Catherine Emmerich

 

« RÉCITANTE » DES ÉVANGILES

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean HELLÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

IL nous a toujours semblé qu’il y avait quelque vanité à écrire une « Vie de Jésus » – pour un catholique, naturellement – puisque tout se trouve dans les Évangiles, puisque le chrétien possède le Livre essentiel qui souffre mal la paraphrase. Le Texte se suffit évidemment à lui-même. Et pourtant une de ces « Vies de Jésus », au moins, échappe à ce reproche. Et c’est également un livre « inspiré » et de la plus étonnante manière, et dont la lecture plonge tour à tour dans des abîmes de réflexions et d’émerveillements.

Le livre dont nous parlons n’est autre que le mémoire prodigieux des Visions d’Anne-Catherine Emmerich, tel que nous l’a transmis son fidèle confident et copiste, le poète Clément Brentano.

Tout comme Thérèse Neumann, Anne-Catherine Emmerich naquit en Allemagne, mais en Westphalie, au hameau de Flamske qui était déjà à cette époque – 1774 – une sorte d’avant-faubourg de la ville de Coësfeld. Ses parents, comme ceux de Thérèse, étaient des paysans besogneux et durs à la tâche, peut-être un peu plus dévots et mieux préparés – semble-t-il – à l’intrusion du Merveilleux dans leur médiocre existence. Un témoignage en ce sens paraît nous le faire entendre. En 1784 – Anne-Catherine n’avait donc que dix ans – le fermier Emmerich, averti par la rumeur publique des « histoires merveilleuses » que sa fille contait aux autres enfants du bourg, l’appela à la maison, la prit sur ses genoux et lui réclama un de ces récits pour lui-même. Peut-être s’attendait-il à quelque conte de fées ; quelle ne fut pas sa surprise lorsque la petite se mit à lui parler d’Abraham et de Jacob, en somme de ce qu’elle avait entendu de la bouche du prêtre du village pendant les leçons d’Histoire Sainte, mais avec de tels mots, un tel sentiment du réel, un tel luxe de détails que tout ce chapitre de l’Ancien Testament, plus ou moins lettre morte, enfoui sous la convention, s’échappait brusquement de la poussière des âges, se ranimait et devenait une chronique extraordinairement vivante, à croire que les évènements s’étaient passés la veille et avaient eu la Westphalie pour décor, les voisins pour personnages ! Plus troublé qu’il ne voulait encore l’admettre, le rude Emmerich demanda à sa fille qui lui avait rapporté tout cela. Sans hésiter, l’enfant répondit : – Je l’ai vu. Le père se mit à pleurer. Il ne pouvait tout à fait accorder créance à la réponse d’Anne-Catherine et pourtant, il sentait bien qu’il y avait là quelque chose d’inexplicable, qu’il fallait peut-être même se garder d’approfondir.

Sur la piété de Catherine, dès son plus jeune âge, tous les témoins sont d’accord. On avait rarement vu une fillette aussi assidue à l’église, aussi hostile au mensonge, à la vanité, aux mille petits défauts de l’enfance. Mais les visions dont elle s’affirmait si tôt privilégiée dépassaient de loin les grâces habituelles, encore que Catherine, au début, donnât à penser qu’elle ne reconnaissait point tout à fait la frontière de l’ordinaire et de l’extra-ordinaire. Il était devenu courant de l’interroger au catéchisme avant toutes ses compagnes et ses réponses plongeaient le prêtre dans la stupeur. « Qui t’a appris cela ? demandait-il. Ce sont des choses qui ne s’enseignent qu’aux grandes personnes ! » Et l’enfant répondait : « Personne ne me l’a appris, je l’ai vu. » Et elle s’en étonnait, s’efforçait de croire que cet enseignement avait été donné au cours des leçons précédentes. Cependant, peu à peu, une sorte de frayeur lui vint. Instinctivement, elle comprit que ses visions l’obligeaient à une piété encore plus stricte : on la vit très tôt fuir les jeux de son âge, se mortifier, passer des heures en prières ; elle se réveillait la nuit pour prier et, quand l’inspiration lui en venait, tombait à genoux ou qu’elle se trouvât, fût-ce dans un chemin enneigé ou un sentier de pierrailles. Lorsqu’elle se rendait à l’église, elle avait déjà pris l’habitude de marcher à l’écart de la foule afin de n’être pas troublée par les conversations. À quinze ans, enfin, il lui suffit d’entendre, un soir, la cloche d’un couvent de Coësfeld sonner l’Angelus pour comprendre qu’une irrésistible vocation l’entraînait vers la vie religieuse. Elle ne réalisa son dessin qu’à grand-peine, à cause de sa pauvreté et du chagrin de ses parents. Il lui fallut attendre sa vingt-huitième année (1802) pour être reçue chez les Augustines de Dulmen à la faveur d’un « passe-droit » : une novice de famille aisée versa à la Communauté la somme exigée pour son admission.

