Samuel Taylor Coleridge
(1772-1834)
par
Germain d’HANGEST
’Ελαφρόν δστιϛ πημάτων έξω
πόδα έχει παραινεϊν νουθετεϊν
τε τόν χαχῶϛ πράσσοντ’.
Eschyle. Prométhée enchaîné 1.
There is in every human countenance
either a history or a prophecy,
which must sadden, or at least soften,
every reflecting observer.
COLERIDGE, Omniana 2.
Malgré les routes meilleures, le sud-est du Devon présente au XXe siècle le même visage qu’en 1772, l’année où, le 21 octobre, Samuel Taylor Coleridge naissait à Ottery St Mary : pays boisé, de verdure brillante, humide et tiède. Fermiers et pêcheurs de truite y organisent encore des chasses à la loutre, sur la petite rivière qui porte le nom de l’animal comme plusieurs des localités qu’elle traverse, entre les saules, les pâturages, les vergers, les jardins, les chemins de terre, les chaumières en torchis, les églises où le lierre s’étale sur la pierre grise. Le sable des hauts-fonds laisse toujours voir ses teintes variées, à travers l’onde dont l’enfant ridait la surface, comptant les ricochets de ses cailloux plats. Il nous a dit, dès ses vingt ans, ces humbles souvenirs ineffaçables, d’autant plus chers qu’il fut éloigné très tôt du lieu de sa naissance, et de ceux parmi lesquels ses yeux s’étaient ouverts.
Ses proches étaient riches d’énergie naturelle. La faillite de l’aïeul, marchand de nouveautés, avait contraint le père de Samuel, John Coleridge, dès sa seizième année, à enseigner pour vivre : ni le temps absorbé, ni le maigre salaire ne l’avaient empêché de poursuivre ses études, d’être pasteur, de se marier très jeune. Trois fois père, et devenu veuf, il eut en secondes noces, d’Ann Bowdon, dix autres enfants, dont quatre seulement virent finir le XVIIIe siècle. Ses tâches écrasantes ne laissaient de place en elle ni pour l’attention suivie à l’égard de chacun, ni pour la compréhension des existences moins héroïques que la sienne : l’étude du clavecin par les demoiselles (your harpsichord ladies !...) signifiait à ses yeux leur inaptitude au seul rôle de la femme. Son choix instinctif répondait à un immense besoin d’autorité, en l’absence de toute culture susceptible de distraire une part importante de son courage, comme de rationaliser l’exemple qu’elle érigeait en loi. Son souvenir semble avoir été, pour Coleridge, moins celui d’une personnalité persuasive que l’image d’un des hasards nécessaires à notre destin.
Le poète était le dernier des treize enfants. Choyé d’abord à l’excès par sa mère, par contraste avec ses prédécesseurs devenus encombrants, la sensibilité sans laquelle les siens comme lui-même seraient aujourd’hui oubliés lui interdit de trouver dans la maison natale la satisfaction d’exigences complexes. Les attentions qu’étant le plus petit il monopolisait à bon droit, éveillaient la jalousie de la vieille servante, en faveur de Frank qu’elle avait allaité. Dûment enregistrées avant qu’il eût deux ans, les premières paroles de Samuel, issues d’une souffrance physique, protestaient non contre le sort, mais contre le médecin même, peut-être malhabile, qui lui pansait une brûlure : Nasty Doctor Young ! À trois ans, il lisait la Bible par chapitres entiers : distinction dangereuse, plus encore pour le dernier venu, ainsi enclin à délaisser les jeux de ses aînés, exposé par la gentillesse même des louanges à d’inexorables ressentiments, inéluctablement orienté vers la défense de soi la plus légitime, et d’abord vers ses déformations agressives, mais enfin vers la vie intérieure. Coleridge a défini lui-même, avec une précision, une richesse, une humilité, une cohérence également convaincantes, l’enfant qu’il était devenu : irritable et craintif, rapporteur ; flatté par les vieilles femmes, vaniteux, indolent ; méprisé, détesté, tourmenté par les garçons de son âge ; et méprisant à son tour, mais protégeant profondément en lui-même une vie intense. À six ans il avait lu d’un bout à l’autre Robinson Crusoé ; puis, parmi maintes œuvres imaginatives, les Mille et une Nuits avaient ravi, nourri, comblé son âme, consacré ses capacités d’accueil illimité, ses affinités intimes, sa faim d’absolu, de tendresse, de sécurité intelligible.
Le sentiment que lui laissaient les contacts avec ses compagnons naturels, d’une jungle souvent dangereuse, d’une juxtaposition de concurrents accidentels plus que d’êtres capables d’union, traduisait, moins qu’un jugement moral dans une conscience aussi lucide et nuancée, l’idéal insatisfait vers lequel, malgré des obstacles divers et graves et de sombres étapes, il ne devait jamais cesser de tendre. Il importait de trouver en lui-même, et de projeter hors de soi ce que la vie lui refusait encore. Aussi, dès l’époque où les fictions littéraires lui apportaient la certitude que ses aspirations, ses visions, ses espérances n’étaient pas signes de désordre, mais qu’elles avaient trouvé leur floraison suprême chez des esprits fraternels, s’efforçait-il de leur donner, malgré l’absence d’auditoire, une expression dramatique : à l’ombre de l’église où officiait son père, dans le silence et l’ordre spirituel du vieux cimetière, il se jouait à lui-même les fables chargées de présence humaine qui abritaient la vie la plus sûre et la plus belle. L’effort portait en lui sa joie, abolissait toute solitude.
Mais le pasteur John Coleridge, Principal érudit du Collège Henry VIII à Ottery St Mary, et père d’une famille à ce point nombreuse, concevait-il, et, même s’il l’avait conçue, eût-il hésité à sacrifier une personnalité apparemment aussi étrangère que celle du jeune Samuel aux préoccupations de l’humanité moyenne ? Lorsqu’il s’aperçut, au cours des promenades affectueusement didactiques qu’il consacrait à son fils, que la cosmographie familière, les scènes bibliques, les contes de fées ou de génies, les rêves personnels, les voyages imaginaires, se partageaient sans privilège ni préséance l’adhésion enthousiaste de l’enfant, il brûla tous ses livres. Ni le grec, ni l’hébreu, « langue immédiate de l’Esprit Saint », dont il étayait ses sermons et son prestige local, ni l’approfondissement symbolique de l’orthodoxie anglicane impliqué par ses études universitaires, ne l’avaient aidé à surmonter l’inquiétude née de sa triple tache, de sa bonté même et de son honnêteté. L’enfant sentait dès lors les limites intellectuelles de son père, mais en même temps son amour : il n’eut donc pas à lui pardonner : il le vénéra fidèlement.
Au collège, dès sa septième année, il prit sans effort la tête de sa classe. Bien au delà des possibilités mentales de son âge, il lisait Homère traduit par Pope. L’élégance convenue de la langue, la prosodie régulière ne laissaient affleurer que sporadiquement la richesse majestueuse du poème, désormais victime de son propre prestige : la ténacité de l’exploration prouvait que l’enfant discernait pourtant, sous la forme aride, la vie dont la soif en lui était innée. Mais son appel à la société des adultes, et à leurs œuvres les plus grandes, lui imposait dès lors comme un organe naturel un vocabulaire analytique et vaste, à là mesure de son acuité, de ses exigences constructives, mais agrégé trop tôt à la langue familière pour ne pas la supplanter en partie, et pour n’en pas être difficilement séparable lorsque sonnerait l’heure de l’expression évocatrice. Cette activité intellectuelle recouvrait en effet une vie ardente, et des rêves apocalyptiques, où tantôt surgissaient à sa vue « des armées d’êtres affreux », tantôt quatre anges l’entouraient, les ailes éployées.
Le fossé se creusait ainsi entre une sensibilité rare, affinée par la réflexion, et l’impulsivité prédominante de ses frères. Un jour de sa huitième année, alors qu’on distribuait à la maisonnée quelque gâteau, Frank prétendit lui en dérober sa part. Le souvenir d’autres abus de la force, ajouté à la faim ou au désir, transforma soudain l’âme de Samuel en un chaos d’humiliation, de rage aveugle : il saisit, leva sur son frère un couteau ; mais, avant d’avoir frappé, il avait jeté l’arme en un éclair d’horreur et s’était enfui. Cependant les heures passaient, le soir approchait, les appels se perdaient dans le voisinage : le crieur public mobilisa une battue, qui explora en vain toutes les cachettes concevables. L’enfant ne fut retrouvé qu’au matin, gisant dans la brume au bord de la rivière. On le ramena raidi par une crise de rhumatisme, qui se dissipa, nous dit-il, dans les deux jours, mais qui signifiait pour sa conscience le châtiment de son geste. Traumatisme à la fois moral et organique, si l’ensemble de l’évènement ne détermina pas son destin, il eût pu lui servir de pronostic.
Protégé par l’affection vigilante de son père, Coleridge eût sans doute évité les cruelles épreuves de l’internat. Aimé plus longtemps par sa sœur Anne, dont il garda nostalgiquement la mémoire, il eût puisé à longs traits, avec le lait d’une jeune tendresse, une confiance essentielle devant les hasards hostiles. Mais dès la fin de sa neuvième année, à un grand cri de sa mère, il s’écria lui-même, en une intuition tragique : Papa is dead ! L’énorme problème familial ne comportait plus que des fragments de solution : au mois d’avril suivant, un oncle hospitalier le promenait à Londres de café en café, le faisant boire et manger à l’excès, l’exhibait comme une curiosité cérébrale, exposait sa vanité, jusque-là seulement défensive ou fondée sur des constatations inévitables, à une ascension dangereuse devant des adultes à la fois éblouis et imprudents qui déclaraient en sa présence avoir affaire à un prodige.
Un magistrat influent, ancien élève de son père, obtint en juillet 1782 son inscription à Christ’s Hospital, célèbre école secondaire des Blue Boys, ainsi nommés d’après la couleur de leur soutane entre les bas et le rabat jaunes, et dont les deux sections, réparties sur Hertford et sur Londres, comprenaient ensemble un millier d’élèves, pour un tiers fils de pasteurs. Charles Lamb, qui y vécut avec Coleridge, nous en a laissé une évocation inoubliable 3. Les infirmières transféraient à leurs propres familles, sous le regard même des élèves, la moitié des rares plats nutritifs ; seuls mangeaient à leur faim ceux qu’un ami ou un parent fidèle, résidant en ville, décidait de ne pas laisser dépérir. Le système des fags exposait constamment les petits à d’humiliantes brimades. Plus ou moins cruel selon la sévérité, l’humanité ou la fantaisie des maîtres, le fouet, maintes fois chaque jour, s’offrait à la collectivité scolaire comme sujet de méditations diverses, silencieuses, et d’autant plus décisives pour l’avenir. Réservé pour les conflits disciplinaires plus certains, le cachot pouvait moins difficilement s’intégrer dans quelque vision raisonnée d’un ordre terrestre.
Mais pour tous ceux à qui restait disponible quelque énergie, les études littéraires étaient hautement efficaces : le Révérend James Bowyer savait placer ses élèves en face de leurs responsabilités propres. Il leur faisait retrouver, sentir, démontrer pièces en mains la vérité humaine, la solidité, la beauté des œuvres, et, par-dessus les frontières, les idiomes et les siècles, leur caractère propre et leur place au sein d’un même genre. « Il m’apprit, nous dit Coleridge, que la poésie, celle même des odes les plus exaltées et apparemment les plus libres, a sa logique à elle, aussi rigoureuse que celle de la science, et plus difficile, parce que plus subtile, plus complexe, et qu’elle dépend de causes plus nombreuses et plus évanescentes. Chez les poètes véritablement grands, disait-il, il est une raison assignable non seulement pour chaque mot, mais pour la position de chaque mot 4... » La vie des grands textes ne courait donc jamais avec lui le risque de l’asphyxie sous une poussière morphologique ; non plus que celle des lecteurs le danger de s’immobiliser en un culte passif. Les compositions anglaises couronnaient d’applications pratiques des explorations passionnées et lucides ; nulle métaphore ne trouvait grâce devant le maître, qui ne pût faire l’objet d’une justification précise, ou ne fût rigoureusement nécessaire. L’élimination de tout lieu commun, de tout développement automatique, assurait la cohésion de la pensée comme du style. Et la sévérité de James Bowyer prenait toute sa valeur aux yeux des disciples qu’à leur départ pour l’université, il déclarait « latinistes et hellénistes excellents, hébraïstes acceptables ».
Dans le cadre des contraintes disciplinaires, cet apport intellectuel était le seul germe de formation morale que fournît l’école ; et pour les plus sensibles des enfants, la vie affective y restait dangereusement en jachère. Jadis sans doute, au milieu de la bousculade familiale, près d’une mère surmenée et violente, malgré l’attention du père, trop dispersée, et la gentillesse d’une sœur à qui ne pouvaient manquer d’échoir maintes tâches absorbantes, Samuel Coleridge avait dû se replier trop constamment sur lui-même, abandonner toute tentative de consacrer les mouvements de son cœur à un être tout proche qui pût à la fois les accueillir et y répondre. L’éloignement de la maison natale à un âge si tendre, après la disparition du père, écartait cependant tout adoucissement du sort, toute intervention décisive de sa sœur Anne dans son destin. Sans doute, à Christ’s Hospital, connut-il Charles Lamb ; mais leur sympathie ne devait que plus tard prendre pleine conscience d’elle-même, refleurir en amitié capable de survivre à des circonstances diverses, parfois difficiles.
Incontestablement bienvenues, et correspondant à l’une de ses tendances capitales, les analyses tenaces et la pratique de l’expression compacte auxquelles le conviait Bowyer, ne pouvaient d’ailleurs absorber toutes ses énergies spirituelles. Elles représentaient cependant un type d’activité indispensable à son équilibre, comme à la validité de toute conclusion même atteinte avec l’aide de l’intuition pure. Aussi sa soif de plénitude et d’absolu lui rendit-elle irrésistible, dès avant sa quinzième année, l’attraction des frontières de la connaissance rationnelle, et l’éloigna-t-elle pour un temps de l’histoire, du roman, et de la poésie même, où dans le cadre de l’expression traditionnelle, mais sans obtenir de Bowyer un suffrage sans réserves, il avait manifesté quelque talent, fertile en louanges prématurées. La rareté même de son intelligence s’ajoutait à l’enthousiasme de son âge ; ils l’engloutirent ensemble pour un temps « au détriment, nous dit-il, de ses facultés naturelles et de la progression normale de ses connaissances,... dans les malsaines mines de mercure des doctrines métaphysiques ». Il en émergeait, enivré de théurgie et de théologie néo-platoniciennes, pour exposer avec son incomparable éloquence, aux plus imaginatifs de ses amis, les mystères et les visions grandioses de Jamblique et de Plotin. Si vibrantes et émouvantes, dans une âme si jeune, que soient ces résonances aux recherches les plus tragiques de l’homme, leur précocité traduisait surtout le vouloir-vivre d’une sensibilité prématurément sevrée de toute affection naturelle.
C’est alors qu’invité par un camarade qu’il avait protégé contre quelque agression injuste, il fut reçu par sa mère, Mrs Evans, et présenté à ses sœurs. Libéré dans cette maison des jalousies fraternelles qui avaient rendu l’air d’Ottery St Mary si souvent irrespirable, précédé par l’admiration qu’entre maints autres lui accordait son jeune hôte, entouré d’attentions féminines issues d’un intérêt spontané pour son caractère, sa culture, pour sa personnalité physique même – sa haute taille, ses cheveux noirs, la vie et la profondeur de son regard, sa voix grave et prenante, – et que méritait en outre aux yeux de ces femmes sa déférence délicate, le poids de sa solitude sembla soudain tomber, et le ciel s’ouvrir. Mais après les longues années dans la foule scolaire, la mort de son frère Luke, étudiant en médecine à Londres, dont il partageait parfois le travail à l’hôpital même, et celle d’Ann plus poignante encore, agrandirent en son âme la crainte de quelque puissance maléfique et inexorable. Mrs Evans devint sa confidente et sa consolatrice : « Elle m’apprit, nous dit-il, ce que c’est que d’avoir une mère. » Malgré la fréquence et la durée de contacts répartis jusque sur les années d’université, malgré les effusions épistolaires qu’il devait plus tard lui adresser de Cambridge, il n’osa que trop tard, de loin, et par écrit, dire à l’aînée de ses filles l’amour qu’elle lui avait inspiré. Si nette que fût en lui la vision d’une vie harmonieuse, les coups répétés du soit, la longueur de l’exil avaient développé un désespoir profond, contre lequel sa vie fut une longue bataille, enfin victorieuse. Sous le voile d’une courtoisie compassée, une tristesse visiblement issue d’une mutilation intérieure colorait de vanité et de pédantisme apparents sa part d’entretiens paralysés par sa préoccupation muette de l’aveu. Mary Evans finit par accepter un mariage moins difficile, et sans doute plus sage, malgré la douceur irradiée par elle et dont l’enveloppement eût à lui seul peut-être guéri Coleridge.
Au passage de ce souffle vivant, le souci des formulations métaphysiques s’était dissipé ; et parallèlement, les sonnets et les premiers poèmes de William Lisle Bowles l’avaient ramené de la philosophie à la poésie ; œuvres d’une inspiration originale ; elles alliaient, nous dit Coleridge, la virilité à la tendresse, la spontanéité et la vérité à la dignité et à l’harmonie. Son regard reconnaissant vit en leur assimilation immédiate et en leur influence même sur le goût de ses contemporains la raison de l’oubli rapide où elles tombèrent.
Ses deuils récents et son indécision fatale à l’égard de Mary Evans ne pouvaient cependant étouffer sa jeunesse ; ils l’orientaient vers l’étude et vers l’expression littéraire comme vers un refuge. Il nous parle « d’un long et heureux interrègne où ses facultés naturelles purent s’épanouir et ses tendances originelles se développer : l’évocation des images, l’amour de la nature, le sentiment de la beauté des formes et des sons ». Il importait d’ailleurs, à ses yeux même, qu’il commençât à s’affirmer. Une visite, peut-être la première depuis neuf ans ! faite en 1791 à Ottery St Mary, lui révéla l’abîme, creusé à la fois par la longueur de l’absence et par sa graduelle reconnaissance de lui-même, entre sa personnalité déjà manifeste et le milieu natal, encore doré, derrière les conflits traversée, du prestige des premiers émerveillements. Seul son frère George, devenu pasteur, restait un confident possible : « Lorsqu’enfin je revis le Devon », devait-il lui écrire en février 1793 à propos de ce premier retour, « les manières des habitants annihilèrent toutes les tendres images de plaisir que ma fantaisie plus que ma mémoire avait suggérées à mon espérance. Je les trouvai presque universellement grossiers sans franchise et rusés sans affinement ». Et il ajoutait au sujet de ses deux frères James et Edward : « Ils n’avaient été ni les compagnons, ni les protecteurs de mon enfance... Cependant, je vais leur écrire. Je vais revêtir l’apparence de l’affection. Peut-être, par la persévérance à le paraître, apprendrai-je à être un frère 5. »
Ses succès scolaires lui ouvrirent les portes de Jesus College. Malgré une certaine irrégularité ou fantaisie, ses années d’université, de 1791 à 1794, confirment les données et les directions antérieures. Tant à cause des avantages matériels qui s’y attachaient que pour prendre la mesure de son talent, il composa des odes grecques (sur la traite des noirs, sur l’astronomie), dont la première, peu de mois après son arrivée, lui valut la médaille d’or. Bien que le deuxième concours, en 1793, donnât la palme à un de ses camarades, que Coleridge ait reconnu le bien-fondé de la décision, et que sa déception, à son dommage extrême, ait contribué, à lui faire abandonner la carrière universitaire, le type même des épreuves impliquait un niveau rare de connaissances disponibles. Peut-être avait-il, dans un milieu fort peu intellectuel 6, trop uniquement fondé son espoir sur la solidité des habitudes inculquées par Bowyer.
Plutôt que de cultiver pour eux-mêmes les exercices physiques, et au lieu de passer méthodiquement les examens d’usage, il suivit son ardeur naturelle, l’appel de souvenirs familiaux et scolaires également graves, et consacra la plupart de ses lectures aux discours ou écrits de Burke, à l’abondante littérature politique de l’époque. Sans doute le caractère douloureux de ses contacts avec le réel l’avait-il définitivement écarté de ses formes tangibles, et préférait-il prendre pour texte de ses méditations et de ses efforts les évènements moins proches, ou leur seul reflet dans les écrits contemporains. Il sentait par ailleurs ce que l’intuition spontanée pouvait à elle seule comporter d’arbitraire, de gratuité dangereuse, d’irresponsabilité. Le péché consistait donc en l’abandon à l’impulsion initiale même la plus nécessaire.
Sans doute la réflexion solitaire pouvait-elle combattre le discontinu de la pensée ; il était sage d’en contrôler la rigueur par l’expression verbale. Aussi Coleridge, selon l’habitude jadis moins consciente sous les cloîtres de Londres, réunissait-il chez lui, en principe pour discuter l’évolution sociale, les amis qu’elle intéressait. Mais la profondeur de ses remarques, la justesse de leur formulation, la spontanéité de leur groupement en phrases qu’un lecteur médiocre n’eût pas suivies sans effort, mais riches de toute sa vie, lumineuses dans des consciences dont il suscitait la présence entière, composaient un tel charme, communiquaient le sentiment d’une telle plénitude, que les entretiens se muaient insensiblement en l’accueil, par des auditeurs longuement silencieux, d’une révélation et d’un exemple qui avant toute chose étaient don de soi-même. Dès Christ’s Hospital cette éloquence étrangère à tout artifice, à tout calcul, spontanément musicale, issue de la vérité intérieure, et de la gravité en lui des réverbérations du verbe, avait suscité la déférence, la reconnaissance nostalgique de Lamb, et aux moments où elle se développait comme une aurore, l’oubli chez ses condisciples de tout désir de manifestation personnelle 7.
Hazlitt devait témoigner que le causeur ne recherchait aucunement le silence d’autrui, reconnaître sa propre conversion de logicien à la croyance « imaginative » de Coleridge, la richesse surabondante de ses lectures et la pénétration de sa critique, son absorption enthousiaste en la poursuite du vrai, son acceptation reconnaissante même d’un seul auditeur sans autre mérite que celui de la sincérité, symbole plus certain encore du vide spirituel à peupler et justification du rôle qui lui était dévolu, qu’il acceptait avec la vision d’un univers où lui-même restait infime 8. Hazlitt devait d’autre part incriminer l’absorption de Coleridge par la parole, aux dépens des œuvres qu’eussent vu naître de longues périodes infécondes, aux dépens même de ses poèmes, jugés inférieurs à sa conversation et d’une prose dont il n’a jamais perçu, entre autres mérites essentiels, la puissance majestueuse et mélancolique. Le critique oubliait-il alors sa dette, explicitement reconnue, à l’égard de Coleridge orateur : sa propre naissance intellectuelle et littéraire, son baptême spirituel ? Même partagés par le père de famille ou par l’auteur trop humain contre son gré, de tels regrets n’auraient été pour Coleridge, d’abord intelligence en quête de vérité et chrétien en marche vers son salut, nullement vitaux, mais accidentels.
Si la poésie évoquait, même pour les générations à venir, tels cheminements spirituels, cristallisait telles conclusions éprouvées, la mise au point de l’écriture n’absorberait-elle pas au profit du siècle ou du seul écrivain la vie même de l’homme ? Ne signifiait-elle pas, érigée en une suite ininterrompue d’entreprises personnelles, l’intervention sacrilège dans le jaillissement imprévisible de la source divine ? Sans déterminer chez Coleridge une attitude exclusive, de telles réflexions représentaient un aspect essentiel de son expérience, devaient constituer un élément constant de son équilibre pratique. Nulle fluctuation vis-à-vis de la théologie orthodoxe ne pouvait affecter en lui les données du réel, ni ses tendances, ni l’orientation vers le type prédominant de recherche, d’expression et d’action qui caractérisait son identité première. S’il ne répondit pas aux espérances publiques ou familiales, s’il ne connut pas le succès ou la fortune, dont il savait à la fois l’apport libérateur entre des mains pures et le danger d’étouffement spirituel, Coleridge groupait dès lors autour de lui, plus peut-être qu’autour de ses œuvres, les intelligences en action, assurait la permanence, la conscience vive d’elle-même, d’une cohorte de sincérités et de générosités lucides.
De Quincey a souligné pour sa part la nouveauté de ses points de vue, la pertinence de ses illustrations, et malgré les moments d’obscurité, malgré surtout la déception que certains auditeurs devaient à l’insuffisance de leur propre culture, l’extrême capacité de résistance dont témoignait la conversation du poète à l’égard de l’instinct de digression, ou des associations d’idées purement verbales 9. Sans doute Carlyle, plus jeune de vingt-trois ans, écrivant plus de seize ans après la mort de Coleridge, et sous l’inspiration, malgré l’influence subie, de tendances divergentes, a-t-il voulu d’abord définir des faiblesses qui à ses propres yeux ne coïncidaient pas avec les siennes : l’abus du vocabulaire kantien, le malaise que lui faisait éprouver « un déluge inintelligible de choses », l’évasion hors du présent vers « les fantômes d’êtres défunts ou encore à naître », la tendance à voiler plus qu’à envisager les terreurs de la destinée, à se réfugier dans des compromis stériles : le fils du maçon écossais, affamé d’action immédiatement mesurable, de prédication énergique, plus soucieux de guider ses contemporains que de réaliser la justice à l’égard de leurs aînés, a reconnu pourtant en Coleridge « un sage échappé à l’inanité de la bataille de la vie,... un homme sublime, qui seul en ces jours sombres avait sauvé sa couronne de virilité spirituelle dont la vie avait été pleine de souffrances », et « par intervalles les rayons perçants d’une intuition extrêmement subtile 10 » : plus qu’il n’est besoin d’élévation et de richesse pour révéler aux âmes exigeantes, généreuses, incertaines, aux consciences en quête d’elles-mêmes, sinon aux satisfaits et aux automates, les voies de l’esprit et de la vérité.
Il reste qu’aux yeux de la postérité, ou de quiconque n’a pu éprouver le contact immédiat, les ombres du tableau ainsi marquées pèsent sur le jugement, font implicitement choisir comme termes de comparaison non ce que peut être la conversation d’autres causeurs, mais les compositions oratoires ou écrites achevées ou préméditées, conçues pour démontrer soit la maîtrise de leur auteur, soit le caractère irréfutable de ses conclusions, et pour ainsi dire l’inutilité pour le lecteur de toute autre attitude que d’acceptation. La précision même des remarques et la beauté des formules parlées sans lesquelles Carlyle n’eût pas eu à porter de jugement suscitent, comme l’amour, la jalousie, à l’égard de l’initiateur disparu, des exigences de perfection formelle que les limites du genre, les conditions de la pensée en marche, condamnent à rester insatisfaites. Comparée à d’autres conversations par les mêmes témoins, celle de Coleridge gardait au contraire une fécondité exceptionnelle, précisément parce qu’elle restait recherche, tout en donnant l’exemple de ce que doit être la recherche sur les voies de la stimulation mutuelle de la pensée et de l’expression. « Les systèmes », nous dit Coleridge lui-même, et le terme s’étend ici à toute construction achevée, « ont été inventés dans l’intention avouée d’apprendre aux gens à penser ; mais à mon avis on intitulerait à juste titre ce genre d’œuvres l’art d’enseigner à penser sans pensée 11 ». Malgré l’évanouissement irréparable de la voix du poète, même isolées de son appui musical indispensable à leur clarté plénière, les notes de Henry Nelson Coleridge, son neveu et gendre, ont pour quiconque a lu de près son œuvre un accent irrécusable : leur fidélité à la qualité de l’intuition, à la convergence organique, à la rapidité de perception des rapports entre les objets susceptibles de se symboliser ou expliquer réciproquement, au mouvement de chaque phrase vers la vérité qu’elle découvre ou qu’elle illustre, évoque une présence conforme au sentiment suscité par le caractère de l’homme tel que l’ont construit en nous mille autres contacts prolongés 12. Non seulement Hazlitt, Lamb, De Quincey, mais Leigh Hunt, Byron, Wordsworth, sa sœur Dorothy, et d’autres esprits diversement pénétrants ou limités, tels Cottle, le chimiste Davy, Southey, se sont inclinés devant la profondeur, la richesse et la magie de sa parole. Telle était donc dès Cambridge la route ouverte : nul méandre, nul obstacle, nulle fondrière, ne devaient empêcher Coleridge de la suivre douloureusement jusqu’au seuil de l’éternité. Si l’agrégation à Jesus College n’avait impliqué, outre la distinction littéraire, une compétence marquée de mathématicien, la sécurité d’une existence universitaire lui eût épargné de lourds fardeaux matériels, de multiples sources de découragement. Il eût fait un professeur incomparable : il lui fallut y renoncer.
C’est à cette époque que la récurrence d’évènements insolites commence à instituer dans sa vie une présence hostile, à imposer une déviation constante à ses choix spontanés. Les conflits de l’enfance et leurs répercussions physiques, la mort tragique du père, l’exil, la sous-alimentation de l’adolescence et les duretés scolaires, la mort d’Ann et de Luke avaient trouvé en ses exigences du cœur et de l’esprit le terrain le plus favorable à la souffrance. L’échec de son premier amour l’avait assez ébranlé, non certes pour troubler sa lucidité intérieure, mais pour lui faire jeter un instant sur sa cruauté sans remède le voile d’un mensonge désespéré, à peine valable à ses propres yeux au moment même de sa formulation : uni à Mary Evans, l’excès de son bonheur eût-il jamais, en effet, « efféminé son intelligence 13 » ?
Il semble bien, dès février 1793, d’après ses lettres à son frère George, avoir renoncé, sinon sous forme de projets stériles, à ordonner les éléments d’une existence trop douloureuse pour ne pas lui paraître incurablement chaotique. Sa curiosité intellectuelle, son besoin, plus aigu au sortir de l’adolescence, d’éprouver autour de lui la solidité des œuvres humaines, s’allièrent à sa déception pour lui faire abandonner, avec les Unitariens sous l’influence du professeur William Frend, les doctrines de la divinité du Christ, du péché originel, de la rédemption, du châtiment éternel, tout ce dont l’orthodoxie anglicane lui paraissait encombrer dangereusement la personnalité de Jésus et l’inspiration des Écritures. La coïncidence notoire, dans son entourage, du conservatisme dogmatique et social et d’une immoralité prédominante, la répudiation globale et systématique du mouvement révolutionnaire français par les autorités universitaires, leur approbation des recours à la violence qu’elles condamnaient à l’étranger, la révocation de Frend malgré sa désapprobation du terrorisme et le caractère conciliateur de ses propositions de réforme politique et ecclésiastique, ne pouvaient manquer d’éveiller le dégoût de Coleridge, de l’incliner vers le scepticisme à l’égard des institutions, et vers le rationalisme politique où s’exprimait la conscience sociale de l’époque. Il ne pouvait cependant dépasser encore le stade des réactions spontanées, de l’absorption par la générosité, par sa liberté nouvelle : l’étrangeté complexe de l’ambiance pour une sensibilité aigué et aussi éprouvée lui interdisait toute construction réelle, toute décision compréhensive ; elle le rejetait vers l’adoption des comportements usuels jugés légitimes ou inoffensifs, vers l’acceptation du hasard.
Bien que dernier enfant d’une famille trop lourde, témoin de difficultés envahissantes, et, comme titulaire d’une bourse à Cambridge, sauvé seulement par ses propres dons et par son travail de la misère matérielle, sans doute le desserrement soudain de la discipline antérieure fut-il à la longue une tentation trop forte d’affirmer son indépendance et la primauté de la vie intellectuelle. Le sentiment de sa distinction parmi tant de médiocrités nanties ne pouvait d’ailleurs abolir le besoin de contacts humains comme d’affinités spirituelles. Peut-être oublia-t-il que le droit n’entraîne de lui-même aucun état de fait : il n’hésita pas, pendant sa deuxième année d’université, à partager les facilités d’études, parfois les distractions coûteuses et peut-être la débauche de la jeunesse dorée, à donner des soupers, à fréquenter les cafés, assez du moins pour manifester son existence sociale, et pour constater une fois encore depuis la mort de son père l’iniquité du sort à son endroit. Car les factures s’accumulaient : celles des leçons particulières dépassaient à elles seules 132 livres sterling.
La légèreté de son entourage avait pu le gagner un temps, lui voiler la réalité des échéances ou lui en faire ajourner la considération pratique ; mais le refus d’envisager sa pauvreté prenait inexorablement fin. Au spectacle, éclairé par les lueurs révolutionnaires, de l’absurde répartition sociale des ressources, quelque moyen qu’il évoquât d’effacer son insolvabilité, l’effort à fournir paraissait moralement inexigible, mais restait inéludable. Coleridge cependant livrait bataille, face à lui-même ; il confiait à son frère George sa résolution de simplifier sa vie et d’entreprendre un travail rémunéré, son espoir d’échapper à la « corrosion de son courage » par sa dette : déjà l’imagination comblait en lui les vides de l’efficacité 14. Plus capable de penser le réel que de penser selon lui, il se laissait provisoirement envahir, monopoliser par les images ; sans doute ne pouvait-il reconstruire le monde selon son désir, qu’en les organisant sous forme poétique ? Heureusement les grandes vacances étaient proches.
Pendant celles de 1791, lors de son premier retour à Ottery St Mary, il avait fait divers poèmes descriptifs, où déjà la vie, la vérité concrète, la pureté des réactions, font oublier la diction régnante : évoqués avec humour, mélancolie et tendresse, la fatigue et l’inconfort de la nuit passée en diligence, les chemins affreux du Devon où il avait dû patauger ensuite pendant des heures, la cacophonie chorale des églises abolissant le silence de la vallée, et, malgré tout ce qu’il y avait souffert, la vision du pays natal et de l’école de Londres, lieux inoubliables aussi de ses premiers rêves, révèlent diversement chez Coleridge la simplicité du cœur, la fidélité aux joies intimes de l’enfance devant l’hostilité du destin 15. Les poèmes de 1792, destinés aux Evans après les fiançailles de Mary, sous la menace nouvelle de la solitude, suggèrent au contraire par une moindre humanisation des formes une spontanéité découragée, la rupture de l’élan vital, un repliement douloureux sur lui-même 16.
Composées pendant l’été de 1793 sous le poids de ses dettes, les Chansons des Pixies (Songs of the Pixies) marquent davantage encore, autour de quelques points d’émersion de la fantaisie ou du réalisme, par la complexité relative de la forme et par le nombre des échos de Gray et de Collins, l’envahissement par l’abstraction traditionnelle, la suppression presque totale de son timbre propre, déjà perçu, et qui devait se maintenir, développer lentement son originalité dès avant la rencontre avec Wordsworth. Si, mieux que les poèmes antérieurs, elles peuvent aider à définir le point de départ de Coleridge, elles le doivent à la passivité littéraire issue de ses divers soucis, malgré la stimulation que dut être pour lui, peu de semaines après sa majorité, la compagnie des jeunes filles qu’il conduisait à la grotte des fées invisibles, puis, dans le bois qui dominait la vallée, le choix de l’une d’elles, petite et élégante, comme Faery Queen.
Comme l’année universitaire dans son ensemble, les vacances portaient l’ombre d’un découragement d’autant plus profond que Coleridge ne lui accordait pas l’expression dramatique de la solitude et du silence, mais accomplissait rituellement les gestes de l’existence ordinaire : tel un homme qui vit par devoir, qui a choisi d’attendre que le destin désarmé consente à changer de visage, ou bien plutôt, que s’achève la démonstration de son iniquité, propre peut-être à susciter des initiatives humaines réparatrices. Les Lines on an automnal Evening déclarent le jalonnement de ses années par le malheur, leur contraste avec les extases antérieures à toute expression, avec l’intensité même du souvenir, seul recours ; mais aussi l’effacement de tout avenir capable de contredire sa désespérance. The Gentle Look, le sonnet To the River Otter, autour du même thème, confirment la même attitude, d’un compromis avec le sort, l’inutilité de toute participation suivie, sur le plan du réel, à un jeu où il était assuré de perdre. Coleridge devait affecter plus tard de s’intéresser littérairement au sujet de ces vers, à l’originalité de tel passage, à la part d’imitation que trahissait tel autre à l’égard de l’anthologie grecque ; dès maintenant, il réunissait ses amis pour leur en donner lecture, pour se démontrer à lui-même, par la dispersion de leur attention sur les aspects techniques plus encore que sur le fond, l’existence d’un monde où la tristesse de ses poèmes ne pouvait garder intacte sa substance, son caractère absolu, n’était plus qu’un thème convenu, le prétexte d’une satisfaction de la curiosité ou du besoin de s’ébattre. Et il adressait au Morning Post, qui le publiait le 7 novembre, un impromptu sur l’achat d’un billet de loterie : la fortune allait-elle éteindre sa dette, faire abandonner à Mary sa décision de pure prudence, ranimer sa propre vie blessée, baigner enfin son cœur de paix et d’amour ?
L’intensité accumulée de son expérience, et sa situation matérielle immédiate, allaient au contraire l’accabler. Trop longuement insatisfaite, trop de fois bafouée par le sort, sa tendresse s’était muée en une angoisse contre laquelle il ne cessait de lutter, mais moins susceptible de se laisser conjurer par l’expression poétique ou épistolaire, ou de se disperser en entretiens philosophiques ou politiques, que de les interdire. Il ne trouva la force, bien qu’il en sentit clairement l’opportunité, ni de se recueillir, ni de supporter son angoisse dans le milieu qui la lui rappelait à tout instant, ni de concevoir dans le calme le dénouement graduel de ses difficultés selon leur degré d’urgence : il se perdit en projets extravagants, et s’engouffra dans la débauche bruyante de son entourage. Mais les divertissements ne pouvaient lui voiler, malgré son effort pour les reléguer dans l’irréel, ni sa souffrance, ni la menace des échéances. Un beau jour de décembre, il avait disparu de Cambridge.
Le remords de ne pouvoir mieux accorder ses actes à la gravité de son idéal affectif fut, de son propre aveu fait à son frère l’année suivante, un facteur essentiel de sa fuite : « Lorsque le vice », lui écrivit-il, « n’a pas annihilé la sensibilité, il n’est guère besoin d’un Enfer 17 ! » Essentiellement sensible à la cohérence des états intérieurs et de leur cadre visible, l’éloignement brusque signifiait pour lui la dissociation des éléments de son mal, constituait le remède le plus tangible et le plus naturel. Sans doute, presque à bout de ressources, le problème matériel allait-il resurgir, mais à Londres, à l’égard d’autres personnes non prévenues, que le jeune homme n’avait d’ailleurs nulle intention de léser : il ne pouvait donc revêtir d’emblée l’acuité qu’il avait prise à Cambridge, ni le trouver lui-même, loin de l’influence de privilégiés irresponsables, aussi inattentif à ses données.
La solitude au milieu d’inconnus le libérait d’ailleurs de toute honte dont l’origine ne fût pas intérieure. Des reproches à craindre d’un monde trop souvent léger pour être juste, elle ne laissait subsister que ceux dont sa conscience même, seule exactement informée, éprouvait le bien-fondé. Purifiée de tout mélange, de tout accident, sa condamnation de lui-même, limitée à ses éléments incontestables, prenait alors son visage moral. Moins lucide, ou moins soucieux de garder face à lui-même sa dignité, Coleridge eût pu sombrer dans la mendicité, dans la promiscuité des déchets sociaux, de la prostitution ou du crime. Mais fût-ce sous la forme négative et malheureuse d’une fugue, il avait, dès Cambridge, pris une décision sur le plan pratique. Dans sa détresse, il en prit à Londres une seconde, plus positive, également réelle malgré son premier aspect inattendu, en s’engageant, sous le nom consciemment prophétique de Silas Tomkyn Comberback 18, comme simple soldat au régiment de Dragons Légers caserné à Reading. Il se trouvait, pour la deuxième fois, exclu de son milieu naturel.
Son attachement à la paix internationale, son antipathie à priori pour les soldats et les chevaux, sa maladresse physique entacheraient de contradiction son initiative, si l’on pouvait penser que Coleridge négligeait en lui-même ces présomptions d’inaptitude au métier des armes. Mais les déboires ainsi risqués ou acceptés n’étaient-ils pas la sanction méritée de ses imprudences ? D’ailleurs, si mal qu’il s’acquittât du pansage ou de l’astiquage, si difficile qu’il lui fût de rester en selle ou de ne pas se laisser emporter par sa monture, nulle catastrophe immédiate ne semblait jamais le menacer : on lui confiait des corvées sédentaires ; il écrivait les lettres d’amour de ses camarades, ou les soignait, malade lui-même, à l’infirmerie de Henley. Cependant les chocs nerveux, les insomnies, le spectacle de la variole avant la publication par Jenner de sa découverte, et les odeurs fétides, lui soulignaient énergiquement le caractère impraticable de la solution choisie, l’inopportunité de la persistance. Une fois épuisée la vertu psychique de la punition qu’il s’était à demi infligée lui-même, le sentiment de son inefficacité professionnelle au plus humble des échelons, et, par suite de l’indulgence précaire dont il était l’objet, la crainte d’une déchéance définitive, prirent enfin tout leur poids.
Une confidence faite à quelqu’un de son entourage, l’inscription d’une citation latine sur le mur d’une écurie, l’indication d’un renseignement technique à deux officiers embarrassés appelèrent l’attention sur son cas et sur son identité : dès le début de février 1794 son frère George s’enquérait auprès de lui de son aventure. « Ma conscience », lui écrivit Samuel, « est illisible pour moi-même. » Il importe de relever dès alors, parmi les aveux, de chagrin et de honte, l’envahissement de son sommeil par l’horreur du remords, en visions affreuses. Son espoir en son Sauveur était lui-même flétri. S’il n’avait pris au sérieux, dès l’enfance, la foi chrétienne et la réalité de la vie de l’esprit, sans doute cette âme si tragiquement affamée d’absolu, et si tôt abandonnée, eût-elle évité le reproche facile de déséquilibre : la société moralisatrice ne devrait-elle pas reconnaître, au moins par le silence, qu’elle en assume sa lourde part de responsabilité ? Seul le médecin désintéressé garde le droit de proposer, à d’autres fins que de jugement, une répartition des causes entre les circonstances subies, l’insuffisance des institutions ou des personnes, et, alors seulement, parmi celles-ci, de Coleridge lui-même. Ses lettres trahissent, avec sa confusion douloureuse, naturelle à l’égard de sa famille inquiète, son oscillation entre la négligence de la vie pratique, et l’obsession du scrupule comme du besoin de confession : signes assez nets d’une inaptitude foncière au bonheur en ce monde, à la construction de sa paix extérieure ; mais aussi d’un scepticisme profond jusqu’au désespoir, quant à la possibilité et à la valeur de ce bonheur et de cette paix, dans une existence où le sort osait se montrer si gratuitement et tenacement cruel, et l’imagination altruiste si courte, l’aide si incomplète, si accidentelle, ou si peu concevable ?
Quelles qu’aient pu être plus tard, dans d’autres circonstances difficiles, les impatiences intellectuelles et les légèretés d’expression de Samuel à l’égard de George 19, le pasteur, au spectacle de sa détresse, eut le sentiment de ce qu’il avait traversé, et avec un autre de ses frères, le Capitaine James Coleridge, remboursa généreusement les primes d’engagement et les dettes universitaires. Coleridge fut libéré et rentra à Cambridge, où son escapade n’empêchait pas qu’il fût tenu en haute estime. Sans doute, au delà de sa culture, de ses dons d’expression et de stimulation, derrière sa gaieté et son humour, percevait-on la qualité de sa vie intérieure, la complexité périlleuse de ses problèmes. Incapable, faute de pauvreté morale d’abord, faute d’un renoncement à une richesse inexorable, de s’intégrer dans le matérialisme ambiant, – faute même d’en sous-estimer les agréments et ce que son organisation peut mobiliser de mérites, – son inadaptation sociale, ou plutôt la lenteur héroïque avec laquelle il devait construire son équilibre, dérivent des dons par lesquels il est plus homme que la moyenne des hommes. Dès lors est, en effet, sensible en lui l’écartèlement entre la possession divine et la condition humaine : l’essentiel du drame de Coleridge est là, et l’explication de ses contradictions apparentes. Sa résistance aux hiérarchies du siècle n’allait pas sans graves défaillances, qu’il reconnaissait et dont il souffrait au point de les grossir, et qui ne se fussent pas développées s’il avait d’abord été l’objet d’autres soins, mais fertiles en occasions de dévouement pour ceux qui ne pouvaient ignorer son apport spirituel.
Le service que venaient de lui rendre ses frères était d’autant plus méritoire qu’il émanait d’un souci de justice, de leur fidélité au devoir familial, et peut-être de quelque remords, plus que d’une longue communauté de souvenirs. Si vital qu’il fût, il ne pouvait cependant voiler à Coleridge les dangers de malentendus, l’absence d’affinité qu’avaient démontrée les conflits de l’enfance : l’estime morale, la reconnaissance même, ne pouvaient combler l’abîme intellectuel qui le séparait d’eux, ni recréer en lui la spontanéité première. Telle est, outre l’urgence de croire en lui-même après tant d’années de détresse, et sans qu’il y ait lieu de mettre en doute sa sincérité, la raison de la profusion à leur égard de ses aveux de culpabilité, de ses protestations de volonté de réforme, de ses déclarations optimistes : attitude inévitable, reproduite dans chaque situation analogue née de sa formation même et liée à son propre effort d’ascension morale, mais source d’impatiences multiples et d’injustices nouvelles à son endroit, chez plusieurs dont sa mauvaise santé et sa malchance le contraignirent à recevoir l’aide.
