Le brahmanisme
par
Ch. de HARLEZ
SA LÉGISLATION
I
L’étude comparée des religions est aujourd’hui fon à la mode. Les ennemis du Christianisme se plaisent à le faire comparaître devant le tribunal de la science, confondu avec tous les systèmes inventés par l’esprit humain. À leurs yeux, ce n’est qu’un phénomène religieux, différencié des autres par les circonstances de lieux et de temps, mais qui pour le fond leur ressemble, et qui même est inférieur à plusieurs.
On a prétendu naguère que la religion des brahmanes, en particulier, était au moins aussi parfaite que le christianisme, et qu’elle eût civilisé l’Europe aussi bien, et peut-être mieux, que la religion du Christ. Ces paroles, sortant de la bouche de certains savants, passent pour des oracles et font des dupes.
Il faut donc que le public éclairé sache ce qu’est en réalité le brahmanisme, sa législation sociale, sa philosophie et la civilisation qu’il a produite. La besogne ne sera pas difficile, car cette doctrine, née de la raison humaine, nous a livré tous ses secrets. Nous n’avons point à recourir à des intermédiaires, à des traités qui dénaturent ou transfigurent, nous n’avons qu’à l’interroger et à la laisser parler elle-même.
La civilisation brahmanique a son expression dans un code qui en résume tous les principes et en reproduit tous les caractères, qui en est le produit et l’expression la plus exacte. C’est le Mânava dharma çâçtra ou livre des lois de Manou, rédigé aux temps où la civilisation brahmanique avait atteint le plus haut terme de sa splendeur, où l’Inde, maîtresse d’elle-même, n’avait encore subi aucune influence étrangère. Ouvrons-le et recueillons-y ces principes de sagesse qui, dit-on, eussent fait marcher l’Europe à pas de géants dans la voie du progrès.
Voici l’état social qu’il nous peint ; nous adjoindrons parfois à ce tableau un court parallèle du monde chrétien.
Les hommes sont partagés en quatre classes et ces classes n’ont point une commune origine. Citons textuellement :
Mânava Dh. Ç. L. I. 31. « Pour le développement des mondes, Brahma produisit les êtres humains des différentes parties de son corps. Il fit quatre classes : le Brahmane d’abord, puis le Ksatriya (guerrier), puis le Vaisya (marchand-artisan) et enfin le Çoudra.
« Il produisit le Brahmane de sa bouche ; le Ksatriya, de son bras ; le Vaisya de sa cuisse ; le Çoudra de son pied. »
88. « Il donna au brahmane l’enseignement et l’étude, le culte et le droit de sacrifier pour d’autres, le droit de donner et de recevoir. »
89. « Au ksatriya, la protection des créatures, la libéralité, la lecture, le détachement. »
90. « Au vaisya, la garde des troupeaux, la libéralité, le trafic, le prêt. »
91. « Au çoudra il n’assigna qu’une fonction, la soumission, l’obéissance passive aux autres classes. »
On le voit, la part du brahmane est déjà assez belle ; mais ceci n’est qu’un principe général, l’application va nous en dévoiler toutes les conséquences pratiques.
93. « Par son origine, par son droit d’aînesse, par ses fonctions, le Brahmane est de droit maître et seigneur de toute la création. »
96. « De tous les êtres, les premiers sont les êtres animés ; des êtres animés les êtres intelligents sont les premiers. Des êtres intelligents ce sont les hommes ; des hommes les premiers sont les brahmanes. »
98. « La naissance d’un Brahmane est une incarnation continuelle du droit, car le Brahmane est créé pour exécuter le justice et il s’identifiera avec Brahma. »
99. « Le Brahmane en venant au monde est constitué chef de la terre, il est le souverain seigneur de toute chose, chargé de veiller à la conservation du trésor des lois. »
100. « Tout ce qui existe dans ce monde est la propriété du Brahmane. Par sa primogéniture et le pouvoir souverain qui lui est donné, le Brahmane a droit à tout ce qui existe. »
101. « En usant des choses de ce monde pour se nourrir, se vêtir ou faire des largesses, le Brahmane ne fait qu’user de son bien. C’est à la générosité du Brahmane que les autres êtres doivent de jouir de quelque bien que ce soit. »
Voilà quels sont et l’état et les droits du Brahmane. Le prêtre catholique réclame le respect, non pour son individualité humaine, mais pour son ministère, et cela parce que le Dieu auquel il croit lui a dit qu’il est son envoyé et son ministre, que quiconque le mépriserait méprise Dieu lui-même. Le Brahmane, sans mission, sans témoignage divin, s’attribue une nature supérieure à celle du reste des hommes et un droit absolu sur l’univers entier. Les admirateurs du Brahmanisme sont-ils prêts à reconnaître de pareilles prétentions et trouvent-ils qu’elles contiennent une source de félicité pour tout le monde ?
Sont-ils également prêts à le traiter avec ce genre de respect qu’ils exigent pour lui. Qu’ils en connaissent donc l’étendue. Voici comment doit se conduire le disciple du Brahmane quand il reçoit de son maître quelque instruction :
L. II. 192. « Contenant son corps, sa voix, les organes des sens et son esprit, qu’il se tienne courbé et les mains étendues, regardant fixement la bouche de son maître. »
« Que ses habits et sa parure soient toujours chétifs quand il est près du maître. »
« Qu’il ne s’entretienne avec lui ni assis, ni mangeant, ni placé en face. Qu’il parle debout à son maître quand celui-ci est assis ; en allant à lui, s’il est arrêté ; en courant après lui, s il court. »
« Son siège doit toujours être très bas quand il est en sa présence ; et tant qu’il peut être aperçu par lui, qu’il ne s’asseye pas à son aise. »
204. « S’il parle mal de lui, il deviendra un âne, après sa mort ; un chien, s’il le blâme ; un ver s’il le regarde d’un œil d’envie. »
203. « Qu’il ne s’asseye pas avec lui contre le vent ou sous le vent. »
205. « Il ne peut saluer ses parents sans en avoir reçu l’autorisation de son maître. »
216. La salutation d’usage vis-à-vis des femmes du Brahmane consiste à se prosterner à terre en disant : « Je suis un tel. » « Au retour d’un voyage, le disciple doit toucher respectueusement leurs pieds et chaque jour se prosterner devant elles. »
III. 98. « L’oblation faite à un Brahmane délivre de la situation la plus difficile et de la plus grande faute. »
100. « Le maître de maison qui observe fidèlement la loi, s’il ne reçoit pas chez lui le Brahmane qui s’y présente comme hôte, perd tous mérites et ceux-ci passent au Brahmane. »
110. « Un Ksatriya qui se présente chez un Brahmane ne doit pas être considéré comme un hôte. S’il se présente comme tel, on peut cependant lui donner à manger lorsque les Brahmanes ont mangé suffisamment. »
112. « Un Vaisya, quelque rang qu’il occupe, qui se présente comme hôte doit être traité avec les domestiques. »
Ces exemples suffiront pour faire connaître et apprécier la part d’honneurs légaux et obligatoires que les Brahmanes s’adjugeaient eux-mêmes. Leurs lois ne leur accordent pas de moindres privilèges dans les matières judiciaires et politiques.
Tout délit commis à l’égard d’un Brahmane, bien que n’ayant aucun caractère religieux, doit être puni avec une rigueur exceptionnelle. L’homme de classe inférieure qui tourmente un Brahmane doit être soumis à des tortures propres à inspirer la terreur.
Celui qui a tué par mégarde un Brahmane doit vivre pénitent, dans un désert, pendant douze ans, jeûnant rigoureusement et portant constamment le crâne du mort ou un autre s’il ne peut avoir celui-ci. XI. 72. Par contre, les fautes des Brahmanes sont toujours dignes d’indulgence. Ainsi lorsque les Ksatriyas, les Vaishyas et les Çoudras sont condamnés à la confiscation de tous les biens ou au dernier supplice, le Brahmane n’est puni que d’une légère amende. V. IX. 242.
Un Brahmane connaissant le Rig-Véda (recueil des chants sacrés) ne serait souillé d’aucun crime, si même il tuait tous les habitants des trois mondes. XI. 261. – « Par contre, celui qui a simplement volé de l’or à un Brahmane doit se présenter devant le chef du pays, portant une massue de fer sur l’épaule et devant lui confesser sa faute. Le juge alors doit prendre la massue et en assener un coup violent sur la tête du coupable ; si le voleur n’en meurt pas, il est absous de sa faute. » XI. 99. 100.
« Celui qui a souillé l’épouse d’un Brahmane son directeur, ne peut obtenir le pardon de son crime qu’à la condition de le proclamer à haute voix, et de s’étendre lui-même sur un lit de fer brûlant, jusqu’à ce que la mort s’en suive. » XI. 103.
Les privilèges politiques des Brahmanes ne sont pas non plus à dédaigner. « Réduit même à la dernière extrémité, que le roi n’irrite point les Brahmanes : irrités, ils le feraient périr à l’instant, lui, son armée et ses équipages. Qui pourrait ne point périr après avoir irrité ceux par qui a été fait et le feu qui dévore tout et le vaste océan aux ondes amères (imbuvable), et la lune qui diminue et croît tour à tour ? Qui pourrait prospérer après avoir tourmenté ceux qui, dans leur courroux, peuvent produire d’autres mondes, d’autres esprits régents des mondes, et enlever aux dieux leur divinité ? »
« Quel homme désireux de vivre nuirait à ceux qui par leur appui font subsister les mondes et les dieux en tout et partout ? Ignorant ou instruit, le Brahmane est une grande divinité. De même que le feu, si pur, n’est point souillé même lorsqu’il brûle sur un bûcher funéraire, ainsi, lors même qu’il se livre aux fonctions, aux actions les plus viles, le Brahmane doit toujours être honoré, car c’est une déité suprême. »
« Si un Ksatriya même est insolent à l’égard des Brahmanes, que le Brahmane le châtie et le dompte, car le Ksatriya doit son existence au Brahmane. Tout éclat, tout pouvoir engendré s’anéantit dans (devant) sa cause productrice. » V. L. IX. 313-321.
