Barbey d’Aurevilly

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Claude d’HABLOVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le centenaire de Barbey d’Aurevilly et l’inauguration prochaine du monument élevé à Saint-Sauveur-le-Vicomte, son pays natal, par un petit groupe d’admirateurs, remet en lumière le maître écrivain, le critique pénétrant, le penseur original et puissant que fut « ce connétable des lettres ».

Rodin, l’artiste né pour comprendre et synthétiser cette héroïque nature, a représenté le gentilhomme normand dans l’attitude à la fois pensive et hautaine qui lui était propre. Tels – le masque volontaire, le regard dominateur, l’épaisse moustache tombante, les cheveux rejetés en arrière – on imagine les pirates du Nord à l’avant des barques de Rollon.

Nulle trace, dans ce buste, des petites bizarreries de toilette qu’on a si souvent exploitées contre l’auteur Du Dandysme et de lord Brummel. À peine la cravate à bord de dentelle semble situer le personnage dans un siècle antérieur au sien. De fait, il ne fut jamais de son temps. Il a traversé la vie comme un lion traverse la plaine, sûr de sa force, ferme sur ses jarrets, l’œil bien ouvert sur le monde, mais sans en accepter la réalité mesquine, la sottise, la veulerie. La révolte de son âme indépendante contre le joug des besoins et des circonstances éclate dans toute son œuvre à travers les aspérités de la critique et l’âme de ses personnages. L’un de ceux-ci la formule par la bouche d’un vieux beaux des Diaboliques : « Pour les têtes construites d’une certaine façon militaire, ne pas se rendre et à propos de tout, c’est toujours toute la question, comme à Waterloo. »

C’est aussi toute son histoire.

Royaliste nettement autocrate, il ne pardonne pas au comte de Chambord de n’avoir rien fait pour reconquérir son royaume, ni d’être réduit à vivre dans une démocratie, « gouvernement où personne n’est pris pour sa valeur, mais où chacun peut être choisi pour la valeur qu’il n’a pas ». Catholique intransigeant, il n’admet pas la liberté humaine et, contradiction étrange, il admet la responsabilité – ce qui ne l’empêche pas de peindre, dans ses romans, des scènes passionnelles et sensuelles épouvantant les âmes timorées, et de revendiquer très haut les droits de l’art. Critique énergiquement sincère, il ne consent jamais à atténuer sa pensée, ni à obéir à un mot d’ordre. D’une droiture inviolable, d’une admirable probité intellectuelle, il résiste à l’influence des relations comme à celle de l’argent. Sa plume reste la fidèle distributrice de l’éloge et du blâme, selon ce qu’il croit être la justice et la vérité. Faut-il s’étonner alors que le monde ne l’ait pas compris, lui qui rapetisse tout à sa mesure et ne se contente, à l’ordinaire, que de jugements superficiels, de partis pris conventionnels.

Froidement dédaigneux de l’opinion, ce « grand moine du Mépris » a de ses devoirs une trop haute estime pour jamais abdiquer devant la vulgarité de goût du grand public. Isolé, le plus souvent, dans ses jugements, il va seul contre tous, courage qui ne fut jamais commun, ni en France, ni ailleurs.

La littérature – divinité bienfaisante – l’a consolé de tout. Elle a été pour lui, comme pour lord Byron, dont il fut l’admirateur passionné, la revanche de la sensibilité insatisfaite sur la réalité mauvaise, la vengeance de la supériorité méconnue contre l’avortement de la destinée.

Comme tous les précurseurs, en effet, peu d’hommes furent, de leur vivant, plus incompris, dénigrés et calomniés par le public et par la presse. Paul Bourget, dans une conférence vivante et substantielle, a rappelé que Pontmartin, Zola, Sainte-Beuve 1 et Brunetière s’étaient rencontrés pour juger Barbey d’Aurevilly avec une extrême sévérité. Il aurait pu ajouter à sa liste Jules Lemaître, Doumic et beaucoup d’autres moins connus. Mais il faut dire que d’Aurevilly ne fit jamais rien pour atténuer les noirceurs de la critique à son endroit, que son indépendance de caractère, son irréductibilité d’opinions lui valurent beaucoup d’ennemis, qu’il avait lui-même la dent très dure, et que les épithètes malveillantes qui sont restées célèbres – comme celle de « vieux paradoxe ambulant » que lui décocha Brunetière –, n’étaient, souvent, que la monnaie des mots âpres, incisifs qu’il faisait lui-même sur les autres. « Havre de vieux hérons moroses », « Invalides des professeurs de l’Université », dira-t-il pour désigner l’Académie française. Et ailleurs, traçant des portraits avec sa verve satirique : « Mérimée, un échassier qu’on a presque osé fourrer dans un nid d’aigle... Villemain, eunuque littéraire opéré par le goût... Victor de Laprade la fusion à l’état de rage... Caro, qui portait toute la Sorbonne dans les salons comme il transformait la Sorbonne en salon pour dames seules... »

