aurait fait si j’avais eu alors le don de m’expliquer ; mais Dieu tenait une telle conduite sur moi que, quelque envie que j’eusse de ne rien cacher, je ne pouvais rien dire. Sitôt que je lui parlais, tout m’était ôté de l’esprit, en sorte que je ne pouvais me souvenir de rien que de quelques défauts que je lui disais. Ma disposition du dedans était trop simple pour en pouvoir dire quelque chose. Et comme je le voyais très rarement, que rien n’arrêtait dans mon esprit, et que je ne lisais rien qui fût conforme à ce que j’éprouvais, je ne savais comment m’en expliquer. D’ailleurs je ne désirais faire connaître que le mal qui était en moi : c’est ce qui a fait que Mr Bertot ne m’a connue qu’après sa mort. Cela m’a été d’une très grande utilité pour m’ôter tout appui, et me faire bien mourir à moi-même.
3. Je me résolus, après avoir vu Mr Bertot et achevé mes remèdes, d’aller passer les dix jours de l’Ascension à la Pentecôte dans une Abbaye à quatre lieues de Paris, dont l’Abbesse avait bien de l’amitié pour moi. Je crus que j’y ferais facilement une retraite de dix jours. J’avais alors un attrait intérieur extrêmement fort, et il me semblait, ô mon Dieu, que mon union avec vous était continuelle : j’éprouvais qu’elle s’enfonçait toujours et se retirait du sensible, devenant toujours plus simple, mais en même temps plus étroite et plus intime.
4. Le jour de St Érasme, patron de ce monastère, à quatre heures du matin, je fus réveillée en sursaut avec une vive impression que mon père était mort. Je n’eus point de repos que je n’eusse prié pour lui comme mort, et, l’ayant fait, je ne fus plus troublée. Mais il me resta une forte conviction de sa mort, avec un abattement extrême et une douleur savoureuse ou une saveur douloureuse (je ne sais pas comment la nommer), qui accablait tellement mon corps qu’elle le réduisait dans une très grande faiblesse. J’allais à l’Église, où je ne fus pas plus tôt qu’il me prit une défaillance ; et après que je fus remise, il me resta une extinction de voix, en sorte que je ne pouvais parler. Je ne pus manger chose au monde, le recueillement et la douleur étaient trop forts : mon âme était dans un contentement et une force divine, et mon extérieur était accablé de douleur et de faiblesse. Je ne me serais aperçue d’aucune douleur, tant le contentement de mon âme était grand, si elle n’avait pas fait une si forte impression sur mon corps.
5. Dans tous ces coups et dans une infinité d’autres, j’ai remarqué dès le commencement que ma volonté était si souple pour tous vos vouloirs, ô mon Dieu, qu’elle ne répugnait pas même à ce que vous faisiez, quelque rude qu’il parût à la nature : en sorte que je n’avais que faire de me résigner ni soumettre ; je n’en pouvais même faire aucun acte, parce que la chose me paraissait toute faite en moi. Il n’y avait plus ni de soumission ni de résignation, mais union de ma volonté à la vôtre, ô mon Dieu, qui était telle qu’il me semblait que la mienne était disparue. Je ne savais où trouver cette volonté mienne ; mais sitôt que je cherchais une volonté, je ne trouvais que la vôtre, la mienne ne paraissait pas, même dans ses effets qui sont les désirs, les tendances, les penchants. Il me semblait qu’il m’aurait été impossible de vouloir autre chose que ce que vous faisiez en moi et de moi. Si j’avais une volonté, il me paraissait qu’elle était avec la vôtre comme deux luths bien d’accord : celui qui n’est point touché rend le même son que celui qui est touché, ce n’est qu’un même son et une seule harmonie. C’est cette union de la volonté qui établit l’âme dans une paix parfaite. Quoique mon état fût déjà de la sorte, ma volonté n’était point cependant perdue, bien qu’elle le fût quant à ses opérations ; puisque les états étranges qu’il m’a fallu passer depuis m’ont bien fait voir ce qu’il en coûte avant qu’elle ait perdu tout son propre dans toutes ses circonstances et dans toute son étendue, afin qu’il ne reste plus à l’âme aucun intérêt ni de temps ni d’éternité, que le seul intérêt de Dieu seul en la manière qu’il connaît lui-même, et non en notre façon de concevoir. Combien y a-t-il d’âmes qui croient leurs volontés toutes perdues, qui pourtant en sont très éloignées ? Elles verraient bien qu’elles subsistent encore si Notre-Seigneur en faisait les dernières épreuves. Qui est-ce qui ne veut point quelque chose pour soi-même, soit intérêt, bien, honneur, plaisir, commodité, liberté, salut, éternité ? Et tel qui croit ne point tenir à ces biens, parce qu’il les possède, s’apercevrait bien de son attache s’il les lui fallait perdre. S’il se trouve dans tout un siècle trois personnes qui soient si mortes à tout qu’elles veulent bien être le jouet de la providence, sans aucune exception, ce sont des prodiges de la grâce. Comme je ne suis pas maîtresse de ce que j’écris, je ne suis aucun ordre, mais il ne n’importe.
6. Après le dîner, comme j’étais avec l’Abbesse à laquelle je disais que j’avais de forts pressentiments que mon père était bien malade s’il n’était pas mort... on lui vint dire qu’on la demandait au parloir. C’était un homme qui était venu en diligence de la part de mon mari, parce que mon père était tombé malade, et comme il ne le fut que douze heures, il était mort lorsque l’homme arriva. L’Abbesse me vint trouver, qui me dit : « Voilà une lettre de votre mari qui vous mande que votre père est tombé malade grièvement. » Je lui dis : « Il est mort, Madame, et je n’en puis douter. » J’envoyai aussitôt à Paris quérir un carrosse de louage afin d’aller plus vite, le mien m’attendait à moitié chemin. Je partis à neuf heures du soir. On disait que je m’allais perdre, car je n’avais avec moi personne de connaissance...
Je partis donc seule, abandonnée à la providence avec des gens inconnus. La faiblesse où j’étais était si grande que je ne pouvais me tenir au fond du carrosse, et il me fallait souvent descendre malgré ma faiblesse à cause des chemins périlleux... Cette forêt est renommée par les meurtres et les vols qui y ont été faites...
7. Je m’en allai jusqu’à cinq lieues de notre demeure seule, accompagnée de ma douleur et de mon Amour, mais en ce lieu je trouvais mon Confesseur, qui m’était contraire, avec une de mes parentes qui m’attendaient. Je ne saurais dire la peine que je souffris lorsque je vis mon Confesseur, car outre que je goûtais toute seule un contentement inexplicable, c’est que, comme il ne connaissait rien à mon état, il le combattait et ne me donnait aucune liberté. Ma douleur était d’une nature que je ne pouvais répandre une larme, et j’avais honte d’apprendre une chose que je ne savais que trop sans donner aucune marque de douleur extérieure... La paix que je possédais au dedans était si profonde qu’elle se répandait sur mon visage. De plus, l’état où j’étais ne me permettait pas de parler ni de faire ces actes extérieurs que l’on attend ordinairement des personnes de piété. Je ne pouvais qu’aimer et me taire.
8. J’arrivai au logis où je trouvai qu’on avait déjà enterré mon père à cause de la grande chaleur. Il était dix heures du soir. Tout était déjà en habit de deuil. J’avais fait trente lieues en un jour et une nuit. Comme j’étais fort faible, tant parce que mon état me minait, que parce que je n’avais point pris de nourriture, on me mit d’abord au lit. Sur les deux heures après minuit, mon mari se leva, et étant sorti de ma chambre il revint aussitôt criant de toutes ses forces : « Ma fille est morte. » C’était ma fille unique, une enfant autant aimée qu’elle était aimable. Vous l’aviez pourvue (ô mon Dieu) de tant de grâces spirituelles et corporelles qu’il aurait fallu être insensible pour ne la pas aimer. On remarquait en elle un amour pour Dieu tout extraordinaire. On la trouvait sans cesse dans des coins en prière. Sitôt qu’elle s’apercevait que je priais Dieu, elle venait auprès de moi prier, et lorsqu’elle savait que je l’avais fait sans elle, elle pleurait amèrement et disait : « Vous priez Dieu et je ne le prie pas. » Comme mon recueillement était grand, sitôt que j’étais en liberté, je fermais les yeux, et elle me disait : « Vous dormez. » Puis tout à coup : « Ô ! c’est que vous priez mon bon Jésus », et se mettait auprès de moi à prier... Elle était pure et modeste comme un petit Ange, très douce et obéissante. Son père, pour éprouver son obéissance, lui donnait à manger des choses très mauvaises, et elle les mangeait malgré ses répugnances sans rien témoigner. Elle était très belle et avait la taille fort bien faite. Son père l’aimait avec passion, et elle m’était très chère, bien plus pour les qualités de son âme que pour celles de son corps. Je la regardais comme mon unique consolation sur la terre, car elle avait autant d’attache pour moi que son frère en avait d’éloignement.
9. Elle mourut d’une saignée à contre-temps ; mais que dis-je ? elle mourut par la main de l’Amour, qui me voulut dépouiller de tout. Il ne me restait plus que le fils de ma douleur : il tomba malade à la mort, et Dieu le rendit aux prières de la Mère Granger, ma seule consolation après Dieu. Les nouvelles de la mort de ma fille me surprirent très fort. Mon cœur ne fut pas pour cela ébranlé, quoique je me visse privée en même temps, sans l’avoir su, de mon père et de ma fille, qui m’étaient chers au point que vous savez, ô mon Dieu. Mon état intérieur était tel que je ne pouvais être ni plus affligée pour toutes les pertes imaginables, ni plus contente pour tous les biens possibles. Il faut avoir éprouvé ces douleurs délicieuses pour les comprendre. Je ne pleurai pas plus la fille que le père. Tout ce que je pus dire fut : « Vous me l’aviez donnée, Seigneur, il vous plaît de la reprendre ; elle était à vous. » La vertu de mon père était tellement connue, et il y aurait tant de choses à en dire, qu’il faut que je m’en taise plutôt que d’en parler. Sa confiance en Dieu, sa foi, et sa patience étaient admirables. C’était le fléau de l’hérésie et des nouveautés. Mon père et ma fille moururent au mois de Juillet 1672 100.
10, La veille de la Madeleine de la même année, la Mère Granger m’envoya, je ne sais par quelle inspiration, un petit contrat tout dressé. Elle me manda de jeûner ce jour-là, et de faire quelques aumônes extraordinaires, et le lendemain dès le matin, jour de la Madeleine, d’aller communier, une bague dans mon doigt, et lorsque je serais revenue au logis, de monter dans mon cabinet où il y avait une image du Saint Enfant Jésus dans les bras de sa sainte Mère, et que je lusse à ses pieds mon contrat, le signasse, et lui misse ma bague. Le contrat était tel : « Je N. promets de prendre pour mon Époux Notre-Seigneur Enfant, et me donner à lui pour épouse, quoiqu’indigne. Je lui demandais pour dot de mon mariage spirituel les croix, les mépris, les confusions, opprobres et ignominies, et je le priais de me faire la grâce d’entrer dans ses dispositions de petitesse et d’anéantissement avec quelque autre chose » ; que je signai. Après quoi, je ne le regardai plus que comme mon divin Époux. Ô que ce jour-là m’a été depuis un jour de grâce et de croix ! Ces mots me furent d’abord mis dans l’esprit, qu’il me serait un Époux de Sang 101. Depuis ce temps il m’a pris si fort pour sienne, qu’il s’est parfaitement consacré mon corps et mon esprit par la croix...
12. Depuis ce temps les croix ne me furent pas épargnées, et quoique j’en eusse eu beaucoup jusqu’alors, je puis dire qu’elles n’étaient que l’ombre de celles qu’il m’a fallu souffrir dans la suite. Sitôt que les croix me donnaient quelque moment de relâche, je vous disais : « Ô mon cher Époux, il faut que je jouisse de ma dot : rendez-moi ma croix. » Vous m’accordiez souvent ma requête. D’autres fois, vous me la faisiez attendre et demander plus d’une fois, et je voyais alors que je m’en étais rendue indigne par quelque infidélité envers la même croix. Lorsque l’accablement et l’abandon étaient plus forts, vous me consoliez quelquefois, mais pour l’ordinaire ma nourriture était une désolation sans consolation.
13. Le jour de l’Assomption de la Vierge de la même année 1672, que j’étais dans une désolation étrange, soit à cause du redoublement des croix extérieures, ou de l’accablement des intérieures, j’étais allée me cacher dans mon cabinet pour donner quelque essor à ma douleur. Je vous dis : « Mon Dieu et mon Époux, vous seul connaissez la grandeur de ma peine. » Il me vint un certain souhait : Ô si Mr Bertot savait ce que je souffre ! Mr Bertot, qui n’écrivait que rarement, et même avec assez de peine, m’écrivit une lettre datée de ce même jour sur la croix, la plus belle et la plus consolante qu’il ait guère écrite sur cette matière. Il faut remarquer qu’il était à plus de cent lieues d’où j’étais. Quelquefois j’étais si accablée et la nature si éperdue des croix continuelles qui ne me donnaient point de relâche, ou si elles semblaient me donner quelque instant de repos, ce n’était que pour redoubler avec plus de furie, et la nature en était quelquefois à tel point, qu’étant seule j’apercevais sans que j’y fisse attention que mes yeux se tournaient de chaque côté comme tout éperdus, cherchant s’ils ne trouveraient point quelque soulagement. Une parole, un soupir, une bagatelle, ou savoir que quelqu’un prît part à ma douleur, m’aurait soulagée, mais cela ne m’était pas accordé, pas même de regarder vers le ciel, ni faire une plainte. L’Amour tenait alors de si près qu’il voulait qu’on laissât périr cette misérable nature, sans lui donner aucune pâture. Elle aurait quelquefois voulu du soulagement, et le voulait avec tant de violence que je souffrais infiniment plus de la retenir que de tout le reste...
XX. ÉVÈNEMENTS SPIRITUELS ET FAMILIAUX
PRÉCÉDANT L’ARIDITÉ
1. Une dame que je voyais quelquefois, parce qu’elle était Gouvernante de notre ville, avait pris bien de l’inclination pour moi, parce que, disait-elle, ma personne et mes manières ne lui déplaisaient pas. Elle me disait quelquefois qu’elle y remarquait quelque chose d’extraordinaire. Je crois que ce grand attrait que j’avais au dedans rejaillissait sur mon extérieur, car il y eut un jour un homme du monde qui dit à une tante de mon mari : « J’ai vu Madame votre nièce, mais on connaît bien qu’elle ne perd point la présence de Dieu. » Ce qui, m’ayant été rapporté, me surprit beaucoup, car je ne croyais pas qu’il comprît ce que c’était que d’avoir Dieu présent de cette sorte. Cette Dame, dis-je, commença à être touchée de Dieu de ce qu’une fois, me voulant mener à la comédie, je n’y voulus point aller, car je n’y allais jamais, et je me servais du prétexte de l’indisposition continuelle de mon mari. Elle me poussa fort, et me dit que des maux continuels comme ceux-là ne devaient point m’empêcher de me divertir, que je n’étais pas en âge à me borner à être garde-malade. Je lui fis bien entendre les raisons que j’avais d’en user de la sorte, mais elle conçut que c’était plus par principe de piété que je n’y allais pas qu’à cause des maux de mon mari... Elle ne fut jamais depuis à la comédie.
2. Une fois, étant avec elle et avec une autre Dame qui parlait beaucoup et avait même étudié les Pères, elles entrèrent dans une conversation où elles parlaient beaucoup de Dieu. La Dame en parlait scientifiquement. Je ne dis presque rien, car j’étais attirée à garder le silence, ayant même de la peine de cette manière de parler de Dieu. La Dame mon amie me vint voir le lendemain et me dit que Dieu l’avait si fort touchée qu’elle ne pouvait plus résister. J’attribuai sa touche à la conversation de l’autre Dame, mais elle me dit : « Votre silence avait quelque chose qui me parlait jusque dans le fond de l’âme, et je ne pouvais goûter ce qu’elle me disait. Nous parlâmes donc à cœur ouvert. » Ce fut là, ô mon Dieu, que vous entrâtes tellement dans le fond de son cœur, que vous ne vous en retirâtes plus depuis... Après la mort de son mari et la perte de presque tout son bien, elle vint à quatre lieues de chez nous, à une terre qui lui restait. Elle obtint de mon mari que j’irais passer huit jours chez elle pour la consoler de ses pertes. Dieu lui donnait par mon moyen tout ce qui lui était nécessaire. Elle avait beaucoup d’esprit : elle était étonnée que je lui disais des choses qui étaient si fort au-dessus de ma portée. J’en aurais été moi-même surprise si j’y avais réfléchi, car mon esprit naturel n’était pas capable de ces choses. C’était vous, ô mon Dieu, qui me les donniez à cause d’elle, faisant couler les eaux de votre grâce dans son âme sans considérer l’indignité du canal dont vous vouliez vous servir...
3. Nous allâmes faire ensemble un petit voyage, où vous me fîtes, ô mon Dieu, exercer l’abandon et l’humiliation sans qu’il m’en coûtât rien, car votre grâce était si forte qu’elle me soutenait. Sous pensâmes tous périr dans une rivière : ils eurent des effrois épouvantables, tous se jetèrent hors du carrosse, qui enfonçait dans le sable mouvant. Je restai si abandonnée et si possédée intérieurement que je ne pouvais penser même au péril. Vous m’en délivrâtes sans que j’eusse pensé à l’éviter. J’étais si recueillie et si saisie intérieurement que je ne pouvais rien faire que de me laisser noyer si mon Dieu l’avait permis...
4. Comme les maux de mon mari devenaient tous les jours et plus forts et plus opiniâtres, il résolut d’aller à Ste Reine, à laquelle il avait une grande dévotion. Il me parut avoir une extrême envie d’être seul avec moi, de sorte qu’il ne put s’empêcher de dire : « Si on ne me parlait jamais contre vous, je serais plus content et vous plus heureuse. » Je fis bien des fautes d’amour-propre et de recherche de moi-même dans ce voyage, et comme j’y étais dans un fort grand abandon intérieur, j’eus bien de quoi éprouver ce que je serais sans vous, ô mon Dieu ! Il y avait déjà du temps que vous aviez retiré de moi cette douce correspondance intérieure que je n’avais qu’à suivre auparavant. J’étais devenue comme une égarée qui ne trouvait plus ni voie, ni sentier, ni route. Mais comme je garde à un autre lieu à décrire les terribles ténèbres par où j’ai passé, je continuerai la suite de l’histoire. Mon mari, au retour de Ste Reine, voulut passer à St Edme, car, comme il n’avait d’enfant que mon fils aîné, qui était très souvent aux portes de la mort, et qu’il souhaitait extrêmement d’avoir des héritiers, il en demanda avec instance par l’intercession de ce Saint. Pour moi, je ne pouvais rien demander. Mais il fut exaucé, et Dieu me donna un second fils. Le temps où j’étais proche d’accoucher était pour moi un temps de grande consolation, car, quoique je fusse très malade en accouchant, l’amour que j’avais pour la croix me faisait envisager ce temps avec plaisir. Je me réjouissais de ce que la nature devait tant souffrir. D’ailleurs, comme j’étais quelques semaines après la couche sans qu’on m’osât faire parler, à cause de ma grande faiblesse, c’était des temps de retraite et de silence pour moi, où je tâchais de me dédommager du peu de temps que j’avais dans les autres pour vous prier, ô mon Dieu, et pour demeurer seule à seul avec vous.
5. Je ne parlerai point ici des choses extraordinaires qui se passèrent durant ma grossesse, l’ayant écrit ailleurs. Je dirai seulement que durant ces neuf mois Dieu prit de moi une nouvelle possession : il ne me laissa pas un instant, et ces neuf mois se passèrent dans une jouissance continuelle, sans interruption. Comme j’avais déjà éprouvé bien des travaux intérieurs, des faiblesses et des délaissements, cela me paraissait une nouvelle vie. Il me semblait que je jouissais déjà de la béatitude. Mais que ce temps si heureux me coûta cher ! puisque cette jouissance, qui me paraissait entière et parfaite, et d’autant plus parfaite qu’elle était plus intime, plus éloignée du sensible, plus constante, plus exempte de vicissitudes, ne me fut cependant que le préparatif d’une privation totale de bien des années, sans nul soutien ni espérance de retour.
6. Cet état terrible commença par la mort d’une personne qui était ma seule consolation après Dieu. J’appris avant mon retour de Ste Reine que la Mère Granger était morte 102. J’avoue que ce coup me fut le plus sensible que j’eusse encore eu. Vous m’en laissâtes boire, ô mon Dieu, toutes les amertumes, et comme vous me laissiez alors dans la pure faiblesse, je souffris beaucoup de me voir dépouillée par là de tous les appuis créés. Il me semblait que si j’avais été à sa mort, j’aurais pu lui parler et m’instruire de quelque chose, mais Dieu a voulu que j’aie été absente dans presque toutes mes pertes, afin d’en rendre les coups plus douloureux...
7. ... Mr. Bertot, quoiqu’à cent lieues du lieu où la Mère Granger mourut, eut connaissance de sa mort et de sa béatitude et aussi un autre Religieux. Elle mourut en léthargie, et comme on lui parlait de moi à dessein de la réveiller, elle dit : « Je l’ai toujours aimée en Dieu et pour Dieu », et ne parla plus depuis. Je n’eus aucun pressentiment de sa mort.
8. Pour augmentation de mes croix extérieures, mon frère changea à mon égard, car sa haine pour moi se remarquait de tout le monde. Son mariage se fit dans ce temps, et mon mari eut la complaisance de s’y transporter quoiqu’il fût malade, et les chemins si mauvais et si couverts de neige que nous pensâmes verser plus de quinze fois 103. Mais loin que mon frère en eût de la reconnaissance, il se brouilla plus que jamais avec mon mari... Tout le temps que je fus à Orléans, où se faisait cette noce, j’avais un reste d’attrait si fort qu’il me dévorait. Je fis bien des fautes, car je m’y laissai trop aller, demeurant trop longtemps à l’Église au préjudice de l’assiduité que je devais à mon mari, mais j’étais alors si enivrée de l’amour que je ne m’aperçus de la faute que lorsqu’il n’y avait plus de remède. J’en fis encore une autre, qui fut de m’épancher trop à parler à un Père Jésuite de ce que je sentais alors, qui était très fort. Il était de ceux qui admirent ces sortes de choses, et comme cela paraissait lui faire du bien, et que je sentais un grand goût en lui parlant, je m’y laissai aller. C’était une faute notable, qui m’est arrivée quelquefois durant ce temps, mais jamais depuis. Ô que l’on prend souvent la nature pour la grâce, et qu’il faut être mort à soi-même pour que ces épanchements soient de Dieu ! J’en eus tant de scrupule que je l’écrivis d’abord à Monsieur Bertot.
9. En retournant d’Orléans, j’avais le même saisissement qu’en y allant, si bien que, quoiqu’il y eût beaucoup plus de danger au retour, je n’avais nulle attention sur moi, mais sur mon mari, de sorte que voyant verser le carrosse, je lui dis : « Ne craignez rien, c’est de mon côté qu’il verse, vous n’aurez point de mal. » Je crois que tout aurait péri que je n’en aurais pas été émue, et ma paix était si profonde que rien ne la pouvait ébranler. Si ces temps duraient, on serait trop fort : mais, comme j’ai dit, ils commençaient à ne venir que très rarement et pour peu de temps, et à être suivis de plus longues et ennuyeuses privations. Au retour de la noce, mon frère me traita avec un extrême mépris. Comme j’avais eu beaucoup d’attache pour lui, ces coups m’étaient très sensibles. Depuis ce temps, il s’est fort changé, et s’est tourné du côté de Dieu, quoiqu’il ne soit jamais revenu pour moi.
10. Nous eûmes encore ensuite de cela une affaire qui me causa de grandes croix, et qui semblait n’avoir été faite que pour cela. Il y eut une personne qui prit une telle jalousie contre mon mari qu’il se résolut de le ruiner s’il pouvait. Il ne trouva pas d’autre moyen que de se faire des amis de mon frère pour lui faire faire facilement ce qu’il voudrait : il s’accorda avec lui de nous demander au nom de Monsieur frère du Roi deux cent mille livres qu’il faisait voir que mon frère et moi lui devions. Mon frère signa les procès-verbaux avec assurance qu’il n’en paierait rien pour sa part. Je crois que son extrême jeunesse l’engagea dans une chose qu’il ne comprenait peut-être pas. Cette affaire donna tant de chagrin à mon mari, et avec raison, que j’ai lieu de croire qu’elle a beaucoup avancé ses jours. Il était si fort fâché contre moi de ce dont je n’étais pas la cause qu’il ne me pouvait parler qu’en colère. Il ne voulait pas m’instruire de l’affaire, et je ne savais en quoi elle constatait... Le jour qu’elle devait être jugée, il y avait une partie des juges qui étaient et juges et parties. Après la Messe, je me sentis fortement pressée d’aller trouver les juges. Je fus extrêmement surprise de voir que je savais tous les détours et finesses de cette affaire sans savoir comme je l’avais pu apprendre. Le premier juge fut si surpris de voir une chose si différente de ce qu’il pensait, qu’il m’exhorta lui-même d’aller voir les autres juges, et surtout Monsieur l’Intendant, qui allait droit, mais qui était mal informé. Vous donnâtes, ô mon Dieu, tant de force à mes paroles pour faire connaître la vérité, que Mr l’intendant ne pouvait se lasser de me remercier de la lui avoir fait connaître... On nous condamna à cinquante écus pour sauver l’honneur à Monsieur, de sorte que deux cent mille livres furent réduites à cent cinquante. Mon mari fut très content de ce que j’avais fait, mais mon frère m’en parut si indigné que, quand je lui aurais procuré une fort grosse perte, il ne l’aurait pas été davantage.
XXI. ENTRÉE DANS LA GRANDE SÉCHERESSE 104
1. Environ ce temps-là, je tombai dans un état de privation totale très grande et très longue, dans un état d’affaiblissement et d’entier délaissement, qui m’a duré près de sept ans. Ô douleur la plus forte des douleurs ! Ce cœur, qui n’était occupé que de son Dieu, ne se trouva plus occupé que de la créature...
2. Comme je commençais à vous perdre, ô mon Dieu, et à vous perdre tout-à-fait, du moins quant au sentiment perceptible (car il ne s’agissait depuis longtemps ni du sensible, ni du distinct), comme je commençais, dis-je, à vous perdre de cette sorte, ô mon Amour, il me parut que je tombais chaque jour dans le pur naturel et que je ne vous aimais plus du tout, ce que je n’avais éprouvé que par des alternatives. Car, quoiqu’avant que d’entrer dans cet état, j’eusse éprouvé de longues privations, et presque continuelles sur la fin, j’avais pourtant de fois à autres des écoulements de votre Divinité si profonds et si intimes, si vifs et si pénétrants, qu’il m’était aisé de juger que vous étiez seulement caché pour moi, mais non pas perdu. Quoique dans le temps des privations il me parût que je vous avais perdu tout-à-fait, un certain soutien profond ne laissait pas de subsister sans que l’âme crût l’avoir ; et elle n’a connu ce soutien que par son entière privation dans la suite...
3. Dans les autres privations, mon âme cherchait continuellement celui qu’elle avait perdu : sa recherche, quoique causée par sa perte, et par une perte qu’elle croyait venir par sa faute, lui était encore un gage de son amour, car on ne cherche pas ce que l’on n’aime pas, et la langueur qu’elle souffrait de se voir privée de son Amour lui était une marque de la fidélité de ce même amour. De plus, elle avait un soutien très grand, quoiqu’il ne lui parût pas : c’était que son cœur était vide de tout amour, et qu’elle pouvait dire à son Dieu : « Si je ne vous aime pas, je suis assurée que je n’aime rien autre. » Mais ici, c’est tout le contraire. Non seulement il paraît que l’on n’aime plus, mais ce cœur si aimant et si aimé ne se trouve rempli que d’un amour des créatures et de soi-même. Dans tous les autres temps, on n’était pas privé de toute facilité à faire le bien : quoiqu’on le fît d’une manière languissante et sms goût, même souvent avec répugnance, on ne laissait pas de le faire. Mais ici ce n’est plus répugnance, mais impuissance, et impuissance de telle nature que l’âme ne connaît point son impuissance. Elle ne lui paraît que comme une involonté de le faire.
4. J’ai toujours remarqué depuis dix-huit ans que le temps des grandes fêtes, de celles mêmes pour lesquelles j’avais une affection singulière, c’était celui où j’étais la plus délaissée intérieurement. Ce qui paraîtra surprenant est que, lorsque je communiais, quelque pénétrée que je fusse de Dieu avant ce temps, la sécheresse prenait la place de l’abondance, et le vide celui de la plénitude. J’en connais bien à présent la cause, qui était que, comme ma voie était une voie de mort et de foi, les grandes fêtes et la réception des Sacrements opéraient en moi, selon les desseins de Dieu, mort, foi, croix, dépouillement, anéantissement. Car Notre-Seigneur n’opère par ses mystères et par ses Sacrements que ce qu’il opère par lui-même, de sorte que, si l’état est tout dans les sentiments, les Sacrements et les mystères célébrés dans les fêtes opèrent des sentiments vifs et tendres de Dieu : si l’état est en lumière, ils opèrent des lumières admirables ou actives, ou passives, selon le degré de l’âme ; si c’est foi, ils opéreront sécheresses, obscurités, et encore plus ou moins, selon le degré de la foi, et ainsi du reste. Ils opèrent croix, dépouillement, anéantissement selon les desseins de Dieu sur les âmes et le degré d’un chacun. Il en est de même de l’oraison : elle est sèche, obscure, crucifiante, dépouillante, anéantissante, etc. Ceux qui se plaignent de l’oraison (supposé la fidélité) et de ce qu’ils éprouvent dans la réception des Sacrements, ne le font que faute de lumière, car il leur est toujours donné ce qu’il leur faut, quoique non pas ce qu’ils veulent et désirent...