« Le roi, lorsque sa fin approche, doit abandonner aux Brahmanes tout le produit des amendes légales. »
Toute remarque sur ces textes serait superflue. Le ministère du prêtre indien n’est point seulement respectable en raison de son origine et de son but, comme celui du prêtre catholique ; il est la plénitude de la puissance et sur la terre et dans le ciel. Du Brahmane tout émane, il est la divinité même, il peut anéantir ou ressusciter les mondes et les dieux. Nous sommes ici dans les principes législatifs, nous verrons plus loin ce que ces idées sont devenues dans la littérature, nous n’insisterons donc pas et nous nous bornerons à répéter notre question : Est-ce par de telles doctrines que la civilisation européenne eût été avancée de nombreux siècles ?
II
Nos lecteurs ont vu, dans le précédent chapitre, les privilèges incroyables que le code de Manou assure aux Brahmanes. Or les Brahmanes ne sont point, comme nos prêtres, des hommes appartenant à toutes les classes sociales et jouissant de certaines faveurs en raison de leurs fonctions, de leur consécration au service de la divinité, mais ils forment une caste distincte, privilégiée pour elle-même. Le Brahmane naît avec cette qualité et jouit, par le seul fait de sa naissance, de ces exorbitants privilèges, qu’il fonctionne comme prêtre ou non.
On comprend, après la lecture de ces textes, ce que pouvait être l’état social d’une nation chez qui de pareilles institutions étaient en vigueur.
L’Évangile enseigne l’unité d’origine des hommes et la fraternité universelle. L’homme est grand en lui-même, parce qu’il porte dans son âme l’empreinte de la divinité ; la condition la plus vile, selon le monde, n’abaisse nullement devant Dieu et la dignité la plus sublime peut être donnée au dernier des enfants des hommes ; le bienfait accordé au plus petit est tenu par Dieu comme conféré à Lui-même. Le travail des métiers est chose sainte et le Dieu incarné a voulu être artisan. Le faible opprimé est infiniment plus respectable que le puissant triomphant dans l’injustice.
Ces principes ont été les fondements de la civilisation et de la société européenne ; ils en ont fait la force et la grandeur. Ils ont arrêté l’esclavage, l’oppression, la violence ; ils ont consolé les pauvres et les petits, élevé leur courage, et les ont rendus capables de réparer les injustices du sort et de parvenir aux honneurs, à la fortune ; ils ont assuré le respect du faible et de la femme, l’Europe n’a souffert que parce qu’elle les a parfois oubliés.
Qu’avaient donc les Brahmanes à substituer à ces doctrines salutaires, pour empêcher la violation des droits de la nature ?
Nous l’avons déjà vu, ils assuraient la prépondérance de trois classes sur une quatrième très nombreuse et très digne d’intérêt ; ils assujettissaient même les deux classes inférieures aux deux autres et cela pour toujours, sans espoir ; car cet assujettissement était commandé par l’origine et la nature des hommes.
Qu’on ne croie point que ces délimitations des classes fussent une pure théorie, une spéculation philosophique ; toutes les lois, tous les préceptes pratiques y puisaient leurs principes.
Le çoudra est chose vile et doit être partout et toujours traité comme tel. Citons quelques cas d’application, en suivant l’ordre du code.
« Une çoudra est la seule épouse légale d’un çoudra ; un homme des premières classes, même dans la plus grande détresse, ne peut prendre pour femme une çoudra (riche). S’il le fait sa race tombera bientôt à l’état de çoudra. L’épouseur d’une çoudra est dégradé par le fait seul et perd sa classe. » III. 13-16.
« L’homme désireux d’une longue vie ne doit pas rester, même sous un arbre, avec un homme déchu de sa classe.
« Qu’il ne donne à un çoudra pas même des restes de sa table, pas même un conseil ; qu’il ne lui enseigne pas les lois ni les cérémonies. S’il lui enseigne les lois ou les cérémonies, il tombera dans l’enfer avec celui qu’il a instruit. » IV. 79-81.
« Un chef çoudra est plus vil que dix maisons de débauche. Id. 85. Un çoudra qui injurie des hommes appartenant aux premières classes doit avoir la langue coupée. S’il les désigne injurieusement, en mentionnant leurs noms et leurs castes, un stylet long de dix doigts, brûlant, doit lui être enfoncé dans la bouche. S’il veut faire quelque remontrance à des Brahmanes, le roi doit lui faire verser de l’huile bouillante dans la bouche et dans les oreilles. » VIII, 270, 272.
« Si un homme d’une classe inférieure s’avise de s’asseoir à côté d’un homme d’une classe supérieure, il doit être banni après avoir été marqué à la hanche. »
« S’il crache vers un Brahmane, le roi lui fera couper les lèvres. » VIII, 281-283.
« Le çoudra qui connaît une femme d’une classe supérieure à la sienne doit être mis à mort, et ses biens doivent être confisqués. » VIII, 374.
« Le çoudra doit être obligé de remplir les fonctions serviles, car il a été créé pour servir ; bien qu’affranchi par son maître, il n’est pas délivré de l’esclavage ; comment le serait-il ? C’est là sa nature. Un esclave ne peut rien posséder, tout ce qu’il acquiert est acquis à son maître ; mais le Brahmane peut sans scrupule s’approprier le bien d’un çoudra, car celui-ci ne peut rien posséder. » VIII, 413-416.
« Un çoudra qui désire se procurer sa subsistance doit se mettre au service d’un ksatriya, d’un vaisya riche ou d’un Brahmane. »
Cette condition misérable des çoudras est heureuse encore à côté de celle qui est faite aux hommes provenant du mélange des classes. Chaque genre, chaque variété de mélange porte un nom spécial, qui est comme un stigmate d’infamie.
Les auteurs des lois de Manou n’ont pas de termes assez forts, assez durs pour les désigner. Ils sont vigarhitâs méprisés, vâbyâs abjects, adhikadûshitâs souverainement souillés, binâs dépouillés de toute qualité, etc. X. 28-30.
« Leur origine ne peut être cachée, ni oubliée. À cet effet, des métiers particuliers et les plus vils leur sont assignés et il leur est interdit soit d’en exercer d’autres, soit de vivre de leurs biens. » X. 46.
« Ils doivent établir leur demeure près des arbres consacrés, ou dans les cimetières, dans les rochers ou les bois, et y vivre, connus de tous comme tels, s’occupant des travaux qui leur sont assignés. »
« Les Tchandâlâs, les derniers des hommes (enfants d’un çoudra et d’une fille de Brahmane), et les çvapâka doivent vivre en dehors de toute habitation et ne peuvent posséder qu’un chien et un âne.
« Leurs vêtements doivent être des habits de mort ; ils ne peuvent manger que dans des morceaux de pot, jamais dans un vase entier, et ils doivent vivre toujours errants, allant d’un lieu à l’autre.
« Qu’aucun homme, observateur de la loi, n’ait de rapports avec eux ; ils ne doivent avoir de commerce qu’entre eux et ne peuvent contracter de mariage qu’avec leurs pareils.
« Que la nourriture qu’on leur donne ne leur soit présentée que dans des tessons et qu’ils ne viennent point, même la nuit, dans les villes et les villages. Qu’ils y viennent le jour pour le moment de leurs affaires, mais n’y paraissent que marqués par les officiers du roi et d’après ses ordres. » X, 1-56.
On le voit, les Parias n’appartiennent pas au domaine du roman. L’Inde brahmanique se plaisait à en multiplier et le nombre et les souffrances. Certes une civilisation marquée de telles taches était peu propre à régénérer l’Europe.
Mais peut-être rachetait-elle ces fautes en favorisant les classes aryaques laborieuses, les vaishyas commerçants ou industriels ? Les lois, sous ce rapport, sont tellement bizarres, tellement contraires aux vrais principes qu’on ne peut en comprendre la possibilité, si l’on ne se rend un compte exact des doctrines fondamentales du brahmanisme.
D’abord l’agriculture est hautement condamnée. « Il est des gens qui disent que l’agriculture est bonne, mais les gens de bien condamnent ce moyen d’existence ; car le bois à bec de fer (la charrue) blesse la terre et les êtres qui s’y trouvent. » X. 84. En outre les états les plus utiles et les plus nobles sont déclarés vils et parfois prohibés. En voici quelques exemples.
Sont exclus des cérémonies funèbres comme indignes : Les médecins, les marchands de viande, les commerçants, les nourrisseurs de bestiaux, les usuriers, les Brahmanes qui négligent leurs devoirs, les danseurs, les incendiaires, les empoisonneurs, les fabricants d’arc, les marins, les fabricants d’huile, les ivrognes, les épileptiques, les fous, les dresseurs d’animaux, les ouvriers qui construisent les maisons, les planteurs d’arbres, les séducteurs de jeunes filles, les laboureurs, les bergers, les porteurs de corps morts. III. 152-167.
« La nourriture donnée à un vendeur de sôma devient de l’ordure ; à un médecin, du pus ; donnée à un usurier elle est rejetée par les dieux (quant au mérite). Celle que l’on donne à un commerçant est sans fruit ici-bas et dans l’autre monde. Celle qui est donnée aux hommes des autres métiers méprisables, cités plus haut, tourne à leur mal. » Id. 180-181.
CIVILISATION QUE LE BRAHMANISME A PRODUITE
I
Dans ce qui précède, nous avons montré l’incontestable infériorité du Brahmanisme, comparé au christianisme, au point de vue de la législation sociale. Il nous a suffi pour cela, de citer ou d’analyser les textes des lois de Manou, relatifs aux privilèges exorbitants et absurdes des brahmanes, à l’asservissement des classes inferieures, à la malédiction jetée sur les arts et les métiers les plus nécessaires. Nous ne pensons pas que les adversaires à qui nous répondons puissent rien opposer à de telles citations.
Pour achever de mettre la vérité dans son jour, nous allons maintenant donner un aperçu de la civilisation que le brahmanisme a produite. Mais auparavant, et pour préparer l’esprit du lecteur au spectacle étrange que nous devrons mettre sous ses yeux, disons quelques mots des lois superstitieuses qui règlent la vie individuelle de l’Hindou, et qui remplissent le livre des lois de Manou. Nous choisirons seulement quelques traits.