Les épigrammes de cette nature abondent dans son œuvre. Sa correspondance et sa conversation en étaient émaillées. Jamais causeur ne réunit pareil mélange de mots acerbes, d’’anecdotes spirituelles et d’idées profondes, d’expressions fortes et d’images colorées. Sa phrase qu’il martelait d’une voix sonore était énergique, claironnante. Il étourdissait son auditoire et s’enivrait de sa propre parole. Il avait le jaillissement incoercible, la spontanéité qui est le coup d’aile du génie. Mais parce qu’il se posait en redresseur de torts contre son siècle, on citait ses boutades comme celles d’un excentrique, on les raillait comme on raillait sa manie d’écrire avec des encres de couleur, d’enrichir ses manuscrits d’arabesques singulières, de majuscules enluminées, de dessins rehaussés d’or et d’argent.

Un revirement se produit à mesure que s’éloignent du souvenir ces fantaisies et ces légendes pour ne laisser vivante que l’œuvre compacte et variée de l’artiste incomparable, ciseleur de phrases et propulseur d’idées. Il est tels de ses jugements, attribués jadis au parti pris, qui font aujourd’hui autorité. En leur contexture ferme et serrée, en leur style lapidaire, ces arrêts resteront, pour la postérité, formels, définitifs.

C’est, du reste, cet espoir d’être, dans l’avenir, un fondateur d’opinion qui décida Barbey d’Aurevilly à recueillir sous ce titre Les Œuvres et les Hommes ses articles de polémique. Et c’est pour prouver combien cet espoir est devenu réalité que Mlle Read, son exécutrice testamentaire, a, depuis vingt ans, avec une inlassable piété, réuni, pour continuer cette publication, les articles épars dans la presse quotidienne. Ils sont nombreux, car Barbey d’Aurevilly collabora successivement au Nouvelliste, au Globe, à La Mode – feuille légitimiste de l’époque, – à L’Univers, à L’Opinion publique, à L’Assemblée nationale. Il ne fit que traverser Les Débats, Le Gaulois, Le Figaro où ses traits acérés ne pouvaient convenir, mais alimenta longtemps Le Pays, Le Constitutionnel, Le Nain Jaune, Le Parlement, Paris Journal, Triboulet, etc. Dans les articles que publièrent ces feuilles au jour le jour, il a déversé des flots de satire judicieuse et d’ironie mordante. Contempteur des succès faciles et des réputations usurpées, Barbey d’Aurevilly vaut à lui seul une génération de gens d’esprit et, la preuve, c’est qu’aujourd’hui tout le monde lui en emprunte. L’esprit de ce « mousquetaire impénitent », c’est pétillement et mousse dans le mot, force et valeur dans la pensée, coloris et brio dans la forme. Avec un âpre instinct de combativité, une amusante invention, il raille tout ce qui est étroit ou bas – hommes et choses – et son esprit, il l’a au bout de sa plume en écrivant comme au bout de sa langue en parlant. Il fait feu des quatre pieds, comme il dit des chevaux de Géricault. Sa verve cingle avec une telle violence qu’on croit entendre le sifflement de la cravache et voir le geste judicier, même, l’instrument dont il flagelle, au nom des immortels principes de la religion et de l’honneur, les vices et les travers de son siècle. Romancier, mémorialiste, polémiste, il a été un lutteur intrépide, un infatigable ouvrieur de la pensée, un splendide manieur d’idées. Seul, le théâtre ne l’a jamais tenté. Il le trouvait une forme inférieure de l’art, ne comprenant pas « qu’on se ravalât jusqu’au drame quand on a la puissance du roman ». L’œuvre d’imagination – faite d’invention, d’observation et de psychologie – était pour lui la création géniale par excellence. Walter Scott et Byron furent ses maîtres, Balzac son culte, et il figure lui-même aujourd’hui entre Balzac et Stendhal parmi les maîtres du roman contemporain. Critique théâtral, il était, mieux que tout autre, en situation de comparer le silence qui enveloppe l’apparition d’un beau livre au bruit que fait une pièce de théâtre, même médiocre. Pourtant, il resta fidèle au livre.