En réponse à sa confession éperdue, efficace par son caractère de réquisitoire contre lui-même – car elle dispensait de sa tâche tout autre instructeur ou moraliste –, à peine eût-il lu les paroles d’indulgence et d’encouragement de George, qu’il se sentit subitement absous de toute responsabilité, délié de toute contrainte ou discrétion, et pour ainsi dire vierge de l’expérience même qui devait lui imposer la prudence : il informe son frère des frais de retour à envisager, s’achète des bas de soie, un chapeau de 18 shillings ; un camarade écrit, sur deux chansons qu’il vient de composer, pour un piano et deux violons, une musique exquise 20, et ses minutieux examens de conscience encadrent seulement la pureté de sa joie. Aberration mentale ? Effet, à coup sûr, du soulagement que fut l’abolition de la solitude, rédemption totale par un acte fraternel soudain comme une intervention divine, et par le mirage immédiat de l’espoir. Trois semaines après sa rentrée, le 1er mai, il fut convoqué devant les agrégés de « Jesus », dûment réprimandé (admonitus per magistrum in praesentia sociorum), et consigné au collège pour y traduire un petit in-quarto de 90 pages représentant, paraît-il, les œuvres de Démétrius de Phalère. L’indulgence de ses juges alla jusqu’à lui promettre la publication de son travail s’il voulait bien l’enrichir d’une préface et de notes érudites. Il ne prétendit point faire œuvre d’art, mais seulement d’exactitude et de perspicacité.
Les autorités universitaires, trouvaient alors dans les évènements extérieurs et dans leurs répercussions anglaises d’autres occasions d’agir. Dès 1791, à Birmingham, la foule avait brûlé la maison, saccagé les appareils et les livres de Priestley, savant chrétien, partisan d’une plus large représentation populaire, ainsi contraint de s’enfuir en Amérique. Depuis le début de 1792, de nombreuses publications contre-révolutionnaires avaient vu le jour ; Thomas Paine, autre réformiste chrétien, aussi incontestablement honorable et soucieux de légalité que la plupart des amis de la Révolution française outre-Manche, avait dû à son tour, pour échapper aux poursuites instituées contre lui, passer en France : sa modération même, et son plaidoyer devant la Convention en faveur de Louis XVI, l’y avaient fait emprisonner en décembre 1793, alors que sa patrie le condamnait par contumace comme suppôt de la violence. Mais la Convention avait guillotiné le roi, vaincu les années alliées, organisé aux Pays-Bas une propagande antibritannique. À Cambridge même l’Université, aussi lente que tout le reste du pays à reconnaître en le renversement de la monarchie, non l’œuvre d’agitateurs, mais un mouvement profond sorti du peuple, n’hésitait pas à orienter les étudiants vers l’action politique, à proposer au concours du Tripos, comme sujet de composition, une « exhortation de l’Angleterre à étouffer la Révolution française » ; elle envoyait à Pitt, qui la représentait au Parlement, un message l’encourageant à détruire « les ennemis de la Constitution » ; elle révoquait enfin William Frend. En janvier 1794, trois délégués des 45 sociétés précédemment réunies à Édimbourg pour obtenir par la voie légale le suffrage universel, étaient condamnés à quatorze ans de déportation. Et Pitt, le 16 mai, instituant et utilisant la peur en même temps que l’hostilité traditionnelle à l’égard de la France, faisait voter, par 240 voix contre 39, la suspension de l’Habeas corpus. Mais il avait oublié l’indépendance de certains magistrats : cité lui-même comme témoin, il dut reconnaître que douze ans auparavant, il avait fait partie de sociétés semblables ; sa volonté d’entraver la marche normale de la justice, ajoutée à la fermeté de la défense et à la dignité des accusés, rehaussa l’éclat de leur acquittement.
Libre de ses créanciers, mais non de son expérience, Coleridge ne refusait son attention à rien de vivant autour de lui. Incapable de recréer le monde ; et abondamment absorbé encore par sa découverte, il écoutait toujours la générosité instinctive qui, à quinze ans, lui avait inspiré une ode sur la destruction de la Bastille : n’ignorant rien des risques courus, il manifestait au procès même de Frend sa désapprobation des méthodes gouvernementales. La richesse de ses réactions à tout spectacle complexe et son éloquence spontanée frappaient inévitablement les esprits, et se simplifiaient caricaturalement au regard de ses adversaires. Il devait tirer plus tard des conclusions hostiles à toute violence, après avoir constaté que des multitudes d’hommes souvent semblables laissent enrôler dans des formations opposées leur dévouement et leur cruauté, leur soif de sacrifice ou de sacrifier autrui, leur besoin surtout, par l’action, en y poussant les autres ou en les excommuniant, de se démontrer à eux-mêmes leur puissance, une existence dont la flamme intime est incertaine. La pureté, le désintéressement des effusions politiques de Coleridge, leur contribution à sa plus haute recherche, interdisent de voir en elles, à aucun moment de sa vie, le signe d’un dessaisissement de lui-même, à plus forte raison d’une sclérose partisane, à propos d’idéologies ou de groupements fluctuants, toujours en voie d’agglomération ou de dissolution.
Les derniers mois d’université paraissent avoir éclairé en lui sa personnalité, lui avoir fait envisager avec plus de recul ses difficultés, la nécessité et la possibilité de décisions sûres. Il écrivit alors plus de mille vers en une trentaine de poèmes, d’une densité psychologique, d’une cohésion et d’une originalité déjà très nettes, où rien n’est négligeable. La note mélancolique s’y entend toujours ; mais le contraste entre les données sociales et l’idéal suscite l’évocation des grandes aspirations humaines, la célébration fidèle de leurs représentants actuels ou disparus, la réaffirmation de la valeur non seulement consolatrice, mais formative, du rêve. Graduellement l’intensité de la vie intérieure déborde les cadres de l’expression traditionnelle ; par contraste avec l’importance des notations réalisées, on a l’impression que c’est à peine si certains oripeaux lui semblaient dignes d’un effort d’élimination. La tristesse elle-même s’exprime avec plus de spontanéité ; elle ne règne plus seule, elle perd son caractère absolu. Les eaux de sa vie ne stagnent plus ; elles n’ont pas la limpidité où s’inscrivaient aux heures de joie les reflets du ciel ; mais elles se frayent avec force un chemin sous l’écume à travers les fourrés et les rochers. Le poème intitulé « Le soupir » (The Sigh), adressé à Mary Evans visiblement après la décision qui l’avait écarté, témoigne à la fois de la réalité en lui de l’amour, et de sa transformation encore douloureuse en souvenir, ineffaçable mais libre d’angoisse, dominé par la réflexion virile, et désormais incapable d’entraver son avenir. Quel qu’ait pu être ensuite l’émoi d’une rencontre accidentelle, une étape capitale avait été franchie.
Il ne s’ensuit pas que Coleridge dût jamais organiser son existence positive comme une création autonome ; non qu’il méconnût la légitimité, l’opportunité même pour l’ensemble des hommes de se consacrer d’abord à cet aspect du réel ; non même qu’il songeât à nier la part de faiblesse que son choix comportait : avec plus d’énergie, la tentation eût été dangereuse de jeter par-dessus bord le plus précieux de lui-même ; sa paix en ce monde eût été certaine s’il lui avait sacrifié la part et la qualité de vie spirituelle qu’il ne voulut pas éteindre, qu’il traduisit en beauté. Fidèle à la source unique de sa joie et de sa souffrance, on peut dire qu’il laissa s’agglomérer comme elles l’entendirent, en fait et dans l’esprit de ses critiques, les conséquences de données sociales, matérielles et corporelles, écrasantes ou très lourdes à soulever. Les coups et les craintes qu’il ne pouvait éviter, malgré les bienfaits insignes dont il fut l’objet, expliquent la surabondance hâtive et parfois exaspérante de ses justifications. Ne demandons pas aux réflexes de défense ou de protection le caractère synthétique d’une œuvre d’art ; admirons plutôt qu’en Coleridge il ne leur soit pas souvent interdit.
Une visite à un ancien condisciple de Londres lui fit rencontrer en juin 1794, à Oxford, Robert Southey, étudiant aussi de Balliol College : plus jeune de deux ans, élève docile d’une tante célibataire, remarquable dès lors par sa fidélité à des mœurs régulières et par sa facilité prosodique, fiancé secrètement à Edith Fricker, de Bristol, il compensait l’austérité de son adolescence et du présent, l’insuffisance de sa fortune et l’opposition des siens à son mariage, par l’exaltation d’une révolte et d’un pessimisme humain et politique généralisé, et par un projet d’émigration en Amérique, pour y fonder avec quelques camarades, chacun accompagné de sa jeune femme, loin de la corruption de l’ancien monde, une société idyllique.
L’expérience commune de l’amour contrarié et de l’enthousiasme républicain suscita l’amitié de ces deux êtres autrement complémentaires : le visible et le provisoire voilaient et associaient des divergences profondes. Coleridge, que l’intensité de ses intuitions conduisait à les contrôler intellectuellement avec une vigueur accrue, s’était épris un instant des visions logiques de Godwin. Au cours d’entretiens où l’ardeur de son partenaire se fût peut-être évanouie, mais où il apportait lui-même le nombre inattendu, la pertinence et la cohérence des idées, leurs aspirations semblables se fondirent en une réalité irrésistible, le projet prit corps et âmes, les absorba en un seul espoir. Le nouveau-né réclamait trop d’interventions pour qu’on lui refusât le baptême : en un moment d’effervescence philologique, le lauréat d’ode grecque de Jesus College consacra son existence en imposant aux deux principes qui lui avaient donné le jour – l’égalité des citoyens et l’abolition de la propriété individuelle – les noms de pantisocratie et d’asphétérisme...
L’entente soudaine avec Southey substituait, sous la forme encore d’un lointain voyage, mais dans la cohésion d’un groupe homogène, une atmosphère exaltante à celle où, faute d’avoir été attentivement dirigé, il s’était souvent replié sur ses tristesses ou dissipé dans le divertissement. Présente sous forme d’idées et d’images dans les esprits, et d’émotions ferventes dans les cœurs, la Pantisocratie cherchait à s’engendrer dans le réel, animait les efforts de persuasion et de recrutement. Au retour d’une excursion faite à pied dans le Pays de Galles, et d’une visite dans le Somerset à un adhérent possible, Coleridge, qu’un nouvel et admirable ami, Thomas Poole, alors rencontré, nous dit être à cette époque unitarien et démocrate, rejoignit à Bristol, en juillet, Southey « plus violent encore dans ses principes... et oscillant entre le déisme et l’athéisme ». Celui-ci le présenta immédiatement aux siens et à tous ses amis, à Lovell, poète sans mérite mais sans prétentions, à la future Mrs Lovell née Mary Fricker, à Edith Fricker se propre fiancée, à Sara la sœur aînée, aux deux autres Marthe et Eliza, aux demi jeunes frères, à toute la famille unanimement prête à émigrer dès que les fonds nécessaires seraient trouvés et les mariages des adhérents conclus.
Or, dans une des petites villes galloises qu’il avait traversées, un hasard particulièrement inopportun avait fait apercevoir à Coleridge, sans d’ailleurs être vu d’elle, Mary Evans elle-même en voyage. Quatre hexamètres latins envoyés le 13 juillet à Southey nous disent à la fois le rejaillissement de sa souffrance en songeant qu’elle appartient désormais à un autre, et son rejet des « songes trompeurs d’une âme enflammée 21 ». Trois jours après, une deuxième lettre mêle à son tour le latin à l’anglais, comme pour réserver encore une part d’intimité absolue, dans la langue sacrée de Virgile et de la liturgie médiévale, à une révélation dont l’amitié ne saurait transmettre l’essence, même lorsque l’espoir n’est plus que souvenir. L’expression latine dit l’accablement éperdu de cet amour (quam efflictim et perdite amabam), l’anglais la profondeur du choc physique proche de la syncope, puis la reprise violente, sous une forme gauchement humoristique, de la maîtrise de soi : le poète passa son chemin, et au bout de 16 milles de marche, la distance ajoutée au sentiment de l’irréparable consolidait sa décision, en effaçant autour de Mary le paysage d’où elle avait paru surgir.
Malgré ce parti pris, devant les tiers, de se moquer de lui-même en déclarant que le désespoir d’amour tient à la présence des partenaires en un même lieu, il ne se sentait pas assez ferme pour s’interdire toute autre supplication ou lamentation. Le destin lui refusait la femme spontanément aimée : tout retour vers elle était absurde et criminel ; il fallait d’abord se barrer la route à soi-même ; et pourquoi, parmi les autres, opérer un choix qui ne répondrait plus à cette prédilection irrévocable ? Porté, avec tous les futurs membres de la société nouvelle, par la vague d’enthousiasme qui semblait balayer toutes les causes profondes de conflits humains, ébloui sous le soleil des grandes vacances par l’épanouissement multiple des cœurs et des corps, il franchit d’un bond l’espace lentement parcouru par Lovell et Southey, en se fiançant à Sara Fricker dangereusement devancée par ses cadettes sur la voie conjugale, et de près de deux ans son aînée : il venait, les yeux douloureusement fermés, de s’interdire toute chance d’apaisement et de bonheur, et non, comme eussent pu le croire ses comparses, de soumettre l’homme au pantisocrate.
Il s’absorba dans l’activité réclamée par celui-ci, et composa le premier acte d’une tragédie, la Chute de Robespierre, dont Southey rédigeait les deux autres. Pleins d’énergie et de couleur malgré la rédaction hâtive, les 300 vers dus à Coleridge établissent son horreur de tous les fanatismes, de toutes les certitudes faciles qui prétendent orienter les forces populaires vers la violence et le sang, et qui, même associées, comme chez le héros du drame, à des intentions pures et à l’intégrité, le font sombrer dans la folie orgueilleuse et le despotisme, au milieu de collaborateurs sinistres, impuissants à construire, uniquement inspirés par le cynisme et la cruauté. Les deux actes écrits par Southey ne faisaient que mettre en vers médiocres les comptes rendus donnés par la presse de la journée du 9 Thermidor.
Au début de septembre, Coleridge retournait à Londres et à Cambridge pour trouver un éditeur, y réussissait, faisait tirer le drame à 500 exemplaires. La série de ses gestes semble issue d’une fringale de l’aboutissement, son humour voiler seulement ses préoccupations instinctives. Ils lui sont arrachés pour ainsi dire par l’engrenage de la vie extérieure malgré son insuffisance, son incompatibilité, au cours même de la tentative à laquelle il participait, avec toute pureté ou paix intérieure. La conscience de ses propres faiblesses le rejetait d’autre part vers les seules modes possibles d’expression et de recherche, la poésie pour attester son être intime, et l’action, compromis avec le monde, voué à l’échec, mais qui du moins le sauvait de la solitude et de l’égoïsme : le renoncement au monde, comme jadis à Reading, eût impliqué l’effacement total de son passé, l’extinction de ses sentiments et de sa mémoire, et la négation de sa jeunesse. Au moindre signe en autrui d’une inspiration voisine de la sienne, sa soif d’absolu s’exprimait en élans désespérés, comme les aspirations d’un homme qui étouffe. Si nul doute ne l’effleurait d’une présence divine dont seul pouvait être digne un témoignage absorbant à la fois toutes ses forces et commandant autour de lui la reddition de toutes les âmes, son expérience ne lui laissait espérer de la petitesse ou de l’impureté ambiantes ni la vision du vrai, ni même à son égard la volonté du plein accueil et la fidélité, ni surtout peut-être l’énergie et la générosité nécessaires, aux côtés de sa propre faiblesse, pour multiplier par une solidarité tangible l’efficace de son propre effort. Aussi Coleridge allait-il, tâtant, au hasard des rencontres, la consistance des êtres, les chances incertaines de répercussion de ses appels ou de ses confidences, où l’amour, la poésie, la fraternité et la justice reflétaient l’unique réalité, étaient la même substance, le même support de l’univers.
Quarante-quatre pentamètres iambiques, rimés deux par deux, et constituant l’envoi, To a Young Lady, d’un autre poème sur la Révolution française, sont à cet égard particulièrement significatifs, tant par leur contenu que par l’identité de leur destinataire, Miss Brunton, jeune actrice de passage à Cambridge. Cette effusion serait inconcevable, s’il avait trouvé en sa fiancée une affinité précise, s’il n’avait touché en elle l’incompréhension. La soudaineté de son engagement pouvait-elle d’ailleurs, à la réflexion, ne pas lui apparaître accidentelle ?
Il définit donc pour une autre les traits centraux de son propre caractère, son évolution, et son orientation présente : d’abord l’étonnement incrédule, à Christ’s Hospital, que lui causaient la notion même et les exemples historiques du crime ; la persistance des souvenirs douloureux qui à la moindre suggestion ou annonce des deuils voisins, et malgré l’insouciance instinctive de son jeune âge, étaient motifs ou thèmes de sa poésie ; puis l’enthousiasme, issu de son enfance incomprise et tourmentée, pour l’abolition de la tyrannie en France. Il trace alors la limite nette de son assentiment à une politique quelconque : bien que la pitié pour le peuple soit, nous dit-il, à l’origine des coups frappés, la chute de l’oppresseur, les affres de son abandon et de son humiliation laissent en son cœur la souffrance, en son esprit la lassitude, lui font chercher l’ombre et la paix : il eût donc, tel Thomas Paine, refusé de voter la mort du roi ; il eût osé se joindre à une faible minorité, au besoin la constituer seul. Déjà nous voici à l’antipode de l’unanimisme agressif et de ses joies suspectes, quels que puissent être ou ne pas être sa nécessité ou ses avantages, quel que soit à son égard le verdict des collectivités. Coleridge répudiait ainsi le jugement particulier d’un homme par un autre homme, toute participation, plus encore toute coopération intérieure, à une cruauté qui pour le criminel même n’est acceptable que si elle émane du sort ou du hasard, ou d’une comptabilité fatidique ou juridique, relative aux seuls actes, étrangère à l’homme. Il se détournait des impulsions grégaires, de toute violence affective, et de toute exaltation imaginative : son besoin de paix dans la tendresse l’emportait un instant sur celui de l’affirmation personnelle. Bien que plus tard, et jusqu’à la fin de sa vie, il ait soutenu la tradition religieuse et monarchique, un de ses observateurs du plus grand charme et les plus pénétrants, Leigh Hunt, sensible aux éléments permanents de sa personnalité, évoquait son regard « invinciblement jeune » et pouvait écrire : « Il me fit l’honneur de me montrer qu’il ne désapprouvait pas autant que certains pourraient le supposer tout le libéralisme moderne, dénonçant les prétentions des hommes d’argent dans un style où je ne me risquerais guère, et demandant avec une éloquence triomphante ce que signifiait la chasteté elle-même, si c’était une cassette où garder non l’amour, mais la haine, les querelles et le matérialisme. » On ne saurait donc l’enfermer politiquement, ni moralement, dans une formule simple. La fin du poème nous apprend que la jeune femme était gracieuse, paraissait douce ; peut-être lui apporterait-elle un sentiment d’autant plus sûr qu’il s’interdisait tout excès d’expression, qu’il se réservait sous l’influence de la réflexion et de la culture. Avait-elle conçu quelque inquiétude de l’ardeur de son poète ? Si les impressions et les vœux de Coleridge n’égaraient pas son jugement, elle n’avait rien à craindre de sa sincérité. Ces vers révèlent, en même temps qu’une sympathie immédiate, l’humilité intime d’un homme qui ouvre son cœur et remet son sort entre les mains d’une inconnue, qui ne veut plus sonder en l’être humain l’insondable. Quelques semaines plus tard il substituera au nom de Brunton celui de Sara Fricker, à qui, sans la connaître davantage, et sous la pression du groupe plus que par une impérieuse attraction personnelle, il avait demandé la même tendresse, visiblement sans l’obtenir. Cette seconde tentative, après ce qu’il faut bien, malgré la promesse de mariage accordée par la jeune fille, considérer comme un échec, témoigne, mieux que tout autre signe, du désespoir profond que Coleridge tentait de vaincre, ou de conjurer sur le plan du bonheur par l’abandon à son destin.
Le Pantisocrate survivait encore à la crainte de n’avoir pas résolu, même au prix des fiançailles, le problème de la solitude intime. Son analyse de lui-même et sa conception de l’attitude sage sont aussi admirables que la difficulté, l’impossibilité pratique non de s’y résoudre, mais de s’y totalement conformer. Le sonnet intitulé Pantisocracy formule énergiquement la décision de ne se tourner désormais ni vers les joies ni vers les humiliations passées, et son acte de foi en une félicité fondée sur la vertu consentie, sur la liberté dans l’harmonie ; le poète promet alors à ceux qui souffrent un apaisement à peine concevable en leur désespoir actuel, comme à ceux qui se réveillent en sursaut d’un sommeil morbide, peuplé d’abîmes au bord desquels font leur sabbat des démons aux yeux cruels. Graine à la fois minime et dure, déjà cette promesse vaut pour lui-même.
Mais une lettre inattendue de Mary Evans, en octobre, vint le bouleverser encore, bien qu’elle n’impliquât aucun retour à leur situation précédente, et qu’elle lui soulignât seulement la folie du projet d’émigration. Impuissant à le dissuader d’une aventure dont le mérite principal était de le distraire de son malheur, cet avertissement amical ranima douloureusement l’amour qu’il semblait vouloir éteindre, et auprès duquel éclatait l’inexistence d’un sentiment du même ordre à l’égard de Miss Fricker. Deux lettres de Coleridge à Southey révèlent explicitement qu’il n’aime pas sa fiancée, bien qu’il le doive au nom de « tous les liens de la raison et de l’honneur », et qu’il se fasse l’écho de son correspondant, par scrupule excessif, en s’efforçant de penser que l’amour peut surgir du sentiment de son opportunité, qu’il peut être un acte volontaire 22 ; mais ni son expérience, ni son acuité introspective ne lui permettaient de le croire au delà du seul temps de la conception ou de la notation, concession momentanée, signe de bonne volonté humble à l’égard d’un être profondément étranger, lui-même symbole adéquat d’un monde spirituellement aussi lointain que physiquement proche. Dicté par les faits, l’effort d’arrachement à Mary Evans était cependant à la mesure d’un amour vivant en lui : donnée divine dont lui seul connaissait, et dont il affirme irréparable la perte dans le sonnet On a Discovery made too late, à l’instant même où le raisonnement, la sévérité et le mépris dominent en lui la souffrance. Car il semble qu’au cours de leurs minutes les plus douces, peut-être les plus silencieuses, Mary lui ait montré qu’elle avait compris, sans pouvoir également le vivre, le sentiment rare qu’il lui apportait, et dont ils savaient tous les deux la condamnation terrestre. Aucun des services matériels, aussi méritoires qu’importants, que Southey sut lui rendre par la suite, ne pouvait compenser les effets de l’insistance aveugle qu’il mit, en l’assimilant à lui-même, à le ramener au mariage imprudemment décidé, non plus que faire oublier les jugements injustes et agressifs formulés après sa mort 23. Poussé et pris au piège de la nature et du monde, Coleridge ne pouvait plus s’appuyer que sur la Pantisocratie, trop lente encore à se dissoudre.
Il avait donné au projet d’émigration bien autre chose qu’un nom, la cohésion morale et philosophique : car Southey n’avait songé qu’à organiser sur une base surtout horticole une petite communauté de camarades dont peu importaient à ses yeux les divergences éventuelles religieuses ou politiques ; la répartition équitable des travaux pénibles, l’absence de domestiques, l’abolition de la propriété individuelle ne faisaient point partie de son programme. Coleridge perçut très tôt qu’un groupe ainsi recruté reproduirait vite les classes sociales, les amertumes et les injustices de l’ancien monde ; il souligna la nécessité chez les femmes d’un accord culturel et moral, le danger d’emmener des garçons déjà menteurs et violents tels que les jeunes Fricker contaminés par les préjugés et les habitudes des futures belles-mères, d’accepter enfin comme associé quiconque communiquerait une idée grossière de Dieu aux enfants à venir. La perspective de la suppression des domestiques, de l’exécution personnelle des corvées, la réduction de la vaste famille Fricker aux seuls membres capables de nettement concevoir, d’énergiquement adopter le plan nouveau, de totalement dépouiller le vieil homme, jetaient un froid dans l’esprit d’adhérents plus épris d’aventure que convaincus.
D’ailleurs Southey, le promoteur du projet, dont les déclarations révolutionnaires et anticléricales, le déisme incertain lui-même, dépassaient de beaucoup les indignations humaines de son futur beau-frère devant les cas concrets d’injustice, devait révéler soudain l’inexistence des certitudes auxquelles il n’hésitait pas à suspendre la vie d’autrui. Une proposition que l’année suivante lui fit son oncle, aumônier à Lisbonne, de l’y emmener, de lui faire faire ses études théologiques, de lui assurer dans l’église anglicane (objet de son mépris) un bénéfice de 300 livres sterling, suffit à l’ébranler : il n’entra pas dans les ordres ; mais il allait faire ainsi son droit, et sous le porche même de l’église où il venait d’épouser Edith Fricker, lui dire adieu pour plusieurs mois et s’embarquer immédiatement. Le contraste violent entre l’idéal graduellement élaboré, d’une part, et de l’autre la banalité et la fragilité des prétentions de Southey et de ses proches, ne pouvait que déterminer l’écroulement des espérances de Coleridge. Mais Southey n’avait que vingt ans, Coleridge vingt-deux. Le scepticisme justifié par le spectacle d’une infidélité à soi-même aussi extrême, et le sentiment de sa propre inaptitude à l’organisation d’une entreprise aussi complexe, devaient l’amener, après avoir fait à Southey, en une longue lettre, les reproches graves qu’il méritait, à se réconcilier pourtant avec lui, au lieu de rompre définitivement avec un milieu dangereux pour lui-même. De moins scrupuleux ne s’en fussent pas sentis solidaires, ou s’en fussent pleinement accommodés.
Les principes pantisocratiques, en décembre 1794, gardaient pour lui toute leur valeur ; il sut y conformer une décision capitale lorsqu’il repoussa le conseil bienveillant du ʻDocteur Pearce’, Président de Jesus College, en écourtant le séjour à Cambridge indispensable pour obtenir son diplôme terminal : il se fermait ainsi définitivement la carrière universitaire ou ecclésiastique. Après la réclusion londonienne, la liberté de la vie d’étudiant avait suscité l’ébullition de forces longtemps comprimées, trop ardentes à se dépenser diversement pour que l’université fût autre chose qu’un lieu d’expérience difficile et de passage : la constatation des excès, de la légèreté, de la morgue, de l’égoïsme chez les détenteurs de la richesse, l’impossibilité de respecter un personnel administratif ou enseignant globalement incapable d’honnêteté dans une période critique de l’évolution sociale, puis son propre échec sentimental, et l’aspect comique, au regard d’indifférents, de son aventure militaire après ses entraînements et ses dettes, y avaient entravé tout développement heureux. Entre lui et sa destinée, il tissait cependant un rideau de poèmes dont la fidélité incessante aux données de la vie, la richesse et l’accent, annoncent déjà le génie.
Un des plus significatifs consiste en trente-six vers adressés à un petit âne mélancolique (To a Young Ass), près de qui sa mère, attachée à une souche dans le pré de Jesus College, regardait, affamée, onduler au delà de sa chaîne l’herbage inaccessible. L’humilité du sujet, l’absence de toute précaution pour en justifier le choix, pour draper d’une dignité oratoire les observations et les réflexions commandées par la nature et la sincérité, et surtout le naturel de l’intonation malgré le cadre rigide du distique rimé, devancent nettement, en 1794, les énumérations laborieuses d’un Wordsworth encore disciple d’Erasmus Darwin. L’humour abondant de la première rédaction, perceptible encore dans le texte définitif, s’exerce sur les contraintes d’une forme artificielle et gourmée toujours en usage, sur la naïveté dès lors perçue du projet pantisocratique et la sentimentalité facile qui s’y donnait carrière. Mais l’émotion devant la souffrance infligée, devant l’indifférence et l’injustice humaines, garde une fraîcheur intacte, une pureté d’accent libre de tout système, et complètement indépendante de la vision sociale évoquée à son propos, « où le Labeur épousera la Santé, cette charmante fille ! et prendra pour miroir le flanc luisant de ses vaches, où Rats et Ratiers mangeront comme des frères à la même gamelle, où les Souris joueront en tout Amour avec les moustaches de la Chatte ».
Les discussions des futurs émigrants, l’enthousiasme collectif qu’elles avaient favorisé, n’étaient que le refuge, chaque jour moins sûr, d’une énergie souvent ébranlée par la solitude et par la cruauté pharisaïque des jugements portés sur le poète. Moins d’une quinzaine plus tard, à propos d’un ami prématurément abattu par la calomnie, lui-même invoquait la mort 24 ; car il sentait s’engrener en lui les prémisses de son destin : certes les dons du ciel, l’énergie de l’esprit, la puissance créatrice, la clairvoyance audacieuse, le courage civique, la pitié et la tendresse, mais aussi une indolence envahissante, « où, tels les grains d’un sablier, tombent de mes mains sans prise les perles précieuses de l’amitié ; je pleure, sans pourtant me baisser ! l’angoisse morbide suit son cours, rêve douloureux dans la somnolence fébrile de l’aube ».
La qualité tragique de la vie restait donc la réalité centrale : trente-deux pentamètres iambiques 25 adressés le mois suivant à Lamb, dont la sœur folle absorbait le dévouement, évoquent en effet, par contraste avec son mal peut-être curable, d’abord la mort d’Ann, seule confidente autrefois de « ces maladies secrètes du cœur qui se refusent, honteuses, au regard même de l’Amitié » ; puis, comme raison d’espérer, la coexistence en Mary Lamb de deux caractéristiques rarement compatibles, l’intensité affectueuse, et la sagesse que lui-même ne possédait point ; enfin la valeur, aux yeux de l’Esprit qui est omniscience et tout amour, d’une confiance silencieuse jusqu’à l’heure inconnue mais certaine des actions de grâces.
Si l’esprit d’aventure et la bonne camaraderie lui paraissaient dangereusement prédominer, dans le projet d’émigration, sur la capacité d’organisation et de rénovation morale, une douzaine de Sonnets politiques 26 composés pendant le dernier trimestre de 1794, et publiés successivement dans le Morning Chronicle, bien qu’il ait lui-même déclaré médiocre leur valeur littéraire, témoignent de sa fidélité très nette aux principes reconnus justes et aux fins à poursuivre. Libre encore de toute responsabilité familiale, sa vision dépasse alors l’horizon britannique jusqu’à susciter en lui une sympathie à l’égard de la France, plus méritoire au milieu de l’hostilité ambiante qu’elle ne devait être durable, jusqu’à répudier un patriotisme suspect, allumé au parlement sous le signe de la panique. Sa dénonciation de la politique gouvernementale, de l’apostasie et de la lâcheté de Pitt, alors qu’il n’ignorait rien des violences subies par les réformistes les plus respectueux de la loi, manifeste un courage parallèle et supérieur encore à son refus de poursuivre la carrière universitaire et anglicane.
En dépit du sous-titre « Poème discontinu », malgré le recours aux adjectifs composés, à quelques abstractions et allégories apocalyptiques, aux inversions, énumérations ou mouvement miltoniens, malgré l’effort qu’elle exigea de Coleridge et dont la sensation persiste, sa Méditation Religieuse, écrite à Londres comme les Sonnets, mais seulement pour une part à la date qu’elle porte (veille de Noël 1794), garde une cohésion certaine, comme une signification morale supérieure à sa solennité apprêtée et à son éloquence alourdie. Elle permet surtout de discerner la réalité et la qualité de sa foi, sa nature et sa construction, l’élément mystique sans lequel la religion perd son essence, l’inquiétude de Dieu, donc la présence de Dieu en lui, à propos et au delà de la vie commune.
Son christianisme est d’abord répudiation de la puissance temporelle avec le Galiléen crucifié, sur la face de qui resplendit pourtant une lumière subtile et souveraine, à l’heure où s’oubliant lui-même il pleura sur l’oppresseur. Le poète y retrouve transmuées en clarté toutes les visions déformées de l’idolâtrie. Les yeux dessillés d’abord par la peur, l’âme religieuse s’ouvre aux réminiscences de son origine ; elle peut alors espérer ; elle fonde la foi sur cette espérance ; absorbée enfin en l’amour parfait, dans l’oubli de soi-même elle participe à son tour à l’identité divine. La foi consiste à traverser du regard les gestes humains, à gravir patiemment comme autant de degrés la multiplicité des choses visibles jusqu’au trône du Père, à oser reconnaître son œuvre en toute laideur apparente. Contre elle la terre liguée avec l’enfer ne saurait prévaloir, ni les, châtiments nés de l’amour divin troubler son calme ; les passions et les convoitises où s’engouffre l’esprit s’évanouissent alors ou se transfigurent, tel le brouillard à l’aube en rosée étincelante. Or l’amour, aspect essentiel de l’intelligence suprême, permet seul d’échapper aux erreurs de la vision égoïste, d’embrasser du regard la création entière et d’en apercevoir alors la beauté, d’égaler ainsi par la proximité du Très-Haut l’extase de ses anges, de trouver dans l’univers notre place et notre bonheur, de ne plus désirer que Dieu.
Cependant la guerre, la traite des noirs dépassent en horreur les sacrifices des âges barbares ; l’avarice, l’ambition, la luxure cachent à l’homme la présence divine : égaré dans l’anarchie spirituelle, le sauvage moderne, pour tromper sa solitude, grossit son moi méprisable, alors qu’une sympathie sacrée pourrait inclure le Tout en une seule conscience étendue jusqu’aux frontières de l’imaginable, où nul ne se sentirait étranger. Or les guides de la nation, ironie sinistre, déclarent en péril la foi chrétienne, et pour la défendre déchaînent la défiance et la guerre. Alliée aux monarques, aux princes, aux hobereaux d’Europe qui vendent à l’étranger la chair de leurs peuples, la race anglaise dégénérée, non moins apte au joug et à la sauvagerie fanatique, se soulève à la voix d’un clergé indigne, dont les invocations chargées de haine promettent à la horde la complicité du courroux divin dans l’œuvre de sang. Mais l’avenir que compose douloureusement chaque heure présente fixe magnétiquement dès aujourd’hui la sérénité du croyant. Sous l’impulsion des désirs la propriété, puis les diverses formes du confort naquirent de l’imagination humaine ; et libérés de leurs besoins, les sens, devenus attentifs à leur activité propre, connurent le beau dans l’oubli de leurs fins les plus matérielles. C’est ainsi que les maux eux-mêmes furent les points de départ de recherches et de conquêtes, et qu’ils engendrèrent des intelligences supérieures, capables de participer directement, fût-ce à travers la révolution sociale, à l’orientation des hommes vers la justice, et vers des joies de l’esprit consubstantielles à la beauté de la création.
Courbées sous leurs fardeaux, les masses sont aujourd’hui encore sevrées de loisir et de pensée, incapables de reconnaître dans le faste de la puissance le produit de leur peine, de trouver à leur faim d’autre remède que le vol et la violence. La prostitution désespérée, la misère des vieillards dans les asiles, l’insuffisance des hôpitaux, la coercition militaire ou les pièges de l’enrôlement, l’abandon des veuves et des orphelins de guerre, déclarent l’indifférence ou le cynisme de l’homme à l’égard de l’homme. Mais la tempête (en France) est déjà déchaînée : l’heure vient où les puissants, les rois, les capitaines du monde tomberont à terre comme les fruits verts sous l’orage ; envahies par des prêtres impurs, les églises à leur tour s’écroulent, mères des athées mitrés, des victimes inconscientes qui s’agenouillent pour rendre à leurs bourreaux le fer qui les a frappées, et de la folie hantée de visions affreuses. Bientôt la foi pure, la piété douce, la maîtrise de chaque cœur sur lui-même, vont de nouveau prendre possession du monde ; et le sol, le travail et ses fruits désormais également répartis, des joies vont surgir, pareilles à celles des solennités célestes dont le juste perçoit l’écho sur terre avant de les reconnaître un jour. Telles déjà sont celles du poète lui-même, « béatitudes étranges », à l’aube de cet avenir, devant la danse mystique des Mille Années, la Clameur du Désert, les applaudissements de l’Océan, la résurrection des grands Morts, coadjuteurs conscients de Dieu, Milton, Newton, et Priestley à son heure ; vision dont la splendeur égale, sur les ailes dont les Séraphins voilent leurs regards, les reflets de la beauté suprême. Mais elle s’efface, car le démon de la destruction s’éveille à l’appel des anges.
Le poète affirme sa croyance que la vie est une préfiguration de la vérité ; le mal, la souffrance et la tombe sont des formes de rêve ; mais les nuées s’écartent, et la lumière du Dieu rédempteur embrase ensemble la terre, le ciel et l’enfer. Un jour, lui-même rejoindra le chœur des esprits contemplateurs et des esprits plastiques qui servent la divinité créatrice. Le présent est à la pensée et à la poésie, à l’amour, qui à la fois crée et imprègne l’univers, dont la méditation, en son essor vers le ciel, pénètre l’empyrée, et qui libérera du gel les eaux mélodieuses de son âme.
À l’époque où fut composée cette Méditation Religieuse (Religious Musings) comme lors de sa publication en 1796, Coleridge, qui devait plus tard en reconnaître les défauts littéraires, et çà et là l’obscurité, lui attribuait ainsi que Lamb une signification profonde ; elle répondait à des élans trop intenses sans doute pour ne pas entraver la limpidité de l’écriture. Peut-être faut-il chercher précisément dans la nécessité de l’effort, même dicté aussi par le besoin d’évasion hors des échecs terrestres, et postérieur à l’expérience mystique, la preuve de cette dernière, incompatible pendant qu’elle se développe avec toute autre activité, si parfaite en soi qu’elle se suffit à elle-même, et incommunicable par la voie discursive à quiconque n’en connaît pas la grâce. La peine prise en tout temps par Coleridge pour ne pas trahir sa vie intérieure, pour lui assurer aux yeux d’autrui une cohésion logique, pour révéler sa qualité unique par l’accent et par la suggestion musicale, marque seulement la prééminence qu’il lui reconnaissait sur toute autre réalité, maintient son œuvre et son art au rang de serviteurs du divin, dont la dignité reste étrangère à toute prétention personnelle. « Me permettra-t-on de faire remarquer », disait-il aux auditeurs de sa première conférence sur Shakespeare, « que ma vie s’est consacrée plus à la lecture et à la conversation, à rassembler des faits et à réfléchir, qu’à imprimer et à publier ? car je n’ai jamais éprouvé le désir, si fréquent chez d’autres, de devenir auteur 27. » Quelque soin minutieux qu’il ait donné à ses écrits, quelque génie qu’il y ait montré, l’homme dominait donc l’écrivain : toute critique étroitement esthétique où technique risque de demeurer superficielle, la fidélité constante aux sinuosités spontanées de la recherche ou de l’expérience étant à ses yeux, même lorsqu’elle entravait immédiatement ou retardait l’équilibre, une condition primordiale de la beauté.
Cette même exigence vis-à-vis des réalités intérieures définissait sa sincérité non seulement envers lui-même, mais envers tout être humain, membre de la même solidarité universelle, et plus particulièrement envers ceux qu’il honorait de sa confiance. Aussi ses lettres révèlent-elles tous les composants successifs, les parallélogrammes de forces divergentes, les mouvements contradictoires entre lesquels l’ordre d’une décision sage ou malheureuse était en train de s’établir, toutes les données, tous les efforts d’une conscience exceptionnellement riche, sensible, complexe et scrupuleuse. Nulle attitude à son égard n’a donc plus de chances de le caricaturer odieusement que celle du moraliste systématique, que le prélèvement facile de tel fait ou réaction isolés de leur contexte et de la direction générale de sa recherche. L’inquiétude mystique, sinon le mysticisme de Coleridge, apparaît dès maintenant comme le noyau spécifique de son être. Elle ressort non seulement du contenu verbal, mais du rythme, de la plénitude des vers où s’affirment l’attraction divine, l’abandon et la fusion volontaires de l’identité individuelle en celle de Dieu, la perception du mal apparent comme élément du bien final et universel, de la contemplation pure comme condition de l’intelligence et de l’acceptation du réel total, de l’adaptation de chaque acte à sa fin particulière, de sa purification par l’amour.
Non plus que chez les mystiques non poètes ou philosophes, les moments d’expérience privilégiée n’excluaient à l’entour d’eux et dans la vie commune de Coleridge l’exercice des activités rationnelles 28. Il serait plus vrai de dire au contraire que l’union des deux ordres de connaissance caractérisait son inspiration, où la certitude ardente de la rédemption gardait comme visage intellectuel le déterminisme du nécessarien. Aussi pouvait-il l’année suivante écrire au libre-penseur Thelwall : « Je me sens incapable de refuser à quelqu’un mon estime à cause de ses opinions religieuses ou antireligieuses » : fondée sur son optimisme d’origine mystique, cette intelligente tolérance est la vertu qui conditionne et domine son humour ; elle lui permet après chaque sourire ou évocation satirique de revenir à l’aspect fondamental du réel, de replacer le trait dans l’ensemble qui le justifie, de le corriger par une constatation majeure ou de le laisser subsister dans sa nudité nécessaire 29 ; elle lui épargne, même à propos de personnages ou de sujets sacrés, toute couleur de légèreté ou de blasphème.
Le sentiment de l’incommensurable, de l’ineffable apport de la grâce était en lui si intense qu’il ne pouvait pas ne pas inclure la consécration de toutes les facultés à la recherche de la vérité spirituelle, comme signe à la fois de reconnaissance à l’égard de Dieu, de contribution personnelle à la constitution de cette vérité, d’absorption volontaire et totale de l’âme en la substance universelle et dans le mouvement de la création. Aussi n’est-il pas étrange que l’épithète même de « mystique », en son acception populaire où voisinent les notions de miracle, de bizarrerie, d’euphorie anormale, d’orgueil, de simulation et de fanatisme, lui ait paru péjorative, inacceptable pour lui-même ; qu’il en soit arrivé à ne pas admettre l’aptitude de l’intuition pure, non soutenue par l’étude historique et philosophique, à déterminer la justesse ou la fausseté d’un point quelconque de doctrine ; qu’il ait enfin considéré l’Église comme un immense institut de recherche dépouillé par sa dispersion sur les siècles de toute fin temporelle, qualifié par l’ensemble de ses compétences et par la permanence de son attention collective, sinon pour interpréter seul les Écritures, du moins pour écarter les divagations purement négatives d’individus poussés par leur seul désir d’originalité ou par l’esprit de contradiction. Le droit de juger subsistait encore ; mais il fallait le gagner.
Coleridge a pour sa part abondamment fourni l’effort, réalisé la discipline dignes de cette autonomie. Cela lui fut-il compté au titre de la catharsis, sur la voie de l’extase unifiante où Plotin atteignit quatre fois seulement pendant les six années passées près de lui par son biographe Porphyre ? Lui seul pourrait nous le dire. S’il faut en croire les évènements extérieurs, ses mésaventures familiales ou personnelles, s’il faut en somme juger de la foi par les œuvres, et d’après le moi superficiel, les vertus sociales, éléments de la purification préliminaire, lui étaient difficiles à manifester. Si, chrétien fidèle à l’Incarnation, il ne s’exila pas de l’empire des sens, mais, heureusement pour la poésie et pour nous, s’il ne cessa de les considérer comme l’avenue du divin, du moins le désintéressement est-il un de ses traits fondamentaux ; sa concentration sur la vie de l’esprit reste incontestable ; et ses œuvres témoignent de son accession au domaine de la pensée pure, à la vision symbolique de l’univers. Si les sommets de l’expérience mystique ne sont accessibles qu’à la conjonction de la grâce et de l’effort personnel, hors de toute communication humaine, il n’est pas interdit de penser que Coleridge les ait atteints : ses poèmes nous accueillent et semblent nous le montrer à mi-chemin des hauteurs suprêmes, l’âme encore vibrante de ces heures toutes proches.
L’adaptation à la vie commune restait cependant médiocre ; elle semblait résulter du hasard, impliquer l’abdication de tout choix ; elle procédait d’une résignation secrète, d’un effort pour accepter ou exalter des données arbitraires, pour combler ou compenser par un enthousiasme factice un vide dont la sensation restait aussi forte qu’elle était confuse. En décembre 1794, Coleridge installé à Londres rencontrait Lamb chaque jour, à la taverne Salutation and Cat, et lui lisait ses poèmes ; mais il n’écrivait pas à Bristol, ne donnait aucun signe d’y vouloir rentrer. « Il n’y serait sans doute jamais revenu », écrit Southey, « si je n’étais allé le chercher. » Les Fricker, d’ailleurs, s’impatientaient. À son retour en janvier, on lui représenta que, « confiante en son affection », sa fiancée, malgré l’opposition des siens, avait écarté deux prétendants, dont l’un était fort riche... Sara elle-même s’inquiétait de toute attente ; sa famille insistait impérieusement pour que la décision fût prompte. « La quitter pour deux ou trois ans, écrivait Coleridge à George Dyer, compromettrait, je le crains, sa santé et son bonheur 30. » Il n’était toujours pas question du sien propre : incapable de rompre, malgré l’absence entre eux de toute affinité, il déclarait seulement à son correspondant que l’amour dont il était l’objet dépassait son mérite ; il fallait bien justifier sa passivité, voiler son pessimisme quant aux possibilités de communion humaine.