Catherine Emmerich ne devait rester que quelques années au cloître ; le cousent des Augustines fut en effet disperse par le nouveau roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte. Nous n’insisterons pas sur les terribles remous qui agitaient alors le pays et dont la conséquence particulière fut le retour de la nonne à sa maison. À partir de ce temps, la voyante demeura chez elle, passant ses journées au lit, clouée par une maladie qu’aucun médecin ne pouvait diagnostiquer et à plus forte raison guérir (mais qui ne possédait, c’est un point qu’il sied de souligner dès maintenant, aucun des caractères de l’hystérie). Anne-Catherine vivait sous la domination d’une de ses sœurs, personne fort peu charitable, qui la tyrannisait et la livrait de façon outrageante à la curiosité populaire. Le récit des visions s’était déjà répandu dans toute l’Allemagne, voire l’Europe ; des prêtres et des médecins assiégeaient l’humble demeure ; on débattait à l’infini de ce « cas » étrange, les sceptiques criant, naturellement, à l’imposture.

 Ce fut au fort de cette querelle qu’entra en scène Clément Brentano que deux « parrains » présentèrent à Catherine : l’abbé Overberg, confesseur de la voyante (qui, depuis peu, avait déjà commencé à porter en outre les stigmates) et Mgr Sailer, évêque de Ratisbonne. L’entrevue du poète et de la Bienheureuse est restée célèbre. Anne-Catherine déclara qu’elle avait vu d’avance « l’homme qui devait lui être donné pour écrire ses visions 1 » et Clément Brentano raconta ainsi l’évènement : « Elle me tendit toute joyeuse ses mains marquées des sacrés stigmates. Je ne remarquai en elle rien de tendu ni d’exalté, mais un enjouement naïf, souvent aussi un tour qui venait d’une innocente espièglerie. Tout ce qu’elle dit est prompt, bref, simple, sans retours complaisants sur elle-même, mais aussi plein de profondeur, d’amour, de vie, quoique tout à fait rustique. Elle vit au milieu de l’entourage le plus inintelligent et le plus fâcheux, composé de braves gens simples mais grossiers, de visiteurs incommodes et d’une méchante sœur. Toujours malade à la mort, soignée par des mains maladroites et rudes... délaissée de tous, maltraitée comme une Cendrillon et pourtant toujours affectueuse et douce 2... »

À dater de ce jour, Clément Brentano ne quitta plus Anne-Catherine. Installé à son chevet, il écoutait ses récits, prenait des notes, transcrivait en clair, et en « bon langage », perpétuellement attentif à ne rien ajouter de son cru, pas même les plus innocentes fioritures. Il se permettait seulement d’exprimer de temps en temps, par quelques réflexions marginales, ses étonnements, parfois même ses doutes. Bientôt les volumes s’ajoutèrent aux volumes : c’était tout l’Ancien Testament que Brentano « recopiait » d’après les visions de Catherine ; puis le Nouveau Testament et enfin l’Histoire de l’Église lui succédèrent. Une nouvelle Somme était née, paraphrase de la Somme divine, et ces milliers de feuillets commençaient à l’Histoire des Prophètes et se terminaient au triomphe de la « Jérusalem nouvelle ». Et il arrivait que Brentano arrêtât sa plume, saisi d’un transport voisin de l’épouvante.

