Hantise
par
Charles HÉLOT
Dans le courant de l’année 1879 ou 80, me trouvant chez un de mes clients à Saint-Jean-de-la-Neuville, près Bolbec, on vint mystérieusement me prier de vouloir bien me rendre chez un voisin qui désirait me consulter. La maison était à deux pas, c’est-à-dire à près de trois cents mètres. Je m’y rendis en maugréant.
Je fus reçu par des gens à la mine sérieuse et préoccupée qui, s’étant enfermés avec moi, me racontèrent à voix basse, avec beaucoup de circonlocutions, que la vie n’était pas tenable dans leur maison. Toutes les nuits, ils étaient réveillés en sursaut par des coups frappés dans le grenier au-dessus de leur tête. Tantôt isolés et secs, mais retentissants, tantôt prolongés comme si l’on renversait une charge de bois sur le plancher ou dans l’escalier. Rien ne pouvait expliquer ces coups, puisque le grenier était absolument vide. Quelquefois il s’y joignait des bruits de pas, comme si quelqu’un montait et descendait. Même dans la journée, sous la remise et à l’étable, éloignées d’une trentaine de mètres, le mari, pendant son travail, la femme, en s’occupant de sa vache, avaient entendu les mêmes coups frappés contre les murailles au point de les ébranler. Les bestiaux eux-mêmes témoignaient leur frayeur par leurs bonds ou leur refus d’avancer.
On avait bien prévenu ces braves gens qu’il se passait des choses extraordinaires dans cette maison, que leurs prédécesseurs s’étaient plaints de ces bruits et n’avaient pas voulu renouveler leurs baux, ou les avaient résiliés ; mais les habitants actuels avaient regardé ces histoires comme des contes de bonne femme et s’étaient bien promis de ne pas se laisser effrayer pour si peu.
An début, ils avaient fait le guet, tendu des pièges, fait des remarques pour surprendre le mystificateur ; mais ils n’avaient rien découvert et voulaient savoir si je ne pourrais pas leur donner de ces faits une explication acceptable et surtout les débarrasser.
Furieux de m’être dérangé pour entendre ces balivernes, je commençai par me moquer de leur crédulité et je leur donnai toutes les raisons que l’on répète en pareil cas. Les rats, les chats, les hiboux, les chiens, les lapins, les bestiaux, les échos, la transmission de bruits éloignés, un voisin facétieux, etc. ; mais à toutes ces explications, ils avaient des réponses pleines de bon sens et la persistance de ces bruits pendant des années, leur nature spéciale et toujours la même, malgré le changement des locataires, étaient des arguments difficiles à résoudre. Je finis par être intrigué moi-même, et je conçus le désir de me rendre compte personnellement de ces faits, en venant passer une nuit ou deux dans la maison. On accepta ma proposition ; mais en me recommandant le secret, pour ne pas éloigner les amateurs ; car les malheureux étaient bien décidés à sous-louer leur ferme pour échapper à cette obsession. Le propriétaire savait à quoi s’en tenir, puisque tous ses locataires s’étaient plaints de la même chose, mais il feignait de ne pas y croire, pour refuser toute concession.
J’avoue que cette réflexion m’ouvrit des horizons nouveaux. La ferme était petite et peu avantageuse. Aucun des fermiers précédents n’y avait fait fortune ; cette obsession étrange n’était-elle pas une invention que successivement ils avaient exploitée pour forcer la main à leur propriétaire et se tirer d’un mauvais pas ? Je craignis moi-même d’être la dupe de ces grossières malices, et je me gardai bien de me mêler à cette histoire qui pouvait me couvrir de ridicule. Je me retirai, sans mot dire de mes soupçons, et j’oubliai bien vite des confidences auxquelles je n’attachais qu’une croyance relative.
Je dus cependant me les rappeler un an ou deux plus tard.
Le 20 mai 1881, j’étais requis par le juge de paix de Bolbec à l’effet de visiter des ossements trouvés enfouis dans une étable, chez un sieur H... à Saint-Jean-de-la-Neuville. Je me transportai immédiatement à l’adresse indiquée, accompagné de M. Lemaréchal, juge de paix, de son greffier et du brigadier de gendarmerie.