La rupture avec Cambridge et l’approche du mariage rendaient cependant nécessaires des ressources nouvelles. Le journalisme ne semblant pas devoir les lui assurer, il décida avec Southey de faire à Bristol des conférences politiques, qui subsistent en trois minces brochures (Conciones ad Populum). La dernière, intitulée Le Complot découvert, attaquait courageusement les projets de loi de Granville et de Pitt qui, votés peu après, supprimaient la liberté de la presse et celle de la parole. Une fois de plus, ii allait au devant de risques graves 31 ; peut-être l’emprisonnement l’eût-il sauvé du mariage ?
Il habitait avec Southey, lui-même encore célibataire, et qui déclare avoir gagné à lui seul, pendant ces six mois, les quatre cinquièmes de leur subsistance. Vers le milieu de l’année, sept semaines de leur loyer restaient cependant impayées : l’expulsion des deux locataires eût peut-être incliné les Fricker à rompre les fiançailles ; mais un jeune libraire-éditeur, ami aussi serviable que poète médiocre, Joseph Cottle, leur prêta alors cinq livres sterling. Puis, pour éviter à Coleridge un ajournement indéfini du mariage, il proposa de lui avancer, à sa convenance, trente guinées, contre un volume destiné à paraître l’année suivante, où figure en un peu plus de deux mille vers, sous le titre de Poems on various Subjects, tout ce que sa production contenait jusque-là de significatif. Une seconde offre généreuse de Cottle, d’une guinée et demie pour chaque centaine de vers à venir, fit considérer au poète que le problème matériel était désormais résolu. Mais il présumait trop de ses forces.
Conscient de sa propre désaffection à l’égard du projet pantisocratique, et bien qu’il dût en donner la preuve éclatante, Southey n’hésita pas par la suite à accuser de calomnie son ami ou adepte trop clairvoyant, et retourna vivre chez sa mère. Coleridge trouva donc un autre logis ; puis, au mois d’août, il loua près de la mer, à Clevedon, à une dizaine de milles de Bristol, « Myrtle Cottage », où devait s’installer le futur ménage. Le 4 octobre 1795, le mariage était célébré. Il représentait de la part du poète l’abandon à son destin, le sentiment de l’impuissance à intervenir en connaissance de cause dans le chaos de la vie. Mieux vaut alors, sans aucun doute, opter pour quelque condition monacale ; mais on ne peut se retenir, devant ce qui tout de même reste un acte, – car Coleridge avait à coup sûr longuement médité le pour et le contre, – de songer à toutes les richesses intérieures que son acceptation mettait en péril, d’éprouver un mouvement de sympathie pour ces deux créatures dangereusement dissemblables, mais qui avaient besoin de vivre, et dont chacune allait en vain demander et prendre beaucoup à l’autre.
La bonne volonté et la lucidité de Coleridge se révèlent d’une manière touchante et tragique dans le poème intitulé depuis La Harpe éolienne (The Eolian Harp), composé à Clevedon le 20 août, lorsque les fiancés visitèrent ensemble l’humble maison où ils allaient commencer à se découvrir. L’un près de l’autre au milieu des jasmins et des myrtes, non loin d’un champ de fèves dont la brise apporte par instants l’odeur, ils contemplent les restes du couchant, et l’étoile du soir dont la clarté sereine « devrait être celle de l’expérience ». Encadrée dans la fenêtre, la harpe ne répond qu’à regret et à demi aux instances de la brise ; mais lorsqu’elles se renouvellent, en une houle plus décisive, de longues notes surgissent, magiquement douces : telles les images intenses, libres et nombreuses qui traversent à leur gré l’âme indolente et passive du poète, lorsqu’allongé au milieu du jour sur le coteau voisin, il regarde, les yeux mi-clos, les rayons du soleil, comme des diamants danser sur la mer. La nature animée ne serait-elle pas un ensemble de harpes éoliennes diversement conçues, dont le tremblement se transmue en pensée sous l’immense et unique souffle créateur où chacune retrouve son être profond et son Dieu ? Mais la bien-aimée n’omet pas de réprouver implicitement du regard des réflexions aussi obscures et profanes : elle lui ordonne de marcher humblement dans les voies de Dieu. En un effort attendri, le poète revêt de sainteté cette répudiation ; il adopte même à l’égard de ses propres intuitions le langage de l’orthodoxie automatique, châtiment mérité d’une liberté spéculative dissociée de toute louange respectueuse et de toute foi fondée en ardeur intime, alors qu’à son égarement et à ses ténèbres son sauveur vient d’accorder la paix avec cette vierge que son cœur honore... On ne saurait mieux formuler le renoncement à soi-même, bâillonner son désespoir d’un syllogisme plus idoine.
En 1803, en marche vers la solitude, Coleridge réimprimait pour la deuxième fois ces 56 vers ; parmi eux il en insérait huit autres, fidèles à sa foi en l’unité de la nature et de l’esprit, en cette vie unique qui à la rencontre de tout mouvement devient son âme, qui s’ajoute sous forme de lumière au son, de son à la lumière, de rythme à toute pensée, et de joie à l’univers. « Il aurait dû être impossible, ajoute-t-il, de ne pas aimer toutes choses dans un monde aussi comblé. » Mais sa fiancée en faisait partie, et déjà Hamlet le reconnaissait plus vaste encore que notre philosophie.
La robustesse physique de Coleridge à l’époque de son mariage était par elle-même, outre ses divers dons d’expression, un élément d’attraction et d’entente ; mais la crise rhumatismale du jeune âge, le régime de Christ’s Hospital, les chocs nerveux de Reading, l’avaient profondément atteint. Ses dents, dès sa vingtième année, étaient si mauvaises qu’il dut pendant trois semaines s’interdire toute nourriture autre que liquide. En 1796 il souffrait de la gorge, et de névralgies assez douloureuses pour l’amener au bord de l’évanouissement, parfois à des crises de délire où il courait nu dans sa maison, suivies elles-mêmes d’épuisement et de dépression. Il était inévitable qu’il recourût à l’opium, dont l’usage était alors courant : le pharmacien de Thorpe en Derbyshire, par exemple, en vendait chaque jour de marché, la plupart du temps à des ouvriers, de deux à trois livres, et plus de quatre litres et demi de laudanum. Coleridge écrit au Reverend Edwards en mars qu’il en prend presque chaque soir, à Poole en novembre que la dose va de 60 à 70 gouttes, à Thelwall en décembre que ses souffrances ne lui laissent pas d’autre choix. En avril 1798 les yeux, la tête, l’estomac le tourmentent à leur tour. En mai la fièvre se complique d’une émotivité extrême, de crises de larmes à propos d’ennuis infimes. En décembre 1800, il a les yeux enflammés, six petits furoncles, le sang aux tempes ; il peut à peine lire ou écrire ; ses idées se changent en spectres. En 1801 chaque journée de voyage en chaise de poste ou en diligence l’oblige à garder le lit toute une semaine ; pendant neuf mois de suite il souffre d’étourdissements, de maux d’estomac, de rhumatismes : ses genoux enflés sont plus gros que ses cuisses. « À peine ai-je atteint le rocher », écrit-il à Poole, « qu’une vague nouvelle m’a ressaisi et emporté. » Aussi envisage-t-il d’aller vivre sous un climat plus chaud. En 1803, une lettre à Southey attribue à son état physique sa pauvreté : ses nuits surtout sont terribles ; non seulement son mal l’y tenaille pendant neuf heures ininterrompues, mais trois fois sur quatre son sommeil même est troublé de cauchemars affreux, à tel point qu’il a peur de s’endormir ; ses cris d’horreur le réveillent lui-même ainsi que toute la maison, et les journées qui suivent ne sont que ténèbres ; il est obligé de coucher dans une chambre à part. « Croyez-moi, écrit-il au Docteur Beddoes, les rêves pour moi ne sont pas des ombres, mais la misère réelle et substantielle de la vie » ; et à Thomas Wedgwood peu de jours après : « La nuit est mon enfer, le sommeil l’ange de ma torture. » À Grasmere, en janvier 1804, il passe au lit les trois quarts du temps, soigné par William et Dorothy Wordsworth : « Ma respiration », écrit-il à sa femme vers la fin de la crise, « est sinon aisée, régulière. » Comment aurait-elle pu être aisée ? De ses cinq portraits les plus connus, quatre le représentent la bouche ouverte, et l’autre donne nettement l’impression d’une insuffisance et d’une gêne de l’inspiration nasale. De Malte, en juillet de la même année, il déclare vivre « dans la peur, dans la prostration habituelle de l’espoir et de la joie ». À la nouvelle de la mort en mer du Capitaine John Wordsworth, reçue au palais du gouverneur, « il tenta en titubant de sortir du grand salon, mais avant d’avoir atteint la porte, il s’écroula en présence de cinquante personnes, secoué de convulsions ». En 1807 il confie au chimiste Davy que « la lecture d’une lettre pénible lui a causé des battements de cœur tels qu’on pouvait les voir, soulever ses habits, douloureux comme s’il avait reçu des coups partant de l’intérieur, et suivis d’accidents intestinaux comparables à ceux du choléra ».
L’énergie et la bonne humeur dont il restait capable étaient cependant étonnantes. En 1797 il conduit lui-même en voiture Dorothy Wordsworth à plus de 64 kilomètres par des routes exécrables. En 1803, pour vaincre par la marche ses accès de goutte et de délire nocturne, il fait à pied, en Écosse, 52 kilomètres par jour en moyenne pendant plus d’une semaine, et 38, pieds nus, pendant une autre période où un accident l’a privé de chaussures, irremplaçables faute d’argent. Malgré tout, il écrit alors à Southey que « sa joie de vivre dépasse toute compréhension 32 ». La souffrance aurait pu l’annihiler : elle le martyrisa certes, elle entrava et caractérisa son activité ; mais elle ne reste que le cadre cruel d’une vie merveilleuse : le mot n’est pas trop fort. Malgré les brouilles et l’incertitude des raccommodements, Wordsworth a écrit de lui qu’il était « l’homme le plus merveilleux qu’il eût connu ». L’abondance naturelle de ses plaintes, la minutie médicale avec laquelle il s’observe et décrit ses états, inspirent parfois quelque répugnance. Cela ne signifie pas qu’il grossît ou déformât les faits : son fardeau de souffrance devait être écrasant, si la seule confidence nous en paraît lourde.
Malgré les mensonges matériels auxquels il reconnaît avoir eu cent fois recours, « contre sa propre nature », pour s’assurer en temps voulu le soulagement qu’on lui eût refusé, la cohérence constante de ses déclarations mérite notre pleine créance : ce ne fut jamais la recherche d’une volupté, mais « la peur de la souffrance et de la mort soudaine » qui lui imposa, comme l’atteste aussi son dernier médecin, le Docteur Gillman, le recours à l’opium. À la différence d’autres écrivains esclaves du même poison, il n’en a jamais vanté les voluptés. Il n’est jamais d’autre part tombé dans la mythomanie, les perversions génitales, l’envie, la malignité. Nulle curiosité malsaine, nulle recherche d’états anormaux ou rares, nul goût du mensonge, nulle impulsivité ne l’avaient incliné à cet abus ; mais l’adolescence totalement sevrée du milieu familial, les longues années de sous-alimentation ne pouvaient qu’engendrer avec sa sensibilité exceptionnelle une impressionnabilité et une indolence extrêmes, éléments d’une prédisposition rendue fatale dès les premiers recours au seul remède alors efficace. On le lui avait administré plusieurs fois à l’infirmerie de Christ’s Hospital, mais à des doses thérapeutiques, sans autres effets que bienfaisants. Il est avéré qu’à partir de 1801 l’accoutumance le domina pendant de nombreuses années, et que la victoire ne fut acquise qu’en 1816. Ce ne fut pas sans luttes continuelles, sans s’accuser à outrance, sans conjurer autrui de ne pas s’exposer au même asservissement. Dès 1802 il tente de réduire le nombre des gouttes de laudanum, n’en prend que douze pour un temps. L’année suivante il envisage comme succédané la jusquiame. En 1807 il renonce à toute boisson fermentée ou spiritueuse. En 1809 il domine la peur de mourir pendant son sommeil. En 1812 il oriente le Docteur Gooch pour l’étude de son cas vers les recherches, aujourd’hui de nouveau en honneur, de la médecine synthétique. En 1814 il sollicite l’aide matérielle de Cottle pour se soumettre dans une clinique à une surveillance rigoureuse, qui sans doute lui eût assuré la désintoxication ; mais il n’obtient de lui qu’une homélie pire que le silence. Il a conscience alors d’une « impuissance absolue de sa volonté », de s’être « abandonné corps et âme » ; et il répond au conseil qui lui est donné de se ressaisir : « Autant dire à un paralytique des deux bras de se les frotter l’un contre l’autre pour guérir ! » On sait que certains toxicomanes arrivent à utiliser des doses « de 2 à 300 fois supérieures à celle qui peut tuer un homme sain 33 » ; Coleridge absorba chaque jour, pendant certaines périodes, de 130 à 140 grammes de laudanum, outre de grandes quantités d’opium ; et il déclare en avoir pris, une fois seulement il est vrai, un demi-litre. Il lui arriva de passer une quinzaine entière sans sommeil, et d’inspirer la crainte qu’il se suicidât à Wade, qui prit soin d’écarter de lui tout objet dangereux et de le veiller. Mais le soulagement devenait éphémère, les complications morbides envahissantes et humiliantes : ses tortures physiques et morales l’amenèrent heureusement enfin à l’horreur de la drogue au lieu du désir, malgré quelques rechutes isolées. Guéri de l’opium depuis treize ans, on peut mesurer à sa souffrance la réalité de sa victoire : « J’éprouve sans intermission aucune, écrivait-il en 1829, une étreinte de mort. » Il luttait seul contre l’ultime nécessité, et pouvait héroïquement affirmer que « le meilleur remède n’a aucun rapport avec une sensation d’aucune sorte ». Il dut garder le lit depuis 1830 pendant ses quatre dernières années, priant Dieu, pendant ses souffrances physiques, de ne pas succomber au désir de mourir.
La paresse d’esprit, la légèreté, la passion politique, parfois une exaspération compréhensible devant les ennuis issus de la santé de Coleridge pour les siens ou les tiers, parfois le besoin de jouer un rôle, ou de compenser par une comparaison sommaire l’oubli dont ils se sentaient menacés, parfois aussi l’ingratitude insigne, ont amené tels comparses, même jadis capables à son égard de services opportuns et généreux, à s’ériger en juges, alors que le silence eût mieux préservé leur dignité, n’eût pas annulé leur mérite. Ami intelligent et désintéressé, témoin constant des seize dernières années de la vie de Coleridge, le Docteur Gillman, fidèle à ses désirs, fit son autopsie : le cœur occupait à lui seul presque tout le côté gauche du thorax ; les parois en étaient tellement amincies qu’elles se fussent déchirées si l’on avait essayé de le soulever ; les poumons étaient en outre comprimés par un kyste, à droite, qui contenait trois litres et demi de liquide. La maladie, déclare le rapport, était de celles dont l’évolution est très lente : il fallait en situer les débuts quarante ans auparavant, c’est-à-dire avant même le mariage du poète.
Lorsqu’on examine en pleine lumière la miniature, signée Matilda Betharn, de sa femme à l’âge de trente-neuf ans, sans se laisser distraire par les dentelles, par un arrangement des cheveux que l’on sait inexact à cette date, et par la présentation très médiocre du buste, on a l’impression d’une tension nerveuse au moins récente ; les yeux fatigués suggèrent la peur, l’agressivité aux aguets : il leur manque pour être beaux, comme à la partie supérieure du visage, ce que l’intelligence apporte d’équilibre. La longueur délicate du nez, la netteté symétrique des arcades sourcilières ne dissipent pas ce malaise, qu’accentuent les traits tirés, autour de la bouche elle-même instable. Dans l’ombre, le portrait s’adoucit ; sans doute, quatorze ans auparavant, l’indétermination prenait-elle figure de plasticité, et Coleridge eut-il scrupule à considérer comme interdit tout espoir de tendresse.
La famille de Sara Fricker avait dû connaître l’aisance, s’il est vrai que la mère, – que Coleridge contribuait à faire vivre ––, avait apporté en dot 10.000 livres sterling. Peut-être cette facilité au moins initiale, ou le goût de l’aventure révélé par le projet d’émigration, et la souplesse d’adaptation qu’il implique, ou aussi quelque manque d’imagination, engendrèrent-ils en elle une insouciance systématique, l’illusion d’une dette à son égard du destin ou des hommes, la tendance à la mainmise sur autrui. Même conforme à ces données, le comportement de Sara Fricker restait à coup sûr instinctif : faisons-lui comme Coleridge le crédit de la sincérité. Ajournées indéfiniment par sa hâte à se faire épouser, – car il ne lui apportait aucune sécurité économique –, ses ambitions sociales restaient autres que celles des deux sœurs célibataires, dont l’une rejetait une proposition de mariage issue de la seule convenance pantisocratique, alors que l’autre, désormais à l’écart des siens, fondait courageusement son indépendance sur le choix d’un métier manuel, celui de modiste à Londres. Sara ne semble d’ailleurs avoir manqué, à sa manière et dans ses limites, ni de goût pour son mari, ni de bonne volonté. Elle s’accommoda simplement des murs badigeonnés à la chaux, du mobilier insuffisant, partagea avec Coleridge et une de ses sœurs les travaux du ménage. Dès le mois de décembre, pourtant, sa première grossesse, qui les fit revenir à Bristol, inaugurait devant les tâches de la condition commune une ère de gémissements et de plaintes incompatibles avec la création poétique. L’aide des amis de Coleridge, et dans une large mesure sa propre activité, même malhabile, résolvaient cependant les problèmes pécuniaires. Le 19 septembre 1796 son premier fils, David Hartley, naissait heureusement, pour se développer dans une atmosphère de bon voisinage, d’affection paternelle et maritale. Le 14 mai 1798 elle en avait un deuxième, Berkeley, qui avait mourir neuf mois après, pendant un séjour du père en Allemagne. Les lettres qu’elle reçut alors de Coleridge sont uniformément longues et affectueuses, vivantes comme toujours, soucieuses de l’intéresser par une description concrète de son existence. Sa réponse à la nouvelle, différée pendant six semaines, de la mort de l’enfant, montre soudain l’abîme entre le plan quotidien des communications réalisables et celui où, toute contrainte abolie par le choc complexe du malheur et de la séparation, le poète voudrait remonter : il tâtonne vers une communion réelle avec cette femme dans la foi en l’immortalité, dans l’interprétation spirituelle et chrétienne de cette vie brève, qu’il avait pu néanmoins observer quatre mois ; mais surtout vers l’impossible établissement d’un amour durable, que devrait fonder « avec n’importe quel être humain n’importe quelle sensation profonde de joie ou de chagrin 34 ». Aucune de celles qu’ils avaient pu éprouver ne les avait donc assurés, fût-ce dans la conscience de leurs personnes différentes, d’un mutuel appui. Et, significativement, l’aveu de cette carence était le fait d’un seul. On retrouve en son expression intellectuelle et volontaire le malaise d’une exigence douloureuse avertie de sa vanité.
Plus petite que Coleridge, et jolie, de l’aveu de tous, pendant les premières années de vie commune, elle recevait alors agréablement les amis de son mari, William et Dorothy Wordsworth, qu’elle n’aimait guère, capables pourtant de reconnaître aussi ses qualités, et surtout Lamb et De Quincey, l’un trop irrésistible, l’autre trop constamment attentionné, et trop distingué à ses yeux, pour ne pas susciter sa sympathie. Il ne semble pas, malgré ses griefs, qu’elle ait jamais dû faire face à de lourdes tâches matérielles, ni manqué d’aide ménagère, même lorsque Coleridge devait en 1796 subvenir non seulement aux besoins normaux de la maison, mais nourrir aussi sa belle-mère, un jeune frère de sa femme, et un co-pantisocrate du nom de Burnett. Sans doute reçut-il à plusieurs reprises, de différents amis, une aide importante. Sara ne sut pas s’interdire de harceler son mari même extrêmement souffrant, en constatant chez son beau-frère Southey les résultats pécuniaires supérieurs d’une production médiocre mais régulière, et les avantages familiaux et sociaux de sa volte-face vers le conformisme. Elle devait donner encore à son mari deux enfants, Derwent, né en septembre 1800, futur écrivain ecclésiastique et promoteur de l’instruction élémentaire, et en décembre 1802 une fille, elle aussi nommée Sara, dont nous avons un chapitre autobiographique et des lettres, et qui garda d’elle un souvenir affectueux.
Ses lettres encore accessibles sont correctement écrites. Parmi les poèmes de Coleridge on trouve même une composition de 64 vers, La clé d’argent (The Silver Thimble), célébrant un cadeau de Cottle, – dont quelques-uns sont dus à Sara Fricker ; mais son mari, malgré sa courtoisie, ne considéra jamais comme cultivé que son « entendement ». Dorothy Wordsworth, sans charme aux yeux de Mrs Coleridge, constatait son hospitalité efficace à Stowey dans une maison sans confort, son activité trop remuante, le soin dévoué, parfois stupide, qu’elle prenait de ses enfants au sein, mais l’insuffisance grave de ceux que recevait Coleridge, et sa futilité envahissante, sa vanité, sa sottise, son irritabilité, l’absence de tout espoir qu’elle pût progresser. Son déséquilibre nerveux ne semble faire aucun doute. Le désir d’entente et de paix était trop naturel au poète, il s’exprime trop souvent et spontanément dans sa correspondance, non seulement par des vœux exclamatifs, mais par des observations et des commentaires douloureux en eux-mêmes, et par une recherche du remède renouvelée à chaque éclat, pour que ne garde pas tout son poids son témoignage, même empreint de quelque gêne à l’égard de confidents souvent plus enthousiastes de son génie, plus prêts à l’aider matériellement qu’à le juger avec pénétration. Les lettres qu’il lui écrivait sont uniformément, presque héroïquement affectueuses, bien qu’il sache, et qu’il confie à Southey en juillet 1802, la dureté de sa femme, sa légèreté, sa violence dans la colère, la froideur de ses sympathies, son impulsivité, son incapacité de retour sur elle-même, son hostilité systématique à son égard, les raisons médiocres qui lui rendent inconcevable une séparation. Mais il reconnaît sa propre tendance à considérer ses propres défauts comme irrémédiables, et son impétuosité dans le blâme.
« Après mon retour à Keswick, écrit-il en octobre 1802 à Thomas Wedgwood, c’est à peine s’il se passait un jour sans qu’une scène de discorde éclatât entre moi et Mrs Coleridge, suffisante pour m’interdire tout emploi normal de mes facultés en me dégradant à mes propres yeux. Je constatais la mutilation de mon calme, et de jour en jour davantage ; les réflexions bonnes et agréables qui faisaient le soutien de mon caractère moral disparaissaient de ma solitude. Je résolus de partir à l’étranger, mais hélas ! moins j’aimais ma femme, et plus mes enfants me semblaient chers et nécessaires. » Il cite alors un passage de l’ode intitulée « Découragement » (Dejection), et il ajoute : « Je vous donne ces vers pour leur vérité et non pour leur poésie. Il y a deux mois, en tout cas, après une violente querelle je fus pris de spasmes à l’estomac – je crus que j’allais mourir –. Mrs Coleridge fut évidemment horrifiée et effrayée au delà de toute mesure, et deux jours après, alors que j’étais encore très faible et d’une pâleur de mort, elle se jeta sur moi, me fit une promesse solennelle de s’amender, et elle a tenu sa promesse au delà de tout espoir dont j’aurais pu me flatter. Et j’ai lieu de croire que deux mois de tranquillité, et la vue de mon visage, maintenant non sans couleurs et heureux, ont réellement suscité en elle les sentiments qu’une épouse doit éprouver. Si une femme quelconque voulait une recette précise et copieuse pour rendre son mari complètement malheureux, je pourrais la lui fournir avec l’approbation de la faculté épinglée : des propos agressifs me suivant à ma sortie de la maison ; des propos agressifs à mon retour ; mes amis reçus d’un air glacial ; la moindre opposition ou contradiction occasionnant des cris de colère ; des sentiments que je considère comme d’une bassesse extrême avoués avec ostentation – tout cela s’ajoutant à la négation absolue de tout ce qu’un mari attend d’une femme – surtout dans la vie retirée –, et la conscience qu’en moi-même l’homme se détériorait. Personne, cher Monsieur, ne saurait dire ce que j’ai souffert. Je peux dire en stricte vérité que les demi-heures les plus heureuses que j’aie vécues ont été celles où tout d’un coup, assis seul dans mon cabinet de travail, j’ai éclaté en larmes. »
La joliesse de Sara, en disparaissant elle-même, semblait dévoiler son caractère ; jeune encore, nous dit sa fille, elle se fit tondre et se coiffa d’une perruque grossière comme du chaume ; en 1805, elle était devenue en outre « excessivement grasse 35 ». La « seule pensée de retourner chez lui », écrit alors Dorothy Wordsworth, « le plongeait dans la stupeur et la souffrance » ; et trois ans plus tard, celle « de communiquer ses projets à sa femme le terrifiait ». On l’avait « poussé à s’unir », écrit-il lui-même à Daniel Stuart, « à une femme incapable d’être ni épouse, ni compagne, ni amie ». Aussi les espoirs d’entente étaient-ils éphémères. La séparation fut définitive en 1808 : il ne l’avait jamais désirée ; il s’y résolut contraint par l’usure nerveuse. Il ne cessa pourtant qu’au bout de longues années de donner et demander des nouvelles, et jamais de revoir ou recevoir ses enfants, de travailler pour les siens dans la mesure de ses forces : en 1816 il faisait à sa femme une rente de 75 livres ; et il réussit à payer régulièrement une prime d’assurance qui, lorsqu’il mourut, permit à Mrs Coleridge de toucher 2.560 livres sterling. Lorsqu’on sait qu’en 1796 seize shillings couvraient les dépenses hebdomadaires du jeune ménage, on peut juger de l’importance de la somme. L’accusation d’avoir abandonné les siens dans la misère ne fut cependant pas épargnée à Coleridge.
Il n’avait néanmoins pas attendu longtemps pour se préoccuper de subvenir aux besoins de sa famille. Les Réflexions après avoir quitté un lieu de retraite (Reflections on having left a Place of Retirement) revêtent de liberté spirituelle la décision de revenir à Bristol avec sa femme enceinte, en décembre 1795, que commandaient le bon sens et la nécessité. Le sous-titre de la première rédaction, « Poème qui prétend n’être pas poésie », caractériserait en fait l’œuvre de Coleridge dans son ensemble ; aux antipodes de l’art pour l’art, elle est recherche incessante de vérité, subordonne à celle-ci seule la pensée et sa forme, répudie toute beauté dont la vérité n’est pas l’élément central ; ou plutôt elle s’inspire d’une conception lumineuse et totale de la beauté comme miroir de la vie : il fallait accéder d’abord à cet humble accueil sans réserve pour trouver quelque jour sur son chemin l’union magique des sons, des rythmes et des images seule capable de suggérer la richesse et la profondeur de son expérience. Les neuf premiers vers sont presque tous coupés ailleurs qu’à la fin, souvent même ponctués à l’intérieur d’un pied ; ils énumèrent avec une docilité extatique les visages des choses et des heures, les fleurs dressées, épanouies ou enlacées du petit jardin, le murmure de la mer : les arrêts inaccoutumés semblent ceux de la respiration, devant l’inattendu de tant de présences et de messages. Mais l’homme apparaît sous sa forme contemporaine, visiteur libéré un dimanche de l’engrenage des affaires, et pénétré soudain dans la paix de ce séjour d’une nostalgie qui peut être un germe d’espoir. Le souvenir du poète se concentre par contraste sur les heures de Clevedon où, par instants visible comme un point de lumière, l’alouette chantait au ciel ; ou à voix basse il disait à sa bien-aimée le message de bonheur de cette mélodie discrète, réel seulement « pour l’âme qui cherche à entendre, pour le cœur qui écoute ». (Eût-il cru cette précision nécessaire avec une autre femme ?) Il évoque alors son ascension solitaire d’un coteau qu’il appelle montagne, car il domine d’une part la rivière sinueuse, les villages de sa vallée, la ville lointaine, et à l’opposé l’estuaire, ses îles, ses voiles blanches, l’océan sans limite : cercle immense, temple divin où s’unissent en harmonie les reflets innombrables de l’omniprésence. Le cœur comblé du poète ne se reconnaît en une heure semblable le droit de concevoir aucun vœu. Pourtant il faut quitter ce lieu de retraite. La pensée du labeur et du sang de ses frères sans nombre sur les champs de bataille lui interdit tout abandon au rêve ou à « des sentiments certes trop délicats pour servir ». Certains hommes, il est vrai, tel Howard le philanthrope, savaient unir à leur activité réformatrice la présence d’une sympathie précieuse lors de leurs contacts avec les personnes. Si, faute de prendre part aux souffrances qu’ils soulagent, d’autres ne méritent pas le nom d’hommes outre celui de bienfaiteurs de l’humanité, il importe pourtant de nettement opposer leur action par la louange à l’hypocrisie des égoïstes qui « dans quelque délicieuse solitude soignent leurs amours indolentes et leurs sympathies délicates », et dont le pharisaïsme soupire sur la misère en se gardant de tout rapport avec les misérables. Pour sa part, le poète va livrer, par ses conférences ou ses prédications, les combats pacifiques de la science, de la liberté, de la vérité en Christ. Aux heures de fatigue, de repos et de rêve, il évoquera en esprit cette chaumière chérie, ses jasmins, ses myrtes, le rosier près de la fenêtre. Puisse l’heure bientôt survenir où tous goûteront la paix d’une telle demeure !
Cette décision d’agir cherchait naïvement sa voie. Dès le retour à Bristol le poète projetait avec quelques amis la publication d’un périodique, nommé Le Veilleur (The Watchman) ; il entreprenait en janvier 1796, dans les régions industrielles, un voyage de propagande, où alternaient les sermons unitariens prononcés en habit bleu et gilet blanc dans les chaires des grandes villes, les visites à des hommes d’affaires, les dîners ou les réceptions dans divers milieux intéressés. L’orientation pastorale et scolaire vers la discipline et l’idéalisme, l’optimisme mystique où s’absorbaient sciemment toutes ses énergies, le dévouement même de plusieurs admirateurs à son égard abolissaient en lui toute prudence, lui voilaient les préférences matérialistes, l’inculture, l’étroitesse, la paresse d’esprit du lecteur moyen. Malgré les mille noms inscrits sur sa liste d’abonnés à venir, ces premiers contacts lui avaient révélé la simplicité extrême de sa conception du monde, lui laissaient un malaise. Mais ses chances d’échec ne firent que l’aiguillonner davantage.
Le Veilleur, dont le premier numéro parut en retard au début de mars 1796, négligeait dangereusement tous les fanatismes. Il s’aliéna d’abord les sympathies démocratiques, qui devaient être son soutien naturel, par ses attaques contre l’athéisme, et, malgré sa répudiation des lois contre la liberté de la presse, en se félicitant que fussent par elles épargnées au public nombre de déclamations démagogiques. Il perdit celle des lecteurs religieux 36 par l’usage humoristique d’une citation d’Isaïe dans un Essai sur le Jeûne. Les aspects tragiques de sa vie n’avaient en effet nullement réprimé en lui l’ébullition, néfaste en matière religieuse, d’une gaieté parfois rabelaisienne, d’ailleurs dénuée de toute amertume, aux dépens des personnages ou des prétentions ridicules. Il irrita enfin les deux partis à la fois en recommandant comme condition première du progrès politique la diffusion parallèle de l’instruction publique et de l’Évangile. Le dixième numéro du périodique annonçait le 13 mai sa faillite et son extinction. Mais Thomas Poole, riche fermier de Nether Stowey, ami généreux et fidèle de Coleridge, reconnaissait son dévouement malheureux par un présent de 40 livres, l’invitait à passer ainsi que les siens quinze jours chez lui, et le sauvait de la prison pour dettes en versant à l’imprimeur les 80 ou 90 livres représentant le passif de l’entreprise.
Vers la fin de mars avait paru la première édition des Poèmes sur divers sujets (Poems on Various Subjects). Malgré quelques reproches d’enflure, que d’ailleurs Coleridge s’adressait à lui-même, les principales revues lui consacrèrent des articles élogieux, enthousiastes dans un ou deux cas : rien de ce qu’il devait publier désormais sous son nom ne pouvait passer inaperçu. Avant la fin de l’année le volume était épuisé, et une deuxième édition préparée. Malgré ses tristes souvenirs de Londres et son aversion pour le journalisme politique, il acceptait en juin de devenir co-directeur du Morning Chronicle. Mais, sans qu’il y eût défaillance de sa part, l’affaire ne devait pas aboutir. Il exerçait sur son entourage une séduction telle qu’après un déplacement de Bristol à Derby où lui était offert un préceptorat, et malgré l’abandon du projet par la famille de l’élève éventuel, il reçut d’elle, en dédommagement de l’espoir déçu, un présent de 95 livres, et une layette inutilisée pour le jeune Hartley ou ses successeurs. On lui proposa de même d’ouvrir à Derby une école. Mais l’amitié de Poole l’attirait invinciblement vers Nether Stowey. Il y fut rejoint par Charles Lloyd, de deux ans seulement son cadet, qu’il devait initier à la poésie et à la philosophie, et qui devint son pensionnaire pour 80 livres par an. Après avoir partagé la vie du jeune ménage, assombri son foyer de crises d’épilepsie, éprouvé enfin l’amitié généreuse de Coleridge qui insérait à la suite des siens propres quelques-uns de ses poèmes, le pupille devait abuser des confidences de son hôte, et publier en 1798, dans un roman où il en faisait le personnage principal, un portrait de lui à la fois nettement reconnaissable et odieusement déformé.
S’il avait réussi alors, pour assurer la vie des siens, à transformer en jardin les soixante ares dont il disposait, peut-être eût-il dit adieu à la littérature ; or, écrit-il à Thelwall, il passe presque tout son temps à la lecture des métaphysiciens et des poètes ; sa poésie reflète rarement la tendresse ou la passion pure ; ses opinions philosophiques se mêlent à ses sentiments ou en émanent 37. À Poole il parle de sa vanité poétique, de sa fureur politique, désormais exhalées ; il va faire pousser des légumes et du blé pour la consommation de sa famille, élever deux porcs ; le soir il fera des comptes-rendus ou des vers qui lui rapporteront vraisemblablement quarante livres par an... Il n’avait pas cependant abandonné toute composition poétique : après une réconciliation superficielle avec Southey revenu de Lisbonne 38, qu’il ne pouvait désormais estimer ni aimer, il écrivit pour sa Jeanne d’Arc 255 vers auxquels il travailla de nouveau pour lui-même, puis ajouta 212 autres : l’ensemble ne devait paraître que vingt-et-un ans plus tard, sous le titre La Destinée des Nations, Vision (The Destiny of Nations, a Vision).
Son mysticisme s’y confirme et s’y précise : il inclut l’héroïsme de Brutus et de Léonidas, détermine sa notion particulière de la liberté, suscite le réveil de celle-ci au cœur des hommes, permet seul l’épanouissement en action de toutes leurs facultés, l’acceptation de tous les crimes comme de toutes les formes de la connaissance ou de l’adoration humaines, étapes nécessaires de la recherche universelle et du mouvement vers Dieu. « Car tout ce qui s’offre à nos sens corporels est pour moi symbole, unique alphabet immense pour des esprits en enfance ; et nous-mêmes sommes placés en ce bas monde, le dos tourné à l’éclatante Réalité, pour apprendre, sans que soit blessé notre jeune regard, à distinguer la Substance de son ombre ». Les rationalistes se dupent eux-mêmes en se croyant uniques détenteurs de la liberté ; l’inanité de leur jargon entrave au contraire l’essor de la pensée, et réduit la part connaissable du réel. Les légendes lapones elles-mêmes sont plus libératrices ; « car l’évocation des images est la première énergie qui désensualise l’esprit obscur en lui apportant des joies nouvelles... Elle l’émancipe de l’esclavage plus grossier de l’impulsion immédiate, et elle enseigne la maîtrise de soi, jusqu’au jour où la Superstition elle-même, d’une main inconsciente, intronisera la Raison ». La mythologie polaire est donc vraie, car elle enseigne « la confiance en la bonté victorieuse du Très-Haut, et l’espoir de remèdes », jusqu’à ce que s’achève sa transformation en une foi pure. L’histoire de Jeanne d’Arc suggère de même, par l’harmonie entre les paroles et les actes, l’inspiration d’un de ces esprits supérieurs à l’homme, qui forgent la destinée des nations. Tels des vitraux allégoriques, le poème nous présente la jeunesse de l’héroïne, sa formation au spectacle de la misère, de la souffrance et de la guerre, la naissance en elle de la pitié et de la révolte, sa pureté et son courage, sa vision de la justice à venir, à travers le chaos humain, l’intervention des grandes forces cosmiques, la Nuit, la Mort, la Haine, l’Espoir, le Rêve, la Peur, la Cruauté personnifiés, la Paix enfin sur les champs de bataille où la charrue soulève les crânes, mais d’abord le devoir impérieux de sauver le pays. En des fragments de prosopopée, le génie de l’avenir évoque le luxe et la luxure, l’agitation et la bassesse des cours, les appels à la guerre des rois blasés, la dévastation de la France par l’Angleterre, mais l’absorption finale du mal par le bien, de l’esclavage présent par la Révolution française, bien qu’encore sous un ciel de sang.
Cette transmutation des férocités humaines en harmonie métaphysique manifeste à la fois son idéal et sa capacité d’extase imaginative. La concentration sur les aspects tangibles du réel, au delà des richesses d’intuition et d’expression qui attiraient vers lui déjà tant d’attention et d’espoir, présupposait une autre étape capitale : l’ode « À l’année qui s’en va » (Ode to the Departing Year), publiée le 31 décembre 1796 dans The Cambridge Intelligencer, nous la montre franchie. L’organisation finale de tous les évènements en une beauté immense reste l’objet de sa foi. Mais celle-ci n’est plus le seul reflet des aspects merveilleux du monde. Elle ne se peut méditer que dans le silence intérieur, car les ténèbres couvrent les ultimes constructions providentielles. Mais la perplexité du poète devant l’impénétrable ne traduit-elle pas, à l’égard de l’entendement, la liberté divine, et l’essence divine de la liberté ? Cependant les horreurs de l’esclavage, la corruption des synodes, l’indifférence de la richesse appellent, par les voix de l’Esprit de la Terre, la vengeance du Dieu de la Nature sur l’Angleterre elle-même. Dans son angoisse le poète invoque sa patrie, non totalement corrompue, privilégiée en sa beauté intacte, en sa paix sociale à l’abri de l’océan, mais désorientée par l’avarice de ses guides, lâche en sa sécurité, brûlante d’orgueil, victime certaine de la justice attendue par les nations qui la maudissent. La dernière strophe répudie tout lien avec le mal d’où la vision procède, rétablit par l’isolement décisif le droit du poète au salut individuel, dans le travail et la prière.
Le courage des positions prises à l’égard de diverses puissances sociales ne permet de lui imputer, à vingt-quatre ans, aucun pharisaïsme même inconscient. Une sensibilité croissante aux conséquences concrètes de la cupidité et de l’égoïsme, le maintien de sa foi au milieu de l’égarement national, dans l’urgence première de ses devoirs spirituels et familiaux, marquent une largeur nouvelle de sa vision du monde, une conscience plus virile de sa personnalité.
Celle-ci déjà suscitait de toutes parts la curiosité, et, malgré sa jeunesse, le respect. Après la proposition d’un poste de co-directeur au Morning Chronicle, la demande de l’ode par le périodique de Cambridge, puis, en mars 1797, celle que lui fit Sheridan d’une pièce pour Drury Lane, pouvaient inspirer confiance à Coleridge en son avenir. Sa modestie diminua-t-elle sa présence d’esprit ? Elle l’empêcha, lorsqu’il courut sa chance, de croire à sa réussite dramatique. La vitalité persistante du mystère et de la terreur comme sources d’émotion put-elle entraver sa liberté, engendrer l’obscurité de certaines scènes qui fit rejeter le manuscrit d’Osorio ? La majestueuse aisance du dialogue, la beauté de maint fragment descriptif ou psychologique devaient séduire assez Byron, quinze ans plus tard, pour le faire inciter Coleridge à refondre la pièce. Sous le titre de Remorse, elle devait avoir à Londres vingt représentations en 1813, être jouée en province, rapporter à son auteur plus de 400 livres. Ses dons poétiques déjà indéniables, et plus tard, comme critique, sa pénétration lumineuse de Shakespeare, font regretter qu’il n’ait pas trouvé dès lors un conseiller aussi perspicace, et qu’il ait continué de se disperser en prédications dans les chaires unitariennes.
Elles lui avaient valu cependant, à l’automne de 1795, et sans doute peu après son mariage, son premier contact avec Wordsworth. Celui-ci n’avait encore publié, en 1793, que The Evening Walk et ses Descriptive Sketches, écrites, salon son propre témoignage, uniquement pour montrer à sa famille, déçue de la maigreur de ses titres universitaires et de son indécision, « qu’il pouvait tout de même faire quelque chose ». Parmi les échos prédominants de Gray, de Goldsmith et de Cowper, ces poèmes révélaient, sous leur forme initiale, une liberté des sens et une indignation révolutionnaire incompatibles avec sa personnalité finale : il les transforma profondément par la suite, pour se démontrer ainsi qu’à ses lecteurs l’homogénéité parfaite de son développement. Ni leur style conventionnel, ni l’indifférence du public et de la critique à leur endroit, n’avaient voilé à Coleridge, aussi généreux que lucide, dès 1794, ce qu’il définit, vingt-trois ans plus tard, comme leur ressemblance à « ces produits du monde végétal dont les floraisons somptueuses surgissent d’une écorce et d’une coque dures et épineuses où la richesse du fruit s’élabore ».
Ce fut au cours de ses randonnées dominicales dans la région de Taunton qu’il visita Wordsworth, installé avec sa sœur Dorothy à moins de vingt milles de là, à Racedown, dans une ferme inoccupée des Dorset Heights, dont la Manche, au sud, fermait l’horizon. Le sentiment de possibilités illimitées d’intelligence mutuelle, l’enthousiasme de Coleridge à la récitation par Wordsworth de Guilt and Sorrow, l’éblouissement, devant les Religious Musings, de Wordsworth lui-même « soulevé de terre par le souffle de ces effusions véhémentes 39 », la communauté des sympathies politiques et de la vocation littéraire offraient à l’amitié des deux hommes un terrain large et solide : malgré leurs profondes différences de nature, la réciprocité de leur estime, comme de leur admiration, intellectuelle et esthétique, allait longuement s’affirmer. Wordsworth était alors irréligieux, encore inconnu. Hormis quelques contacts avec un groupe d’athées, il vivait en solitaire. En conflit avec les siens, peut-être profondément troublé par ses responsabilités à l’égard de sa fille française, incertain de la voie à suivre, qui sait, sans l’appui à la fois moral, social, religieux et philosophique de Coleridge pourtant plus jeune de deux ans et demi, et sans un legs important et opportun, s’il eût émergé de sa réclusion prolongée, s’il n’eût pas construit son bonheur, exigence primordiale de sa nature, sans lui donner d’expression poétique, dans le cadre familial de la procédure judiciaire, ou même du pastorat ? Coleridge avait dissipé tout d’un coup pour lui, par l’intensité de sa présence et par la prodigalité d’une admiration pure, l’ombre de la solitude. Sans même le savoir, il infligeait à la désapprobation familiale une contradiction inespérée. Il apportait du dehors aux affinités fraternelles, au dévouement, aux encouragements tenaces de Dorothy Wordsworth, sa sœur et Égérie, une justification libre de toute partialité antérieure. Il comblait de sa reconnaissance juvénile, démesurée jusqu’à l’abnégation, une soif constante d’autorité.