Voici par exemple toutes choses défendues : regarder le soleil pendant son lever ou son coucher, ou quand il est réfléchi dans l’eau ; enjamber une corde à laquelle est attachée un veau ; passer à droite d’un monticule, d’une vache, d’un vase de beurre ou de miel, d’arbres séculaires (IV, 37-39). Souffler le feu avec la bouche, s’y chauffer les pieds, l’enjamber, le mettre sous ses pieds (dans une chaufferette) ; jeter dans l’eau des ordures, de la salive ; déranger une vache qui boit et le dire à qui que ce soit (IV, 53-59). Écraser une motte de terre sans raison, couper de l’herbe avec ses ongles ; celui qui fera un de ces deux actes périra comme le calomniateur et l’impudique (IV, 70-71).
« Que celui qui désire une longue vie ne marche pas sur des cheveux, de la cendre, des os, des pailles hachées et ne se gratte pas la tête (id., 78). »
Bien loin de réagir contre l’influence des phénomènes effrayants, le brahmanisme cherche, au contraire, à la renforcer. Il interdit la lecture des livres sacrés, l’étude religieuse, dès que paraît le moindre fait météorologique ou terrestre d’un caractère quelque peu extraordinaire ; l’énumération en est très longue (voy. IV, 102-130). Certains points des lunaisons et d’autres temps encore sont déclarés jours funestes.
Les infirmités corporelles sont attribuées à des fautes commises dans une autre vie et par conséquent déshonorent les malheureux qu’elles affligent. « Celui qui a les ongles malades a été voleur ; celui qui a les dents noires a été ivrogne ; le phtisique, assassin ; la mauvaise haleine trahit le calomniateur ; la dyspepsie, le vol de grain, etc., etc. (voy. XI, 48-52). »
Tuer un insecte ou un ver est mis sur le même pied que voler du fruit ou du bois.
L’homme appartenant à l’une des trois classes supérieures est dégradé sur-le-champ, s’il mange avec intention un champignon, de la chair de porc privé, de l’ail, un poireau ou un oignon. S’il mange involontairement de l’un de ces mets, il doit faire une longue et rigoureuse pénitence pour obtenir le pardon de cette faute.
En outre, bien qu’il n’ait conscience d’aucune faute, tout fidèle des classes libres doit jeûner rigoureusement pendant douze jours pour se purifier de toutes les souillures contractées en mangeant des mets défendus sans le savoir. Longue est la liste des animaux prohibés. On y compte la poule, le canard et tous les palmipèdes, le pigeon, la plupart des poissons, le moineau, le vanneau, l’oie rougeâtre. La viande provenant de la boutique d’un boucher, la viande séchée sont également interdites (voy. I. V, 11-16).
Le principe de toutes ces interdictions est que l’usage de la viande est mauvais et coupable par soi. Un animal ne peut être tué que pour être immolé aux dieux, et sa chair ne peut être mangée que quand elle a été offerte en sacrifice. « Le meurtre d’un animal ferme la porte du ciel ; il n’y a pas de mortel plus coupable que celui qui désire augmenter sa chair au moyen de la chair d’un autre être, à moins de l’avoir offerte aux Mânes. (id., 30-38). »
Le christianisme prescrit aussi certaines abstinences, mais avec quelle différence de doctrine ! Pur de toute erreur, il n’attribue aucun caractère de culpabilité à un acte innocent en soi, et ses défenses ont exclusivement pour but de donner à l’âme la force de dominer les appétits sensuels, dont la satisfaction obscurcit l’intelligence et énerve la volonté.
Innombrables sont les difficultés et les soucis que le Brahmanisme sème sur les pas de ses adeptes. Chaque pas, pour ainsi dire, est entravé par la crainte d’une souillure involontaire, d’une faute inévitable. Tous les instruments, les vases, les habits peuvent devenir impurs sans qu’on le sache ; le sol, l’herbe, le bois, les maisons le deviennent également. Nombreux et compliqués sont les cas où les excrétions, les exsudations, etc., sont pures ou non. Des opérations variées et compliquées sont nécessaires pour la purification des différents objets ; chaque genre a son purificatorium propre. Les instruments faits de corne doivent être purifiés avec de la graine de moutarde blanche et de l’urine de vache ; l’herbe par un arrosement ; une maison en la balayant, la frottant et l’enduisant de bouse de vache ; les pots de métal doivent être purifiés avec des cendres et des acides. Un objet becqueté par un oiseau est impur, il doit être purifié par une aspersion de terre. Les vases de terre qui ont contenu une liqueur spiritueuse ou ont été tachés de quelques gouttes de sang sont souillés à jamais, ils doivent être brisés...
Le corps de l’homme lui-même est sujet à de nombreuses souillures du même genre. La mort d’un parent même éloigné, le contact d’un corps mort, d’une personne qui en a touché un, d’un os, d’un homme dégradé, etc., entraîne l’impureté. Les moyens de purification ne sont pas de simples jeux ; car, par exemple, les parents par alliance d’une jeune fille fiancée et non encore mariée, lorsque celle-ci vient à mourir, doivent pendant trois jours, se nourrir uniquement de riz non salé, se baigner et coucher par terre. Pour la mort d’un enfant au berceau, survenue dans un pays éloigné, tout parent doit se plonger dans l’eau tout habillé.
En d’autres cas l’impureté et la purification durent jusqu’à dix jours.
Constamment inquiété par ces prescriptions minutieuses et par la crainte des souillures, l’Hindou ne l’est pas moins par les pénitences imposées souvent pour des fautes imaginaires. Citons-en quelqu’une.
« Celui qui a tué une vache doit se raser complètement la tête et ne boire que de l’extrait d’orge pendant un mois ; qu’il habite tout ce temps dans une étable à vaches, couvert de la peau de celle (qu’il a tuée). Les deux mois suivants, il doit manger, quatre fois par jour, une poignée de grains sauvages sans sel et se frotter avec de la bouse de vache. Pendant tout le jour il doit suivre un troupeau de vaches, avalant leur poussière. Qu’il s’asseye si elles se couchent ; qu’il se lève si elles se lèvent, qu’il marche si elles marchent. Si quelqu’une est attaquée par des voleurs ou des tigres, si elle tombe dans un bourbier, qu’il fasse tous ses efforts pour la délivrer. Qu’il fasse chaud ou froid, que le vent souffle avec violence, qu’il ne prenne pas garde à sa propre conservation. Qu’il se dévoue pour les vaches, selon toute sa puissance. S’il persévère dans cette pénitence pendant trois mois, le meurtrier d’une vache effacera complètement sa faute. »
« Un fidèle des trois premières classes qui, par égarement, s’avise de boire d’une liqueur spiritueuse, doit avaler un liquide brûlant, ou de la bouse brûlante, du lait caillé ou de l’eau de bouse brûlante. Ainsi en brûlant son corps il délivre son âme de la souillure. » XI. 90. 91.
Nous passons le reste, il suffit d’un pareil spécimen. Notons cependant la raison donnée pour justifier cette prohibition si sévère de l’usage des liqueurs fermentées. Le verset 93 nous la fera connaître : « C’est que le liquide fermenté est le mala (extrait) des grains de riz et que la méchanceté s’appelle aussi malam ; que pour cette raison, le Brahmane, le Ksatriya et le Vaishya s’abstiennent de boire de la liqueur fermentée. » XI. 93.
Après cette vie si molestée, si pleine d’anxiétés et de troubles, l’Hindou n’a-t-il pas, du moins, à attendre un avenir meilleur, une part de félicité céleste qui répare les maux de la terre ? Les panégyristes du Brahmanisme répondent, sans hésiter, d’une manière affirmative et prétendent que sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, le Brahmanisme l’emporte de beaucoup sur le Christianisme ; car l’enfer brahmanique n’est pas éternel. Certes, s’ils eussent interrogé l’histoire de l’Inde, ils se seraient épargné une singulière erreur. L’Inde, elle-même, se charge de répondre et de réfuter l’éloge qu’on fait de ses croyances, en montrant le Bouddhisme sorti de son sein. Qu’est-ce, en effet, que le Bouddhisme, si ce n’est la doctrine désespérante de l’anéantissement, opposée, comme un suprême effort de réaction, aux doctrines plus désespérantes encore des Brahmanes ? Le but du bouddhiste est d’échapper par une vie pénitente aux transmigrations éternelles qui attendent le disciple des Védas, s’il ne parvient à sortir parfaitement pur de ce monde. Car voici le sort réservé à celui qui ne réprime pas ses sens ou qui commet quelque acte défendu par la loi brahmanique.
« Ils subissent ici-bas des peines toujours plus cruelles dans leurs diverses renaissances. Leur châtiment est d’abord le séjour dans l’enfer tamisra et dans d’autres lieux terribles, dans la forêt aux feuilles de pointes de fer, dans des chaînes étroites et des tortures nombreuses (des tenaillements). Là, de nombreux tourments ; ils sont dévorés par des corbeaux et des loups, ils sont brûlés par les gâteaux brûlants (qu’ils avalent), par le sable brûlant (sur lequel ils doivent marcher) ; ils endurent le supplice insupportable d’être brûlés dans le feu comme les vases du potier. »
« Ils renaissent dans différents états animaux en proie à de grandes douleurs ; un froid glacé, une chaleur brûlante, des terreurs de toute sorte les tourmenteront. »
« Ils renaîtront dans différentes matrices et auront des naissances douloureuses ; enchaînés, maltraités, ils seront esclaves des autres. Privés de leurs parents et amis, ils vivront avec les méchants, ce qu’ils gagneront ils le perdront ; une vieillesse sans ressource, des maladies douloureuses, divers genres de tourments et une mort des plus pénibles, tel est leur sort. » XII. 74-80.
Un autre passage nous indique quelques-unes de ces transmigrations qu’ils devront subir au sortir de l’enfer.
« À quelque classe qu’appartienne celui qui s’écarte des devoirs propres à la sienne, il devient une brute et passe dans les corps les plus vils. 68-70. Pour des vols, même d’objets de peu de valeur, tels que du sel ou de l’eau, il devient rat, grenouille, cigale, taon, crocodile, tigre, loup, ours, bouc, etc., etc. Pour des vols, on peut passer mille fois dans des corps d’araignées, de serpents, de vampires ; pour adultère, on renaît cent fois herbe, buisson, liane ; pour avoir mangé des aliments défendus, on devient ver ; pour avoir eu des rapports avec des gens qui ont perdu leur classe, on revient en une sorte de monstre appelé Brahmarâxasa.