 

*

 

Né en 1808, d’une vieille famille cotentine qui, au XVIIIe siècle, avait obtenu droit de noblesse, Barbey d’Aurevilly passa son enfance à courir dans la campagne avec son frère plus jeune d’un an. Il commença ses études au bourg natal, les acheva à Paris – au collège Stanislas – et fit à Caen ses études de droit qu’il délaissa un moment pour collaborer à La Revue de Caen, fondée par son ami Trébutien, philologue, orientaliste, bibliophile, et par son cousin, Edélestand du Méril, autre philologue. Ladite revue n’eut qu’un seul numéro. Il publia Léa, la première nouvelle de Barbey d’Aurevilly.

La carrière des armes lui eût convenu plus que toute autre ; mais, interdite par l’attachement de sa famille à la légitimité, il vint à Paris en 1833, cherchant une occasion d’utiliser sa vie au mieux de ses facultés, « l’inutilité de la vie étant pire que la vieillesse ». L’occasion ne se rencontrant pas et le legs que lui avait laissé le chevalier de Montressel, son oncle, étant épuisé, il dut se rejeter sur la plume pour conquérir son indépendance. Ses désirs adolescents de la carrière des armes, il les adaptera à la lutte littéraire. Le premier roman qu’il publia, L’Amour impossible, est une étude du monde où il a promené, durant plusieurs années, son ironie et ses costumes de dandy, « vie qui a tant dévoré de choses dans la contemplation de ses gilets ». On y sent l’influence de la dépression morale causée par une existence oisive et par les déceptions d’une âme forte, égarée dans un milieu léger, vaniteux, conventionnel. Vinrent ensuite La Bague d’Annibal 2 qui n’eut guère qu’un succès de salon et Du Dandysme et de G. Brummel, où la magie du style se révèle déjà pour s’affirmer dans La Vieille maîtresse, œuvre d’un romantisme échevelé où la peinture luxuriante des passions ne le cède en rien à celle du paysage. On sent que le héros du drame n’est autre que l’auteur. À propos de Jules Vallès, Barbey d’Aurevilly a dit : « Les meilleures couleurs de nos palettes ne sont jamais que le sang qui coula de nos cœurs. » Le personnage principal de La Vieille maîtresse, sincère et hautain, aventureux et violent, en proie à une activité dévorante et sans but, « mécontent de lui comme toutes les âmes qui se jugent et ne se domptent pas », c’est Barbey d’Aurevilly lui-même à l’époque où il écrivait ce roman. De fait, avec quoi ferait-on des livres si ce n’est avec ses sentiments et ses émotions, son cerveau et ses nerfs – à moins que ce ne soit avec ses souvenirs ? Ce sont ceux-là, en effet, qu’il mit en jeu dans L’Ensorcelée et Le Chevalier des Touches. En sa jeunesse, il avait entendu conter à Valognes, par les derniers survivants de la Chouannerie, bien des épisodes auxquels son imagination se délectait. Il les rassembla pour en composer deux romans originaux, l’un par sa psychologie mystique, l’autre par sa forme narrative. Certaines aventures en sont si merveilleusement décrites qu’on a pu dire qu’elles comptent parmi les plus belles pages de la prose française : « Lorsqu’on fera une anthologie du XIXe siècle, écrivait Pèdre Lafabrie, la bataille des Blattiers y tiendra dignement sa place, non loin du combat des Francs contre les Romains de Chateaubriand, à côté du siège de Carthage de Gustave Flaubert. »

Ce furent ensuite Le Prêtre marié, drame sombre, terrible, angoissant, reposant sur le dogme catholique, mais dont trop de longueurs rendent la lecture un peu pénible ; puis Les Diaboliques, recueil de six nouvelles qui sont chacune un petit drame rapide et complet, six chefs-d’œuvre d’observation et de vie intense qui, seuls, suffiraient à la gloire d’un écrivain. Pour leur peinture d’un réalisme audacieux et à l’instigation de quelques ennemis, Les Diaboliques faillirent être poursuivies. C’est à ce sujet que Barbey écrivait à Léon Bloy : « Pour les gens qui comprennent, il y a là dessous un fleuve de moralité bouillonnante, et c’est pur comme le feu qui dévore tout ce qu’on y jette et qu’on ne salit pas ! »

Les poursuites furent, du reste, abandonnées.