Le sieur H... avait succédé au fermier qui s’était plaint à moi et habitait la même maison. Il nous dit tout d’abord que, depuis son entrée dans la ferme, il s’était trouvé en butte aux mêmes vexations que son prédécesseur et les raconta presque dans les mêmes termes.
Le jour même, pendant qu’il sciait du bois sous la remise, on avait frappé à plusieurs reprises de grands coups contre le mur. Il ne s’était même pas dérangé, certain de ne trouver personne. Il s’était habitué à ces bruits, dont, pas plus que ses prédécesseurs, il n’avait pu surprendre l’auteur, et puisque personne dans la maison n’en éprouvait de mal, il supportait ces agaceries en philosophe, sans se casser la tête à pénétrer le mystère.
Une chose pourtant lui avait paru plus extraordinaire. La vache qu’il avait amenée avec lui et qui était d’une douceur et d’une tranquillité à toute épreuve, avait manifesté dès le premier jour une résistance presque invincible à l’entrée de l’étable. On ne lui avait pas cédé ; mais toutes les fois qu’on rentrait l’animal, il était pris d’une terreur folle, en regardant le seuil, et ne passait jamais qu’à force de coups, en sautant par-dessus, au risque de renverser son conducteur. La même peur le saisissait quand on voulait le faire sortir et ce n’était jamais qu’en bondissant qu’il s’élançait dehors.
« Il faut, s’était dit le brave homme, qu’il y ait quelque chose d’enfoui sous ce seuil dont l’odeur trouble ainsi le bétail. » Et un beau jour, il résolut de sonder le sol pour s’en assurer.
En relevant la litière qu’il s’étonnait de trouver toujours sèche, il aperçut un trou semblable à un terrier de rat, par où les urines se perdaient sans mouiller le fumier. Un bâton introduit lui révéla une cavité assez large s’enfonçant obliquement en travers de la porte à près d’un mètre de profondeur. Quelques coups de pioche l’eurent bientôt mise à jour, et il... trouva dans le fond des ossements desséchés qu’il recueillit soigneusement pour les montrer à la gendarmerie aussitôt prévenue.
Tels sont les faits qui nous réunissaient dans son domicile. Les ossements me furent présentés, et je ne puis mieux faire que de reproduire le certificat que je remis le jour même à M. le juge de paix :
« . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Je reconnus d’abord :
« 1° Un os frontal à peu près entier, appartenant évidemment à l’espèce humaine. La suture sagittale, qui sépare les deux pièces de cet os dans la jeunesse, avait presque complètement disparu, ce qui permettait de conclure que le sujet était adulte ;
« 2° Un os pariétal gauche, entier, et des fragments du pariétal droit, séparés des os voisins ; signe probable que le squelette n’appartenait pas à un vieillard, chez lequel les os du crâne eussent été plus intimement soudés ;
« 3° Un os occipital, sur lequel on retrouvait encore une mèche de cheveux d’un brun foncé tirant sur le roux et de quelques centimètres de long. La couleur de ces cheveux peut avoir été altérée par le séjour du cadavre dans une terre imprégnée de l’urine des bestiaux, surtout dans la partie qu’occupait la tête du cadavre. La chaux, dont on a cru reconnaître des traces autour du squelette, peut encore avoir modifié cette coloration. L’absence des cheveux blancs confirme cependant l’idée que le sujet enterré était jeune, et leur brièveté fait supposer que c’était plutôt un homme qu’une femme ;
« 4° Un maxillaire inférieur presque entier. Une seule dent restait, la canine du coté gauche qui m’a paru cariée ; les incisives n’ont pu être retrouvées : les alvéoles seules attestaient leur existence au moment de la mort ;
« 5° Une clavicule gauche presque entière de 13 centimètres de long, plus courbée qu’elle n’est d’ordinaire chez la femme ;
« 6° Deux fragments des omoplates ;
« 7° Huit à dix vertèbres plus ou moins complètes ; « S° Le sacrum passablement altéré ;
« 9° Un os iliaque gauche ne présentant qu’un côté du trou sous-pubien, mais indiquant vaguement la forme ovalaire allongée de cette ouverture, telle qu’elle existe chez l’homme. Le pubis était complètement détruit ;
« 10° Deux humérus, moins la tête, d’une longueur présumée de 30 centimètres ;
« 11° Les cubitus et les radius presque entiers ;
« 12° Quelques os du métacarpe et des doigts ;
« 13° Quelques débris des côtes ;
« 14° Un fémur entier d’une longueur de 43 centimètres, ce qui permet d’assigner à la taille totale de l’individu, d’après les tables dressées par Orfila, en ajoutant 4 centimètres pour l’épaisseur des parties molles, environ 1 m 64.