5. Car c’est une chose admirable comme tout notre bonheur spirituel, temporel, et éternel consiste à nous abandonner à Dieu, le laissant faire en nous et de nous tout ce qu’il lui plaira, avec d’autant plus d’agrément que les choses nous satisfont moins. De sorte que par cette soumission et dépendance à l’Esprit de Dieu, tout nous est donné, et en la main de Dieu tout nous sert admirablement : nos faiblesses mêmes, nos misères et défauts ; je dis plus, nos péchés, qui sont un fruit et une source de mort, deviennent souvent en la main de Dieu une source de vie par l’humiliation qu’ils nous causent. Si l’âme était fidèle à se laisser en la main de Dieu, soutenant toutes ses opérations gratifiantes et crucifiantes, se laissant de moment en moment conduire et détruire par les coups et les conduites de sa divine providence, sans se plaindre de Dieu, ni vouloir autre chose que ce qu’elle a, elle arriverait bientôt à l’expérience de la vérité éternelle, quoiqu’elle ne connût que tard les voies et les conduites de Dieu sur elle.
6. Mais le malheur est que l’on veut conduire Dieu, loin de se laisser conduire à lui. On veut lui indiquer un chemin, au lieu de suivre aveuglément celui qu’il nous trace. Et c’est ce qui fait que beaucoup d’âmes, qui seraient destinées à jouir de Dieu même en lui-même, et non pas de ses dons en elles, passent toute leur vie à courir après de petites consolations, et à s’en repaître, se bornant là, et y faisant même consister leur bonheur. Pour vous, mes chers enfants, si mes chaînes et ma captivité vous touchent, je vous prie qu’elles servent à vous engager à ne chercher Dieu que pour lui-même, à ne vouloir jamais le posséder que par la mort de tout ce que vous êtes, à n’en jouir qu’en perte. Ne tendez jamais à être quelque chose dans les voies de l’esprit, mais donnez dans le plus profond anéantissement 105.
7. Je tombai donc dans le pur naturel. Cependant mes infidélités étaient d’une nature qu’elles auraient paru bien et vertu à tout autre qu’à mon Dieu, qui ne juge pas de la vertu par le nom qu’on lui donne, mais par la pureté et droiture du cœur qui l’exerce. Je sentais mon inclination croître chaque jour, et que mon cœur, qui n’était auparavant occupé et rempli que de son Dieu, n’était plein et occupé que des créatures. Je me servais de toutes sortes de pénitences, de prières, de pèlerinages et de vœux. Il semblait, ô mon Dieu, que je trouvais l’augmentation de mon mal dans tout ce que je prenais pour lui servir de remède, de sorte que j’entrai dans une désolation inconcevable. Je puis dire que les larmes devinrent mon breuvage, et la douleur ma nourriture. Au lieu que votre amour, ô mon Dieu, avait mis dans mon cœur une paix aussi profonde qu’elle semblait inaltérable, cette inclination mettait le trouble et la confusion dans mon cœur avec tant de force que je ne pouvais résister à la violence.
8. J’avais deux ennemis également puissants, et qui n’étaient jamais victorieux l’un de l’autre, de sorte qu’ils se combattaient avec d’autant plus d’opiniâtreté que l’avantage ne penchait jamais d’aucun côté : c’était l’envie de vous plaire, ô mon Dieu, et la crainte de vous déplaire ; un penchant de tout mon centre vers vous, ô ma suprême félicité, et un entraînement de tout moi-même vers la créature. Mais comme celui-ci était très sensible, l’autre ne me paraissait que comme une chose qui n’était point. Sitôt que j’étais seule, je versais des torrents de larmes, et je disais avec autant de sécheresse que de désolation : Est-il bien possible que je n’aie reçu tant de grâces de Dieu que pour les perdre !... D’un autre côté je ne pouvais prendre plaisir dans les conversations, que je cherchais comme malgré moi. J’avais au dedans de moi un bourreau qui me tourmentait sans relâche. Je sentais en moi une peine que je ne pourrais jamais faire comprendre qu’à ceux qui l’auraient expérimentée 106.
9. Je perdis toute Oraison, n’en pouvant faire en aucune manière : le temps que je prenais pour cela n’était rempli que des créatures et tout vide de Dieu. Il ne servait qu’à me faire mieux sentir ma perte et mon malheur, parce qu’alors rien ne fait diversion. Je ne pouvais plus non seulement me mortifier, mais mon appétit se réveillait pour mille choses. Et lorsque j’en usais, je n’y trouvais aucun goût, de sorte qu’il ne me restait que le déplaisir d’avoir été infidèle sans avoir la satisfaction que je m’étais promise. Je ne saurais exprimer ce que je souffrais et les infidélités que je fis durant ce temps. Je croyais être perdue ; car tout ce que j’avais pour l’extérieur et intérieur me fut ôté. M. Bertot ne me donna plus de secours, et Dieu permit qu’il comprît mal une de mes lettres et qu’il m’abandonnât même pour longtemps dans mon plus grand besoin, ainsi que je le dirai dans son lieu.
10. Que faire en cet état ?... La Sainte Vierge, à laquelle j’avais eu une très grande dévotion et fort tendre dès ma jeunesse, me paraissait inaccessible. Je ne savais à qui m’adresser, ni où trouver de secours. Il n’y en avait ni au ciel ni en terre. Si je voulais en chercher dans mon fond, et trouver celui qui le possédait très fortement autrefois, non seulement je n’y trouvais plus rien, mais j’étais même rejetée avec violence. Je me trouvais bannie de tous les êtres, sans pouvoir trouver ni appui ni refuge en aucune chose. Ceci est une douleur la plus terrible de toutes et qui cause aussi la mort. Je ne pouvais plus pratiquer aucune vertu, et celles qui m’avaient été les plus familières m’avaient abandonnée avec plus de rigueur.
11. ... Je ne pouvais plus aller voir les pauvres : ou je les oubliais entièrement, ou je n’en trouvais plus le temps, ou j’en avais un dégoût qui allait jusqu’à l’opposition... Si enfin je faisais quelquefois l’effort d’y aller, je ne pouvais y rester un moment, et si je voulais leur parler, il m’était impossible : voulant me forcer, je disais des extravagances qui n’avaient pas le sens commun. Je ne pouvais plus rester un moment à l’Église ; et au lieu qu’autrefois c’était mon supplice de n’avoir point de temps pour prier, mon supplice alors était d’avoir du temps, et d’être obligée d’être à l’Église. Je ne concevais ni n’entendais rien : la Messe se passait sans que je pusse y faire aucune attention. J’en entendais quelquefois plusieurs de suite, afin de réparer par l’une le défaut de celle qui l’avait précédée, mais c’était toujours pis. Mes yeux, qui se fermaient tout seuls autrefois malgré moi, s’ouvraient alors, sans qu’il me fût possible ni de les fermer, ni de me recueillir un moment.
12. Toutes les créatures se bandaient contre moi, et les croix du dehors redoublaient à mesure que celles du dedans augmentaient. J’aurais bien voulu faire des pénitences, mais outre que l’on me les avait défendues alors, c’est que dans la disposition où j’étais, il m’était quasi impossible d’en faire. Je n’en avais pas le courage...
13. Je tombais quelquefois dans des promptitudes extérieures, sans pouvoir me garder de rien. Je ne pouvais non plus retenir ma langue. J’étais comme ces enfants qui ne peuvent s’empêcher de tomber. Je fis quelques vers, qui me furent des matières d’infidélités : je résolus de n’en plus faire, mais mes résolutions étaient sans effet. Il suffisait que j’eusse pris la résolution d’une chose pour faire le contraire aussitôt... Le mal, que j’endurais auparavant avec plaisir, me devint insupportable. Un petit mal de tête me faisait frémir. Je ne sentais plus en moi que des mouvements d’impatience : au lieu de cette paix de paradis, c’était un trouble d’enfer. Autrefois je me réjouissais avant que d’accoucher parce que j’y devais souffrir, et alors je craignais l’ombre du mal.
XXII.VEUVAGE
1. Mais avant que de parler davantage d’un état qui ne fait que de commencer, et dont les suites ont été si longues et ennuyeuses, il faut reprendre où j’en étais demeurée, et concevoir que tout ce que je dirai dans la suite était accompagné de l’état dont je viens de parler. Comme mon mari approchait de sa fin, son mal devint sans relâche. Il ne sortait pas plus tôt d’une maladie qu’il rentrait dans une autre. La goutte, la fièvre, la gravelle se succédaient sans cesse les unes aux autres. Il souffrait de grandes douleurs avec assez de patience... La peine qu’il avait contre moi augmentait, parce que l’on multipliait les rapports, et l’on ne faisait que l’aigrir. Il était d’autant plus susceptible de ces impressions que ses maux lui donnaient plus de pente au chagrin 107... Ma belle-mère au même temps ne gardait plus de mesure... Ce qui était surprenant, c’est que, bien que j’eusse les sentiments dont j’ai parlé, et les peines que j’ai décrites et que je décrirai, je ne laissais pas de souffrir avec bien de la patience. Mais cela ne me paraissait pas, à cause de la révolte effroyable que je sentais au dedans contre tout ce que l’on me disait et faisait. Et comme il m’échappait quelquefois des promptitudes (ce qui était rare), je croyais que cela, joint à la révolte du dedans, était des crimes.
2. Mon mari quelque temps avant sa mort fit bâtir une chapelle à la campagne, où nous étions une partie de l’été. J’eus la commodité d’entendre tous les jours la Messe, et de communier. Mais n’osant pas le faire chaque jour ouvertement, le Prêtre gardait une hostie sans que l’on y fît attention, et sitôt qu’on était sorti, il me communiait. On fit la dédicace de cette petite chapelle, et quoique je commençasse déjà d’entrer dans l’état que je viens de décrire, sitôt qu’on commença à la bénir, tout à coup je me sentis saisie au dedans, et mon saisissement, qui dura plus de cinq heures tout le temps de la cérémonie, fut que Notre-Seigneur se faisait une nouvelle fois consécration de moi-même. Cette chapelle n’était que la figure de ce que Notre-Seigneur faisait en moi, mais d’une manière si forte, si réelle, quoique très intime, qu’il me semble que je lui fus un temple consacré pour le temps et l’éternité...
3. Lorsque j’étais à cette campagne, qui n’était qu’une petite maison de divertissement, avant que cette chapelle fût bâtie, je faisais mon oraison dans les bois et cabinets. Comme j’aimais fort la croix, j’en faisais planter en bien des endroits, et ces lieux me servaient d’ermitage. Combien de fois m’avez-vous préservée, ô mon Dieu, des dangers et des bêtes venimeuses ? Quelquefois, sans y penser, je m’agenouillais sur des serpents, qui y étaient en abondance, et ils se retiraient sans me faire aucun mal. Ne m’avez-vous pas préservée d’un taureau furieux, quoique j’eusse une antipathie pour ces sortes d’animaux, et eux pour moi, au point de me chercher entre plusieurs personnes et courir après moi ? Je restais abandonnée, et il me semblait que leur furie tombait devant moi. J’étais enfermée seule dans un petit bois où était ce taureau furieux : tout le monde criait que l’on se gardât ; il prit la fuite sans me faire aucun mal...
4. Comme je devins grosse de ma fille, et que l’on crut que je mourrais, on m’épargna un peu quelque temps, car je fus si extraordinairement mal que les Médecins m’avaient condamnée.
5. Enfin, après avoir passé douze ans et quatre mois dans les croix du mariage aussi grandes qu’on le puisse (hors la pauvreté...), vous m’en tirâtes, ô mon Dieu, de la manière que je vais dire, pour m’en donner de plus fortes à porter, et d’une nature que je n’en avais jamais éprouvé de telles...
6. Le mal de mon mari devenait tous les jours plus opiniâtre, et il portait en lui-même une impression de la mort : il y était même résolu, car la vie languissante qu’il menait lui devenait de jour à autre plus à charge. Il se joignit à ses autres maux un dégoût de toutes sortes d’aliments... Les Médecins lui conseillèrent d’aller prendre l’air à la campagne. Les premiers jours qu’il y fut, il paraissait se mieux porter, quand tout à coup il lui prit une colique accompagnée d’une rétention d’urine et d’une fièvre continue avec des redoublements ; et pour surcroît de mal, un abcès dans la vessie. J’étais assez disposée à tout ce qu’il plairait à la providence d’en ordonner, car il y avait déjà du temps que je voyais bien qu’il ne pouvait plus guère vivre. Sa patience augmenta avec son mal. Sa maladie fut très crucifiante pour moi ; cependant le bon usage qu’il en fit adoucit toutes mes peines 108.
J’eus une extrême peine de ce que ma belle-mère m’écartait de son lit autant qu’elle pouvait, et lui donnait de l’opposition pour moi. Je craignais beaucoup qu’il ne mourût là-dedans, et cela m’affligeait extrêmement. Je pris un moment que ma belle-mère n’y était pas, et, en m’approchant de son lit, je me mis à genoux et lui dis que si je lui avais fait quelque chose qui lui eût déplu, je lui en demandais pardon, que je le priais de croire que ce n’était pas volontairement. Il parut fort touché, et comme s’il fût revenu d’un profond assoupissement, il me dit (ce qu’il ne m’avait jamais dit) : « C’est moi qui vous demande pardon : je ne vous méritais pas. » Depuis ce temps, non seulement il n’eut plus de peine à me voir, mais il me donna des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens dont je dépens à présent. Il fut huit jours très résigné et patient, quoiqu’à cause de la gangrène qui le gagnait on le déchiquetât à coups de lancette. J’envoyai à Paris quérir le meilleur Chirurgien, mais il était déjà mort lorsqu’il arriva.
7. On ne peut mourir avec des dispositions plus chrétiennes ni avec plus de courage qu’il le fit après avoir reçu d’une manière édifiante tous ses Sacrements. Je n’y étais pas lorsqu’il mourut, car il m’avait fait retirer, non par opposition, mais par tendresse, et il fut plus de vingt heures sans connaissance dans l’agonie. Je crois, ô mon Dieu, que vous ne retardâtes sa mort qu’à cause de moi, car il était entièrement pourri de gangrène, les entrailles et l’estomac tout noirs, qu’il vivait encore. Vous voulûtes qu’il mourût la veille de la Madeleine, afin de me faire voir que je devais être toute vôtre. Je renouvelais tous les ans, le jour de la Madeleine, le contrat que j’avais fait avec vous, mon Seigneur, et je me trouvai libre pour le renouveler tout de bon. Je fus d’abord éclairée qu’il y avait bien du mystère là-dessous. Ce fut le matin du 21 juillet 1676 qu’il mourut. Le soir, étant seule dans ma chambre en plein jour, j’aperçus une ombre chaude passer auprès de moi. Le lendemain, j’entrai dans mon cabinet, où était l’image de mon cher et divin Époux Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je renouvelai mon mariage, et j’y ajoutai un vœu de chasteté pour un temps, avec promesse de le faire perpétuel si Mr Bertot me le permettait. Ensuite de cela, il me prit une grande joie intérieure, ce qui me fut d’autant plus nouveau qu’il y avait longtemps que j’étais dans l’amertume. Il me sembla que Notre-Seigneur me voulut accorder quelque grâce : aussitôt j’eus une certitude intérieure très grande que dans ce moment Notre-Seigneur délivrait mon mari du purgatoire...
8. Sitôt que j’eus appris que mon mari venait d’expirer, je vous dis : « Ô mon Dieu, Vous avez rompu mes liens, et je vous offrirai une hostie de louange 109. » Je restai après cela dans un très grand silence intérieur et extérieur, silence cependant sec et sans soutien. Je ne pouvais pleurer ni parler. Ma belle-mère disait de très belles choses, dont chacun était édifié, et l’on se scandalisait de mon silence que l’on attribuait à défaut de résignation... Mais il m’était impossible de dire une seule parole, quelque effort que je me fisse. J’étais d’ailleurs fort abattue, car quoique je fusse nouvellement accouchée de ma fille, je ne laissais pas de veiller mon mari, sans quitter sa chambre les vingt et quatre nuits qu’il fut malade. J’ai été plus d’un an à me rétablir de cette fatigue : l’accablement du corps, joint à une blessure que je m’étais faite à une jambe que les veilles m’avaient échauffée jusqu’à la gangrène, l’accablement de mon esprit, la sécheresse et stupidité où j’étais, qui était telle que, je n’aurais pu dire un mot de Dieu, firent que je ne pus jamais parler. J’entrai cependant pour quelques moments dans l’admiration de votre bonté, ô mon Dieu, qui m’avait rendue libre justement au jour que je vous avais pris pour Époux... Et je ne pouvais comprendre votre conduite, ô mon Dieu, qui, en me rendant libre, m’avait cependant liée plus fortement, en me donnant deux Enfants immédiatement avant la mort de mon mari... Si je n’avais eu que mon fils aîné, je l’aurais mis au collège, et je me serais faite Religieuse aux Bénédictines. Je me serais par là dérobée à vos desseins sur moi.
9. Je voulus marquer l’estime que j’avais pour mon mari en lui faisant faire l’enterrement le plus magnifique qui se fût fait dans le pays à mes propres dépens. J’acquittai aussi de mes deniers les legs pieux qu’il voulait faire. Ma belle-mère s’opposa fortement à tout ce que je pouvais faire pour assurer mes intérêts... Je n’avais personne à qui j’osasse demander conseil ouvertement. Je ne savais les affaires en aucune manière. Mais vous, ô mon Dieu, qui indépendamment de mon esprit naturel m’avez toujours rendue propre à tout ce qu’il vous a plu, m’en donnâtes une si parfaite intelligence que j’en vins à bout. Je n’omis quoi que ce soit, et j’étais étonnée que sur ces matières je savais tout sans l’avoir jamais appris. J’accommodai tous mes papiers, et réglai toutes mes affaires, sans secours de qui que ce soit...
10. Un grand nombre de personnes qui plaidaient ensemble depuis plus de vingt ans s’adressèrent à mon mari pour les accommoder... Il y avait vingt procès les uns sur les autres. Ils étaient vingt-deux personnes qui plaidaient de cette sorte, sans que l’on pût terminer leurs différends, à cause des nouveaux incidents qu’ils faisaient chaque jour. Mon mari se chargea de prendre des avocats pour examiner leurs papiers, mais il mourut sans avoir rien fait. Après sa mort, je les envoyai quérir pour leur donner leurs papiers. Mais ils ne voulurent jamais les recevoir... Je m’enfermai plus de trente jours dans mon cabinet pour toutes ces affaires, sans en sortir que pour la Messe et les repas. Ces bonnes gens signèrent tous leur accommodement à l’aveugle sans le voir : ils en furent si contents qu’ils ne pouvaient s’empêcher de le publier partout. C’était vous seul, ô mon Dieu, qui faisiez ces choses, car sitôt que je n’ai plus eu de bien ni d’affaires, je ne les ai pas même comprises, et lorsque j’en entends parler à présent, il me semble que c’est de l’arabe.
11. Sitôt que je fus veuve, mes amis et les personnes de la plus grande distinction dans le pays me venaient conseiller de me séparer d’abord de ma belle-mère... Je leur répondis que je n’avais aucun sujet de me plaindre d’elle, et que je faisais mon capital de rester avec elle si elle me le voulait bien permettre...
XXIII. LES CARACTÈRES DE LA SÉCHERESSE 110
1. J’étais dans un dépouillement si étrange de tout soutien et de tout appui, soit pour le dehors, soit pour le dedans, qu’il me serait difficile de le bien décrire ici, ni le bien faire comprendre. Afin de m’en acquitter le mieux que je pourrai, je vais décrire de suite les peines par où j’ai passé pendant sept années jusqu’à ce qu’il vous plût, mon Dieu, de m’en délivrer tout à coup, puis je reprendrai la suite de mon histoire.
2. Je ne perdis pas tout à coup tout soutien pour l’intérieur, mais peu à peu, car dès le vivant de la Mère Granger j’avais déjà souffert bien des peines intérieures, mais elles n’étaient que comme les avant-coureurs de celles qu’il m’a fallu éprouver dans la suite.
3. Après que vous m’eûtes blessée d’une manière aussi profonde que celle que j’ai décrite, vous commençâtes, ô mon Dieu, à vous retirer de moi, et la peine de votre absence m’était d’autant plus rude que votre présence m’avait été plus douce et votre amour plus fort en moi. Je m’en plaignis à la Mère Granger et je ne croyais plus vous aimer. Un jour que pénétrée vivement de cette pensée et de cette peine je lui dis que je ne vous aimais plus, unique objet de mon amour, elle me dit en me regardant : « Quoi ! vous n’aimez plus Dieu ! » Ce mot me fut plus pénétrant qu’une flèche ardente. Je sentais une peine si terrible et une interdiction si forte que je ne pus lui répondre, parce que ce qui était caché dans le fond se fit d’autant plus paraître dans ce moment que je le croyais plus perdu.
4. Ce qui me persuadait, ô mon Dieu, que j’avais perdu votre amour, était qu’au lieu d’avoir trouvé de nouvelles forces dans cet amour si fort et si pénétrant, j’étais devenue plus faible et plus impuissante, car autrefois je me défendais plus facilement du penchant vers la créature...
5. C’était votre conduite avant que de me faire entrer dans l’état de pure misère, que j’appellerai état de mort, puisque je n’ai pu douter que vous ne vous en soyez servi pour me faire mourir entièrement à moi-même comme vous m’aviez fait mourir à tout le reste. Car, si on considère attentivement votre conduite sur moi, on verra que les dépouillements extérieurs n’étaient que la figure des intérieurs ; et que vous avez poussé les uns et les autres d’une égale force, les augmentant insensiblement jusqu’à la mort totale, où il semble que vous n’ayez changé de conduite que pour me faire entrer dans un nouvel abîme de croix et d’abjection... Plus j’avance dans ce que j’ai à écrire, plus l’entreprise m’en paraît difficile.
6. Votre conduite, ô mon Dieu, avant que de me faire entrer dans l’état de mort, était une conduite de vie mourante : tantôt de vous cacher et de me laisser à moi-même dans cent faiblesses, tantôt de vous montrer avec plus de charmes et d’amour. Plus l’âme approchait de l’état de mort, plus ses abandons devenaient longs et ennuyeux et ses faiblesses grandes, et aussi les jouissances plus courtes, mais plus pures et plus intimes, jusqu’à ce qu’enfin elle tombât dans la privation totale. Ce fut un renversement égal et du dehors et du dedans. Il semblait, mon Amour, que votre providence extérieure et votre conduite intérieure se fussent donné le défi à qui la perdrait et la détruirait le plus promptement 111.
7. À mesure que la sensibilité s’était augmentée, votre absence était devenue plus continuelle, les abandons plus forts, les faiblesses plus grandes, les croix extérieures plus amères, l’impuissance de faire le bien plus forte, le penchant à tout mal, insurmontable. J’avais le sentiment de tous les péchés, sans les commettre cependant, et ces sentiments passaient dans mon esprit pour des réalités, à cause que je sentais mon cœur occupé de la créature. Enfin les choses vinrent à tel point que je perdis pour toujours et tout soutien et tout appui, tant intérieur qu’extérieur. Il ne me restait plus rien de vous, ô mon Dieu, que la douleur de votre perte, qui me paraissait réelle. Je perdis encore cette douleur, pour entrer dans le froid de la mort. Il ne me restait qu’une assurance de ma perte, ô mon Dieu, et de ne vous aimer jamais.
8. Sitôt que je voyais le bonheur d’un état, ou sa beauté, ou la nécessité d’une vertu, il me semblait que je tombais incessamment dans le vice contraire, comme si cette vue (qui, quoique très prompte, était toujours accompagnée d’amour) ne m’avait été donnée que pour me faire éprouver son contraire d’une manière d’autant plus terrible que j’en avais conservé plus d’horreur. C’était bien alors, ô mon Dieu, que je faisais le mal que je haïssais, et que je ne faisais pas le bien que j’aimais 112. Il m’était donné une vue pénétrante de la pureté de Dieu, et je devenais toujours plus impure quant au sentiment, car, quant à la réalité, cet état est très purifiant, mais j’étais alors bien éloignée de le comprendre. Il m’était montré que la droiture et la simplicité de cœur étaient la vertu essentielle, et je ne faisais que mentir sans le vouloir : je croyais alors que c’était des mensonges mais, dans la vérité, ce n’était que pure méprise et paroles précipitées, sans nulle réflexion. J’avais des promptitudes. Je n’avais jamais eu que du mépris pour le bien ; j’y sentais des attaches, et j’aurais voulu ravoir ce que j’avais perdu d’extérieur, ce me semblait. Je ne pouvais retenir une parole ni m’empêcher de manger ce qui était à mon goût : tous mes appétits se réveillaient avec une entière impuissance de les surmonter ; leur réveil n’était pourtant qu’en apparence, car, ainsi que je l’ai dit, sitôt que je mangeais des choses dont je sentais un désir si violent, je n’y trouvais plus de goût.
9. Mr Bertot, sans savoir mon état, me défendit les austérités, qui n’auraient pu que me servir d’appui : il me manda que j’étais indigne d’en faire... J’entrai dans une si étrange désolation qu’elle est inexplicable. Le poids de la colère de Dieu m’était continuel. Je me couchais sur un tapis qui était sur l’estrade, et je criais de toutes mes forces (lorsque je ne pouvais être entendue) dans le sentiment où j’étais du péché, et dans la pente que je croyais avoir pour le commettre : « Damnez-moi, et que je ne pèche pas ! Vous envoyez les autres en Enfer par justice, donnez-le-moi par miséricorde ! » Il me semblait que je m’y serais jetée avec plaisir dans l’appréhension que j’avais du péché.
10. Mr Bertot, sur des rapports qu’on lui fit que je faisais de grandes austérités (car des gens se l’imaginaient à cause de l’extrême peine où j’étais, qui me rendait méconnaissable) quoiqu’il me les eût défendues, crut que je me conduisais à ma tête. Dans cet état déplorable, je ne lui pouvais rien mander de moi, Dieu ne le permettant pas, car, bien que j’eusse des peines si vives du péché, lorsque je voulais écrire ou en parler, je ne trouvais rien et j’étais toute stupide. Même lorsque je me voulais confesser, je ne pouvais rien dire, sinon que j’avais du sensible pour la créature. Ce sensible était tel que, dans tout le temps qu’il dura, il ne me causa jamais aucune émotion ni tentation dans la chair. Mr Bertot m’abandonna et me fit mander que je prisse un autre Directeur...
11. Je restai si affligée que je crus que je mourrais de douleur. J’étais grosse de ma fille. Je me suis étonnée bien souvent comme je n’accouchai pas avant terme : les sanglots étaient si violents que j’en étais sur le point d’étouffer. Je me serais consolée de l’abandon de Mr Bertot si ce n’était que je le regardais comme la marque visible de l’abandon de Dieu. Ma peine était si vive au commencement, que je ne pouvais presque manger. On ne comprenait pas de quoi je pouvais vivre, et je ne le comprends pas moi-même. Je restai si affaiblie que je fus malade pour accoucher depuis le lundi midi jusqu’au samedi minuit. Les Médecins ne me trouvaient aucune force et disaient que je mourrais de pure faiblesse sans accoucher. La crainte que l’enfant n’eût pas le baptême me fit faire un vœu à la Ste Vierge : après quoi j’accouchai heureusement, quoique je fusse si misérable et aux portes de la mort. Je n’avais point de peine de mourir, parce que je croyais que ma mort finirait mes maux intérieurs.
12. C’était tout ce que je pouvais faire durant ce temps-là que de traîner mon corps, tant j’étais abattue de langueur, car j’avais alors la privation de tous les biens et l’assemblage de tous les maux, sans que qui que ce soit ni au ciel ni en la terre me donnât aucune consolation. Tout m’était contraire et tout me crucifiait. Avec cela, il me fallait être tout le jour dans une contrariété perpétuelle, portant au dedans des tourments inconcevables. Si j’avais pu être seule, ma peine aurait été de beaucoup soulagée, mais je n’avais que la nuit pour plaindre et pleurer ma douleur... Rien du tout ne m’était donné pour me soulager, car l’oraison m’était un supplice. Je ne pouvais lire quoi que ce soit ; si je me voulais forcer à le faire, je ne savais ce que je lisais, et n’y comprenais chose au monde. Je recommençais je ne sais combien de fois ma lecture, et j’y comprenais moins la dernière fois que la première : il ne m’en restait qu’un dégoût horrible. Les Sermons et tous les exercices de piété me faisaient le même effet. Mon imagination était dans un détraquement effroyable et ne me donnait aucun repos. Je ne pouvais parler de vous, ô mon Dieu, car je devins toute stupide ; ni même concevoir ce que l’on en disait lorsque j’en entendais parler.
13. Au lieu de cette paix de Paradis, dans laquelle mon âme avait été comme confirmée et établie, ce n’était qu’un trouble d’Enfer. Je ne pouvais dormir que peu de suite : mon trouble me réveillait comme si du lit j’eusse dû entrer en Enfer, car cette inclination, d’être damnée plutôt que de pécher, qui était encore une bonne chose, me fut ôtée. Je tombai dans une plus grande faiblesse. La crainte de la mort et de l’enfer me saisit : je cherchais ma première disposition, et je ne la trouvais point ; au contraire, il me paraissait que le péché m’était plus familier, que j’aurais voulu le commettre. Je me trouvai dure pour Dieu, insensible à ses bontés. Il ne m’était montré aucun bien que j’eusse fait en toute ma vie : le bien me paraissait mal, et, ce qui est effroyable, c’est que cet état me paraissait devoir durer éternellement sans que je crusse que ce fût un état 113, mais un vrai déchet. Car si j’avais pu croire que ç’eût été un état, ou qu’il eût été nécessaire ou agréable à Dieu, je n’en eusse eu aucune peine.