Peu après – nous sommes en 1880 – parut Goethe et Diderot, œuvre à laquelle il travaillait déjà en 1870 : « Les Allemands bombardent Paris, écrivait-il alors, et je le leur rends. Je leur démolis leur Goethe. » C’était là un adversaire à sa taille, et il attaque avec un entrain endiablé « cette usurpation colossale de la gloire littéraire ».

Une Histoire sans nomet Ce qui ne meurt pas 3, deux romans sinistres et une courte nouvelle, Une page d’histoire, ferment la série des œuvres de Barbey d’Aurevilly romancier. Celles qui parurent ensuite sont des recueils de critique et de polémique où l’on retrouve « l’intrépide chevalier de ses croyances debout jusqu’à la fin pour les défendre avec le glaive de son esprit qui était terrible, et la cuirasse de son mépris que les plus atroces injustices ne parvinrent pas à entamer ».

La ligne de démarcation de ses œuvres de roman à ses œuvres de critique n’est pas si grande qu’on le croirait, a dit Léon Riotor, dans une étude de La Plume. « Il y a beaucoup de roman dans sa critique, et beaucoup de critique dans ses romans. » Ceux-ci sont, en effet, des romans-portraits, portraits pris dans sa mémoire ou dans l’histoire, mais qu’il trace avec une si sûre maîtrise, une telle intensité d’expression, que chaque type reste gravé dans l’esprit du lecteur. Son style emprunte sa marque particulière à ses puissantes facultés de vision, de perception et d’émotion. Dans la vigueur des images, l’ampleur des périodes, la sonorité des métaphores explosives, on sent la véhémence de la pensée. Dans l’éclatante richesse de la langue, le cliquetis des mots, l’acuité et la variété des tons, on voit l’homme à la fois réfléchi et passionné, enthousiaste et rigoureux, fougueux et concentré. Et cette prose vibrante, palpitante, pour être voulue, n’est pas travaillée à outrance, comme celle de Flaubert, cet autre grand Normand, dont la recherche du mot, poussée jusqu’à la manie, devenait une torture. « Le style de d’Aurevilly, dit Paul de Saint-Victor, violent et exquis, superbement raffiné, énergique et délicat, est d’une couleur qu’il est impossible de confondre avec aucune autre. L’empreinte qu’il laisse sur l’imagination, ressemble à la morsure de l’eau forte. » Pourtant, malgré son amour des belles formes, Barbey estimait que la magnificence d’un vase ne devait avoir qu’une importance relative : « Le parfum, le bouquet, l’essence seule de ce qu’on verse dans le vase doit être considéré. Quelle que soit l’esthétique d’une urne littéraire, ce n’est jamais qu’une cruche. L’essentiel est ce qu’on y a mis. » Il trouvait, d’ailleurs, que la forme et la pensée ne se séparent guère, étant congénères et consubstantielles : « Nous ne croyons pas plus à l’écrivain sans pensée qu’au penseur sans style... Kant lui-même a du style quand, par rareté, il a raison. »

 

*

 

Barbey d’Aurevilly fut un poète en prose. « Les vrais poètes sont ceux qui enflamment la tête et font battre le cœur à toute une génération. » Poète par le lyrisme d’une imagination magnifiant toutes choses, par le talent descriptif et le verbe musical, il n’a pourtant laissé que très peu de vers. Recueillis sous ce titre, Poussières, ils ont été composés, à diverses époques de sa vie, sous l’influence de l’amour que lui inspirèrent successivement deux femmes... deux femmes qu’il adora avec toute la fougue de sa nature ardente, de son cœur enthousiaste et de son romantisme attardé, et qu’il ne put épouser. L’une d’elles, Mme de B...... qu’il appelle l’Ange blanc, aurait été sa Rédemptrice : « Sans elle, écrivait-il à Trébutien en 1855, je serais mort comme Edgar Poë. »

Parmi les plus remarquables poésies de d’Aurevilly, je citerai cette strophe détachée de La Beauté :

 

        Je sais que le bonheur habite de beaux bras,

        Mais il ne passe pas toujours des bras dans l’âme.