En 1823, les souffrances de Catherine Emmerich s’accrurent en de telles proportions que tous ses proches – et son « copiste » lui-même – eurent l’intuition de sa fin prochaine. Les visions d’Anne-Catherine avaient évolué : elles étaient maintenant « foudroyantes et terribles » comme si tous les maux et tous les péchés du monde se fussent offerts à ses yeux et à son entendement. L’année s’acheva dans les supplices physiques et moraux ; la stigmatisée implorait le pardon des pécheurs, réclamait le privilège de se charger de leurs crimes. Enfin, le 9 février 1824, Catherine Emmerich expira après avoir à trois reprises exhalé cet appel : « Seigneur, secourez-nous. Venez, Jésus, venez. » Elle avait exigé que ses obsèques fussent très simples, « un enterrement de pauvresse », mais il n’était pas en son pouvoir qu’elles passassent inaperçues. Des milliers de personnes accompagnèrent le convoi dans un cortège triomphal jusqu’au cimetière. Un dévot hollandais avait proposé l’achat du cercueil où reposait le corps de la Bienheureuse, pour la somme de quatre mille florins ; le bruit d’un enlèvement courut et les habitants de Flamske et de Coësfeld demandèrent l’ouverture du tombeau. L’opération eut lieu, six semaines plus tard : le corps apparut intact. Intacts, également, les stigmates.

 

Catherine Emmerich n’a jamais fait mystère ni de ses visions, ni de la façon dont elle les avait obtenues. Voici comment elle raconte la première de toutes :

 

Un jour (je pouvais avoir alors cinq ou six arts), je cherchais à méditer sur le premier article du Symbole JE CROIS EN DIEU, LE PÈRE TOUT-PUISSANT. Des tableaux de la Création se présentèrent aux regards de mon âme 3. La chute des anges, la création de la terre et du Paradis, celle d’Adam et Ève et leur désobéissance, tout me fut montré. Je m’imaginais que tous voyaient ces choses de même que les objets qui nous environnent.

Une autre fois – raconte-t-elle encore – je me trouvais à l’école et je disais, naïvement, sur la Résurrection, des choses qui ne nous avaient point été enseignées, et cela avec d’autant plus d’assurance que je croyais, en toute simplicité, ces détails connus de tous. Les autres enfants, tout étonnés, se mirent à se moquer de moi et me dénoncèrent même au maître qui me défendit sévèrement de me livrer à de semblables rêveries. Plus tard, Catherine éprouva comme le besoin de « faire le point ». Je ne cessais pas d’avoir des visions, déclare-t-elle. J’étais comme une enfant qui voit de belles images et fait ses réflexions sur chacune, sans trop chercher à savoir ce que telle ou telle représente. Je pensais que mes visions étaient MON LIVRE D’IMAGES et je les considérais paisiblement en mon âme, me disant que tout était pour la plus grande gloire du Seigneur.

 

Mais le temps passait, Catherine grandissait et allait bientôt connaître d’autres faveurs. Laissons-lui de nouveau la parole. En 1798, dans la vingt-quatrième année de mon âge (je me trouvais) agenouillée devant un crucifix, dans la chapelle des Jésuites de Coësfeld, je priais avec toute la ferveur dont j’étais capable lorsque, tout, à coup, je vis mon fiancé céleste sortir du tabernacle, sous la figure d’un jeune homme tout environné de splendeur. Il tenait dans sa main gauche une couronne de fleurs et dans sa droite une couronne d’épines, et il m’offrit à choisir entre l’une ou l’autre. Je demandai la couronne d’épines qu’il me mit lui-même sur la tête et que j’enfonçai de mes deux mains sur mon front. Il disparut et je sentis immédiatement de violentes douleurs autour de la tête. Tels furent les promesses des stigmates. 4

Le Surnaturel s’était emparé de Catherine Emmerich. Et cela n’est pas une simple façon de parler : d’après les déclarations de la miraculée, le Surnaturel s’extériorisait effectivement. Il prenait la forme de son ange gardien qui apparaissait brusquement près d’elle, lui offrait la main et l’entraînait hors de la maison. Il l’emmenait dans le monde entier, ouvrant pour elle les portes des maisons, lui désignant les agonisants, les pécheurs, tous les mortels ayant besoin d’une ultime prière; il lui faisait visiter les champs de bataille où elle secourait les mourants; il la conduisait enfin en Orient où il la faisait assister aux scènes qu’elle décrivait ensuite comme si l’Ancien et le Nouveau Testament – la comparaison choquera sans doute mais quoi de plus juste ? – étaient un « film » déroulé pour elle seule, après des siècles.