14. De là j’entrai dans l’insensibilité, qui me parut être la consommation de mes maux. Ce fut aussi le dernier état mourant. Mais avant d’en parler, il faut continuer mon histoire, après que je vous aurai fait remarquer ce que c’est que de porter cet état sept années, et surtout cinq ans sans un instant de consolation, et accompagné de toutes les croix que j’ai décrites et de celles que je vais dire.
XXIV. RETRAITE ARIDE ET PERSÉCUTION
D’UN JANSÉNISTE
1. Sitôt que je fus veuve, mes croix, qui semblaient devoir diminuer, augmentèrent. Cette domestique dont j’ai parlé, qui devait, ce semble, être plus douce parce qu’elle dépendait de moi, devint plus emportée... La nécessité de veiller continuellement un malade l’avait engagée à boire du vin pur pour se soutenir : or comme elle devenait âgée et faible, la moindre chose lui donnait à la tête... Si quelqu’autre fille m’approchait pour me servir, elle la retirait avec furie, et me reprochait que je la haïssais parce qu’elle avait bien servi mon mari : de sorte qu’il fallait me résoudre à me servir seule lorsqu’il ne lui plaisait pas de venir ; et quand elle venait, c’était pour crier et gronder. Ces manières d’agir, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de dire, ont duré jusqu’à un an avant mon départ...
2. J’allai à Paris exprès pour voir Mr Bertot. Les instantes prières que je lui avais fait faire de me conduire, jointes à la mort de mon mari, dont il crut que je serais fort affligée, l’obligèrent à me conduire de nouveau. Ce qui ne me fut que très peu utile... Je fus bien douze ou quinze fois pour le voir sans pouvoir lui parler : dans l’espace de deux mois je ne lui parlai que deux fois, et encore pour peu de temps... Je lui dis le besoin que j’avais d’un Ecclésiastique pour élever mon fils, et lui ôter les mauvaises habitudes et les impressions désavantageuses qu’on lui inspirait contre moi 114, qui venaient à tel point que, quand il parlait de moi, il ne m’appelait jamais « ma mère », mais « elle a dit, elle a fait ». Mr Bertot me trouva un Prêtre qui était fort homme de bien, et dont on lui avait rendu de très bons témoignages.
3. Je fus faire une retraite avec Mr Bertot et Mad. de C. au P. Dieu permit qu’il ne me parlât point qu’un demi-quart d’heure au plus. Comme il vit que je ne lui disais rien, que je ne savais que dire, et que d’ailleurs je ne lui avais jamais parlé des grâces que Notre-Seigneur m’avait faites... il parlait aux âmes qu’il croyait d’une plus grande grâce... Il me voulut remettre dans les considérations 115, croyant que je n’avais point d’oraison, et que la Mère Granger s’était trompée lorsqu’elle lui avait dit que j’en avais... Je fis ce que je pus pour lui obéir, mais il me fut entièrement impossible. Je m’en voulais du mal à moi-même, parce que je croyais plutôt Mr Bertot que toutes mes expériences. Dans toute ma retraite, quelque effort que je fisse, il ne me vint jamais une pensée dans l’esprit. Mon penchant, que je ne discernais qu’à cause de la résistance que j’y faisais, était de rester en silence et nudité, et je croyais désobéir en y restant. Cela me faisait encore plus croire que j’étais déchue de ma grâce. Je me tenais dans mon néant, contente de mon bas degré d’oraison, sans envier celui des autres, dont je me jugeais bien indigne. J’aurais pourtant bien désiré de faire votre volonté, ô mon Dieu, et d’avancer, pour vous plaire. Mais je désespérais entièrement que cela pût jamais être, et comme je ne doutais pas que ce ne fût par ma faute que j’avais perdu mon don d’oraison, je me contentais de rester dans ma bassesse. Je ne laissai pas pourtant d’être presque toujours en oraison durant cette retraite, mais je ne le connaissais pas, et l’on ne me disait rien qui me pût persuader que j’y fusse...
4. Il y avait dans le lieu où je demeurais une personne dont la doctrine était suspecte de – 116. Il possédait une dignité dans l’Église, qui m’obligeait à avoir de la déférence pour lui. Comme il apprit d’abord l’opposition que j’avais pour toutes les personnes suspectes, et qu’il se persuada que j’avais quelque crédit dans ce lieu, il fit tous ses efforts pour m’engager dans ses sentiments. Je lui parlai avec tant de force, qu’il demeura sans réplique. Cela ne fit qu’augmenter le désir qu’il avait conçu de me gagner et de faire amitié avec moi. Il continua de m’importuner deux ans et demi. Comme il avait une humeur très obligeante, beaucoup d’esprit, et qu’il était très honnête, je ne me défiais point de lui. Et parce que je sentais une grande force intérieure, et qu’en lui parlant Dieu m’était fort présent, je crus que c’était une marque infaillible que Dieu agréait que je le visse, et qu’assurément je le gagnerais. Dans les deux ans et demi que je fus obligée de le voir, je sentis des peines très grandes, car d’un côté j’étais entraînée comme malgré moi à le voir et à lui parler ; et de l’autre il y avait beaucoup de choses en lui que je ne pouvais approuver, et pour lesquelles je sentais un extrême rebut. Dieu me paraissait irrité contre moi, parce que je suivais souvent par infidélité le penchant trop naturel que j’avais à m’entretenir avec lui, quoique ce ne fût pour l’ordinaire que de bonnes choses, ou tout au plus d’indifférentes ; mais comme je sentais que mon naturel était porté à ces entretiens, je voyais l’imperfection qu’il y avait de le suivre. Je m’en retirais souvent : mais il venait me demander pourquoi on ne me voyait plus, et faisait en sorte, par ses assiduités auprès de mon mari malade, que je ne pouvais éviter ses conversations. Je crus qu’il était plus court de rompre tout à fait, mais Mr Bertot ne me le voulut pas permettre qu’après la mort de mon mari. Alors voyant enfin l’opposition qu’il avait pour la vie intérieure, et que je ne pouvais rien gagner sur son esprit, je rompis la liaison que j’avais avec lui. Lorsqu’il vit qu’il ne pouvait renouer avec moi, il me fit des persécutions étranges, soulevant tous ceux de son parti. Ces Messieurs avaient alors une méthode entre eux, qui était qu’en très peu de temps ils savaient ceux qui étaient de leur parti et ceux qui leur étaient contraires. Ils envoyèrent aux plus proches comme des lettres circulaires, qu’ils se font tenir les uns aux autres, de sorte qu’en très peu de temps ces Messieurs me décrièrent partout de la plus étrange manière. Mon nom leur était connu, mais non pas la personne. Ils condamnaient hautement ma piété. Ils faisaient courir des bruits secrets pour me discréditer dans tous lieux où ils savaient que j’étais en réputation. Cependant la joie que j’avais de me voir dégagée de cette liaison était si grande que j’étais peu sensible à tout ce qu’il pouvait me faire. Je goûtais si fort ma nouvelle liberté que la peine chez moi n’était comptée presque pour rien. Je disais en moi-même : Jamais je ne me lierai à personne, et je me tiendrai si bien que je ne serai plus en peine de rompre. Insensée que j’étais ! je ne savais pas que celui qui m’avait dégagée pouvait seul m’empêcher de me lier. Je croyais encore pouvoir me défendre et me garder, et ma funeste expérience ne m’avait pas encore parfaitement convaincue de mon impuissance, car je retombai dans une nouvelle liaison qui dura six mois, mais elle ne me fit pas tant de peine parce que cette personne était plus à Dieu 117. La personne avec qui j’avais rompu me décria donc partout, ce qui fit un peu de tort à ma réputation. C’était, ô mon Dieu, l’endroit où je tenais le plus, et qui m’a le plus coûté à perdre dans la suite. Comme je sus qu’on parlait de moi, je me précautionnai de toutes mes forces, mais le coup était donné : il fallait qu’il eût son cours.
5. Ce que je souffrais était terrible, car l’éloignement de mon Dieu était toujours plus grand... Je n’avais ni parent, ni ami, ni confident : il me parut que chacun avait honte de moi. Je portais encore un état d’humiliation inexplicable, car l’impuissance où j’étais de faire des actions extérieures de charité que j’avais faites, comme d’aller, après le Saint Sacrement, ensevelir les morts, rester longtemps à l’Église, servait de prétexte à ce Monsieur de me condamner... Il fut si avant que de me prêcher publiquement comme une personne qui, après avoir été l’exemple d’une ville, en était devenue le scandale... Quoique je fusse présente à ses Sermons, qui devaient me combler de confusion (car ils scandalisaient tous ceux qui les entendaient), je ne pouvais en avoir de peine. Au contraire, j’en eus de la joie, car je portais dans mon fond une condamnation contre moi-même que je ne puis exprimer, et il me paraissait que ce Monsieur réparait, par une confusion publique qu’il me procurait, les fautes et les infidélités que j’avais faites. Il me semblait que j’en méritais infiniment davantage...
8. J’étais souvent très malade et en danger de mort, et je ne savais que faire pour me préparer à la mort : je ne voyais même rien que je pusse faire, et je me laissais dévorer à l’amertume. Je n’osais presque paraître, à cause de ma peine : il me semblait que tout le monde devait connaître mes misères et l’état dont je croyais être déchue 118. Le plaisir même de boire la confusion me fut ôté. Il ne me resta que la confusion toute seule, que je ne pouvais plus porter, car je ne sentais plus en moi la moindre inclination au bien, mais au contraire un penchant à tous maux ; et ce penchant involontaire, et sans effet, me paraissait un crime. Dieu le permettait de la sorte. Je me trouvais plus sale et plus laide que le Démon, et cependant lorsqu’il me fallait confesser, je ne savais que dire sinon certaines infidélités que je faisais, et que je sentais des sensibilités naturelles. Car, comme j’ai dit, je ne faisais rien de marqué. C’était une expérience de misère, et un sentiment inconcevable de ma bassesse, qui me faisait passer les sentiments du cœur pour péchés 119. Je ne croyais pas qu’il y eût au monde une personne plus mauvaise que moi, et je portais une confusion si grande que je n’osais paraître. Les personnes de piété qui m’avaient connue m’écrivaient comme s’ils avaient cru ce que ces Messieurs disaient ; et je ne me justifiais point, quoique je fusse innocente de ce dont on m’accusait.
Un jour que j’étais dans une plus forte désolation qu’à l’ordinaire, et qu’il n’y avait rien sur la terre capable de me consoler, étant comme hors de moi par l’excès de la peine, qui m’ôtait la nourriture et le sommeil, j’ouvrais le Nouveau Testament sans penser à ce que je faisais. Je trouvai ces paroles : La vertu se perfectionne dans l’infirmité : ma grâce te suffit . Cela me consola pour quelques moments, mais la consolation passait dans un instant, et ne servait que pour rendre la peine plus forte, car il ne me restait ni idée ni trace de ces choses.120
XXV. LA MORT SPIRITUELLE
1. Vous m’ôtâtes, ô mon Dieu, tout à coup tout le sensible que j’avais pour les créatures, et vous me l’ôtâtes en un instant comme qui ôte une robe, en sorte que depuis ce temps il ne m’est jamais arrivé d’en avoir pour qui que ce soit. Quoique vous m’eussiez fait cette grâce (dont je ne saurais assez vous marquer ma reconnaissance), je n’en étais cependant ni plus rassurée, ni plus contente, ni moins confuse. Vous étiez si loin de moi, ô mon Dieu, et vous me paraissiez si fort en colère qu’il ne me restait que la douleur de vous avoir perdu par ma faute. La perte de ma réputation par le moyen de ceux du parti de ce Monsieur croissait chaque jour, et devenait plus sensible à mon esprit et à mon cœur, quoiqu’il ne me fût pas permis de me justifier ni de me plaindre.
2. ... Il y avait cependant des partis très considérables qui me recherchaient, et des personnes qui, selon les règles ordinaires, ne devaient pas penser à moi ; ils se présentaient même au fort de ma désolation extérieure et intérieure, et il me paraissait que c’était un moyen de me tirer de la vexation où j’étais. Mais il me semblait alors, malgré toutes mes peines, que, quand un Roi se serait présenté, je l’aurais refusé avec plaisir, pour vous faire connaître, ô mon Dieu, qu’avec toutes mes misères je voulais être à vous seul, et que si vous ne vouliez pas de moi, j’aurais du moins la consolation de vous avoir été fidèle en tout ce qui dépendait de moi...
3. Je fus cinq ou six semaines à l’extrémité : je croyais très souvent mourir d’une défaillance de nature, causée par un dévoiement continuel, qui m’avait réduite à un tel état que je ne pouvais souffrir aucune nourriture. Une cuillerée de bouillon me mettait dans la défaillance, ma voix était si faible que, quelque près de ma bouche que l’on prêtât l’oreille, on ne pouvait distinguer mes paroles. Je rendis jusqu’au chyle de l’estomac. Mes dispositions étaient que, dans la misère extrême où j’étais réduite, je ne trouvais rien qui pût assurer mon salut ; au contraire, ma perte paraissait inévitable...
4. L’autre disposition où j’étais fut que, loin de voir en moi aucun bien, je n’y voyais que du mal. Tout le bien que vous m’aviez fait faire en ma vie, ô mon Dieu, m’était montré comme mal. Tout me paraissait plein de défauts : mes charités, mes aumônes, mes prières, mes pénitences, tout s’élevait contre moi et me paraissait un sujet de condamnation. Je trouvais soit de votre côté, ô mon Dieu, soit du mien, soit de celui de toutes les créatures, une condamnation générale : ma conscience était un témoin que je ne pouvais apaiser ; et ce qui paraîtra de plus étrange, c’est que les péchés de ma jeunesse ne me faisaient point alors de peine...
5. Comme je vis qu’il n’y avait point de salut en moi pour moi, j’entrai dans une secrète complaisance de ne voir en moi aucun bien sur quoi m’appuyer et assurer mon salut. Plus ma perte me parut proche, plus je trouvai en Dieu même (tout irrité qu’il me paraissait) de quoi augmenter ma confiance. Il me sembla que j’avais en Jésus-Christ tout ce qui me manquait en moi-même...
6. J’avais de la joie de ce que ce corps de péché allait bientôt être pourri et détruit. Le retour de ma santé n’apporta aucun changement à mes peines ni à mes misères ; mais comme je ne trouvais rien de marqué en particulier, je priais ce bon Prêtre, qui demeurait au logis, de remarquer mes défauts, et de m’en avertir... Ce qu’il me disait m’était si fort insupportable que je me faisais une violence pour ne pas le témoigner, et je me tenais la tête, dans la violence de ma peine ; d’autres fois, comme si j’eusse été folle, je me la serrais contre le mur, et je lui disais de ne me plus rien dire, car je me désolais, et entrais comme dans un désespoir, à cause de l’impuissance...
7. J’entrai dans un tel mépris, et même haine de moi-même, que tous les tourments que je souffrais de la perte de Dieu, des créatures et de moi-même me semblaient doux... La communion, que j’avais tant désirée autrefois, me devint un nouveau sujet d’appréhension et de douleur. Quand j’étais obligée par obéissance d’en approcher, tout me frémissait... Cet état m’a duré cinq années de la même force, accompagné de croix sans relâche, comme je les ai dites, et de maladies très fréquentes. Il y a eu outre cela deux ans où les maux n’étaient pas si extrêmes, quoique grands. Tous ces maux, joints à la perte de ma réputation, que je croyais plus grande qu’elle n’était – car elle n’était telle que dans l’esprit de ceux du parti des *** 121 –, tout cela, dis-je, était quelquefois si fort, avec l’impuissance de manger, que je ne sais comment je pouvais vivre. Je ne mangeais pas en quatre jours ce qu’il faut en un seul repas médiocre. J’étais obligée de m’aliter de pure faiblesse : mon corps ne pouvait plus porter un si rude faix. J’aurais voulu qu’il m’eût été permis de dire mes péchés à tout le monde.
8. Si j’avais cru, connu, ou entendu dire que ç’eût été un état, j’aurais été trop heureuse, mais je voyais ma peine comme péché. Les livres spirituels, lorsque je m’efforçais à les lire, augmentaient ma peine : car je ne voyais point en moi ces degrés qu’ils mettent ; je ne les comprenais pas même, et lorsqu’ils parlaient des peines de certains états, j’étais bien éloignée de me les attribuer...
XXVI. SÉPARATION D’AVEC SA BELLE-MÈRE
1. Le premier Religieux dont vous vous étiez servi, mon Dieu, pour m’attirer à vous, auquel j’écrivais de temps en temps selon la prière qu’il m’en avait faite, m’écrivit dans le plus fort de ma désolation de ne lui plus écrire : qu’il n’avait que du rebut pour tout ce qui venait de ma part... Un Père Jésuite, qui m’avait beaucoup estimée, m’écrivit quelque chose d’approchant. Je n’avais pas la moindre pensée de me justifier... Il m’était alors tellement indifférent d’être condamnée de tout le monde, et des plus grands Saints, que je n’en avais nulle peine : car je perdis peu à peu la peine de la perte de ma réputation. J’aurais voulu sur la fin que tout le monde m’eût connue comme je me connaissais moi-même...
2. Vous m’aviez accoutumée dès le commencement à la sécheresse et à la privation : je la préférais même à l’abondance, parce que je savais qu’il vous fallait chercher au-dessus de tout. J’avais même dès les premiers commencements un instinct au plus intime de moi-même d’outrepasser tout, et de laisser les dons pour courir au donateur, mais alors il ne s’agissait plus de cela, ni même de vous perdre... J’avais l’esprit et les sens tellement frappés par votre permission, qui vouliez me détruire sans miséricorde, que plus j’allais en avant, plus tout me paraissait péché : les croix mêmes ne me paraissaient plus croix, mais des fautes réelles...
4. Je fus obligée d’aller pour quelques affaires dans une ville où il y avait des proches parents de ma belle-mère. Lorsque j’y avais été autrefois, il n’y avait point d’honnêteté que je n’en eusse reçue, me régalant même à l’envi les uns des autres. Ils me traitèrent avec le dernier mépris, disant qu’ils vengeaient par là ce que je faisais souffrir à leur parente. Comme je vis que la chose allait si loin... je me résolus de m’expliquer avec elle. Je lui dis que chacun disait que je la maltraitais et la faisais souffrir, quoique je ne travaillasse à autre chose qu’à lui donner des marques de mon respect. Que si cela était de la sorte, je la priais de trouver bon que je me retirasse... Elle me répondit fort froidement que je ferais ce que je voudrais, qu’elle n’avait pas parlé de cela, mais qu’elle était résolue de faire ménage à part. C’était bien me donner mon congé. Je songeai à prendre mes mesures secrètement pour me retirer. Comme depuis mon veuvage je ne faisais aucune visite que celles de pure nécessité ou de charité, il ne se trouva que trop d’esprits mécontents qui firent un parti contre moi avec elle. Le mien était seul, car vous ne me permettiez pas alors, ô mon Dieu, de m’ouvrir à personne, et vous exigiez de moi un secret inviolable de toutes mes peines extérieures et intérieures. Il n’y a rien qui coûte tant ni qui fasse tant mourir la nature, qui crève de ne trouver ni appui ni consolation... Je me vis réduite à sortir au fort de l’hiver avec mes enfants et la nourrice de ma fille, sans savoir que devenir. C’était l’Avent, il n’y avait point de maison vide dans la ville. Les Bénédictines m’offrirent un appartement chez elles.
5. Je souffris un martyre inconcevable, car d’un côté je craignais, en me retirant, de me retirer de la croix ; d’autre part, il ne me semblait pas juste de demeurer chez une personne pour la crucifier, n’ayant point d’autre désir que de la contenter. Et cependant, quelque soin que j’y prisse, tout tournait également mal. Elle se plaignait que je faisais les choses sans la consulter ; lorsque je la consultais, elle ne me voulait pas répondre ; et quand je lui demandais avis, elle disait que je ne pouvais rien faire de moi-même, qu’il fallait qu’à son âge elle eût soin de tout. Lorsque j’allais à la campagne pour prendre quelque repos, elle s’en plaignait, disant que je la laissais seule... Je lui envoyais souvent mon carrosse et la priais de venir passer un jour à la campagne, que cela la divertirait sans l’incommoder, puisqu’étant si proche, elle pourrait revenir le soir : elle le renvoyait à vide sans réponse, et si j’étais quelques jours sans le lui envoyer, c’était des plaintes...
6. ... Le jour de Noël, étant auprès d’elle, je lui dis avec beaucoup d’affection : « Ma mère, le Roi de la Paix est né aujourd’hui pour nous l’apporter : je vous demande la paix en son nom. » Je crois que cela la toucha, quoiqu’elle ne le fît pas paraître...
7. Comme j’étais prête à me retirer, un des amis de ma belle-mère (homme de bien, qui m’a toujours estimée sans le lui oser faire paraître), en ayant été averti, appréhenda beaucoup que je ne quittasse la ville : car quelques-unes de mes aumônes passaient par ses mains. Il crut que c’était faire un très grand tort au pays. Il se résolut de parler à ma belle-mère, avec le plus de ménagement qu’il pourrait, car il la connaissait. Après qu’il lui eut parlé, elle dit qu’elle ne me mettrait pas hors de chez elle, mais que, si j’en sortais, elle n’y mettrait pas d’obstacle. Il me vint voir ensuite, et me pria d’aller lui faire des excuses pour la contenter... Vous permîtes, ô mon Dieu, qu’elle fît elle-même la déclaration de la vérité en présence de cet homme : elle dit qu’elle n’était pas personne à se laisser offenser, qu’elle ne l’aurait pas souffert, qu’elle n’avait point d’autre plainte à faire de moi sinon que je ne l’aimais pas, que j’aurais voulu qu’elle fût morte 122...
XXVII. DERNIERS DEGRÉS DE LA NUIT
1. Un jour, accablée de peines, et ne sachant que faire, il me vint dans l’esprit de parler à un homme de mérite et de distinction qui venait souvent au pays, homme qui passe pour fort intérieur. Je lui écrivis un billet pour lui demander quelque temps, parce que j’avais besoin de ses avis. Sitôt que je fus devant le St Sacrement, je sentis une si terrible peine que je ne pouvais plus vivre. « Quoi ! (m’était-il reproché) tu cherches à te soulager et secouer mon joug ! » Mon mari était vivant encore. J’envoyai au plus vite un autre billet pour le prier de m’excuser...
2. Il faut, avant que je continue mon histoire, dire une remarque que Notre-Seigneur m’a fait faire de la voie par laquelle il a plu à sa bonté de me conduire : c’est qu’elle est d’autant plus sûre qu’elle était plus obscure ; parce que, ne laissant à l’âme aucun appui, elle était contrainte malgré elle de se perdre. Ce que j’ai remarqué aussi, c’est que l’âme, quoiqu’elle ne se soit point appliquée en particulier à aucun des états de Jésus-Christ, se trouve cependant au sortir de sa boue revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ sans y avoir fait aucune attention ; et cet état lui communique Jésus-Christ même et ses divins états. C’est là véritablement être revêtue de Jésus-Christ. Cette âme, auparavant si impure et propriétaire, est ici purifiée comme l’or dans le creuset. Cette personne pleine de son jugement et de sa volonté se trouve sans résistance, et elle obéit à un enfant ; elle ne peut même trouver en elle de volonté : son esprit se démet sans résistance de ses propres pensées pour prendre celles des autres. Autrefois elle aurait contesté pour une chose indifférente ; après, elle cède d’abord, non avec peine comme autrefois, ou par pratique de vertu, mais comme tout naturellement. Ses propres vues se dissipent d’elles-mêmes sitôt que celles des autres paraissent. Cette créature, autrefois si vaine, n’aime plus dans la suite que la pauvreté, la petitesse et l’abjection ; elle était autrefois idolâtre d’elle-même, ici elle s’oublie sans cesse ; elle se préférait à tout le monde, et elle préfère tout le monde à elle. Au commencement cela se fait en manière aperçue et en se contrariant ; ensuite cela paraît comme tout acquis et sans peine.
3. Dans l’état d’humiliation dont je viens de parler, tout paraît perdu. Lorsque cet état est passé, tout se trouve en l’âme, mais d’une manière si facile et si naturelle qu’elle ne le découvre plus que lorsqu’il est nécessaire de le voir. Elle a aussi une charité immense pour le prochain et pour supporter ses défauts et faiblesses, ce qu’elle ne pouvait faire autrefois qu’avec une extrême peine ; car on a, faute de lumière, un zèle amer contre les défauts du prochain. Les personnes les plus défectueuses lui sont maintenant devenues aimables : cette colère de loup est changée en la douceur d’un agneau. Au commencement j’aimais les pratiques d’humiliation, et de faire les choses les plus basses, comme balayer ; et, lorsque j’allais voir les pauvres, faire leur lit et leur ménage ; allant dans le Couvent j’y lavais la vaisselle. Je faisais des pénitences en public comme les autres, mais après j’oubliai tout cela, et il ne me venait pas dans l’esprit d’en demander, ni d’en faire ; lorsqu’on me le disait, je le faisais avec joie, mais de moi-même, je ne m’avisais plus d’aucune chose.
4. Dans le temps de mes expériences de misères, je ne cherchais point de récréations au dehors ; au contraire, elles me faisaient peine, et je ne voulais rien voir ni rien savoir, et puisque les autres allaient voir, je demeurais au logis. Mon cabinet était mon seul divertissement. Je me suis trouvée proche de la Reine, que je n’avais point vue, et que j’aurais eu assez d’envie de voir, et Monseigneur aussi qui y était. Il n’y avait qu’à ouvrir les yeux, et je ne le faisais pas. J’aimais à entendre chanter 123 : cependant je fus une fois quatre jours avec une personne qui a passé pour la plus belle voix du monde, sans la prier de chanter, ce qui l’étonnait, parce qu’elle n’ignorait pas que, sachant son nom, je devais savoir la beauté de sa voix. J’ai fait néanmoins des infidélités marquées en m’informant de ce que d’autres disaient de moi pour me blâmer...
Une des choses qui m’a fait le plus de peine dans les sept années dont j’ai parlé, surtout les cinq dernières, c’était une folie si étrange de mon imagination qu’elle ne me donnait aucun repos ; mes sens lui faisaient compagnie, en sorte que je ne pouvais plus fermer les yeux à l’Église : et ainsi, toutes les portes étant ouvertes, je ne devais me regarder que comme une vigne exposée au pillage, parce que les haies que le père de famille avait plantées étaient arrachées. Je voyais alors tout ce qui se faisait et tout ce qui allait et venait à l’Église, état bien différent de l’autre. La même force qui m’avait tirée au dedans pour me recueillir semblait me pousser au dehors pour me dissiper.
5. Accablée donc de misères de toutes manières, comblée d’ennuis, affaissée sous la croix, je me résolus de finir mes jours de cette sorte. Il ne me resta plus aucun espoir de sortir jamais d’un état si pénible ; mais pourtant, croyant avoir perdu la grâce pour jamais et le salut qu’elle nous mérite, j’aurais voulu au moins faire ce que j’aurais pu pour un Dieu que je croyais ne devoir jamais aimer ; et voyant le lieu d’où j’étais tombée, j’aurais voulu par reconnaissance le servir, quoique je me crusse une victime destinée pour l’enfer. D’autres fois, la vue d’un si heureux état me faisait naître certains désirs secrets d’y rentrer ; mais j’étais soudain rejetée dans le profond de l’abîme, d’où je ne faisais pas un soupir, demeurant pour toujours dans un état qui était dû aux âmes infidèles. Je restai quelque temps en cet état comme les morts éternels, qui ne doivent jamais revivre... Peu à peu mon état cessa d’être pénible. J’y devins même insensible, et mon insensibilité me parut l’endurcissement final de ma réprobation. Mon froid me parut un froid de mort. Cela était bien de la sorte, ô mon Dieu, puisque vous me fîtes trépasser amoureusement en vous, comme je vais le dire.
6. Pour reprendre donc mon histoire, il arriva qu’un laquais que j’avais au logis voulut se faire Barnabite ; et comme j’en écrivais au Père de La Motte, il me manda qu’il fallait s’adresser au Père La Combe, qui était alors supérieur des Barnabites de Thonon. Cela m’obligea de lui écrire. J’avais toujours conservé un fond de respect et une je ne sais quelle estime de sa grâce. Je fus bien aise de cette occasion pour me recommander à ses prières. Comme je ne savais parler que de ce qui m’était le plus réel, je lui écrivis que j’étais déchue de la grâce de mon Dieu, que j’avais payé ses bienfaits de la plus noire ingratitude ; enfin que j’étais la même misère et un sujet digne de compassion, et que, loin d’avoir avancé vers mon Dieu, je m’en étais entièrement éloignée. Il me répondit d’une manière comme s’il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l’effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce. Il me le manda de la sorte, mais j’étais bien éloignée de me le persuader.