Aussi, lorsque le propriétaire de Racedown Lodge revint y vivre, Wordsworth décida-t-il de se fixer aussi près que possible de Coleridge ; et à partir du 13 juillet 1797, date de son emménagement à Alfoxden, à moins d’une heure de marche de Nether Stowey, leurs relations, jusque-là bornées à quelques rencontres, devinrent-elles intimes : la Pantisocratie survivait en ce qu’elle contenait de vérité humaine, car elle intégrait dans sa comptabilité arcadienne la jeunesse généreuse, l’espérance et la joie. Wordsworth pénétrait d’emblée dans le cercle dont malgré ses souffrances Coleridge était l’âme. Il allait y trouver parmi d’autres Lamb et Hazlitt, Poole, les Wedgwood, Thelwall, Cottle et Southey. Il acceptait comme naturelle l’admiration goûtée depuis Racedown ; il devait rayer de The Evening Walk l’expression green radiance, décrivant la phosphorescence d’un ver-luisant dans l’herbe, qu’avant leur rencontre, dès septembre 1795, Coleridge avait encadrée, entre guillemets, dans un de ses propres poèmes. Et, sans doute au souvenir, diversement riche et lourd, de son expérience française, il témoignait en matière politique d’une réserve inattendue. Il impatientait Lamb ; car Coleridge essayait de le convertir à Wordsworth, dont la nature, par comparaison, paraissait à Lamb indéterminée, dont le silence pouvait couvrir un dogmatisme inassouvi, ou l’accès, inavoué par vanité, à une liberté en présence des modes d’expression régnants, à une richesse et une diversité de la vie de l’esprit que peut-être il n’eût jamais conçues par lui-même. Lamb savait la condition physique de Coleridge, et son besoin de confiance totale ; il devinait ce qu’il ne pouvait dire, sentait l’imprudence du crédit sans bornes immédiatement accordé par son ancien condisciple à ceux qu’il acceptait pour amis, livrant aux interprétations médiocres et à l’exploitation autoritaire chaque fluctuation de ses désirs, chaque étape de ses examens de conscience, chaque déception ou verdict de sa modestie comme de ses exigences les plus rares devant ses propres poèmes.
Dès la fin de 1796, Coleridge écrivait à Poole que le jardinage, s’il pouvait choisir, lui paraissait préférable à la littérature 40 ; à Thelwall, qu’il se sentait impropre à la vie publique, que ses vers trahissaient souvent l’abus de la couleur et l’enflure, une philosophie aventureuse, mais une poésie limpide ; que la poésie pourtant doit révéler au lecteur les mouvements des passions ; enfin que s’accompagnaient généralement en lui sentiment et pensée, celle-ci prédominant à l’excès 41. En février 1797 il donnait à croire que son foyer n’était pas heureux, en décrétant que « le mariage n’est pas l’effet de charmes récités par des magiciens, mais cohabitation permanente utile à la société 42 ».
Le 26 mai, la dédicace en 74 vers, To the Reverend George Coleridge, d’une deuxième édition augmentée de ses poèmes, retraçait en lentes et somptueuses et mélancoliques sinuosités les aspects successifs de sa vie, sa recherche, cruellement éloigné des siens, d’amitiés compensatrices, la désillusion qu’à l’exception éminente de Poole elles lui avaient souvent apportée, nées du hasard ou sources de trahison. Il n’y est point question de Wordsworth, auprès duquel, au début de l’été, sans avoir déchu à ses propres yeux, il se déclare pourtant petit, « à tous moments et sur tous les plans 43 », car il ne trouve pas en lui d’inégalités. Mais lors de la première visite de ce dernier à Nether Stowey et de sa première rencontre avec Lamb, en juin, avant qu’eût encore pris cohérence son souhait de résider près de Coleridge, la composition par celui-ci d’une soixantaine de pentamètres iambiques intitulés Emprisonné sous ce tilleul en charmille (This Lime-tree Bower my Prison), révèle à l’égard de la nature une acuité de perception que rien de Wordsworth ne dépasse, un accord profond du rythme au mouvement des phénomènes, un accueil permanent aux expressions métaphysiques du paysage et à leurs conséquences morales, une fusion graduelle de la vie humaine et universelle, de l’amour et de la beauté. Les signes d’effort ou de gaucherie que l’on y peut déceler, outre qu’ils procèdent, pour une part, d’une transcription aussi immédiate que possible, s’expliquent par l’occurrence même : emprisonné pendant plus d’une semaine sous les tilleuls du jardin de Poole (par sa femme qui, maladroite dans leur maison étroite et primitive, lui avait renversé sur le pied une casserole de lait bouillant), Coleridge se trouvait privé de la promenade projetée, à travers les vallons boisés, les bruyères, et sur la crête des Quantocks, où Lamb son ami très cher, puis ses deux hôtes Dorothy et Wordsworth, allaient grâce à lui goûter un entretien sans hâte dans un cadre parfait. L’avenir lui réservait mille occasions d’élever par son abaissement volontaire la stature de ce dernier, et par son apport dans sa vie même la cohésion de son œuvre.
Tout en baptisant Hartley son premier fils, il avait, en répudiant Godwin, rompu avec un rationalisme mécanisé. Loin d’entraver son mysticisme, non plus que la religion de Priestley, ses sympathies révolutionnaires jaillissaient de sa foi la plus vive. C’est sous son influence que Wordsworth devait abandonner l’athéisme, puis réagir contre l’idéologie ambiante, instaurer la vie affective au centre de son univers comme principe de santé et d’équilibre, adopter parallèlement à Kant la subordination de l’entendement à la raison, enfin donner à son œuvre l’ossature philosophique indispensable. Mais tout se passait comme si Wordsworth affectait à l’égard de Coleridge l’impénétrabilité à toute influence. Celui-ci au contraire, avait pu, au sortir de telle conversation avec lui, considérer qu’il n’était pas lui-même poète ; que la disparité de leurs enfances respectives entraînait pour lui seul, prisonnier de Christ’s Hospital, une infériorité permanente. Cependant, l’absence constante de Wordsworth à l’église 44, conjointement avec la visite de Thelwall, scandalisait le village : malgré l’hostilité des aristocrates à l’égard de Coleridge, c’était ce dernier, prédicateur unitarien bénévole, qui retenait l’explosion du fanatisme. Et lorsque le gouvernement, pendant trois semaines, les fit épier, le silence marqué de Wordsworth en matière politique retint plus longtemps que les abondants commentaires de son ami les soupçons d’un policier heureusement soucieux de justice.
D’autre part, la répulsion commune aux deux hommes pour les aspects sinistres de la révolution industrielle, leur sensibilité diversement rare aux données de la nature, et leur conviction que loin d’elle nulle santé ni paix morale ne sont réalisables, leur imposait après quelques mois de séjour le devoir de révéler à la masse les sources de bonheur qu’elle méconnaissait. Il importait de ne pas laisser prendre corps le reproche que dans sa correspondance Thelwall s’adressait à lui-même, d’une foi qui n’agit point, lorsqu’il stigmatisait comme « un égoïste triumvirat littéraire », « l’Académie de Stowey ».
L’éloignement croissant de Coleridge pour toute mobilisation de la violence grégaire au service d’un politique quelconque ne laissait précisément à son activité d’autre destination que morale ou spirituelle ; et la sécurité matérielle offerte par ses auditoires unitariens s’il voulait devenir leur prédicateur attitré lui semblait alors « un moindre mal que la misère ». Ses entretiens dès lors nombreux avec Wordsworth contribuèrent à lui faire ajourner, puis repousser cette solution. Mieux que de tout commentaire, leur valeur de stimulation, d’orientation mutuelle, ou de confirmation pour chacun d’eux de ses tendances les plus personnelles, ressort de leurs conclusions pratiques, libellées par Coleridge en 1816 au quatorzième chapitre de sa Biographia Literaria.
« Nos conversations prirent fréquemment pour objet les deux points cardinaux de la poésie, à savoir la faculté de susciter la sympathie du lecteur en respectant scrupuleusement les données de la nature, et celle de leur conférer l’intérêt de la nouveauté par le jeu des couleurs de l’imagination. Le charme soudain que répandaient à nos yeux sur un paysage connu et familier les accidents de la lumière et de l’ombre nous parut symboliser la possibilité de combiner les deux effets. La nature alors est poète elle-même. Il nous vint à l’esprit (je ne sais auquel d’entre nous). qu’il serait possible de composer une série de poèmes de deux espèces. Dans les uns, évènements et personnages, pour une part au moins, seraient surnaturels ; et il s’agirait d’intéresser la vie affective par la vérité dramatique des émotions naturellement suscitées par ces situations supposées réelles. Car en ce sens elles ont été réelles pour tous les êtres humains qui se sont crus à un moment quelconque sous l’empire du surnaturel. Dans les autres poèmes, les sujets seraient pris à la vie ordinaire, les caractères et les évènements ceux que l’on trouve dans chaque village et ses environs, lorsqu’il existe une intelligence réfléchie et sensible soit pour les découvrir, soit pour les remarquer lorsqu’ils se présentent d’eux-mêmes.
« Telle fut l’idée qui donna naissance au plan des Lyrical Ballads ; il fut entendu que mon propre effort s’attacherait à des personnes et des caractères surnaturels ou du moins romantiques, mais de manière à répandre sur eux, du fond de notre nature intime, un intérêt humain et une vraisemblance suffisante pour assurer à ces ombres de l’imagination cet arrêt volontaire et momentané du doute qui constitue la foi poétique. Mr Wordsworth, d’autre part, devait se proposer pour objet de donner aux faits les plus ordinaires le charme de la nouveauté, et de susciter un sentiment analogue au surnaturel en éveillant l’attention de l’esprit à la léthargie de l’accoutumance, et en l’appelant sur la beauté et les merveilles de l’univers présent devant nous : trésor inépuisable, mais à l’égard duquel, derrière la taie de la familiarité et des préoccupations égoïstes, nous avons des yeux, mais n’y voyons point, des oreilles qui n’entendent pas, et des cœurs qui ne sentent ni ne comprennent. »
Dorothy Wordsworth, son frère et Coleridge représentaient à coup sûr les antipodes de cette carence ; car ils pouvaient à la date du 13 novembre partir seulement à quatre heures et demie, après le coucher du soleil, à pied, sous un ciel sombre et nuageux, pour une excursion de plusieurs jours, d’abord le long de la côte rocheuse, puis au travers et au delà d’Exmoor, jusqu’à Linton et sa « Valley of Stones ». L’espoir de spectacles sublimes avait vaincu, sans l’éliminer, le souci de l’argent nécessaire, qu’acheva d’écarter, dans les quelque trois heures de la première étape, la conception d’un poème estimé d’avance à cinq livres sterling, destiné au New Monthly Magazine. L’affaire n’allait pas aboutir, mais servir de condition terrestre à une incomparable efflorescence de l’esprit.
Coleridge n’avait fait encore, il est vrai, aucune traversée ; mais il vivait dans un grand port, à Bristol ou dans ses environs immédiats, depuis près de deux ans, en contact avec les gens de mer ou les armateurs, et par ses promenades quotidiennes avec la côte et la mer elle-même. Sa curiosité de la nature, nourrie autant que toute autre et en partie grâce à son père pendant les neuf années d’Ottery St Mary, était restée vivace à Londres alors plus largement rurale qu’aujourd’hui, et surtout centre d’attraction de tous les navires et de toutes les races, lieu d’évocation de toutes les aventures, de tous les climats du globe. L’écolier de Christ’s Hospital, étendu sur le toit, y avait scruté le visage mouvant de la nuit, les nuages et les astres. Aux yeux d’un naturaliste même, ses écrits révèlent par ailleurs une acuité visuelle et auditive extrême, dirigée et approfondie par le sens même de la vie, et une sensibilité immédiate aux aspects et aux suggestions diffuses ou subtiles du paysage. Il ne pouvait interdire sa conscience aux innombrables beautés du vaste estuaire, ni laisser sans réponse à leur sollicitation multiple, dans les mémoires des grands voyageurs, astronomes ou géographes, aucune observation ou expérience : Sir Richard Hawkins, Drake, Richard Hakluyt, Samuel Purchas, William Dampier, Frederick Martens, Pierre de Maupertuis, Shelvocke, James Bruce, le Capitaine Cooke, et parmi les plus récents William Bartram, Gilbert White, Mary Wollestonecraft, les inépuisables « Philosophical Transactions of the Royal Society », lui étaient familiers. Il confrontait avec les leurs ses découvertes quotidiennes, récompense de la nature à chacun de ses témoins attentifs ; il y trouvait prolongement et consolidation de ses certitudes, la joie de vivre dans une communion inoubliable avec l’univers et son Dieu. Près de deux explorateurs de la nature aussi passionnés que William et Dorothy Wordsworth, sur la route qui descend d’Alfoxden vers la mer, comment s’étonner qu’ait surgi de leurs extases et de leur entretien le thème de The Ancient Mariner ?
I. Un vieux marin arrête sous son regard étrange, et contraint à l’écouter un invité en route pour une noce. Le navire, lui-dit-il, quitta le port joyeusement, par beau temps et bon vent fit voile jusqu’à la ligne. Mais alors la tempête le chasse vers le pôle sud, jusqu’au milieu des banquises : prisonnier de la brume, du grand froid, de la solitude et de la peur. Soudain paraît un albatros : tel un messager de Dieu, les hommes le hèlent, le nourrissent, jouent avec lui. De son vol il encercle le navire : et la banquise s’ouvre, un vent favorable surgit du sud ; l’oiseau les suit, dort pendant neuf nuits perché sur les haubans... Mais l’invité à la noce lit l’angoisse sur le visage du conteur, qui lui dit avoir tué l’albatros d’un coup d’arbalète.
II. Privés de leur plaisir, certains que l’oiseau faisait souffler la brise, les hommes maudissent le meurtrier ; mais lorsque le soleil se lève sans être assombri ni rougi par le brouillard, ils affirment que ce sont ces oiseaux qui amènent le brouillard, qu’on fait bien de les tuer. Cependant le navire, le premier de tous, double le cap Horn, pénètre dans l’océan Pacifique, atteint de nouveau la ligne. Mais le calme l’y arrête pendant de nombreux jours, sous un soleil couleur de sang, sur une mer fangeuse, où comme dans le chaudron des sorcières tourbillonnent des feux-follets, et à la surface de laquelle rampent des créatures sinistres. Quelques hommes ont aperçu en rêve l’esprit autrement invisible chargé de leur supplice. La soif flétrit leur langue et les étouffe. En signe de son crime et pour le rejeter sur lui seul, ils pendent au cou du Vieux Marin l’albatros mort.
III. Infime d’abord au fond de l’horizon, après des jours d’attente et de torture, un vaisseau squelettique, à travers lequel rougeoie le soleil couchant, approche en louvoyant, et les accoste. Deux êtres, la Mort elle-même, puis une femme aux lèvres rouges, aux cheveux d’or, au teint de lèpre, la Vie-dans-la-Mort, jouent aux dés l’équipage ou le vieux marin : ce dernier échoit à la Vie-dans-la-Mort. Et le vaisseau s’enfuit, au moment où, le soleil disparaissant, les astres surgissent. À l’est monte la Lune, avec une étoile, dans sa corne inférieure. Un par un, avec un regard de souffrance et de malédiction pour le Vieux Marin, les deux cents hommes tombent morts.
IV. Seul parmi eux, près de leurs regards de haine, au milieu de la mer fangeuse, sept jours d’angoisse ne le font pas mourir. Il lève les yeux vers la lune et les étoiles, fidèles en leur mouvement à leur devoir, à leur harmonie avec toute chose ; et il envie leur joie. Le clair de lune transfigure les eaux, lui révèle soudain la beauté des serpents de mer aux sillages d’or : en un élan d’amour il les bénit. Au même instant il peut prier : l’albatros mort, soudain détaché de son cou, tombe et disparaît dans la mer.
V. Le sommeil survient, l’eau douce de la pluie annonce à son tour le pardon, au milieu de commotions atmosphériques qui rendent la vie au Vieux Marin, au navire qui poursuit sa route sans être touché par le vent, même aux cadavres restés intacts : muets et le regard fixe, chacun à son poste, ils accomplissent mécaniquement les gestes nécessaires à la manœuvre, sans que leurs propres âmes aient repris possession des corps, mais sous l’inspiration d’esprits angéliques qui les réunissent autour du mât et leur font chanter des notes mélodieuses en même temps l’alouette, puis de concert tous les petits oiseaux du monde, répandent une musique telle que les cieux se taisent pour l’entendre ; les voiles elles-mêmes rappellent au Vieux Marin le murmure des ruisseaux de son enfance. Le navire vogue ainsi, mû par un esprit de la région polaire, jusqu’à la ligne, où, à midi, le soleil vertical l’arrête un instant ; puis il repart par bonds inattendus qui font s’évanouir le Vieux Marin. Il entend pourtant alors la voix de deux esprits des airs dont l’un renseigne l’autre sur les aspects étranges de l’univers troublé par le crime, et sur la prolongation de la pénitence.
VI. Les voix continuent d’interpréter les météores, leur enchaînement, leur hiérarchie spirituelle. Elles annoncent la hantise à venir du coupable par les conséquences du crime. Mais entre ses visions du châtiment survient une brise silencieuse qui lui caresse le visage ; en une course à la fois rapide et douce le navire le ramène en vue du phare et de l’église, dans sa baie natale où se reflète la lune, et d’où surgissent, cramoisies, des formes séraphiques. Elles se posent sur les cadavres, et de la main font à la terre un signe silencieux, perçu par le cœur du marin comme une musique. Il voit s’approcher la barque du pilote, avec son mousse et l’ermite de la forêt.
VII. Étonnés de son aspect, ils hèlent le navire, qui au moment où ils vont le toucher, sombre soudain, laissant flotter seul, tel un noyé, le Vieux Marin. À peine l’ont-ils sauvé, son regard les affole ; il prend lui-même les rames et aborde. Désormais commence pour lui, malgré le pardon certain, la pénitence de vivre, et d’inculquer par la confession de son expérience, à tels passants prédestinés, les conséquences mortelles de l’indifférence, la communauté d’origine de tous les êtres et la loi de l’amour.
L’œuvre répond plus ou moins directement aux préoccupations sociales du poète depuis longtemps dominantes, qu’il s’agisse de la classe moyenne où sont pris les personnages, de la bienveillance universelle, du panthéisme où se diffuse un déisme central, d’une curiosité à la fois ardente et scientifique à l’égard de la nature, du rôle essentiel de la vie affective dans la religion et la morale, de la recherche même de l’union nationale, de la réaction contre la laideur des nouvelles agglomérations urbaines en faveur de l’ancien équilibre et de la santé rurale. Bien que, selon les souvenirs de Wordsworth à l’âge de 73 ans, « de beaucoup la plus grande part du récit » ait été inventée par Coleridge, certains éléments lui en furent fournis par son voisin et ami John Cruikshank, qui en rêve avait vu un vaisseau fantôme avec des silhouettes qui s’y mouvaient, et par Wordsworth, qui suggéra la nécessité d’un crime et d’un châtiment surnaturel, puis la direction du navire par les morts. Mais il est malaisé de croire que Cruikshank, ou même Dorothy et Wordsworth, sauf en leur qualité d’auditeurs intéressés à l’édification du poème, par leur accueil spontané à toute intuition ou donnée utilisable, aient rien apporté à Coleridge que n’eussent déjà livré à sa réflexion ses propres lectures, qui incluaient les leurs, et beaucoup plus nombreuses, diverses et rigoureuses. Même strictement préliminaire, leur rôle reste capital : ils lui permirent d’éprouver une sécurité à la fois affective et intellectuelle, de faire fructifier un bonheur qu’il n’avait encore jamais connu. Pour la première et la seule fois de sa vie se trouvèrent réunies les conditions physiques et spirituelles nécessaires à la construction d’une œuvre poétique étendue. Le travail qu’il y consacra, comme d’ailleurs à la mise au point de toutes les autres, fut considérable, d’autant plus que Wordsworth perçut vite sa propre inaptitude à continuer la composition ébauchée.
Sans doute plusieurs des évènements narrés reflètent-ils en leurs aspects apocalyptiques le souci profond, ou – depuis Milton, Ossian, Lewis, Mrs Radcliffe ou Walpole, – la mode littéraire du mystérieux, de l’effrayant, de l’incommensurable. Le recul chronologique jusqu’au delà de Magellan, puisqu’il s’agit du premier navire qui franchisse le Cap Horn, le recours à l’archaïsme, aux personnifications néo-platoniciennes des forces élémentaires, à la Vierge et aux intercesseurs du catholicisme, légitiment d’autre part l’inclusion du poème parmi les œuvres romantiques où le situe sa date ; il reste essentiel que la commodité du terme n’en masque ni le réalisme prépondérant, ni la rigoureuse cohésion architecturale, non plus que l’éminente lucidité de conscience et l’art dont il témoigne.
Qu’il s’agisse des faits physiques, de leur représentation naturelle à l’époque choisie, de leur retentissement intérieur dans les circonstances subies par le héros, la somme de vérité humaine inséparable de l’affabulation surhumaine est en effet aussi grande qu’il est concevable. La puissance de la tempête, la couleur, la hauteur, le danger des glaces flottantes, les bruits de leur éclatement, les ravins comblés par la neige, les effets du clair de lune, les aspects du soleil à travers la brume ou sous l’équateur, le plancton océanique phosphorescent et ses habitants visibles, les illusions d’optique ou auditives selon la lumière, l’atmosphère ou la distance, les sensations ou les résultats physiologiques de la chaleur tropicale ou de la soif, le retour hallucinant des souvenirs d’enfance, refuge suprême de la souffrance et de la peur, et les mouvements même du navire sont scrupuleusement évoqués d’après les témoignages les plus célèbres, les plus dignes de foi et les plus concordants, presque toujours dans leurs termes mêmes. La diversité multiple des sources textuelles, aujourd’hui exhaustivement dénombrées, démontre à la fois la richesse des lectures de Coleridge, sa mémoire vaste et sûre, sa maîtrise des ressources lentement assemblées, la sûreté du choix opéré parmi elles, l’économie parfaite de leur distribution, de leur enchaînement et de leur fusion jusqu’aux effets inévitables. Nous sommes à l’extrême opposé de la passivité devant les idées et les images, de l’incapacité d’aboutir, de diriger la rêverie ou l’exaltation, de l’épuisement, de la volonté défaillante, de l’évaporation de l’énergie en projets abortifs, qui caractérisent l’opiomane et dont Coleridge souffrira, puis se libérera, après l’épanouissement de cette unique période.
Sans aller jusqu’à mettre en question les pôles extrêmes du réel et de l’irréel, si l’on réfléchit que l’imagination compense inductivement et spontanément les insuffisances de la perception immédiate ou de la mémoire, qu’elle est inhérente à toute pensée, qu’il n’y a pas lieu de lui prêter une existence autonome ou à l’état pur, on évitera d’instituer entre l’observation et le rêve, entre le certain et l’arbitraire, entre le naturel et le surnaturel, une distinction constante. Qu’importe, au fond, au regard de ce que favorise ou crée en nous de vie et d’ordre « la foi poétique », l’attribution de formes imaginaires aux forces cosmiques, aux éléments mal connus de notre destin et aux plus hautes valeurs ou aux plus tragiques émotions humaines, – d’un visage divin, angélique ou fantomatique ? La science substitue courageusement et utilement chaque jour ses définitions pragmatiques ou ses étiquettes provisoires aux concepts anthropocentriques ou théologiques de jadis. Mais à quel degré pénètre-t-elle l’esprit du lecteur ? quelle n’est pas, hors de nos spécialités, de nos prédispositions ou de nos laboratoires propres, l’inexactitude de notre langage ? La somme des illusions qui nous habitent, de celles qui nous habiteraient encore si nous avions personnellement mérité toutes les conquêtes de la recherche moderne, dicte à l’égard des anciens systèmes de représentation de l’univers toute la largeur d’accueil compatible avec la volonté d’utiliser et d’accroître le plus possible nos capacités de vision, de coordination et de contrôle. L’acceptation de mythes aujourd’hui écartés n’assurait-elle pas chez nombre d’hommes, avec le sentiment de leurs limites et de la prudence nécessaire, toute la souplesse souhaitable devant les problèmes de l’action et de la spéculation ? Et la beauté de l’albatros, comme celle de tant d’oiseaux observés dans leur milieu naturel, la constitution et la survivance d’espèces animales victorieusement adaptées à des climats pour nous inexorables, ne peuvent-elles impliquer en outre une vie et une conscience aussi complexes que les nôtres sous la surface chatoyante des formes ? Le réalisme de l’homme d’état faisait-il obstacle en Michel Psellos à la perception familière, en mille aspects du monde, d’autant de présences spirituelles ? ou les exigences du mathématicien Jamblique consulté lui aussi par Coleridge, à celle des oiseaux, depuis le corbeau et la colombe de la Genèse, comme porteurs de messages divins ?
Coleridge était non seulement imprégné de la substance des philosophies anciennes et des grands récits de voyages, mais soucieux de n’appauvrir sa mémoire d’aucune expérience ou découverte. Il s’efforçait, au contraire, de les maintenir en pleine lumière, de perpétuer leur influence. « Dès mon enfance », dit-il, « j’avais coutume d’abstraire et pour ainsi dire de déréaliser tout ce dont l’intérêt extraordinaire retenait longuement mes regards, et par une sorte de transfusion et de transmission de ma conscience, de m’identifier avec l’objet 45 ». Cette absorption en une vie dont il eût voulu que fussent envahis tous les hommes, assurait à chacun de ses composants sa nature vraie, en subordonnant leur mouvement à leur rôle préconçu dans l’harmonie suprême. Quels que fussent les nécessités d’analyse, les aménagements logiques imposés par le sentiment de l’aide indispensable à autrui, et les mises au point variables de ses intentions ou positions selon les besoins ou les aptitudes de l’auditeur, l’unité poétique de l’univers était à la fois en lui présence multiple et homogénéité profonde.
Irrité par le regret de Mrs Barbauld que son poème manquât de morale, il lui répondit qu’à son propre avis il en avait à l’excès, surtout « comme principe ou cause d’action dans une œuvre d’imagination si pure 46 ». Bien que la leçon morale, par la rigueur de sa déduction, y contribue nettement à l’unité artistique, et qu’elle soit de ce point de vue seulement accessoire, il est impossible de ne pas noter combien fortement et tenacement le poète l’a mise en relief. Acte gratuit de cruauté à l’égard d’un être bienfaisant ou amical, et source de désorganisation dans l’ordre universel, non seulement le meurtre de l’albatros suscite la vengeance des éléments et d’esprits solidaires, mais il entraîne, au delà du pardon même, la consécration de la vie du héros à l’enseignement de son expérience et de la loi violée. Et le châtiment s’abat plus irréparable sur l’équipage, dont la légèreté impulsive et contradictoire, comme chez les foules shakespeariennes, trahit l’indifférence, l’égoïsme dominant, l’inaptitude à l’invention de la vérité, l’opportunisme immédiat de l’intérêt ou du plaisir. L’argument mis en tête du poème en 1800, lors de la deuxième édition, souligne à nouveau la conjonction de la cruauté et du mépris des lois de l’hospitalité comme origine de châtiments nombreux et étranges. Enfin le commentaire marginal ajouté en 1817, chef-d’œuvre lui aussi de rythme et de suggestion confirme le caractère criminel du meurtre, l’inexistence morale des hommes d’équipage, leur complicité rétrospective, leur répudiation suspecte de toute responsabilité, signe de mauvaise conscience et de mauvaise foi lorsque nul ne les accuse ; et par contraste le règne du pardon divin, dès l’instant où la beauté, de ses camarades morts, puis celle des animaux marins, engendre chez le héros l’adhésion du cœur à un ordre responsable de tant de merveilles, où n’a plus qu’à s’inscrire à sa place l’effort humain.
Si l’on recherche la cause du sentiment parfois éprouvé, d’une incompatibilité entre l’intervention moralisatrice et le poème, sans doute la trouvera-t-on dans le contraste quotidiennement vécu entre la persistance, d’une part, dans les sociétés humaines, de l’injustice, de l’orgueil, de l’indifférence aux malheurs et à la mort d’autrui, souvent même de l’inutilité de la sagesse, et de l’autre le besoin, auquel l’imagination seule répond par l’œuvre d’art, d’une vision totalement distincte du monde et de l’avenir, d’une liberté entière à l’égard des données douloureuses de la vie. Chez Coleridge les ponts n’étaient pas à ce point coupés entre la vie et l’idéal : qu’il les vécut ou les infligeât, il savait surmonter les impatiences inévitables, trouver dans la surabondance du spectacle les éléments choisis de son moi intime, les reflets purs dont composer chaque idée vitale ; si bien qu’à sa conscience périodiquement comblée, l’action finissait par apparaître mesquine : « même la création de l’univers trouble mon idée de la grandeur du Tout-Puissant ; elle le ferait du moins si je ne percevais qu’en lui la pensée est création 47 ».
Sans donc lui attribuer une intention formellement didactique, il est impossible de reléguer sur un plan médiocre la teneur morale du poème, qu’une insistance marquée à deux reprises et en des périodes différentes, puis la suppression de divers traits de réalisme macabre et d’archaïsmes dès la deuxième édition, rendent incontestable ou plus dominante encore. Sans doute Coleridge n’avait-il pas besoin, pour adopter à propos du meurtre de l’albatros une attitude aussi extrême, de s’écarter du réel autant qu’il l’eût fait aujourd’hui. N’oublions pas que de son temps l’aggravation graduelle d’une législation déjà inhumaine en matière de chasse, des game laws, aboutissait à des peines monstrueuses, à sept ans de déportation 48, par exemple, pour la capture d’un lièvre ou d’un faisan, autrement excusable que l’acte gratuit du Vieux Marin, car il s’agissait à l’ordinaire d’un valet de ferme au salaire misérable et chargé de famille. La répression du braconnage conjuguait elle-même un double crime, puisqu’elle réservait seulement aux classes dirigeantes le massacre des animaux sauvages, et qu’elle transformait en déchets sociaux, par les travaux forcés à Botany Bay, les condamnés qui survivaient à la traversée. Non seulement la répudiation de la loi morale ainsi officiellement violée, et aussi précisément démontrée à l’exclusion de toute autre par la narration même, eût dissocié la personnalité où, même silencieux à des heures distinctes, poète et moraliste ne faisaient qu’un. Mais on ne saurait rattacher à l’ambiance juridique, ni à la seule influence du roman noir, le châtiment subi par l’équipage ni les circonstances surnaturelles empruntées aux croyances médiévales. Un trait profond manquerait au portrait du poète s’il ne reflétait le sentiment du caractère sacré de la vie sous toutes ses formes, et de la contradiction impliquée par la nécessité d’en priver d’autres êtres pour vivre soi-même.
Non qu’il cultivât un ascétisme ou végétarisme quelconque pour atténuer sa part de destruction, inévitable sous peine de suicide 49. Mais autre chose est de négliger pratiquement la cruauté que nous contraint d’exercer le devoir de vivre, autre chose de lui conférer une valeur spirituelle et de l’ériger en principe d’ordre. Il n’oubliait en aucune circonstance familière cette fraternité avec toute la nature animée que ressentait aussi Burns. Il allait même jusqu’à la confier, nécessairement sous forme humoristique, à ceux de ses amis, tel Cottle, qui le considéraient avec une admiration mêlée d’ironie, avec une bienveillance qui toujours s’interroge sur sa légitimité, et dont il ne pouvait espérer l’entière compréhension : « Les souris, lui écrivait-il de Nether Stowey, nous gênent terriblement. Cela m’ennuie de tendre une souricière... Ce n’est pas honnêteté, mais mensonge. Autant dire : « Voilà un morceau de fromage grillé ; allons ! petites souris, je vous invite », alors que, – ah ! ignoble mépris des rites de l’hospitalité ! – je cherche à assassiner mes visiteuses trop crédules ! Non, je ne peux plus tendre une souricière 50... » Aucun naturaliste n’a noté d’un trait plus rapide et plus net, en un rythme plus évocateur, le vol des libellules, ni avec plus d’exactitude les bonds des bergeronnettes pour saisir jusque sous les sabots et les naseaux du cheval qui broute, les insectes découverts dans le gazon tondu. Nul n’a saisi avec plus d’acuité, ni plus scientifiquement analysé les voix différentes du vent dans les feuillages souples de l’été ou déjà durcis par l’automne. Nul autre, au spectacle soudain, après un long séjour à Londres, des champs verdoyants où la brise balance les boutons d’or, et de la rivière sinueuse entre les aulnes, n’a mieux perçu en lui-même la transmutation des impressions visuelles en harmonie musicale, ni témoigné d’une sensibilité plus juste aux modulations du murmure du feu, « voix basse du changement discret, de la destruction qui petit à petit fait son œuvre ». Il éprouvait, avec la signification profonde des mouvements et des attitudes, son propre parallélisme sur un plan vital, et comme une parenté avec les êtres pourchassés les plus incapables de messages consciemment adressés à l’homme. « La baleine », notait-il, « est suivie par des vagues. Je voudrais pour ma part descendre en un glissement le ruisseau de la vie paisible, être truite 51. »
La présence immédiate de toute la vie familière enveloppe et imprègne dans son œuvre comme en lui les conclusions abstraites, les aspirations intenses, ou les incarnations pures de l’esprit, et nous attire, avec Lamb, irrésistiblement, vers « cet arrêt volontaire et momentané du doute qui constitue la foi poétique ».
Terminé lé 23 mars 1798, The Rime of the Ancyent Marinere parut quelques jours avant la mi-septembre, sans nom d’auteur, avec deux fragments d’Osorio et The Nightingale en tête du petit recueil célèbre intitulé Lyrical Ballads, dont ses 658 vers occupaient les 27 premières pages, et qui comprenait en outre divers poèmes plus nombreux de Wordsworth. Coleridge y utilisait la strophe des vieilles ballades populaires, aux quatre vers alternativement de quatre et trois accents, ceux-ci rimant ensemble. Sur les 152 strophes primitives, 17 étaient allongées d’un vers et 18 de deux, le dernier ajouté rimant généralement avec le deuxième, et l’autre une seule fois, à partir de 1800, avec le premier. Comme dans les vieilles ballades encore, souvent à l’intérieur du vers une assonance confirmait une rime. La syntaxe reste très simple, les propositions sont si brèves qu’à moins d’un septième près, elles égalent le nombre des vers. Les inversions réduites au minimum compatible avec une forme poétique, le vocabulaire concret, la prédominance très marquée des monosyllabes, parfois la répétition intégrale d’un vers, l’abandon brusque du temps passé pour le présent lorsque le narrateur revit l’angoisse d’un évènement inattendu, la juxtaposition des faits, souvent même sans conjonctions, dans l’évidence nue de leur fatalité, composent une expression dramatique intense : déterminée par la condition et l’état d’âme du héros, purifiée de toute bavure parla rigueur et la ténacité des exigences du poète, comme jadis par la répétition multiple, elle évoque à la fois le déclenchement inexorable, l’acharnement du destin, et la sécurité des astres dans l’obéissance absolue à la volonté divine : l’observance précise des lois, des rites et des cérémonies par les hommes, les situera de même à l’extrême opposé du désordre et de la souffrance issus du crime.
La lecture de la correspondance de Coleridge, très riche bien qu’elle doive encore s’enrichir, et de ses œuvres diverses en prose, impose vite et confirme une impression de confidence intime et généreuse ou de reflet biographique, qui renaît invinciblement ensuite à propos de ses poèmes. Si magistralement qu’il soit construit, le Vieux Marin n’échappe pas à cette résonance générale, et suggère par de nombreux traits, comme par le fardeau de souffrance infligé au héros, la tristesse prédominante dont une activité intellectuelle plus orale, philosophique, critique ou épistolaire que proprement artistique, était la compensation et le remède. Bien que Coleridge, afin d’orienter vers lui l’attention et l’aide nécessaires, se soit répandu en exposés de sa situation matérielle, physique ou morale dont l’étendue, l’insistance ou la répétition parfois lassent, et qu’il faille se garder de les tenir pour l’expression totale, ou toujours mesurée, de son expérience – car il implore trop la sympathie pour rester objectif –, sa fidélité générale aux faits, malgré quelques distractions, mérite créance ; et sa présentation de lui-même comme un malade garde une part importante de vérité, à condition de noter que, capables d’une égale pénétration introspective, et d’une égale sincérité, la plupart des hommes ne pourraient prétendre à un équilibre aussi méritoire, ou se déclarer mentalement plus sains.
Le héros, dès le début du poème, entre en conflit avec un personnage exclusivement caractérisé par sa participation imminente à la cérémonie la plus centrale de notre civilisation, celle du mariage. Informé que l’heure presse, et de l’obligation particulière d’assister à la noce qu’impose à l’invité sa qualité de plus proche parent, le Vieux Marin passe outre, le subjugue au nom d’une vérité plus haute : il lui prédit en effet au milieu de sa confidence (vers 379 et 380 du texte primitif, – et les deux derniers le confirment dans les mêmes termes) qu’il se lèvera le lendemain à la fois « plus triste et plus sage » ; et devant le détenteur de l’expérience, le représentant choisi de la seule fidélité à la coutume fait figure « d’un enfant de trois ans ». Pourtant la jeune épousée est belle comme une fleur ; en tête des invités, elle suit en mesure et avec joie l’orchestre qui s’avance. Sans aucun doute, pour un grand nombre, le mariage assure-t-il le bonheur, mais le héros semble ne l’avoir pas connu, et n’hésite pas à sacrifier à la sagesse les chances qu’en peut avoir son auditeur involontaire : après le récit, ce dernier tournera le dos à la porte de son hôte ; car la croyance et la prière unanimes, où s’inclinent jeunes hommes et jeunes filles, vieillards et enfants, recèlent une douceur inconnue au festin de noces.
Le poète est celui qui en février 1796 se plaignait à Cottle d’être amené à faire de la littérature un gagne-pain, de « transcrire les essors de l’enthousiasme poétique alors qu’à chaque instant j’entends gémir ma femme : gémissements, plaintes et malaises... L’avenir est fait de nuages, de ténèbres épaisses, de pauvreté peut-être, des visages amaigris de gens qui ont faim et qui se tournent vers moi !... Ma vie passée me paraît un rêve, un rêve enfiévré ; ce n’est qu’un chaos d’actes étranges, de mobiles vaguement entrevus, d’amitiés perdues par indolence, de bonheur assassiné par une sensibilité mal dirigées 52 ». Tout se passe comme si, près d’amis nouveaux en 1797, entre autres Dorothy Wordsworth, dont il déclare à Cottle qu’« en vérité celle-là est une femme, j’entends par le cœur et par l’esprit 53 », Coleridge respirait enfin, pouvait symboliquement exprimer, confier, momentanément dissiper le désespoir trop certain, malgré sa bonne volonté abondante, de voir naître à son foyer compréhension et tendresse.
Lorsqu’on passe du cadre de la narration à son contenu même, le joyeux du départ du navire, l’éloignement du pays natal évoque celui de Coleridge orphelin, idéalisé tout ensemble par les voix familiales qui le facilitaient en voilant toute raison d’inquiétude par l’ignorance des réalités scolaires, et par le caractère d’aventure que revêtait aux yeux de l’enfant un avenir à la fois proche et inconnu. Le froid polaire, excédant l’imagination et l’attente, devient celui de la solitude dans l’internat de Londres. L’albatros, messager divin, intermédiaire de l’évasion hors des glaces, peut symboliser l’amour de Mary Evans, et la vie poétique qu’il eût libérée de toute angoisse. Désemparé plus tard devant la nécessité de l’action familiale organisée, comme au souvenir de son échec et de sa mauvaise santé antérieure, le poète se sent au fond de lui-même, comme son héros, triste, vieux et lucide. Comme le Vieux Marin, faute d’amour, tue l’oiseau, Coleridge, par un mariage sans amour, n’a-t-il pas, selon son expression propre « assassiné le bonheur » ? Sa préférence périlleuse de la recherche intellectuelle et de la poésie aux travaux lucratifs, son inaptitude à tirer de la littérature, comme Southey, la sécurité matérielle nécessaire à la paix dans un milieu traditionnellement bourgeois, l’exposaient aux récriminations perpétuelles d’une mère de famille aiguillonnée à la fois par ses responsabilités immédiates et par ses prétentions sociales 54. Acculé souvent à une demi-mendicité, aussi conscient de cette inaptitude que de ses ressources rares, le désespoir engendrait en lui le remords comme élément d’ordre dans un univers troublé, puis le réquisitoire contre lui-même. Il ne lui restait plus qu’à tenter de relever à ses yeux sa dignité compromise en communiquant à autrui son expérience. Tel le vaisseau à la coque trouée qui s’interpose entre le marin et le soleil, son péché contre la révélation intime a défiguré l’univers et la lumière elle-même. Le squelette qui personnifie la Mort, noirci par mainte fissure, encroûté de pourriture, aux taches violacées et vertes, à travers les os, les orbites et les dents duquel siffle et gémit la rafale, extériorise, exorcise l’extrême frisson subi par Coleridge à ses heures les plus sombres, momentanément exprimable par cette, voie indirecte pendant la période où la proximité d’amis nouveaux et l’enthousiasme de leur rencontre voilaient les affres traversées ou côtoyées. Pire encore que l’anéantissement ou la dégradation dans la tombe, la Vie-dans-la-Mort, sur le visage de laquelle voisine avec la couleur éclatante des lèvres et l’or des cheveux l’horreur de la lèpre, projette hors du poète, livre au regard de tous et peut-être à leur vindicte « le cauchemar glacial qui coagule le sang de l’homme », le pressentiment de ce que deviendra pour lui, malgré ses poignants efforts d’entente, sa propre femme à la fois belle et affreuse, dont il lui faudra courageusement se séparer. La partie de dés entre les deux spectres évoque un sort indifférent à son idéal opposé, inexorable devant la raison et le désir d’expiation, qui sous la forme de la mort de son père le chasse d’abord du foyer familial, puis, perpétuel Juif Errant comme le Vieux Marin, de Cambridge à Reading, et plus tard de sa propre maison ; et surtout la décision, issue du désespoir, par laquelle il avait lui-même remis au hasard, sans s’assurer d’une affinité profonde, le choix d’une compagne qui ne pouvait être une épouse et qui s’avérait une ennemie. Les évocations extatiques de la nature et du pays natal surgissent avec évidence de la sensibilité du poète. La pénitence imposée au marin définit le rôle qui fut celui de Coleridge jusqu’à sa mort, et que dès avril 1798 il esquissait en écrivant à son frère aîné : « J’aime avec une tendresse presque visionnaire les champs, les bois et les montagnes. Et parce que j’ai constaté qu’au fur et à mesure qu’elle augmentait, la bienveillance et le calme croissaient en moi, je voudrais être l’instrument de son implantation chez les autres, de manière à détruire les passions mauvaises non pas en les combattant, mais en les maintenant inactives. » Son ralliement à l’union nationale et à l’église Anglicane sont également préfigurés dans le dernier chant du poème. Sa désignation de ceux-là seuls « qui aiment le mieux également l’homme, l’oiseau et la bête », comme capables de la meilleure prière, exprime directement sa religion même, sa réalisation intérieure de l’unité universelle. Et maints autres accents frappent comme autant d’échos immédiats de son expérience. Sans doute faut-il tenir compte de la polyvalence symbolique des faits, admettre que pris isolément, ils pourraient susciter des interprétations différentes. Il reste que seules certaines peuvent se grouper en un dessin symétrique aux évènements majeurs de la vie du poète. Seule surtout cette correspondance, cette harmonie préétablie avec les sommets successifs de sa tragédie peut expliquer la charge émotive de l’expression, et parmi les richesses innombrables de la mémoire, l’attraction irrésistible exercée sur son esprit par les aspects les plus significatifs de l’univers et par les images les plus saisissantes.
Une lettre de Mrs Coleridge témoigne que le volume « ne fut aimé si peu que ce soit de personne » (not liked at all by any)... La réception du poème eût vraisemblablement été moins hostile si les critiques avaient connu le nom de l’auteur. Mais Southey participait lui-même aux attaques. Lamb seul, pourtant alors brouillé par Lloyd avec Coleridge, protestait avec discernement et netteté. Mais malgré le contraste entre l’échec des publications antérieures de Wordsworth et la réputation déjà très diversement et favorablement fondée de Coleridge, malgré d’autre part le désintéressement avec lequel celui-ci avait accepté l’inclusion anonyme de leurs compositions récentes dans le même volume, Wordsworth devait écrire l’année suivante à leur éditeur Cottle que « le Vieux Marin » avait nui à la vente, découragé les lecteurs par son archaïsme et son étrangeté. Et dans sa préface à l’édition de 1800, il devait exposer au public que l’auteur lui-même, tout autant par lucidité que devant la désapprobation générale de son œuvre, désirait la voir disparaître ; mais que, malgré le manque de netteté du personnage principal, tant comme marin que comme être humain modifié par le contact avec le surnaturel, malgré sa passivité, malgré la cohésion insuffisante du récit, malgré l’accumulation pénible des images, certaines de celles-ci étaient belles, certains traits de passion délicats, la versification harmonieuse en dépit du choix malheureux du mètre. La modestie et la générosité de Coleridge permirent à son amitié de survivre.