        On donne le bonheur, on ne le reçoit pas !

        La coupe où nous buvons n’éprouve pas l’ivresse

        Qu’elle verse à nos cœurs, brûlante volupté !

        Vous avez la beauté – mais un peu de tendresse,

        Mais le bonheur senti de la moindre caresse,

        Vaut encore mieux que la beauté !

 

et cette autre qui plaisait tant à Sainte-Beuve :

 

        Tu ne la connais pas, cette vie ennuyée,

        Lasse de pendre au mât, avide d’ouragan.

        Toi, tu restes toujours sur ton coude appuyée,

        À voir stagner la tienne ainsi qu’un bel étang.

        Restes-y ; mon amour fut l’ombre d’un nuage

        Sur l’étang – le soleil y reviendra frémir :

        Tu ne garderas pas trace de mon passage...

        Voilà pourquoi je veux partir !

 

Ne sent-on pas que ces vers ont été vécus et soufferts avant de prendre texte, et que l’amertume qu’ils renferment n’est pas là pour le seul effet littéraire ?

Les femmes tinrent une grande place dans la vie de Barbey d’Aurevilly ainsi qu’il ressort des Memoranda : « Dans ma jeunesse, la femme me bouchait tout, m’empêchait de voir, me fermait le monde. – Quand vous n’aimerez plus tant la conversation des femmes, me disait quelqu’un l’autre jour, quel fier théologien vous ferez ! – Nous avons toujours été un peuple à femmes et nous ne nous arracherons que bien difficilement la fibre sur laquelle la femme a tant joué. » Certaines de ses observations témoignent qu’il avait du sexe faible une profonde expérience ; d’autres sont marquées au coin du plus dénigrant parti pris. Les Bas bleus, livre dans lequel d’Aurevilly a déployé toute la gamme virulente de ses insolences à la Saint-Simon, n’est pas la partie la plus sympathique de son œuvre. On y sent trop un arrière-fond de rancune.

Si des âmes féminines firent au cœur de Barbey d’Aurevilly des blessures, il en est d’autres, consolatrices et douces, qui prodiguèrent, pour panser ces blessures, les trésors de leur intelligente amitié. Eugénie de Guérin a été de celles-là. Le comte de Colleville, dans son livre Eugénie de Guérin intime, lui attribue la conversion de Barbey d’Aurevilly que l’enivrement de la jeunesse et le besoin d’aventures avait éloigné quelque temps de la pratique de ses devoirs religieux 4. Telle fut encore Mme de Poilly qui avait su faire de son salon un centre vraiment intellectuel où l’éminent causeur trouvait un auditoire digne de lui. Telle, enfin, Mlle Read, « la plus profonde et la dernière de ses amitiés », celle qui, avec un dévoûment sublime, a illuminé la vieillesse solitaire de l’écrivain, recueilli son dernier soupir et prolongé au-delà du tombeau la vie de l’illustre défunt en continuant à donner, presque chaque année, au public un nouveau volume des Œuvres et des Hommes. L’œuvre paraît aujourd’hui presque plus jeune que lors de son apparition, et Mlle Read peut se féliciter d’avoir contraint la critique moderne à rendre à ce grand mort un éclatant et légitime hommage.

