Le bouddhisme
par
C. de HARLEZ
De toutes les religions non chrétiennes, aucune peut-être n’a été plus étudiée et n’a fourni matière à plus d’exposés et de commentaires que la religion bouddhique. Elle n’en reste pas moins enveloppée d’obscurité, quant à beaucoup de points essentiels et fondamentaux. Son antiquité, la personne et l’existence même de son auteur, la nature de ses doctrines primitives, son but et sa sanction suprême, le nirvana, tout est encore aujourd’hui l’objet de vives controverses et de doutes très sérieux.
Qui fut l’auteur du Bouddhisme ? À cette question les livres bouddhiques répondent que ce fut le fils d’un roi de Kapilavastu au N. E. de l’Inde, sous l’Himalaya, de la race des Çâkya, et qu’il porta d’abord le nom de Çâkya Sinha (le lion des Çâkyas), puis celui de Çâkya muni ou le Çâkya-ascète, solitaire. Ces livres font de sa vie un récit plein de merveilles appartenant évidemment à la légende. Cette légende n’est point partout la même, et les bouddhistes du nord attribuent à Çâkya Sinha des traits différents de ceux qui forment la légende du sud ; mais ces différences n’ont pas d’importance quant à la doctrine, et ne peuvent être signalées ici. Voici, en gros, les traits merveilleux de cette vie telle que la tradition nous l’a transmise.
Le roi Suddhodana, père de Çâkya Sinha ou Bouddha, avait pour épouse la divine Mâyà, « dont la pureté égalait celle du lis et dont la force d’âme et le calme n’étaient pas moindres que ceux de la terre ». Un esprit la traversa un jour d’un rayon de lumière et la fit concevoir. Se rendant un autre jour dans un jardin, elle s’y assit sur un tapis de fleurs merveilleuses, au milieu des fontaines jaillissantes, des fleurs et des fruits ; là son fils, par une opération surnaturelle, sortit de son sein et se montra brillant comme le soleil, sans avoir causé aucune douleur à sa mère. Faisant aussitôt quelques pas, il s’écria qu’il était venu pour sauver le monde, et à l’instant des sources d’eau céleste vinrent rafraîchir son corps, les dévas (êtres célestes) remplirent l’air d’accents harmonieux et des mains invisibles transportèrent le nouveau-né sur une couche resplendissante de joyaux, jusqu’au palais royal, où les horoscopes les plus heureux furent tirés ; puis le roi porta son fils au temple pour le présenter aux dieux. Là, un sage, du nom d’Asita, prenant l’enfant dans ses bras, prédit au père que son fils conquerrait le monde par sa parole et le sauverait par sa doctrine ; que, dans ce but, il abandonnerait le palais royal et le droit au trône, pour s’adonner aux austérités, à la pratique des vertus et à la prédication de la doctrine du salut. Le roi, plein de joie et de crainte à la fois, ramena son fils au palais et distribua des dons abondants à ses sujets.
Dès ce moment, l’abondance et la prospérité régnèrent seules dans tout e royaume ; tous les biens y affluèrent, la paix y fut universelle et la vertu triompha du vice. On apportait de tous côtés en présent des objets rares et précieux, des ornements de grand prix ; mais le jeune prince n’y faisait aucune attention ; constamment appliqué à l’étude des sciences et des arts, il dépassa promptement ses maîtres.
La mère, dans l’intervalle, était morte, et avait été ravie au ciel. Le père était médiocrement joyeux des progrès étonnants de son fils ; il se rappelait sans cesse la prédiction d’Asita et craignait le départ du jeune prince. Pour l’attacher au palais, il lui donna une épouse accomplie, d’une beauté et d’une vertu parfaites 1 avec d’innombrables suivantes, qu’une autre légende transforme en femmes du révélateur.