La plus importante, ensuite, de ses quatre contributions aux Lyrical Ballads s’intitule Le Rossignol (The Nightingale, A Conversation Poem). Si décisivement que le poète eût déjà manifesté son génie, le sous-titre confirme l’attribution dans son esprit d’une place secondaire à l’art par rapport à la recherche et à la formulation simple de la vérité. Ces 110 pentamètres iambiques, par le très petit nombre même des corrections dont ils furent l’objet, comme par leur venue sensible en une seule coulée, témoignent d’un équilibre et d’une maîtrise qui ne pouvaient se manifester sans joie profonde ni plénitude. Bien que les faits ou les réflexions s’en inscrivent dans l’ordre du spontané propre à la conversation, ils comportent une majesté d’essor et de développement où l’on semble retrouver les inflexions et les pauses musicales de la voix, l’accent même du causeur et de l’orateur dont tant d’écrivains divers ont dit la puissance et le charme. Si nombreuses et cruelles qu’eussent été, et dussent être encore, ses souffrances physiques, l’impression s’impose à nouveau d’une oasis, de maints jours purs entre les orages, où l’oubli des soucis et des menaces pouvait laisser surgir des œuvres lumineuses. Le Rossignol révèle directement pour sa part l’influence bienfaisante de Dorothy et de William Wordsworth, d’une amitié jeune, d’une souplesse de compréhension et d’une affinité féminines encore inconnues, inattendues, qui le comblaient et le soulevaient. Ce n’est pas que le sentiment de la nature, de sa parenté et de son rôle providentiel à notre endroit, pût procéder en Coleridge d’une inspiration étrangère, risquer dans l’oubli de son innéité absolue de perdre son intensité et sa vertu ; mais il s’entourait d’une paix intime : au moment où il prescrit l’inclusion sur le seul plan divin de toute donnée du paysage ou de l’heure (ici de la lueur stellaire encore incertaine), l’acte de l’adhésion jaillit avec le vœu, semble entraîné dans le même mouvement ; il ne lui laisse d’autre caractère que celui d’une expérience irrécusable, de signe à tous ceux qui assombrissent le monde extérieur de leur propre souffrance ou du reflet du mal d’autrui, ou qui continuent d’ignorer paresseusement les seules joies saines. La nécessité proclamée aux poètes « d’abandonner leur âme entière à l’influx des formes et des sons et des éléments changeants », et conformément aux préférences spontanées de Coleridge, « d’oublier son chant et sa renommée », – et d’autre part l’assurance donnée à leur faiblesse qu’ils participeraient ainsi à l’immortalité de la « Nature elle-même », – fondent d’ailleurs en un seul visage les aspects individuels de doctrines convergentes ou qui se croyaient telles, alors que le plus jeune et le plus connu des deux amis avait seul découvert sa philosophie.
La sûreté de sa prise sur les éléments saisissables du paysage – tels le silence de l’eau courante, son reflet incertain dans l’approfondissement du crépuscule –, la justesse et la richesse de son évocation des oiseaux, la précision de sa curiosité et de ses réussites visuelles une fois surgi le clair de lune, l’élimination chemin faisant de la légende selon laquelle les rossignols ne chantent que la nuit, manifestent significativement la plénitude de son absorption. La joie naît en lui de la fidélité scrupuleuse au seul réel et de sa vision propre, loin de tout anthropomorphisme facile, comme des déformations infligées à la nature par la légèreté, la cécité, l’indifférence de mainte exploitation littéraire. Cette concentration exclusive sur les sujets de méditation accessibles à tous se confirme dans les vingt derniers vers, où Coleridge apparaît dans la simplicité et la sollicitude touchantes du père de famille. Avec la gravité d’un éducateur pénétrant, il guide silencieusement son fils Hartley, alors âgé seulement d’un an et demi, vers les sources pures du bonheur et du calme, et l’initie sous le ciel étoilé aux spectacles et aux hymnes les plus émouvants de la nature, pour que soient épargnées à son enfance les frayeurs nocturnes, « pour qu’à la nuit il associe la joie ». À aucun moment du poème nous n’avons cessé de suivre l’appel et le mouvement de la vie.
Composé en février de la même période, Le Gel à Minuit (Frost at Midnight) est une méditation pure, tout au plus une confidence différée, libre de toute préoccupation d’apporter à un entretien des conclusions ou des faits nouveaux, soucieuse avant tout de recueillir des intuitions intactes, fidèle à l’éveil et aux insistances comme aux arrêts du regard, de la pensée, du souvenir, ou de l’imagination. Dès le premier vers la régularité du rythme et la légèreté croissante des syllabes suggèrent à la fois le silence nocturne hivernal et toutes les contractions minimes et incessantes dont il est fait. Dans le second, l’élargissement des voyelles donne à l’appel réitéré de la petite chouette toute sa puissance sur l’attention humaine. Et le calme renaît, intensifié par le souffle du bébé qui dort et par le sentiment de forces voisines contenues, immenses et innombrables. Le seul mouvement visible est celui de la flamme bleue transparente qui surgit des derniers charbons : les sonorités sont toujours telles, et si impeccablement ordonnées, qu’elles imposent la présence, les frémissements souples du voile de fumée qui serpente autour de la grille, et qui semble vivre, tenir compagnie au poète sans oublier un instant son rôle physique. Déjà Coleridge enfant l’observait au cours des longs hivers de Londres, et s’abandonnant dans sa tristesse à la superstition populaire, il en accueillait l’annonce imminente d’un visiteur, d’un proche parent, peut-être de sa sœur Anne ardemment attendue : les souvenirs d’Ottery St. Mary, de l’extase que les cloches orientaient vers l’avenir, envahissaient, effaçaient l’enseignement, entraînaient invisiblement l’âme sous le regard inexorable du maître. Les trente derniers vers reflètent, comme tel passage du Rossignol, les convictions de Wordsworth quant à la vertu formative de la Nature ; mais la note de tendresse inquiète, d’observation maternelle délicate, de bonheur intense et discret que suscite la proximité de l’enfant, et d’autre part la métamorphose des formes en idées, avèrent la présence unique de Coleridge. Les signes les plus caractéristiques, les plus vivants et les plus beaux de l’hiver et du dégel s’unissent en une mélodie au milieu de laquelle, en moins d’une douzaine d’iambes, sonorités et longueurs recomposent, pour qui a su les écouter, les modulations du rouge-gorge, alors que la phrase ne prétend remémorer que l’aspect de l’oiseau. L’ensemble est un chant de triomphe de la vie concrète et de ses suggestions spirituelles.
Février 1798 voyait naître aussi une ode que Shelley déclara, dit-on, la plus belle qui fût en langue anglaise. Sans doute la coïncidence avec les siennes de diverses aspirations ou réactions, l’analogie de telles désillusions personnelles, la densité des données psychologiques et des échos historiques suffirent-elles alors à faire oublier au plus jeune des deux poètes l’effort souvent perceptible pour canaliser l’afflux des idées dans une symétrie complexe et fixe, la fréquence des abstractions, l’artificialité apparente des exaltations exclamatives, qui malgré la perfection presque absolue de la réussite technique, rattachent à l’adolescence imitative de Coleridge comme un brillant prolongement, les 105 vers de France, The Recantation. Ils se groupent en cinq strophes, bâties chacune sur dix rimes diversement disposées, dont seule la dernière paraît trois fois, pour réunir vingt-et-un vers répartis en seize pentamètres, quatre tétramètres à rimes féminines et un hexamètre iambiques.
Peut-être la « rétractation » soulignée par le sous-titre implique-t-elle un malaise, tout ensemble courage et faiblesse, lors d’un acte précisément validé aux yeux du poète par le courage d’avouer sa faiblesse. Il semble procéder pour une part importante d’un sentiment d’inégalité à ses responsabilités familiales, aux tâches même qu’il s’assignait, à la réfutation pratique des reproches encourus d’abord chez lui, et de désapprobations peu scrupuleuses ou peu éclairées. L’énergie lui eût d’ailleurs manqué pour ajouter aux difficultés de sa situation celles d’un conflit prolongé avec une opinion publique qui se réorientait vers l’union nationale. Son intérêt pour la politique n’avait-il pas été aussi une diversion personnelle, une évasion de la vie du cœur où s’inscrivait douloureusement son échec, malgré son effort pour maintenir à distance le plus longtemps possible l’inévitable, pour ne pas l’aggraver par une acceptation prématurée ? Il est légitime de penser que si dès son enfance Coleridge n’avait pas été sevré pendant de longues années de toute tendresse familiale, si ne lui avaient pas été infligés un exil ou un abandon que ne pouvaient accepter ni sa nature poétique ni son besoin de cohésion universelle, il ne se fût pas réfugié dans le domaine des abstractions, ou des émanations des volontés de puissance collectives : il eût célébré dans la joie, par des œuvres où la réflexion eût confirmé et protégé la spontanéité, une harmonie dont la création ne lui eût pas totalement incombé. Mais la paternité fut pour lui une révélation d’une portée immense. Non seulement le spectacle du petit Hartley suscitait en lui un amour libre de tout remords, mais il lui ouvrait sous les espèces du dévouement et de l’éducation une carrière digne de son cœur et de son esprit, et l’espoir de se réaliser en guidant l’enfant vers le bonheur où lui-même ne pouvait atteindre. Sa vie trouvait une pureté, une harmonie qu’il fallait étendre en cercles concentriques : il importait de l’étayer d’abord sur le sol de sa patrie, et de répudier à l’extérieur tout ce qui menaçait sa certitude. L’invasion de la Suisse par les armées du Directoire venait de lui en donner l’occasion.
Désormais les nuages, l’océan et les forêts, le ciel et le soleil sont pour lui les seuls êtres fidèles aux lois éternelles et à la liberté. Jadis son élan vers la dignité et l’énergie françaises lors de la décision révolutionnaire a commandé toutes ses espérances et toutes ses craintes. Sa pureté ni son mérite ne sauraient être en cause ; car, « avec quelle joie », nous dit-il, « n’ai-je pas chanté mon enthousiasme, sans peur au milieu d’une horde d’esclaves ! » Il avait prophétisé de même la défaite des puissances coalisées contre la France, et lorsqu’elle entra dans leurs rangs, celle de l’Angleterre même, à laquelle pourtant l’attachaient tant de fibres, et malgré le charme magique répandu sur sa beauté naturelle par tant d’amitiés et d’amour. Ni les bruyants blasphèmes, ni la cruauté et les instincts déchaînés n’avaient pu couvrir les chants de délivrance, ni les orages accumulés à l’entour du soleil levant le lui cacher ; les victoires de la République sur les ennemis du dehors et sur ceux de l’intérieur lui avaient annoncé l’avènement d’une sagesse et d’une prospérité dont l’exemple gagnerait jusqu’aux confins terrestres.
Il demande aujourd’hui à la Liberté, du fond des glaciers helvétiques, et aux héros sanglants de la Suisse, de lui pardonner ces rêves, et toute pensée dont il a pu encourager leurs ennemis. Il reproche à la France son cynisme, sa trahison, sa cécité : malgré ses prétentions, elle reste esclave de son matérialisme, de son inconscience, d’elle-même. La Liberté qu’il poursuit depuis si longtemps ne suit la marche de nul conquérant, n’existe sous la forme d’aucune puissance humaine : elle fuit « les protégés rapaces des Prêtres comme les Blasphémateurs factieux, esclaves plus obscènes encore ». Il ne la trouve plus qu’en projetant son être parmi les éléments, « en possédant toute chose par l’amour le plus intense ».
Le 16 avril cette rétractation paraissait dans le Morning Post. Une lettre à son frère, le pasteur d’Ottery St. Mary, définissait profondément sa position et son caractère : « Je répudie Philosophes et amis de la liberté... Les maîtres de la France n’ont rien qui les distingue des autres animaux de la même espèce, qui se ressemblent fort à toutes les époques et sous toutes les formes de gouvernement... : leurs crimes n’ont de limites que celles de leur audace. »... Et il souligne « l’erreur d’attribuer aux gouvernements, comme s’ils n’étaient pas plutôt des effets que des causes, une influence de talisman sur nos vertus et notre bonheur... Dès le sein de nos mères notre entendement est obscurci... L’esprit de l’Évangile est le seul remède : je n’appartiens à aucun parti 55 ».
Les mêmes convictions animent le poème « écrit en avril 1798 pendant les bruits d’invasion » et qui parut quelques mois après sous le titre de Craintes dans la Solitude (Fears in Solitude). Coleridge devait le publier de nouveau en 1809 dans son périodique The Friend, comme utile à la cause de l’union et de la vérité, et non moins, il est permis de le penser, pour atténuer les souvenirs éventuels de son opposition à la politique nationale, nullement, disait-il, pour chercher en tant que poète des louanges auxquelles il avait depuis longtemps cessé de prétendre. La critique sociale absorbe plus des trois quarts de ses 232 pentamètres iambiques ; malgré sa pénétration et sa véhémence, elle est si applicable à toutes les collectivités, quoique diversement opportune selon les périodes, que l’intérêt en reste moral et historique, et l’éloquence celle de la tribune ou de la chaire. Aussi Coleridge doutait-il de son caractère poétique, et même de ses mérites en tant que « prose inspirée ».
Pouvait-il croire fondés les bruits d’invasion ? Engrenée dans la guerre, intérieurement divisée sous un gouvernement corrompu, la France avait abandonné à Campo-Formio, en octobre 1797, tout idéal de justice, tout respect du droit des peuples, et réinstauré en matière internationale la politique de la monarchie. L’Angleterre n’avait pu constater sans inquiétude l’extension des frontières françaises jusqu’à l’embouchure du Rhin, l’occupation de Rome, diverses annexions, et le prélèvement en Suisse de 43 millions, après l’invasion et la substitution de la République à la Confédération Helvétique. Pouvait-elle les croire destinés à financer, sinon l’expédition d’Égypte encore tenue secrète, le projet de débarquement sur ses côtes caressé depuis Louis XV ? La maîtrise de la mer assurée en 1797 par la destruction des flottes espagnole et hollandaise, la désorganisation et l’incompétence technique de la marine française, et l’échec d’une tentative du même genre, quoique fort limitée, en Irlande quelque dix-huit mois auparavant, devaient suggérer l’improbabilité de toute opération analogue à brève échéance, malgré les bruits d’invasion sans doute destinés à masquer le départ imminent de l’année d’Égypte.
Coleridge tenait à coup sûr, même dans le doute, à ne pouvoir se reprocher la négligence d’une possibilité aussi terrible. De toute manière, il était essentiel d’amener ses compatriotes à se ressaisir moralement devant le danger. Avant que s’abatte sur eux, aussi inexorablement lié aux lois de l’univers que l’avait été celui du Vieux Marin, le châtiment assigné aux abus de la force ou à l’indifférence, il les adjure de regarder en eux-mêmes, de reconnaître comme un crime leur maintien de l’esclavage, la contamination des noirs par leurs vices, l’hypocrisie de groupements multiples, d’exhibitions sociales et verbales où l’orgueil et la richesse reposent sur le mépris de l’honneur, de la liberté et de la vie d’autrui. Lorsqu’il lit la parole divine, le clergé témoigne par sa diction même de son incroyance et de son ennui, de son incapacité, à l’égard de la foi chrétienne, de toute répudiation sincère comme de toute adhésion profonde. L’abus des prestations de serment, à tous les âges, à tous les échelons et dans toutes les avenues de la vie sociale, discrédite la parole donnée, dissémine le parjure, institue l’incroyance. L’habitude de la sécurité insulaire, derrière l’Océan et la flotte britannique, a non seulement effacé de la conscience publique tout sentiment et toute reconnaissance d’un privilège devenu immérité : elle transforme en lâcheté et en cruauté les énergies inemployées de toutes les classes sociales ; elle couvre du manteau de la religion les appels à la guerre. Elle suscite à chaque foyer des entretiens péremptoires et odieux sur l’évolution et la technique des opérations militaires, sans le moindre effort d’imagination, sans nulle inquiétude des souffrances terrestres ni du destin éternel subis par les victimes humaines.
Il supplie Dieu d’épargner encore à ses frères le spectacle de leurs épouses fuyant pâmées leurs maisons, avec leurs enfants au sein. Il adjure tous ceux qui ont jamais entendu comme lui les cloches dominicales sans partager à leur égard le mépris de l’athée, de se purifier, de se dresser contre « un ennemi impie et faux, contre une race cruelle et légère dont le rire chasse toute vertu, qui mêle la gaieté aux gestes assassins... » ; et en des accents plus tard inégalés par Kipling en un Recessional célèbre, il leur souhaite de rentrer, après la victoire, libres de toute ivresse dans le triomphe, mais « dans la crainte, dans le repentir des injustices dont la piqûre a provoqué la frénésie d’un ennemi si féroce ». Il n’est pas de courage sans sincérité vis-à-vis de soi-même, ni de salut dans le rejet agressif des responsabilités individuelles sur les gouvernants, comme si nos vices et nos malheurs pouvaient, par le seul changement des régimes qui en sont issus, se dépouiller comme un vêtement dont ils ne seraient que la frange. Des fanatiques ont voulu, pour n’avoir pas adoré leurs idoles, décréter le poète lui-même ennemi de son pays, alors qu’en lui le fils, le frère, l’ami, le père, vénèrent en sa patrie toutes les formes de l’amour, et que son esprit est peuplé de mille paysages anglais, où il retrouve avec son Dieu l’assurance de la vie éternelle.
Toute cette teneur politique et morale du poème se relie au réel le plus directement vécu, par la description initiale, en 28 vers, du vallon verdoyant et silencieux, caché parmi les collines des Quantocks, où s’éleva cette méditation, et dans les 32 derniers vers, par celle des sites traversés au retour. Nous accueillons dans l’ordre de leur surgissement et dans leur vérité tous les éléments significatifs du paysage, l’écho pur et discret de leur résonance et de leur germination intérieure, et, en un équilibre constant de la beauté concrète et de la pensée, une progression spirituelle et une plénitude où la grâce est ensemble simplicité et sûreté. Seule la voix d’une alouette s’inscrit sur le silence du vallon perdu entre les landes de bruyères et d’ajoncs aux couleurs intenses, qui garde sous la brume la fraîcheur de ses propres teintes, définies avec une précision qui comblerait l’esprit même sans le secours du rythme et des sons. Le calme vivant du lieu épouse si bien le besoin de paix du poète qu’il exclut toute inconscience d’une harmonie préméditée, presque d’une intention personnelle à son endroit, tant il conçoit nettement désormais les conditions d’un bonheur à la fois généreusement donné et construit ou reconnu. La nature s’y transmue en beauté ou y révèle son essence ; elle ne s’y distingue plus de l’esprit, ou elle s’affirme esprit, sans cesser jamais d’être totalement perçue. Au moment où prend fin l’évocation de la patrie anglaise, temple d’amour où célébrer son Dieu, le poète saisit au passage, comme symbole de la disparition souhaitée de ses craintes, la chute soudaine d’un coup de vent qui à quelque distance vient de faire gémir un arbre sans même rider l’herbe du vallon. La rosée qui tombe, le parfum des ajoncs, le soleil attardé sur le lierre du sémaphore, l’ascension du chemin d’herbe pris par les moutons au milieu de la bruyère ; puis l’arrêt sur la crête, l’adieu au paysage avant de le quitter, le contraste avec lui du panorama divisé entre la mer, les champs et leurs ormes, les clochers des villages ; enfin l’approche de la maison où l’attendent l’enfant et sa mère, se succèdent et se nouent en une chaîne dont les extrémités naturelle et humaine s’appellent, se complètent, approfondissent chacune la notion et le besoin de l’autre. Au moment où se clôt le poème, le cœur du père se fond en l’attente, en la joie anticipée du foyer et de la société humaine, dont à la fois l’inquiétude et l’accord de l’âme aux harmonies universelles l’ont préparé à sentir tout le prix.
Bien qu’imprimé seulement en 1816, Christabel aussi fut conçu, et sa première partie composée, pendant cette période unique où s’épanouissait auprès de ses amis le génie de Coleridge. Tel que nous le connaissons, il comprend 677 vers, presque toujours tétramètres iambiques, parfois de quatre anapestes, dont les syllabes, éventuellement catalectiques, atteignent donc le nombre de douze, et dans un seul cas celui de quatorze. La préface précise ce dont ne pouvaient douter les lecteurs attentifs des œuvres précédentes, « que cette variation n’est pas le fait de la légèreté, non plus que simple commodité, mais qu’elle correspond à un certain changement de nature des images ou de la passion ». L’inachèvement du poème, le recours au surnaturel, et le cadre médiéval s’unissent pour donner la prépondérance, dans l’impression qu’il laisse, à l’irrationnel. Bien que Coleridge, peut-être pour désarmer l’opposition, ait écrit qu’il « ne prétendait être autre chose qu’un conte de fées ordinaire », ses diverses déclarations, à Southey, par exemple, dès 1794, qu’il ne pouvait jamais écrire « sans un corps de pensée 56 », et à Thelwall, le 31 décembre 1796, qu’il « pensait trop pour un poète », mais surtout l’art consommé des deux parties rédigées ne permettent guère de croire que l’œuvre ne fût pas pleinement cohérente en son esprit, ni d’admettre l’existence d’autres obstacles que matériels à la rédaction complète.
I. Minuit sonne au château fort ; réveillé par les hiboux, le coq chante ; par douze hurlements la vieille chienne de garde répond à l’horloge : on dit qu’elle voit en rêve le linceul de la châtelaine. Derrière la nuée grise, la pleine lune paraît petite et terne. La jeune Christabelle, fille unique charmante et chérie de Sire Léolin, fiancée à un chevalier maintenant éloigné d’elle, et dont elle a rêvé toute la nuit dernière, prie pour lui en silence, seule hors du château malgré l’heure tardive, au bord de la forêt voisine. Agenouillée sons l’énorme chêne, elle se lève soudain, à un gémissement tout proche, qui dans le calme total de la nuit, ne peut venir du vent : de l’autre côté de l’arbre, –spectacle effrayant en un pareil lieu –, belle à l’excès, en robe de soie blanche à traîne, est une jeune fille, gorge, bras et pieds nus, aux cheveux parsemés de pierres précieuses. Christabelle invoque la Vierge. L’inconnue, d’une voix défaillante et douce, révèle son nom, Géraldine ; cinq cavaliers l’ont enlevée, liée sur un palefroi blanc comme les leurs ; et après une folle chevauchée d’au moins une nuit et un jour, le plus grand d’entre eux, jurant qu’ils reviendraient, elle ne sait plus depuis combien de temps, l’a déposée sous ce chêne. Elle veut fuir, implore l’aide de Christabelle. Celle-ci promet que Sire Léolin la fera escorter par ses chevaliers jusqu’au château de son père. Et pour ne troubler le sommeil de personne, elle prie l’étrangère, qui vient de bénir sa bonne étoile, de consentir à partager son lit.
Lentement, malgré leur hâte, les deux jeunes filles se mettent en marche, traversent le fossé. Au moment de franchir la porte, Géraldine souffrante doit être soulevée par Christabelle, après quoi elles poursuivent leur chemin, heureuses chacune. Mais lorsque celle-ci invite l’étrangère à remercier avec elle la Vierge, elle se récuse, trop lasse, dit-elle. La vieille chienne de garde, qui malgré le froid dort devant sa niche, gronde sans s’éveiller à leur passage, bien que jamais encore elle ne l’ait fait en présence de sa maîtresse. Lorsque, dans le vestibule, Géraldine passe devant le feu presque mort, une flamme en surgit, dont Christabelle voit le reflet dans ses yeux et sur le bouclier de Sire Léolin. Toutes deux pieds nus, elles montent dans la chambre, où n’entre pas la lune ; mais Christabelle ranime la lampe, qui oscille encore tandis qu’au dessous Géraldine s’affaisse. Son hôtesse lui donne à boire un vin généreux, fait autrefois de fleurs sauvages par sa mère. L’étrangère lui demande si sa mère prendra pitié d’elle ; Christabelle lui apprend qu’elle est morte en lui donnant naissance, mais que sur son lit de mort elle a déclaré qu’au jour du mariage de sa fille elle entendrait la cloche du château. À ce souvenir, Christabelle invoque sa présence ; et Géraldine se joint à elle, mais soudain, d’une voix altérée, s’efforce de chasser la mère, affirme son pouvoir de la mettre en fuite. « Va-t’en ! cette heure m’appartient ! »
Le vin de fleurs sauvages de nouveau la ranime. Elle se relève et apparaît dans toute sa beauté. Puis elle déclare à Christabelle que les êtres célestes lui rendent son amour, qu’elle aussi essaiera de lui rendre le bienfait qu’elle a reçu. Et elle l’invite à se déshabiller, pendant qu’elle-même va prier avant de se mettre au lit. Christabelle obéit, mais des pensées nombreuses et opposées l’empêchent de dormir : appuyée sur son coude elle contemple Géraldine. Sous la lampe celle-ci s’incline, regarde tout à l’entour, puis comme oppressée et frémissante, dénoue sa ceinture : spectacle de cauchemar que ces seins atrophiés, ces taches répugnantes ! Puisse Dieu protéger la pure Christabelle !
Géraldine, l’air hagard, semble soulever en elle-même, avec peine, un poids trop lourd ; elle regarde la jeune fille, veut retarder le moment. Comme en réponse à un défi, elle se ressaisit cependant avec mépris et fierté, et se couche près d’elle, puis la prend entre ses bras, et, d’une voix basse et triste, prononce une formule magique : le contact de ses seins enchaînera la parole de Christabelle, qui sait maintenant sa honte et son chagrin, mais qui se débat en vain, et ne pourra rien révéler d’autre que leur rencontre dans la forêt.
La Conclusion de la première partie souligne le contraste entre Christabelle en prière sous le vieux chêne, acceptant d’avance toute destinée, les yeux brillants de larmes retenues, et la même jeune fille, si c’est la même, qui dort les yeux ouverts, et fait un rêve mêlé d’angoisse, de chagrin et de honte, tandis que celle qui la torture sommeille silencieuse et douce, telle une mère avec son enfant. Pendant l’heure accordée à Géraldine, les joyeux hiboux se sont tus ; mais ils reprennent leurs appels, et la jeune fille ferme les yeux, se détend, son visage s’attriste et s’adoucit : elle pleure, mais elle sourit en même temps. Sans doute a-t-elle une vision pure : sa vie est prière continuelle, et sa foi l’a sauvée.
II. Les trois coups de cloche des matines ont effrayé Géraldine ; mais dans la montagne retentit une sonnerie d’échos ironiques, réponse du diable qui la rassure : elle se lève et se pare, et certaine de l’efficacité de sa magie, réveille Christabelle, à qui elle paraît, après son sommeil, plus belle encore, pleine de douceur et de reconnaissance. Christabelle craint d’avoir péché à son insu, au cours de rêves trop intenses. Elle se lève, invoque le Sauveur, et conduit Géraldine chez Sire Léolin. Celui-ci l’accueille avec courtoisie et admiration ; mais il pâlit lorsqu’elle se déclare la fille d’un ami de sa jeunesse, seigneur de Tryermaine, avec qui autrefois il s’est querellé sans remède. Il flétrit alors les ravisseurs de Géraldine, promet de les tuer au tournoi, pleure au souvenir de l’amitié perdue ; puis il embrasse Géraldine, qui joyeusement prolonge l’accolade. Alors Christabelle sent de nouveau tout à coup le contact subi pendant la nuit, revoit le spectacle qui n’est pas fait pour elle ; et dans sa souffrance elle soupire avec un sifflement qui fait retourner le Baron. Mais la vision bienheureuse qui déjà lui avait rendu le sommeil, a répandu sur son visage de lumineux sourires. Pourtant, tel est le pouvoir du sortilège qu’elle ne peut révéler à son père la vérité. Géraldine paraît à celui-ci toute de grâce divine dans la tristesse qu’elle témoigne d’avoir offensé Christabelle, et lorsqu’elle dit son désir d’être ramenée chez elle, Sire Léolin ordonne à son barde Tracy de se rendre en hâte à Tryermaine, et d’inviter le seigneur à venir le rencontrer à la tête de l’escorte de sa fille retrouvée, devant laquelle il dira son remords des paroles méprisantes prononcées autrefois : Géraldine tombe à ses pieds. Mais le barde demande un jour de délai, pour purifier de ses hymnes la forêt ; car à minuit il y a vu en rêve, enlacée par un serpent vert, la colombe familière qui porte le nom même de Christabelle. Le Baron, souriant de ces craintes, déclare à Géraldine qu’avec son père il écrasera lui-même le reptile. Celle-ci se détourne alors ; ses yeux se rapetissent, se ternissent, s’effarouchent comme ceux d’un serpent ; un seul instant, ils lancent à Christabelle un regard méchant et terrible, puis reprennent devant Sire Léolin leur grandeur coutumière, leur éclat divin et leur tristesse. Christabelle imite passivement, autant qu’il est en elle, et sous les yeux de son père, le regard terne et haineux qu’elle a subi. Puis, la transe passée, elle prie en silence, se jette aux pieds de Sire Léolin, le supplie, « au nom de l’âme de sa mère, de renvoyer cette femme ». Il pâlit de rage à la double injure qui lui est faite, en tant qu’hôte ainsi qu’à la fille de son ami. Il réitère sèchement an barde Tracy l’ordre de se mettre en route, et il emmène Géraldine. La Conclusion de la deuxième partie du récit essaie d’expliquer comment l’excès d’amour d’un père pour son enfant s’exprime parfois par des paroles cruelles, échos d’un monde où domine le mal, dont la présence ainsi affirmée suscite l’idéal opposé, et rehausse par contraste la vision purement intérieure de l’être aimé.
Le poème devait comprendre trois autres parties. « Il était entièrement présent à mon esprit », nous dit la préface de 1816, « dès sa toute première conception, avec la totalité non moins que l’intensité d’une vision ». Coleridge ne devait abandonner que peu avant sa mort, en 1834, l’espoir de l’achever ; mais son médecin et ami le Docteur Gillman nous a transmis le reste du récit projeté : le barde ne trouve à Tryermaine que l’emplacement du château, depuis longtemps effondré au cours des inondations, et il tourne bride. Jusqu’à son retour Géraldine continue néanmoins d’attiser la colère et la jalousie de Sire Léolin. Elle disparaît au moment où son rôle deviendrait insoutenable comme fille du seigneur de Tryermaine, et prend alors la forme du fiancé absent. Mais Christabelle subit ses attentions avec un malaise inattendu : sans l’insistance de son père, douloureusement surpris de sa froideur, elle rendrait au chevalier sa parole. Elle finit pourtant par s’approcher de l’autel avec ce prétendant odieux. Mais au dernier moment le fiancé véritable survient, lui montre l’anneau qu’il a reçu d’elle. Et l’autre disparaît. La cloche du château annonce le mariage, et l’on entend la voix de la mère, qui sur son lit de mort avait prédit sa présence ; la cérémonie se déroule, suivie d’un entretien où se dissipe le malentendu entre Christabelle et son père.
Augmenté d’une fois et demie sa longueur, il eût sans doute été facile de démontrer abondamment la cohésion du poème, de définir l’intervention lucide de la volonté sans laquelle Coleridge ne conçoit pas que l’on trouve plaisir à la lecture, ni que le poète s’assigne une tâche valable. « Il ne doit pas y avoir seulement association », nous dit-il, « mais union, interpénétration de la passion et de la volonté, de l’impulsion spontanée et du propos volontaire. » Comment reconstruire ce « propos », élément essentiel, au delà de la seule émotion, d’une joie que l’homme ne peut éprouver que tout entier ? Car, une fois « accrues la vivacité et la sensibilité à la fois de la vie affective en général et de l’attention..., lorsqu’une nourriture adéquate et une matière appropriée ne leur sont pas fournies, fatalement une déception s’ensuit 57 ». Seul l’examen des personnages et des situations peut éclairer le chemin.
Fille unique, orpheline de mère, l’héroïne représente à la fois les privilèges de la haute naissance, de la richesse et de la beauté, la prudence nécessaire au maintien de leurs effets en elle-même, la fidélité à une tradition dont elle recueille les bienfaits, le cadre de la protection paternelle et d’une certaine solitude. L’amour, l’inquiétude au sujet de son fiancé, le spectacle d’un monde plein de dangers, composent en elle l’intensité complexe nécessaire à la vie et au bonheur, déterminent sa foi religieuse. Elle possède la clef du château, la confiance de son père, parle au besoin en son nom, pratique l’hospitalité médiévale, est aimée de ceux qui l’entourent et des animaux même. Créature humaine, vulnérable par ses qualités aussi, elle doit défendre sa paix contre ses tendances les plus naturelles, contre la contagion du mal, ou contre tels éléments de son être, qui en autrui, différemment utilisés, créent la souffrance.
Coleridge a mentionné comme trait du caractère de Christabelle, présent à son esprit dès la conception du poème, la conscience d’une mission auprès des incroyants et la recherche du martyre. Sans nous orienter par lui-même vers la constatation de ces tendances, le récit peut leur servir de cadre. L’acceptation du privilège, en effet, contredit à la fois la doctrine évangélique et la justice élémentaire. La sécurité et le confort que goûte la jeune fille peuvent lui apparaître non seulement immérités, mais odieux, en particulier lorsqu’elle songe aux privations et aux dangers encourus par son chevalier absent. Sa propre présence à minuit dans la forêt n’est plus seulement imprudence sur le plan terrestre, mais compensation anticipée d’un bonheur solitaire, tentative de communion avec l’ensemble de ses frères en Christ, loin de l’iniquité et de l’envie fatales à la sincérité comme à la propagation de sa foi. L’admission immédiate et inattendue de l’étrangère en son propre lit prend alors figure d’acte fraternel à l’égard d’un être qui souffre, sans d’ailleurs aucunement exclure l’offre de soi-même à des risques aussi graves qu’indéfinis, équivalente au martyre pour une vierge et pour une fiancée. Les efforts de Christabelle pour introduire dans le château Géraldine défaillante sont d’autant plus méritoires ou héroïques qu’elle invoque à chaque pas les saints, dans une peur d’où le goût de l’aventure ne paraît pas être absent. Elle refuse en effet de percevoir une présence démoniaque suffisamment manifeste, la ranime à deux reprises par la parole et par le vin qu’elle lui offre, avant de se mettre nue à sa merci. Les soupçons naissent seulement alors, affreusement confirmés par la vue des seins décharnés et d’une vaste tache morbide : le trouble et l’incertitude ont disparu ; il n’est pas trop tard pour reconnaître en soi le rôle subtil de la chair, pour dominer la crainte de sa victoire en autrui, dût-il s’agir de son fiancé même, pour ne pas l’aggraver en lui concédant une puissance absolue ou irrésistible. Horrifiée par le contact et contrainte au silence par l’incantation, l’héroïne peut encore opposer au mal non seulement l’aide toujours accessible des saints ou des purs esprits, mais la confiance en elle-même née de sa fidélité aux pratiques, aux usages et aux devoirs quotidiens.
Le spectacle, au réveil, de sa compagne à nouveau vêtue, sa beauté plus éclatante encore après le sommeil, malgré ses tares maintenant voilées, laissent à Christabelle la certitude d’avoir péché, au cours de rêves trop intenses : l’intervention de l’étrangère entre l’héroïne et son fiancé, selon le plan des parties non rédigées, fait songer à la suggestion d’un cruel soupçon d’infidélité, et aux troubles imaginatifs ou sensuels qui en ont pu naître. La jalousie inévitable de Christabelle s’oriente naturellement vers Géraldine ; elle ressurgit à la vue de cette dernière embrassée par Sire Léolin, qu’ont séduit à son tour sa tristesse et sa grâce, et qu’a troublé l’illusion de son identité. Frappée en ses deux amours, la jeune fille ne semble plus avoir d’autre recours que les sortilèges mêmes dont elle est victime : elle imite un instant les regards de haine, les attitudes maléfiques qui la torturent, et attire ainsi contre elle-même la colère que son père devrait éprouver contre Géraldine.
Mais elle se ressaisit, grâce à l’intervention surnaturelle méritée par son innocence, sa foi, sa fidélité consciente au devoir. C’est elle, en somme, qui subit les attaques les plus violentes, et qui par l’amour et finalement la maîtrise de soi rassemble autour d’elle l’aide des esprits purs, traverse tenacement la souffrance, permet que soient dessillés les yeux de son père, et justifiées les intuitions du poète Bracy. Peut-être la recherche sincère du martyre, le renoncement au monde, l’acceptation totale du destin quel qu’il soit, sont-ils jugés par Dieu suffire aux exigences de la condition humaine, mériter le bonheur enfin trouvé par Christabelle. Encore faut-il, pour être pur, que le désir en ait été subjugué !
La métamorphose en chevalier de Géraldine, d’abord apparemment femme, puis sa disparition définitive, dans la partie non rédigée du récit, ne permettent de lui attribuer aucun sexe. Elle ne semble plus être qu’une puissance surnaturelle, qui tout ensemble subit et propage le mal. Si les initiatives qu’elle prend ou qu’elle poursuit trouvaient leur but essentiel, la conception de son rôle serait inconciliable avec le mysticisme de Coleridge. En fait, elles échouent. Mais elles s’accompagnent des sentiments qui correspondent à la forme humaine. La pitié de Christabelle pourrait s’exercer à propos de la souffrance réelle éprouvée par l’inconnue. Celle-ci lutte au moment de franchir la porte du château : à cette étape décisive sur le chemin de la cruauté, elle se comporte comme un être conscient d’un idéal opposé à son entreprise et dont elle sait la supériorité. Son adhésion pratique au mal est assez certaine pour lui interdire d’invoquer la Vierge, pour susciter hors d’elle-même l’impulsion hostile de la chienne de garde et le jaillissement soudain d’une flamme parmi les tisons mourants du vestibule. Mais sous la lampe de la chambre elle s’affaisse encore ; et lorsque l’âme de la mère lui fait sentir sa présence, elle s’agrippe à son rôle comme à sa vie même, et l’enrichit d’une déclaration de reconnaissance pour son hôtesse. Ostensiblement conforme au service obtenu et aux nécessités de l’action, ce sentiment n’a même pas besoin d’être simulé, puisque Christabelle obéit à la suggestion de l’étrangère, l’aide et la soulage dans l’accomplissement de sa destinée. Au moment où Géraldine se dévêt, où le parallélisme devient saisissant entre sa malfaisance imminente et sa flétrissure, l’oppression et le frisson trahissent son angoisse, inutile par elle-même à la progression des évènements qu’elle doit provoquer. Le poids intérieur qu’elle semble soulever péniblement, son regard de victime, son effort pour ajourner l’acte, impliquent à leur tour un conflit avec la conscience morale. Le bonheur maternel enfin goûté par elle lorsque, paraissant dormir, elle tient la jeune fille entre ses bras, n’est qu’une autre survivance d’humanité, peut-être inséparable de la forme féminine, dans un corps humilié, parmi des instincts déséquilibrés. Vaincue chez Géraldine, victorieuse chez Christabelle, la notion du bien et du mal est visiblement présente chez l’une et chez l’autre. Et des deux, celle dont la situation obtient le moins de réaction critique, exige moins d’initiative que de résistance instinctive, Christabelle, est en fin de compte celle qui souffre le moins.
Au lieu d’être donc un raffinement de cruauté à l’égard de la jeune fille ainsi écartelée entre la terreur et la pitié, la souffrance manifeste de l’étrangère prend une signification à la fois psychologique et métaphysique. L’aveu qu’elle en fait au moment crucial de l’incantation prend pour intérêt principal sa sincérité même : il pourrait se renouveler sans invraisemblance chaque fois que Géraldine fait naître la pitié, ou lorsqu’elle la confirme, déjà nettement agissante, par un mensonge matériel qui perd le caractère d’une simulation, qui assure seulement l’utilisation maléfique d’une situation réelle. Victime du hasard ou d’une injustice cruelle, vouée à décevoir dans l’horreur tous ceux que peut troubler sa beauté, incapable de consacrer par l’union ses propres sentiments éventuels, elle ne connaît plus que « la honte et le chagrin » ! Elle rôde autour d’amours plus heureuses, espérant vainement y participer à l’occasion d’un contact physique. Elle mendie la pitié au moment où l’attraction qu’elle subit s’avère aussi inexorable que celle qu’elle a exercée, où elle détruit ce qui l’attire. Elle éteint délibérément en elle-même l’émotion humaine devenue source de torture, et se réfugie dans la cruauté faute de sa part de bonheur. Elle montre d’autre part la persistance, chez l’être le plus lourdement enchaîné par la haine, d’une aspiration nostalgique vers l’amour, le sentiment d’une contradiction entre la beauté d’abord revêtue pour la séduction et la bassesse de son emploi, l’impossibilité pour un esprit malin et à plus forte raison pour l’homme, d’effacer de lui-même la présence divine. La hâte fébrile d’aboutir pendant l’heure qui lui est accordée n’est plus pour l’être excommunié du recours au bien par quelque égarement ou accident, que sa seule et douloureuse chance d’affirmation personnelle, d’insertion dans le plan cosmique, que son résidu d’action et d’existence possible. L’accord serait ainsi maintenu avec la vision de l’univers où Coleridge avait instauré l’amour comme élément vital de la solidarité et de l’harmonie, indépendamment de sa résorption mystique de la cruauté et de la souffrance en la majesté et en la bonté finales de l’œuvre divin.
Bien que non spécifiquement didactique, le poème reflète certaines de ses idées, dont la préexistence a pu déterminer le choix de tels caractères, descriptions ou images, de préférence à d’autres dont le rôle fût resté purement décoratif. Même dans le cadre de la tradition ou de l’hérédité, l’opposition est extrême entre l’automatisme du père, au lieu de la sagacité qu’aurait dû lui apporter l’expérience, et l’intensité de la vie émotive, le progrès de la volonté lucide chez Christabelle. La spontanéité de ses mouvements malgré son attention constante à tout ce qui l’entoure ou la sollicite, avant qu’elle ait encore franchi le seuil des responsabilités urgentes, et d’autre part sa démarche courageuse au milieu de tant d’inconnu, font de sa personnalité ardente et pure une source de lumière, un centre d’amour pour quiconque peut familièrement l’observer, un lieu d’élection de la grâce divine et du salut de l’âme. La pureté, la fidélité réfléchie à soi-même, la recherche de l’harmonie vitale, jouent aux yeux du poète un rôle plus directement important que la poésie même, représentée par la sensibilité du barde aux tragédies qui éprouvent auprès de lui l’être le plus précieux au regard de tous. Malgré les joies de l’expression poétique, Coleridge ne plaçait-il pas avant toute autre l’œuvre d’art de la vie même ?
Sous une forme moins inhumaine, Géraldine s’apparente à la Vie-dans-la-Mort du « Vieux Marin », sur le visage de laquelle voisinaient les couleurs chaudes de la vie et l’horreur de la lèpre. Ici encore il est permis d’entrevoir un reflet de la destinée conjugale du poète, éprouvée pour une part, pour l’autre inexorablement pressentie : il n’a pas omis, à son heure, d’appeler notre attention sur « cette région des pensées inconscientes, souvent d’autant plus opérantes qu’elles sont plus indistinctes 58 ». Éblouissante lorsqu’elle est vêtue, effrayante dans sa nudité, Géraldine peut symboliser aussi, hors du déterminisme psychologique, l’absence éventuelle de signification morale de la beauté, l’infidélité de l’individu, en tant que chaînon biologique, à la victoire vitale et à la suggestion spirituelle de l’harmonie des formes dont il est le détenteur, et qu’il lui incombe d’interpréter par son exemple comme issus de l’amour et tendant à l’amour. Cette inclusion du point de vue moral parmi les angles d’observation du poème ne saurait qu’enrichir la perception de sa beauté : aux yeux de Coleridge celle-ci restait toujours « compréhensive », exigeait que l’on considérât « non seulement son équilibre vivant, mais au même titre tous les accompagnements qui même en le troublant sont nécessaires à son renouvellement et à sa prolongation ». Si « une perfection sensuelle intelligible, en l’absence du sentiment moral », lui était concevable parfois en musique et en peinture, elle ne l’était pas en poésie 59.
Ni l’utilisation éventuelle de tel fait ou image déjà présents dans la Bible, dans les vieilles ballades, dans Saadi, Marlowe, Milton, Lewis ou Bartram, ni même la richesse morale ou symbolique de l’œuvre n’auraient cependant assuré sa beauté permanente sans l’intensité de la vie intérieure et la convergence de toutes les énergies du poète vers l’expression ou la suggestion musicale. Il suffit de comparer à telles notations, précises et intéressantes par elles-mêmes, de Dorothy Wordsworth en 1798 à la suite de leurs promenades, les évocations dans Christabel des mêmes aspects de la nature, pour constater à la fois l’authenticité, la qualité de la participation psychologique de Coleridge et l’originalité de sa création. Dès les premiers vers, la description du château se peuple d’émotions ou d’émerveillements personnellement éprouvés devant la vie profonde de paysages médités chaque jour. Les groupes de sens, dans les strophes purement descriptives de la première partie, encadrent de leur densité et de leur brièveté les silences ou les répétitions où la peur s’approfondit, se féconde de conscience lucide, porte pleinement son message, où les objets deviennent des présences irrécusables, où la fusion s’opère de l’âme avec eux. Fidèles à leur nature dans leur diversité, les êtres sont au diapason de l’esprit, qu’il s’agisse de la chienne de garde plus sensible que les humains à la survie de ceux qui les ont aimés, des hiboux silencieux pendant que l’inconnue veut imposer par le contact corporel la contagion de la haine, ou de l’unique feuille rouge avant son détachement de l’arbre, tendue vers le ciel comme un suprême regard. Entre la hâte des deux femmes et la lenteur que leur impose leur volonté de pénétrer inaperçues dans le château, dans la cour, le vestibule et la chambre, chaque étape, chaque souffle, chaque émotion, chaque visage réel ou sculpté, garde son identité, sa netteté nécessaires, en un rythme haletant soutenu par des silences compacts d’attention et de décision. L’étrangeté de la situation initiale va croissant et se spiritualise jusqu’à la dénudation symbolique et l’incantation finale. C’est à peine si le narrateur et le lecteur gardent leur existence distincte, résorbée dans la vie envahissante des protagonistes.