Or le rapprochement ne laisse pas d’être troublant entre Catherine Emmerich et Thérèse Neumann : Catherine comme plus tard Thérèse – si l’on en croit cette dernière –, possédait l’étrange pouvoir de revêtir plusieurs existences et d’endosser des personnalités successives : particulièrement, celle des créatures menacées de l’Enfer. Elle ne manquait pas de surprendre infiniment ses proches et les spectateurs de ses « tourments » qui, bien entendu, croyaient assister à ses combats personnels contre le démon. Le docteur Resener qui la soigna pendant les dernières années de sa vie fut – on le conçoit – la première victime de cette erreur. Avec une stupeur épouvantée, il diagnostiquait tour à tour chez Catherine les maladies les plus terribles ; elles naissaient spontanément à un stade d’évolution déjà incurable, elles atteignaient en quelques heures leur maximum d’intensité, elles provoquaient un était voisin de la mort – puis disparaissaient en un clin d’œil, comme elles étaient venues. On cite ainsi une crise de phtisie aiguë dont Catherine fut la « victime » ; et pendant toute la durée de cette crise, on put remarquer que la voyante, littéralement possédée de fureur, insultait tous ceux qui l’approchaient, vomissait des blasphèmes ; enfin, une grande paix se fit en elle, elle demanda pardon de ses fautes, puis – il n’y a pas d’autre mot – mourut baignée de miséricorde. Quelques instants plus tard, Catherine, souriante, rassérénée, annonçait qu’une femme qui avait beaucoup contristé le Seigneur était maintenant au Ciel.

La Création est Amour. Il faut donc admettre que certaines créatures élues sont capables de tant d’amour qu’elles portent sur elles les péchés du monde : cette « pierre énorme » que Catherine évoqua un jour et sous le poids de laquelle elle gémit volontairement. Quant aux stigmates, lorsqu’ils apparurent pour la première fois, la miraculée essaya – mais en vain – de les cacher. C’était le 29 décembre 1812. Catherine se trouvait « en contemplation », voyait se dérouler devant elle la Passion du Seigneur. Tout à coup, le Christ lui apparut, sensiblement comme à François d’Assise, « crucifié avec les cinq plaies resplendissantes comme des soleils ». En même temps, elle eut l’impression que trois rayons sanglants fondaient sur elle, pareils à des flèches : elle se sentit transpercée aux pieds, aux mains et au côté. Le sang afflua immédiatement aux blessures. Des meurtrissures apparurent sur le corps tout entier ; le palais desséché, la langue contractée, horriblement douloureuse, Catherine connut la terrible soif du Sauveur en croix. À partir de ce jour, le Miracle se renouvela tous les jeudis et devant témoins ; le sang coulait le vendredi matin, de sept heures à midi. Ces témoins, on devine qu’ils se livraient à maintes observations. Tous n’étaient pas, loin de là, des croyants ou de simples crédules : la maison de Catherine était ouverte à tous et reçut la visite de médecins athées, de chirurgiens de l’armée qui tentèrent de cicatriser les plaies. Peine perdue. On dit même qu’un jour, tant était énorme la foule qui stationnait devant la porte, deux officiers français entrèrent gaillardement par la fenêtre, aperçurent autour du visage de la miraculée « une lueur étrange qui ressemblait à une auréole » et, intimidés, se retirèrent en s’excusant.

Le Surnaturel de Coësfeld mériterait un fort volume : fidèle à notre propos de nous en tenir principalement aux miracles plus récents, nous renvoyons le lecteur aux ouvrages existant sur ce sujet. En appendice de l’extraordinaire aventure contemporaine de Thérèse Neumann, il nous a paru toutefois intéressant de résumer, fort brièvement du reste, les éléments caractéristiques des visions de Catherine Emmerich. Car enfin, nous l’avons dit, ce « livre inspiré » existe et ce n’est pas le moindre monument des Miracles du siècle dernier.