7. Durant le temps de ma misère, Genève 124 me venait dans l’esprit d’une manière que je ne puis dire. Cela me fit craindre beaucoup. Je me disais à moi-même : quoi ! pour comble d’abandon, irais-tu jusqu’à cet excès d’impiété que de quitter la foi par une apostasie ? Je me croyais capable de tous les maux du monde ; et l’endurcissement extrême où je me trouvais, joint à un dégoût général de tout ce qui est appelé bon, me donnait toute sorte de défiance de moi-même. Je disais : pourrais-je quitter l’Église, pour laquelle je donnerais mille vies ?... Cependant la lettre que j’avais reçue du P. La Combe, où il me mandait sa disposition présente, qui avait assez de rapport à celle qui avait devancé mon état de misère, me fit un tel effet, parce que vous le voulûtes de la sorte, ô mon Dieu, qu’elle rendit la paix à mon esprit et le calme à mon cœur... Je me trouvai même unie intérieurement à lui comme à une personne d’une grande grâce. Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit, en songe, une petite Religieuse fort contrefaite, qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : « Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève. » Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens pas. J’en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire. Selon le portrait de la Mère Bon, que j’ai vu depuis, j’ai connu que c’était elle ; et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort.
8. Environ huit ou dix jours avant la Madeleine de l’an 1680, il me vint au cœur d’écrire encore au P. La Combe, et de le prier, s’il recevait ma lettre avant la Madeleine, de dire la Messe pour moi ce jour-là. Vous fîtes, ô mon Dieu, que cette lettre (contre l’ordinaire des autres qu’il ne recevait que très tard à cause du défaut des messagers qui les vont quérir à pied à Chambéry) lui fut rendue la veille de la Madeleine ; et le jour de la Madeleine il dit la Messe pour moi. Comme il m’offrit à Dieu au premier memento, il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d’impétuosité : « Vous demeurerez dans un même lieu. » Il fut d’autant plus surpris qu’il n’avait jamais eu de parole intérieure. Je crois, ô mon Dieu, que cela s’est bien plus vérifié et pour l’intérieur et pour les mêmes aventures crucifiantes qui nous sont arrivées assez pareilles, et pour vous-même, ô Dieu, qui êtes notre demeure, que pour la demeure temporelle. Car, quoique j’aie été quelque temps avec lui dans un même pays, et que votre providence nous ait fourni quelques occasions d’être ensemble, il me paraît que cela s’est vérifié bien plus par le reste, puisque j’ai l’avantage, aussi bien que lui, de confesser Jésus-Christ crucifié.
XXVIII. LIBÉRATION ET JOIE INTÉRIEURES
1. Ce fut ce jour heureux de la Madeleine 125 que mon âme fut parfaitement délivrée de toutes ces peines. Elle commençait déjà, depuis la première lettre du P. La Combe, de reprendre une nouvelle vie, mais cela était comme un mort que l’on ressuscite, qui n’est pas encore délié de ses suaires, mais dans ce jour je fus comme en vie parfaite. Je me trouvai autant élevée au-dessus de la nature que j’avais été plus rigoureusement captive sous son poids. Je me trouvais étonnée de cette nouvelle liberté, et de voir de retour, mais avec autant de magnificence que de pureté, celui que je croyais avoir perdu pour toujours. Ce que je possédais était si simple, si immense, que je ne le puis exprimer. Ce fut alors, ô mon Dieu, que je retrouvai en vous d’une manière ineffable tout ce que j’avais perdu. Vous me le rendîtes avec de nouveaux avantages. Mon trouble et ma peine furent changés en une paix qui était telle que, pour m’en mieux expliquer, je l’appelle PAIX-DIEU. La paix que je possédais avant ce temps était bien la paix de Dieu, paix don de Dieu, mais ce n’était pas la paix-Dieu, paix qu’il possède en lui-même, et qui ne se trouve qu’en lui.
2. Quoique ma joie fût extrêmement grande, il ne me fut pas alors permis de m’y laisser aller. Le souvenir de ma misère passée m’empêchait de me réjouir et de laisser prendre part à la nature en quoi que ce soit : sitôt qu’elle voulait voir ou goûter quelque chose, l’esprit lui faisait tout outrepasser...
3. Je croyais bien que c’était un changement d’état qui me durerait quelque temps, mais je ne croyais pas mon bonheur aussi grand et aussi immuable qu’il était... Toute facilité pour le bien me fut rendue bien plus grande qu’auparavant, mais d’une manière si libre et si exempte de gêne qu’elle semblait m’être devenue naturelle.
4. Au commencement, cette liberté avait moins d’étendue ; mais plus j’avançais, plus la liberté devenait grande. J’eus occasion de voir Mr Bertot pour quelques moments. Je lui dis que je croyais mon état bien changé, sans lui en dire le détail, ni ce que j’éprouvais, ni ce qui l’avait précédé. J’eus très peu de temps à lui parler, et encore était-il appliqué à autre chose. Vous permîtes, ô mon Dieu, qu’il me dît que non, peut-être sans y penser. Je le crus, car la grâce me faisait croire ce que l’on me disait malgré mes lumières et mes expériences ; de sorte que, lorsque l’on m’avait dit le contraire de ce que je pensais, toute autre pensée n’était plus admise dans mon esprit, qui restait si soumis à ce qu’on lui disait qu’il n’avait pas seulement une pensée ni une réflexion contraire. Cela ne me fit aucune peine, car tout état m’était indifférent. Je sentais pourtant augmenter tous les jours en moi une espèce de béatitude. Je fus entièrement délivrée de toute peine et de tous les penchants que je croyais avoir au péché. Il me semble que je faisais alors toutes sortes de biens sans propriété ni retour ; et s’il se présentait un retour, il était d’abord dissipé. Il me semblait qu’il se tirait comme un rideau qui couvrait cette pensée, et faisait qu’elle ne paraissait plus. Mon imagination fut entièrement fixée, en sorte que je n’en avais plus de peine. J’étais étonnée de la netteté de mon esprit, et de la pureté de mon cœur.
5. Je reçus une lettre du Père La Combe qui m’écrivit que Dieu lui avait fait connaître qu’il avait de grands desseins sur moi : qu’ils soient de justice ou de miséricorde, tout m’est égal. Il lui avait été dit : « Vous demeurerez en un même lieu. » Il n’en connut pas davantage, et Dieu ne lui fit rien connaître alors de plus particulier. J’avais toujours Genève dans le fond de mon cœur, sans m’en expliquer à personne. Je ne m’arrêtais pas même à y penser, ni à ce que le P. La Combe m’avait mandé des desseins de Dieu sur mon âme. Je reçus tout cela dans une entière indifférence, sans vouloir ni m’en occuper ni y penser, attendant tout, ô mon Dieu, de votre toute-puissante volonté. Comme ma misère était encore si proche, je craignais même que ce ne fût une ruse du Démon, qui, en m’amusant de la pensée d’un bien que je n’avais pas, me ferait perdre celui que je possédais, en me tirant de mon état. Cette crainte était douce, paisible, animée de confiance et d’espérance. Plus je me voyais misérable, plus je me voyais propre à vos desseins, ô Dieu ; et il me semblait que ma misère, mon incapacité et mon néant ne pouvant rien dérober à Dieu de ce qu’il faisait, il aurait lui seul toute la gloire de ses œuvres. Je vous disais : « Ô mon Seigneur, Prenez des misérables et des hébétés pour faire vos ouvrages, afin que l’on vous en rende toute la gloire, et que l’homme ne s’en attribue rien. Si vous preniez une personne de grande vertu, et enrichie de talents, on pourrait lui en attribuer quelque chose ; mais si vous me prenez, on verra bien que vous êtes seul auteur de tout ce que vous ferez. » Je restai de cette sorte sans y penser davantage ni m’en occuper le moins du monde, persuadée que j’étais que si vous vouliez quelque chose de moi, mon Dieu, vous m’en fourniriez les moyens. Je me tenais cependant en attente, avec une ferme volonté d’exécuter vos ordres aux dépens de ma vie propre lorsque vous me les feriez connaître. Vous m’ôtâtes toutes croix, et vous me donnâtes une si grande facilité pour toutes choses que j’en étais surprise. Je me remis à panser les plaies, et vous me faisiez guérir les plus incurables : lorsque les Chirurgiens n’y voulaient plus travailler, ou qu’ils voulaient couper les membres où le mal était attaché, c’était alors que vous me les faisiez guérir. Je devins si libre que j’aurais pu rester tout le jour à l’Église quoique je n’eusse rien de sensible ; et aussi, je n’avais nulle peine de n’y pas être, trouvant partout dans une immensité et vastitude très grande celui que je ne possédais plus, mais qui m’avait abîmée en lui.
6. Ô que j’ai bien véritablement éprouvé ce que vous dites dans votre Évangile, qui n’est pas répété des quatre Évangélistes sans sujet et même dit deux fois dans un Évangile, que quiconque perdra son âme, la trouvera ; et quiconque la voudra sauver, la perdra 126... Lorsque je me croyais plus perdue sans ressource, ce fut alors que je me trouvai plus sauvée ; lorsque je n’espérais plus rien de moi-même, je trouvai tout en mon Dieu ; lorsque j’eus perdu tout bien, je trouvai en lui toutes sortes de biens ; lorsque j’eus perdu tous les appuis créés, et même les divins, je me trouvai dans l’heureuse nécessité de tomber dans le pur divin et d’y tomber par tout ce que je croyais qui m’en éloignait davantage. En perdant tous les dons, je trouvai le Donateur : en vous perdant, mon Dieu, en moi, je vous trouvai en Vous-même dans l’immuable pour ne vous plus perdre. Ô pauvres créatures, qui passez toute votre vie à goûter les dons de Dieu, et qui croyez en cela être les plus favorisées et les plus heureuses, que je vous plains cependant si vous n’allez pas à mon Dieu par la perte de ces mêmes dons ! Combien d’âmes passent toute leur vie de cette sorte, et se croient des prodiges ? Il y a d’autres personnes qui, étant destinées de Dieu à mourir à elles-mêmes, passent toute leur vie dans une vie mourante et dans d’étranges agonies, sans entrer jamais en Dieu par la mort et la perte totale, parce qu’elles veulent toujours retenir quelque chose sous de bons prétextes, et ne se perdent jamais dans toute l’étendue des desseins de Dieu. C’est pourquoi elles ne jouissent jamais de Dieu en plénitude, ce qui est une perte qui ne se connaîtra parfaitement que dans l’autre vie.
7. Ô mon Seigneur, quel bonheur ne goûtais-je pas dans ma petite solitude et dans mon petit ménage, où rien n’interrompait mon repos. Comme je fus longtemps à la campagne, et que le bas âge de mes enfants ne requérait pas trop mon application, joint qu’ils étaient en assez bonne main, je me retirais tout le jour dans le bois où je passais autant de jours heureux que j’y avais eu de mois de douleur, car c’était là où je donnai ci-devant liberté à la douleur de me détruire ; c’était aussi, dans le commencement, où je donnai lieu à l’amour de me consumer ; et c’était alors où je me laissais plus perdre dans un abîme infini et incompréhensible. Je ne puis rien dire de ce qui se passait en moi, pour être trop pur, trop simple, et trop hors de moi.
8. Vous me traitâtes, ô mon Dieu, comme votre serviteur Job, me rendant au double ce que vous m’aviez ôté, et me délivrant de mes croix. Vous me donnâtes une facilité merveilleuse pour contenter tout le monde ; et, ce qui est de plus surprenant, c’est que ma belle-mère, qui jusqu’alors s’était toujours plainte de moi, quelque soin que j’eusse pris de la satisfaire, sans qui je fisse rien qui la contentât, avouait que l’on ne pouvait être plus contente de moi qu’elle l’était. Les personnes qui m’avaient le plus décriée en témoignèrent de la douleur et devinrent mes panégyristes. Ma réputation se rétablit avec d’autant plus d’avantage qu’elle paraissait plus perdue. Je restai dans une entière paix, tant du dehors que du dedans. Vous fîtes cela, ô mon Dieu, pour rendre le sacrifice que vous prépariez de me faire faire et plus douloureux et plus parfait, car s’il m’eût fallu rompre dans le temps des persécutions, ç’aurait été un soulagement et non un sacrifice ; peut-être aussi ne me serais-je jamais pu résoudre de quitter dans le temps de mes peines : j’aurais toujours sans doute appréhendé de descendre de la croix par moi-même, et de lui être infidèle. Il me semble que l’on ne pouvait être plus contente et plus heureuse que j’étais et dedans et dehors. Comme la croix avait toujours été ma fidèle compagne et amie, il se réveillait de temps en temps de petites peines de ne plus souffrir, mais elles étaient absorbées aussitôt dans un fond qui ne pouvait admettre aucuns désirs. Quoique le corps souffrît de grandes douleurs, ce n’était plus douleur, mais un fond qui béatifiait toutes choses. Il me semble que mon âme était devenue comme cette nouvelle Jérusalem de laquelle il est parlé dans l’Apocalypse, où il n’y a plus ni clameur, ni douleur 127. L'indifférence en moi était parfaite, et l’union au bon plaisir de Dieu si grande que je ne trouvais en moi aucun désir ni tendance. Ce qui me paraissait alors plus perdu en moi était la volonté, car je n’en trouvais pour quoi que ce soit : mon âme ne pouvait s’incliner plus d’un côté que de l’autre ; tout ce qu’elle pouvait faire était de se nourrir des providences journalières. Elle trouvait qu’une autre volonté avait pris la place de la sienne, volonté toute divine, qui lui était cependant si propre et si naturelle qu’elle se trouvait infiniment plus libre dans cette volonté qu’elle ne l’avait été dans la sienne propre.
9. Ces dispositions, que je décris comme dans un temps passé afin de ne rien confondre, ont toujours subsisté, et se sont même toujours plus affermies et perfectionnées jusqu’à l’heure présente. Je ne pouvais désirer ni une chose ni une autre, mais j’étais contente de tout ce qui arrivait, sans y faire ni attention ni réflexion, sinon lorsqu’on me disait : « Voulez-vous ceci ou cela ? » et alors j’étais étonnée que je ne trouvasse plus en moi ce qui pouvait vouloir : j’étais comme si tout était disparu chez moi, et qu’une puissance plus grande eût pris la place. J’avais bien éprouvé, dans les temps qui précédèrent mes peines, qu’un plus puissant que moi me conduisait et me faisait agir. Je n’avais alors, ce me semble, de volonté que pour me soumettre avec agrément à tout ce qu’il faisait en moi et par moi ; mais ici, il n’en était plus de même : je ne trouvais plus de volonté à soumettre, elle était comme disparue, ou plutôt passée dans une autre volonté. Il me semble que ce puissant et fort faisait alors tout ce qu’il lui plaisait ; et je ne trouvais plus cette âme qu’il conduisait autrefois par sa houlette et son bâton avec un extrême amour ; il me paraissait seul, et comme si cette âme lui eût cédé la place, ou bien plutôt, fût passée en lui pour ne plus faire qu’une même chose avec lui.
10. Ô Union d’unité, demandée à Dieu par Jésus-Christ pour les hommes 128, et méritée par le même Jésus-Christ, que tu es forte dans une âme que tu perds de la sorte en son Dieu ! C’est là qu’après la consommation de cette unité divine, l’âme demeure cachée avec Jésus-Christ en Dieu 129. Ô heureuse perte, et d’autant plus heureuse que ce n’est point de ces pertes passagères que l’extase opère, qui sont plutôt des absorbements que des pertes, puisque l’âme se retrouve sitôt après, mais pertes permanentes et durables, qui vont toujours se perdant dans une mer immense, comme un petit poisson irait toujours s’abîmant dans une mer infinie. Mais la comparaison ne me paraît pas assez juste : c’est plutôt comme une petite goutte d’eau jetée dans la mer, qui prend toujours plus les qualités de la même mer. Cette âme recevait, sans pouvoir s’incliner ni choisir. Lorsque je parle de pouvoir, je ne l’entends pas d’un pouvoir absolu, mais de celui d’une âme qui a encore des élections et des désirs. Elle recevait dans une entière indifférence ce qui lui était donné ou fait. Elle faisait dans les commencements encore quelques fautes de précipitation, mais cela était comme hors d’elle, sans cependant qu’elle connût son état.
XXIX. L’OBSESSION DE GENÈVE
1. Je fus obligée d’aller à Paris pour quelques affaires. Étant entrée dans une Église fort obscure pour me confesser, j’allai au premier Confesseur que je trouvai, que je ne connaissais pas et que je n’ai jamais vu depuis. Je fis simplement ma confession, qui fut fort courte, et je ne disais pas un mot à ce Confesseur. Je fus fort surprise lorsqu’il me dit : « Je ne sais qui vous êtes, si vous êtes fille, femme ou veuve, mais je me sens un fort mouvement intérieur de vous dire que vous fassiez ce que Notre-Seigneur vous a fait connaître qu’il voulait de vous : je n’ai que cela à vous dire. » Je lui répondis : « Mon Père, je suis une veuve, qui ai de petits enfants de quatre et six ans. Qu’est-ce que Dieu pourrait vouloir de moi autre chose que de les élever ? » Il me dit : « Je n’en sais rien. Vous savez bien si Dieu vous a fait connaître qu’il voulait quelque chose de vous ; et si cela est, il n’y a rien qui vous doive empêcher de faire sa volonté. Il faut abandonner ses enfants pour la faire. » Cela me surprit fort. Je ne lui dis cependant rien de ce que je sentais pour Genève. Je ne laissai pas de me disposer doucement à tout quitter si vous le vouliez de moi, ô mon Dieu, et si vous m’en faisiez naître les occasions par votre divine providence...
2. Comme j’étais dans cette disposition, vivant dans mon domestique avec une extrême tranquillité, sans m’occuper de tout cela, un Religieux de l’Ordre de St Dominique, de mes amis, eut un grand désir d’aller en mission à Siam. Il demeurait à vingt lieues de chez nous. Comme il était prêt d’en faire le vœu qu’il avait écrit pour le prononcer, il ne lui fut pas possible de le faire. Il lui fut donné à entendre qu’il devait m’en venir parler. Il y vint aussitôt, et comme il avait quelque répugnance à me le déclarer, il allait dire la Messe dans ma chapelle, croyant que Dieu se contenterait qu’il fît son vœu en célébrant la Messe, que j’entendrais. Mais il en fut empêché, de sorte qu’il quitta la chapelle ayant déjà mis l’amict, qu’il ôta, pour me venir parler. Il me dit donc sa pensée.
Quoique je n’eusse ni sentiment ni pensée de rien faire de positif, je me sentis poussée à lui dire ce qui m’était arrivé, et la pensée que j’avais pour Genève depuis longtemps. Je lui contai même un songe qui m’avait paru surnaturel, qui m’était arrivé la nuit de la Transfiguration, le sixième jour d’Août, un an jour pour jour avant les vœux que je fis, dont je parlerai dans la suite. Il me sembla de voir l’Ecclésiastique du logis, avec mon fils le cadet, qui regardait le ciel avec beaucoup d’admiration : ils s’écrièrent que le ciel était ouvert, ils me priaient d’y aller, qu’ils voyaient le Tabor et le Ciel ouvert. Je leur dis que je ne voulais pas y aller, que le Tabor n’était pas pour moi, qu’il ne me fallait que le Calvaire. Ils me pressèrent si fort de sortir que, ne pouvant résister à leurs importunités, je m’y rendis : je ne vis plus qu’un reste de lumière ; et en même temps je vis descendre du ciel une croix d’une grandeur démesurée. Je vis quantité de gens de toutes espèces : Prêtres, Religieux, qui faisaient effort pour l’empêcher de venir. Je ne faisais autre chose que de rester en ma place en paix, sans faire effort pour la prendre ; mais je restais contente. Je l’aperçus qu’elle s’approchait de moi ; elle avait avec elle un étendard de la même couleur que la croix ; elle se vint jeter d’elle-même entre mes bras : je la reçus avec une extrême joie. Les Bénédictines ayant voulu me l’ôter, elle se retira de leurs mains pour se jeter dans les miennes.
3. Comme je m’entretenais de cela avec ce Père, j’eus un fort mouvement de lui dire : « Mon Père, vous n’irez point à Siam, vous me servirez en cette affaire, et c’est pour cela que Dieu vous a envoyé ici. Je vous prie de me donner votre avis ». (Il est fort savant.) Il me dit qu’il resterait trois jours avec moi à la campagne ; et qu’après avoir recommandé l’affaire à Dieu durant ces trois jours et dit trois Messes, il me dirait son sentiment. Il me dit donc, après ce temps, qu’il croyait que c’était la volonté de Dieu que j’allasse en ce pays-là, mais qu’afin d’en être plus assurée il fallait voir l’Évêque de Genève : que s’il approuvait mon dessein, c’était une marque qu’il était de Dieu, que s’il le condamnait il n’y fallait plus penser. J’entrai dans son sentiment et il s’offrit d’aller à Annecy pour trouver Monsieur de Genève et lui parler, et de me rendre un compte fidèle de ce qu’ils auraient résolu ensemble. Comme il était âgé, nous raisonnions de quelle manière il ferait un si long voyage sans être incommodé, lorsqu’il vint deux Religieux passants, qui nous dirent que l’Évêque de Genève était à Paris. Cela me parut, ô mon Dieu, un miracle de votre providence. Ce bon Religieux se résolut d’y aller. Il me conseilla d’écrire au P. La Combe pour savoir son sentiment et recommander l’affaire à ses prières, sachant qu’il était du pays. Il parla donc à Paris à Mr de Genève ; et comme il arriva une affaire que la divine providence me ménagea pour me faire aller à Paris, je parlai moi-même à Mr de Genève.
4. Je lui dis que mon dessein était d’aller en ce pays-là, et y employer mes biens pour faire un établissement pour tous ceux qui voudraient véritablement se convertir à Dieu et se donner à lui sans réserve : que quantité de serviteurs et servantes de Dieu m’avaient assurée que Dieu demandait cela de moi... Mr de Genève approuva mon dessein et me dit qu’il y avait des Nouvelles-Catholiques qui voulaient s’aller établir à Gex, et que c’était une providence. Je lui répondis que je n’avais point de vocation pour Gex, mais pour Genève. Il me dit que je pourrais aller de là à Genève 130...
5. Je fus voir la Supérieure des Nouvelles-Catholiques de Paris pour savoir comment toutes choses allaient : elle m’en témoigna bien de la joie, et m’assura qu’elle serait de la partie... J’allai consulter le P. Claude Martin, fils de la Mère de l’Incarnation de Canada : il ne me décida rien alors, me demandant du temps pour prier, et qu’il m’écrirait ce qui serait la volonté de Dieu sur moi 131.
6. J’avais quelque peine à parler à Mr Bertot, tant à cause de la difficulté de lui parler que parce que je savais combien il condamnait les choses extraordinaires, et que d’ailleurs il ne m’aidait aucunement pour mon intérieur, qu’il disait être l’oraison d’affection, quoique je ne susse ce que c’était. Je me soumettais, contre mes lumières, à ce qu’il me disait, quoiqu’il m’eût autrefois certifiée sur l’oraison de foi ; mais je laissais toutes mes expériences lorsqu’il s’agissait de croire et d’obéir. Comment aurait-il connu mon intérieur, puisque je ne pouvais lui en rien dire ? Je crus cependant que, quoiqu’il ne m’aidât plus, je devais m’adresser à lui pour une affaire de cette importance, et préférer ses lumières à toutes autres, persuadée que j’étais qu’il me dirait infailliblement la volonté de Dieu. J’y allai donc, et il me dit que mon dessein était de Dieu et qu’il y avait déjà quelque temps que Dieu lui avait fait connaître qu’il voulait quelque chose de moi. Je le crus sans hésiter, et je revins pour mettre ordre à tout. Plus je me voyais confirmée, plus j’avais d’appréhension sans appréhension, parce que j’aimais beaucoup mes enfants ; et l’on ne peut goûter un contentement pareil à celui où j’étais.
7. Lorsque je fus de retour, je m’abandonnai, ou plutôt je me délaissai entre les mains de Dieu, résolue de ne pas faire une démarche ni pour faire réussir la chose, ni pour l’empêcher, ni pour la faire avancer ou reculer... J’avais des songes mystérieux qui ne pronostiquaient que des croix, des persécutions et des douleurs... J’en eus un très significatif. Je voyais auprès de moi... un certain animal fort petit et qui paraissait comme mort. Cet animal me parut être l’envie de quelques personnes qui paraissait s’amortir depuis peu de temps. Je pris cet animal, et comme je vis qu’il faisait ses efforts pour me piquer et qu’il grossissait à vue d’œil, je le jetai. Je trouvai qu’il avait empli mes doigts comme d’aiguilles. Je m’approchai d’une personne que je connais fort bien, afin qu’il me les ôtât ; mais il me les enfonça avec rigueur, et je restai pleine de ces pointes jusqu’à ce qu’un Prêtre charitable, d’un mérite extraordinaire (dont le visage m’est encore présent, quoique je ne l’aie jamais vu, mais je crois que je le verrai avant que de mourir), prit cet animal avec des tenailles. Sitôt qu’il le tint serré, mes aiguilles tombèrent d’elles-mêmes, et je trouvai que j’entrai facilement dans un lieu qui auparavant me paraissait inaccessible ; et quoiqu’il y eût de la boue à la hauteur de la ceinture pour aller à une Église abandonnée, je passai dessus sans me salir. Il sera aisé par la suite de ma vie de voir ce que cela signifie.
8. On s’étonnera sans doute que, faisant si peu de cas de tout l’extraordinaire, je rapporte des songes. Je le fais pour deux raisons : la première par fidélité, ayant promis de ne rien omettre de ce qui me viendrait dans l’esprit ; la seconde, parce que c’est la manière dont Dieu se sert et se communique aux âmes de foi pour leur donner des significations de l’avenir en choses qui les concerne, quoiqu’il y ait une manière de connaître d’une extrême pureté dont il les gratifie, et que j’expliquerai ailleurs. Ces songes mystérieux se trouvent en quantité d’endroits de l’Écriture sainte. Ils ont des propriétés singulières, comme de laisser une certitude qu’ils sont mystérieux et qu’ils auront leur effet en leur temps, de ne s’effacer presque jamais de la mémoire quoique l’on oublie tous les autres, et de redoubler la certitude de leur vérité toutes les fois que l’on y pense ou que l’on en parle ; de plus, ils produisent une certaine onction au réveil pour la plupart.
9. Une Religieuse des Bénédictines, qui est une très sainte fille, vit, dans leur réfectoire, Notre-Seigneur attaché à la croix et la Sainte Vierge auprès de lui, qui paraissaient dans une grande peine. Ils faisaient des mouvements qui semblaient marquer leur souffrance et le désir qu’ils avaient de trouver quelqu’un qui voulût les partager. Elle courut en avertir la Supérieure, qui dit qu’elle avait à faire et ne pouvait y aller. Elle voyait qu’elle s’amusait à des fleurs et à des arbres. Ne trouvant personne qui voulût y aller, elle était fort en peine, lorsqu’elle me rencontra et me le dit. J’y courus aussitôt, et Notre-Seigneur en parut très content ; il me reçut et m’embrassa comme pour m’associer à ses souffrances ; après quoi il n’eut plus de peine. Lorsqu’elle me dit cela, je ne lui dis chose aucune de mes desseins. Je compris dans ce moment que c’était des desseins de croix, d’opprobres et d’ignominies, pour me faire porter JÉSUS CRUCIFIÉ.
10. Je reçus une lettre du Père La Combe qui me manda qu’il avait fait prier de très saintes filles qui étaient en ces quartiers ; que toutes disaient que Dieu me voulait à Genève. Une Religieuse de la Visitation, qui est une très sainte fille, me manda que Dieu lui avait fait connaître la même chose, et qu’il lui avait été dit : « Elle sera fille de la croix de Genève. » Une Ursuline me fit aussi savoir que Notre-Seigneur lui avait dit qu’il me destinait pour être l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, le bras du manchot, etc... L’Ecclésiastique qui était au logis craignait beaucoup que je ne fusse trompée ; mais ce qui acheva de le confirmer pour ce temps-là fut que le Père Claude Martin, dont j’ai parlé, m’écrivit que Dieu lui avait fait connaître après beaucoup de prières qu’il me voulait à Genève, qu’il voulait que je lui fisse un sacrifice généreux de toutes choses. Je lui répondis que Dieu ne voulait peut-être de moi qu’une somme d’argent pour aider à une fondation qui s’allait faire là ; que je la fournirais bien sans quitter mes enfants. Il me fit réponse que Dieu lui avait fait connaître qu’il ne voulait point de mes biens, mais qu’il voulait ma personne. Je reçus cette lettre, et en même temps une autre du P. La Combe, qui me mandait la certitude que Dieu lui avait donnée et la quantité de bonnes servantes de Dieu, que Dieu me voulait à Genève. Quoique ces deux Religieux fussent à plus de cent cinquante lieues l’un de l’autre, ils m’écrivaient presque la même chose. Je fus surprise de recevoir en même temps ces deux lettres si conformes de gens si éloignés.
11. Sitôt que je crus que c’était votre volonté, ô mon Dieu, je ne voyais rien sur la terre capable de m’arrêter. Mes sens ne laissèrent pas d’être abandonnés à la peine que peut causer une telle détermination dans une personne qui est mère et qui aime ses enfants ; et, sitôt que je faisais réflexion, le doute s’emparait de mon esprit. Je n’avais nul témoignage intérieur. Je ne sentais ni penchant ni désir, mais plutôt répugnance. Cependant je m’abandonnais contre toute espérance, appuyée sur la foi en Dieu, qui ne permet pas que ceux qui se confient en lui soient confus... Je me résolus d’aller comme une folle, sans pouvoir dire ni motif ni raison de mon entreprise. On m’assurait que vous le vouliez, ô mon Dieu, et c’était assez pour me faire entreprendre les choses les plus impossibles...