Composée deux ans plus tard, la suite du récit perd à la lumière du jour la toute-puissance de son mystère, et par la présence de nouveaux personnages la spontanéité et la concentration naturelles au seul dialogue. Les échos des coups de matines, multipliés dans la montagne par les trois fossoyeurs damnés et par le diable, interposent de vastes distances entre l’héroïne et le danger ; et la réapparition de Géraldine avec une beauté nouvelle dissipe ou atténue les angoisses traversées. L’aveuglement de Sire Léolin rappelle l’insensibilité de l’équipage du « Vieux Marin » à tout ce qu’il est essentiel de percevoir, et contraste avec l’orientation de Christabelle, rapide étant donné sa jeunesse, vers la vérité et la résistance urgente. Seul le rêve du barde, parmi le déroulement mécanique des projets d’escorte et de tournoi, entre l’imposture et la haine de Géraldine, est un joyau de couleur et de lumière. L’incertitude de la lutte entre les forces de vie et de mort s’immobilise en une tension lourde ; sa propre carence interdit toute décision opportune au chef naturel, et tout effet aux intuitions justes, de même que le sortilège avait, dans la première partie, contraint la jeune fille au silence.
De même que s’étaient intégrés spontanément dans la contexture de l’œuvre d’abord les paysages de Quantocks, ou plus exactement leur atmosphère aux heures choisies pour les évènements narrés (tels états de la nuit ou du ciel, appels d’oiseaux, physionomies d’arbres ou survivances de feuillages, jappements d’un chien de garde voisin, ou tels intérieurs familiers, celui peut-être d’Alfoxden House qu’habitaient près de Holford Wordsworth et sa sœur, et par ailleurs les échos, les étangs, les noms de lieu du Cumberland), puis la dissension entre Lamb et Coleridge à là suite des déformations calomnieuses de Lloyd, dans la deuxième partie du poème, Coleridge insérait sous le titre de « conclusion » à cette dernière vingt-deux vers inspirés par son fils Hartley alors âgé de quatre ans à peine. Ils manifestent nettement la profondeur chez le poète des joies et de l’affection paternelles, et leur importance dans sa vision cohérente de l’univers. Leur effort d’analyse psychologique en présence d’un phénomène courant bien qu’à première vue étrange (l’emploi familier, prétendument plaisant, par certains pères à l’adresse exclusive d’un enfant adoré, d’appellations normalement grossières ou agressives) témoigne, en outre, d’une pénétration et d’une subtilité égales à la complexité du problème 60. Mais ils constituent plutôt une série d’orientations de la pensée vers des solutions possibles, que d’élucidations immédiatement suffisantes. Ils sollicitent donc, – Coleridge le reconnut implicitement lui-même –, l’approfondissement ou la justification, et d’autre part la recherche de leur liaison réelle avec la partie de l’œuvre qu’ils devaient couronner ou éclairer.
Les six premiers vers évoquent avec un bonheur extrême la légèreté, la joie, la grâce, la vulnérabilité inconsciente et paradisiaque de l’enfant, la prédominance incontestée du divin en tous ses mouvements, ou plutôt l’équilibre, la fusion, l’identité en lui des éléments spirituel et concret : révélation qui frappe de sa toute-puissance les pères les moins soucieux de vie intérieure, les moins prédisposés à la tendresse, les plus absorbés et satisfaits par l’existence matérielle. Aussi l’émotion ne permet-elle à certains d’entre eux ni la maîtrise de soi, ni le choix de leurs moyens d’expression ; et le flot de paroles par lequel rendre témoignage et hommage à la vie dont ils n’ont été que les porteurs physiques, couvre-t-il l’enfant d’ironiques injures, heureusement perçues comme irréelles, au lieu de louanges et de caresses.
La vérité soudainement surgie peut alors infliger au père, par contraste avec la pauvreté de son être habituel, un sentiment d’insuffisance irréparable, d’infidélité et de trahison, d’infériorité et d’envie à l’égard de l’enfant, messager d’une harmonie divine. L’amertume dépossède alors l’amour de son langage, ne lui laisse pour ressource que des apostrophes contradictoires, conformes seulement à des habitudes de domination et de violence. Peut-être y a-t-il plaisir à constater en soi la présence simultanée de vies adverses dont l’ancienne a pu se fixer dans l’automatisme, alors que la seconde répugne à cet esclavage. Peut-être le recours aux paroles offensantes, au moment où l’âme paternelle s’oriente vers le pôle opposé, témoigne-t-il par son étrangeté même de la victoire sur le vieil homme. Peut-être chaque appellation involontairement injurieuse stimule-t-elle la conscience qui la réprouve, l’amour et la pitié qui viennent de naître. Peut-être aussi, hélas ! dans un monde où règnent le crime, le chagrin et la honte, cette confusion de termes ne traduit-elle pas le recours à l’antiphrase, mais seulement des habitudes nées de la souffrance et de la rage, invincibles par l’intelligence tardive de réalités supérieures.
Par quel chaînon logique Coleridge avait-il l’intention de relier ces observations et ces réflexions à la deuxième partie du poème ? Sans doute considérait-il comme aussi inévitable que pitoyable la colère du vieux baron, partagé entre son amour pour sa fille et sa fidélité à son épouse morte, c’est-à-dire entre son attachement aux siens, et de l’autre côté le surgissement des instincts qu’avait surtout depuis son veuvage immobilisés sa vie familiale, le souvenir inattendu de sa liberté antérieure au mariage, lors du réveil de sa virilité par la beauté et les flatteries de Géraldine. Sous cette colère, plus subie que profonde, il faut voir la présence du remords, inséparable de la conception à laquelle il avait longtemps conformé sa vie. Son comportement, non plus que celui des pères qui substituent impulsivement des appellations péjoratives aux caresses verbales, n’affecte pas son amour paternel ; il traduit seulement le conflit entre la faiblesse, l’instabilité irrévocables de la condition humaine, et le choix d’une discipline conforme aux révélations divines. Le personnage de Christabelle représenterait ainsi, sous la forme terrestre, la possibilité de la victoire de l’esprit malgré la puissance des forces adverses, malgré l’enchaînement de sa parole par le sortilège, – et sa valeur même pour autrui, à la fois comme exemple, comme source de confiance, comme médiatrice de la grâce. Il resterait à supposer, pour satisfaire à une symétrie parfaite, quelque incontinence verbale du vieillard ; mais le texte ne la contient pas ; et les apparences, mal méditées il est vrai, constituaient pour lui une provocation, exigeaient une pénétration et une initiative qui ne lui avaient pas été imparties.
Christabel avait coûté à Coleridge beaucoup de travail. Il craignait, lors de ses projets d’achèvement, de ne pas réussir à en communiquer l’idée maîtresse, « à tous égards subtile et difficile 61 ». Et il envisageait une reprise de la composition, avec « de nouveaux personnages et un plus grand nombre d’évènements », pour la masse des lecteurs. Heureusement peut-être, à l’avis de son fils Hartley, il n’y modifia rien. La réception qui lui fut accordée, lorsqu’elle parut en 1816, confirma la division des critiques en deux camps, les traditionalistes qui l’exécrèrent, et la génération nouvelle qui l’acclama. The Examiner déplora la « joliesse superficielle » du style mise au service d’une histoire « pétrifique ». The Anti-Jacobin n’éprouva que « stupéfaction et répulsion ». The Edinburgh Review considéra l’œuvre comme « absolument dénuée de valeur, du moindre rayon de génie d’un bout à l’autre ». À l’opposé se manifestait l’admiration de Lamb, de Byron, de Walter Scott, et même, pour les seuls vingt-cinq vers consacrés dans la deuxième partie à l’amitié perdue, celle de Hazlitt. Pourtant, nous dit Coleridge en 1819, « un certain génie dans une brochure intitulée L’Hypocrisie Dévoilée, vient de déclarer le poème le plus obscène qui soit en langue anglaise. Il semble que Hazlitt, par pure malignité, ait répandu le bruit que Géraldine était un homme déguisé. J’ai vu à Coleorton un vieux livre où Le Paradis Perdu devenait un ouvrage obscène ; je suis donc en bonne compagnie 62 ». Byron, Scott, Keats, devaient s’en inspirer.
Le poème eût sans doute été achevé dans la paix et l’enthousiasme qui auprès de ses amis permettaient alors à Coleridge de pleinement s’exprimer, si Lloyd, à qui la reconnaissance était aussi impraticable que la justice, n’avait perfidement déformé auprès de Lamb, sinon inventé de toutes pièces, quelques-uns de ses propos, et tenté de le discréditer publiquement dans un roman sans autre intérêt. La malignité découverte, et, même provisoire, le brusque changement d’atmosphère entre Lamb et Coleridge, fut pour celui-ci, qui n’avait rien à se reprocher, un coup très violent, dont témoignent dans Christabel les vers sur l’amitié perdue. Il serait même étonnant que la deuxième partie du poème n’eût pas souffert autrement de cette méchanceté morbide. Coleridge tomba malade, et dut se retirer, en mai 1798, « dans une ferme solitaire entre Porlock et Linton ».
Du moins devons-nous à la folie de Lloyd, sinon la compensation inconcevable du dommage, une dérivation accidentelle, aussi rare que magnifique, de l’activité du poète. Avec sa modestie coutumière lorsque nul fâcheux ne venait gauchir son dialogue avec lui-même, sa préface à Kubla Khan, lors de sa publication avec Christabel en 1816 sur les instances de Byron, n’accorde d’intérêt à ce fragment, « vision à l’intérieur d’un rêve », que celui d’une curiosité psychologique plutôt que d’un prétendu mérite poétique quelconque : les exigences de Coleridge à l’égard de lui-même confirment par cette rigueur la présence en lui d’un classique. Pour échapper à la névralgie et à son tourment moral, il avait, selon l’usage courant, recouru à l’opium, sans dépasser alors les doses bienfaisantes ni enchaîner en rien sa volonté. « L’auteur resta environ trois heures dans un sommeil profond, au moins des sens externes, au cours duquel il est convaincu de la manière la plus vive qu’il ne put composer moins de deux à trois cents vers, si l’on peut à la vérité appeler composition le surgissement devant lui de toutes les images en tant que choses, et la production parallèle des expressions correspondantes sans aucune sensation ou conscience d’effort. Il lui parut au moment du réveil en avoir le souvenir net en leur totalité ; et prenant sa plume, son encre et son papier, il transcrivit immédiatement et ardemment les vers ici préservés. » Une visite inopportune, qui dura plus d’une heure, ne laissa subsister du reste qu’une impression vague. Et tout projet d’achèvement « de ce qui, pour ainsi dire, lui avait originellement été donné », s’avéra irréalisable.
Nombre d’expressions éparses dans le poème sont empruntées à Purchas, Bruce, Beckford, Bartram, l’une même à Collins ; leur trace a été retrouvée dans près d’une trentaine de vers. La lecture de Purchas, interrompue par le sommeil, fournit à Coleridge son thème initial : l’érection, sur l’ordre de Kubla Khan, d’un palais somptueux à l’endroit où le fleuve sacré, après cinq milles de méandres, disparaît en des cavernes immenses (tel l’Alphée de Sénèque le Philosophe) pour se perdre en un océan mort. Vient ensuite l’évocation de la source du fleuve, projeté avec des roches énormes, par éjaculations récurrentes, du fond d’un abîme au flanc de la montagne. Soudain, à l’intérieur même du rêve apparaît le rêveur, rappelant sa vision passée d’une vierge abyssinienne, qui chantait sur sa lyre le mont Abora. Il déclare alors dans sa tristesse que s’il pouvait ranimer en lui sa symphonie et ses paroles, de sa propre joie naîtrait une musique telle, qu’il ferait à lui seul surgir dans les airs le palais du Khan et ses cavernes de glace ; et que dans leur frayeur les témoins de son acte reconnaîtraient sa puissance et son origine sacrée.
La répartition savante entre trois mesures des 54 vers rimés laisse la prédominance au pentamètre iambique, qui en caractérise vingt-cinq, les deux tiers des autres étant tétramètres, et à peine une douzaine trimètres. Ces deux dernières mesures prennent d’autant plus de relief qu’elles sont en minorité : leur brièveté conjuguée avec celle de la première phrase énonce d’abord avec une netteté souveraine l’ordre du Khân, avant que deux enjambements suggèrent la majesté lente du fleuve en son cheminement vers les ténèbres. Pour annoncer l’exécution fidèle, deux autres tétramètres épousent le rythme de l’ordre. La fécondité de la conception et de l’obéissance unies émane de l’adoption du pentamètre autant que de l’énumération des mouvements, des odeurs ou des formes. La pénétration du ravin à travers les cèdres, l’envahissement de l’émotion devant l’appel du lieu aux amours démoniaques, et le bouillonnement inexorable du gouffre coïncident alors avec le nombre accru des vers groupés en une seule phrase, avec l’adjonction successive à sept d’entre eux d’une syllabe catalectique qui les fait déborder sur l’infini, et qui, absorbant avec eux la totalité du souffle, communique l’oppression de la terre projetant sans cesse hors d’elle-même le fleuve ou les rocs.
Lorsque survient au contraire l’aboutissement de la poussée, l’énergie et la plénitude du dernier monosyllabe scellent chaque vers d’un choc définitif (17 à 22), jusqu’au moment où entre les explosions rocheuses le jaillissement de la colonne d’eau soulage la terre comme un accomplissement, un allègement dont nous serions participants : la fin des vers 23 et 24 coïncidant alors avec celle d’un groupe de sens, leur syllabe catalectique prend une valeur nouvelle, dispense une liberté, une possibilité de reprise.
La répartition des consonnes comme des sonorités, la hantise d’allitérations proches et puissantes, ou espacées et subtiles, la suggestion de l’effort prolongé par l’accumulation de pauses minimes entre telles finales et initiales, et celle de glissements ou mouvements heureux, libres de conflits avec la gravitation universelle, s’allient à la succession même ou au rappel des phénomènes pour montrer à quel point pouvait garder son efficacité au cours d’un rêve une maîtrise des ressources musicales de la langue due aux intuitions les plus sûres, aux méditations les plus rigoureuses, à l’attention la plus fine. Les tétramètres réapparaissent, aux rimes masculines et féminines entrelacées (31-34) lorsque le mouvement se résout en lumière et en harmonie. Puis deux pentamètres formulent comme un écho la joie du contemplateur idéal.
L’évocation inattendue de la jeune Abyssinienne ne pouvait refléter l’extase qu’en adoptant à son tour les mesures courtes, plus proches de l’exclamation pure. L’archaïsme des termes et de l’instrument approfondit l’allitération des deux accents majeurs séparés par un iambe atténué (37). Le vers suivant voile de nostalgie le souvenir, dont le pronom neutre, même logiquement inévitable, confirme l’éloignement, mais où le rappel de la danse et du chant ranime mélodieusement l’image. Les treize derniers vers retentissent d’abord comme l’explosion de puissance que susciterait la restitution de cette présence intérieure, puis comme celle de la révélation que serait pour les spectateurs effrayés le surgissement magique du palais et de ses cavernes. L’acte spirituel déroulerait ses conséquences, le chaos se grouperait en formes aussi éblouissantes qu’en pouvait faire construire l’ordre du Khân, mais dont l’épanouissement immédiat manifesterait en leur créateur l’inspiration divine.
« Curiosité psychologique », nous dit la préface. Oui, puisqu’il s’agit d’une composition tout entière achevée pendant le rêve. Il faut alors admirer non seulement la coordination dont Coleridge était alors capable, mais la précision rare, au sortir du rêve, de sa prise sur lui. Il est donc difficile de se contenter d’y voir une fantaisie purement décorative, nettement opposée à ses tendances, à ses préoccupations conscientes et à sort activité générale. Il souligne la difficulté de compléter ce fragment par ses propres moyens, et le considère comme un don ; mais qui, sinon lui, pourrait être le donneur ? Peut-on comparer les quelques lignes de Purchas, malgré le charme de l’orthographe ancienne et la naïveté de l’énumération, à l’évocation somptueuse et à l’incantation permanente du poème ? Coleridge seul, sans aucun doute, grâce à une connaissance de soi exceptionnellement profonde, aurait pu en préciser le symbolisme dans tout le détail. Il est impossible cependant de n’y pas voir une protestation véhémente contre l’incompréhension à son égard, et une profession catégorique de foi en la prééminence de l’esprit. Lorsqu’on tient compte de ses souvenirs les plus vitaux, et des éléments de sa vie intime à l’époque de cette transcription, on voit au premier plan la mort prématurée de son père, l’exil pendant neuf ans à Londres, la mort de son frère Luke, celle plus irréparable encore de sa sœur Anne, son propre abandon par Mary Evans pour un fiancé plus apte à la fondation matérielle d’une famille, enfin et surtout, hors du plan de l’amitié, sa solitude sentimentale approfondie dès ses fiançailles à Sara Fricker, et aggravée depuis son mariage malgré son besoin de tendresse et ses efforts, La conduite odieuse de Lloyd et la froideur de Lamb ravivaient toutes les souffrances traversées, transformaient sa vie en un naufrage où sombraient autour de lui ses appuis les plus chers ; et la naissance de son deuxième fils, Berkeley, le 14 mai 1798, augmentait des responsabilités et des difficultés déjà lourdes. Au cours d’une étude trop rapide, malheureusement fondée sur des témoignages peu sûrs et sur un examen sommaire du texte, on a pu signaler l’origine sexuelle ou obstétrique de plusieurs images de Kubla Khan. Bien que l’auteur y insiste moins que sur telles interprétations hâtives, le parallélisme avec la physiologie ainsi observé en passant ne semble guère contestable 63, et répond à l’épanouissement dans le rêve des instincts socialement ou matériellement réprimés. Il cède cependant en intérêt à celui des vers 30 et 36 ou 47, comparés à la troisième strophe (originale alors que les suivantes sont imitées de Cotton) du petit poème intitulé Separation, dont on suppose qu’il fut écrit en 1805. « L’Amour fidèle », y est-il dit, « n’est-il pas d’un plus haut prix que la Forme extérieure, même belle à nos yeux, que l’étincelant et féerique palais de glace de l’Opulence, ou que l’écho d’une ascendance orgueilleuse 64 ? » Si L’image identique, la ressemblance frappante des termes, portent ici leur interprétation donnée par Coleridge même : le palais et ses cavernes de glace symbolisent et condamnent à la fois la beauté frigide et la richesse, dont Mary Evans pressentait que le poète ne l’assurerait pas aux siens, et qu’elle lui préféra ; dont d’autre part Mrs Coleridge lui reprochait agressivement chaque jour son inaptitude à la créer. Ces reproches injustes et cruels qu’aurait dû suffire à lui éviter sa santé, la nécessité de quitter Stowey, s’alliaient pour lui imposer une angoisse contre laquelle Kubla Khan reflète sa lutte courageuse. Que n’eût-il pas accompli si une femme l’avait aimé ? Mais nul amour ne devait lui rester fidèle, nul ne pouvait dépasser le degré de réalité de cette vierge d’Abyssinie, dans une vision déjà lointaine. La strophe de Separation pourrait servir d’épigraphe à sa vie même.
Et n’avait-il pas déjà fait surgir, comme d’un coup de baguette magique, sinon le palais du Khân, la solution de ses embarras budgétaires les plus criants, la disparition de toute excuse aux éclats de colère qui ruinaient ensemble sapais et son imagination créatrice ? Il avait été l’objet, depuis la désaffection de Lloyd et son départ de chez lui en 1797, d’une générosité rare des frères Wedgwood, fils du grand céramiste, qui le voyant près d’accepter pour 150 livres par an les fonctions de pasteur auprès des Unitariens de Shrewsbury, l’incitèrent à se consacrer uniquement à la poésie et à la philosophie en lui offrant une rente annuelle de la même somme. La moitié assurée par Thomas Wedgwood fut dûment versée à Coleridge jusqu’à sa mort, tandis que Josiah, déçu sans doute par l’irrégularité de ses publications, mais oublieux de sa propre parole, et de l’absence de toute condition mise au paiement promis, devait cesser toute contribution à partir de 1811.
La présence à Nether Stowey de Thelwall, « jacobin » notoire, et l’abstention de toute pratique cultuelle de la part de Wordsworth, avaient suffi pour susciter à son endroit l’intolérance religieuse, et pour lui faire refuser par le propriétaire d’Alfoxden House le renouvellement de son bail. C’est alors qu’il projeta avec Coleridge un séjour en Allemagne, où devaient les accompagner Dorothy et Mrs Coleridge. Pour des raisons d’économie sans doute, celle-ci décida de laisser partir son mari seul, sans abandonner l’intention de le rejoindre, et resta près de ses enfants. Après avoir reçu de Cottle trente guinées en échange du manuscrit des Lyrical Ballads, les trois amis, embarqués à Yarmouth le 16 septembre 1798, arrivaient le 19 à Hambourg. Wordsworth pouvait y converser en français, longuement et substantiellement, avec Klopstock, et traduire ses réponses aux questions formulées en latin par Coleridge. Il s’agissait, conformément à leur projet, d’apprendre l’allemand, puis d’étudier les sciences physiques et naturelles. Beaucoup moins sociables que Coleridge, les Wordsworth ne devaient tirer de leur séjour aucune connaissance cohérente de la langue. Il les laissa partir seuls à Goslar au bout de quelques jours, et s’installa judicieusement à une vingtaine de kilomètres au sud de Lübeck, dans la charmante petite ville de Ratzeburg : l’excellent pasteur qui l’hébergeait, pendant plusieurs heures chaque jour lui faisait explorer la ferme, le jardin, la maison, de la cave au grenier, lui parlant et le faisant parler à propos de chaque objet. Ses abondantes conversations avec les enfants, dont il partageait les jeux, contribuèrent, écrivit-il à Poole, à lui valoir « une connaissance de la langue plus intime qu’il ne l’eût pu tirer d’œuvres purement littéraires ou même de la société cultivée ». Dès la mi-février, il était en mesure de suivre avec fruit, à l’Université de Goettingue, non seulement les conférences du biologiste Blumenbach, mais parfois celles d’Eichhorn, commentateur rationaliste du Nouveau Testament, et de disputer assez pertinemment pour ébranler son assurance. Sa prononciation, de son propre aveu, restait fort mauvaise.
Plus soucieux de variété stimulante que des entretiens qu’il eût cherchés s’il avait entrepris en spécialiste l’exploration de la culture allemande, il ne s’était guère adonné aux contemporains les plus célèbres, tels pourtant que Goethe, Schiller, Kant, Fichte, Schelling, Schlegel. Il avait abondamment satisfait sa curiosité générale ; il lisait sans effort, même les vieux dialectes : le but essentiel était atteint, par la multiplicité des contacts sociaux comme par l’inévitable acuité de ses observations. Il ne semble pas avoir eu le sentiment, à l’égard de l’Allemagne, d’un apport ultérieur possible qui justifiât l’approfondissement des acquisitions déjà réalisées. Malgré son peu d’enthousiasme pour un drame qu’il trouvait lourd et terne, il put cependant s’acquitter très vite pour l’éditeur Longmans, pendant l’hiver qui suivit son retour, d’une traduction en vers du Wallenstein de Schiller, que Walter Scott jugea beaucoup plus belle que l’original, et Carlyle à la fois la meilleure et la seule acceptable parmi toutes les versions anglaises d’œuvres allemandes.
Les Satyrane’s Letters, extraites pour une large part de la correspondance alors adressée à Mrs Coleridge, qui seule pouvait le renseigner sur le progrès des enfants, et avec qui l’entente était praticable à distance, évoquent avec netteté les aspects les plus familiers de sa vie. L’éloignement de ses enfants, et même de sa femme dont il tentait encore de se persuader qu’elle lui donnerait quelque jour paix et tendresse, lui fit alors multiplier à son égard les efforts de rapprochement. La mort du petit Berkeley, suite d’une vaccination peut-être malhabile, que d’accord avec Poole elle lui cacha pendant plus d’un mois et qu’il n’apprit qu’au début d’avril, lui fut un choc très rude. Les lettres échangées révèlent tristement la sincérité de leur chagrin, leur double et vaine recherche d’un refuge l’un en l’autre. « L’épreuve commune », lui écrit-il, « même le partage, devrais-je dire, avec un être humain quelconque, d’une profonde sensation quelconque de joie ou de chagrin, scelle profondément les bases d’un amour durable. » Malgré la naissance, en 1800 et 1802, de deux autres enfants, la vie commune devait dissiper cette illusion volontaire.
Il quitta Goettingue le 24 juin, et retrouva les siens en juillet à Nether Stowey ; il les emmena passer le mois de septembre à Ottery St. Mary, où on leur fit fête, et où, au cours de repas trop substantiels, refoulant devant ses frères instinctivement orthodoxes ses sentiments politiques, il levait avec eux son verre en l’honneur de l’Église et du Roi. Aussi souvent souffrant déjà qu’il était robuste, il avait hâte de revoir Wordsworth. Celui-ci séjournait alors, avec Dorothy, chez une amie d’enfance de sa sœur, Mary Hutchinson, qu’il allait par la suite épouser. Coleridge les rejoignit le 26 octobre 1799 dans une ferme encerclée par la Tees, à Sockburn, près de Darlington, où ils l’avaient fait inviter, et où tous l’attendaient avec joie.
Fils de pasteur, issu d’un milieu sain, où l’on sait l’importance de son rôle, mais où l’on ne discute pas l’obligation de l’accomplir, où la recherche des prébendes manifeste une faiblesse éventuelle plus qu’elle n’entache d’insincérité le respect témoigné à l’idéal chrétien, Coleridge portait quelque part en lui, malgré la liberté critique inconnue aux siens, la fierté de sa mission spirituelle. Il arrivait en outre auréolé, aux yeux des trois sœurs Hutchinson et de leur frère, par l’admiration et le besoin de sa présence qu’éprouvaient les deux personnalités diversement rares de Wordsworth et de Dorothy. La famille qui l’honorait de son accueil possédait pour sa part des éléments comparables d’équilibre, dus à l’ascendance paysanne, à la profession d’éleveurs de moutons où trouvaient à s’exercer et s’assurer les qualités les plus solides de l’intelligence, sous un climat rude, dans une atmosphère calme et sur un rythme accordé à celui des saisons et des astres. La simplicité des mœurs, l’habitude de la réflexion morale, et, dans une certaine mesure, celle de la construction personnelle de sa foi, le crédit fait à l’autorité scolaire et pastorale dans un pays où elle voulait émaner essentiellement des mêmes vertus, s’unissaient à la bonne humeur et au courage pour composer une richesse intérieure et une dignité vivantes. Il ne pouvait être question chez Coleridge d’un sentiment de supériorité intrinsèque ou de classe qui l’eût discrédité à ses propres yeux s’il l’avait perçu, et qui eût contredit toutes ses méditations. Eût-il existé, que les épreuves déjà traversées comme les dangers à craindre l’eussent effacé, pour laisser la place, dans le cadre d’une jeunesse tantôt exubérante et tantôt abattue, à une soif de tendresse jusque-là frustrée.
Il fut immédiatement ravi par la douceur calme, la grâce des manières, la réceptivité constante de Sara Hutchinson : de trois ans plus jeune que lui, sans beauté particulière de visage ni de corps, on sait seulement qu’elle était petite, avec un teint pur, et de longs cheveux châtain clair, très soyeux. Coleridge partit presque aussitôt pour explorer à pied avec Wordsworth les paysages où ce dernier avait passé son enfance, et revint en novembre pour quelques jours à Sockburn. Une note latine inachevée, en date du 24 novembre, dans l’un des cahiers qui enrichissent le journal constitué par toute son œuvre, suggère l’atmosphère, précise telles circonstances : au cours de quelque jeu familial ou charade en action, enivré par l’accueil fraternel dont il était l’objet, debout avec tous autour du feu, derrière Sara Hutchinson, il lui prit et serra longuement la main. Cette impulsion consacra et illumina en lui l’impression initiale aux dépens de tout autre souvenir ; il sentit « pour la première fois la blessure de l’Amour, d’une flèche légère, empoisonnée hélas ! et inguérissable » : levi spiculo, venenato eheu et insanabili.
La profondeur de son trouble peut se mesurer à sa durée, qui dépassa dix ans, à l’abondance de ses manifestations poétiques plus ou moins voilées, enfin à diverses méditations en prose sur l’amour, directement inspirées de cette seconde Sara, que pour la dissocier de la première il nommait Asra. Il est difficile de déterminer quand ce sentiment prit toute sa force. Il ne semble aucunement s’être accompagné chez Coleridge d’un remords à l’égard de sa femme, plus hostile dès l’abord à Dorothy dont la personnalité marquée la reléguait dans une zone excentrique d’intensité et d’influence, qu’à Sara Hutchinson, dont sa propre carence et l’admiration de tous en matière poétique à l’égard de son mari s’unissaient sans doute pour lui faire accepter le rôle compensateur. Orienté vers le désespoir à la fois par son émotivité ébranlée et par les difficultés de la situation, Coleridge n’avait plus l’énergie ni la santé nécessaires pour épanouir en Asra comme en lui cet amour, qui paraît n’avoir pas été pleinement vécu, et qui devait engendrer plus de souffrance que d’harmonie poétique.
Parmi la douzaine de poèmes suscités par lui, le plus célèbre, sinon le plus intéressant psychologiquement, est le premier, qui s’intitule Amour (Love). La date où il parut dans le Morning Post (21 décembre 1799), l’allusion dans le texte primitif à une roche grise (a grey store rudely carved) et à la statue d’un chevalier en armes, encore aujourd’hui visibles dans les champs et dans l’église de Sockburn, ne laissent guère de doute sur son inspiration par Asra. Peut-être même fut-il composé avant son départ pour Londres le 27 novembre, où l’appelaient d’importants travaux bien rémunérés, la traduction de Wallenstein et la rédaction d’articles politiques 65. Plût aux dieux que Coleridge, suivant le conseil de Stuart, eût définitivement adopté un travail, pour le même périodique et pour le Courier, où sa maîtrise lui eût assuré 2.000 livres par an, au lieu de répondre qu’il « n’abandonnerait pas la campagne et la lecture paresseuse de vieux in-folios pour deux mille fois 2.000 livres, et qu’en somme, à partir de 350 livres par an, il considérait l’argent comme néfaste ». On ne sait si l’amour eut dans cette décision sa part obscure.
Il est permis de le croire d’après la première strophe, qui lui attribue un rôle universel, la naissance même de tous les mouvements de l’esprit et de l’âme. Le poète se met en scène avec la bien-aimée, qu’il appelle Geneviève. Il revit souvent, nous dit-il, l’heure crépusculaire où il la rencontra près du chevalier sculpté. C’est alors qu’il lui dit l’histoire d’un autre chevalier, poussé à la folie par le mépris que pendant dix ans lui témoigna la dame de ses pensées, et qui, dispersant un jour des mécréants, se trouva l’avoir sauvée de l’outrage et de la mort. Le remords et la pitié naquirent alors en elle, mais il ne recouvra la raison, grâce à ses soins tardifs, que pour mourir. Cependant la diction du poète a révélé le sentiment qui l’inspirait, et obtenu de Geneviève l’aveu d’un amour depuis longtemps ressenti.
Malgré le retour à Londres, la situation de Coleridge et d’Asra semble s’être très tôt précisée, car elle éclaire plusieurs aspects de l’œuvre. L’auditrice, sans doute consciente de son caractère inextricable, préfère les sujets tristes, les seuls qui s’harmonisent avec ses ombres profondes. La présence de la statue à Sockburn explique et atténue l’artifice romantique d’une légende médiévale, qui pourrait symboliser aussi l’effort d’adaptation à une réalité chargée d’imprévu. L’amour des deux personnages modernes n’a pas encore connu l’aveu, garde toute sa fraîcheur. Parfois la bien-aimée écoute avec une rougeur soudaine, car elle sent l’ardeur du regard posé sur elle ; mais le poète veut à coup sûr écarter de son destin une résistance pareille à celle de la noble dame, et l’insistance de son expression lui est pardonnée. Le rappel de ses souffrances, l’évocation de la folie du héros, celle surtout d’une forme angélique lumineuse de beauté (nouvelle Géraldine ou Vie-dans-la-Mort) qu’il sait être un démon et qui le confronte soudain dans ses promenades solitaires, ont éclairé Asra, comme la délivrance inattendue de la bien-aimée au milieu de ses ravisseurs, de tous ceux qui voudraient dévier sa destinée la plus haute. Elle ne peut ignorer sous la fiction la présence réelle de l’amour ; elle ne laissera pas Coleridge, son libérateur, sombrer ainsi dans le désespoir et la mort. La musique et la transparence du récit, sa beauté mêlée à celle du soir, la longue contrainte même exercée sur, son désir intime, et la dignité de l’amour déjà vivant, ont transmué sa réserve en fierté virginale : elle aussi se réfugie dans les bras du poète.
Pendant les vingt-quatre strophes, où à trois vers de quatre accents s’en ajoute un de trois, relié au deuxième par une rime, la forme reste fidèle à elle-même. L’absence presque totale d’autres pieds que l’iambe, et de rimes féminines, entraîne une égalité syllabique frappante, un balancement symétrique où, sur l’intensité permanente de l’amour, et comme son expression diverse et concertée s’inscrivent la gravité religieuse du début, la netteté sobre de l’exposition, l’harmonie du paysage et de la vie intérieure, la persistance créatrice de l’appel amoureux, l’enchaînement irrésistible de ses échos, l’enveloppement final de l’incertitude féminine dans la sécurité. Grâce à l’équilibre savant des sons, à leurs suggestions rapides ou à leur pression réitérée, tout l’art et tout artifice se métamorphosent en efficacité magique, en la fascination lumineuse d’une danse. On eût dit que le poète, guidé par l’éclair de cette heure unique, et craignant par la moindre insuffisance d’effacer de son visage et de ses ailes la présence divine, avait voulu l’arracher au Temps, lui rendre tous les dons et la lumière qui étaient en lui, la consacrer au milieu des apparences en une victoire sur la mort.
Dans la lettre d’introduction du Morning Post, Coleridge, qui ne devait au public aucune confidence, soulignait la valeur possible, par contraste avec tant de révolutions et de nouveautés politiques dont chacune chasse celle qui la précède, d’un « conte bête d’amour à la vieille mode » : il ajoutait que « pour ceux qui ont longtemps séjourné près des cataractes du Niagara ; le chuchotement le plus discret devient nettement perceptible ». Et dix-neuf ans après, dans le recueil de ses vers intitulé Feuilles Sibyllines (Sibylline Leaves), il fit précéder le poème d’une dizaine d’hexamètres latins de Pétrarque, émouvants non seulement par leur beauté propre, mais par la fière excuse implicite qu’ils constituent auprès des Wordsworth d’avoir longtemps retenu leur jeune parente dans un amour que les exigences sociales ne pouvaient sanctionner, et qu’elles contribuèrent à mutiler. De Pétrarque, Wordsworth et Coleridge, celui-ci, non, il est vrai, de son fait, et dans un milieu anglo-saxon, s’était de beaucoup le moins éloigné de l’orthodoxie.
« Tu vois ici », disait le grand ennemi médiéval des terreurs superstitieuses, « les larmes qu’à un âge tendre chanta mon art modeste, et la blessure que d’une flèche acérée me fit en mon enfance l’enfant porte-carquois. La vie en se prolongeant finit par tout consumer. Nous vivons et mourons tout ensemble, et en nous attardant nous sommes enlevés. Car confronté avec moi-même je ne paraîtrai plus le même : voici que mon visage, que mes mœurs et l’image de mon âme ont changé, que ma voix n’a plus la même résonance ; aujourd’hui mon cœur refroidi prend en pitié les amoureux ardents, il a honte déjà d’avoir brûlé. L’esprit prend en horreur son trouble passé, et croit, en se relisant, qu’un autre a prononcé ces paroles 66. » Du moins ces vers écartent-ils par leur mélancolie même tout désaveu de l’amour passé, lui gardent-ils le rang d’une réalité centrale, égale en dignité à la vie même.
En vertu de sa nature intime et mystique, Coleridge éprouvait si purement toutes les données, toutes les possibilités de la vie, qu’en se refusant ordinairement à l’élimination et au choix il s’interdisait toute action, s’imposait l’incompatibilité douloureuse des éléments de décision qu’il laissait cohabiter en lui. Ses grandes réussites artistiques restent donc peu nombreuses ; et par contre la solidité de sa prise analytique sur les intuitions les plus momentanées assure à ses notations même fragmentaires une signification précise. Sa conscience vaste inclut mainte demeure : comme à la surface d’un océan, on y voit périodiquement surgir, en des tourbillons lumineux, les créatures des profondeurs, pour lui quotidiennes, et dont la vie même est beauté, qui transmue l’étrangeté en familiarité divine. C’est ainsi qu’écartelé par les fibres de son cœur qui l’attachaient impérieusement à ses enfants, à sa femme, même non choisie, mais pour laquelle il témoigne d’une sollicitude et d’un désir de justice sans ombre 67, et à Sara Hutchinson, d’autant plus chère qu’elle démontrait comme à son intention propre la présence en cette vie de messagers de l’absolu, il put, sans abandonner ses multiples relations sociales, ni la diversité de ses contributions oratoires ou littéraires, consacrer par l’écriture, à propos d’Asra, l’expérience complexe, fût-elle incomplète, et parallèle à son mysticisme, qu’il faut bien appeler sa vie amoureuse.
La période où il finit, à partir de juillet 1800, par fixer sa résidence, moins permanente d’ailleurs que celle des siens, dans le Cumberland, à Greta Hall qu’habitait son beau-frère Southey, à vingt kilomètres de celle des Wordsworth à Grasmere, est celle où le climat très pluvieux du Pays des Lacs exerça sur sa santé l’influence la plus maligne 68, lui imposa l’usage et l’abus de l’opium, une désorganisation du comportement social efficace, des conflits avec ceux-là même qui l’admiraient et l’aimaient, le désespoir enfin de réaliser ici-bas sur tout autre plan qu’intérieur, et irrégulièrement, une vie à la fois intense et harmonieuse.
En dépit ou à cause de son propre passé, Wordsworth, ainsi que sa sœur, envisageait avec défiance et crainte les développements possibles de la situation. Le 21 avril 1802, Dorothy mentionne dans son journal l’émotion et l’abattement où l’ont jetée les « vers écrits à Sara » que Coleridge venait de lui lire. Seule, à cette époque, l’ode intitulée Découragement (Dejection, an Ode), la plus belle peut-être, et la plus révélatrice de toutes, correspond au trouble ainsi avoué. Le texte rétabli par le poète dans toutes les éditions postérieures à la période dangereuse, et où sa confidente est nommée Lady, semble donc bien constituer la rédaction première. Mais cette appellation aurait pu orienter la curiosité ou la malveillance vers une découverte indésirable. On trouve à sa place, dans les citations communiquées par Coleridge à ses correspondants, dont Wordsworth lui-même, son prénom William, avec huit vers qui lui sont particulièrement destinés, et, le jour de son mariage, dans le Morning Post du 4 octobre, le trochée également idoine et plus déroutant encore, Edmund.
Le poème comprend 139 vers aux rimes successives ou croisées, presque toutes masculines, allant du trimètre à l’hexamètre iambiques, et répartis en huit strophes inégales. Il débute, malgré son sous-titre (Ode) à la manière de ceux que l’auteur désignait sous le nom de « conversations », et plus familière encore, à propos de l’aspect du ciel et de l’état même du temps le soir où il fut composé. Mais la conversation est celle de Coleridge, à la fois exacte, musicale et évocatrice : les gémissements du vent y trouvent leur écho, l’éclat et la pénombre lunaires leur reflet et leur qualité précise, de même que s’harmonisent avec sa tristesse le passage silencieux des nuées et les signes de la tempête qui s’approche, dont il voudrait soudain accroître la vitesse et la violence, hâter et épouser le mouvement. La deuxième strophe analyse son oppression, son isolement hagard devant la nature, dont pourtant il perçoit avec sa netteté coutumière toutes les présences, depuis l’appel enthousiaste de la grive dans la sérénité embaumée du soir jusqu’à la nuance vert pille du couchant crépusculaire, la fuite apparente des étoiles derrière les nuages rapides, et l’épanouissement du croissant de lune, lotus sur un lac bleu. Mais ces messages ne suscitent plus en lui nul sentiment : tout son élan fraternel, nous dit la troisième strophe, s’est épuisé ; et il est vain d’attendre des formes extérieures la passion et la vie dont la source est en nous.
La quatrième strophe enseigne à Asra la nécessité de l’initiative, du don humain spontané, l’origine intérieure de la beauté et de la tragédie universelles, de toute imprégnation spirituelle de la nature. La cinquième définit la réalité intime capable de propager ces ondes lumineuses ou harmonieuses : elle prend en nous la forme de la joie, coïncide avec la pureté la plus haute, avec la vie même dont la substance est force expansive, qui en nous unissant à la nature, loin de tout sensualisme et de tout orgueil, recrée pour nous la terre et le ciel, nous confirme dans la pleine conscience de notre être, et nous renvoie sous forme de mélodies et de couleurs l’écho et le reflet de nous-mêmes,
Il fut un temps, dit la sixième strophe, où cette joie dominait en lui, transfigurait tous les maux, où le bonheur et l’espérance d’autrui s’intégraient dans son être. Maintenant, à chaque retour, le chagrin lui enlève non seulement sa gaieté, mais lui interdit l’exercice de ses dons les plus personnels, de sa faculté créatrice. L’excès de la souffrance ne lui a plus permis la réflexion sur elle, la protestation distincte qui la transforme en objet de pensée. Seuls lui ont paru praticables le silence, l’oubli, les recherches abstruses où s’endort la sensibilité naturelle 69. Mais ils menacent aujourd’hui d’engourdissement son âme entière.
La septième strophe répudie toute abdication de soi-même. Il faut écarter cette conception morbide du réel, cauchemar et non vision humaine, écouter de nouveau les voix de la nature, reprendre avec elles le dialogue abandonné. Le vent qui s’enfle vient d’arracher à la harpe éolienne une plainte aiguë : il ne convertira ainsi ni l’âme du poète, ni le printemps présent sous les averses. Cette musique de démons pour la nuit de Noël, qu’il la joue sur les rochers nus, sur les lacs solitaires proches des cimes montagneuses, sur les arbres tordus par la foudre ou dans les maisons désertes, non dans les jardins ou déjà naissent bourgeons et fleurs. Il est un grand acteur qui repasse ses rôles ; maintenant il imite une armée en déroute, et les blessés piétinés, et les cris de souffrance, et les tremblements dans le froid. Mais voici que sa voix change ce n’est plus qu’une petite fille perdue, bien que tout près des siens, qui lance un appel apeuré d’où pourtant l’espoir n’est pas absent.
La huitième strophe évoque le poète qui continue dans l’insomnie de combattre le désespoir. Puisse du moins cette tempête s’éteindre, comme sans doute elle est née, dans la montagne, et les étoiles, en silence, se grouper avec le Sommeil autour de la demeure de son amie, symbole de la Terre qui dort. Puisse la joie naître en elle, avec le sentiment de la vie présente d’un pôle à l’autre dans tous les êtres, pareille à un tourbillon sans fin participant à la sienne !
Cette ode intitulée Découragement est en fait une réaction courageuse de l’esprit contre le corps malade et le hasard, de la vie contre la matière aveugle. Elle se développe à partir des constatations délicates du paysage et du temps immédiats, avec une maîtrise d’adaptation au réel, d’équilibre entre, d’une part, la fragilité et la grandeur humaines, et de l’autre, l’envahissement de la souffrance ou des images errantes, dont les fortunes varient selon les moments de la lutte. Malgré le titre, la victoire reste à l’esprit, puisqu’il maintient ses droits et ses devoirs tant que ne lui sont pas interdites les conditions du jugement.
L’évocation du vent et du ciel emprunte d’abord aux émotions qu’ils suscitent un mouvement musical inséparable de leur valeur expressive comme des sensations qui les constituent, auxquelles le poète commence par s’abandonner pour les communiquer à son tour. Puis, avec la troisième strophe, l’effort d’adhésion s’avère trop lourd, le mouvement intérieur retarde sur la permanence et la régularité de celui des nuages et des astres, sur l’attraction des couleurs et des formes pures, dont la beauté ne saurait par elle-même être efficace. La quatrième strophe répond sans doute à l’incertitude d’Asra, née de l’anxiété même qu’il lui a confiée : son expérience et ses méditations ont ensemble imprimé en lui la vérité, la seule orientation sûre. L’enthousiasme nostalgique, au souvenir du bonheur, du privilège et de la victoire que fut la coopération obtenue du monde visible ou son enrôlement spirituel à la suite du poète, fait place d’abord dans la strophe suivante à une gravité sobre dans la discrimination des attitudes fécondes ou funestes ; puis il anime la description des harmonies réalisées entre Pline et l’univers. La sixième strophe évoque après elles l’impuissance encore aujourd’hui vécue, l’humiliation, l’emprise croissante de la mort si l’homme ne se ressaisit. Chaque plainte ne s’y élève que pour retomber comme un oiseau blessé, dès avant la fin du second vers. Pourtant, l’expression adéquate n’est-elle pas la preuve d’une énergie capable d’abord de formuler le problème, qui en elle-même est un germe et un espoir ? Les deux dernières strophes la rassemblent et l’orientent lucidement : l’abandon passif aux suggestions de la nature ne peut à lui seul créer ni sauver ; le devoir d’agir comme conscience morale autant que psychologique garde sa réalité impérieuse. Le poète ne sait encore quel sera son destin. Mais la bien-aimée est le centre vital de son univers en même temps qu’une amie émouvante : il ne peut errer, en appelant sur elle la grâce et le privilège d’un bonheur qui soit à la fois exemple et soutien.