Les livres sanscrits sont pleins des lamentations et des plaintes qu’exhalent les infortunés mortels à la pensée des transmigrations qui les attendent après la vie actuelle. Ce n’est souvent qu’un long cri de désespoir. La seule espérance du malheureux qui parvenait à s’arracher à ces renaissances, c’était de s’absorber en Brahma, c’est-à-dire de cesser d’avoir un être propre et de ne plus souffrir, sans doute, mais aussi de ne plus jouir.
Il est vrai, comme nous l’apprend entre autres la Bhagavad-Gita, que les théologiens s’étaient fait la part assez belle ; pour eux, il suffisait de savoir que tout est un, qu’ils sont une même chose que Brahma, pour être parfaits et délivrés ; mais la masse de la nation restait dans l’ignorance de ce précieux savoir et exposée à tous les maux qui torturent l’humanité déchue et l’attendent dans ses métempsychoses innombrables.
Nous épargnerons à nos lecteurs de plus longs détails. Dans cet exposé, tout incomplet qu’il soit, ils ont pu voir le Brahmanisme et le juger ; ils l’ont vu peint par lui-même, car nous nous sommes borné à recueillir ses propres témoignages. Ce que pouvait être l’état social fonde sur de semblables principes, nos lecteurs le devineront aisément. Ce ne fut point cependant chose passagère, car bien des siècles après la rédaction du livre des lois de Manou, Yajnavalkya résumant les principes de la législation de son temps, ne fait, pour ainsi dire, que reproduire le code antique. Les modifications qu’il y apporte servent même à prouver qu’il a fait œuvre indépendante et sérieuse.
On ne s’étonnera donc pas que l’Hindou, formé dans un tel milieu, résiste encore à l’influence européenne et s’élève si difficilement au soleil de la civilisation occidentale.
Voici, en effet, esquissé à grands traits, l’état social et religieux actuel du pays des Brahmanes. Nous le décrivons d’après le travail d’un célèbre professeur de l’Université d’Oxford, Monier Williams 1, qui est né et qui a passé la plus grande partie de sa vie dans l’Inde.
Ce n’est que depuis le commencement de ce siècle que le gouvernement anglais est parvenu à faire cesser les sacrifices humains, l’immolation de victimes choisies, prises à la guerre. Longtemps encore, les Brahmanes eux-mêmes déplorèrent cette abolition et l’un des plus savants d’entre eux disait au colonel anglais Heerman : « La famille du gouverneur anglais a dépéri depuis ce changement des coutumes. » « Ce n’est point une faute, ajoutait-il, de ne point offrir de sacrifices humains aux dieux là où l’on ne l’a jamais fait. Mais quand ils ont été accoutumés à ce genre de culte, les dieux sont irrités d’en être privés et accablent le pays et ses habitants de maux de toute sorte. »
Empêchés de sacrifier leurs prisonniers, certains peuples hindous y suppléent au moyen de l’empoisonnement par le datura. Cela se fait surtout chez les Thugs, qui dévouent leurs victimes à la déesse Kali (personnification de la destruction) déjà connue des épopées sanscrites. Des bandes de ces misérables se répandant dans les villages y jouent le rôle de voyageurs, font amitié avec le malheureux qu’ils rencontrent et qu’ils destinent à servir à l’apaisement de la farouche déesse, l’invitent à prendre part à leur repas et lui servent une potion choisie, remplie du fatal poison.
Le meurtre des enfants du sexe féminin était très fréquent dans beaucoup de contrées de l’Inde. Les Anglais ont aussi mis un terme à cet usage, qui avait généralement pour but de s’exempter des frais de mariage. Cependant il se pratique encore en secret dans le Panjab et le Rajpatâna, comme notre auteur a pu le constater lui-même. Il a vu également, près d’un temple de Vishnou, plusieurs de ces chars qui servaient aux immolations volontaires des fanatiques sectateurs de ce dieu et de son collègue en trinité, Çiva. Ils étaient tellement pesants que seize roues étaient nécessaires pour les supporter. À certains jours on les traîne parmi les rues à travers des flots compacts de peuple et, par-ci par-là, l’un ou l’autre dévot trouve moyen de se faire écraser.
Autre trait. Lorsqu’une femme est longtemps sans enfants, après avoir épuisé tous les genres d’oblations ordinaires, elle promet à Çiva l’offrande de son premier-né. Si celui-ci est un fils, elle lui cache son vœu jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de la puberté. Elle le lui révèle alors et lui ordonne de l’exécuter. L’infortune, croyant à la parole de sa mère, se pense nécessairement dévoué à la mort et obligé à subir le sort qu’elle lui a préparé. Sans dire mot à âme qui vive, il revêt l’habit du pèlerin, visite les temples voisins dédiés au dieu qui réclame sa tête ; puis, au jour de sa fête, il monte sur les rochers qui lui sont consacrés et se précipite dans les abîmes où il est mis en pièces. Il arrive parfois que le courage lui manque la première fois. On en a vu même qui ne savaient s’exécuter qu’à la troisième fête ; mais en ce cas même le temps qui s’écoule jusqu’au moment décisif est entièrement consacré aux pèlerinages et à la pénitence. Ce suicide religieux s’appelle Bhrigu-pâta ; nous en donnons le nom, parce qu’étant du meilleur sanscrit, il prouve qu’il s’agit ici de mœurs des peuples indous soumis à l’autorité des Brahmanes.
Les Anglais ont également lutté contre cette coutume ; leurs efforts impuissants d’abord ont été fortement secondés par un auxiliaire inattendu, le choléra. Le moyen que les conquérants de l’Inde avaient principalement employé pour arriver à leurs fins, était d’interdire la grande fête de Çiva pendant laquelle ces suicides s’accomplissaient. Le choléra ayant éclaté pendant une de ces fêtes, le peuple considéra le terrible visiteur comme un envoyé de dieu enjoignant à ses fidèles d’obéir à l’homme blanc.
On connaît également la lutte que le gouvernement soutient depuis nombre d’années contre la cruelle pratique du suicide des veuves sur le bûcher de leur époux. Souvent les malheureuses jeunes filles, mariées à 12 ans et plus tôt encore, perdent, peu de temps après, leur époux consumé de débauche, et sont condamnées à être brûlées vives avant d’avoir atteint l’adolescence. Il n’est pas rare que la crainte du bûcher les pousse à se faire enterrer vivante avec leur mari.
Les Anglais hésitèrent longtemps à combattre cet usage de front parce qu’on le croyait intimement lié aux croyances religieuses ; les Brahmanes apportaient un texte des Védas qui semblaient en faire une obligation. Braver les Védas, c’eût été s’exposer à une révolte générale des populations brahmaniques. Aussi quelle ne fut pas la surprise des régents européens, lorsque l’étude du sanscrit et des livres sacrés des Hindous fit découvrir que les Brahmanes en avaient altéré le texte pour obtenir une sentence favorable à leur enseignement. Qui le croirait ? un n substitué à un r avait fait toute l’affaire. Rien de plus vrai, cependant. Au livre X du Rig Véda, chant 18, vers 17, on lit :
« Imâ mâris avidhavâs supalnis... â viçantu ; anaçravô, anamivâs sûratnâ a rôbantu janayo yônim agre. » Ce qui veut dire : « Que ces femmes, non veuves, heureuses épouses, s’avancent (vers le bûcher) ; que sans larmes, sans chagrin, elles montent à l’autel en tête (du cortège). » En changeant agrê (en tête) en agnê (du feu), on avait : « montent à l’autel du feu », ce que l’on interprétait de la sorte : « se jettent dans le bûcher ».
On sait combien ces sacrifices étaient nombreux. Au Bengale seul on en compta en une année jusqu’à 839. Aujourd’hui les veuves sont généralement épargnées ; mais elles vivent dans le mépris et la misère et les refuges des religieuses catholiques sont remplis de ces pauvres créatures, pour lesquelles leurs compatriotes n’ont encore qu’horreur et dédain.
Moins connu est l’usage, combattu également par l’Angleterre, d’enterrer vivants les lépreux et celui de certains fanatiques qui s’enterrent volontairement à l’effet d’obtenir, pendant le temps qu’ils respirent encore sous terre, la concentration de la pensée sur un objet divin et la suspension de tout rapport entre l’âme et le corps par le recueillement religieux. Cette idée provient du principe du yoga ou union divine. Le vrai yogui uni à la divinité ne doit plus respirer, ni faire ou laisser faire à son corps aucun acte vital ; ainsi il enfonce son âme dans le grand tout. Cela s’appelle Samâdh, du mot sanscrit Samâdhi, concentration de la contemplation, et l’enterrement volontaire porte le même nom.
II
Bénarès était aussi témoin de scènes d’un autre genre non moins révoltantes. Des centaines de pèlerins, de toutes les contrées de l’Inde, venaient au rivage sacré pour y mettre fin à leurs jours et assurer ainsi leur salut.
Munis de deux larges vases de terre qu’ils se liaient aux côtés, ils s’avançaient dans le fleuve ; les pots vides les soutenaient d’abord ; ils en inclinaient ensuite la partie supérieure ; l’eau y pénétrait, les remplissait, submergeait le pèlerin et l’entraînait ainsi dans l’éternité bienheureuse. De nos jours la police anglaise veille aux abords de la ville sainte, mais il est impossible de garder la rive entière et, à quelques milles de là, le fleuve reçoit encore les voyageurs pour l’éternité.
Les ruses employées par ces pauvres indiens, pour déjouer la surveillance de leurs sauveurs, les font souvent réussir dans leurs sinistres projets ; de nombreux amis les aident dans l’exécution, font sentinelle, creusent la terre et en recouvrent le dévot.
Veut-on savoir maintenant quels sont les effets de la conduite humaine du gouvernement britannique et des peines qu’il se donne, pour préserver la vie de tant de malheureux ? Notre auteur nous le fait connaître en peu de mots.
La population est tellement irritée que ses menaces commencent à devenir sérieuses et à inquiéter les autorités.
Jamais une veuve ne se remarie, alors même qu’elle le serait devenue à l’âge de dix ans. Toutes les villes, tous les villages, la plupart des maisons se remplissent de veuves condamnées à des jours de deuil et de privations. Leur vie très misérable, semblable à celle des lépreux, est une sorte de mort continuelle et beaucoup consentiraient à être brûlées vives pour y mettre un terme. La veuve de sir Yung Bobadun s’est brûlée sur le corps de son époux, il y a peu de temps.