Le prince en eut un fils, en tout digne de son père ; mais son cœur n’en fut point encore satisfait. On le tenait dans les jardins du palais, et il aspirait à voir les parcs. Le roi dut finalement consentir à le laisser sortir de la première enceinte ; mais auparavant il avait eu soin de faire disparaître des lieux qu’il devait parcourir tout ce qui aurait pu lui inspirer des pensées sérieuses. Peine mutile, la prédiction du vieillard et la destinée du Bouddha devaient s’accomplir. Dans trois excursions successives, Çâkya Sinha rencontra d’abord un vieillard décrépit, appuyé sur un bâton (un dieu caché sous cette forme) ; puis un malade au corps gonflé, couvert de plaies et défiguré, aux membres contractés par la douleur, gémissant et sanglotant ; enfin un convoi ; funèbre, un cadavre porté par quatre serviteurs. Forcé par une puissance divine qui agissait sur son cœur, le cocher dut chaque fois expliquer à son maître ce qu’étaient ces apparitions et le mystère de douleur qu’elles représentaient.
C’est ainsi que le prince apprit à connaître les grands maux de l’humanité, la pauvreté, la souffrance et la mort. Il comprit la vanité de ce monde et la folie des hommes qui vivent sans souci de leur sort futur. Après de longues méditations, il prit son parti et se rendit près de son père. Son corps, disent les livres bouddhiques, était comme le sommet d’une montagne d’or, ses épaules comme celles d’un éléphant, sa voix comme le tonnerre. Aussi nul ne put l’ébranler. Il partit pour le désert et y vécut d’une vie d’ermite. Cependant il vint à l’école des Brahmanes et suivit quelque temps leurs pratiques de pénitence. Mais ayant reconnu l’inutilité de ces œuvres, il les quitta au grand scandale de ses disciples, qui l’abandonnèrent aussi, et retourna au désert où il prit un vêtement et une nourriture convenables.
Affaibli par l’abstinence, il fut restauré par les aliments que lui apporta Nanda, fille d’un berger qui s’était parée de tous ses atours pour le servir. Le génie du mal, Mâra, chercha à le tenter soit en l’effrayant par des prodiges terribles, soit en le séduisant par les artifices de ses filles. Mais le cœur de Çâkya Sinha resta impassible. Ravi en extase il fut subitement illuminé et devint bouddha, l’homme sorti du rêve et rendu à la vérité (éclairé). Il se mit dès lors à la prédication, gagna de nombreux disciples et fonda des monastères d’après le principe qui prescrit aux hommes de s’entraider pour conquérir la délivrance. Il revint un jour, en mendiant, à sa ville natale, gagna son épouse, qui plus tard voulut être religieuse avec cinq cents autres princesses, fit entrer son fils Rahoula dans un monastère, et initia son père lui-même à sa doctrine. Dans ses courses, il était généralement accompagné d’un disciple, modèle de fidélité, du nom d’Ananda, qu’il chargea du soin des intérêts matériels de toute la communauté. Çâkya fut en butte à de nombreuses attaques tant de la part des Brahmanes, et des Ascètes solitaires, que d’un disciple peu content de l’influence médiocre dont il jouissait dans l’ordre. Le sage expliqua ces épreuves par des fautes qu’il avait commises dans des vies antérieures. Cependant il avançait constamment dans la voie de la perfection et y montait de degré en degré. Son terme approchait ; mais il devait donner un dernier exemple dans les souffrances des derniers moments. On lui offrit dans un monastère un repas somptueux, dans lequel il mangea quelque peu à l’excès et s’éteignit dans une violente indigestion, mais dans le calme et les sentiments de la patience la plus parfaite.
Sa mort fut non moins glorieuse que sa vie, car, à ses derniers instants, la terre trembla, les montagnes s’ébranlèrent, le soleil s’obscurcit, des fleurs tombèrent en abondance sur sa couche funèbre. Aucun feu ne réussit à brûler son corps, qui se consuma de lui-même par l’ardeur de sa piété. – Cette légende n’est pas la même dans toutes les écoles bouddhiques ; mais les différences n’ont rien d’essentiel. Notons celle-ci comme exemple : pour la conception, Mâyâ fut ravie au ciel et Bouddha entra dans le sein de sa mère sous la forme d’un éléphant blanc.
Plusieurs traits de celte légende ressemblent étrangement aux faits évangéliques : enfantement d’une vierge, présentation au temple, prédiction d’un vieillard, arrivée de princes avec des présents, tentations, merveilles qui se produisent à la mort, etc. Mais personne ne pourra contester sérieusement que le récit de l’Évangile, simple, naturel, sans prétention n’a pu être imité de ces amplifications ampoulées, de cette profusion de merveilles inutiles dont abonde l’histoire de Bouddha.