Les Lettres à une amie et les Lettres à Trébutien forment, en quelque sorte, les sixième et septième Memoranda du Preux de Valognes 5. Elles achèvent d’éclairer le public sur ce génie sans gloire dont toute la vie fut une formidable antithèse. Fanatique d’action, – « de l’action qui l’emporte sur la pensée de toute la beauté de la volonté accomplie » – possédant un tempérament de lutteur, tout en muscles et en nerfs, ayant au front, comme l’a dit Lucien Descaves, le signe de ces croisés de jadis toujours prêts à partir chasser les mécréants des lieux saints, il a mené une existence étroite et sédentaire. Absolutiste et dogmatiste, il a vécu au milieu de l’écroulement des monarchies, de la diffusion des théories athées, libres penseuses, des philosophies matérialistes. Enragé d’aristocratie, il n’a pas eu cette clé qui ouvre tant de portes : l’argent. Il lui a fallu subir les affres de la médiocrité et articler, par nécessité, jusqu’à la fin de sa vie, « coupe de ciguë qu’il vide obscurément tous les jours », alors que la moindre concession au goût des médiocrités ambiantes eussent pu lui assurer la fortune. Affamé d’élégance, de distinction, ainsi qu’en témoignent les recherches de sa tenue et les aspirations de son âme d’artiste, il a été contraint par le sort à vivre et à mourir dans un logis de hasard qu’il appelait son tournebride de sous-lieutenant. Normand par l’impulsion conquérante, il a, dans la direction de ses affaires, manqué essentiellement de ce sens pratique si développé chez la plupart de ses compatriotes. Mais par la force de sa nature, par son admirable fierté, il sut, tout en constatant l’avortement de sa destinée sur toute la ligne, se mettre au-dessus de « cette chienne de destinée ». Avec une gaîté résignée, il se refugia dans un monde imaginaire, se repaissant de rêves, de visions et de chimères, se passionnant pour l’étrange, le fantastique, le merveilleux. Drapé dans son hautain mépris des contingences terrestres, enveloppé dans son idéal manteau de grandeur et de noblesse, – magnifique portrait qui jamais ne trouva son cadre – ce vaincu de la vie a pu dire : « J’ai traversé bien des épreuves et des misères, mais j’ai la consolation d’avoir toujours conservé mes gants blancs. » Inaccessible aux ambitions vulgaires, il ne consentit jamais à se présenter à l’Académie française dont il avait écrit Les Quarante médaillons, un petit livre où, traçant des portraits, il larde d’épigrammes les Immortels de l’an 1864. « Je ne pose point ma candidature à l’Académie, écrivait-il au journal qui agitait cette question. Je ne la poserai jamais. Les groupes littéraires ne me tentent pas et je n’ai jamais ambitionné d’en faire partie. Ce n’est là ni de l’orgueil ni de la modestie. Je ne suis ni au-dessus, ni au-dessous. Je suis à côté. » Et ailleurs : « Les Académies n’aiment pas les camélias parfumés et exceptionnels. Elles aiment les camélias ordinaires qui ne sentent rien, les vrais camélias. »

Fièrement campé jusqu’à la fin dans une attitude de résistance héroïque, – celle de la garde qui meurt et ne se rend pas – ce géant, de par son impérieux besoin de justice et de vérité, a reçu et donné bien des coups ; mais si, dans sa droiture inviolée, il a été incompris de ceux que Maurice Barrès appelle les Barbares, c’est-à-dire la foule, au moins, il n’a jamais démissionné de ses plus hautes raisons de vivre. Quoi qu’il ait pu souffrir des illusions perdues, des méchancetés subies et de la disproportion, chez lui excessive, entre l’âme et la vie, son énergie morale ne l’a jamais abandonné. Stoïque devant la vieillesse « qui n’a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour vous frapper », ce n’est qu’à son lit de mort et à plus de quatre-vingts ans qu’il dut s’avouer moins fort que la vie. Jusque-là il ne s’était jamais rendu.... toujours comme à Waterloo : « Je ne dis pas que cela n’est pas insensé, déclarait-il, puisque cela est inutile, mais c’est beau comme tant de choses insensées ! »

Comme il l’avait dit ailleurs, dans une étude sur le Moyen-Âge : « Il n’y a que devant Dieu que puisse capituler un homme qui a prononcé ce grand mot, qui a fait lever du fond des abîmes de son âme cette immense raison : Mon Honneur ! »

 

 

 

Claude d’HABLOVILLE.

 

Paru dans la Revue de Hongrie en 1909.

 

 



1  En certaines pages, car, en d’autres, il rend pleine justice à ce talent « fier et hautain ».

2  La Bague d’Annibal avait été écrite avant L’Amour impossible et procédait des mêmes causes.

3  Écrit cinquante ans auparavant.

4  Cette assertion serait, paraît-il, erronée. Leur intimité d’âme qui fut grande n’alla pas jusque-là.

5  Le premier Memorandum va de 1836 à 1838 ; le second de 1838 à 1839. Le 3e est de 1856, le 4e de 1858 et le 5e de 1864.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net