Le grand nombre de jeunes filles arrachées à la main homicide de leurs pères et celui des lépreux, que la police garde contre le Samâdh, causent aux anglais des difficultés sérieuses et toujours croissantes. Ils ont dû former çà et là des villages entiers de lépreux et lever un impôt pour subvenir à leur entretien. Maintes fois les lépreux s’échappent et courent la contrée, extorquant des aumônes abondantes par la menace de toucher le corps des enfants. Et l’on ne voit point les Brahmanes employer leur influence pour seconder les vues charitables des maîtres de l’Inde.
Nous ne ferons pas aux admirateurs du brahmanisme l’injure de les croire capables d’admirer aussi ces usages inhumains. Cependant ils découlent directement de ce panthéisme qui a toutes leurs sympathies. Rien de plus naturel et de plus logique. Si nous sommes une portion du grand tout, portion plus ou moins détachée, puisque nous n’avons pas la perception de cette appartenance, nous ne devons avoir rien de plus pressé que de reformer l’unité, devenue imparfaite par notre naissance, et de nous replonger dans cet océan de perfection qui constitue l’être universel. Les uns croient l’atteindre par la pensée, par la contemplation, l’immersion mentale ; les autres par la destruction de cette enveloppe ou forme visible qui nous tient écartés du centre ou de l’essence de l’être, en nous donnant une existence particulière. « Le panthéisme brahmanique, dit M. Williams, est, en un sens, le système qui annihile le plus la personnalité humaine, car il enseigne qu’il ne peut y avoir de personnalité, de suum, existant en dehors du seul être suprême existant. Lorsque par un acte, que ce seul être propre peut faire, les esprits individuels des hommes reçoivent pour un temps une existence ou apparence séparée, la fin dernière et le but de ces esprits doit être d’arriver à une réunion complète avec l’Être éternel, par une annihilation du soi, de cet être apparent nécessairement imparfait. Ainsi s’obtient la félicité. » (Comp. Modern India, p. 41-55 ; 89-92 ; 129-230.)
Ainsi le faux engendre le faux et l’horrible. La lumière répandue par le christianisme préserve de ces excès les ennemis mêmes de la foi, sans qu’ils aient conscience de la salutaire influence qu’elle peut exercer.
Nous devons cependant reconnaître la supériorité du brahmanisme relativement à ses moyens de rémission des péchés. Le catholicisme exige le repentir et le regret sincère, le ferme propos de ne plus retomber, l’emploi des moyens de préservation, tels que la fuite des occasions, etc., et en outre la confession détaillée. Le brahmanisme est plus expéditif et ses procédés témoignent d’un haut degré de civilisation ; à preuve les scènes du genre de celle-ci qui se répètent fréquemment.
Dans Bénarès est une sorte de réservoir d’eau fétide, large de dix pieds, long de vingt, haut de quatre. Le liquide infect qui le remplit est dit par le Skanda Pûrana provenir de la transpiration du corps de Vishnou. Le Dieu s’arrêta un jour près de la fosse desséchée et y fit couler ses sécrétions divines. Ce puits porte le nom de Mani Karnikâ (à la pierre de pendant d’oreille), parce qu’un jour Çiva, passant en cet endroit et regardant l’œuvre de Vishnou, fut saisi d’un tel sentiment d’admiration que son corps trembla violemment et que l’agitation fit tomber de son oreille gauche le bijou qui l’ornait. Il s’appelle aussi Mukti Kshetra (champ de la délivrance) ou Pûrna sukhakara (qui procure le bonheur parfait), pour la raison que l’on va voir. Quatre rangs de degrés entourent la surface liquide ; chaque jour des milliers de pèlerins descendent ces marches et se précipitent dans l’eau. Ils y plongent plusieurs fois, pendant que des Brahmanes, à ce préposés, complètent les ablutions en versant des torrents d’eau sur les corps qui émergent et en répétant de nombreuses formules. Deux énormes statues de Vishnou et de Çiva surplombent le lac ; les pèlerins leur font force révérences et vont toucher du front le dessous de la pierre. Cela fait, ils sortent du puits, le corps sali par l’eau immonde, mais l’âme entièrement purifiée et convaincus que leurs péchés, quelque énormes qu’ils soient, sont restés dans le puits.
La même ville contient un autre réservoir non moins célèbre, appelé jnânâ vapi ou puits de la science. L’eau en elle-même y est assez pure, mais les offrandes qu’on y jette constamment la rendent tellement putride que M. Williams n’a pu rester un instant près du bord pour examiner la forme intérieure de la fosse. Cela n’empêche pas des centaines de pèlerins de venir tous les jours y prendre, de la main d’un Brahmane, un vase de cette eau avec laquelle ils se lavent la figure ou qu’ils boivent sans sourciller. L’effet de ce breuvage est non seulement de laver les fautes, mais de faire rentrer l’âme dans l’essence divine. (Voir p. 66-68.)
Et pourquoi pas ? En vertu du panthéisme l’onde infecte est une émanation de la substance divine, universelle ; elle peut servir, comme toute autre chose, à faire retourner les êtres, en apparence distincts, vers leur source et leur essence réelle.
Du reste, les Brahmanes, pour conserver leur autorité sur l’Inde, ont admis dans leurs sanctuaires tous les dieux qu’il plaisait à l’imagination aryaque ou dravidienne de se créer. Les prêtres catholiques, au contraire, sacrifient leur pouvoir et leur vie pour le maintien intégral de la vérité. Un instant de faiblesse eut sauvé le clergé français des noyades et des fusillades de la république, comme les prêtres allemands de l’exil et de la pauvreté. Mais ce que la conscience interdisait, les tourments et la mort ne purent l’obtenir.
Tout autre fut le procédé civilisateur des sages Hindous. Leur religion n’a pas même de nom dans l’Inde, parce qu’elle admet tous les cultes, quelque monstrueux qu’ils soient. Elle a ouvert sa porte à tout venant, dit M. Williams, à la condition que l’on admît la suprématie des Brahmanes et l’observance de certaines règles relatives aux castes, aux mariages, aux professions et aux aliments. De cette manière, elle a adopté jusqu’au fétichisme des nègres aborigènes et leur pratiques superstitieuses autant que cruelles. Les Brahmanes ne se sont pas fait scrupule de naturaliser, chez leurs disciples, l’adoration des poissons, des serpents, des pierres et des arbres. Plusieurs d’entre eux avouèrent à l’illustre professeur que la majorité du peuple adore réellement les idoles elles-mêmes et les fétiches (p. 91).
Ce qui distingue surtout la religion de l’Inde méridionale, c’est la croyance aux esprits et la crainte continuelle dans laquelle vivent les gens de peu d’instruction. Le peuple hindou, dit M. Roberts, a en face de lui tant de démons, de dieux et de demi-dieux, qu’il vit dans une crainte incessante de leur puissance. Il n’est pas de hameau qui n’ait un arbre ou quelque lieu secret regardé comme la demeure des esprits méchants. La nuit, la frayeur de l’Hindou redouble, et ce n’est que par la plus grande nécessité qu’il peut se décider à sortir de sa maison après le coucher du soleil. S’il est forcé de le faire, il n’avance qu’avec la plus extrême circonspection et l’oreille au guet. Il récite des incantations, il prend des amulettes, il marmotte constamment des prières et tient à la main un tison pour écarter ses ennemis invisibles. S’il entend le moindre bruit, le mouvement d’une feuille, le grognement d’un animal, il se croit perdu. Il s’imagine qu’un démon le poursuit et, pour vaincre son effroi, il se met à chanter, à parler à haute voix ; il marche en hâte, et ne respire librement que quand il est parvenu en lieu sûr (J. Roberts, Oriental Illustrations of Scripture, p. 542-543).
Tout méchant homme va, après sa mort, grossir le nombre des démons ; son âme est transformée en esprit diabolique et ses passions mauvaises ne font que se développer. De la divinité on ne se préoccupe guère ; on n’a rien à en craindre. Mais des mauvais esprits cela est tout autre chose ; car aucun malheur n’arrive qu’il ne soit causé par eux.
Un brigand, terreur d’un district, vient-il à mourir, les naïfs vont déposer fréquemment sur sa tombe des cigares et des liqueurs pour se rendre son esprit propice et changer son cœur prêt à tous les excès.
Des farceurs qui se peignent la face ou la couvrent d’un masque hideux, s’habillent en démons et se livrent à des danses frénétiques et à des contorsions de toute sorte, sont regardés comme des mediums dont l’œil plonge dans le monde des esprits et y voit l’avenir. On vient les consulter sur toutes sortes de matières. Et tout cela est accepté par les Brahmanes. Mais ce n’est pas seulement la vie religieuse que le brahmanisme a corrompue de la sorte ; la vie sociale, la vie de la famille ont été par lui frappées d’un étiolement irrémédiable.
La loi des castes, dont le brahmanisme a fait sa loi suprême, a porté un coup fatal à la constitution physique, mentale et morale du peuple indien, et cela par ses trois prescriptions principales : le mariage hâtif, la prohibition des croisements de famille, le secret dont elle entoure la vie domestique.
Les maux produits par les mariages prématurés sont incalculables. Les écoles indiennes, que M. Williams a visitées, comptaient dans leurs classes supérieures plus d’une moitié d’enfants pères de famille. La principale préoccupation des parents n’est point l’éducation de leurs enfants, mais leur mariage hâtif, afin de s’assurer la descendance qui doit leur procurer le bonheur céleste. Lorsque l’on est mère à 12 ans et père à 16, il est bien difficile que l’on trouve la vigueur de l’esprit et du corps, ou la virilité du caractère, soit chez les pères, soit chez les fils ; ils peuvent être précoces, mais ils restent sans force physique ou morale.
Ces mariages ont encore cet effet de multiplier la population au point d’entretenir perpétuellement la misère et de préparer la famine.
Les résultats de l’endogamie sont connus ; les physiologistes les ont suffisamment analysés. Si des unions accidentelles entre cousins ont déjà des effets désastreux, que sera-ce si elles deviennent un système, une coutume obligatoire ? Aussi les conséquences sur les cerveaux indiens en sont, d’après notre auteur, des plus déplorables.