Il est impossible de déterminer ce qu’il y a de vrai dans ces histoires. Que le bouddhisme ait eu un auteur, et que cet auteur fût un solitaire, ascète, dégoûté des doctrines brahmaniques, c’est tout ce qui peut être affirmé avec une parfaite certitude.
Grand nombre de savants européens ont voulu voir dans ces légendes une simple application au Bouddha d’anciens mythes solaires. Il se peut qu’il en soit ainsi en partie, mais beaucoup de traits particuliers ne peuvent être rapportés à ce mythe.
L’époque de la vie de Bouddha n’est pas moins contestée ; les savants variant, quant à la date de sa mort, de l’an 543 à l’an 370 avant Jésus-Christ. Les inscriptions expliquées par M. Barth la portent vers l’an 450.
Mais si l’on parvient à constater que le fondateur du bouddhisme a vécu à cette époque, il n’en est pas moins absolument impossible de déterminer l’âge des légendes dont on a embelli son histoire. Elles peuvent très bien avoir été créées cinq ou six siècles après sa mort, par conséquent lorsque déjà l’Évangile avait été répandu dans les Indes.
Le bouddhisme a été souvent représenté comme une réaction violente contre le brahmanisme ; cela n’est que partiellement exact. Bouddha n’a point cherché, dès l’abord, à lutter contre les brahmanes, mais simplement à résoudre d’une autre façon le problème de la délivrance finale (moxâ), la solution du brahmanisme ne lui paraissant pas acceptable. Comme les brahmanes, il croyait à la métempsycose, aux existences successives et à leurs douleurs ; pour y échapper et rester dans le grand tout, il ne crut pas suffisant de se livrer à des pénitences extérieures même très rigoureuses, moins encore de se persuader qu’on est une même chose avec Brahma. Il créa donc un nouveau système ; mais, comme ce système embrassait les hommes dans une charité commune, dans une commisération universelle, il ne tenait aucun compte des castes, ni des privilèges des Brahmanes ou des Kshatriyas ; il devait donc finir par soulever leur opposition et les animer à la perte d’une doctrine funeste à leurs intérêts.
Le Brahmanisme avait déjà fait descendre les dieux de leur trône olympique, pour ne plus voir en eux que des manifestations de la vie, de l’être universel, un peu supérieures à ce qu’on appelle les hommes. Bouddha les considéra comme moins encore et le sage bouddhique, l’homme devenu bouddha, fut élevé par lui au-dessus des anciens maîtres du monde ; Brahma lui-même fut rangé plus bas que les nouveaux saints. Les Brahmanes, d’ailleurs, l’avaient conduit dans cette voie, en faisant parfois jouer à leur grand dieu un rôle indigne même d’un honnête homme...
Du reste, Çâkya-Mouni, ou l’auteur du bouddhisme, quel qu’il ait été, ne se préoccupa nullement des problèmes de la métaphysique, de la nature de Dieu, et des êtres, ou de l’origine de l’homme ; son but était tout moral et il resta exclusivement dans les préceptes pratiques. Il ne prêcha pas non plus directement l’abolition des castes ; mais en admettant au salut les gens même des castes les plus dégradées, bien plus, en ordonnant à ses disciples de travailler à leur salut, il posait un principe qui devait nécessairement amener la destruction des castes, avec celle des barrières qui les fermaient.
Quant aux Védas, les Brahmanes les respectaient encore, les uns intérieurement, les autres seulement en apparence ; ces derniers, en réalité, enseignaient pratiquement leur nullité. Çâkya-Mouni mit ses paroles en accord avec ses principes et rejeta l’autorité de ces livres.
L’essence du bouddhisme, son but unique et tout son champ d’action se trouvaient donc dans la délivrance des maux de la terre et des renaissances malheureuses, dans les moyens d’obtenir cette délivrance et pour soi et pour les autres. Car, en ceci, il diffère encore du Brahmanisme, qui faisait de ses adeptes des Solitaires ne songeant qu’à leur propre personne. Çâkya-Mouni substitua les communautés aux ermitages.