Cet amour devait non seulement rester en deçà de toute consécration sociale, et, même privé de son épanouissement, susciter autour de lui jalousie, impatience ou tolérance aussi clairement perçues que plus ou moins tacites, mais sombrer, après la dizaine d’années qu’il caractérisa, dans l’amertume mutuelle. Coleridge donna-t-il à Asra, qui malgré son dévouement et ses soins ne semble pas avoir obéi aux lois de la nature, le spectacle ou le soupçon d’infidélités physiques ? L’impulsivité, en tout autre domaine que celui de la pensée, à laquelle devait normalement le réduire la coïncidence en lui d’une robustesse et d’une émotivité extrêmes, permet de le supposer. « Je sais que vous m’aimez », écrivait-il, malade et opiomane, pendant l’automne de 1806 ; « pourquoi mes oreilles et tout mon être extérieur ne participeraient-ils pas à cette joie ? Plus mon être intérieur la ressent, plus mes organes extérieurs en éprouvent le désir et la faim. » Il eût fallu, pour entraîner l’adhésion totale d’Asra, lui faire constater une activité permanente, ordonnée, un esprit de suite également fructueux sur le plan de la guérison et d’entreprises littéraires étendues. Or l’irrégularité de ses articles de journaux, celle surtout de son apparition devant les auditoires qui parfois à Londres l’attendirent en vain, la mauvaise gestion du périodique The Friend, lancé en juin 1807 et qui devait s’éteindre moins de dix mois après avec son vingt-septième numéro, enfin les fluctuations des rapports entre Coleridge et sa femme qui pourtant n’habitaient plus ensemble, épuisaient à la fois son énergie et celle de son entourage. La victoire sur l’opium ne devait d’ailleurs pas survenir dans les délais compatibles avec la patience d’Asra, qui fut longtemps admirable : elle finit par refuser de lier son sort au sien, par décider de se sauver. Condamné par la société, par les Wordsworth, source nouvelle pour Coleridge d’ébranlement et de dissolution, leur amour parut à Asra, qui pourtant le vécut quotidiennement par le cœur et l’attention, conduire au naufrage d’énergies merveilleuses et désorientées. Au moins implicitement, elle proposait comme idéal au poète le bonheur de Wordsworth, sous le toit duquel ils vivaient alors depuis deux ans : cruel contre-sens psychologique, car ni les problèmes ni les chances des deux hommes n’étaient comparables, et le contraste traduisait à l’égard de Coleridge l’injustice du sort.
Elle n’empêcha ni le surgissement en lui, ni l’expression, d’expériences que lui seul pouvait dignement définir. Effrayé à la vue d’un chapeau mal choisi par Asra, il écrivait dans son journal, le 22 octobre 1808, au souvenir d’un séjour de deux ans fait à Malte pour échapper à l’arthritisme, et à propos de ses souffrances : « Si elle croyait au dixième de leur réalité, elle ne traiterait pas avec cette légèreté son visage angélique... je me rappelle la vision céleste que j’en eus à Syracuse, comme l’Ange Gardien de mon innocence et de ma paix d’esprit, au chevet de la trop fascinante sirène contre les charmes de laquelle la cire d’Ulysse n’eût protégé qu’à demi, la pauvre Cecilia Bartolozzi... Je tremble à la pensée de l’abîme où auraient pu me précipiter par surprise les préjugés de la pudeur autant que la force des impulsions sexuelles ordinaires. Et je fus sauvé par cette vision, entièrement et exclusivement par elle... Ah ! l’importance incalculable, pour l’âme mécontente d’elle-même, d’une seule tache de soleil sans nuage, et fixe dans la mémoire de la conscience morale ! »
Au delà des notes rapides où il voulut fixer les faits qui pouvaient suggérer la richesse de son amour, la sublimation mystique lui dictait des pages dont la plénitude et l’harmonie égalent les plus beaux poèmes. « Des philosophes ont affirmé », avait-il déjà noté le 9 septembre, « qu’on peut concevoir de deux corps qu’ils occupent le même espace, chacun en sa totalité, sans contradiction au regard de la raison. Est-ce vrai de la matière, je ne le sais pas plus que si la matière elle-même existe. Mais je suis sûr que c’est vrai sur le plan de l’âme et de l’esprit. Car un amour qui est passion en sa tranquillité la plus profonde, un amour indicible remplit mon esprit tout entier, au point que chaque fibre de mon cœur, et bien plus, de mon corps entier, semble trembler, à son contact perpétuel et sous sa douce pression, comme la corde d’un luth, avec un sentiment de souffrance vibrante, distincte de toute autre sensation, – souffrance qui semble frémir et trembler au seuil d’une certaine joie où je ne saurais entrer tant que je suis dans un corps – souffrance d’aspiration que toute la volupté de la terre ne pourrait m’inciter à abandonner, même si j’en avais le pouvoir. Et pourtant c’est une souffrance, un mal qui pénètre jusqu’aux yeux, qui leur donne l’air de demander à l’absence même la substance et le lieu, et, même en la présence de la Bien-Aimée, de la traverser du regard et d’implorer son moi lui-même à l’intérieur ou même au delà de sa forme visible. »
« Mon amour pour Asra n’est pas tant dans mon âme que mon âme n’est en lui. C’est mon être entier rassemblé en un seul désir, toutes les espérances et les craintes, les joies et les chagrins, toutes les puissances, la vigueur et les facultés de mon esprit résumés en une seule tendance perpétuelle. M’ordonner de ne pas vous aimer serait m’ordonner de m’anéantir, car voua aimer est tout ce que je sais de ma vie, dans la mesure où ma vie est objet de ma conscience et de mon libre arbitre. Dieu est notre être ; mais c’est seulement à travers ses œuvres qu’il se révèle – et celle pour laquelle tous les autres objets ont un sens vital, possèdent force ou attraction, suscitent désir ou répulsion – celle dont tous les autres sont la langue copieuse d’épithètes et de synonymes – celle-là est Dieu qui m’apparaît, c’est en elle qu’il se révèle, et en elle que je l’aime et l’adore. Je considère donc qu’il n’y a d’une part, ni impiété, ni, de l’autre, superstition, à ce que vous soyez en fait le Dieu qui est en moi, exactement comme les meilleurs et les plus religieux des hommes ont appelé leur conscience le Dieu qui était en eux. Or vous, bien que vous existiez pour mes sens, vous avez toujours habité en moi. Vous avez été jusqu’ici et vous seule avez été ma conscience morale. Sous quelle forme, avec quelle voix et quelles modifications puis-je imaginer que Dieu opère en moi, par lesquelles vous ne l’ayez pas fait ? Tout mal s’est maintenu à distance – vous avez agi sans cesse, partout, à tout moment, et la somme de toute votre influence a été l’horreur de tout ce qui est bas, la honte et le regret de tout ce qui est faible ou indigne, les aspirations ferventes vers les choses bonnes et grandes, honorables et belles, et l’invincible nécessité de me rendre digne d’être heureux, comme unique et indispensable condition de posséder le seul et unique bonheur, votre amour, votre estime, et vous. »
Cette soif de l’absolu semble avoir été aussi pure en lui que le permet en ses heures les plus rares la condition humaine. Elle ne pouvait s’exprimer que par contraste avec le chaos des hasards et des impulsions qu’il constatait en lui comme au dehors, et où il eût fait pénétrer une part plus large encore d’ordre et de lumière si son fardeau physique et affectif n’avait été alourdi, sinon totalement constitué, dès l’enfance, au lieu d’être attentivement allégé. Le sentiment de l’irrévocable conférait aux accidents sociaux ou corporels, dans une conscience aussi lucide, la signification même du destin, de l’expérience divine dont il était l’objet. Même praticable, le raidissement était inutile, l’eût mutilé en ce qu’il importait avant tout au milieu du désastre banal, de préserver intact et de témoigner.
Par principe autant que par besoin, il confiait l’essentiel de sa vie, tel le Vieux Marin, à tous ceux de ses amis qui ne s’étaient pas démontrés indignes de l’entendre. Ni l’expérience, ni l’intelligence ne lui laissaient ignorer à quels jugements sommaires, légers, médiocres ou odieux il s’exposait. Mais il croyait à la fécondité de la lumière, à l’extension du champ de vision humain, au devoir de se connaître, de se reconnaître éventuellement en autrui, de comprendre la vie dans sa complexité et sa difficulté, de l’aider à se dégager de la routine et de la mort. Au milieu de ses cris de souffrance et de ses encombrements intérieurs, des contradictions inhérentes à toute âme humaine et indispensables à la construction de sa dignité, la somme et la qualité de ses interventions en lui-même furent héroïques, à la mesure d’un sentiment de ses limites aiguisé par la puissance même de son esprit et de son cœur.
Le poème intitulé Les Souffrances du Sommeil (The Pains of Sleep), qu’il consacrait en 1803 à la description de ses angoisses nocturnes, nous le montre face à lui seul, et sinon persuadé encore de son inégalité définitive à toute composition magistralement harmonieuse, ayant en fait dépassé le sommet de sa courbe poétique, et menacé de ne pouvoir désormais s’associer créativement aux souffles de l’esprit. Son âme reste aussi profonde, son regard aussi pénétrant, mais dans l’ombre d’une vie qu’il ne lui incombait pas à lui seul de construire. Les forces qui restent ne suffisent plus qu’à maintenir l’intégrité de sa conscience, sa présence à la barre de son esquif spirituel, son accueil à toute intégration divine de sa faiblesse dans l’édifice cosmique.
La brièveté uniforme du tétramètre iambique traduit la constriction douloureuse et tenace. Le jumelage presque constant des rimes, masculines à l’exception d’une seule sur cinquante-deux vers, la coïncidence de chacun d’eux, et souvent même des hémistiches, avec un groupe de sens, confirment à afflue pas l’emprisonnement de la vie dans une cangue inexorable. La foi intime du poète, sa participation à la gravitation universelle vers l’unité, l’inclusion de la petitesse humaine en l’amour et la majesté divine, sont les premiers degrés moins d’une confession que d’une prière, d’une ascension lucide, par l’acceptation du destin immédiat, vers le salut dont l’abandon par l’homme ou le refus par Dieu seraient pour l’un comme pour l’autre régression vers le néant. La description de sa torture, de sa honte imméritée, inconciliable avec son effort essentiel d’accueil et d’ordre, est par elle-même un acte viril, plus frappant encore lorsqu’en 1816 la confidence devint publique. L’exposé, dans la dernière strophe, non seulement de sa souffrance et de son épuisement nerveux, mais de son ressaisissement et de sa protestation, atteste à la fois son autonomie et le souci de ce qu’il se doit à lui-même, une grandeur morale où l’art, la franchise et la dignité se fondent en une même flamme.
Il ne recourt pas pour prier, avant de chercher le repos, à la magie des attitudes physiques traditionnelles. Il guide lentement son esprit vers l’amour, les yeux fermés. Son silence même, son abstention volontaire de tout souhait, de toute formulation intellectuelle, prouvent la réalité de sa foi, collaborent à la compensation finale de toute insuffisance apparente, à l’effacement de toute ombre, assurent sa participation juste et digne à la puissance et à la sagesse éternelles. Pourtant, la veille encore, torturé par un chaos démoniaque de formes et de pensées, par le sentiment d’avoir été irréparablement lésé, de voir autour de lui triompher seulement les êtres qu’il méprise, et par la persistance en lui d’une soif impuissante de vengeance, il a prié à haute voix sous la contrainte de son agonie. L’horrible conflit en lui de la répulsion et du désir à propos des mêmes êtres odieux, l’expérience d’actes criminels dont il n’eût su dire s’il les perpétrait ou les subissait, le mélange de la peur et de la honte lui semblaient abolir sa vie et sa personnalité. Le souvenir de ces cauchemars obscurcit les jours qui les suivent. Bienfait pour tous, le sommeil est devenu pour lui source de torture. Il garde cependant la force de dissocier son malheur de toute idée de sanction, la certitude de son intégrité morale, d’une contradiction irréductible entre son moi et des visions dont le châtiment n’est concevable que pour faire sentir à des natures profondément souillées l’horreur de leurs crimes. Son créateur ne saurait le méconnaître : il ne demande que d’être aimé, du même amour dont lui-même se montre capable.
Les enthousiasmes, les sympathies ou les amitiés souvent généreuses qu’il inspira ne compensèrent jamais pour lui l’absence d’un amour féminin sans réserve. « Malheureux que je suis ! » lit-on dans son journal (Note-books) en 1807. « J’ai aimé beaucoup de gens plus que je ne me suis jamais aimé moi-même, et parmi eux une personne plus que moi-même et plus que toutes choses et tous les êtres. Mais jamais, jamais je n’ai rencontré un seul être qui n’aimât mieux que moi nombre de gens. Plusieurs femmes m’auraient épousé parce qu’elles n’avaient en leur pouvoir personne d’autre qu’elles aimassent davantage. Mais jamais aucune ne m’aurait épousé parce qu’elle m’aimait, moi, plus que tout autre... Cette plainte paraît égoïste : elle correspond, en vérité, à la souffrance de ceux dont la nature a le moins d’égoïsme et le plus de constance. » L’importance à ses yeux de cet échec – dans quelque mesure qu’il lui soit ou non imputable – se précise le 3 novembre 1810 dans des termes d’une beauté et d’une signification égales : « Un seul être humain qui m’eût entièrement aimé (il eût fallu évidemment que ce fût une femme) aurait non seulement comblé tous mes espoirs, mais m’aurait rendu heureux et reconnaissant, même si je n’avais eu aucun ami sur terre en dehors d’elle. En un mot, une épouse, au sens du terme le plus pur et le plus sacré, quand bien même le destin ou la fortune nous eût interdit le sacrement extérieur et sensible de notre union, et nous eût refusé la chance de devenir les parents des mêmes enfants, cette seule bénédiction, cet unique bonheur m’aurait empêché en soi de rien souhaiter d’autre... Pendant dix années,... j’ai aimé d’une manière telle que je n’éprouverais aucune honte de la décrire à un ange, et dont mon expérience m’a fait soupçonner qu’à un ange seul elle serait intelligible. Ni l’amitié ni l’amour, donc, ne sont choses impossibles ou surhumaines. Pourtant, d’après diverses circonstances j’aurais dû le voir depuis longtemps, et maintenant les évènements de l’année dernière et d’une façon particulièrement nette ceux du mois dernier m’ont contraint de le constater, personne sur terre ne m’a jamais véritablement aimé. »
Un fragment de la même époque montrerait qu’il a touché le désespoir, si son expression même en une quinzaine de vers ne décelait une réserve d’énergie capable aussi de s’employer à vaincre. « J’ai éprouvé le pire que le monde puisse m’infliger, la pire chose capable de rendre la vie indifférente tout en troublant d’un murmure amer la prière au lit de mort. J’ai vu l’ensemble de tout ce en quoi mon propre cœur trouvait à cette vie un intérêt quelconque, à tel point déchiré, arraché à mes espérances, que rien maintenant ne subsiste. Alors, pourquoi persister à vivre ? Cet otage que le monde avait en sa garde, donné par moi comme garantie que je voudrais vivre, cet espoir d’Elle, ou plutôt cette foi pure en son amour qui me faisait observer une trêve avec la tyrannie de la vie, est disparue. Hélas ! où ? À quoi bon répondre ? Elle est disparue. Et je peux maintenant rompre ce pacte, cette ligue du sang qui me lie à moi-même. Et je le romprai 70 ! »
Sans doute, même au-delà de l’amertume et du refus conscient de pardonner, gardait-il au fond de lui-même la présence inoubliable et la force de marcher seul, ou plutôt la certitude, quoi qu’il advînt, de ne plus jamais être seul. Peut-être cette sécurité intérieure fut-elle même la source de la reconnaissance qu’il put ranimer en lui au souvenir d’autres aides, précieuses mais adventices, capables de libérer jusqu’à l’expression ce qui déjà lui appartenait, non de sceller en sa forme propre, par une adhésion, une affinité totale, la réalité de son moi, et dont, malgré l’élan d’espoir qu’elles avaient suscité, il n’eût gardé que le sentiment d’un bienfait incomplet, d’un apport secondaire, d’un refuge symbolique et tout extérieur.
Il ne pouvait cependant abandonner celui qui lui avait rendu l’hommage, l’appui prolongé d’une attention amicale, sensible et pénétrante, donné l’exemple d’une production poétique régulière et personnelle. Littéralement chassé d’Angleterre en avril 1804 par la hantise d’une vie domestique intolérable malgré ses efforts, et par un climat que seuls eussent pu lui rendre supportable le confort et la thérapeutique modernes, il devait découvrir au cours d’un séjour de deux ans à Malte et en Italie que l’éloignement et l’absence de nouvelles de ses enfants et de sa femme, d’Asra et des Wordsworth, était alors incompatible avec sa paix. L’accueil du représentant britannique, les fonctions absorbantes de Public Secretary qui lui furent confiées et lui valurent neuf mois d’une expérience administrative féconde, la certitude, s’il avait consenti à s’y fixer, ou à suivre en Sardaigne l’amiral gouverneur Sir Alexander Ball, d’une vie large et d’un traitement qui l’eût libéré de tout souci familial, ne suffirent pas à le retenir. Ses rapports et ses lettres révèlent pourtant une spontanéité certaine d’adaptation aux tâches qui lui incombèrent, dans une période passionnante des relations internationales. Mais le climat qu’au milieu des orangers chargés de fruits, en décembre 1804, il décrivait à sa femme comme « céleste » et tonique, ne compensait plus, même physiquement, dès août 1805, sa solitude affective, ni le sacrifice de ses lectures et de ses contacts spirituels. La mélancolie des constatations administratives, la médiocrité de ses compatriotes fonctionnaires, la monotonie des réceptions officielles, le formalisme de la hiérarchie, la puérilité des salutations dont il était l’objet, la lumière excessive sur la blancheur des rochers, l’immensité du palais qui lui était affecté, lui laissaient le sentiment d’être perdu « comme une souris dans une cathédrale ». Il semble d’ailleurs avoir été inapte à toute résidence prolongée et sereine dans un milieu étranger, à cause de son émotivité même jointe à la profondeur de son imprégnation nationale.
Dès qu’il le put, il passa en Italie, resta plusieurs mois à Rome. Mais craignant d’y être arrêté comme sujet britannique ou pour ses articles du Morning Post hostiles à Napoléon, il s’achemina discrètement, par Florence et Pise, jusqu’à Livourne ; et en cinquante-cinq jours d’une traversée pénible sur un vaisseau américain, il regagna l’Angleterre. Malheureusement le capitaine ne lui rendit jamais une malle contenant quarante volumes et divers manuscrits, qu’il lui avait confiés après avoir fait disparaître tout ce qui pouvait politiquement le compromettre : peut-être le marin jugea-t-il plus prudent encore, sans même le consulter, de détruire aussi tout ce qu’il voulait conserver... Rentré à Londres en août 1806, il s’y cantonna quelques mois plus ou moins misérablement après avoir donné de ses nouvelles à Wordsworth ; mais il ne revit ce dernier qu’après avoir échangé avec Mrs Coleridge plusieurs lettres pénibles, où à propos de la séparation nécessaire elle s’obstinait dans la crainte de quelques commentaires malveillants, inévitables et négligeables.
C’est en janvier 1807 que Coleridge fut invité, avec Hartley âgé déjà de plus de dix ans, à la ferme de Coleorton, près d’Ashby-de-la-Zouche, où résidaient les Wordsworth avec Dorothy et Asra, et qu’il y entendit son ami réciter les quatorze chants du Prelude, qui lui étaient dédiés, et dont il avait déjà lu à Malte, en manuscrit, « une partie considérable ». Cette dédicace n’avait rien de celles que reçoivent les mécènes ou les distributeurs possibles de pensions, de faveurs ou de sinécures ! Elle renaissait tout au long du poème comme un appel, une évocation commune, une confidence de l’expérience la plus profonde et la plus chère. Elle prolongeait la joie de leur découverte et de leurs premiers mouvements mutuels. Quelles qu’aient pu être les fluctuations inévitables de leur commerce, elle instaurait comme un repère et un monument, à l’étape cruciale de leur évolution, de leur jeunesse spirituelle, et de leur acheminement vers le mystère final, l’amitié spontanée et admirative, longuement épanouie, sans laquelle peut-être ni l’un ni l’autre n’eussent réalisé le désir ou le pressentiment de leurs dons, n’eussent pris totalement conscience de leur puissance et de leur rôle, ne se fussent connus et n’eussent à ce degré connu Dieu en eux-mêmes. Malgré une satisfaction quelque peu condescendante à la pensée de l’aide qu’il aurait pu apporter à Coleridge s’ils avaient été étudiants ensemble, et une critique insuffisamment pénétrante de son recours à la philosophie, Wordsworth formulait les faits et le point de vue qui méritaient de prévaloir dans tout essai d’appréciation équitable. Lui qui, n’ayant d’ailleurs pas à le faire, ne livrait pas au public, dans sa présentation de lui-même, les aspects personnels les plus graves de sa vie à Blois, ne s’interdisait pas, fût-ce en une seule phrase, de rappeler le « cours orageux » de l’expérience universitaire de Coleridge. Il reconnaissait cependant avec angoisse quel léger changement de circonstances aurait suffi pour lui « épargner un monde de souffrance et faire fructifier mille espoirs à jamais flétris ». Il ajoutait d’ailleurs que la splendeur de ses créations imposait la honte à ces vains regrets, et que, n’était sa santé, « ce chagrin à son sujet révélerait la plus grande faiblesse de pensée à laquelle eût jamais donné asile un cœur humain 71 ». Cette comparaison implicite avec lui-même, fût-ce, dans l’ensemble, à son propre avantage, témoignait humainement de sa sincérité et de sa bienveillance. Les souffrances et les soucis de Coleridge ne laissaient d’ailleurs place en lui qu’à la reconnaissance des éléments positifs et capitaux de cette amitié.
Aussi composa-t-il, dès le soir où se termina la lecture, la belle réponse intitulée To William Wordsworth, en 127 pentamètres iambiques non rimés. La réflexion que lui imposa l’évolution de leurs rapports lui fit atténuer lors de l’impression, dix ans après, non l’éclat de son hommage psychologique et critique, ni la définition de ses propres épreuves, mais la marque personnelle de l’émotion et du bienfait ressentis. Dans les deux versions, la victoire de l’esprit reste flagrante. Au premier vers du manuscrit original, Coleridge appelait Wordsworth son ami, son guide, « le grand don de Dieu » pour lui-même 72. Il accueille ensuite son œuvre non seulement comme l’histoire de sa formation, mais comme la prophétie pour chacun d’eux d’une progression nouvelle ; et comme son inspiratrice, non seulement par ses révélations explicites, mais, au delà des mots, par une stimulation intime à une connaissance de soi plus profonde. Il consacre ensuite trente-cinq vers à la définition des thèmes : les aspects divins ou terribles de la nature ; l’origine extérieure ou intime de nos énergies ; les révélations correspondantes au cours desquelles s’établit, avec le sentiment de la communication divine, celui de l’unité universelle ; l’accueil aux spectacles de la terre et du ciel et la première recherche de son expression poétique ; l’intégration de l’individu dans la solidarité humaine lors du séjour de Wordsworth en France, l’écroulement de ses espoirs d’une réalisation collective de la liberté, leur retrait en lui-même dans la sécurité d’une conscience calme et pure ; la concentration enfin sur les principes et les problèmes de la discipline personnelle, de l’action et du bonheur : c’est de la nature même des réflexions du poète, de leur élévation et de leur intensité orphiques, qu’est surgie la musique de son chant.
Aussi l’aperçoit-il dans le chœur éternel des hommes véritablement grands, qui dominent le Temps, instrument de leur influence incessante. Le poème qu’il célèbre, par sa vérité, sa mélodie spontanée, figurera parmi les œuvres illustres de tous les siècles. « Il sera cher », disait le texte initial, « à chaque cœur humain, et à moi, combien plus que les mots ne peuvent le dire ! à moi sur qui la consolation et l’expression de ton amour sont descendus avec une harmonie si haute ou si grave, avec une telle sensation d’ailes soulevées, que la tempête m’en dispersa en un tourbillon, que mes pensées devinrent un tumulte corporel, et que tes fidèles espérances, tes espérances à mon sujet, ô Ami, – que moi-même je n’éprouvais point –, m’ont troublé presque autant qu’une voix jadis familière et plus que musicale, moi banni, dont l’espérance avait semblé mourir, et qui errais, le cœur usé, dépérissant au milieu d’étrangers, mes blessures ouvertes. Ô Ami, tu sais trop bien les années tristes dont la longue oppression a paralysé mon âme 73... » Il a senti, en écoutant, se ranimer, tel un noyé, sa vie entière, ses souffrances avec sa joie de revivre, sa soif de tendresse, ses craintes tenaces malgré ses raisons d’espérer, ses espoirs si mêlés de craintes qu’ils se confondent avec elles ; et le sentiment que sa jeunesse est morte, que sa virilité, son génie, ses connaissances, son intimité avec la nature, tout le fruit de ses efforts et de sa communion avec le poète, sont également stériles, destinés comme son corps à le même tombe prochaine.
Mais ces souvenirs appartiennent au passé. Il ne peut s’agir de reprendre cette route néfaste. Leur amitié fut assez belle pour ne devoir susciter désormais ni pitié ni tristesse. Son trouble s’est dissipé. La voix de la sagesse, au plus fort de l’orage, lui a rendu paix et espoir. Son accueil total aux modulations du poème ne pouvait manquer de l’entraîner comme une houle, de le soumettre à chaque évocation, tantôt avec une phosphorescence personnelle dans l’ombre, tantôt calme comme une mer qui pourtant se soulève vers la lune. Lorsque la voix se tut, au milieu de tous les êtres les plus chers à son amour, son âme était toute prière.
L’hommage était profond et compréhensif. En une seule ligne – « tout ce qu’avait fait épanouir la communion avec toi » – il définissait, sans même en indiquer la réciprocité surabondante, sa dette à l’égard de Wordsworth : non celle d’une fécondation, plus réelle peut-être de sa propre part, mais d’une large sympathie à la fois affective et intellectuelle. Il n’en avait pas eu besoin pour prendre conscience de lui-même, de son originalité, de sa valeur, de la légitimité de ses cheminements vers la liberté. Mais il avait senti, grâce à elle, la possibilité d’une affirmation à la fois sur le plan du bonheur et sur celui où les œuvres humaines s’inscrivent dans la société qu’elles forment entre elles ; de répudier avec un vocabulaire poétique exsangue les habitudes mentales et les limites spirituelles qu’il tendait à maintenir ; d’élargir dans le temps et l’espace le champ de l’attention humaine ; de rendre à la vie proche son éclat méconnu, de saisir le réel à sa source intérieure, de restituer aux phénomènes familiers ou éphémères leur beauté symbolique.
Cette part de son œuvre, et l’enthousiasme qui l’avait permise, d’une libération qui semblait devoir refluer sur toute sa vie, s’éloignaient de lui sans retour. Car la joie signifiait pour lui l’épanouissement simultané du cœur et de l’esprit. De même qu’exilé de toute tendresse, à Christ’s Hospital, il avait dû chercher refuge dans la seule activité intellectuelle et jusque dans les controverses théologiques, maintenir immobile une sensibilité dont chaque mouvement était souffrance, il ne laissa plus son être entier chercher une incandescence créatrice inconcevable sans torture et mutilation. Aussi la plus grande part de son énergie se répandit-elle désormais en entretiens ou en prose. Diverse selon les sujets et les heures, parfois entortillée, lorsqu’il fallait, souvent en vain, tenter d’obéir à un horaire, celle-ci reste toujours digne d’une lecture précise et suivie, très une par l’accent et le mouvement, où se révèlent la même vaste et somptueuse intelligence, la même soif de vérité rigoureuse et vivante. L’inachèvement de mainte entreprise y masque à un regard superficiel la somme considérable de cohérence interne dont témoigne l’inventaire, de ses moindres pages, tant dans ses lettres, différemment orientées selon le caractère, les habitudes ou la situation de chaque destinataire, mais toujours conçues pour faire surgir en lui la lumière la plus féconde, que dans son autobiographie littéraire (Biographia literaria), dans ce qui put être sténographié de ses conférences, consacrées surtout à Shakespeare, dans ses articles politiques, ses opuscules philosophiques, ses confessions ou méditations spirituelles. Combien d’œuvres achevées gagneraient à détenir une substance, une vie organique comparables à celles de maint fragment de Coleridge !
Deux extraits de ses lettres à son ami Poole, d’octobre 1809, mettent en lumière certains caractères de sa prose, à propos des articles donnés au périodique malheureux The Friend, dont il devait publier à part en 1818 le contenu largement remanié. « Tous les défauts que vous avez signalés me sont parfaitement connus, et je m’efforce anxieusement de les éviter. On trouve trop souvent dans les phrases, et même dans la pensée où rien ne peut le justifier, un entortillage, et presque toujours un majestueux entassement d’étage sur étage en une seule période architecturale, qui ne convient à aucun essai, périodique ou autre,... mais moins encore à l’illogique période actuelle, qui à l’imitation des Français a rejeté tout ciment du langage, au point qu’un livre à la mode n’est aujourd’hui qu’un sac de billes, ou d’aphorismes et d’épigrammes sur un sujet donné. » – « Il doit pourtant vous frapper qu’il est une classe de pensées et de sentiments, en fait les plus importants, qu’il serait impossible de communiquer à la manière d’Addison, et que si Addison les avait éprouvés,... il ne serait pas Addison. Lisez, par exemple, les pamphlets en prose de Milton, essayez seulement de les concevoir écrits dans le style du Spectator, ou encore les meilleurs de Wordsworth... Et surtout n’oubliez pas que la période actuelle est effarante : que cet amour de la lecture en tant que plaisir raffiné sevrant l’esprit des plaisirs grossiers (que le Spectator se proposait principalement de susciter) a été par ses écrits et par ceux qui les ont suivis – Connoisseur, World, Mirror, et cetera, – et plus encore par les journaux, les revues et les romans, – poussé à l’excès. On dirait que La Lecture sans Larmes engendre l’aversion pour tous les mots de plus de deux syllabes, au lieu d’amener les gens, à l’aide de ces mêmes mots, à lire efficacement toutes sortes d’ouvrages. À l’époque actuelle, tout ce qui flatte l’esprit dans l’ignorance de son ignorance, tend à aggraver cette ignorance, et fait, à mon avis, plus de mal que de bien. »
Même autour des prétextes ou dans les cadres politiques fournis par l’époque et saisis par lui pour engager dans le réel ses énergies, la richesse et le foisonnement continu de sa pensée – qui firent de lui jusqu’à la dernière phase un causeur incomparable – auraient dû lui épargner, surtout quand aucune priorité n’était établie, toute accusation de plagiat lors de telles coïncidences philosophiques ou critiques avec Kant ou Schelling, ou de telle négligence de sa part à les signaler. Sa propre attitude à cet égard n’épuise sans doute pas la question ; mais elle fait partie des réactions inévitables d’un homme qui livrait généreusement à ses lecteurs l’affleurement de ses intuitions, et elle suscite assez de vérité toujours opportune pour mériter d’être illustrée : « Veuillez m’excuser », dit-il en décembre 1811 dans une lettre dont l’adresse est restée illisible, « si je déclare avoir toujours tenu en le mépris le plus profond les parallélismes allégués comme preuves de plagiat, ou même d’imitation intentionnelle. Il y a dans le monde littéraire deux espèces de têtes. J’appellerais les unes des Sources, les autres des Citernes. Dans cette dernière catégorie, habituées uniquement à recevoir, jusqu’au bord ou très bas selon l’habileté de leurs remplisseurs, elles n’ont aucune notion de la production vivante par contraste avec la fabrication mécanique. Si elles trouvent un beau passage dans Thomson, elles le rattachent à Milton ; dans Milton, à Euripide ou Homère ; dans Homère, elles considèrent comme démontrée sa préexistence dans les œuvres perdues de Linos de ou Musée. On dirait que d’après un article de leur credo, toute pensée est traditionnelle, et que non seulement on a révélé à Adam l’alphabet, mais tout ce qu’il a servi à écrire qui en valût la peine... » Coleridge défendait ainsi Walter Scott contre un de ses propres admirateurs, qui lui proposait de l’attaquer pour avoir, dans The Lay of the Last Minstrel (publié en 1805) plagié Christabel non encore paru, mais dont l’auteur lui avait donné lecture, et dont il reconnut s’être inspiré.
« J’ai devant moi », continuait-il, « un volume de poèmes entièrement fait de plagiats, d’Akenside, Thomson, Bowles, Southey, et des Lyrical Ballads ; il est curieux d’observer le nombre des artifices employés par le malheureux auteur pour déguiser le vol : transpositions, dilutions, substitutions de synonymes, et cetera, sans pourtant aboutir à la moindre ressemblance avec les poèmes qu’il a pillés. Celui qui peut capturer l’esprit de l’original, déjà le possède. Ce n’est pas sur des dates que la postérité jugera de l’originalité d’un poète, mais sur l’esprit original lui-même. Or on ne le trouvera ni certes dans l’affabulation, qui n’est que le canevas, si intéressante soit-elle, ni dans la fantaisie même ou les images, qui ne sont que formes et couleurs : c’est un esprit subtil, tout entier présent dans chaque partie, qui concilie et unifie tout. Passion et Imagination sont les noms qui lui conviennent le mieux : encore ne disent-ils pas grand chose, car il n’y faut pas seulement la passion, mais la passion poétique, l’imagination poétique. »
S’il n’osait plus exprimer l’épanouissement d’une sensibilité descendue des hauteurs suprêmes, sa maîtrise de sa pensée et de sa langue le révélaient encore dans des œuvres brèves, d’une fierté intacte, d’une densité et d’une cohésion indissolubles, d’une lucidité cruelle, non à l’égard des aspirations ou des contacts que jamais il n’abandonna, mais des conjonctures où se résout peut-être obligatoirement la destinée terrestre. Incriminera-t-on sa mélancolie ? Il faut alors répudier toute son œuvre, ignorer la joie omniprésente et pure qui lui confère une fécondité divine, l’intensité absolue accordée seulement après l’urgence et l’angoisse, dans la violence du contraste, dans la soudaineté du refuge et l’étreinte de la vérité tangible. L’afflux de substance vitale, de la vision cohérente du réel, est assez constant pour lui éviter, même s’il ne l’avait pas depuis longtemps abandonné, l’accueil aux abstractions adventices, aux personnifications oratoires, aux présences incertaines et décevantes, émanations d’une déférence encore scolaire à la coutume, d’un besoin de confiance en le monde extérieur et d’une adhésion imparfaite à sa propre puissance chrétiennement méconnue ou combattue. Dès avant qu’Asra eût décidé de séparer leurs destinées, en 1809, il dessinait en quarante vers, au mouvement imité de Chiabrera, un harmonieux portrait de lui-même, intitulé Épitaphe sans tombeau (A Tombless Epitaph). Sous le nom compréhensif de Satyrane Idoloclaste, dont le premier vocable, emprunté à Spencer, disait sa parenté divine avec la nature, l’autre le combat livré aux idoles du jour, il définissait l’amour mêlé d’inquiétude qu’il inspirait à ses amis, les oppositions diverses du présent et du passé reflété en sa culture, de sa vocation et de sa destinée physique, de la poésie et de la philosophie tragiquement dissociées dans une phase troublée et appauvrie de l’évolution sociale. La largeur et la richesse de la vie et de l’amour avaient connu leur affirmation essentielle, manifesté pour toujours dans ses vers eux-mêmes leur union ardente, leur signification exemplaire.
Séparé de sa femme, suivant avec attention ses enfants, il trouva peu à peu les sympathies agissantes, l’aide et les présences quotidiennes qui, en effaçant la solitude, lui permirent une guérison lente et irrégulière, mais compatible avec une vie et une influence harmonieuses.
Après une brouille avec Wordsworth, due à la fois à une indiscrétion et à une déformation partielle, et que ne put totalement effacer, en dépit ou à cause de sa profondeur et de la justesse impartiale de son hommage, la discussion dans son autobiographie littéraire des théories poétiques et, des poèmes de son ami, Coleridge vécut d’abord de 1810 à 1816 dans la famille de John Morgan, qu’il avait connu jadis à Bristol. Ses contributions de cette période au Courier sont plutôt de l’ordre des expédients alimentaires que des compositions inspirées ou rigoureuses. Malgré, d’autre part, leur inégalité et leur irrégularité, ses conférences à Bristol et à Londres accrurent sa réputation et lui imposèrent de nombreux contacts avec le clergé et la noblesse. Ce fut en 1816 qu’il décida de recourir à un médecin pour s’assurer une désintoxication dont la nécessité devenait impérieuse : il fut recueilli par le docteur Gillman, de Highgate, le plus intelligemment dévoué, en somme, de tous ses amis, dont les soins ne furent jamais inférieurs à l’admiration et à la sympathie suscitées par le causeur et par l’homme.
C’est de Highgate que furent publiés ensemble, en 1816, Christabel, Kubla Khan et The Pains of Sleep (pour 80 livres sterling) ; en 1817 les deux volumes intitulés Biographia Literaria, extension d’une préface projetée pour une édition de ses poèmes : œuvre capitale, malgré ses méandres, par la profondeur de sa critique ; dans la même année Zapolya, poème dramatique et conte d’hiver, « humble imitation », quant à la forme, « du Winter’s Tale de Shakespeare » ; puis les éditions globales de ses poèmes et drames parues successivement en 1828, 1829 et 1834.
En 1825, au bout de deux ans de travail, ce qui d’abord ne devait être qu’une anthologie de l’archevêque Leighton, – mais où les aphorismes suscitaient des commentaires ou corollaires si importants qu’elle prit un titre plus général, Aids to Reflection,– devint le livre le plus lu de Coleridge. Les pièges du langage, les rôles respectifs de la prudence, de la morale et de la religion dans la conduite, la distinction kantienne entre l’entendement et la raison, le devoir de l’introspection socratique, la fécondité de la réflexion appliquée par chacun à la profession même, la présentation cohérente de la foi chrétienne, la discussion des hérésies et des doctrines, la nécessité d’étudier parallèlement la religion et la philosophie, et maintes autres questions connexes, y révélaient son activité abondante, son souci de venir en aide aux étudiants, en particulier aux futurs pasteurs, missionnaires ou professeurs, sa familiarité avec les recherches ou l’expérience des plus grands esprits, sa méditation personnelle des textes sacrés, sa perception directe de l’interpénétration, de la solidarité des grands problèmes. L’ouvrage, en même temps d’ailleurs que ses autres œuvres de prose, fut reconnu par des apôtres comme John Sterling, par des théologiens comme Edward Irving ou F. D. Maurice, comme le facteur principal de leur formation spirituelle.
En dehors de ses conférences et des invitations qu’elles entraînaient, des auditeurs de choix, depuis des années, se réunissaient autour de lui à Highgate, le jeudi soir, qui savaient écouter ou transcrire ses causeries toujours inspirées. Sans doute Madame de Staël, déclarant jadis à Coppet (injustement d’ailleurs) « qu’il ne savait pas le dialogue 74 », n’eût-elle pu se résoudre au rôle prédominant d’auditrice. Et son disciple le plus cher, J. H. Green, le chirurgien philosophe qui reçut son dernier souffle, ne put-il ériger en système l’ensemble des entretiens de Coleridge qu’il rassembla en 1865 sous le titre de Spiritual Philosophy. Mais leur richesse ainsi offerte était celle de ses écrits. La diversité et la permanence de leur apport, leur élévation libre de toute volonté de mainmise sur autrui, leur appel constant aux aspirations humaines les plus nobles, l’unité profonde des préoccupations, constituaient un exemple et une direction morale fidèles à la plus haute tradition philosophique.
Son souci d’imprégner de réflexion l’existence n’impliquait d’ailleurs de se part nulle indifférence pour les nécessités ou les devoirs de la vie pratique. Pour le juger d’après son inégalité aux obligations familiales encourues, il faudrait savoir ce dont eussent été capables, affligés des mêmes maux physiques, ses conseilleurs les plus satisfaits. Il n’admettait pas que la vie spirituelle servît d’hypocrite paravent à l’égoïsme ou à l’esprit de domination. Malgré telle distinction subtile entre le meurtre et l’assassinat politique, où put l’emporter son mépris de Napoléon 75, et telles réactions autoritaires suscitées par l’abus fait de sa liberté par la presse, son évolution générale marque avant tout la défiance que lui inspirait tout recours à la force, toute méthode de pure contrainte, tout engagement systématique des indignations ou des passions collectives vers l’arbitraire de leurs exploiteurs. Aussi celui qui considérait que dans l’ensemble, « en matière de religion ou de politique, une somme infinie d’intelligence et de talent se gaspille à défendre des demi-vérités 76 », devait-il être contradictoirement flagellé par l’Anti-Jacobin et par le « jacobin » Hazlitt. Sans doute l’intensité de ses enthousiasmes ou de son éloquence put-elle paraître excessive à ceux dont le hasard concentrait l’attention sur d’autres soucis, et son exquis condisciple et ami Charles Lamb, le rencontrant peu après son installation à Highgate, put-il le décrire compréhensivement comme « un archange un peu abîmé 77 ». À qui voudrait présenter cette affectueuse taquinerie comme un jugement hostile, il suffirait, pour justifier le choix fait par Coleridge du plan où situer son effort, de rappeler sa profonde remarque, faite un an à peine avant sa mort, que « si l’homme ne s’élève pour devenir ange, il sombre vers l’état de démon. Car il ne peut s’arrêter à la bête. Les plus sauvages des hommes ne sont pas des bêtes, mais pires, beaucoup pires 78 ».
Plusieurs poèmes des dernières années nous le montrent libre de toute peur superstitieuse, maître de la somme de certitude qu’il s’était amassée et construite, capable d’évoquer avec le minimum de mélancolie compatible avec une lucidité parfaite les souvenirs les plus chers de la vision désormais dominée de la vie, soucieux seulement de rassembler ses forces, d’être totalement et uniquement lui-même au moment de paraître devant son juge.
Le premier, daté de 1826, publié seulement en 1828, mais peut-être composé pour la plus grande part dès son séjour à Malte, témoigne, par son inclusion tardive dans l’ensemble de l’œuvre, d’une fidélité intégrale aux données premières d’un amour pur et à leur signification immédiate, même s’il comporte à l’égard d’Asra une amertume probablement injuste. Il s’intitule Fidélité à un objet idéal (Constancy to an ideal Object) : celui-ci semble bien être le souvenir de la bien-aimée, s’il faut attribuer au mot thought, à deux reprises, le sens cartésien du français « pensée », où figurent aussi le sentiment, l’image, le désir. Le poète essaie, sans être sûr d’y parvenir, ni d’ailleurs le vouloir complètement, d’accéder dès ici-bas au détachement divin de cet amour, d’opérer sa transmutation en hiéroglyphe éternel. Pourquoi, lui dit-il, ne pas varier ou t’évanouir comme une force naturelle ? aucune des heures à venir que tu sollicites ne saurait avant le seuil de la mort, où se rencontrent l’espérance et le désespoir, t’insuffler une vie nouvelle. Il s’attribue à lui seul la projection de la réalité qu’il avait adorée, à qui cette femme reste étrangère, et dont seul a constitué l’essence l’amour dont elle fut l’objet. Et pourtant il ne peut échapper à sa hantise ; sans elle il se compare au pilote muet et pâle d’un navire immobilisé par le calme, comme celui du Vieux Marin, et destiné à tomber en poussière au milieu de l’Océan. Les huit derniers vers essaient de retrouver dans la description d’un mirage naturel la joie de sa découverte, à l’époque où sa beauté vierge frémissait libre de toute transcendance, de toute subordination symbolique à la cohésion universelle.
Au début de ces 32 pentamètres rimés, le poète pose à l’image qui le hante encore, comme à un enfant étroitement concentré sur sa vie propre, et il prétend résoudre pour elle une question qu’elle ne peut comprendre, comme si l’expérience qui la suscite et qui seule y peut répondre, s’avérait incommunicable. La mélancolie surgit de cette solitude surimposée à celle de l’échec et de la vieillesse prématurée ; et la beauté tragique du poème, au delà des évocations concrètes et des constatations intérieures, émane de la double présence d’un souvenir indéracinable et d’une vérité dont on voudrait savoir si elle est elle-même, ou le pansement de sa blessure.