 

 

 

II

 

 

Si nous avons pu écrire que Thérèse Neumann était en quelque sorte un « reporter » de la Passion, Catherine Emmerich, pour en rester aux comparaisons profanes, pourrait être qualifiée de « récitante » des Évangiles. On sait en quoi consiste l’art du récitant qui éclaire, commente et développe pour le public une action en cours. Catherine Emmerich remplit bel et bien un rôle à peu près analogue.

Tous les lecteurs de ses Visions, transcrites par Clément Brentano, ont été frappés de l’extraordinaire impression de vie et de vérité qui s’en dégage. La chose peut paraître presque monstrueuse, mais pourquoi la taire ? Nous connaissons des catholiques qui ont « retrouvé » l’Évangile à travers ces visions, comme si le Texte sacré ne leur avait apporté qu’une substance, un canevas divin ; et pourquoi, d’ailleurs, ne pas admettre que Dieu se servait à cette fin de Catherine ? Il est vrai que toutes ces visions sont marquées au coin de l’exactitude historique la plus rigoureuse 5, mais cela ne saurait suffire. Tranchons le mot : le « livre inspiré » possède au plus haut degré cette qualité de crédibilité sans laquelle il est à peu près impossible de s’attacher à des écritures.

Catherine ne se contente pas de nous décrire ses visions : on dirait qu’elle nous prend par la main à son tour et nous convie à ce Spectacle. Rien d’hétérodoxe jamais et pourtant, à chaque ligne, surgit le « détail qui peint », qui « restitue l’atmosphère », qui abolit le Temps et rapproche de nous le plus grand Drame des siècles au point que nous le croyons, sans effort, actuel, retrouvant à chaque instant l’expression des sentiments et des passions qui s’offrent à nous tous les jours. La vie du Christ est ainsi « modernisée » et l’on pourrait presque, par exemple, rapprocher les Pharisiens mis en scène de certaines sectes politiques tout à fait contemporaines ; quant à la foule sans cesse présente, entourant le Thaumaturge, réclamant son enseignement – et avant tout, qu’il fasse des miracles, des miracles encore et toujours – c’est la foule que nous connaissons tous, que nous avons vue se rassembler et se déchaîner en mille occasions ; le juif du premier siècle, c’est l’homme de la rue de nos jours. Il n’a pas changé. Ses appétits, ses désirs, ses colères, ses incompréhensions sont éternels.

Nous avons affaire là à des hommes de notre temps, de notre âge, incrédules, vaniteux, prompts à se déjuger, des gens, pour parler vulgairement, « à qui on ne la fait pas ». Lorsque le Christ parle de Son Père : – Ton père, disent-ils, mais nous l’avons connu. Tiens, voici un tel, et un tel, et encore un tel qui lui ont parlé, qui ont habité à côté de chez lui. Ton père ? Ce n’était rien qu’un pauvre menuisier. Que racontes-tu ? Pour qui essaies-tu de le faire passer ? Tu nous parles de sa Vigne. Laisse-nous rire ! Ton père n’a jamais eu de vigne. Et toi, tu n’es qu’un fils d’ouvrier. Tu t’es mis dans la tête de t’élever au-dessus de ta condition, c’est tout. – Cependant, si les uns – la majorité – parlent ainsi, d’autres écoutent le Verbe et sont conquis. Un jeune homme se présente, demande à suivre le Prophète, à compter au nombre de ses disciples. Jésus lui demande de sacrifier ses richesses et ses parents. Le jeune homme refuse en ricanant. Alors, la populace : – Tu vois, il s’était offert et tu ne veux pas de lui. Tu le trouves trop intelligent, hein ? Tu préfères t’entourer de simples pêcheurs, d’imbéciles ?