XXX. DERNIÈRES HÉSITATIONS
ET PRÉPARATIFS DE DÉPART
1. Il semblait, ô mon Dieu, qu’en travaillant par votre providence à me faire tout quitter, vous rendiez tous les jours mes liens plus forts et ma séparation plus condamnable, car enfin on ne pouvait recevoir d’amitiés plus fortes d’une propre mère que celles que ma belle-mère me témoignait alors. Le moindre petit mal que j’avais la mettait dans une inquiétude mortelle. Elle disait qu’elle avait de la vénération pour la vertu que vous aviez mise en moi. Je crois que ce qui ne contribua pas peu à ce changement fut qu’elle apprit... que trois personnes m’avaient recherchée. Et comme je les avais refusées, quoique ce fussent des personnes d’une qualité si fort au-dessus de la mienne, et avec tant d’avantages, elle en resta surprise... Elle pensa même qu’un traitement aussi rigoureux que celui qu’elle tenait en mon endroit pourrait peut-être bien me porter à me laisser aller aux poursuites afin de me délivrer avec honneur de la tyrannie : elle comprit assez le dommage que cela ferait à mes enfants...
2. Je tombai extrêmement malade... Ce fut dans cette maladie que ma belle-mère me fit voir la tendresse qu’elle avait pour moi. Elle ne s’écartait presque point de mon lit ; et les larmes qu’elle versait faisaient voir la sincérité de son affection. J’en sentais une très grande reconnaissance, et il me semblait que je l’aimais comme ma véritable mère. Quelle raison de la quitter lorsqu’elle m’aimait si fort et dans un âge fort avancé !
Cette fille, qui jusqu’alors avait été mon fléau, prit une amitié pour moi inconcevable. Elle me louait partout, disant que j’étais une vraie sainte, quoique j’en fusse si éloignée. Elle me servait avec un respect extraordinaire, me demandait excuse de ce qu’elle m’avait fait souffrir. Elle mourut de regret après mon départ...
4. Il y avait une Religieuse dans un monastère où j’allais souvent. Cette fille était entrée, durant six mois que je fus à la campagne, dans un état de purification que chacun regardait comme une folie dans la maison. On l’enferma même avec violence, ce qui la pensa perdre... Je demandai à la voir. Sitôt qu’elle m’approcha, je sentis l’impression comme d’une âme de purgatoire. Je compris aussitôt que ce n’était point folie, mais état de purification. Je dis à la Supérieure que je la priais que l’on ne l’enfermât point, que l’on ne la fît plus voir à personne, mais qu’elle eût la bonté de me la confier, que j’espérais que les choses changeraient. Je compris que sa plus grande peine était de passer pour folle, qu’elle avait pour cela une très grande répugnance, et que lorsque l’état de folie se présentait à son esprit avec la pensée de s’y immoler, loin de le faire, elle y résistait et devenait toute furieuse. Je lui conseillai de se sacrifier à porter l’état de folie, que Jésus-Christ avait voulu porter chez Hérode. Ce sacrifice lui donna d’abord plus de calme. Mais comme Dieu voulait purifier cette âme, il la purifiait de toutes les choses auxquelles elle avait eu le plus d’attache. Elle avait pour sa supérieure une attache très forte. Elle éprouvait à son égard une peine étrange, qui était un désir de la voir et d’être auprès d’elle ; et sitôt qu’elle l’approchait, une haine et opposition effroyable. Elle était de même pour tous ses exercices spirituels pour lesquels elle avait eu attache. Elle passait autrefois les jours devant le St Sacrement ; et elle n’y pouvait alors durer un instant. Cela les faisait toujours plus juger qu’elle était folle. Je portais en mon fond un instinct de jugement juste, qui ne me trompait point, et j’assurais du contraire ; mais pour l’impression de son état comme celui d’un purgatoire, il m’était donné lorsqu’elle m’approchait. Enfin, après avoir souffert étrangement, sa Supérieure m’écrivit que j’avais eu raison et qu’elle était sortie de là purifiée comme un Ange. Dieu permit qu’il n’y eût que moi qui connus son état. Vous commenciez à me donner alors, ô mon Dieu, le discernement des esprits.
5. L’année que je partis pour m’en aller, l’hiver de devant fut un des plus longs et des plus rudes qu’il y eût eu depuis bien des années. C’était en 1680. La nécessité devint extrême. Cela me fut occasion de faire de très grandes charités, car, outre celles que je faisais en secret aux pauvres honteux, qui étaient en très grand nombre, celle que l’on faisait au logis, distribuant du pain à tous les autres, était fort grande. Ma belle-mère voulut être de celle du logis, et nous nous mîmes ensemble pour cela. Elle y contribua avec bien de la bonté et de la charité, et je la trouvais si changée que j’en étais surprise et ravie. Nous donnions au logis 96 douzaines de pains toutes les semaines, mais les charités secrètes étaient plus fortes. J’avais des filles en métier et de petits garçons. Tout cela fut cause que ma sortie fut bien plus blâmée, et d’autant plus que mes charités avaient plus éclaté...
Dans le temps de mes grandes peines, quelques années après mon veuvage (car mes peines ont commencé trois ans avant que je fusse veuve, et ont duré quatre ans après), les valets du logis me vinrent dire qu’il y avait dans le chemin (car j’étais à la campagne) un pauvre soldat qui se mourait. Je le fis amener et, lui ayant fait préparer un lit dans un lieu séparé, je le gardai plus de quinze jours. Je lui fis recevoir ses Sacrements. Son mal était un cours de ventre qu’il avait pris à l’armée : il était si puant et si infecté que, quoique l’on fût assez charitable au logis, personne n’en pouvait approcher. J’allais lui vider ses pots. Il est vrai que je n’ai jamais rien fait qui m’ait tant coûté, car je ne pus jamais m’accoutumer à cette odeur : quand je les vidais, il en sortait une exhalaison si maligne que j’en étais au mourir. Je faisais des efforts des quarts d’heure entiers : il me semblait que mon cœur allait sortir...
6. Ce qui me faisait encore plus de peine était la tendresse que j’avais pour mes enfants, surtout pour mon cadet... J’aurais bien voulu mener ma fille avec moi : je ne croyais pas la devoir quitter, mais elle était malade depuis trois ans d’une fièvre triple-quarte... Cependant, ô mon Dieu, vous fîtes par votre providence que la santé lui fût rendue si promptement et si parfaitement quatre mois avant mon départ que je la trouvai en état de l’emmener.
7. Les liens dont vous me teniez unie à vous, ô mon Dieu, étaient infiniment plus forts que ceux de la chair et du sang... Il fallait donc vous suivre où vous m’appeliez, car, quoique j’aie beaucoup hésité avant que de partir, je n’ai jamais douté dans la suite que ce ne fût votre volonté ; et quoique les hommes qui ne jugent des choses que selon le succès avantageux qu’elles paraissent avoir, aient pris occasion de ma déroute et de mes disgrâces, pour juger de mon appel et le condamner d’erreur, d’illusion et de fausseté, c’est ce même renversement, et les multitudes étranges des croix qu’il m’a attirées, qui m’ont fait juger de sa vérité : en sorte que bien que la prison où je suis maintenant 132 en soit une suite, je suis plus convaincue que jamais que l’abandon que j’ai fait de toutes choses a été selon votre volonté... N’ai-je pas eu le centuple infiniment par la possession si entière que vous avez prise de moi, par la fermeté inébranlable que vous me donnez dans mes souffrances, par la tranquillité parfaite au milieu de la plus furieuse tempête dont je suis battue de toute part, par une joie, largeur et liberté infinie que j’éprouve dans la plus étroite et plus rigoureuse captivité ? Combien de persécutions sont-elles venues fondre sur moi, comme on le verra, et dont je ne suis pas à bout, puisque je suis encore prisonnière ? Je ne désire point que ma prison finisse, j’aime mes chaînes : tout m’est égal, parce qu’il n’y a plus de volonté chez moi, ni d’autre amour que l’amour et la volonté de celui qui me possède et en qui je suis passée. Il ne faut pas croire qu’il me donne du goût sensible pour mes croix. Mon cœur est bien éloigné de cela : elles se portent toutes très nuement, mais avec une fermeté qui n’est plus en moi, ni de moi, mais en celui qui est notre vie...
8. Pour revenir au sujet dont je m’écarte souvent sans y penser, je dis donc que ce qui me faisait le plus de peine n’était pas tant de m’en aller, comme de m’engager avec les Nouvelles-Catholiques. Je voulais trouver en moi un attrait pour elles : j’en cherchais et je n’en trouvais point. Cet institut était opposé à mon esprit et à mon cœur... Et lorsque je voulais me surmonter en ce point et me lier avec elles, mon âme perdait sa paix...
9. Un jour que par infidélité je réfléchissais sur cette entreprise, je me trouvais un peu ébranlée par la crainte de me méprendre, ce qui fut augmenté sur ce que l’Ecclésiastique du logis, qui était le seul auquel j’avais confié mon secret, me dit que j’avais mal consulté, qu’assurément je ne m’étais pas bien expliquée. Comme j’étais un peu abattue, il me vint un mouvement d’ouvrir Isaïe. Je trouvai à l’ouverture du livre cet endroit : « Ne crains point, ô Jacob, qui es comme un petit ver ; et vous, Israël, qui êtes comme mort. Ce sera moi qui vous conduirai. Ne craignez point, car vous êtes à moi. Lorsque vous marcherez au travers des eaux, je serai avec vous 133. »
10. J’avais un fort grand courage pour aller, mais j’avais peine à me persuader que ce fût pour être aux Nouvelles-Catholiques. Il était cependant nécessaire que je visse la Sœur Garnier, Supérieure des Nouvelles-Catholiques à Paris, avant de partir, afin de prendre des mesures avec elle. Mais je ne pouvais aller à Paris... Quoique cette fille fût fort incommodée, elle se résolut de me venir trouver...
11. J’allai au-devant d’elle et la menai à une maison de campagne, de sorte qu’elle ne fut vue ni connue de personne... La Sœur fut bien quatre jours sans me déclarer ses pensées. Le quatrième elle me dit qu’elle ne viendrait pas avec moi... Cela me fit hésiter quelques moments, puis, prenant un nouveau courage par l’abandon de tout moi-même, je lui dis : « Je n’y vais pas pour vous, je ne laisserai pas d’y aller sans vous. » Elle fut surprise, comme elle me l’avoua, car elle croyait que sitôt qu’elle n’y irait pas, je n’y voudrais plus aller.
12. Je réglai toutes choses, et j’écrivis sur un papier comme je voulais le contrat d’association avec elles. Je ne l’eus pas plus tôt fait qu’après la Communion je sentis des brûlements et troubles effroyables. J’allai trouver la Sœur Garnier et, comme je savais qu’elle avait l’esprit de Dieu, je ne fis nulle difficulté de lui dire ma peine... Elle me dit donc que je ne devais point me lier avec elle et que ce n’était pas votre dessein : que je devais m’en aller simplement avec ses Sœurs et que, lorsque je serais là, le P. La Combe (de qui elle avait vu la lettre) me signifierait votre volonté. J’entrai d’abord dans ces avis et mon âme recouvra sa paix.
13. Mon premier dessein, ou plutôt ma première pensée, avait été, avant que je susse que les Nouvelles-Catholiques allaient à Gex, d’aller à Genève, comme alors il y avait des catholiques en service et autrement, et de me mettre dans une petite chambre sans éclat et sans me déclarer d’abord. Et comme je savais faire toutes sortes d’onguents, panser les plaies, et surtout les écrouelles, dont il y a beaucoup en ce lieu et pour lesquelles j’avais un remède très assuré, je me fusse insinuée doucement en cette manière, et avec les charités que je leur aurais faites, et de cette sorte j’y aurais gagné bien des personnes. Je ne doute pas que si je m’y fusse prise ainsi, les choses n’eussent peut-être mieux réussi. Cependant je crus que je ferais mieux de suivre le sentiment de l’Évêque que mes propres lumières... Le Père La Combe m’a dit depuis qu’il avait eu de son côté un fort mouvement de me mander de ne me point engager avec les Nouvelles-Catholiques, qu’il ne croyait pas que ce fût la volonté de Dieu, mais il l’oublia. Je ne pouvais plus consulter Mr Bertot, car il était mort quatre mois avant mon départ...
14. Il me vint une crainte que le rebut que j’avais senti de me dépouiller en faveur des Nouvelles-Catholiques de ce que je destinais pour Genève ne fût une ruse de la nature, qui ne veut point se dépouiller. J’écrivis à la Sœur Garnier de faire dresser un contrat selon mon premier mémoire. Vous permîtes, ô mon Dieu, que je fisse cette faute pour me faire davantage connaître votre protection sur moi.
LA VIE DE MADAME GUYON
SECONDE PARTIE :
CONTENANT CE QUI LUI EST ARRIVÉ
HORS DE FRANCE
I. LE VOYAGE
1. Je partis après la Visitation de la Ste Vierge dans un abandon étrange, sans pouvoir rendre raison de ce qui me faisait partir et abandonner ma famille que j’aimais avec une extrême tendresse, et sans aucune assurance positive, espérant cependant contre l’espérance même. J’arrivai aux Nouvelles-Catholiques à Paris, où vous fîtes encore des miracles de providence pour me cacher. On envoya quérir le Notaire qui avait dressé le Contrat d’engagement. Lorsqu’il me le lut, je sentis un rebut étrange, et tel qu’il ne me fut pas possible de l’entendre achever et bien moins de le signer. Le Notaire en fut surpris, mais il le fut bien davantage lorsque la Sœur Garnier lui vint dire elle-même qu’il ne fallait point de Contrat...
2. Vous m’aviez fait la grâce, mon Dieu, de mettre mes affaires en un très grand ordre et tel que j’en étais moi-même surprise, et des lettres que vous me faisiez écrire, auxquelles je n’avais guère de part que le mouvement de la main. Et ce fut en ce temps qu’il me fut donné d’écrire par l’esprit intérieur et non par mon esprit, ce que je n’avais point éprouvé jusqu’alors. Aussi ma manière d’écrire fut-elle toute changée, et l’on était étonné que j’écrivisse avec tant de facilité. Je n’en étais point du tout étonnée, mais ce qui me fut donné alors comme un essai m’a été donné depuis avec bien plus de force et de perfection, ainsi que je le dirai dans la suite. Vous commençâtes à me mettre dans l’impuissance d’écrire humainement.
3. ... Je partis de Paris. Et, quoique j’eusse une extrême peine de quitter mon fils cadet, la confiance que j’avais à la Ste Vierge, à laquelle je l’avais voué et que je regardais comme sa mère, calmait tous mes déplaisirs...
4. Je menai avec moi ma fille, et deux filles pour nous servir toutes deux. Nous partîmes sur l’eau quoique j’eusse pris la diligence pour moi, afin que, si l’on me cherchait, on ne me trouvât pas. Je fus l’attendre à Melun. Ce fut une chose étonnante que dans ce bateau ma fille, sans savoir ce qu’elle faisait, ne pouvait s’empêcher de faire des croix. Elle occupait une personne à lui couper des joncs, puis elle en faisait des croix, et m’en entourait toute. Elle m’en mit plus de trois cents. Je la laissais faire, et je comprenais par le dedans que ce n’était pas sans mystère qu’elle faisait cela. Il me fut alors donné une certitude intérieure que je n’allais là que pour moissonner la croix, et que cette petite fille semait la croix pour me la faire recueillir. La Sœur Garnier, qui vit que, quelques efforts que l’on pût faire, on ne put empêcher cette enfant de me charger de croix, me dit : « Ce que fait cette enfant me paraît bien mystérieux. » Elle dit : « Ma petite Demoiselle, mettez-moi aussi des croix. » Elle lui répliqua : « Elles ne sont pas pour vous, elles sont pour ma chère mère. » Elle lui en donna quelqu’une pour la contenter, puis elle continua à m’en mettre. Quand elle en eut mis un si grand nombre, elle se fit donner des fleurs de la rivière, qui se trouvèrent sur l’eau, et, m’en faisant un chapeau, elle me le mit sur la tête et me dit : « Après la croix, vous serez couronnée »...
5. Quelque temps avant mon départ, une Religieuse, qui est une vraie sainte et fort de mes amies, me conta une vision qu’elle avait eue à mon sujet. Elle dit qu’elle vit mon cœur entouré d’un si grand nombre d’épines qu’il en était tout couvert : que Notre Seigneur lui paraissait dans ce cœur fort content, et qu’elle voyait qu’à mesure que ces épines piquaient plus fortement, mon cœur, loin qu’il en parût plus défiguré, en paraissait plus beau, et Notre-Seigneur plus content.
6. À Corbeil, en passant, je vis le Père dont Dieu s’était servi le premier pour m’attirer si fortement à son amour 134. Il approuva assez mon dessein de tout quitter pour Notre-Seigneur, mais il crut que je ne pourrais pas m’accoutumer avec les Nouvelles-Catholiques... Il me dit : « Surtout, tâchez que l’on ne connaisse point que vous marchez par les voies intérieures, car cela vœu attirerait des persécutions. » ...
7. ... J’emportai du logis neuf mille livres et je donnai tout aux Nouvelles-Catholiques. On fit un contrat de six mille livres pour un remboursement dont elles avaient besoin... Le reste, je le donnai aux sœurs qui étaient avec nous, tant pour fournir aux frais du voyage que pour commencer à les meubler. Je leur donnai outre cela des ornements d’Église, un calice, un très beau Soleil de vermeil doré, des écuelles d’argent, un ciboire et tout ce qu’il leur fallait. Je ne réservai pas même mon linge à mon usage, le mettant dans l’armoire commune. Je n’avais ni cassette fermant à clef, ni bourse. On ne laissa pas de dire que j’avais emporté de chez moi de grandes sommes, quoique cela fût très faux. Je n’avais pas même pris d’autre linge que ce qu’il m’en fallait pour un voyage de Paris, de peur de soupçon, et qu’en voulant emporter les hardes je ne fusse découverte... Ceux dont Dieu se sert pour me tourmenter n’ont pas laissé de dire que j’avais emporté de grosses sommes d’argent que j’avais dépensées mal à propos, et données aux parents du P. La Combe, ce qui est aussi faux qu’il est vrai que je n’avais pas un sol, et qu’étant arrivée à Annecy, un pauvre m’ayant demandé l’aumône... je lui donnai les boutons qui tenaient les manches de mes chemises. Et une autre fois je donnai à un pauvre, au nom de Jésus-Christ, une petite bague toute simple que je portais comme une marque de mon mariage avec Jésus Enfant.
8. Nous joignîmes la diligence à Melun, où je quittai la Sœur Garnier et me mis avec les autres Sœurs que je ne connaissais pas. Ce qui est admirable, c’est que, quoique les voitures fussent fort fatigantes, que je ne dormisse point pendant un si long voyage (moi qui étais alors si délicate que la perte du sommeil me rendait malade), et que ma fille, enfant d’une extrême délicatesse et qui n’avait que cinq ans, ne dormît point non plus, nous supportâmes cependant sans être malades une si grande fatigue...
Nous faisions, ô mon Amour, une conversation dans le carrosse, vous et moi (ou plutôt vous la faisiez seul en moi), de laquelle les autres n’étaient guère capables : aussi ne s’en apercevait-on pas ; et la gaîté extérieure que j’avais, même au milieu des plus grands périls, les rassurait. Je chantais des cantiques de joie de me voir dégagée des biens, des honneurs, des embarras du siècle. Vous nous aidâtes beaucoup par votre providence, car vous nous protégiez d’une manière si singulière qu’il semblait que vous fussiez la colonne de feu durant la nuit et la nuée durant le jour. Nous passâmes un pas extraordinairement dangereux entre Chambéry et Lyon. Notre voiture se rompit au sortir de ce pas dangereux ; si cela était arrivé plus tôt, nous aurions péri.
9. Nous arrivâmes à Annecy la veille de la Madeleine 1681, et le jour de la Madeleine Monsieur de Genève nous dit la Messe au tombeau de St François de Sales. Je renouvelai là mon mariage, car je le renouvelais tous les ans ; et cela selon ma disposition très simple, en n’admettant rien de formel ni de distinct : mais vous mettiez, dans un fond pur et dégagé d’espèces et de formes, tout ce qu’il vous plaisait qu’il y eût. Ces paroles me furent imprimées : Je t’épouserai en foi, je t’épouserai pour jamais 135, et ces autres : Vous m’êtes un Époux de sang 136. J’y honorai la relique de St François de Sales, pour lequel Notre-Seigneur me donne une union singulière. Je dis : union, car il me paraît que l’âme en Dieu est unie avec les Saints, plus ou moins, selon qu’ils lui sont plus conformes...
10. Nous partîmes d’Annecy le même jour de la Madeleine, et le lendemain nous allâmes entendre la Messe à Genève chez Mr le Résident de France... Nous arrivâmes le soir assez tard à Gex, où nous ne trouvâmes que les quatre murailles, quoique Mr de Genève nous eût assuré qu’il y avait des meubles, ainsi qu’il le croyait apparemment. Nous couchâmes chez les Sœurs de la charité, qui eurent la bonté de nous donner leurs lits.
Je souffrais une peine et une agonie qui se pourrait mieux expérimenter que dire, non tant à cause de moi qu’à cause de ma fille, qui déchéait à vue d’œil. J’avais un fort grand désir de la mettre aux Ursulines de Thonon, et je me voulais du mal de ne l’avoir pas menée là d’abord. Alors toute foi aperçue me fut ôtée, et il me resta une espèce de certitude que j’étais trompée...
II. DIRECTION DU PÈRE LA COMBE
ET INQUIÉTUDE MATERNELLE
l. Notre-Seigneur, qui eut pitié de ma peine et de l’état déplorable de ma fille, fit que Mr de Genève écrivit au P. La Combe qu’il vînt nous voir et nous consoler, et qu’il lui ferait plaisir de ne pas différer. Sitôt que je vis le Père, je fus surprise de sentir une grâce intérieure que je puis appeler Communication, et que je n’avais jamais eue avec personne. Il me sembla qu’une influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime de l’âme, et retournait de moi à lui, en sorte qu’il éprouvait le même effet, mais de grâce si pure, si nette, si dégagée de tout sentiment qu’elle faisait comme un flux et reflux, et de là s’allait perdre dans l’UN divin et invisible. Il n’y avait rien d’humain ni de naturel, mais tout pur esprit. Et cette union toute pure et sainte, qui a toujours subsisté et même augmenté, devenant toujours plus une, n’a jamais arrêté ni occupé l’âme un moment hors de Dieu, la laissant toujours dans un parfait dégagement : union que Dieu seul opère et qui ne peut être qu’entre les âmes qui lui sont unies, union exempte de toute faiblesse et de tout attachement, union qui fait que loin d’avoir compassion de la personne qui souffre, l’on en a de la joie (et plus on se voit accabler les uns et les autres de croix, de renversements, séparés, détruits, plus on est content), union qui n’a nul besoin pour sa subsistance de la présence de corps, que l’absence ne rend point plus absente, ni la présence plus présente, union inconnue à tout autre qu’à ceux qui l’éprouvent. Comme je n’avais jamais eu d’union de cette sorte, elle me parut alors toute nouvelle, n’ayant même jamais ouï dire qu’il y en eût. Mais elle était si paisible, si éloignée de tout sentiment qu’elle ne m’a jamais donné aucun doute qu’elle ne fût de Dieu, car ces unions, loin de détourner de Dieu, enfoncent plus l’âme en lui. La grâce que j’éprouvais, qui faisait cette influence intérieure de lui à moi et de moi à lui, dissipa toutes mes peines et me mit dans un très profond repos.
2. Dieu lui donna d’abord beaucoup d’ouverture pour moi. Il me raconta les miséricordes que Dieu lui avait faites et beaucoup de choses extraordinaires. Je craignis fort cette voie de lumières. Comme ma voie avait été de foi nue, et non dans les dons extraordinaires, je ne comprenais pas alors que Dieu voulait se servir de moi pour le tirer de cet état lumineux, et le mettre dans celui de la foi nue. Ces choses extraordinaires me donnèrent de la crainte d’abord. J’appréhendai l’illusion, surtout dans les choses qui flattent sur l’avenir. Mais la grâce qui sortait de lui et qui s’écoulait dans mon âme me rassurait, jointe à une humilité des plus extraordinaires que j’eusse encore vue, car je voyais qu’il aurait préféré le sentiment d’un enfant au sien propre ; qu’il ne tenait à rien ; et que, loin de s’élever ni pour les dons de Dieu, ni pour sa profonde science, l’on ne pouvait avoir un plus bas sentiment de soi-même qu’il en avait. C’est un don que Dieu lui avait donné dans un degré éminent. Il me dit qu’il fallait mener ma fille à Thonon et qu’elle y serait très bien. Il me dit d’abord, après que je lui eus parlé du rebut intérieur que j’avais pour la manière de vie des Nouvelles-Catholiques, qu’il ne croyait pas que Dieu me demandât avec elles ; qu’il fallait y demeurer sans engagement, et que Dieu me ferait connaître par la conduite de sa providence ce qu’il voudrait de moi ; mais qu’il y fallait rester jusqu’à ce que Dieu m’en tirât lui-même par sa providence ou m’y engageât par sa même providence.
3. Il résolut de rester avec nous deux jours et de dire trois Messes. Il me dit de demander à Notre-Seigneur qu’il me fît connaître sa volonté. Je ne pouvais ni rien demander, ni rien vouloir connaître. Je restai dans ma simple disposition. Je commençais déjà à m’éveiller pour prier à l’heure de minuit, mais pour lors je fus réveillée comme si une personne m’eût éveillée, et en m’éveillant ces paroles me furent mises soudainement dans l’esprit d’une manière un peu impétueuse : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté 137, et cela s’insinua dans toute mon âme avec un écoulement de grâce si pure, et si pénétrante cependant, que je n’en avais jamais eu de plus douce, de plus simple, de plus forte et de plus pure. On doit remarquer sur ce sujet que, bien que l’état que portait alors mon âme fût un état déjà permanent en nouveauté de vie, cette vie nouvelle n’était pas encore dans l’immutabilité où elle a été depuis, c’est-à-dire proprement que c’était une vie naissante et un jour naissant qui va toujours s’augmentant et s’affermissant jusqu’au midi de la gloire, jour cependant où il n’y a plus de nuit, vie qui ne craint plus la mort dans la mort même, parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort.
4. Or il est bon de dire ici que, quoique l’âme soit dans un état immobile, et qu’elle participe de l’immuable sans que l’âme sorte de sa sphère ni de son ciel ferme et immobile, où il n’y a ni distinction ni changement, Dieu envoie pourtant, quand il lui plaît, de ce même fond certaines influences qui ont des distinctions, et qui font connaître sa sainte volonté ou les choses à venir. Mais comme cela vient du fond et non par l’entremise des puissances, cela est certain et non sujet à l’illusion, comme le sont les visions et le reste dont j’ai déjà parlé.
Car il faut savoir qu’une telle âme dont je parle reçoit tout du fond immédiatement et que, de là, il se répand après sur les puissances et sur les sens comme il plaît à Dieu ; mais il n’en est pas ainsi des autres âmes qui reçoivent médiatement : ce qu’elles reçoivent tombe dans les puissances, et se réunit de là dans le centre, au lieu que celles-ci se déchargent du centre sur les puissances et sur les sens. Elles laissent tout passer, sans que rien fasse plus d’impression ni sur leur esprit ni sur leur cœur. De plus, les choses qu’elles connaissent ou apprennent ne leur paraissent pas comme choses extraordinaires, comme prophétie et le reste, ainsi qu’elles paraissent aux autres : cela se dit tout naturellement, sans savoir ni ce qu’on dit, ni pourquoi on le dit, sans rien d’extraordinaire. On dit et écrit ce qu’on ne sait pas ; et en le disant et écrivant, on voit que ce sont des choses auxquelles on n’avait jamais pensé. C’est comme une personne qui possède dans son fond un trésor inépuisable sans qu’elle pense jamais à sa possession : elle ne sait point ses richesses, et elle ne les regarde jamais, mais elle trouve dans ce fond tout ce qu’il faut quand elle en a affaire ; le passé, le présent et l’avenir est là en manière de moment présent et éternel, non point comme prophétie, qui regarde l’avenir comme chose à venir, mais en voyant tout dans le présent en manière de moment éternel, en Dieu même, sans savoir comme elle le voit et connaît, avec une certaine fidélité à dire les choses, comme elles sont données sans vue ni retour, sans songer si c’est de l’avenir ou du présent que l’on parle, sans se mettre en peine qu’elles s’accomplissent ou non d’une manière ou d’une autre, si elles ont une interprétation ou une autre. C’est de ce fond ainsi perdu que sortent les miracles 138 : c’est le Verbe lui-même qui opère ce qu’il dit – dixit et facta sunt –, sans que l’âme propre sache ce qu’elle dit ou écrit. En les écrivant ou disant, elle est éclairée avec certitude que c’est la parole de vérité, qui aura son effet. Cela est-il fait, elle n’y pense plus et n’y prend non plus de part que s’il était dit ou écrit par un autre...