Mais ce qu’il regarde comme beaucoup plus funeste encore, c’est la séquestration des femmes et le voile qui couvre la vie de famille. Personne ne peut savoir ce qui se passe dans une maison indienne, personne ne peut y pénétrer s’il ne lui appartient pas ; personne ne peut lever le voile qui la recouvre. Là, sous une autorité sans contrôle, des vices échappant même au blâme peuvent se développer et produire toutes les turpitudes. Des mères ignorantes, vicieuses d’esprit autant que de corps, y élèvent des enfants aussi faibles, aussi misérables qu’elles ; de là l’étiolement et la dégradation de la majeure partie des populations indiennes (p. 137). « Quoique l’on rencontre par-ci par-là des hommes qui ont encore de la vigueur intellectuelle, cependant il est certain que l’Indien a une constitution du cerveau si faible, des tendances si opposées à tout effort mental, des habitudes si malsaines et si funestes, qu’il est presque incapable de saisir les faits les plus simples et de rien en faire pénétrer dans les idées morales. Il est tout à fait incapable d’apprécier la nécessité d’appliquer un principe à la pratique. Un raisonnement est au-dessus de ses forces et l’on ne peut obtenir de lui un récit simple et vrai des évènements, des faits les plus communs » (p. 141). Voilà ce que constate M. Monier Williams. Mais aussi à quelle école ces pauvres indiens ne sont-ils point formés ? Que dire de ces livres religieux dont les Brahmanes se sont dotés et qui servent à former leur instruction ; de ces Pouranas dans lesquels l’immoralité le dispute à l’absurde. Nous ne rappellerons pas le lingam de Çiva, l’infâme φάλλος des Dionysiaques, dont le culte est la honte de l’humanité ; nous n’insisterons pas sur les amours de Vishnou-Krishna, qui donnent naissance aux scènes les plus voluptueuses et les plus licencieuses et sont parfois dépeintes par des expressions tellement lubriques que le traducteur le moins scrupuleux hésite à les rendre et rougit même de les avoir lues 2. Ces scènes, du reste, n’ont pour ainsi dire qu’un thème varié de différentes façons. C’est Vishnou-Krishna descendu sur la terre et incarné dans la personne d’un berger. Il y vient avec la déesse son épouse qu’il aime alors passionnément. Mais cet amour se refroidit bien vite ; d’autres bergères attirent son cœur et le dieu ne se fait nul scrupule en cette matière ; le plaisir est le seul aimant qu’il suit. Laissons-le dans ce bourbier. Toutefois la plupart des scènes qui remplissent ces poèmes brahmaniques ne sont pas d’une moralité plus élevée. Qu’on en juge par ces quelques traits.
Les dieux barattaient la mer pour retrouver l’ambroisie qui était tombée au fond des gouffres océaniques ; leur bois était une énorme montagne tenue par un immense serpent en guise de corde. Le mouvement violent, imprimé aux ondes, fit sortir des abîmes deux jeunes filles divines nommées Akabé et Laxmi. Vishnou, trouvant la seconde d’une grande beauté, résolut de l’épouser. Mais le sort de ces deux sœurs était tel que l’une ne pouvait se marier, si l’autre n’en faisait autant. Vishnou, pour arriver à ses fins, eut recours au mensonge. Il se rendit auprès du Rishi Uddakala et lui fit une peinture si séduisante de la beauté et des qualités exquises d’Akabé, que le Rishi accepta sa main avec empressement. Le tour joué, Vishnou épousa la dame de ses pensées sans se soucier du sort des victimes de sa fourberie.
Indra n’est pas mieux traité dans ces poèmes religieux. Ce roi de l’atmosphère est surtout célèbre par des exploits du genre de ceux qui illustrèrent son représentant dans le panthéon grec, Jupiter, Ζευς. Mais moins respecté que ce dernier, on le voit transformé en eunuque par la puissance de la malédiction d’un Rishi qu’il avait déshonoré.
Les aventures les plus fantastiques ont Vishnou pour héros. Elles sont trop nombreuses pour être seulement indiquées. Citons-en deux seulement pour montrer à quel point la poésie brahmanique avilissait à la fois la notion de la divinité et les conceptions religieuses des fidèles de Brahma.
Pendant que Brahma dormait, un démon, géant immense, s’empare des Védas, et plongeant dans la mer, enfouit les livres sacrés au fond des abîmes. Un déluge s’en suivit, qui inonda complètement la terre. Vishnou alors, ayant pitié du monde, s’incarna en poisson, descendit dans les eaux qui recouvraient le sol, et sauva Manou ainsi que les sept Rishis, les seuls justes que portât encore la terre. Après ce sauvetage, le Dieu s’enfonça dans les eaux, vainquit le géant, lui trancha la tête, et ayant repris les Védas, les rendit à Brahma. (Padme-purana, chap. VIII matsyâvatâra.)
Des géants (Dâityâs) dominaient la terre après avoir vaincu les dieux, parce qu’ils honoraient Brahma et lui offraient des sacrifices. Pour pouvoir les détruire, il fallait les corrompre. Vishnou se chargea de la besogne. Il prit les dehors de Bouddha et vint parmi les géants prêcher le scepticisme. Son éloquence réussit à merveille. À sa voix les géants abandonnèrent le culte de Brahma, tombèrent dans l’incrédulité et perdirent par là leur pouvoir.
Quelle idée de moralité peut-il rester à un peuple qui croit que des observances de culte peuvent attirer la faveur du ciel aux êtres les plus méchants et les plus pervers ?
M. Williams ne nous dit pas grand-chose de l’état politique de l’Inde, la conquête anglaise ne laissant plus subsister dans la plupart des pays que la politique européenne. Voici cependant un trait qui mérite d’être mentionné.
« À Calcutta et dans les autres villes, j’eus l’occasion de faire connaissance avec les principaux Maharajas. Quelques-uns sont des hommes éclairés et ont été élevés sous notre direction avec grand soin. Mais voici malheureusement la vérité en ce qui les concerne. Lorsqu’ils sont en âge, il leur est permis de gouverner leurs États sous la surveillance de nos résidents et de nos agents politiques, qui les observent sans s’ingérer directement dans leurs affaires. D’abord ils promettent beaucoup ; puis ils sont bientôt entourés de ministres, qui trouvent mieux leur profit dans une mauvaise administration que dans une bonne, et qui pour servir leurs intérêts privés entraînent les jeunes Râjas dans une vie de désordre. Bien peu résistent à ces funestes influences de leur entourage. Ils succombent et dégénèrent petit à petit. À la fin ils tombent dans de grands excès et de là dans un état d’affaiblissement moral et physique des plus déplorables. Alors leurs fils débiles, s’ils en ont toutefois, meurent très jeunes pour la plupart et il faut chercher un héritier que le prince amolli puisse adopter. »
Pour qui connaît l’histoire de l’Inde, il n’y a dans ce jugement rien de trop sévère. Voici du reste ce que disait un illustre Indien, réformateur social de son pays, à l’occasion de sa nomination comme juge à Tayna. Ces fonctions lui ayant été conférées dans une séance publique, il adressa ces paroles au représentant du pouvoir central : Cet honneur m’a été conféré en raison de ma fidélité au souverain... Notre pays n’a pas eu, aux siècles passés, un gouvernement qui fût digne de ce nom. Il n’y avait dans l’Inde ni paix intérieure ni sécurité. Il n’y avait aucun pouvoir capable de mettre un terme aux pratiques criminelles du Sâti (suicide des veuves), de l’infanticide, du suicide religieux et des sacrifices humains. La nation entière présentait une vaste scène d’affaissement et d’ignorance. Maintenant tout est changé. Sous les auspices d’un pouvoir fort, éclairé, bienfaisant, nous commençons à progresser ; les anciennes erreurs s’évanouissent. Maintenant il y a sécurité et connaissance, etc., etc. (V. Times of India, september 4, 1877.)
On ne pourrait cependant point prétendre que les Indiens étaient incapables de civilisation et que les Brahmanes ont tiré de ces peuples le meilleur parti possible. Car aujourd’hui les indigènes se rendent partout capables d’occuper les fonctions publiques. Au témoignage des Européens, les cours de justice et de police, les stations des chemins de fer, les bureaux des différentes administrations, comptent de nombreux employés indiens occupant les postes réservés précédemment aux Anglais. L’Inde a ses avocats et ses avoués. Des chaires importantes des établissements supérieurs d’instruction, confiées jusqu’ici exclusivement à des docteurs d’Oxford ou de Cambridge, sont maintenant occupées par des pandits. Il n’y a pas jusqu’aux charges les plus élevées du pouvoir judiciaire que les Indiens n’atteignent en passant les examens prescrits, non sans distinction.
N’est-il pas étonnant que l’on prétende abaisser le christianisme jusqu’au-dessous du brahmanisme, alors que les peuples soumis au pouvoir et à l’influence des Brahmanes n’ont pu sortir de leur état d’impuissance et de dégradation qu’au contact de la civilisation née du christianisme ? Comment peut-on vanter l’effet des doctrines panthéistiques ou athéistes, alors que les juges les plus compétents et les plus sûrs n’hésitent pas à leur attribuer l’avilissement d’un peuple aussi bien doué de la nature que l’est le peuple indien ? Comment expliquer une pareille erreur ? Nous plaignons sincèrement ceux que la crainte d’une intervention divine dans les choses humaines aveugle à ce point.
Où sont donc les monuments de l’Inde qui puissent être rapprochés de nos cathédrales, de nos palais ? Où sont les Murillo, les Rubens, les Michel-Ange, et les Raphaël de l’Inde ? Que l’on nous cite ses Bossuet, ses Descartes, ses Newton ! Que l’on indique un art, une science qui ait donné à ce pays si favorisé de la nature quelque génie semblable à ceux dont l’Europe abondait avant la philosophie moderne ! Qu’il est triste de voir des esprits distingués tellement imbus de préjugés sans fondement qu’ils ne voient plus les faits les plus patents, et ne comprennent plus les principes les plus simples.