Jésus chassant les Marchands du temple – oui, certes, ce passage des Évangiles nous a toujours profondément émus et édifiés ; mais je ne sais quoi de réel, d’immédiat nous saisit à la gorge lorsque les visions d’Anne-Catherine nous montrent le Christ joignant le geste à la parole, empoignant une table chargée de produits à vendre et la poussant hors du Saint-Lieu ; dans la foule, les uns s’inquiètent et même s’indignent ou font semblant ; d’autres, au contraire, approuvent : – Mais parfaitement ! Il a raison ! Et cette masse d’hommes écoutant le sermon sur la Montagne, qui sentent la nuit venir et que la faim commence à tenailler ! Nous savions qu’ils avaient faim, car l’Évangile nous l’avait dit, de même que nous savions qu’allait se produire le miracle de la multiplication des pains et des poissons. Mais combien cette faim nous paraît présente lorsque nous lisons qu’un enfant commence à crier, que d’autres enfants l’imitent, que leurs mamans essaient d’abord de leur imposer silence, puis qu’elles s’écrient à leur tour : – Et nous aussi, nous avons faim, c’est l’heure ! Et ce murmure de mécontentement ! Et ces « remous », ces « bruits divers » dans l’assistance qui s’est assise au hasard, comme dans un meeting en plein air, et où sporadiquement des discussions éclatent !

Arrêtons-nous aux Miracles : Anne-Catherine les décrit avec une précision, une minutie incomparables. Lorsque le bon prêtre de notre enfance nous parlait de ces miracles du Messie, nous ne voyions rien qu’un geste, un signe, une parole qui s’élevait et venait jusqu’à nous : – Lève-toi ! Ouvre les yeux ! Entends ! – Catherine, elle, nous représente la scène dans tous ses détails. Le Christ s’approche du paralytique, lui prend le bras, le maintient un instant en l’air et – là encore, il n’y a pas d’autre mot – le « masse » avec ses doigts. Lentement, il fait revenir la vie dans cette chair et ces muscles, il frotte le poignet, il frotte la main. Puis il laisse le bras retomber et le paralytique s’aperçoit qu’il est guéri. Souvent aussi, la guérison n’est pas immédiatement totale : COMME À LOURDES, le processus du mal s’arrête, et la convalescence s’effectue en quelques jours ; parfois même, le mourant auquel Jésus a redonné la santé, renaît péniblement à la vie, Jésus lui offre de ses propres mains le pain et l’eau qui l’aideront à se fortifier. Et à chaque page, nous voyons ces foules apporter leurs malades sur des civières, à l’entrée des synagogues ou dans les rues. On chante, on prie, on se presse sur les pas du Sauveur. Certain jour, les Pharisiens – comme on l’a vu faire ces temps-ci à quelques ennemis de la religion – essaient de susciter de faux miracles pour prendre le Christ en flagrant délit. Ils vont jusqu’à lui amener le cadavre embaumé d’un homme mort depuis trois jours. « Il est malade, il dort, guéris-le donc ! » Jésus fait un signe : le corps du « malade » s’ouvre et laisse voir les vers de la putréfaction.

Le miracle de la multiplication des pains, lui-même – quel lecteur pourrait le décrire en détail ? Les pains apparaissaient-ils comme des objets apportés, surgissaient-ils dans les panneraies au fur et à mesure que la foule se précipitait pour les dévorer ? Non : Jésus prend seulement l’un de ces pains et l’émiette ; et de chaque miette naît un pain entier. Les poissons, eux, ont été préalablement découpés en tranches et Jésus coupe ces tranches eu menus morceaux qui deviennent autant de poissons séchés. Le symbole, ici, est apparent. Et d’ailleurs, Anne-Catherine, par ses visions, nous apprend ou plutôt nous ré-enseigne cette vérité élémentaire : le Miracle possède avant tout une valeur symbolique 6 ; il n’y a pas de miracles gratuits, encore moins de miracles effectués dans le seul but d’émerveiller la populace, de la conquérir. Au surplus, tant de miracles en public n’empêcheront pas les Juifs de condamner le Christ et de le mettre en croix.