Pour lui, le moyen de la délivrance est dans l’acquisition de la perfection morale par la pratique des vertus, la répression des passions, le renoncement aux biens de ce monde et le zèle pour le salut des autres hommes ; par ces moyens on arrive au terme final que Çâkya-Mouni désigna par le mot nirvana. Pour l’atteindre plus facilement, comme aussi pour s’entraider efficacement selon les principes fondamentaux de la nouvelle secte, les disciples de Bouddha devaient abandonner le monde et mener la vie en commun.
Quant au « nirvana » en lui-même, sa nature est encore discutée aujourd’hui, même parmi les bouddhistes. Pour les uns, c’est l’anéantissement pur et simple, ou l’absorption dans l’état universel, la fusion de la goutte d’eau dans l’Océan ; pour d’autres, c’est un état de bonheur. Les vues de Bouddha sur cette question nous sont inconnues ; la seconde hypothèse paraît la plus probable si l’on admet que cet être universel est une masse inconsciente et immobile.
Tels sont les fondements et les grands principes du bouddhisme ; mais, pour les bien comprendre, il faut entrer dans quelques détails.
Voici d’abord le raisonnement sur lequel Çâkya-Mouni appuyait son système : Les maux proviennent de l’existence, de la naissance ; celle-ci se prolonge par le désir et le désir est le fruit de l’erreur, de l’illusion. Pour détruire ce désir et par lui la renaissance, il faut connaître la vérité ; par elle on étouffe le désir et, le désir étouffé, la renaissance n’aura plus de source, elle s’arrêtera, l’existence cessera. Pour étouffer le désir par la science, il faut étouffer toutes les passions, fruits de l’erreur.
Pour le Bouddha, il n’y a pas de principe premier, créateur ou producteur des êtres ; il n’y a qu’une masse d’être éternel. Dans cette masse, le contact formé aux sièges des six sens cause la sensation ; la sensation produit le désir, lequel, à son tour, produit l’existence par la sensation ; de l’existence vient la naissance (choses très différentes pour le bouddhisme), et de la naissance, viennent les maux, la vieillesse, la mort et la renaissance. Quant aux sièges des sens, ils sont formés par la perception, le nom et la forme, que fournit la conscience, laquelle est égarée par l’ignorance. Il n’y a point d’âme, et la croyance à la responsabilité est une erreur. L’être humain après la mort renaît, par le désir, dans une forme concordant avec sa conduite dans la vie qui vient de finir.
La répression des passions nécessite la connaissance des quatre grandes vérités : 1o Réalité de la douleur ; 2o Universalité de la douleur ; 3o le Nirvana, terme de la naissance et fin de la douleur ; 4° La méthode du salut, qui comprend huit voies : la foi, le jugement droit, le langage sincère, l’intention droite, la vie détachée et sainte, la profession religieuse, l’application aux préceptes, l’application de la mémoire à se préserver des obscurités et des erreurs passées, la méditation droite.
Le bouddhiste a devant lui quatre états à parcourir : 1o celui de la conversion première, où il fréquente les bons, entend la prédication, réfléchit et pratique la vertu, se délivrant ainsi successivement de l’erreur, du doute et de la croyance à l’efficacité des rites et des cérémonies ; 2o l’état où il peut encore retourner au monde ; 3o celui où il est désormais à l’abri de tout retour ; 4o l’état d’Arhat, où son intérieur est libre, affranchi du désir des choses extérieures, de l’orgueil et de l’illusion, du doute, de l’amour et de la haine, du désir de la vie, soit ici-bas, soit dans un ciel quelconque. Quand il est entièrement délivré de ces liens de péché, il est Açekha. Arrivé à la perfection, il sera Bouddha, l’homme éclairé sur la route droite du nirvana.
Les disciples de Bouddha se divisent en deux classes : les laïques et les religieux. Les premiers ont à pratiquer les préceptes généraux de la morale : ne pas tuer, ni voler, ni mentir, ni s’enivrer, ne point commettre d’acte d’incontinence, s’abstenir de repas extraordinaire le soir, ne porter ni guirlande, ni parfums, dormir sur une natte, observer certains jours de jeûne. Ces quatre derniers préceptes, toutefois, étaient plutôt recommandés qu’imposés. Les laïques, doivent encore observer les devoirs réciproques des parents et des enfants, des maîtres et disciples, des époux, des amis et compagnons, des maîtres et des serviteurs, des laïques et des religieux, ainsi que le devoir de charité, de désintéressement, de libéralité vis-à-vis de tout être vivant. Ils doivent se sacrifier pour autrui, et pratiquer la charité universelle, ainsi que la pureté, la patience, le courage, la contemplation et la science.