5. Après que ces paroles m’eurent été mises dans l’esprit : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté, je me souvins que le P. La Combe m’avait dit de demander à Dieu ce qu’il voulait faire de moi en ce pays. Mon souvenir fut ma demande : aussitôt ces paroles me furent mises dans l’esprit avec beaucoup de vitesse : Tu es Pierre, et sur cette pierre j’établirai mon Église, et comme Pierre est mort en croix, tu mourras sur la croix. Je fus certifiée que c’était ce que Dieu voulait de moi, mais de comprendre son exécution, c’est ce que je ne me suis pas mise en peine de savoir. Je fus invitée de me mettre à genoux, où je restai jusqu’à quatre heures du matin dans une très profonde et très paisible oraison. Je n’en dis rien au matin au P. La Combe. Il fut dire la Messe : il eut mouvement de la dire de la dédicace de l’Église. Je fus encore plus confirmée, et je crus que Notre-Seigneur lui avait fait connaître quelque chose de ce qui s’était passé en moi. Je le lui dis après la Messe. Il me répondit que je m’étais trompée. Aussitôt mon esprit se démit de toute pensée et certitude pour n’y plus songer, et resta dans son ordinaire, entrant plutôt dans ce que le Père disait que dans ce qu’il avait connu. La nuit suivante, je fus réveillée à la même heure et de la même manière que la nuit précédente, et ces paroles me furent mises dans l’esprit : Fundamenta ejus in montibus sanctis 139. Je fus mise dans le même état, qui dura jusqu’à quatre heures du matin, mais je ne pensai en nulle manière à ce que cela voulait dire, n’y faisant aucune attention. Le lendemain, après la Messe, le Père me dit qu’il avait eu une certitude bien grande que j’étais une pierre que Dieu destinait pour le fondement d’un grand édifice, mais il ne savait pas non plus que moi ce que c’était que cet édifice. De quelque manière que la chose doive être, ou que sa divine Majesté veuille se servir de moi en cette vie pour quelque dessein à lui seul connu, ou qu’il veuille bien me faire une des pierres de la Jérusalem céleste, il me semble que cette pierre n’est polie qu’à coups de marteau : il me paraît qu’ils ne lui ont été guère épargnés depuis ce temps, comme on le verra dans la suite, et que Notre-Seigneur lui a bien donné les qualités de la pierre, qui sont la fermeté et l’insensibilité. Je lui dis ce qui m’était arrivé la nuit.
6. Je menai ma fille à Thonon. Cette pauvre enfant prit une amitié très grande pour le P. La Combe, disant que c’était le Père du bon Dieu. En arrivant à Thonon, j’y trouvai un ermite, nommé frère Anselme, d’une sainteté des plus extraordinaires... Il était de Genève et Dieu l’en avait tiré d’une manière très miraculeuse à l’âge de douze ans, après lui avoir donné dès l’âge de quatre ans la connaissance qu’il se ferait Catholique. Il avait, avec la permission du Cardinal, pour lors Archevêque d’Aix-en-Provence, pris à dix-neuf ans l’habit d’ermite de St Augustin. Il vivait seul avec un autre Frère dans un petit ermitage où ils ne voyaient personne que ceux qui venaient visiter leur chapelle. Il y avait douze ans qu’il était dans cet ermitage, ne mangeant jamais rien que des légumes avec du sel, et quelquefois de l’huile ; il jeûnait continuellement, sans s’être jamais relâché un moment en douze ans. Il jeûnait trois fois la semaine au pain et à l’eau ; il ne buvait jamais de vin et ne faisait pour l’ordinaire qu’un repas en vingt-quatre heures. Il portait pour chemise une grosse haire faite avec de grosses cordes de crin qui lui allait du haut en bas, ne couchait que sur le plancher. Il avait un don d’oraison continuelle : il en faisait de marquées huit heures chaque jour et disait son office ; avec tout cela une soumission d’enfant. Dieu avait fait par lui quantité de miracles éclatants. Il fut à Genève croyant pouvoir gagner sa mère, mais il la trouva morte.
7. Ce bon ermite eut quantité de connaissances des desseins de Dieu sur moi et sur le P. La Combe, mais Dieu lui fit voir en même temps qu’il nous préparait d’étranges croix à l’un et à l’autre. Il connut que Dieu nous destinait l’un et l’autre pour aider les âmes. Il vit une fois dans son oraison, qui était toute en dons et lumières, qu’étant à genoux, vêtue avec un manteau de couleur brune, on me coupa la tête, qui fut aussitôt rétablie, et que l’on me vêtit d’une robe très blanche et d’un manteau rouge, et que l’on me mit une couronne de fleurs sur la tête. Il vit le P. La Combe que l’on divisait en deux et qui fut réuni bientôt ; et que, tenant dans sa main une palme, il fut dépouillé de ses habits et revêtu de l’habit blanc et du manteau rouge. Ensuite de quoi, il nous vit tous deux proches d’un puits et que nous abreuvions des peuples innombrables qui venaient à nous...
9. Je commençai à ressentir une peine incroyable d’avoir amené ma fille, et je me trouvai bien à son égard un Abraham, lorsque le P. La Combe m’abordant me dit : « Vous, soyez la bienvenue, fille d’Abraham. » Je ne trouvais nulle raison de la laisser là, et je pouvais encore moins la garder avec moi, parce que nous n’avions pas de lieu et que les petites filles que l’on prenait pour faire Catholiques étaient toutes mêlées avec nous et avaient des maux dangereux. De la laisser là aussi, cela me paraissait folie : le langage du pays, où l’on n’entendait qu’à peine le Français, la nourriture dont elle ne pouvait user, pour être entièrement différente de la nôtre, y étaient à obstacles. Je la voyais tous les jours maigrir et devenir à rien. Cela me réduisait comme à l’agonie et il me semblait qu’on me déchirait les entrailles. Tout ce que j’avais de tendresse pour elle se renouvela et je me regardais comme sa meurtrière... Je voyais la perte de son éducation et même la perte de sa vie inévitables... Dans tout le temps que je fus là, on ne lui servit rien dont elle pût manger. Tout ce qui la faisait subsister, c’était quelques cuillerées de méchant bouillon, que je lui faisais prendre malgré elle. Je vous en fis, ô mon Dieu, un sacrifice entier, et il me semblait que, comme un autre Abraham, je tenais le couteau pour l’égorger. Je ne voulais pas la ramener, parce que l’on m’avait dit que c’était la volonté de Dieu que je la laissasse là, et cette volonté de Dieu m’était préférable à toutes choses, et à la vie de ma fille, outre qu’elle aurait été encore plus mal à Gex pour la nourriture... Je souffris treize jours durant une peine presque inconcevable : tout ce que j’avais quitté semblait ne m’avoir rien coûté au prix de ce que ma fille me coûta à sacrifier. Je crois que vous fîtes cela, mon Dieu, pour purifier une attache trop humaine que j’avais pour ses dons naturels, car après que je fus retirée des Ursulines, elles changèrent leur manière de nourriture et en donnèrent de conforme à la délicatesse de ma fille, en sorte qu’elle reprit sa santé.
III. RÉPROBATION POUR SON DÉPART
ET SURPRENANTE GUÉRISON
1. Sitôt que l’on sut en France que je m’en étais allée, ce fut une condamnation générale. Ceux qui m’attaquèrent le plus fortement furent les spirituels humains, et surtout le Père La Motte, qui m’écrivit que toutes les personnes de doctrine et de piété, de robe et d’épée, me condamnaient. Il me mandait de plus, pour m’alarmer, que ma belle-mère, en qui je me fiais pour le bien de mes enfants et pour le cadet, était devenue en enfance, et que j’en étais cause : cela était cependant très faux. Je n’en faisais rien paraître au dehors, quoiqu’il y eût des temps où ma peine allait jusqu’à l’excès. Je m’enfermais autant que je pouvais, et là je me laissais pénétrer à la douleur, qui me paraissait très profonde… Je la portais fort passivement, sans pouvoir ni vouloir la soulager ; au contraire, mon plaisir était de m’en laisser dévorer sans vouloir même la comprendre. Cette douleur était autant paisible qu’elle était pénétrante...
Il me semblait que je commençai alors à porter les peines en manière divine, et que l’âme pouvait dès ce temps, sans nul sentiment, être en même temps et très heureuse et très douloureuse, très crucifiée et béatifiée. Ce n’était point de même que j’avais porté mes premières douleurs, ni comme je portai la mort de mon père. Car alors l’âme était abîmée dans la paix, et dans une paix délicieuse, mais elle n’était point livrée à la douleur : ce qu’elle souffrait n’était qu’un accablement de la nature, un poids de douleur délicieuse. Ici, cela est tout différent : la même âme est livrée entièrement à la souffrance, et elle la porte avec une force divine...
2. Je répondis à toutes les lettres qu’on m’écrivit d’abord, toutes fulminantes, selon que l’esprit intérieur me dictait, et mes réponses se trouvèrent très justes ; elles furent même fort goûtées, en sorte que Dieu le permettant ainsi, ces plaintes et ces foudres changèrent bientôt en applaudissements 140. Le Père La Motte parut revenir, m’estimer même, mais cela ne dura pas longtemps. Un certain intérêt était ce qui le faisait agir. Lorsqu’il vit qu’une pension, qu’il s’était imaginé que je lui ferais, n’était point, il changea tout à coup...
3. Pour mon corps et ma santé, je ne m’en mettais guère en peine. Vous me faisiez, mon Dieu, sur cela trop de grâce, car j’ai été deux mois sans presque dormir, et la nourriture que nous avions était trop peu propre à me soutenir. La viande qu’on nous donnait était pourrie et pleine de vers, parce que dans ce pays-là on tuait la viande le jeudi pour l’avoir le vendredi et le samedi, et à cause des grandes chaleurs elle était corrompue le dimanche...
4. Cet esprit, que je croyais avoir perdu autrefois dans une stupidité étrange, me fut rendu avec des avantages inconcevables. J’en étais étonnée moi-même, et je trouvais qu’il n’y avait rien à quoi il ne fût propre et dont il ne vînt à bout. Ceux qui me voyaient disaient que j’avais un esprit prodigieux. Je savais bien que je n’avais que peu d’esprit, mais qu’en Dieu mon esprit avait pris une qualité qu’il n’eut jamais auparavant. J’éprouvais, ce me semblait, quelque chose de l’état où les Apôtres se trouvèrent après avoir reçu le St Esprit. Je savais, je comprenais, j’entendais, je pouvais tout, et je ne savais où j’avais pris cet esprit et ce savoir, cette intelligence, cette force, cette facilité, ni d’où elle m’était venue...
5. Quelque temps après mon arrivée à Gex, Mr de Genève vint pour nous voir. Je lui parlai avec l’ouverture et impétuosité de l’esprit qui me conduisait. Il fut si convaincu de l’Esprit de Dieu en moi qu’il ne pouvait se lasser de le dire...
6. Après que je lui eus parlé, il me dit qu’il avait eu dans l’esprit de me donner le Père La Combe pour Directeur, que c’était un homme éclairé de Dieu, et qui entendait bien les voies de l’intérieur, qui avait un don singulier de pacifier les âmes – ce sont ses propres termes –, qu’il lui avait même dit quantité de choses qui le regardaient qu’il savait être fort véritables, puisqu’il sentait en lui-même ce que le père lui disait. J’eus beaucoup de joie de ce que Mr de Genève me le donnait pour Directeur, voyant par là que l’autorité extérieure s’unissait avec la grâce, qui semblait déjà me l’avoir donné par cette union et effusion de grâce surnaturelle.
7. Les veilles et les fatigues, avec l’air qui est assez mauvais en ce pays, me causèrent une grande fluxion de poitrine avec la fièvre, et une rétention dans l’estomac de toutes les eaux que j’avais bues, ce qui me causait de violentes douleurs. Les Médecins me jugèrent en danger... Dieu permit que les Sœurs me négligeassent fort ; surtout celle qui avait soin de l’économie fut si ménagère qu’elle ne me donna point le nécessaire à vivre. Je n’avais pas un sol pour m’en fournir, car je ne m’étais rien réservé, et les Sœurs alors touchaient tout l’argent qui me venait de France, qui était très considérable 141... On écrivit m Père La Combe pour le prier de me venir confesser. Il marcha toute la nuit à pied avec beaucoup de charité quoiqu’il y eût huit grandes lieues... Sitôt qu’il entra dans la maison, sans que je le susse, mes douleurs s’apaisèrent ; et lorsqu’il fut entré dans ma chambre et qu’il m’eut bénie, m’appuyant les mains sur la tête, je fus guérie parfaitement et je vidai mes eaux, en sorte que je fus en état d’aller à la Messe. Les Médecins furent si fort surpris qu’ils ne savaient à quoi attribuer ma guérison, car étant Protestants, ils n’avaient garde d’y reconnaître du miracle. Ils dirent que c’était folie, que j’étais malade d’esprit... Il me resta cependant une toux assez forte, et ces Sœurs me dirent d’elles-mêmes qu’il fallait aller auprès de ma fille pour prendre du lait durant quinze jours, et puis après que je reviendrais. Sitôt que je partis, le Père La Combe qui s’en retournait et qui était dans le même bateau me dit : « Que votre toux cesse. » Elle cessa d’abord, et quoiqu’il vînt une furieuse tempête sur le lac, qui me fit vomir, je ne toussai plus du tout. Cette tempête devint si furieuse que les vagues pensèrent renverser le bateau. La Père La Combe fit un signe de croix sur les ondes, et quoique les flots devinssent plus mutinés, ils n’approchèrent plus, mais se brisaient à plus d’un pied du bateau : ce qui fut remarqué des mariniers et de ceux qui étaient dans le bateau, qui le regardaient comme un Saint. Et ainsi, étant arrivée à Thonon dans les Ursulines, je me trouvai si parfaitement guérie qu’au lieu de me faire des remèdes, comme je me l’étais proposé, j’entrai en retraite et j’y fus douze jours.
8. Ce fut là que je fis pour toujours les vœux, que je n’avais fait que pour un temps, de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, d’obéir sans résistance à tout ce que je croirais volonté de Dieu, et à l’Église, et d’honorer JÉSUS-CHRIST Enfant en la manière qu’il le voulait. J’avoue que je ne sais ni pourquoi ni comment je fis ces vœux. Je ne trouvais rien en moi à vouer, et il me paraissait que j’étais tellement vôtre, ô mon Dieu, que je ne savais où prendre ce que je vous vouais...
Je fis cependant tous ces vœux parce qu’on me dit de les faire, et je suivais sans choix, sans penchant et sans répugnance ce que l’on me disait de faire...
11. Je me levais toutes les nuits à minuit et je n’avais que faire de réveil, car par votre bonté, ô mon Dieu, tant que vous l’avez voulu de moi, je m’éveillai toujours assez de temps avant minuit pour être levée à cette heure ; et quand par défiance ou faute d’attention j’ai monté mon réveille-matin, jamais je ne me suis éveillée... Lorsque j’avais quelque incommodité et que mon corps avait besoin de repos, vous ne m’éveilliez pas, mais je sentais en ce temps, même en dormant, une possession singulière de vous. J’ai été quelques années que je n’avais que comme un demi-sommeil : mon âme veillait à vous avec d’autant plus de force que le sommeil semblait la dérober à toute autre attention. Notre-Seigneur fit aussi connaître à quantité de personnes qu’il me destinait pour Mère d’un grand peuple, mais peuple simple et enfantin. Elles prirent ces lumières à la lettre et crurent qu’il s’agissait de quelque nouvelle fondation ou Congrégation, mais il me paraît que ce n’est autre chose que les personnes que Dieu a voulu que je lui gagnasse dans la suite, et à qui il a voulu par sa bonté que je servisse de Mère, leur donnant pour moi la même union que celle des enfants pour une mère, mais union bien plus forte et plus intime ; et me donnant pour elles tout ce qui leur était nécessaire pour les faire marcher par la voie par laquelle Dieu les conduisait, ainsi que je le dirai dans la suite lorsque je parlerai de cet état de maternité.
IV. EXTASE ET PERTE DANS L’UNITÉ
1. Avant que de parler de ce qui me reste à écrire (que je supprimerais volontiers si j’avais quelque chose qui me fût propre, tant à cause de la difficulté de m’en expliquer que parce qu’il y a peu d’âmes capables d’une conduite si peu connue, et si peu comprise, que je n’ai jamais rien lu de semblable), je dirai encore quelque chose des dispositions intérieures où j’étais alors, selon que je le pourrai faire entendre, ce qui me sera assez difficile à cause de son extrême simplicité...
2. Après que je fus sortie de l’état de misère dont j’ai parlé, je compris (ainsi que je l’ai dit) combien un état qui m’avait paru si criminel, et qui ne l’était que selon mon idée, avait purifié mon âme, lui arrachant toute propriété. Sitôt que mon esprit fut éclairé sur la vérité de cet état, mon âme fut mise dans une largeur immense. Je connus la différence des grâces qui avaient précédé cet état à celles qui lui ont succédé. Auparavant tout se recueillait et concentrait au dedans, et je possédais Dieu dans mon fond et dans l’intime de mon âme ; mais après, j’étais possédée d’une manière si vaste, si pure et si immense qu’il n’y a rien d’égal. Autrefois Dieu était comme renfermé en moi, et j’étais unie à lui dans mon fond ; mais après, j’étais comme abîmée dans la mer même. Ci-devant les pensées et les vues se perdaient mais en manière aperçue, quoique fort peu, l’âme les laissait quelquefois tomber, ce qui est encore une action ; mais après, elles étaient comme disparues, et d’une manière si nue, si nette, si perdue que l’âme n’a nulle action propre, pour simple et délicate qu’elle soit, du moins qui puisse tomber sous la connaissance.
Les puissances et les sens sont purifiés d’une manière admirable, l’esprit est d’une netteté surprenante. J’étais quelquefois étonnée qu’il n’y paraissait pas une pensée. Cette imagination, autrefois si incommode, n’incommode plus du tout en nulle manière : il n’y a plus d’embarras, ni de trouble, ni d’occupation de mémoire ; tout est nu et net, et Dieu fait connaître et penser à l’âme tout ce qu’il lui plaît sans que les espèces étrangères incommodent plus l’esprit. Ceci est d’une très grande pureté. Il en est de même dans la volonté, qui étant parfaitement morte à tous les appétits spirituels, n’a plus aucun goût, penchant ni tendance : elle demeure vide de toute inclination humaine, naturelle et spirituelle. C’est ce qui fait que Dieu l’incline où il lui plaît et comme il lui plaît.
Cette vastitude, qui n’est terminée de chose quelconque pour simple qu’elle puisse être, s’accroît chaque jour, en sorte qu’il semble que cette âme, en participant aux qualités de son Époux, participe surtout à son immensité. Autrefois on était comme tiré et renfermé au dedans ; après, j’éprouvais qu’une main bien plus forte que la première me tirait hors de moi-même, et m’abîmait sans vue, ni lumière, ni connaissance en Dieu d’une manière qui me ravissait ; et d’autant plus que l’âme s’était crue éloignée de cet état, d’autant plus était-elle ravie de le trouver. Combien alors est-il doux à cette âme, qui en est bien plus comprise qu’elle ne le comprend ?
3. Il m’arrivait au commencement de cet état une chose à laquelle je ne sais point donner de nom. Mon oraison était d’une nudité et d’une simplicité inconcevable, et en même temps d’une profondeur inexplicable. J’étais comme tenue fort haut, hors de moi, et, ce qui m’était fort surprenant 142, c’est que ma tête se sentait comme élevée avec violence. Cela lui était d’autant plus nouveau qu’autrefois ses premiers mouvements étaient tout contraires, étant toute concentrée. Je crois que Dieu voulut que j’éprouvasse cela au commencement de la nouvelle vie (ce qui était si fort, quoique très doux, que mon corps s’en allait en défaillance), je crois, dis-je, que Notre-Seigneur permit cela pour me faite comprendre en faveur des autres âmes ce passage de l’âme en Dieu, car après que cela m’eut duré quelques jours, je ne sentis plus cette violence, quoique j’aie toujours éprouvé depuis que mon oraison n’est plus en moi de la manière que je l’éprouvais autrefois, où je disais : Je porte en moi la prière que j’offre au Dieu de ma vie 143. Il sera difficile de comprendre ce que je veux dire à moins de l’avoir éprouvé. Lorsque j’allais me confesser, je ne pouvais presque parler, non par recueillement intérieur, ni comme j’ai décrit que j’étais au commencement : c’était comme immersion (c’est un mot dont je me sers sans savoir s’il est propre). J’étais abîmée et élevée. Je sentis une fois, étant à confesse au P. La Combe à Gex, cette élévation d’une si grande force que je croyais que tout mon corps s’allait élever de terre. Notre-Seigneur se servait de cela pour me faite concevoir ce que c’était que le vol d’esprit, qui élevait le corps de quelques Saints d’une grande hauteur, et la différence qu’il y a de cela à la perte de l’âme en Dieu. Avant de poursuivre ce qui m’arriva, j’en dirai quelque chose.
4. Le vol de l’esprit est bien plus noble que la simple défaillance d’extase, quoique quelquefois, et presque toujours, le vol d’esprit cause faiblesse au corps, Dieu attirant l’âme fortement non dans son fond 144 mais en lui-même afin de l’y faire passer (avec force), cette âme n’étant pas encore assez purifiée pour passer en Dieu sans violence, ce qui ne s’opère qu’après le trépas mystique, où l’âme sort véritablement d’elle-même pour passer en son divin objet : ce que j’appelle trépas, c’est-à-dire passage d’une chose à une autre ; et c’est là véritablement la Pâque heureuse pour l’âme, et le passage dans la terre promise. Cet esprit, qui est créé pour être uni à son principe, a quelque chose de si fort pour y retourner que s’il n’était pas arrêté par un miracle continuel, il a une qualité motrice qui ferait entraîner le corps partout où il voudrait, à cause de son impétuosité et de sa noblesse, mais Dieu lui a donné un corps terrestre qui lui sert de contrepoids. Cet esprit donc, créé pour être uni à son principe sans aucun milieu, se sentant attiré par son divin objet, y tend avec une extrême violence, de sorte que Dieu suspendant pour quelque temps le pouvoir que le corps a de retenir l’esprit, il suit avec impétuosité ; mais comme il n’est pas assez purifié pour passer en Dieu, il retourne peu à peu à lui-même ; et le corps reprenant peu à peu sa qualité, il retourne à terre. Les Saints qui ont été les plus consommés en cette vie n’ont rien eu de tout cela ; et une partie même des Saints à qui cela est arrivé l’ont perdu sur la fin de leur vie, demeurant simples et communs comme les autres, parce qu’ils avaient en réalité et permanence ce qu’ils n’avaient eu premièrement que comme des essais dans le temps de l’élévation de leur corps.
5. Il est donc certain que l’âme par la mort à elle-même passe en son divin objet, et c’est ce que j’éprouvais alors. Et je trouvais que plus j’allais en avant, plus mon esprit se perdait en son Souverain, qui l’attirait à soi de plus en plus, et il voulait au commencement que je connusse cela pour les autres et non pour moi. Tous les jours cet esprit se perdait davantage et son principe l’attirait toujours plus, jusqu’à ce qu’à force de le tirer il s’éloigna tant de lui-même qu’il se perdit entièrement de vue et ne s’aperçut plus. Mais le même Amour qui l’attirait à soi le clarifiait et purifiait pour le faire passer en soi, et ensuite le transformer en lui-même. Dans le commencement de la nouvelle vie, je voyais clairement que l’âme était unie à son Dieu sans moyen ni milieu, mais elle n’y était pas parfaitement perdue. Elle s’y perdait chaque jour, comme l’on voit un fleuve qui se perd dans l’Océan s’y unir d’abord, ensuite s’y écouler, mais d’une matière que le fleuve se distingue de la mer pendant un temps, jusqu’à ce qu’enfin il se transforme peu à peu dans la même mer qui, en lui communiquant peu à peu ses qualités, le change si fort en elle qu’il ne fait plus qu’une même mer avec elle. J’ai prouvé les mêmes choses de mon âme, comment Dieu peu à peu la perd en soi et lui communique ses qualités, la tirant de ce qu’elle a de propre.
6. Au commencement de la nouvelle vie, je commettais des fautes, et ces fautes, qui n’auraient paru rien et qui au contraire auraient été des vertus dans un autre état, étaient de petites propriétés légères et en superficie, une précipitation, une légère émotion, mais si légère que rien plus. J’éprouvais d’abord que cela faisait un entre-deux entre Dieu et mon âme : c’était comme un brin de poussière, mais comme cela n’était qu’en superficie, l’entre-deux me paraissait plus délié qu’une toile d’araignée ; et il voulait alors que j’allasse m’en purifier par la Confession, ou bien il m’en purifiait lui-même ; et je voyais clairement cet entre-deux, qui était comme un crêpe, qui ne rompait pas l’union, ni ne l’altérait point, mais la couvrait ; et cet entre-deux si léger faisait remarquer plus de distinction entre l’Époux et l’Épouse. Je ne sais si je me fais comprendre. L’âme souffrait de ce petit entre-deux, mais d’une manière paisible : elle voyait qu’elle pouvait bien mettre l’entre-deux, mais non pas l’ôter. Peu à peu tout entre-deux se perdit, et plus les entre-deux étaient rares et délicats, plus l’union se perdit pour devenir Unité, jusques à tel point qu’il ne se fit qu’un des deux, et que l’âme se perdit si fort qu’elle ne put plus se distinguer de son Bien-aimé, ni le voir. C’est ce qui a fait sa peine dans la suite. Pour sa Confession, elle était étonnée qu’elle ne savait que dire, qu’elle ne trouvait plus rien, quoiqu’il eût semblé qu’elle eût fait plus de fautes à cause de la liberté de parler, de dire, de faire, qu’elle n’avait pas autrefois, mais cela ne lui fait plus de peine, ni ne lui est plus marqué comme faute. Une innocence inconcevable, non connue ni comprise de ceux qui sont encore resserrés en eux, est sa vie. Mais il faut reprendre ce que j’ai discontinué.
7. Étant donc au Confessionnal, avant que d’en venir à cet état, je me sentis si fort tirée hors de moi que mon corps s’en affaiblissait : la sueur m’en vint au visage, je m’assis, mais sentant que cela augmentait en manière délicieuse, très pure pourtant et spirituelle, je me retirai. Il me prit un frisson depuis la tête jusqu’aux pieds, je ne pus ni parler ni manger de tout le jour. Et depuis ce moment, ou plutôt cette opération, qui dura trois jours, mon âme fut beaucoup plus perdue en son divin objet, quoique non entièrement. La joie que l’âme possède alors est si grande qu’elle éprouve ces paroles du Roi-prophète : Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie 145, mais la joie est qu’il paraît à l’âme qu’elle ne lui sera plus ôtée. Il semble que ces paroles de Notre-Seigneur s’adressent à elle : Nul ne vous ravira votre joie 146. Elle est comme abîmée dans un fleuve de paix, et elle en est si pénétrée qu’elle n’est que paix. Son oraison est continuelle : rien ne peut empêcher ni de prier ni d’aimer en elle. Elle éprouve très réellement ces paroles : Je dors, mais mon cœur veille 147, car elle éprouve que le sommeil n’empêche point que l’esprit ne prie en elle. Ô bonheur ineffable ! qui aurait jamais pensé qu’une pauvre âme qui se croyait dans la dernière misère pût trouver dans la misère même un bonheur égal à celui qu’elle goûte sans le goûter ? Ce n’est pas qu’elle n’éprouve quelquefois ses peines qui lui ôtent même l’appétit ; et le corps, qui n’est pas accoutumé à cela, en est tout languissant : mais cette peine est si douce et paisible que l’on ne saurait distinguer si c’est une peine douce ou une douceur pénible. L’âme sent tous les jours sa capacité croître et s’élargir, et ce qui l’étonne, c’est que la lumière de cet état augmente l’état qu’elle possédait auparavant sans le connaître.
8. Ô heureuse pauvreté, heureuse perte, heureux néant, qui ne donne pas moins que Dieu même dans son immensité, non plus ajusté en la manière bornée de la créature, dont il n’est plus possédé, mais qu’il possède entièrement, la tirant toujours plus d’elle pour l’abîmer en lui ! L’âme connaît alors que tous les états des visions, révélations, assurances, sont plutôt des obstacles qu’ils ne servent à cet état qui est bien au-dessus, parce que l’âme accoutumée aux soutiens a de la peine à les perdre, et qu’elle ne peut arriver ici sans cette perte. Alors toute intelligence est donnée sans autre vue que la foi nue ; et c’est où se vérifient ces paroles du Bx Jean de la Croix : « Lorsque je n’ai voulu rien posséder par amour-propre, tout m’a été donné sans aller après 148. Ô heureuse pourriture du grain de froment 149, qui lui fait produire du fruit au centuple ! L’âme est alors si passive et pour les biens et pour les maux 150 que cela est étonnant. Quoiqu’auparavant elle parût l’être beaucoup, ce n’est point ici le même, car à présent elle est affermie d’une manière surprenante. Elle reçoit les uns et les autres sans aucun mouvement qui lui soit propre, les laissant écouler et perdre comme ils viennent. Je ne sais si c’est parler proprement, car c’est que cela passe comme si cela ne la touchait point.
9. Après que j’eus fait ma retraite aux Ursulines de Thonon, je m’en retournai par Genève ; et n’ayant point trouvé de commodité, Mr le Résident me prêta un cheval. Comme je ne savais point me servir de cette voiture, j’en fis quelque difficulté ; mais comme on m’assura qu’il était fort doux, je me résolus de faire un essai. Il y avait un espèce de Maréchal qui, me regardant d’un œil hagard, donna un coup sur la croupe du cheval sitôt que je fus montée. Il fit un saut effroyable et me jeta par terre d’une telle force que l’on crut qu’il m’avait tuée. Je tombai sur la tempe : je devais assurément mourir de ce coup, car l’os de la joue fut rompu en deux, et j’eus deux dents enfoncées. Je fus soutenue dans ma chute d’une main invisible ; je ne laissai pas de me remettre du mieux que je pus sur un autre cheval que l’on me donna pour achever mon voyage, et un homme que j’avais se mit à côté de moi pour me soutenir. Mais il arriva une chose surprenante : c’est que, durant le chemin, quelque chose de fort me poussait du même côté que j’étais tombée ; et quoique je me jetasse de toutes mes forces de l’autre côté et que l’on me tînt assez ferme, je ne pouvais résister à ce qui m’y poussait. J’étais à tout coup en danger de me tuer, mais fort aise de me voir à la merci de la divine providence. Je compris d’abord que c’était le Démon, mais j’étais fort assurée qu’il ne me ferait qu’autant de mal que mon Maître lui en permettrait.