Publiés en même temps, les quatorze vers intitulée Le Devoir survivant à l’Égoïsme (Duty surviving Self-love), « seul ami sûr », ajoute le sous-titre, « de la vie à son déclin », révèlent par leur lucidité, par le refus de toute faiblesse à l’égard de soi, la fidélité du poète à la raison, sa netteté de décision, une virilité que l’épuisement nerveux ne manqua pas à l’ordinaire de voiler, mais qui dût être aussi réelle qu’elle s’avérait peu mesurable pour les spectateurs qui ne partageaient pas ses souffrances. Il définit la solitude de la vieillesse déjà présente avant l’accomplissement de sa cinquante-quatrième année : d’autant plus fidèle à lui-même que l’introspection a construit, approfondi son caractère, il voit au contraire autour de lui se dissoudre l’image que d’autres lui donnaient d’eux ; et il en souffre. Du moins le remords doit-il lui être épargné de leur avoir mesuré son amitié ou ses conseils, en spéculant égoïstement sur leur négligence ou sur une indifférence injurieuse. La sagesse est de répudier toute faiblesse, de répandre aussi longtemps et sur autant d’hommes que possible la lumière qu’il possède, sans se soucier d’un accueil ou d’une aptitude à la recevoir dont il ne peut répondre ; et si de vieux amis pâlissent, de les aimer à la mesure de leur réalité présente, et non moins parce qu’ils n’apportent plus la même joie.
La cohérence du poème est parfaite sur les plans psychologique et moral seuls visibles dans le texte de 1828. Mais le manuscrit autographe daté du 2 septembre 1826 complétait la question du troisième vers (« Pourquoi t’inquiéter du déclin d’autrui ? ») par un quatrième qui met en cause les déchéances physiques : « alors que ton propre corps a le premier donné l’exemple ». Le contraste est plus poignant encore à la lumière de l’introduction en prose, où le nom du poète souligne sa constance (Constantius), et où l’être humain qui le questionne est une femme, destinée par surcroît à lui rester étrangère (Alia). Car la question qu’elle lui adresse à propos du bonheur qu’il tire de sa philosophie révèle non seulement l’insensibilité intellectuelle, l’absence à son égard de toute affinité, mais l’inaptitude à une tendresse qui d’elle-même eût arrêté cette parole et favorisé par le pressentiment de la vérité son propre épanouissement dans une communion totale. Le poème n’est pas seulement un écho du passé : il le restitue intact ; et devant le refus du destin, il manifeste la victoire cruelle de Coleridge sur lui-même, replié sur les hauteurs de la raison pour y attendre la consécration de l’éternité 79.
Mais cette victoire exigeait une reconstruction, un héroïsme constants, comme en témoignent les 49 vers rimés, presque tous tétramètres iambiques, intitulés Jeunesse et Vieillesse (Youth and Age). Leur brièveté, qui n’exclut pas la variété du mouvement, convient à la fois à l’extase et aux larmes. Ils illustrent une remarque de Coleridge sur les conditions physiques de la pensée : « nos délicates opinions métaphysiques, pendant une heure de souffrance aiguë, sont comme des jouets au chevet d’un enfant mortellement malade 80 ». Car les souvenirs de sa robuste souplesse d’autrefois, aussi indifférente aux intempéries qu’aujourd’hui les nouveaux bateaux à vapeur aux calmes et aux vents contraires, l’assiègent au moment où « ce corps lui fait une douloureuse injure ». Jadis les fleurs, l’amour, gratuit comme elles, l’amitié pareille à l’arbre où l’on s’abrite, la liberté, le comblaient d’une pluie de joies. Cristallisées en mots irrévocables, jeunesse et vieillesse semblent maintenant, l’une plus définitivement perdue, l’autre plus inexorable. Mais l’identité du cœur à lui-même peut répudier tout désespoir, le déguisement des cheveux blancs, le corps maigre et voûté. Car nombre de regards douloureux viennent encore puiser en ses propres yeux la lumière, et la vie véritable est issue de la pensée. Les onze derniers vers, ajoutés en 1832 aux 38 composés en 1823, sont d’une beauté et d’une mélancolie pareillement intenses : les images de la nature apportent selon l’heure des messages contraires, telle la rosée du matin et celle du soir, joie ou peine. Au soir de la vie, le poète torturé s’apparaît à lui-même comme un parent pauvre toujours invité, qu’on n’ose reconduire malgré l’heure tardive, et qui dit encore un bon mot, mais sans sourire.
Malgré le trouble que la proximité consciente de la tombe apportait à l’affleurement de ses préoccupations, et les satisfactions inégales qu’il put donner aux curiosités dont il était toujours l’objet, ses familiers furent témoins, jusqu’à la fin, de sa présence et de son absorption dans la vie de l’esprit. À qui lui eût témoigné de la pitié, fidèle à sa vision mystique de l’histoire humaine il eût dit sans doute, en son langage, que l’incarnation implique la crucifixion. Il n’avait jamais songé à traiter son mal autrement qu’en obstacle à la recherche et à l’expression la plus digne de la vérité. Il ne voulut pas, même au seuil de la mort, résorber en équilibre purement corporel, dériver en paix physique sa tension intellectuelle, offrir la démission de sa conscience en échange de l’atténuation de ses souffrances. À chaque répit, il les oubliait pour reprendre sa marche : il leur opposait l’apaisement victorieux, toujours renaissant, d’une compréhension élargie. Le dernier poème spontané qu’il composa pendant cette phase suprême marque par son titre comme par son contenu sa concentration sur les problèmes les plus élevés, sur les attitudes ou décisions les plus aptes à spiritualiser, à insérer dans l’éternel la vie terrestre. Les seize pentamètres rimés sous le titre d’Abnégation (Forbearance) nous apportent sa dernière leçon de sagesse, de dignité sobre devant les hasards dissolvants auxquels cèdent souvent les impulsions les plus !heureuses, les lucidités incertaines, les volontés faibles des hommes. Sa répudiation du mépris lors du pardon des injures, et de toute réaction violente, sources de cécité ou d’extinction morale, son souci de la sérénité qui seule est liberté et justice, proposent l’exemple rare du retour sur soi, d’une humilité lumineuse, de la victoire dont certains ne pouvaient souffrir peut-être que son corps lui interdît l’illustration permanente. Toute morale, sans doute, est exposée par son urgence même soit à l’opposition, parfois d’autant plus violente qu’inavouée, de ceux qu’elle trouble et irrite et qui n’en louent la vertu qu’en autrui, surtout si son désintéressement laisse la voie libre à leur cupidité, soit à une approbation d’autant plus catégorique et globale qu’elle permet de passer sans délai à la pratique contraire. Coleridge avait noté la pertinence générale d’une remarque de Pindare sur les effets opposés de la musique, qui elle aussi trouble et irrite ceux qu’elle ne charme pas. Si pourtant il importe, autant qu’il est en nous, d’éclairer notre vie, de trouver les principes dignes de la diriger, il avait, pour sa part, essentiellement choisi depuis toujours.
Son souci d’équilibrer sa personnalité ne datait évidemment pas de cette période. Ne fût-ce que sous la forme d’une conscience inquiète d’attractions contradictoires et de la persistance de germes divins derrière l’erreur ou le crime, il brille déjà dans ses premiers écrits, et il s’affirme avec une netteté croissante dans ses expressions les plus libres et les plus pleines. Il est plus précieux encore à saisir dans ses propos de table (Table Talk), où nous sommes souvent témoins de l’élaboration de sa pensée, et dans les notes éparses publiées seulement en 1895 sous le titre d’Anima Poetae, où face à face avec lui seul il élargissait ses tendances les plus fécondes. Le lecteur attentif constate alors que l’objection suscitée à première vue par telle de ses remarques n’avait échappé ni à la vision de Coleridge, ni à sa volonté de synthèse.
Métaphysicien lui-même, il pouvait écrire : « La métaphysique rend également corrosives à l’égard du corps toutes nos pensées, en instituant l’habitude de concentrer sur des pensées fugitives et ordinaires un intérêt et une énergie intellectuelle extraordinaires 81. » Évocateur prestigieux de la nature, incessamment exalté par le sentiment de sa vie sous-jacente et complexe, de sa participation symbolique à l’esprit même, il se gardait contre tout envahissement de son activité par le spectacle ou par la reconstruction interne des choses : « Considérer toujours la surface des objets pour se complaire en leur beauté et sympathiser avec leur vie réelle ou imaginée, est pour la santé ou la virilité de l’intelligence aussi délétère qu’il peut l’être pour la simplicité des affections, pour la majesté et l’unité de l’imagination, de tout scruter, de démêler constamment des combinaisons 82. »
Les données émotives gardaient sans doute une priorité naturelle dans la détermination de la conduite, sans laquelle, faute de sincérité et d’adhésion profonde, toute entreprise est vouée à l’échec. Mais la raison restait la véritable révélation divine, dont l’approfondissement devait finir par entraîner l’âme entière : « Je ne souhaite pas que vous fassiez de ces vérités les principes de votre action. Non ! encore et toujours agissez selon vos sentiments. Mais méditez seulement ces vérités à mainte reprise, de manière qu’à une heure ou à l’autre elles puissent devenir vos sentiments 83. » La vie affective ne prenait pour lui tout son sens, ne réalisait sa destinée qu’en se réservant, pour naître d’une méditation compréhensive, lui donner corps et constituer ainsi l’action la plus authentique et la plus sûre : « Un temps viendra où la passivité accédera à la dignité de l’action valable, où les hommes seront au fond d’eux-mêmes aussi fiers d’être restés dans un état d’émotion profonde et calme, soit en lisant, soit en écoutant ou regardant, qu’ils le sont aujourd’hui de s’être donnés en spectacle pendant une heure. Ah ! combien peu savent transmuer en émotion l’activité de l’esprit 84 ! »
Coleridge nous apparaît continuellement en quête d’aperçus nouveaux, de conciliations plus riches. Malgré l’humour de mainte parole ou attitude, inévitable et bienvenue dans le chaos des comportements humains, le sentiment inné, mais confirmé par ses épreuves, du tragique de l’existence, lui rendait la sincérité, l’ardeur, la permanence de la recherche aussi indispensables que sa subtilité et sa rigueur pour assurer sa prise sur le vrai. Parmi le déroulement des hypothèses ou des synthèses humaines, riches ou évanescentes, légitimes ou nécessaires, il mérite l’admiration et le respect par ce sens de la complexité et de la valeur de la vie, par cette passion de découverte et de réalisation harmonieuse de soi, non moins que par le nombre des formulations fécondes dont la beauté sinon toute la vertu réside en l’inquiétude et la ténacité qui les engendrèrent.
Ses plus anciens amis, Lamb, Poole, Wordsworth et Dorothy, lui gardaient ou lui avaient restitué toute leur affection. Tous âgés de plus de trente ans, ses trois enfants s’orientaient d’une manière heureuse ou brillante, et presque toujours lui avaient donné des raisons de joie ou d’attachement. Il n’avait pour ennemi personne dont il pût regretter ou désirer l’amitié. Il eut la force, pendant l’été de 1833, d’aller revoir « Jesus College » : visite mélancolique, car il avait en le quittant perdu ses plus grandes chances de paix et de bonheur 85. Ses souffrances, depuis des années, s’aiguisaient chaque jour. Mais il était l’objet de soins éclairés, de reconnaissance, de sympathies véritables, auxquelles il n’était pas infidèle plus qu’à lui-même en consacrant à l’éternité ses paroles et ses regards. Malgré l’oppression et l’articulation difficile, il entretenait encore J. H. Green de sa philosophie religieuse, dans la soirée du 24 juillet 1834, lorsque le coma le surprit : à six heures, le lendemain matin, il cessa de respirer.
Les évocations ou les jugements les plus compréhensifs ou les plus curieux qu’il ait suscités sont, parmi ses contemporains, ceux de Carlyle, Hazlitt, Leigh Hunt, Lamb, de Quincey. Il faut les lire, et se les rappeler, dans toute leur étendue ; se remémorer que l’on considère non un dieu, une abstraction ou une machine, mais un être humain ; tenir compte des conséquences que ne manqua pas d’entraîner sur le plan social ce qu’il faut bien appeler le martyre du poète ; en un mot, critiquer ces témoignages eux-mêmes. On y reconnaîtra parfois le timbre de la faiblesse, fût-ce sous la véhémence dogmatique ou la beauté de la forme. Mais on constatera la solidité, l’unanimité, l’étendue de leurs parties positives : elles suffiraient pour justifier l’immortalité de l’œuvre, pour démontrer la vertu de stimulation de ses demeures les plus austères, et pour éveiller la curiosité à l’égard de l’homme, plus divers encore. Il est donc juste de dire qu’aucune de ces appréciations célèbres ne mérite le sort d’un portrait de Coleridge au bas duquel un de ses amis put inscrire cette épigraphe émouvante : Ver luisant empalé sur une épingle, vu en plein jour 86.
Germain d’HANGEST,
dans Coleridge, vingt-cinq poèmes,
introduction et traduction
de Germain d’Hangest,
Aubier, s. d.
PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS
The Poems of Samuel Taylor Coleridge,... edited with textual and bibliographical notes by Ernest Hartley Coleridge (Oxford University Press). Le texte est celui de 1834, qui incorpore les dernières corrections du poète : il a été adopté dans le présent volume.
The Poetical Works of S. T. Coleridge, edited with a biographical introduction by James Dykes Campbell (Macmillan & Co., 1893. London). Le texte est celui de 1829. L’introduction biographique compte 124 pages très denses. Le volume contient les œuvres dramatiques et la traduction de Wallenstein, de nom-nombreux extraits des Notebooks, divers fragments et préfaces, et 90 pages de notes précieuses.
Biographia Literaria, or biographical Sketches of my literary Life and Opinions, by S. T. COLERIDGE, 1817, réimprimé en 1936 dans Everyman’s Library, no 11, avec une introduction d’Arthur Symons.
Aids to Reflection in the formation of a manly Character... by S. T. COLERIDGE, London, 1825.
On trouvera réimprimés ensemble (chez G. Bell & Sons, London, 1913) les Confessions of an Enquiring Spirit (edited from the Author’s MS. by Henry Nelson Coleridge, London, 1840), Essay on Faith et les Notes on the Book of Common Prayer, accompagnés d’une étude par le Reverend James Marsh.
Le même éditeur a réimprimé aussi en un seul volume les Specimens of the Table-talk of the late S. T. Coleridge, edited by H. N. Coleridge (2 vol. London, 1835), Omniana, recueil de notes critiques ou philosophiques publié anonymement par Coleridge et Southey : seules les contributions de Coleridge à ce recueil figurent dans cette réimpression.
Le no 162 d’Everyman’s Library contient ensemble The Literary Remains of S. T. Coleridge, collected and edited by H. N. Coleridge (London, 1836), divers fragments ou notes, et les Seven Lectures on Shakespeare and Milton.
Anima Poetae (from the unpublished note-books of S. T. Coleridge) edited by E. H. Coleridge, London, 1895
Letters of Samuel Taylor Coleridge, 2 vols. edited by E. H. Coleridge, 2 vol., London, 1895.
Unpublished Letters of Samuel Taylor Coleridge, 2 vols. edited by Earl Leslie Griggs, London, 1932.
The Letters of Charles Lamb, London, 1837, réimprimées dans Everyman’s Library, nos 342-343.
Ch. LAMB : Elia, Essays which have appeared under that signature in The London Magazine, London, 1823, réimprimés dans Everyman’s Library, no 14.
Thomas DE QUINCEY : Confessions of an Opium-eater, 1821, réimprimé dans Everyman’s Library, no 223.
Thomas DE QUINCEY : Reminiscences of the Lake Poets, 1834, réimprimé dans Everyman’s Library, no 163.
William HAZLITT : Lectures on the English Poets (VIII), 1818, réimprimé dans Everyman’s Library, no 459.
William HAZLITT : Winterslow (I), 1823, réimprimé dans The World’s Classics, no 25.
William HAZLITT : The Spirit of the Age (III), 1825. (Everyman’s Library, no 459).
Joseph COTTLE : Reminiscences of S. T. Coleridge and R. Southey, London, 1847.
Leigh HUNT : Autobiography, 1850 (Ch. XVI), réimprimé dans The World’s Classics, no 329.
William WORDSWORTH : The Prelude, or Growth of a Poet’s Mind, an autobiographical Poem, London, 1850.
William WORDSWORTH : The Early Letters of William and Dorothy Wordsworth, (1787-1805), arranged and edited by Ernest de Sélincourt, Oxford, 1935.
Thomas CARLYLE : Life of Sterling, (Ch. VIII), 1854 réimprimé dans les World’s Classics, no 144.
Memoir and Letters of Sara Coleridge, edited by her daughter, London, 1873.
H. D. TRAILL : Coleridge (English Men of Letters), London, 1884.
Walter PATER : Coleridge (dated 1865, 1880), published in Appreciations, London (1889).
Émile LEGOUIS : La jeunesse de Wordsworth, 1770-1793, étude sur le « Prélude », Paris, 1896.
Charles CESTRE : La Révolution française et les poètes anglais, Paris, 1906.
Joseph AYNARD : La Vie d’un poète, Coleridge, Paris, 1907.
Jules DOUADY : Vie de William Hazlitt, l’essayiste, Paris, 1907.
Jules DOUADY : La mer et les poètes anglais, Paris, 1912.
Louis CAZAMIAN : L’Évolution psychologique et la Littérature en Angleterre (1660-1914), Paris, 1920. (Ch. VI, VIII et VIII).
E. LEGOUIS et L. CAZAMIAN : Histoire de la Littérature anglaise, Paris, 1921. (Livre IX, ch. 6 et 7 ; Livre X, ch. I).
B. J. LOGRE : Les Toxicomanies, Paris, 1924.
Jean VINCHON : L’art et la folie, Paris, 1924.
Henri BRÉMOND : Prière et Poésie, Paris, 1926.
John LIVINGSTON LOWES : The Road to Xanadu, a Study in the Ways of the Imagination, Boston and New York, 1927.
Thomas RAYSOR : Coleridge and “Asra” (Studies in Philology, XXVI, July 1929), The University of Carolina Press.
E. L. GRIGGS : Samuel Taylor Coleridge at Malta, (Modern Philology, XXVII, no 2, Nov. 1929).
Louis CAZAMIAN : La Poésie romantique anglaise, (Études d’aujourd’hui), Paris, 1939.
Léon LEMONNIER : Les Poètes romantiques anglais, Paris, 1943.
TRADUCTIONS ANTÉRIEURES :
S. T. COLERIDGE : La Chanson du Vieux Marin, traduite par A. Barbier, avec illustrations de Gustave Doré, 1 vol. in-folio, Paris, 1877.
S. T. COLERIDGE : La Chanson du Vieux Marin, traduite par Valéry Larbaud, Paris, 1911.
P. MÉLÈSE : Les Poètes Lakistes (Les Cent Chefs-d’œuvre étrangers), Paris, s. d. – Entre autres traductions, on y trouvera celle que publia Sainte-Beuve, dans le recueil intitulé « Les Consolations », de « The Eolian Harp », en alexandrins ; celles de « The Ancient Mariner » par M. Valéry Larbaud ; de « Christabel », « Love », et d’extraits de « Pears in Solitude » par M. P. Mélèse.
1 Il est aisé à qui n’a pas le pied en pleine misère de conseiller, de tancer le malheureux. (Trad. Paul Mazon.)
2 Tout visage humain porte ou bien une histoire ou une prophétie, qui nécessairement attriste, ou du moins adoucit, tout observateur réfléchi.
3 Charles LAMB : Christ’s Hospital five-and-thirty years ago (Essays of Elia, 1823).
4 COLERIDGE, Biographia Literaria, I. (1817).
5 Lettre à George Coleridge, Feb. 9, 1793 : They (James and Edward) had neither been the companions nor the guardians of my childhood. However I will write to them. I will assume the semblance of affection. Perhaps, by persevering in appearing, I at last shall learn to be a brother... When at last I revisited Devon, the manners of the inhabitants annihilated whatever tender ideas of pleasure my fancy rather than my memory had pictured to my expectation. I found them (almost universally) to be gross without openness, and cunning without refinement.
6 Voir lettre à son frère le pasteur George Coleridge, Nov. 28, 1791 : A fellow of one college made a very just observation, that formerly students of Colleges were censur’d for being pedants – but that now they were too much men of the world.
7 Cf. lettre à son frère George, avril 1798 :... I never controvert opinions except after some intimacy, and when alone with the person, and at the happy time when we both seem awake to our own fallibility, and then I rather state my reasons than argue against his. – Puis Coleridge à Sotheby, Sept. 27, 1802 : One thing I beg solicitously of you, that, if anywhere I appear to speak positively, you will acquit me of any correspondent feeling. I hope it is not a frequent feeling with me in any case, and that, if it appear so, I am belied by my own warmth of manner. – Et lettre au même, Oct. I, 1802 :... if any word or sentence have a dogmatic tone, this was merely a mode of conveying the whole idea in my mind fully and broadly and was absolutely unaccompanied by any feeling of dogmatism.
8 HAZLITT, The Spirit of the Age (1825) : Mr Coleridge. – Voir aussi du même auteur : My first acquaintance with poets, publié en 2823 dans The Liberal, et en tête des essais réunis en 1839 sous le titre de Winterslow ; enfin les dernières pages de l’article intitulé On the living Poets’ à la fin du recueil intitulé Lectures on the English Poets, publié en 1818. – L’excitation d’un repas plantureux s’unit un jour au souvenir de l’expectative à son égard ou des sollicitations habituelles de ses convives pour inspirer à Coleridge un développement sans doute aussi riche que de coutume, mais inopportun devant un auditoire inégalement apte à l’apprécier. L’anecdote peut marquer l’antipode comique de toute exaltation humaine,... ou quelque malice de Coleridge, dont nous n’avons pas la version : « At a dinner given by Mr. Sotheby last spring 1828 a large party of the Literati were assembled : of Mr. Coleridge’s behaviour Sir W. Walter Scott gave us the following account : After eating, as never Man eat before, and drinking with every person with whom he could possibly make an excuse to take wine, thrusting himself besides as Thirdsman whenever he saw two people drinking together ; at last, when the cheese was brought on the table, he began in a most oracular tone, and without the least thing having been said which could have led to it, an Oration which lasted three quarters of an hour on the Samo-Thracian mysteries... Lord Dudley who was one of the guests at Mr. Sotheby’s condemned to hear W. Coleridge’s oration on the Sarno-Thracian mysteries exclaimed, I am glad I have discovered the Summum Borum. » (Mrs. Hughes of Uffington, Letters and Recollections of Sir Walter Scott, Ch. IX).
9 DE QUINCEY : Reminiscences of the Lake Poets (1834). Tout le volume est à lire, bien que les articles relatifs à Coleridge aient été rédigés plus de vingt ans après les contacts décrits. Les faits particuliers y sont souvent inexacts, la justesse et même la sincérité des interprétations souvent contestables. Mais l’atmosphère est vivante, inoubliable, convaincante.
10 CARLYLE, Life of Sterling, I, 8 (1851).
11 First Lecture on Shakespeare and Milton.
12 Henry Nelson Coleridge est l’auteur de la préface, en une quinzaine de pages, aux propos de table de Coleridge qu’il rassembla en 1835. Il édita en outre The Literary Remains of S. T. Coleridge dont le premier volume parut en 1836. Les deux ouvrages ont été réédités en 1884 chez G. Bell et Sons, Londres.
13 Cf. lettre de décembre 1794 à Southey : Had I been united with her the excess of my affection would have effeminated my intellect... ; et à propos du mariage où Southey le poussa contre son gré : But to marry a woman whom I de not love... Mark you, Southey, I will de my duty. – Cf. aussi lettre, du 24 octobre 1794 au Reverend Wrangham, au sujet de Mary Evans : a young lady whom for five years I loved – almost to madness.
14 Cf. lettre de février 1793 :... I can ensure more than 200 subscribers ; so that this and frugality will enable me to pay my debts, which have corroded my spirits greatly for some time past.
15 Cf. Inside the Coach ; Devonshire Roads ; Music ; Sonnet on quitting School for Cambridge.
16 Cf. A Wish ; To Disappointment ; A Lover’s Complaint to his Mistress ; mais aussi la réaction humoristique de Written after a Walk before Supper.
17 Cf. lettre à George Coleridge, Feb. 23, 1794 : I fled to debauchery ; fled pure silent and solitary anguish to all the uproar of sense less mirth.... Where Vice bas not annihilated sensibility, there is little need of a Hell !
18 Comberback représente la prononciation dialectale de cumber back, et suggère l’encombrement que constituait Coleridge, mauvais cavalier, pour le dos des chevaux, prompts à s’en débarrasser.
19 Cf. lettre du 16 septembre 1799 à Poole : I have three brothers that is to say, relations by gore. Two are parsons and one is a colonel. George and the Colonel, good men as times go – very good men – but alas ! we have neither tastes nor feelings in common... ; – et lettre à Southey, au début de 1800 : Elder brothers, not senior in intellect, and not sympathising in main opinions, are subjects of occasional visits, rot temptations to a co-township. – Dans une lettre du 20 octobre 1809 à S. Purkis, il parle en outre de « Mr. Poole, my Brother by gift of God, and the Revd. G. Coleridge, my Brother by accident of Midwifery. »
20 Lettre à son frère George, du 7 avril 1794 : Claggett has set two songs of mine most divinely, for two violins and a pianoforte....
21 Vos malefida valete accensae insomnia mentis... I But love is a local anguish : I am fifty miles distant and am not half so miserable.
22 Oct. 21, 1794 : I loved her, Southey, almost to madness....
Et il désigne ainsi sa fiancée : her whom I de not love, but whom by every tie of reason and honour I ought te love. – Et en novembre, il écrit, au même à propos de Mary Evans : She was vert lovely, Southey, I cannot forget her... a child of frailty like me, a dear friend.... Voir aussi note II.
23 Extrait d’une lettre de Southey à Cottle, du 6 mars 1836 : Coleridge did not come back again to Bristol till January 1795, nor would he I believe have come back at all, if I had not gone to London to look for him, for having got there from Cambridge at the beginning of the winter, there he remained without writing either to Miss Fricker or myself.... He intended to quarrel with me.... – En février de la même année, plus d’un an et demi déjà après la mort de Coleridge, Southey écrivait encore à Cottle : « Perhaps you are not acquainted with half of his execrable history. I know the whole. » Et. Cottle, pourtant fort enclin lui-même à dicter aux autres leur conduite, écrivait à Foster en juillet 1842, à propos de Southey : « His abhorrence also of injustice, or unworthy conduct, had all the decision of a Roman censor. » Dans la même lettre, il confirmait son admiration morale de Southey en ajoutant comiquement : His library at that time consisted of 14,000 volumes....
24 Lises on a Friend who died of a Frenzy Fever induced by calumnious Reports.
25 To a Friend (Charles Lamb) together with an unfinished Poem.
26 Sonnets on Eminent Characters ; en particulier « To Earl Stanhope ».
27 Lectures on Shakespeare and Milton.
28 Cf. Biographia Literaria, XXIV :... Religion passes out of the ken of Reason only where the eye of Reason has reached its own horizon ; and Faith... is then but its continuation : even as the day softens away into the sweet twilight, and twilight, hushed and breathless, steals into the darkness. It is night, sacred night ! the upraised eye views only the starry heaven which manifests itself alone...
29 Cf. lettre du 4 février 1796 au Reverend Edwards : Mr Meanly, that tobacco-toothed Parson with a majestic periphery of guts... – et plus loin : I enquired my road at a Cottage, and on lifting up the latch beheld a tall old Hag, whose soul-gelding ugliness would chill to eternal chastity a cantharidized Satyr. However, an Angel of Light could not have been more civil, and she sent her Son to conduct me home... – Son humour pouvait même s’exercer, après une crise douloureuse, sur sa mort possible ; voir lettre de 1818 à Wm. Mudford, « assistant editor of The Courier » : « This day, thank God, I am able to lift my head and eyes with some cheerfulness. For the last fortnight I have apprehended that Mortality would have turned my Lecture into an Auctioneer’s Pulpit, and with Hammer suspended over me have cried out, Going ! Going ! Going – Three Pound three only ! Gentlemen of the Dissecting Rooms – A curious Case ! a rare Subject – rather fat indeed – but remarkable as a fine specimen of a Broken Heart – etc., etc.... – Il pouvait même chercher refuge dans l’humour au milieu de la souffrance : Heaven knows that many a time I have regarded my talents and requirements as a porter’s burthen imposing on me the capital duty of going on to the end of the journey when I would gladly lie down by the side of the road, and become the country for a mighty nation of maggots. For what is life, gangrened as it is, with me, in its very vitals, domestic tranquility ? (Lettre à Southey, 31 décembre 1801). Voir aussi note 145.
30 Pour la genèse du mariage de Coleridge, voir sa lettre de 1795 à George Dyer. « To leave her for two or three years would, I fear, be sacrificing her health and happiness.... So commanding are the requests of her Relations, that a short Time must decide whether she marries me whom she loves with an affection to the ardor of which my Deserts bear ne proportion – or a man whom she strongly dislikes, in spite of his fortune and solicitous attention to her....
31 Cf. lettre de 1795 à G. Dyer : Since I have been in Bristol I have endeavored to disseminate Truth by three political Lectures –I believe I shall give a fourth –. But the opposition of the Aristocrats is so furious and determined, that I begin to fear that the Good I de is not proportionate to the Evil I occasion – Mobs and Mayors, Blockheads and Brickbats, Placards and Pressgangs have leagued in horrible Conspiracy against me –. The Democrats are as sturdy in the support of me – but their number is comparatively small. Two or three uncouth and untrained Automata have threatened my Life – and in the last Lecture the genus infimum were scarcely restrained from attacking the house in which the « damn’d Jacobin was jawing away ».
32 Lettre à Southey, 13 septembre 1803 : Ô God ! when a man blesses the loud screams of agony that awake him night after night, night after night, and when a man’s repeated night screams have made him a nuisance in his own house, it is better to die than to live. I have a joy in life that passeth understanding....
33 Docteur LOGRE : Les Toxicomanies, Paris, 1924.
34 Cf. lettre du 8 avril 1799 à sa femme : To have shared –nay, I should say – to have divided with any human being any one deep sensation of joy or of sorrow, sinks deep the foundations of a lasting love.
35 Cf. Memoirs and Letters of Sara Coleridge, edited by her daughter, London, 1873. Cette seconde Sara était la fille du poète.
36 Isaiah, XVI, 11 : Wherefore my bowels shall sound like an harp....
37 Cf. lettre à Thelwall, Dec. 17, 1796 : As to my poetry,... it frequently deviates from nature and simplicity.... I seldom feel without thinking, or think without feeling. – Voir aussi lettre au même, du 31 décembre : I think too much for a poet.
38 Cf. lettre à Southey, Nov. 13, 1795 : You are lost to me, because you are lost to Virtue... ; et à propos de la pantisocratie :... the plan for which I abandoned my friends and every prospect, and every certainty, and the woman whom I loved to an excess which you in your warmest dream of fancy could never shadow out. Ô selfish, money-loving man ! Worldly prudence !
39 E. LEGOUIS : La Jeunesse de Wordsworth, 1770-1793, étude sur le « Prélude » (Paris, 1896).
40 But literature, though I shall never abandon it, will always be a secondary object with me... and I had rather be an expert, self-maintaining gardener than a Milton, if I could unite both.
41 I am not fit for public life ; yet the light streams to a far distance from my cottage window.
42 … not the effect of spells uttered by conjurers, but permanent cohabitation useful to society.
43 Lettre à Cottle (June 1797) : I feel myself a little man by his side ; and yet de not think myself the less man than I formerly thought myself... but in Wordsworth there are no inequalities. – Cf. aussi lettre de juillet 1797 à Southey : (Wordsworth) the only man to whom at all times and in all modes of excellence I feel myself inferior....
44 Lettre du 16 octobre 1797 à Thelwall : I suppose that at last I must become a Unitarien minister, a less evil than starvation.
45 Biographia Eptistolaris (II), being the Biographical Supplement of Coleridge’s Biographia Literaria (edited by A. Turnbull, London, 1911).
46 Table Talk, May 31. 1830.
47 Anima Poetae, from the unpublished note-books of S. T. Coleridge, edited by E. H. Coleridge, London, 1895 : Something inherently mean in action ! Even the creation of the universe disturbs my idea of the Almighty’s greatness – would de so but that I perceive that thought with him creates.
48 Élie HALÉVY, Histoire du peuple anglais au XIXe siècle, I, pp. 224-225.
49 Lettre du 28 mars 1804, à Southey : I have lately been almost habituated to tho’ I have never once since I left Keswick broke thro’ my rule of eating only of one thing that has had life. If I eat fish I eat neither fowl nor flesh – and so on....
50 Lettre citée par Joseph COTTLE : Reminiscences of S. T. Coleridge and R. Southey, pp. 140-141 (London, 1848).
51 Anima Poetae (pp. 5, 25, 45. 271, 303).
52 Lettre du 22 février 1796 : … So I am forced to write or bread ! write the flights of poetic enthusiasm, when every minute I am hearing a groan from my wife. Groans, and complaints and sickness !... The future is cloud, and thick darkness ! Poverty perhaps, and the thin faces of them that want bread, looking up to me !... My past life seems to me like a dream, a feverish dream : all one gloomy huddle of strange actions, and dim-discovered motives ! Friendships lost by indolence, and happiness murdered by mismanaged sensibility !...
53 Lettre à Cottle, datée de Stowey, 1797 : Wordsworth and his exquisite sister are with me. She is a woman indeed ! in mind, I mean, and heart ; for her person is such, that if you expected to see a pretty woman, you would think her rather ordinary ; if you expected to see an ordinary woman, you would think her pretty ! but her manners are simple, ardent, impressive. In every motion, her most innocent soul outbeams so brightly, that who saw would say “Guilt was a thing impossible in her”. Her information various. Her eye watchful in minutest observation of nature and her taste, a perfect electrometer. It bends, protrudes, and draws in, at the subtlest beauties, and most recondite faults....
54 Aussi pouvait-il, en 1802, écrire à sa femme : I dislike fine furniture, handsome clothes, and all the ordinary symbols and appendages of artificial superiority – or, what is called, Gentility. In the same spirit I dislike, at least I seldom like, Gentlemen, gentlemanly manners, etc... and am connected with things without me by the pleasurable sense of their immediate Beauty or Loveliness, and not at all by knowledge of their average value in the minds of people in general... but with people in general by general kindliness of feeling, and with my especial friends by an intense delight in fellow feeling, by an intense perception of the Necessity of Like to Like. – Cette suspicion où il tenait toute mise en scène de l’individu par les signes extérieurs de la fortune s’inspirait aussi de ses effets néfastes sur la sincérité religieuse, de sa substitution profonde à la religion, conformément à l’évangile même (Mathieu XIX, 16-24). Dès son séjour à l’Université, écrivait-il à propos des Unitariens au Reverend Estlin le 1er mars 1800, il avait vu les étudiants d’origine modeste abandonner la fraternité chrétienne à mesure qu’ils s’adaptaient au monde : “At Cambridge and Oxford they will not learn Infidelity perhaps, or perhaps they may – for now ʻtis common enough there, to my certain knowledge, but one thing they will learn, indifference to all religion but the religion of the Gentleman : Gentlemanliness will be the word, and bring with it a deep Contempt for those Dissenters among whom they were born....” – L’attitude de sa femme et des Southey à l’égard d’une belle-sœur modiste à Londres eût suffi à confirmer sa fidélité à la pureté du cœur (Cf. lettre du 25 septembre 1816 au Docteur Brabant) : a sister of Mrs Coleridge’s, the only one of the Brood that I had any regard for, and who deserved it – whom the fine ladies at Keswick had left as a laborious mantua-maker in London after having tantalized her with a year’s intercourse with Sirs, Lords and Dukes at Keswick, with a broken constitution because a broken heart had neglected a catarrh..., etc. Ô Brabant ! indeed, indeed you ought not to have suspected my heart. If I had less I could very easily have appeared to have had more, and what motive in the name of God could you imagine acting to turn me into a hypocrite !...
55 Lettre d’avril 1798 au Reverend George Coleridge : Rulers are much the same in all ages and under all forms of government,... as bad as they dare to be... ; from our mother’s wombs our understandings are darkened... ; the spirit of the Gospel is the sole cure... I am of no party.
56 Lettre du 11 décembre 1794, à Southey : I cannot write without a body of thought. (Cf. note 35.)
57 Biographia Literaria, XVIII.
58 This region of unconscious thoughts, oftentimes the more working the more indistinct they are.... (Fragment of an Essay on Beauty, 1818)....
59 A sensual perfection with intellect is occasionally possible without moral feeling. So it may be in music and painting, but not in poetry.
60 Cf. lettre à Poole, du 6 mai 1801 :... A very metaphysical account of fathers calling their children rogues, rascals and little varlets…
61 Table Talk, 1833, July 6 :... the idea an entirely subtle and difficult one....
62 Lettre de Coleridge à Southey, février 1819. – Voir aussi lettre de W. Scott à Mrs Hughes, du 14 nov. 1824 : You would see in Byrons conversations that I was led to imitate the style of Coleridge’s Christabel in the Lay of the last Minstrel – it is very true, and Dr. Stoddart was the person who introduced to me that singular composition by reciting some stanzas of it many years since, in my cottage at Laswade. Byron seems to have thought that I had a hand in some ill-natured review of Coleridge’s wild and wondrous tale which was entirely a mistake. He might have remembered by the way, that it was I who first introduced his Lordship to the fragment with a view to interest him in Coleridge’s fate and in the play he was then bringing forward... (Mrs Hughes of Uffington, Letters and Recollections of Sir Walter Scott, edited by H. G. Hutchinson).
63 Robert GRAVES, The Meaning of Dreams, London 1924, cité par J. L. Lowes, The Road to Xanadu, pp. 400 et 593-596 :... The caves into which this river sinks to run underground in the lifeless ocean would represent in this sense the Berkeley Coleridge part of the story, his wife’s condition at the time complicating his attitude towards her....
64 Is not true Love of higher price
Than outward Form, though fair to see,
Wealth’s glittering fairy-dome of ice,
Or echo of proud ancestry ?
65 Ces articles sont aujourd’hui accessibles dans les Essays on his own Times, by S. T. COLERIDGE, edited by his daughter, London, 1850. Son biographe H. D. Traill, lui-même journaliste de marque, en a loué la solidité, le bon sens, l’opportunité, la technique et la beauté pareillement remarquables.
66 On retrouve ces vers latins de Pétrarque à la fin du dixième chapitre de la Biographia Literaria : Quas humilis tenero stylus olim effudit in aevo, Perlegis hic lachrymas, et quod pharetratus acuta Ille puer puero fecit mihi cuspide vulnus. Omnia paulatim consumit longior aetas, Vivendoque simul morimur, rapimurque manendo. Ipse mihi collatus enim non ille videbor : Frons alia est, moresque alii, nova mentis imago, Voxque aliud sonat – Pectore nunc gelido calidos miseremur amantes, Jamque assisse pudet. Veteres tranquilla turnultus Mens horret, relegensque alium putat ista locutum.
67 Cf. Letter to Southey, Feb. 17, 1803 : In an evil hour did I first pay attention to Mrs Coleridge, in an evil hour for me did I marry her, but it shall be my care and my passion that it shall not be an evil day for her, and that whatever I may be, or may be represented, as a Husband, I may yet be unexceptionable as her Protector and Friend.
68 Cf. letter to Southey, July 25, 1801 : There is no relief for me in any part of England. Very hot weather brings me about in an instant, and I relapse as soon as it coldens.
69 Cf. Letter to W. Collins, December 1818 : Poetry is out of the question. The attempt would only hurry me into that sphere of acute feelings from which abstruse research, the mother of self-oblivion, presents an asylum.
Cette concentration exclusive et pour ainsi dire thérapeutique sur la philosophie n’implique aucunement qu’elle soit défavorable à la poésie ; il la tenait au contraire pour indispensable au poète. Voir lettre du 13 juillet 1802 à Sotheby: Metaphysics is a word that you, my dear Sir, are ne great friend to, but yet you will agree with me that a great poet must be implicité, if not explicité, a profound metaphysician. He may not have it in logical coherence in his brain and tongue, but he must have the ear of a wild Arab listening in the silent desert, the eye of a North American Indian tracing the footsteps of an enemy upon the leaves that strew the forest, the touch of a blind man feeling the face of a darling child....
70 Texte des premiers vers : I have experienced The worst the world can wreak on me – &c.
71 The Prelude, Bk. VI:
From the heart
Of London, and from cloisters there, thou camest,
And didst sit down in temperance and peace,
A rigorous student. What a stormy course
Then followed! Oh ! it is a pang that calls
For utterance, to think what easy change
Of circumstances might to thee have spared
A world of pain, ripened a thousand hopes,
For ever withered.
... But thou hast trod
A march of glory, which doth put to shame
These vain regrets ; health suffers in thee, else
Such grief for these would be the weakest thought
That ever harboured in the breast of man.
72 Ô Friend ! Ô Teacher ! God’s great gift to me !
73 Dear shall it be to every human heart,
To me how more than dearest ! me, on whom
Comfort from thee, and utterance of thy love,
Came with such heights and, depths of harmony,
Such sense of wings uplifting, that the storm
Scatter’d and whirl’d me, till my thoughts became
A bodily tumult ; and thy faithful hopes,
Thy hopes of me, dear Friend ! by me unfelt !
Were troublous to me, almost as a voice,
Familiar once, and more than musical ;
To one cast forth, whose hope had seem’d to die
A wanderer with a worn-out heart
Mid strangers pining with untended wounds.
O Friend, too well thou know’st, of what sad years
The long suppression had benumb’d my soul,
That even as life returns upon the drowned,
The unusual joy awoke a throng of pains –
Keen pangs, etc.
74 Cf. note de H. N. Coleridge sur les aptitudes de son oncle et beau-père à la conversation familière, Table Talk, July 4, 1833 : I am sure that lie could, when it suited him, converse as well as any one else, and with women he frequently did converse in a very winning and popular style... etc.
75 The French are not capable of freedom. Grant this – but does this fact justify the ungrateful traitor, whose every measure has been to make them still more incapable, of it ? (Omniana). – Cf. aussi Table Talk, June 26, 1831 : Buonaparte was the child of circumstances which he neither originated nor controlled. He had no chance of preserving his power but by continual warfare. No thought of the wise tranquillization of the shaken elements of France seems ever to have passed through his mind ; and I believe that at no part of his reign could he have survived one year’s continued peace... – Et encore : July 6, 5830 : Bourrienne has one remark... condensed into a sentence worthy of Tacitus or Machiavel, or Bacon. It is this, that Charlemagne was above his age, whilst Buonaparte was only above his competitors, but under his age ! – Voir encore Thomas ALLSOP’S Letters, Conversations and Recollections of S. T. Coleridge, London, 1836 : When I first heard from Stuart of the Courier that Buonaparte had declared that the interests of small states must always succumb to great ones, I said, “Thank God ! he has sealed his fate : from this moment his fall is certain.”
76 Voir préface de On the Constitution of the Church and State, 1830 ; et aussi lettre du 7 décembre 1811 à Sir G. Beaumont : I detest writing politics, even on the right side, and when I discovered that the “Courier” was not the independent paper I had been led to believe, and had myself over and over again asserted, I wrote no more for it... Indiscriminate support of any class of men I dare not give, especially when there is so easy and honourable an alternative as not to write politics at all, which, henceforth, nothing but blank necessity shall compel me to do.
Lettre de juillet 1797 au Revd. Estlin : I never knew a passion for politics exist for a long time without swallowing up, or absolutely excluding, a passion for Religion.
Lettre du 15 avril 1809 à Stuart : I never can think that statesman a great man, who, to defend a measure will assert – not once but repeatedly – that state policy cannot and ought not to be always regulated by morality.
77 Cf. lettre de Lamb à Wordsworth, du 26 avril 1816 : I think his essentials not touched ; he is very bad ; but then he wonderfully picks up another day, and his face, when he repeats his verses, has its ancient glory ; an archangel a little damaged... Coleridge is absent but four miles.... ʻTis enough to be within the whiff and wind of his genius for us not to possess our souls in quiet’.
78 Voir Table Talk, Aug. 30, 1833.
79 Cf. Lettre du 29 mars 1832 à J. H. Green : If I lose my faith in Reason as the perpetual Revelation, I lose my faith altogether. I must deduce the objective from the subjective Revelation, or it is no longer a Revelation, but a beastly fear and superstition. – Voir ci-dessus note 28.
80 Our quaint metaphysical opinions, in an hour of anguish, are like playthings by the bedside of a child deadly sick (Anima Poetae, p. 3).
81 Anima Poetae, p. 23.
82 Anima Poetae, p. 35.
83 Anima Poetae, p. 18.
84 Anima Poetae, p. 66.
85 Biographia Literaria, Ch. X : ... in an inauspicious hour I left the friendly cloisters, and the happy grave of quiet, ever honoured Jesus College. – Cf. lettre du Reverend C. V. Le Grice (condisciple de Coleridge à Jesus College), à Cottle : “Coleridge had not the least taste for these (Mathematics), and here his case was hopeless, so that he despaired of a Fellowship, and gave up, what in his heart he coveted, college honours, and a college life... Ô Coleridge, it was indeed an inauspicious hour, when you quitted the friendly cloisters of Jesus !”
86 Moins d’un avant de mourir, répondant à T. E. Finden (ou plutôt, selon B. L. Griggs, au graveur E. F. Finden) qui lui demandait d’examiner avec lui quelques-uns de ses portraits, Coleridge, seul compétent après tout pour apprécier la justesse de la remarque, terminait ainsi son billet : A Friend of S. T. Coleridge’s wrote under a portrait of him – “A glow-worm with a pin stuck thro’ it, as seen in broad daylight.”