Celui qui, sans avoir atteint le nirvana, aura cependant bien vécu, renaîtra, mais dans un monde meilleur, et ira ainsi par transmigration jusqu’au terme final.
Les religieux bouddhistes ont une discipline étroite et sévère.
Ils doivent habiter les monastères ou le désert et ne vivre que d’aumônes qu’ils vont recueillir avec une sébile, en gardant un silence complet. Vêtus de haillons ramassés sur les routes, ou de robes usées de couleur jaune, la tête toujours rasée, ils doivent s’interdire toute jouissance corporelle, se livrer à la méditation, à la prédication, aux œuvres de charité. Leur principale nourriture doit être le riz, les racines et les légumes ; le jeûne leur est fréquemment prescrit. Ils ne peuvent prendre de nourriture solide que le matin jusqu’à midi.
L’incontinence, le vol, et le meurtre entraînent l’expulsion immédiate. Les religieux doivent, deux fois par lune, confesser publiquement leurs fautes pour en obtenir le pardon extérieur.
La méditation est de cinq espèces, selon qu’elle a pour objet l’amour des créatures, la compassion pour leurs maux, la joie du bonheur des autres, la vileté du corps, ses imperfections et ses maux, l’indifférence pour le bien et le mal temporels. Elle a quatre degrés : la connaissance qui éteint les passions, la renonciation au jugement, l’indifférence, l’extase qui produit l’impassibilité et qui conduit du monde des formes à celui du vide, et de l’absence de toute forme à l’absence de toute idée.
Le religieux bouddhiste ne fait pas vœu d’obéissance ; il doit seulement respecter les supérieurs du monastère. Il ne s’engage pas non plus à perpétuité ; il peut quitter le monastère et rentrer dans le monde. Actuellement les novices peuvent entrer au monastère à huit ans et devenir religieux à vingt ans.
Après la mort de Çâkya-Mouni, le bouddhisme continua de s’étendre ; le roi de Magadha le favorisa de tout son pouvoir, fonda et enrichit de nombreux monastères. Les petits princes et chefs inférieurs en firent autant pour opposer les religieux bouddhistes aux brahmanes et restreindre de plus en plus la puissance de ces derniers. L’aventurier Candragupta, qui, après la mort d’Alexandre, chassa les Grecs de l’Inde et s’empara de la majeure partie de la presqu’île, suivit ces exemples ; mais le développement du Bouddhisme se fit surtout, au troisième siècle avant notre ère, sous le petit-fils du conquérant, le grand Açoka ou Piyadasi, converti et entièrement dévoué à ses doctrines. Sous son règne, les conversions se multiplièrent et la propagande s’étendit sur toute l’Inde. Un fils du roi Mahenda alla lui-même ; fonder le bouddhisme à Ceylan, tandis que l’autre le portait jusqu’à Kashmir où il triompha sous le roi Kanishka. Après ce temps de prospérité il entra dans une période de décroissance continuelle, par suite de l’opposition des rois et des brahmanes. Au VIIe siècle de notre ère, il avait presque entièrement disparu de l’Inde, soit qu’il eût succombé aux persécutions, soit que les efforts des monarques et des brahmanes l’eussent complètement discrédité. Les deux causes opérèrent probablement l’une et l’autre. Le bouddhisme alors n’exista plus guère qu’auprès de son pays natal, dans les régions de Siam, de Cambodge et d’Annam, à Ceylan et quelque peu au Keshoug.