Les Miracles ne réussissent même pas toujours à convaincre les Apôtres. Les disciples du Seigneur, qu’ils nous paraissent humains ! Quelle vérité palpite à chaque ligne du « livre inspiré » lorsque nous assistons, par exemple, aux démêlés de Simon-Pierre avec ses voisins, à ses inquiétudes, à ses perpétuelles jérémiades : – Et l’ouvrage qui ne se fait pas ! Pourquoi ai-je tout abandonné pour suivre ce Prophète ? Voyons, ce n’est pas à un homme tout simple comme moi qu’Il aurait dû s’adresser ! – Mathieu (qui de son premier nom s’appelle Lévi) croit aux enseignements du Messie ; mais lorsqu’il Le voit s’approcher de sa demeure – il s’occupe des écritures fiscales, il y a des visiteurs plein son bureau, discutant des impôts avec lui, se chamaillant avec lui comme avec n’importe quel percepteur – il prend peur et l’envie lui vient de « mettre la clef sous la porte » et de disparaître. Cependant, il est une figure des visions de Catherine Emmerich qui l’emporte en accent sur toutes les autres (je ne parle pas du Christ, bien entendu), c’est celle de Marie de Magdala, la pécheresse. Son portrait est inoubliable. Regardons-la s’avancer, avant la grâce, grande, un peu forte, parée de linge fin, de dentelles qu’on ne porte qu’une fois tant elles sont délicates, de roses dans les cheveux ; un troupeau d’admirateurs l’accompagne, de jeunes « gommeux » – mais oui ! – la plaisantent en ricanant parce qu’elle veut assister aux sermons du Messie. Ils considèrent cela comme un caprice. Le sermon a lieu en plein air : aussi élèvent-ils une tente pour la « grande coquette », et disposent-ils des coussins sous ses pieds. Et les éternels Pharisiens, bornés, incompréhensifs, de faire des gorges chaudes lorsque Marie s’évanouit en écoutant les paroles du Seigneur !

Ces « petits faits vrais » des visions de Catherine Emmerich s’accompagnent de révélations d’une surhumaine beauté. Tantôt touchantes (la mort de Joseph, enlevé à la terre avant que le Christ commence ses enseignements, car il aurait eu trop de peine à assister à la Passion), tantôt grandioses (le personnage de Marie-la-Silencieuse qui ne fait rien que de mourir lentement, tenant la main du Christ dans la sienne), parfois hallucinantes (la danse de Salomé et les terreurs d’Hérode). Un moment également inoubliable : le jour où l’enfant Jésus échappe à ses parents terrestres pour converser avec les Docteurs : la frayeur de Marie qui cherche partout son fils. En vérité, Catherine Emmerich nous livre là un Document unique – ou plutôt : nous le délivre, messagère du Ciel. Et comment ne pas approuver Clément Brentano :

 

C’est une grande épopée religieuse qui se déroule entre le Ciel et la Terre (...) c’est comme une mer immense s’épanchant d’une source mystérieuse pour baigner la terre de ses ondes qui réfléchissent la beauté des rivages et les richesses apportées par les siècles. Mais ces eaux transparentes et pures permettent à l’œil de pénétrer jusqu’au fond pour y découvrir, au milieu d’un monde de merveilles, les biens intimes et secrets des choses.

 

« Il faut que ces choses soient dites », avait déclaré à Catherine son Ange gardien. « Et personne n’a encore reçu ni ne recevra jamais une faveur aussi grande que la tienne. »

 

 

 

Jean HELLÉ, Les miracles,

Éditions Sun, 1949.

 

 

 

 

 

 

 

 

1. R.P. Joseph-Alvare Duley : Visions d’A.-C. Emmerich, Téqui.

2. R.P. Joseph-Alvare Duley : op. cit.

3. Il s’agit donc bien de la « vision intérieure » commentée par Sainte Thérèse.

4. Il convient d’ajouter que quelques années plus tôt, Catherine avait affirmé avoir été privilégiée d’une grâce étrange qui, bien entendu, ne se renouvela pas : elle aurait été, à la suite d’une longue et charitable prière, transportée dans la prison de la reine martyre Marie-Antoinette.

5. Clément Brentano, op. cit.

6. Jésus marche sur la mer non pour étonner ses disciples (qui en sont, du reste, surtout effrayés) mais pour figurer la Permanence du Divin au-dessus du flot tumultueux du monde.

 

 

 

 

 

 

 

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