10. Mes parents, après une légère tentative, me laissèrent en repos à Gex. On commença même à m’estimer beaucoup, et comme on avait écrit à Paris ma guérison miraculeuse, cela faisait grand éclat. Vous le permîtes, ô mon Dieu, pour me faire tomber d’autant plus bas que vous m’aviez élevée plus haut. Presque toutes les personnes qui étaient alors en réputation de sainteté m’écrivirent. Les Demoiselles de Paris, qui étaient dans les plus grandes œuvres, me congratulaient. Je reçus des lettres de Mademoiselle de Lamoignon, et d’une autre Demoiselle, qui fut si contente de ma réponse qu’elle m’envoya cent pistoles pour notre maison et me manda que lorsque nous aurions besoin d’argent, je n’avais qu’à lui écrire, qu’elle m’enverrait tout ce que je pourrais désirer. On ne parlait à Paris que du sacrifice que j’avais fait. Tous approuvaient et louaient mon action, jusque-là qu’on voulut en faire imprimer une relation et y mettre le miracle qui avait été fait. Je ne sais qui l’empêcha. Cela fait voir ce que c’est que l’inconstance de la créature, car le même voyage qui m’attirait alors tant de louanges est le même que l’on a pris pour prétexte d’une si étrange condamnation.
Paru dans Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, no VI, s. d.
1 Ces éditions furent faites par deux ministres protestants : la première par Pierre Poiret en Hollande et la seconde par Jean-Philippe Dutoit en Suisse. Elles seront décrites plus loin.
2 Du Bos : Journal, 1921-1923, Paris, Corrêa, 1946, pp. 363-4.
3 P. Pourrat : La Spiritualité chrétienne, Paris, Gabalda, t. IV, 2e partie, 6e éd. 1930, p. 234.
4 Delacroix : Les Grands mystiques chrétiens, Paris, Alcan, nouv. éd,, 1938 pp, 240-41. Lire aussi son chap. XI : Expérience, système et tradition.
5 L. Cognet : Crépuscule des mystiques, Tournai, Desclée, 1958, p. 10, 24 et suiv.
6 Underhill : Mysticism, Londres, Methuen, 12e éd., 1930, p. 183 en note.
7 Seillière : Madame Guyon et Fénelon, Paris, Alcan, 1918, p. 7.
8 C’est probablement la sœur que la jeune Jeanne-Marie avait aux Ursulines et qui fit en partie son éducation qui suscita son intérêt pour Jeanne de Chantal : celle-ci avait traversé par deux fois Montargis (où vivait la famille de La Motte), en 1635 et 1641, et son propre frère : Mgr Frémyot, reçut en religion la jeune fille, âgée de 16 ans en 1639.
9 Mme Guyon avait à sa disposition la traduction des Chartreux de Bourg-Fontaine, parue à la fin du XVIe siècle et plusieurs fois rééditée, ou celle de Desmarets de Saint-Sorlin : La Pure doctrine du pur amour, de 1661. Cf Seillière, déjà cité et G. Joppin : Fénelon et la mystique du pur amour, Paris, Beauchesne 1938. p. 150.
10 Il en existait des traductions françaises depuis le début du XVIIe siècle. Cf. P. Serouet : De la vie dévote à la vie mystique, sainte Thérèse d’Avila, saint François de Sales, Desclée De Brouwer, 1958, chap. VIII (Études carmélitaines). Mme Guyon la cite souvent, comme Catherine de Gênes dans ses Justifications.
11 J.-L. Goré : L’itinéraire de Fénelon, humanisme et spiritualité, Paris, Presses Universitaires, 1957, p. 364.
12 A. Poulain : Des Grâces d’oraison, Paris, Beauchesne, 11e éd., 1931, p. 244, chap. XVI, § 38.
13 Les grands mystiques chrétiens, chap. IV.
14 Les Torrents, longtemps connus par de simples copies manuscrites, furent imprimés seulement en 1704, puis complétés dans l’édition de 1712.
15 Entre les deux descriptions, elle rédigea une esquisse beaucoup plus brève de sa vie que nous ne connaissons pas. On découvrirait naturellement bien d’autres rapprochements (Delacroix les a multipliés avec les autres écrits de Mme Guyon).
16 Les grands mystiques chrétiens, p. 134.
17 Cf. 2e partie, chap. IV, § 7.
18 L. Cognet : De la Dévotion moderne à la spiritualité française, Paris, Fayard, 1958, pp. 93-97 ; et son article très éclairant : La Spiritualité de Mme Guyon (dans : XVIIe siècle, 1951-2, Nos 12-14, consacrés à Fénelon, pp. 269-75).
19 Leuba : Psychologie du mysticisme religieux, trad. par Lucien Herr, Paris, Alcan, nouv. éd, 1930, p. 106 et suiv.
20 J. Crasset : La Vie de Madame Hélyot, Paris, 3. éd., 1684, p. 113.
21 Cf. l’étude de L. Cognet : Cor et cordis affectus, dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, tome II, 2e partie, fasc. 14-15, 1952, col. 2.300-2.307.
22 Nous avons esquissé un bilan de ces enregistrements comparés dans Yoga et training autogène (voir Critique, août-septembre 1960), et plus récemment A. Koestler a signalé d’autres références sur la physiologie du yoga dans The Lotus and the robot, Londres, Hutchinson, 1960, chap. III.
23 Lorsque ces lignes de l’introduction furent écrites, nous ne connaissions pas le passage oblitéré du manuscrit (cité au chap. VI, § 6, note 19) qui précise, mieux que des suppositions, les sentiments de Mme Guyon au début de son mariage.
24 J. Custance : Le Livre de la sagesse et de la folie, traduit par C. et J. Bouscaren, préface de Jung, Paris, Plon, 1954 ; et encore, du même auteur : Adventures into the unconscious, Londres, C. Johnson, 1954. On trouvera d’utiles remarques dans les communications médicales faites aux Journées de psychologie religieuse d’Avon-Fontainebleau en juillet 1937 et publiées dans l’excellent recueil Illuminations et sécheresses, qui s’achève par ces témoignages de religieuses sur leur évolution intérieure et l’aridité, et qu’il faut compléter par le volume sur la Nuit mystique (Paris, Desclée De Brouwer, Études carmélitaines, oct. 1937 et 1938). Voir en outre de bonnes descriptions de la sécheresse dans des études comme celle de R. Bastide : Les Problèmes de la nuit mystique, Paris, Colin, 2e éd. 1948.
25 La Montée du Carmel, Livre I, chap. XIII. Il y a ainsi douze versets que suit ce commentaire : « En cette nudité, l’esprit trouve sa quiétude et son repos, car ne convoitant rien, rien d’en-haut ne lui pèse, rien d’en-bas ne l’opprime, puisqu’il se tient dans le centre de son humilité. Fatigues et tourments ne viennent que de la convoitise des choses. » (Trad. H. Hoornaert, Paris, Desclée De Brouwer, 1936, pp. 50-51.)
26 D.T. Suzuki : Essais sur le Bouddhisme zen, Paris, Adrien Maisonneuve, 1940, vol. I, p. 282 ; ou Albin Michel, 1re série, 3e éd., 1954, p. 252.
27 Les mortifications de Suso ont paru aussi excessives ou même invraisemblables que risquent de l’être à nos yeux celles de Mme Guyon. On notera néanmoins qu’au cours des états mystiques brûlants du début, la douleur physique amorce comme une dérivation de l’intolérable feu intérieur.
28 Dr R. Allendy : Le Problème de la destinée, étude sur la fatalité intérieure, Paris, Gallimard, 1927, chap. IV et passim.
29 Guerrier précise que les documents des Archives du Loiret confirment la forme Bouvier de la Motte (et non Bouvière, ou Bouvières de La Mothe, comme on l’écrivait autrefois, surtout à l’étranger, et comme on le lit en bas du portrait gravé). La lettre de Mme Guyon à Bossuet, du 23 déc. 1694, en fac-similé dans l’Isographie des hommes célèbres, Paris, 1843, est signée : de Lamotte Guyon. On lit également Bouvier de La Motte dans les archives municipales (cf. H. Stein : Inventaire sommaire des archives de la ville de Montargis, Paris, Picard, Orléans, Herluison, 1893). La forme La Mothe se rencontre néanmoins quelquefois.
30 Tassin : Les Plans et profils de toutes les principales villes... de France, Paris, 1634, 2e partie.
31 Ce plan réduit de Montargis est gravé dans l’angle de la VIIe carte du canal de Briare, par Lattré, ce qui explique l’indication très visible des écluses. B.N., Cartes, Ge. CC. 2375.
32 Cartes et plans, Ge. C. 784.
33 Montargis, Venise du Gâtinais, Montargis, Syndicat d’initiative.
34 B.N., Carrés d’Hozier, 126, fol. 196. – Guerrier signale aux Archives du Loiret la description de trois maisons où dut vivre Mme Guyon dont une a deux corps de logis, qu’il situe rue de Loing, et dont parle la Vie aux chap. V et VIII.
35 Cette gravure du Collège est en tête d’une adresse des acteurs de la tragédie d’Hérode au duc d’Orléans, qui avait Montargis en apanage.
36 La variole se serait déclarée chez Mme Guyon et chez son fils cadet le 4 octobre. Une généalogie (B.N., Dossiers bleus, 342) date du 20 septembre la mort d’Armand-Claude.
37 Mme Guyon situerait ces deux morts en juillet, après avoir écrit qu’elle pressentit le décès de son père le jour de la Saint-Érasme (qui est le 2 juin) et qu’elle se proposait de faire une retraite de l’Ascension à la Pentecôte (tombant cette année-là les 23 mai et 5 juin). Une généalogie date la mort de la petite Marie-Anne du 28 mai. Sur le manuscrit, juillet est corrigé en juin, mais la fin du mot « juillet » n’ayant pas été biffée, le copiste a lu ce dernier mois. Les différends sur la succession de Claude Bouvier de La Motte furent tranchés par un acte du 3 juillet et le partage établi le 13 août 1672 (B.N., Carrés d’Hozier, 126), et il était mort en fait le 1er juin.
38 Les Dossiers bleus le font naître un an plus tard, le 31 mai 1675, ce qui s’accorderait mieux avec les recoupements fournis par Mme Guyon qui déclare avoir appris le décès de la Mère Granger (5 octobre 1674) avant d’être revenue du pèlerinage où son mari avait prié St Edmond de Cantorbéry, enterré à Pontigny, de favoriser de nouvelles naissances. Cependant Mme Guyon dira au chap. XXIX qu’elle a deux jeunes enfants de 4 et 6 ans (différence qui correspond aux dates de 1674 et 1676) et les registres paroissiaux ont bien enregistré le baptême de Jean-Baptiste-Denys le 29 septembre 1674.
39 Le Nobiliaire de Saint-Allais et Guerrier (p. 177) fixait sa naissance au 4 juin 1676.
40 C’est à la demande de son directeur de conscience, le Père La Combe, que Mme Guyon rédigea son autobiographie.
41 Les mots « propriétaires », « propriété », « désappropriation » ont une grande importance dans la correspondance de Fénelon et de Mme Guyon, qui préconisent un détachement et un désintérêt absolus de l’âme, et la substitution de la volonté divine à celle de l’homme. (Cf. l’index du vocabulaire mystique, à la fin de Maurice Masson : Fénelon et Mme Guyon, Paris, Hachette, 1907. Voir aussi l’article de J.-L. Goré sur la désappropriation dans le Dictionnaire de spiritualité, t. III, 1957, col. 518-529, et Delacroix, pp. 229 et suiv.)
42 Luc, 7, vs. 47.
43 1 Cor. 1, vs. 27.
44 Voir plus loin, sur ses parents, une note, chap. III, § 1.
45 La Duchesse de Montbazon, après une vie passablement agitée, mourut en 1657 et fut enterrée, à sa demande, dans l’église des Bénédictines de Montargis, où elle avait une fille religieuse.
46 Affronts.
47 Mme Guyon a, au § 10, une phrase plus dure pour condamner ces préférences qui « font naître une jalousie et une haine secrète, qui augmente avec le temps et se conserve jusqu’à la mort ». Elle condamne de même, au § 11, les parents qui envoient de force au cloître certains de leurs enfants sans vocation et sont ainsi « cause de leur désespoir et de leur damnation par la haine irréconciliable » qui subsiste en eux contre leurs frères et sœurs restés libres. Bien que Mme Guyon ne semble nullement appliquer cette critique à ses proches, on notera dans sa famille et sa belle-famille une forte proportion de religieux et religieuses : sur dix enfants, seuls deux garçons et une fille restèrent dans le siècle et se marièrent (Cf. Guerrier : Madame Guyon, pp. 8, 25. Voir plus loin les notes des chap. III, § 1, et chap. VI, § 1). Le § 9 reproche aux mères dévotes soit d’imposer prématurément à leurs enfants de trop longs séjours à l’église qui les dégoûtent de la religion, soit de laisser leurs filles dans une excessive liberté ou au contraire de les séquestrer.
48 « Claude Bouvier, écuyer, seigneur de la Motte-Vergonville, maître des requêtes de la reine Anne d’Autriche, et procureur du roi au bailliage et siège présidial de Montargis... épousa, le 5 février 1622, Marie Ozon et en eut quatre enfants : une fille qui fut Ursuline et trois fils dont l’un devint Chartreux, l’autre Barnabite (Dominique, qui jouera un rôle peu sympathique dans la vie de Mme Guyon) et le dernier prêtre séculier. « Marie Ozon mourut et M. de La Motte épousa en secondes noces, le 8 janvier 1645, Jeanne Le Maistre de La Maisonfort... Elle avait une fille de son premier mari : on la mit au couvent. » (Guerrier, p. 8). C’est de ce dernier mariage que naquirent Jeanne-Marie (Mme Guyon) et son frère Jacques, qu’elle jalousa et qui la maltraita. Les deux demi-sœurs de la fillette étaient : du côté paternel, Marie Bouvier, née le 15 mai 1624, envoyée en 1662 à Sens pour y « agréger » un nouveau couvent et revenue à Montargis pour y mourir le 17 mars 1664 ; du côté maternel, Jeanne Ravault, décédée le 3 juin 1690 à 65 ans. (Cf. l’étude de l’abbé Crespin sur les Ursulines de Montargis dans le Bulletin de la Société d’émulation de l’arrondissement de Montargis, 1933, p. 27, et son étude sur les Bénédictines en 1934). Les rapports de la petite Jeanne-Marie furent beaucoup plus heureux avec la fille de son père (§ 1) qu’avec celle de sa mère (§ 6). Voir aussi plus loin, chap. IV, § 4.
49 Henriette-Marie de France, ancienne reine d’Angleterre, fille de Henri IV et de Marie de Médicis, s’était réfugiée en France en 1644. Son mari, Charles Ier, avait été décapité en 1649.
50 La fille de l’ex-reine : Henriette d’Angleterre, n’avait pas encore épousé alors Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV.
51 « C’était alors Edmée de Courtenay » (Guerrier, p. 15).
52 Un jour, il fit rougir son épée dans le feu puis m’en brilla le bras en présence de ma mère sans qu’elle lui en dit rien, une autre fois… (Manuscrit, p. 12.)
53 15 avril 1659.
54 Philippe de Chamesson-Foissy (et non Toissy), né dans le diocèse de Reims vers 1632 et ayant commencé dès 14 ans une carrière militaire, décida d’entrer dans un ordre religieux après avoir tué un adversaire en duel. Il devait quitter Paris le 17 octobre 1661 avec Mgr François Pallu (l’évêque d’Héliopolis) et s’embarquer à Marseille le 2 janvier 1662. Après plusieurs voyages (Madagascar, Inde, Siam), il fut arrêté comme espion à Golconde et mourut le 25 août 1674, épuisé par trois mois d’emprisonnement. On l’enterra dans l’église des Augustins de Masulipatam. (Cf. Adrien Launay : Mémorial de la Société des Missions Étrangères, Paris, 1916, t. Il, p. 115. Voir plus loin, chap. VIII, § 3.)
55 Cant. 8, vs. 6.
56 Mon père mena avec nous un de ses proches parents qui était un gentilhomme très sage. Il était fort dévot à la Sainte Vierge comme il est encore aujourd’hui – il est le vrai modèle d’un gentilhomme vertueux. Il m’aimait beaucoup et espérait même de m’épouser. Comme il était bien fait, doux, adroit et complaisant, je l’aimais aussi. (Ici, quelques mots biffés.) Il n’y avait chose au monde dont j’eusse envie qu’il ne trouvât moyen d’exécuter. Nous étions souvent ensemble. Il disait tous les jours l’Office de la Vierge ; l’amitié que j’avais pour lui me porta à le dire et, pour en avoir le temps, je quittai l’oraison. Lorsque j’étais de cette sorte à la campagne, j’allais dans les champs instruire les bergères lorsqu’elles gardaient leurs troupeaux, et je leur apprenais à vous connaître, aimer et prier, ô mon Dieu, et j’avais en cela un plaisir que je ne pourrais exprimer. Après avoir été quelque temps à la campagne avec mon parent, nous nous séparâmes de corps mais non pas de cœur, je connus que je l’aimais véritablement. Pour lui, il m’aimait de telle sorte qu’il n’y a chose au monde qu’il n’ait faite pour m’épouser, car son amour était très chaste aussi bien que le mien, et nous n'avions aucune autre pensée. Le désir qu’il avait de m’épouser le porta, pour y faire consentir mon père, jusqu’à lui dire et lui faire entendre que je ne le désagréerais pas. J’appris qu’il avait fait cette avance. J’en fus si offensée (car je commençais à sentir mon cœur et à savoir ce que c’était que principe d’honneur) que mon inclination se changea en aversion. Ce principe m’a beaucoup servi pour me tenir dans mon devoir lorsque votre crainte, ô mon Dieu, n’avait plus de pouvoir sur moi. Je pris cette parole comme un affront signalé qu’il m’avait fait, de sorte que je ne le voulais plus voir. Il fit ce qu’il put pour me regagner, car je ne voulais jamais ouvrir une de ses lettres, quoiqu’il envoyât deux fois la semaine son valet de chambre de quatre lieues pour m’en apporter, je les lui renvoyais toutes cachetées. Voyant que ses soins étaient inutiles et qu’il ne pouvait rien gagner, ni m’effacer de son cœur, il en pensa mourir ; il tomba dans une langueur et une jaunisse étrange, ensuite de quoi il eut une très forte maladie. Ô mon Dieu, si ces cœurs si aimants et fidèles s’attachaient à vous, quel gré ne leur en sauriez-vous pas, avec quelle bonté ne les récompenseriez-vous pas, au lieu qu’ils sont si aveugles que d’aimer de misérables créatures qui ne les payent que d’ingratitude. J’avais alors treize ans et demi mais j’étais si grande et j’avais l’esprit si avancé que je surpassais beaucoup mon âge. (Ms., pp. 20-21.)
57 C’était Jacques Guyon, écuyer, seigneur du Chesnoy de Champoulet, et l’un des seigneurs du canal de Briare. Il appartenait à une ancienne famille de Normandie, venue à Montargis, au siècle précédent, à la suite de la duchesse de Ferrare. Son père, Jacques Guyon, avait fait de grands bénéfices dans l’entreprise du canal de Briare. Il était mort en 1642, laissant une veuve (Anne de Troyes, fille de Jacques de Troyes, seigneur de Montizeaux) et trois enfants : deux filles religieuses à Notre-Dame-des-Anges (le couvent des Bénédictines de Montargis) et un fils, Jacques Guyon du Chesnoy, à qui revint toute la fortune de la famille. » (Guerrier, p. 25). Il avait vingt-deux ans de plus que Jeanne-Marie de La Motte.
58 ... car, comme il était accordé à une autre à laquelle on donnait quasi le double et qui était d’une bonne maison de robe, il fallut aller à Paris pour rompre cet autre mariage, ce qui lui coûta bien de la peine. (Ms., p. 25.)
59 ... elle me faisait faire des choses qui les humiliaient autant et plus que moi, mais il est vrai qu’elle n’était pas sensible au point d’honneur... c’est que son humeur était si extraordinaire, pour ne l’avoir jamais surmontée dans sa jeunesse, qu’elle ne pourrait vivre avec personne. Mon mari ne demeura avec elle qu’après son mariage, où je fus faite la victime de ses humeurs. Jamais domestique n’avait demeuré un an avec elle. (Ms., p. 26, passage biffé, d’une lecture difficile. On déchiffre plus loin, p. 30 :) Tout le monde regardait ma belle-mère comme une personne redoutable... L’on s’étonnait comment je pouvais vivre avec elle, mais si l’on l’avait vue agir avec moi, l’on s’en fut bien étonné davantage.
60 Mon mari était toujours auprès de ma belle-mère, à parler bas ensemble. Ils voulaient que je fusse tout le jour dans la chambre de ma belle-mère... Il fallait donc être là continuellement, avec des personnes qui ne me parlaient que pour me quereller, ou bien qui parlaient bas... S’il y avait quelque chose à dire qui eût pu me divertir, ils attendaient que je fusse dehors ou le disaient bas. (Ms., p. 27.)
61 Ce qui me paraissait plus étrange est que, sitôt que mon mari était seul avec moi, il entrait dans une passion d’amour si violente pour moi que cela m’était même à charge. Il n’y avait rien alors que j’eusse pu exiger de lui qu’il ne m’eût accordé, et il n’était pas plus tôt avec ma belle-mère qu’il reprenait sa première manière d’agir. J’avoue aussi que l’accablement de douleur où j’étais me rendait peu sensible à ses feux, quoique je ne lui témoignasse pas, et que je tâchasse de faire ce que je devais. Il est vrai aussi qu’étant encore si jeune, la douleur ne faisait pas une si profonde plaie que dans un âge plus avancé, que je me laissais gagner à ses caresses, espérant qu’il m’aimerait mieux après et qu’il n’aurait pas de dureté pour moi. Ce n’était pas par dureté... (Ms., p. 28, passage biffé mais lisible.)
62 Mme Guyon eut cinq enfants en douze ans de mariage : l’aîné, Armand-Jacques (né le 21 mai 1665, mort en 1720 ou 21, dont descendent les familles Guyon de Montlivault et Guyon de Guercheville) ; un second fils, Armand-Claude (né le 8 janvier 1668, mort de la variole à l’automne 1670) ; une première fille, Marie-Anne (bapt. le 6 février 1669 et décédée au milieu de 1672, en même temps que le père de Mme Guyon) ; Jean-Baptiste-Denys (né le 31 mai 1674, connu sous le nom de Guyon de Sardière, grand bibliophile, mort célibataire en 1752) et enfin Jeanne-Marie, née le 21 mars 1676, bapt. le 29 avril, mariée à Louis-Nicolas Foucquet, comte de Vaux, en 1689, puis au duc de Sully en 1719, morte sans enfant en 1736). (Les dates du Nobiliaire de Saint-Allais ne concordent pas toujours avec celles données par Urbain et Levesque dans leur Correspondance de Bossuet, t. VI, p. 535 et suiv., ou avec celles des Dossiers Bleus, 342, de la Bibliothèque nationale). – Les grossesses et couches de Mme Guyon furent généralement pénibles (cf. chap. VIII, § 1 et 5 ; XXII, § 4), bien que la quatrième grossesse, qui précéda une terrible période d’aridité, ait coïncidé avec une euphorie spirituelle extraordinaire (XX, § 4-5).
63 Elle était morte le 17 mars 1664. Voir plus haut la note du chap. III, § 1.
64 ... et quoique l’attache qu’elle avait pour mon frère fût son plus grand défaut. (Ms.. p. 37.)
65 Mme de Charost : Marie Foucquet, fille unique du Surintendant, qui s’était mariée en 1657, fut exilée à Ancenis après la condamnation de son père en 1664, puis autorisée à se rapprocher de la capitale (elle s’établit alors à Montargis). Elle put revenir en 1680 à Paris. Son frère, le comte de Vaux, devait épouser la jeune fille de Mme Guyon en 1689.
66 Ci-dessus, Chap. IV, § 6.
67 Geneviève Granger, Mère de Saint-Benoît, qui va jouer un rôle important dans la vie intérieure de Mme Guyon, fut supérieure du monastère des Bénédictines de Montargis de 1636 (succédant à sa sœur Marie, Mère de l’Assomption, qui l’avait fondé) jusqu’à sa mort (5 octobre 1674) à l’âge de 74 ans et 5 mois, après 59 ans de profession (cf. Sœur Jacqueline Boüette de Blémur : Éloges de plusieurs personnes illustres en piété, de l’ordre de St Benoist, décédées en ces derniers siècles, Paris, 1679, t. II, pp. 417-455). « Elle avait trouvé, remarque sa biographe, le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures, ce que des personnes séculières ont attesté pour en avoir fait l’expérience ; on trouvait le calme en l’approchant, et on se sentait recueillie en sa présence... Elle avait encore une qualité des plus rares dans le sexe, qui était de faire mourir l’esprit humain et raisonnable de la créature, au lieu de le satisfaire. »
68 Ce Franciscain, dont Mme Guyon ne révèle pas le nom, pourrait être le Récollet Archange Enguerrant (ou Enguerrand), si l’on en croit le témoignage de Hébert, qui, au cours d’un voyage à Montargis (où il y avait effectivement un couvent de Récollets), rencontra le frère de Mme Guyon et n’entendit alors sur celle-ci que louanges. (Cf. Mémoires du curé de Versailles, François Hébert (1686-1704), publiés par G. Girard, préface de H. Bremond, Éditions de France, 1927, p. 213.) En passant par Corbeil en juillet 1681, Mme Guyon devait revoir le même religieux (voir 2e partie, chap. I, § 6) : or, le Père Enguerrant a été gardien du couvent des Récollets de cette ville en 1682. (Cf. H. Lefebvre : Histoire chronologique de la province des Récollets de Paris, 1677-88, 1re addition, p. XVIII). On a de lui plusieurs éditions d’un ouvrage : L’Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement, dont diverses approbations remontent à 1672 et où il s’adresse à des Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement. Lorsque parut la réédition de son oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, en 1684, il était devenu provincial des Récollets de la province de Saint-Antoine, en Artois.
69 Mon père m’aimait d’une extrême tendresse, et la mort de ma mère avait même augmenté son affection pour moi, parce que je fus engagée par là à lui rendre certains devoirs que je ne lui eusse pas rendus si ma mère avait été vivante. Il pensa mourir lorsque j’étais en couche de mon second fils ; l’on me cacha son mal. Mais pour mon père, malgré la joie qu’il avait d’aller voir Dieu, il ne pouvait s’empêcher de témoigner le déplaisir qu’il avait de mourir sans me voir. Il demandait sans cesse sa fille, car, quoique mon frère fût auprès de lui, cela ne le satisfaisait pas. Mme la Duchesse de Charost qui était encore chez lui l’assista avec bonté et, lorsqu’elle me venait voir, je lui disais que j’étais surprise de ce que mon père ne me venait pas voir ; elle me faisait entendre qu’il avait mal à la jambe, ce qui était vrai. Mais une personne indiscrète m’ayant dit qu’il était malade, je me levai, tout mal que j’étais, et j’allai le voir. Il eut une extrême joie de mon arrivée. Je le trouvai si changé, la langue si épaisse, que je craignis fort pour lui. Il guérit cependant, non pas tout à fait, mais assez pour me donner de nouvelles marques de son affection. Il avait beaucoup de croix de la part de mon frère. Il m’en faisait confidence, et cependant je ne lui disais rien des miennes qui l’auraient fort affligé. Je ne lui disais qu’une chose, qui était le désir sincère que j’avais de vous aimer, ô mon Dieu, et la douleur où j’étais de ne le pouvoir faire selon mon désir. (Ms., p. 39.)
70 … et je crois que s’il n’eût appréhendé d’offenser la maison de qui ces religieux tenaient presque toute leur subsistance, outre que leur maison avait été établie par la famille, sans cette appréhension, dis-je, il ne serait point venu. Il fut un grand temps... (Ms., p. 40.)
71 ... il me quitta, disant qu’il allait chercher des écrits afin de me les donner. Il m’a dit depuis que c’était bien plutôt sa surprise, afin que je ne m’aperçusse pas de son interdiction. (Ms., p. 40. On lit plus loin, Ms., p. 52) : Ce bon père dont j’ai parlé, me voyant si jeune, si – (mot illisible) et pleine d’amour de la croix (s’) attacha si fort à moi et conçut tant d’affection pour moi que, sans un secours particulier de votre grâce, ô mon Dieu, cela m’eût été fort nuisible, car il était mon directeur.
72 Luc, 17, vs. 21.
73 Ps. 32, vs. 9. Il a parlé et tout a été fait.
74 Gal. 1, vs. 16.
75 Gal. 3, vs. 3.
76 Gal. 2, vs. 20.
77 Ceci est remarquable pour comprendre la raison des mortifications suivantes, que Dieu n’exige pas de toutes sortes de personnes.
78 C’est-à-dire La blessure spirituelle et intérieure du cœur. Voir chap. VIII, § 7.
79 1. Jean, 4, vs. 16.
80 2. Cor. 4, vs. 10.