Au milieu du Ier siècle de notre ère, il était entré en Chine ; il n’y fît pendant de longs siècles que de rares adeptes, mais des adeptes dévoués tels que les pèlerins Fahien (400 P. C.) et Hiuen-Sang (VIIe siècle), qui parcoururent les terres bouddhiques par dévotion, à la recherche des textes sacrés. À travers bien des vicissitudes, tantôt protégé et tantôt persécuté, il finit par s’infiltrer dans la religion et dans le culte de l’Empire du milieu. Au Thibet, il s’implanta définitivement avec l’appui du roi, en 632 P. C, et donna naissance au lamaïsme. En Mongolie, il fut également reconnu comme religion du pays par Kubilaï khan, qui délibéra longtemps s’il se ferait chrétien ou non. Son choix fut déterminé par le désir de s’assurer la fidélité des Thibétains, et par son orgueil de souverain qui ne voulait reconnaître aucune autorité au-dessus de la sienne et se faisait proclamer fils et lieutenant du Ciel. En Mandchourie, le bouddhisme avait déjà quelques adeptes au Xe siècle ; au XIIe, il possédait des temples et des bonzeries, bien que le gouvernement lui fût opposé : au XVIe siècle, sous le nouvel empire mandchou, Bouddha, sous le double nom de Foucihi et de Fousa, avait pris rang parmi les esprits auxquels les Mandchous adressaient des prières et offraient des sacrifices ; mais il ne les dominait nullement (Comp. les deux ouvrages de Mgr de Harlez, HISTOIRE DE L’EMPIRE DE KIN, pp., et LE RITUEL TARTARE, passim). Il passa au Japon dès le VIe siècle de notre ère, et ne tarda pas à y régner sous une forme particulière.
Dans cette vaste diffusion, le bouddhisme avait subi des altérations de plus en plus profondes. Dès les premiers temps, on vit naître et grandir dans son sein des dissidences, des sectes et du relâchement dans les pratiques religieuses, qui transformèrent les croyances et la morale. Le roi Piyadasi convoqua à Patna une grande réunion de docteurs bouddhistes, pour rétablir la pureté de la doctrine et de la discipline. Dans cette même assemblée, on résolut aussi d’envoyer des prédicateurs de tous côtés. Déjà, à ce que Gori prétend, le roi de Magadha, disciple de Bouddha, Ajaçatni, avait convoqué une réunion semblable, et un siècle plus tard un roi du nom de Kalaçoka paraît en avoir fait autant ; cependant le fait n’est pas prouvé. Dans cette réunion, on aurait condamné tous les adoucissements apportés à la discipline. Kanishka, dont l’empire s’était étendu sur le Nord de l’Inde, en assembla une quatrième à laquelle se rendirent 500 religieux bouddhistes, et à laquelle Hiuen-Sang, le Pèlerin chinois, qui nous a laissé le récit de ses voyages, prit une part active. Cette dernière assemblée se borna à statuer sur trois commentaires des livres fondamentaux. On donne assez fréquemment à ces réunions le nom de Conciles, pour les assimiler aux grandes assises du Christianisme. La ressemblance consiste en ce que, de part et d’autre, il y a réunion des docteurs d’une religion pour décider des croyances et des pratiques religieuses.
Dans son développement et sa transformation, le bouddhisme s’est divisé en deux branches principales qui ont pris des caractères tout opposés. On distingue, pour cette raison, le bouddhisme du Sud, qui règne principalement à Ceylan et dans la presqu’île orientale des Indes, et le bouddhisme du Nord, qui s’est étendu dans l’Empire chinois actuel et au Japon. Le premier est resté généralement fidèle au système du fondateur ; il cherche encore le nirvana par la pratique du renoncement et de la pénitence. Le second s’est plus ou moins plié aux idées religieuses des peuples chez lesquels il s’est introduit et s’est donné une mythologie appropriée, ou plutôt il s’est transformé en une véritable idolâtrie. Bouddha lui-même est devenu une divinité qui a ses temples et ses idoles, que l’on vénère et que l’on prie.
Au Thibet et au Japon, la doctrine bouddhique domine d’une manière assez complète ; mais ailleurs, et en Chine surtout, le bouddhisme consiste à ranger Bouddha et les personnages de l’Olympe bouddhique parmi les esprits auxquels on demande des grâces à l’occasion, et à faire des dons aux bonzes pour obtenir le pardon des fautes et la préservation des supplices de l’enfer. Dans ces pays, en effet, le bouddhisme enseigne qu’il y a plusieurs régions infernales, de plus en plus redoutables, où vont les méchants et spécialement ceux qui n’ont point fait l’aumône aux bonzes. Ces aumônes, par contre, peuvent assurer aux fidèles un sort heureux dans l’autre monde. On voit, par ce seul fait, que le prétendu bouddhisme chinois n’est plus vraiment du bouddhisme.