Si la civilisation européenne exerce si peu d’influence sur la masse du peuple indien, si elle fait si peu de progrès, c’est encore au brahmanisme que cela est dû, spécialement à l’orgueil invincible qu’il a su inspirer à ses adeptes. L’Indien ne croit bon rien de ce qui lui vient du dehors ; mais en revanche, il tient pour parfait tout ce qui lui appartient, parce que tout chez lui dérive directement de Dieu même.
Les Hindous croient que toute leur vie nationale et leur civilisation ont une origine qui les met au-dessus de toutes les autres, qu’elles sont descendues du ciel toutes formées. L’intervention divine commence avec les premiers éléments, avec l’alphabet.
Pour nous, européens, l’ABC est une invention purement humaine, qui nous vient originairement des Phéniciens, tandis qu’aux yeux d’un Hindou chaque trait de ces caractères si compliqués est dû à une inspiration directe des dieux. De la même manière, tous les procédés élémentaires des sciences et des arts sont regardés comme des dons de la main des dieux. Rien dans l’éducation de l’Hindou qui ne se fasse sous la conduite et la direction immédiate des habitants du ciel.
Nous sommes habitués à considérer nos grammaires européennes comme des produits humains et nécessairement imparfaits, tandis que pour un Hindou, la grammaire de Pânini, source de toutes les autres grammaires, n’est pas seulement la perfection de l’analyse linguistique, mais Pânini lui-même est un sage inspiré qui n’a point composé son œuvre avec cette étude difficile, nécessaire à l’achèvement de semblables travaux, mais qui en a vu le principe d’une vue surnaturelle et qui les a reçus tout faits par la révélation de Çiva.
Si nous passons au langage et à la littérature, nous trouverons les mêmes idées et les mêmes faits. L’Européen se glorifie de pouvoir suivre la marche des langues, de pouvoir expliquer leur formation et leurs transformations. Un Hindou a bien d’autres titres de gloire ; le divin sanscrit lui est venu, tout achevé, de la déesse Sarasvatî.
C’est surtout en matière de littérature que nos idées diffèrent de celles de l’Hindou fidèle. Nous admettons une part d’éléments humains même dans nos saintes Écritures ; l’Hindou non seulement regarde chaque mot des Védas comme une émanation directe de la substance divine, mais attribue tous ses autres mouvements littéraires soit directement à ses dieux, soit à leur inspiration. Le code politique et moral qui porte le nom de Manou a été révélé à cet illustre Rishi par Brahma en personne.
Il est difficile à nous, Européens, malgré notre orgueil de race, de comprendre comment cet orgueil de caste, résultat d’une ordonnance divine, pénètre tout l’être d’un Hindou. Les castes, pour lui, sont aussi des émanations de la substance de Brahma. Le Brahmane est la bouche du Dieu ; le guerrier, son bras ; le bourgeois, sa cuisse ; le Çoudra, son pied. De là l’Hindou regarde sa caste comme une substance divine ; sa religion est avant tout la loi de sa caste et cette loi est la règle de toute sa vie et de sa conduite. Plus une caste est basse, plus ses membres regardent l’observance de ses lois comme la partie essentielle de la religion et de la moralité. Les violer, c’est le plus grand des crimes.
Le mariage, par exemple, n’est pas seulement une institution divine, mais à ce titre c’est une obligation stricte. Tout homme doit avoir son épouse, toute femme son mari. Ne pas se marier, ou se marier hors de sa classe, est un crime qui entraîne les plus terribles conséquences pour l’autre monde. L’épouse est incorporée à son époux, pour ainsi dire ; elle n’en est jamais plus séparée, même par la mort ; il lui est défendu de se remarier et c’est pour prévenir le mariage des veuves que les Brahmanes encourageaient, exigeaient leur suicide par le feu.
Les lois des castes relatives aux aliments permis, à leur préparation, aux personnes que l’on peut admettre à sa table, sont des matières de religion dans la stricte acception du mot. Un Hindou abhorre comme le plus impie des êtres celui qui se donne la liberté de manger et de boire à son gré, bien que modérément. Non seulement la pureté du sang, mais celle de l’âme dépend de l’aliment que l’on mange, non pas en raison d’une désobéissance à une loi portée pour de sages motifs, comme la loi chrétienne de l’abstinence, mais en raison de la nature matérielle de l’aliment.
Nul Hindou ne consentira à manger avec un homme d’une caste inférieure à la sienne ; le Çoudra lui-même ne mangera jamais avec un chrétien.
Et quelle est la source de ces idées erronées et funestes ?
M. Williams n’hésite pas à la reconnaître, c’est le PANTHÉISME. « Quelle est, dit-il, l’idée des Hindous sur ce dieu qui gouverne ainsi tous leurs actes et guide chaque pas de leur vie depuis le berceau jusqu’au tombeau ? » C’est ici que leur orgueil arrive à son comble et qu’il se justifie le moins. Qu’ils soient fiers de la perfection de leur alphabet, de la symétrie de leur langage, de la poésie de leur littérature, de la subtilité de leur philosophie... on pourrait le comprendre jusqu’à un certain point, car ils ont en cela devancé l’Europe païenne. Mais ce qui est incompréhensible, c’est qu’ils se glorifient de leurs idées sur la nature divine. Ils ont en effet non pas un Dieu, mais une foule de dieux, et ils dégradent leurs divinités jusqu’à les abaisser au niveau des créatures méchantes, en leur attribuant leurs actes, leurs caractères et leurs défauts. Malgré cela, ils prétendent être monothéistes et avoir une idée plus élevée de Dieu qu’aucun autre peuple, et pourquoi ? parce qu’ils disent que tous ces dieux ne sont que des manifestations différentes de l’être universel, qu’ainsi l’on peut admettre des dieux à l’infini sans scinder l’unité divine et que les actes honteux, attribués à Çiva, Vishnou, Krishna et leurs pareils, ne diffèrent point de ceux commis par les hommes, autres rejetons du tronc divin.
Comment serions-nous idolâtres, disait Pramadâ-Dâs 3, dans une lettre récemment adressée à l’institut de Bénarès ; comment adorerions-nous la matière, nous qui ne croyons pas même à l’existence réelle de la matière, puisque dans notre philosophie il n’y a qu’un être réel, l’esprit universel dont tout le reste n’est qu’une simple manifestation ?
Ainsi retranchée dans la forteresse du panthéisme, l’Hindou brahmaniste se livre sans scrupule à toutes les superstitions de l’idolâtrie et du polythéisme. (Voy. pp. 183-188.)
Mais peut-être se dira-t-on que M. Williams est un juge prévenu ; que l’orgueil britannique le rend injuste envers les races inférieures à la sienne. Loin de là ; ce serait dans ce jugement que serait l’injustice. Bien loin de fermer les yeux aux qualités qui peuvent distinguer les peuples hindous, il cherche à les relever autant que possible aux yeux de ses compatriotes. Il s’efforce de leur faire voir et comprendre ce qu’il leur reste à faire pour réparer des torts anciens et des griefs légitimes, et pour unifier les habitants anciens et nouveaux des possessions indiennes de l’Empire anglais.
Ici il se plaint de ce que l’Hindou des classes élevées, même formé à la civilisation européenne et devenu chrétien, n’est pas admis dans la haute société anglaise (p. 189), ou de ce qu’on ne lui donne pas quelque part à l’administration, au self-governement. Ailleurs il oppose au jugement défavorable du grand historien de l’Inde, Mill, celui trop indulgent peut-être d’un écrivain arabe. Il ne manque pas de signaler les Hindous qui se sont distingués en une matière quelconque (147). On peut lire aussi le portrait qu’il trace de l’Hindou à la page 128. Tout cela est marqué au coin de la plus haute bienveillance, bien qu’il ne fût guère payé de retour, car ses visiteurs brahmanistes poussaient l’horreur de l’Européen, de l’infidèle, au point de ne pas accepter la main qu’il leur tendait, sans procéder ensuite à des cérémonies de purification longues et laborieuses (p. 38).
Mais n’est-ce point assez de détails ? La civilisation engendrée par le brahmanisme et le panthéisme n’est-elle point suffisamment connue ? Quelle action a exercée dans cette dégradation, dans cet affaissement d’un peuple aux plus nobles instincts, aux plus brillantes facultés naturelles, une doctrine que l’on dit supérieure au christianisme ? Et cette doctrine, cause de tant de maux, comment devons-nous la juger ! Nos lecteurs répondront pour nous. Nous n’insisterons pas davantage.
Puissent des adversaires, qui haïssent le christianisme parce qu’ils le méconnaissent et s’en forment l’idée la plus contraire à la vérité, comprendre que l’Europe n’a échappé à la barbarie que grâce aux principes évangéliques qui ont appris à l’homme à se vaincre et à lutter pour le ciel ! Qu’ils comprennent aussi que si cette même Europe échappe encore à une rechute dans la barbarie primitive, c’est parce que la lumière évangélique luit encore sur elle ; que le catholicisme la conserve intacte et que le rationaliste est encore chrétien malgré lui et malgré sa doctrine. Mais si cette lumière venait à s’éteindre ; si l’homme venait de nouveau, et plus que jamais, à ne plus entendre que la voix de ses passions, le siècle futur verrait un état social dont les époques les plus mauvaises de l’histoire ne peuvent donner une idée.
Avant de quitter ce terrain, nous devons encore à nos lecteurs un spécimen de cette philosophie orientale dont on exalté la sagesse ; car c’est par elle surtout que le brahmanisme se distingue et l’emporte ; c’est par elle qu’il a, dit-on, devancé de vingt siècles la science européenne. Qu’ils veuillent bien nous suivre un instant sur ce terrain aride ; nous n’abuserons pas de leur patience. La chose, du reste, ne sera pas tout à fait indigne de leur attention. Voici donc une upanishad ou méditation philosophique, genre familier aux brahmanes ; et celle-ci est l’une des plus importantes et des plus estimées des sages hindous.
Sankarâchârya (le plus célèbre commentateur des livres sacrés) la cite fréquemment dans son commentaire sur les Vedantas sûtras 4.
Nous l’abrégerons en quelques endroits pour ne point être trop fastidieux.
KAUSHITAKI UPANISHAD.