81 Gal. 3, vs. 3.
82 Voyez le semblable de Ste Catherine de Gênes, en sa Vie, chap. 39 (ou 41, de l’Édition de Hollande). – Dans la réédition retouchée de traductions françaises antérieures qu’il fit en 1691 (sous le titre La Théologie de l’amour, ou la Vie et les œuvres de Sainte Catherine de Gênes, avec l’adresse fictive : Cologne, Jean de la Pierre), Poiret avait placé les chapitres 37-38 entre les chapitres 40 et 41. Le chapitre 39 de son édition auquel il renvoie ici est traditionnellement le chapitre 41. Consulter la récente traduction : La Grande dame du pur amour, Sainte Catherine de Gênes... Vie et doctrine et Traité du purgatoire. Introduction, traduction et notes de Pierre Debongnie, Desclée De Brouwer, l960. (Les Études carmélitaines.)
83 Hébr. 12, vs. 29.
84 Voir aussi chap. XVIII, § 8.
85 Voir les notes du chap. VIII, § 3 et 5 (24 et 25).
86 Les Barnabites.
87 Voyez le traité des Torrents, 1re Part. Chap. V, § 10.
88 C’est l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales.
89 Rom. 8, vs. 26, 27.
90 Cant. 1, vs. 6.
91 Ps. 32, vs. 9.
92 Le paragraphe 8, supprimé ici, développe la doctrine du Verbe. Voir aussi plus haut chap. IX, § 6 et, plus loin, dans la seconde partie, Chap. Il, § 4.
93 J’avais une telle amitié pour elle que si je l’avais sentie pareille pour un homme, je ne l’aurais jamais vu. (Ms., p. 71.)
94 On aurait aperçu à ses souliers crottés qu’elle avait été dehors. Elle devait en avoir de nets à la main en rentrant au logis.
Le monastère des Bénédictines était en dehors de la ville, près de la route de Courtenay.
95 « Geneviève et Jeanne Guyon. Elles figurent parmi les dignitaires du couvent (des Bénédictines) en 1656 et 1679 ». (Guerrier, p. 25.)
96 Le Père François La Combe, qui jouera un rôle important dans la vie de Mme Guyon à partir de 1680 (voir chap. XXVII et suiv.), était né à Thonon, dans le diocèse de Genève, probablement en 1643 et avait fait profession en 1656 ; il approchait donc de la trentaine lors de cette première rencontre en 1671. Le Père Dominique Bouvier de La Motte, qui était un frère consanguin de Mme Guyon (voir la note du chap. III, § 1), mais avait 20 ans de plus qu’elle, fut provincial et visiteur des Barnabites, ordre auquel appartenait aussi le Père La Combe. (G. Boffito : Scrittori Barnabiti, Florence, Olschki, 1933, t. Il, pp. 305-311 et 336-7).
97 Voir aussi chap. XII, § 4.
98 Jacques Bertot (ou Bertaud), prêtre séculier, né dans le diocèse de Coutances vers 1620, avait été lié avec un mystique normand laïque : Jean de Bernières de Louvigny (1602-1659). Il dirigea des communautés de religieuses, dont les Bénédictines de Montmartre. Il mourut en mars 1681, avant le départ de Mme Guyon pour Gex mais après avoir approuvé son projet. (Cf P. Pourrat : La spiritualité chrétienne, Paris, Gabalda, 6e éd. 1930, t. III, pp. 183-193.)
« Il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la première fois. Il était venu pour la Mère Granger. Elle souhaitait fort que je le visse ; sitôt qu’il fut arrivé, elle me le fit savoir, mais comme j’étais à la campagne, je ne trouvais nul moyen d’y aller. Tout à coup mon mari me dit d’aller coucher à la ville pour quérir quelque chose et donner quelque ordre. Il devait m’envoyer quérir le lendemain, mais ces effroyables vents de la St Matthieu vinrent cette nuit-là de sorte que le dommage qu’ils causèrent m’empêcha de retourner de trois jours. Comme j’entendis la nuit l’impétuosité de ce vent, je jugeai qu’il me serait impossible d’aller aux Bénédictines ce jour-là et que je ne verrais point M. Bertot. Lorsqu’il fut temps d’aller, le vent s’apaisa tout à coup, et il m’arriva encore une providence qui me le fit voir une seconde fois. » (Ms. p. 76.) Cette tempête frappa l’imagination des Montargois et l’un d’eux, Gilles de Montmeslier, nota dans son journal : « Le 21e jour de septembre 1671, jour de la St Matthieu, depuis minuit du matin jusqu’à six heures du jour, il se leva un grand vent et si furieux qu’il s’est trouvé universel ; lequel vent a abattu une grande partie des arbres qui étaient à la campagne, quantité de cheminées dans cette ville, comme deux aux Bénédictines, une au portail de la Porte de Loing, découvert quantité de maisons... Sur la maison de M. Ozon... le dit vent emporta une dalle de plomb de la longueur de quatre pieds de dessus la maison, par dessus l’eau y attenant, jusque dans la deuxième maison par delà le... pont. Et est à remarquer que tous les anciens ont dit n’avoir vu ni entendu dire à leurs pères avoir senti un tel vent. » (C. Cuissard : Notes historiques sur la ville de Montargis, dans les Annales de la Société historique et archéologique du Gâtinais, t. 12, 1894, p. 93.)
99 Mon père était si cassé qu’il ne pouvait plus aller qu’où l’on le portait. Je lui fus dire adieu ; il m’embrassa... (Ms. p. 77.)
100 « Juillet » est certainement une indication erronée, et il faut lire juin. Voir, au début, notre chronologie.
101 Exod. 4, vs. 25.
102 Le 5 octobre 1674. Voir la note du chap. VIII, § 3.
103 « Jacques Bouvier de La Motte Bouron épousa, le 25 novembre 1674, une fille de Nicolas Tourtier, trésorier de France à Orléans » (Guerrier, p. 51).
Le manuscrit donne plus de détails sur le comportement agressif du marié : « Mais loin que mon frère en eût de la reconnaissance pour mon mari, ils se brouillèrent plus que jamais par la manière offensante dont mon frère en usa. Et quoique mon frère eût épousé une vertueuse femme, il paraissait être si peu content qu’il s’en prenait à tout le monde. Ce qui me causa une double croix, ce fut le changement de mon frère, car sa haine pour moi se remarquait de tout le monde, et la maladie de mon mari, qui ne s’était exposé que pour m’obliger : il avait raison de se plaindre de moi de l’avoir exposé à de si mauvais chemins couverts de neige en l’état où il était. Je ne l’avais fait que pour engager mon frère à l’amitié et à la reconnaissance, de sorte que, comme il manqua à tout de son côté, j’eus de quoi souffrir et à essuyer des deux personnes qui me rendaient le but de leur chagrin... Au retour de la noce, nous fîmes ce que nous pûmes de notre côté pour bien faire les choses, mon frère me traita avec un extrême mépris et qui fut remarqué de tout le monde. Sa femme lui témoigna avec larmes combien son procédé à mon égard la fâchait. Comme il vit que j’étais peu sensible à ce qu’il me faisait et que tout mon chagrin était de ce qu’il en usait mal avec mon mari, il crut qu’il me causerait plus de chagrin en s’attaquant à mon fils qui tenait la place de son père malade. Il le traita fort mal, et après avoir marqué tout le jour le peu de cas qu’il en faisait, quoiqu’il fût alors unique, le soir que tout était plein de soldats et que l’on n’osait sortir dans les rues, il laissa aller mon fils, seul avec un laquais, rappelant un petit gentilhomme plus âgé que mon fils, qui allait avec lui parce qu’ils demeuraient en même quartier. Il lui dit : « Monsieur, je ne veux pas que vous vous en alliez..., s’il vous arrivait accident, j’en serais au désespoir. Pour le petit N (nommant mon fils), qu’on le remène. » Et cela en ma présence et d’une très grande compagnie. Sa femme lui en marqua chagrin, mais loin de m’en faire excuse, il poussa jusqu’au bout la chose plus fortement. » (Ms., p. 85.)
104 Ce chapitre est très mutilé dans l’édition de 1720 par suite d’importantes suppressions et du rejet plus loin, à la fin du chapitre XXIV, de la liaison platonique et tourmentée de Mme Guyon avec un Janséniste. Les passages omis sont ici restitués en note à la place qu’ils ont dans le manuscrit. Ils permettent de penser qu’il s’agit bien d’un conflit affectif et non de vagues scrupules, car cette attirance combattue a pu aggraver la sécheresse. Le premier fragment, que nous donnons ci-dessous, se retrouvera, avec quelques variantes, au chapitre XXIV, § 4.
« Il vint dans le lieu où je demeurais une personne dont la doctrine était suspecte. Il possédait une dignité dans l’Église qui m’obligeait à avoir de la déférence pour lui. Comme il apprit d’abord l’opposition que j’avais pour toutes les personnes suspectes, et qu’il se persuada que j’avais quelque crédit en ce lieu, il fit tous ses efforts pour m’engager dans ses sentiments. Il ne se contenta pas de venir au logis bien des fois, il pria une personne de mes amis qu’il me pût parler plus au long ; je ne le refusai pas après m’être recommandée à Notre-Seigneur. Je lui parlai avec tant de force qu’il demeura sans réplique ; cela ne servit qu’à augmenter le désir qu’il avait conçu de me gagner et de faire amitié avec moi. Comme je me sentais une grande force intérieure et qu’en lui parlant, vous m’étiez si présent, mon Dieu, et me combliez de grâces, je crus que c’était une marque infaillible que vous agréiez que je le visse et qu’assurément je le gagnerais. » (Ici plusieurs lignes biffées. Ms., p. 87. Puis vient : « Environ ce temps-là... »).
105 Je sentis donc que mon cœur était pris : une humeur obligeante et de l’esprit était trop pour un naturel comme le mien. Je tombai dans le pur naturel. Ce qui me faisait moins défier est qu’il était très honnête ; aussi dans tout le temps que je l’ai vu, je ne lui ai jamais ouï dire une parole libre, et il ne s’est jamais rien passé de lui à moi à l’extérieur qui pût faire connaître que mon cœur était engagé ni qu’il eût de l’amitié pour moi. Nous ne nous sommes jamais entretenus que de piété, enfin c’était de ces amitiés qui passent pour les plus honnêtes et mêmes vertueuses dans le monde, dont personne ne se défie. Cependant, ô mon Dieu, c’était cette même amitié dont vous faisiez en moi une condamnation continuelle sans que je pusse la rompre. Comme je n’avais aucun prétexte de le faire et qu’elle a toujours resté jusqu’à la fin renfermée au dedans de moi sans qu’elle ait rien produit au dehors que des conversations plus fréquentes et des infidélités qui ne paraissaient qu’à vos seuls yeux, Seigneur, celui pour qui je les faisais ne les connaissant pas. Cependant mes infidélités étaient d’une nature qu’elles auraient paru bien et vertu à tout autre qu’à mon Dieu, qui ne juge pas de la vertu par le nom qu’on lui donne, mais par la pureté et droiture du cœur qui l’exerce. Je m’aperçus que je me plaisais en sa compagnie, que j’avais de l’empressement pour le voir et lui parler, et comme il avait le même pour moi, il ne s’en présentait que trop d’occasions, et comme celle que je prenais sans scrupule était celle de charité et de piété, il semblait que l’une et l’autre doublassent pour favoriser mon inclination, si je peux appeler inclination une chose que je haïssais plus que la mort, que je faisais comme malgré moi et à laquelle je me sentais entraînée avec tant de violence qu’il m’était presque impossible d’y résister. La peine que je souffrais pour m’en défendre était telle que je n’aurais pas plus souffert quand on m’aurait divisée de moi-même. Sitôt que je vis qu’il me revenait dans l’esprit, qu’il m’occupait, me distrayait, il me devint suspect et je fis ce que je pus pour rompre honnêtement avec lui ; mais je ne le pus jamais, quoique, contre mon naturel honnête et obligeant, je lui fisse des affaires de toutes ses paroles, je croyais par là le rebuter et cela faisait un effet contraire, car il se justifiait avec un soin extrême et se liait plus fort à moi. Je sentais mon inclination croître chaque jour... (Ms., pp. 89-90.)
106 Mon inclination m’entraînait et me faisait faire cent fautes que je colorais du nom de justice ; d’un autre côté la grâce m’attirait et je combattais la grâce. Je disais que c’était mon méchant esprit qui me faisait croire que sa doctrine était suspecte, je me remettais dans l’esprit son honnêteté et son exactitude, je me disais à moi-même ce qu’il me disait, que le Jansénisme n’était qu’un fantôme ; il me reprenait de certaines choses qui n’étaient rien dans le fond et me les faisait voir comme des péchés afin de m’embarrasser et m’obliger par là à lui demander conseil. Comme j’étais rejetée dans le pur naturel et que mes défauts devenaient plus apparents, je croyais devoir prendre ses avis ; d’un autre côté, j’avais dans le plus intime de moi-même quelque chose qui me reprochait que je prenais le change. Lorsque je parle d’avis, ce n’était que sur des choses extérieures de charité, car pour l’intérieur il n’en avait nulle capacité, ne faisant pas même oraison. J’avais donc deux mouvements opposés, du penchant naturel pour lui et une très forte opposition pour sa doctrine et ses sentiments. Je ne pouvais ni m’empêcher de le voir et lui donner des marques d’estime, ni me défendre de le condamner, de blâmer sa conduite et ses sermons, ni même de le combattre. La même chose était de lui à moi, il avait la même inclination et la même opposition, il me louait et me condamnait, il m’avait en affection et n’avait d’opposition que pour ce qu’il y avait de meilleur en moi. Il tomba bien malade, l’on crut qu’il mourrait, j’avais de la joie et de la douleur, et je sentais en moi que l’envie de le perdre et d’en être délivrée était bien plus forte que celle de sa guérison, car la longue liberté que j’avais goûtée me rendait mes liens insupportables. Il guérit cependant et nous fûmes plus unis et plus divisés que jamais. Il avait certaines femmes qu’il faisait passer pour saintes ; elles demeuraient tout le jour à l’église et laissaient leur ménage ; je voulus les imiter en quelque chose afin de lui plaire et d’avoir par là l’occasion de lui parler ; je restais à l’église contre mon devoir... Je passais toute considération et toute difficulté pour faire en quelque manière comme les autres, mais comme en moi tout n’était qu’humain, cela ne servait qu’à me dessécher davantage. Je perdis toute oraison, n’en pouvant faire en aucune manière : le temps que je prenais pour cela n’était rempli que de la créature et tout vide de Dieu... (Cf. édition imprimée, § 9, jusqu’à « promise ».)
J’étais dans une faiblesse incroyable, je voulais rompre et il renouait, il m’écrivait et je lui répondais ; quoiqu’il n’y eût point de mal apparent, combien de pertes de temps et d’infidélités ! Mon confesseur pensa mourir. J’eus la tentation de le prendre, je me disais à moi-même que je deviendrais comme ses pénitentes, que l’opposition que j’avais pour sa conduite était une tentation, qu’il n’y avait dans le pays aucun confesseur qui me fût propre et il était vrai. Dans cette pensée j’allai à confesse à lui avec assez d’ouverture, mais, ô bonté infinie de mon Dieu, que je ne saurais assez admirer, adorer et bénir ! ô soin immense pour une créature ingrate ! lorsque j’allais à confesse à cet homme, mon âme était si troublée et vous me paraissiez si fort en colère contre moi, que j’en étais éveillée la nuit en sursaut par la violence du scrupule, et mon pauvre cœur qui nageait autrefois dans la paix était environné de trouble et d’amertume. Je consultais les personnes doctes ; tous concluaient que je devais bien vivre avec lui, et j’en écrivis à M. Bertot qui me disait que je devais vivre honnêtement avec lui et ne point rompre, mais qu’il ne fallait entrer en rien avec lui. Ô mon Dieu, c’était là ma peine, car j’aurais bien voulu rompre avec lui et il me semble que cela aurait été aisé, mais de vivre avec lui d’une manière indifférente, je ne le pouvais, car les mêmes choses dont je croyais me servir pour m’éloigner de lui étaient celles-là mêmes qui m’engageaient davantage avec lui. Cela paraissait de pures inconstances ; il me causait de bonnes croix, car, lorsque j’étais du temps sans le voir, il faisait cent personnages différents, brouillait les cartes, afin de pouvoir, en les démêlant, renouer avec moi. Mon Dieu, que ces sortes d’esprit sont à craindre et à éviter, la compagnie des bêtes féroces serait moins dangereuse. Enfin cette liaison dura deux ans et demi, jusqu’à ce que je la rompisse en la manière que je dirai. Je ne saurais exprimer ce que je souffrais... (Ms., pp. 90-2.)
107 Dans ce temps il me vint un surcroît de croix : ce fut un précepteur peu expérimenté que l’on donna à mon fils. Loin de le tirer de ses mauvaises inclinations, sitôt qu’il connut l’air du bureau, il l’y entretenait pour faire sa cour, il me raillait lorsque ma belle-mère le faisait. Mais ayant mieux connu toutes choses, il prit de la compassion pour moi et, un jour, il me le témoigna. Ma belle-mère, qui vit qu’il me parlait, en fit un crime auprès de mon mari, de sorte que je résolus de ne lui plus parler. Voyant que je ne lui parlais point, elle en fit des plaintes à mon mari, disant que je le maltraitais et que je l’obligeais, par ma méchante humeur, de s’en aller. Un jour qu’il y avait du temps que j’étais malade, il entra dans ma chambre pour savoir l’état de ma santé. Ma belle-mère lui demanda s’il m’avait tâté le pouls. Il lui répondit que je ne me laissais toucher que du médecin. Elle fut si indignée... qu’il ne resta guère au logis. Elle ne gardait plus de mesure, et tous ceux qui venaient au logis étaient témoins des brusqueries continuelles que l’on me faisait. (Ms., p. 94.)
108 La personne dont j’ai parlé, avec qui j’avais cette liaison que j’aurais voulu rompre aux dépens de toutes choses, voulut, sous prétexte de me rendre service, se rendre maître de confesser et communier mon mari. Il surprit une permission du curé, que le curé n’osa rétracter à cause du crédit de cet homme. Comme la nuit on crut que mon mari allait mourir, l’on fut au plus tôt quérir le gardien des Récollets qui le confessa et, ayant dit la messe dans la chapelle, le communia. Cet homme voulait m’en faire des affaires, disant que la confession était nulle s’il ne le confessait lui-même. Mon mari, qui ne voulait jamais aller à confesse à lui, s’y opiniâtra d’autant plus fortement qu’il voyait que l’autre abusait d’une autorité empruntée pour user à son égard d’une espèce de tyrannie. Il ne le faisait que pour se rendre nécessaire, et pour avoir occasion de lier plus avec moi. La maladie de mon mari était d’une nature que l’on ne pouvait prendre avec lui aucune mesure juste, car dans un moment il était comme mort, et tout à coup il était mieux. Cet homme intrigant, qui avait autorité sur les prêtres, les empêchait tous de venir assister mon mari afin qu’il fallût recourir à lui. Ne le voulant pas laisser mourir sans sacrements, car il vécut près de vingt jours après sa première confession, comme je vis un procédé qui ne tendait qu’à faire un extrême dommage à mon mari, j’envoyai à Mgr l’Archevêque, à Sens et à Paris, afin qu’on ne le manquât pas ; il m’envoya une permission de tenir le St Sacrement dans ma chapelle et les saintes huiles, et de les faire administrer par qui il me plairait. (Ms., p. 96.)
109 Ps. 115, vs. 16, 17.
110 À la fin du sommaire de ce chapitre, Poiret renvoie, pour éclairer ces expériences, aux Torrents, qu’il réédita plusieurs fois dans les Opuscules Spirituels de Mme Guyon.
111 Ce qui faisait plus souffrir cette âme destinée à la liberté était cette liaison qui devenait d’autant plus forte qu’elle faisait plus d’efforts pour la rompre. Ce qui augmentait encore sa peine était que le directeur ne voulait pas pour des raisons qu’elle rompît, mais bien qu’elle gardât un juste milieu, ce qui lui était entièrement impossible, car plus l’inclination augmentait, plus elle la voulait détruire, et comme il n’y avait aucun mal apparent, je ne pouvais prétexter de rupture. Vous vouliez que je ne dusse ma délivrance qu’à votre seule grâce, comme l’on verra dans la suite, puisqu’ayant enfin obtenu la permission de rompre avec lui sur les raisons que j’en dis à M. Bertot (phrase biffée illisible). Je rompis donc avec ce premier dont j’ai parlé quoique je susse qu’étant aussi violent qu’il était, cela me causerait bien des croix. Je dis à M. Bertot tout ce que je prévoyais qui arriverait, mais qu’il me semblait que Dieu voulait que je passasse par-dessus toutes sortes de considérations avec un grand courage pour lui marquer qu’au moins je voulais lui être fidèle en cela. (Ms., p. 101.)
112 Rom. 7, vs. 15, 19.
113 C’est-à-dire : Un passage ou une station par où il faut passer pour bien mourir à soi-même et entrer ensuite dans un autre état, qui est celui de résurrection et de vie.
114 Phrase biffée : « ... ce qui était d’autant plus de conséquence qu’il devenait plus grand, car ma belle-mère lui inspirait sans cesse que je n’étais qu’une gueuse, que tout le bien venait de son côté, ce qui n’était pas tout à fait vrai. Cela vint à tel point que... (Ms., p. 105.)
115 Dans la méditation discursive.
116 Apparemment de Jansénisme. – Le passage inédit, cité à la note 45, ne laisse aucun doute sur le Jansénisme de cet ecclésiastique. Comparer le début du § 4 au fragment presque identique donné en note en tête du chapitre XXI.
117 Cette allusion à une nouvelle « liaison » de six mois remplace un long passage, biffé de traits en croix dans le manuscrit : « Comme l’Ecclésiastique que M. Bertot me donna s’attacha d’abord à mes intérêts fortement, qu’il commença par changer entièrement les inclinations de mon fils à mon égard et que, n’ayant personne dans le pays à qui je pusse parler, je commençai à parler avec lui, non de mes dispositions, car cela m’était impossible, mais de vous, ô mon Dieu, et de la pratique des vertus, ce m’était une petite consolation dans l’extrême désolation où j’étais, soit du dehors soit du dedans, et dans le dépouillement entier de cette sorte de conseil, cela me lia insensiblement à lui, non pas cependant si fortement qu’à l’autre que j’avais quitté, mais assez cependant pour m’occuper. Il avait de la disposition pour l’intérieur et vous donniez, ô mon Dieu, beaucoup d’efficacité à mes paroles, et il se donnait à vous avec bien de la fidélité. Il avait d’ailleurs d’assez bonnes qualités, et la nudité intérieure où j’étais était si grande qu’il me semblait que de m’entretenir avec lui était une récréation que vous m’envoyiez, ô mon Dieu, car il me paraissait que mes sens étaient aux abois et n’étaient nullement capables d’un état si rude. Je me précautionnais cependant avant de lui parler autant que j’en étais capable, tâchant, ô mon Dieu, de me lier à vous autant que le pourrait permettre un état aussi étrange qu’était le mien. Il prit en moi une entière confiance et se découvrit à moi entièrement. Je lui servais beaucoup pour son intérieur. Ce qui me rendait plus assurée dans les fréquentes communications que j’avais avec lui, surtout lorsque j’étais à la campagne, était que je ressentais une grande onction en lui parlant et que je n’avais point après lui avoir parlé. » (Ms., p. 106. Les pages 107-108 manquent dans le manuscrit.)
118 « Comme je vis que le décri de la part de ce Monsieur devenait plus grand, pour lui ôter toute occasion, je voulus me défaire de cet Ecclésiastique que M. Bertot m’avait donné, quoiqu’il me fût d’une très grande utilité. Mais M. Bertot ne voulut jamais me le permettre quoique je lui fisse plusieurs instances pour cela, qui ne me venaient que de mon amour-propre, car le plaisir de boire la confusion me fut ôté. » (Ms., p. 110.) Mme Guyon ajoute plus loin (Ms., p. 113) que cet ecclésiastique fut accusé « d’avoir fait autrefois des choses (très criminelles, biffé) indignes de son caractère, dont il était fort innocent. Comme par là ses ennemis et les miens avaient plus d’avantage, j’aurais été bien aise de m’en défaire, afin de rompre le cou à la calomnie. Je le demandai de nouveau à M. Bertot quoique je visse fort bien le tort que je faisais à mon fils de le lui ôter, mais il ne voulut jamais me le permettre, de sorte qu’il me fallut boire la double confusion qui me venait de lui et de moi. »
119 ... car en tout ce temps je n’eus jamais un sentiment au corps. (Ms., p. 110.)
120 2. Cor. 12, vs. 9.
121 Des Jansénistes.
122 En août 1678, Mme Guyon acheta enfin pour s’y retirer une maison voisine de celle de sa belle-mère (Guerrier, p. 55).
Au § 8 du présent chapitre, Mme Guyon raconte comment le Janséniste qui l’avait décriée fut accusé à son tour, souffrit du scandale, et comment elle s’abstint de se joindre à ceux qui accablaient cet homme.
123 Que j’ai fait d’infidélités sur cela ! ayant fait souvent chanter l’Ecclésiastique qui était au logis, qui chantait fort bien. (Ms., p. 119.)
124 Cela pouvait lui marquer ou de se rendre dans cet Évêché-là, ou de s’y adresser à quelqu’un, ou peut-être aussi que les Protestants pourraient profiter de ses lumières.
125 Le 22 juillet.
126 Matt., 10, vs. 39, et 16, vs. 25.
127 Apoc. 21, vs. 4.
128 Jean, 17, vs. 23.
129 Col. 3, vs. 3.
130 Mgr Jean d’Arenthon (ou d’Aranthon), né en 1620 au château d’Alex, était depuis 1660 évêque de Genève, mais siégeait à Annecy. Dans son diocèse de Gex, peuplé de calvinistes, il fit détruire leurs temples. Il mourut en 1695. L’institution des Nouvelles-Catholiques avait été fondée à Paris en 1634 pour recevoir les jeunes protestantes qui désiraient se convertir au catholicisme.
131 Le départ de sa mère aux Ursulines avait été pour Claude Martin, alors âgé de onze ans, un déchirement.
132 Elle était alors enfermée, en 1688, au couvent de la Visitation de la rue Saint-Antoine, à Paris.
133 Isaïe, 41, vs. 13, 14.
134 Voir la note du chap. VIII, § 5, dans la première partie.
135 Osée, 2, vs. 19, 20.
136 Exode. 4, vs. 25.
137 Ps. 39, vs. 8, 9.
138 Peut-être « oracles ». – Cette variante de sens possible, supprimée par Poiret dans ses errata, a été maintenue dans l’édition de 1791. Le manuscrit d’Oxford porte clairement : « miracles », mot qui se retrouvera un peu plus loin dans le même contexte, chap. XII, § 3.
139 Ps. 86, vs. 1. Elle est fondée sur les saintes montagnes.
140 Toutes ces attaques ne me furent point si sensibles qu’une lettre que je reçus de mon cadet, qui était de son petit style : chaque mot portait son coup de flèche. (Ms., p. 143.)
On a actuellement aux Archives Nationales, dans les papiers du P. Léonard de Sainte-Catherine (L 22, n. 15), la copie des lettres écrites alors par Mme Guyon à son demi-frère, le Père de La Motte, et à ses deux fils. Elles sont publiées dans la Correspondance de Bossuet éditée par Urbain et Levesque, t. VI, p. 531 et suiv. Mme Guyon se justifie par le précédent de Mme de Chantal et de Marie de l’Incarnation, qui abandonnèrent leur famille pour le couvent.
141 Ce n’était pas faute d’argent car, lorsque je tombai malade, elles avaient encore deux cents pistoles. La fille qui me servait ne put s’empêcher de leur représenter que je tombais dans une entière défaillance faute de nourriture, cela pouvait continuer contribuer ? à la retenue des eaux dans mon estomac. Enfin elle donna un poulet pour me faire des bouillons, croyant, dit-elle, qu’il servirait deux jours. Je ne savais rien de tout cela. Elle le mit tout entier, dont la sœur se fâcha extrêmement en ma présence. Il arriva un accident qui acheva de la fâcher tout à fait : c’est que cette fille ayant oublié de couvrir le pot, la cheminée qui était fort vieille fit tomber quantité de suie dans le bouillon ; cela lui donna une couleur fort rousse, qu’elle crut venir de la force de la viande. Elle dit que si l’on continuait à tout dissiper de cette sorte, on serait bientôt à bout. La fille savait bien ce qui le rendait roux et elle ne l’osait dire. Je le sentis bien en le prenant, mais je n’en voulus rien témoigner ; cette fille me regardait sans rien dire. Vous ne permîtes pas, ô mon Dieu, qu’il me fît aucun mal, quoiqu’avec la toux que j’avais, qui était violente, il dût m’en faire beaucoup. Après qu’elle fut partie, la fille me dit qu’elle savait d’où venait la couleur rousse et qu’elle m’en demandait pardon. Cependant, comme elles craignirent que je ne mourusse, elles envoyèrent à G... chercher de la viande et en même temps écrivirent au Père La Combe pour le prier de me venir confesser. (Ms., pp. 144-145.)
142 ... fort plaisant et surprenant (Ms., p. 148). Nous ne mentionnons cette insignifiante variante que pour souligner le peu d’intérêt de cette partie du manuscrit pour approfondir l’étude des états proprement mystiques.
143 Ps. 41, vs. 9.
144 C.-à-d. non en la concentrant en elle.
145 Ps. 86, vs. 7.
146 Jean, 16, vs. 22.
147 Cant. 5, vs. 2.
148 Énigme de la Montagne.
149 Jean, 12, vs. 25.