La mythologie bouddhique présente un caractère tout spécial d’abstraction et de calcul qui lui vient de son principe objectif. Elle semble être le produit des spéculations des brahmanes, modifiées mais non entièrement transformées. Elle reconnaît d’abord une sorte de Brahma dans l’Adibouddha – le bouddha principe – qui réside dans le vide et qui s’appelle aussi « nature » svabhavo. Cet Adibouddha a produit les bouddhas de la contemplation (diani buddha), et des bodisatwa ou bouddhas en puissance, saints destinés à devenir bouddhas dans un âge futur et habitant actuellement le ciel, et des manushyabouddha ou bouddhas humains qui représentent les précédents sur la terre. À ceux-ci vinrent se joindre Manjasri, la personnification de la sagesse, et Avalokitaiçwara (le maître qui regarde en bas avec miséricorde), personnification de la puissance et de la bonté, de la compassion. Ces deux derniers étaient déjà connus de Fahien et sont entrés dans le bouddhisme du Midi.
Ces créations d’esprits maladifs se multiplièrent et firent tomber le bouddhisme dans un mélange comprenant des conceptions droites et justes mélangées avec tout ce que la sorcellerie et le culte impur de Çiva ont produit de plus corrompu, où des pratiques absurdes et parfois criminelles ont remplacé les pratiques pures du bouddhisme originaire.
Par contre, dans le Midi, à Ceylan, à Siam et ailleurs, on rencontre encore des monastères bouddhiques auxquels on ne peut contester des vertus réelles et sérieuses, une foi profonde en leurs doctrines et une discipline exacte.
Ce qui précède aura suffisamment montré comment il faut entendre ce que l’on dit du nombre énorme de bouddhistes que l’on compte dans le monde. Rhys-David, dans son dernier ouvrage, – BUDDHISME, Londres, 1886, – en compte 500 millions, dont 414 millions dans la Chine seule. Nous savons ce que cela veut dire. Il y a en Chine une population immense qui compte parfois Bouddha comme l’un des objets de son culte, mais qui du reste s’inquiète extrêmement peu de ses doctrines, et parmi lesquelles personne ne répondra jamais : Je suis bouddhiste. Les 400 millions de prétendus bouddhistes chinois se réduisent en réalité à quelques centaines de mille.
Que dire enfin de la comparaison que l’on a voulu établir entre le christianisme et le bouddhisme, en élevant le second jusqu’au niveau du premier, sinon au-dessus ? Est-il besoin de faire remarquer qu’elle n’a rien de sérieux ? Le bouddhisme possède quelques préceptes moraux assez élevés, et c’est tout. Sa métaphysique est absurde et ne diffère nullement du matérialisme. Il en est de même de ses conceptions anthropologiques et cosmogoniques. Sa morale a pour base l’idée irrationnelle de la métempsycose et elle n’ouvre à l’homme d’autre perspective qu’une vie passée dans les privations et la pénitence pour aboutir au néant ou à la destruction de la personnalité, ce qui revient au même. De plus, cette morale n’a point de fin plus élevée que d’échapper à des renaissances douloureuses. Bienheureux les pauvres, bienheureux ceux qui souffrent, bienheureux les petits et les humbles, dit le Dieu des chrétiens, parce que je les appellerai à moi dans les splendeurs du Ciel. Bienheureux les pauvres, les pénitents, dit le docteur terrestre du bouddhisme, parce qu’ils cesseront d’exister ! Les bouddhistes modernes se défendent contre l’accusation d’athéisme et prétendent honorer Dieu et le contempler comme la loi universelle. Mais ce n’est là qu’un trompe-l'œil. Cette loi est une pure abstraction et ne sera jamais un être personnel et actif. Que l’on pose, du reste, le Pater en face des livres canoniques du Bouddhisme, et l’on verra d’un coup d’œil la distance infinie qui les sépare.
C. de HARLEZ.
Paru dans La Science catholique en 1886.