Citra, de la race des Gangides, devant offrir un sacrifice, choisit et appela Gautama comme sacrificateur. Il lui demanda s’il connaissait un lieu caché, à l’abri de tout 5, où il put l’établir en ce monde. Gautama lui répondit négativement et, se plaçant vis-à-vis de lui dans l’attitude d’un disciple, il le pria de l’instruire. Touché de sa modestie, Citra lui fit la leçon que voici :
Tous ceux qui partent de ce monde vont à la lune ; (si c’est) dans la quinzaine lumineuse, elle se remplit de leur esprit ; (si c’est) pendant la quinzaine suivante, elle les fait renaître. La lune est vraiment la porte du ciel. Celui qui lui est opposé, elle le jette au loin. Celui qui ne l’est point, elle le fait redescendre comme une pluie (son eau). Il renaît ver, oiseau, poisson, lion, sanglier, serpent, tigre, homme ou quelque autre créature ; (il renaît) dans ces différents états selon ses actes et sa science.
Lorsque (cet homme ainsi transformé) revient (à son maître spirituel), celui-ci lui dit : « Qui es-tu ? » Qu’il lui réponde : Le germe (de mon être) a été apporté de la sage (lune) ordonnatrice des lunaisons, de l’astre au quinzième... siège des ancêtres. Ce germe a suivi la loi de la génération et je suis ainsi né à la vie mortelle pour connaître la vérité et ce qui lui est contraire. Donnez-moi le temps de vie (convenable) pour que j’arrive à l’immortalité.
Qui es-tu ? Je suis toi-même. Alors le maître l’admet à son école. Après sa mort, ayant atteint la route divine, il va au monde d’Agni (dieu du feu), de là au monde de Vâyou (le vent), de là au monde de Varuna (le firmament), de là au monde d’Indra (dieu des espaces lumineux), de là au monde de Prajâpati (le premier être émis par Brahma), de là enfin au monde de Brahma. Ce monde de Brahma a (devant lui) le lac ennemi, le temps qui détruit le sacrifice, la rivière sans vieillesse, l’arbre Ilya, la cité Salajya, le palais imprenable, Indra et Prâjapati, les portiers, la salle de Brahma, son trône vicaxana (brillant), son siège d’immensurable splendeur ; sa femme, le principe de l’esprit et son reflet, causes de la vision qui déroulent les mondes comme des fleuves et les Apsaras mères (des êtres) et les fleuves de la connaissance.
Celui qui connaît la vérité arrive à Brahma. Celui-ci dit (en le voyant) : Courez à lui avec ma splendeur ; il est venu au fleuve immortel, il ne vieillira plus.
Cinq cents apsaras viennent à lui portant des fruits, des parfums, des guirlandes, des ornements de toute sorte. Paré des ornements de Brahma, connaissant Brahma, il s’avance vers lui ; il traverse tous les obstacles. Il secoue ses bonnes et ses mauvaises actions ; les bonnes vont à ses parents, les mauvaises à ses ennemis. Libre des unes et des autres, il s’avance vers Brahma... Brahma lui demande : Qui es-tu ? qu’il réponde :
Je suis le temps, je suis ce qui est temporel ; je suis né du sein de l’espace, de l’éclat de la lumière ; je suis la semence du temps, l’éclat du passé, l’âme de tout être ; tu es l’âme et ce que tu es, je le suis. Brahma lui dit : « Que suis-je ? » Il répondra : « Tu es la vérité. » – « Qu’est-ce que la vérité ? » – « Ce qui est différent des dieux et des airs vitaux, c’est l’essence ; les dieux et les airs vitaux, c’est l’être présent. Tout cela est la vérité et tu es tout cela. »
Brahma lui dit : « Comment as-tu obtenu de connaître mes noms mâles ? » – « Par la respiration. » – « Comment mes noms neutres ? » – « Par l’esprit. » – « Comment mes noms femelles ? » – « Par la voix. » – « Et les senteurs ? » – « Par l’haleine. » – « Et les formes ? » – « Par l’œil. » – « Et l’odeur des aliments ? » – « Par la langue. » – « Et les actes ? » – « Par les mains. » – « Et la joie et la peine ? » – « Par le corps. » – « Et les plaisirs, la descendance ?... » – « Et le mouvement ? » – « Par les pieds. » – « Et les idées, ce qui est à connaître et à désirer ? » – « Par l’intuition seule. »
Et Brahma lui dit alors : « Les éléments sont à moi, c’est pourquoi ce monde est à toi. Celui qui sait cela obtient tout le triomphe, tout le pouvoir qui appartient à Brahma. »
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IV.
Gargya, fils de Balaka, était renommé par son étude constante des Védas. Il voyagea et séjourna parmi les Ushinaras, les Matsyas, les Kurus, les Pancalas, les Kaçis et les Videhas 6. Arrivé près d’Ajâtaçatru, roi des Kaçis, il lui dit : Je te donne mille vaches pour tes paroles.
Gargya : J’adore celui qui est l’esprit du soleil.
Ajâtaçatru : Parle modestement de lui. J’adore l’immense, revêtu de rayons blancs, excellent, le chef des êtres. Celui qui l’adore ainsi devient le chef des êtres.
Gargya : J’adore celui qui est l’esprit de la lune.
Ajâtaçatru : Parle modestement de lui. Je l’adore comme l’âme de la vérité. Celui qui l’adore ainsi devient l’âme de la vérité.
Gargya : J’adore celui qui est l’esprit du nuage porteur de la foudre.
Ajâtaçatru : Parle modestement de lui. J’adore celui qui est l’âme du son. Celui qui l’adore ainsi devient l’âme du son.
Gargya : J’adore celui qui est l’esprit de l’éther.
Ajâtaçatru : Parle modestement de lui. Je l’adore comme Brahma la plénitude et sans action. Celui qui l’adore ainsi est comblé de descendants, de troupeaux, de bonne réputation, de sainteté et accomplit pleinement sa vie en ce monde.
Gargya : J’adore celui qui est l’esprit des eaux.
Ajâtaçatru : Parle modestement de lui. Je l’adore comme l’esprit de la lumière. Celui qui l’adore ainsi devient l’esprit de la lumière.
Gargya : J’adore celui qui est l’esprit du miroir.
Ajâtaçatru : Parle modestement de lui. Je l’adore comme la réflexion. Celui qui l’adore ainsi est vraiment réfléchi dans ses enfants.
Gargya : Je l’adore comme le principe de l’écho.
Ajâtaçatru : Parle modestement. Je l’adore comme l’être vivant. Celui qui l’adore ainsi ne défaillit pas avant le temps.
Gargya : Je l’adore comme le principe du corps et des yeux.
Ajâtaçatru : Parle modestement de lui. Je l’adore comme le principe de la vérité, de l’éclair et de la lumière. Celui qui l’adore ainsi devient l’âme de tous ces êtres.
Ici le fils de Balaka se tut, Ajâtaçatru lui dit : Tu n’en sais pas davantage ? – Non, répond-il. – Alors ne parle pas avec vanité. Viens et je te dirai ce qu’est Brahma. Ajâtaçatru prit Gargya par la main et l’emmena. Ils trouvèrent un homme endormi. Ajâtaçatru l’appela en disant : « Ô toi immense, habillé de vêtements éclatants de blancheur, roi Sôma ! » L’homme resta endormi. Il le poussa de son bâton et le dormeur se leva subitement. Ajâtaçatru dit à son compagnon : « Où gît cet esprit endormi ? Comment tout cela s’est-il fait ? D’où est-il revenu ? » Le fils de Balaka ne sut que répondre. L’autre lui dit alors : Voici la vérité. Les vaisseaux du cœur, qui en proviennent, entourent le péricarde ; ils sont fins comme un cheveu fendu en mille parties et pleins d’une essence infiniment petite, de couleurs différentes, de blanc, de noir, de jaune et de rouge. Tant que le dormeur n’a point de rêve, son esprit reste dans ces vaisseaux. Alors il est absorbé dans le souffle vital universel. Alors la parole entre en lui avec tous les noms des êtres, alors la vue entre en lui avec toutes les formes, alors l’ouïe entre en lui avec tous les sons et l’esprit avec toutes les pensées.
Lorsqu’il s’éveille, de même que du feu s’échappent des étincelles lancées dans toutes les directions, ainsi de cette âme, s’élancent tous les souffles vitaux vers leurs directions propres et de ces souffles les dieux et de ces dieux tous les mondes. C’est là le vrai Prâna identique à la science ; il entre dans le corps et dans l’âme, il pénètre jusqu’aux ongles et aux poils de la peau. Comme un rasoir dans sa gaine, comme le feu dans le foyer, ainsi l’âme 7, la vraie science, pénètre dans le corps et l’âme jusqu’aux cheveux et aux ongles. Les âmes inférieures 8 suivent cette âme comme le patrimoine suit son chef. Comme le chef de maison s’entretient de ses biens et que la maison s’entretient par son chef. Ainsi cette âme, la connaissance même, entretient ces âmes et celles-ci vivent de cette âme. Aussi longtemps qu’Indra (le Jupiter hindou) ne connut pas cette âme, il fut vaincu par les Titans. Lorsqu’il l’eut connue, il vainquit et tua ces Titans et obtint la prééminence sur les dieux et sur tous les êtres ; il obtint la souveraineté et l’empire.
Ainsi celui qui a cette science, ayant détruit tous les péchés, atteindra la prééminence sur tous les êtres, la souveraineté et l’empire.
Voilà ce qu’il y a de plus intelligible dans ce parangon de la sagesse brahmanique.
Nous ne savons s’il est des gens capables de préférer ces élucubrations aux grandes œuvres de la philosophie chrétienne, comme la civilisation hindoue à celle que le christianisme a donnée à l’Europe. S’il en existe, nous croyons inutile de disputer de semblables goûts, et nous ne pouvons que plaindre ceux que l’horreur du divin pousse à de telles extrémités.
Ch. DE HARLEZ,
Professeur à l’Université de Louvain
1 Modera India, by Monnier Williams, London, Trubner, 1879.
2 Voy. Spécimen des Pouranas, par Leupol, p. 7.
3 C’est un Pandit de Bénarès.
4 Philosophie orthodoxe des Brahmanes.
5 Ces termes désignent la situation de celui qui connaît Brahma et l’identité de tout. Nous ne faisons que résumer cette introduction comme plusieurs autres passages.
6 Peuples de l’Inde.
7 L’âme universelle dont chaque âme est une portion.