« D’après ces données, je crois pouvoir affirmer :
« 1° Que les débris de squelette qui m’ont été présentés appartenaient à un cadavre humain ;
« 2° Que ce squelette est très probablement celui d’un homme. La taille et la longueur des cheveux, la courbure de la clavicule, le fémur plus droit qu’il ne l’est d’ordinaire chez la femme, sont des preuves très importantes de cette opinion, mais le mauvais état du bassin ne permet pas de l’affirmer d’une manière positive ;
« 3° Que le sujet pouvait avoir de vingt à trente ans au moment de la mort ;
« 4° Quant à l’époque de cette mort et de l’enfouissement, il est difficile de la préciser. Les causes qui peuvent avancer ou retarder la décomposition d’un corps, dans un terrain à l’abri des intempéries, mais exposé au moins passagèrement aux infiltrations de l’urine, sont difficiles à évaluer, et ce n’est qu’avec de grandes réserves qu’on peut assigner une période de quinze à trente ans comme durée probable de son séjour en cet endroit ;
« 5° Nous n’avons trouvé sur les os aucune trace de coups ayant pu occasionner la mort ; mais leur petit nombre et le mauvais état de leur conservation ne permettent de tirer de ce fait aucune conséquence pour ou contre la probabilité d’un crime ;
« 6° Quant aux particularités qui pourraient servir à la constatation de l’identité, nous ne pouvons fournir d’autres renseignements que la coloration et la longueur des cheveux, la taille et l’âge assez problématique du sujet.
« En foi de quoi, etc.
« Le 20 mai 1881. »
Ces conclusions, que j’avais en partie exposées verbalement séance tenante, permirent de procéder immédiatement à l’enquête, dont voici le résultat :
Une vingtaine d’années avant la funèbre découverte, la ferme en question était occupée par un homme veuf de près de soixante ans, qui l’habitait seul avec sa fille âgée d’une trentaine d’années.
Cet homme avait un fils qui l’avait quitté depuis longtemps, pour se placer on ne sait où, et qui ne revenait guère au logis paternel que lorsqu’il y était forcé par la misère. Sa vie était irrégulière, et ses apparitions, quoique rares, étaient toujours l’occasion de disputes violentes dont les voisins furent plusieurs fois témoins.
Un jour, il arriva selon son habitude, dans un piteux état, demander à son père de nouveaux secours. Il était sans place et sans argent. Le père, fatigué des sacrifices que son fils réclamait sans cesse, le reçut assez mal, et pendant plusieurs jours, ce furent des scènes continuelles dont on entendait le bruit jusque dans la plaine, mais auxquelles on se gardait bien de se mêler.
Enfin le fils disparut, et le père interrogé dit que le malheureux était retourné au Havre et qu’on ne le verrait plus, qu’il s’était embarqué pour ne plus revenir.
Cette réponse parut suspecte à plusieurs ; mais le père et la fille passaient pour de braves gens, estimés de leurs voisins ; on s’abstint de pousser plus loin les investigations. Cependant un doute défavorable, entretenu par l’air sombre et préoccupé du couple soupçonné, par l’isolement et le mutisme affecté qu’il gardait dans ses relations, pesa toujours sur le père et la fille.
Au bout de deux ans, ils avaient quitté sans raison la ferme qu’ils occupaient pour se retirer à quelques lieues de là, et tous deux étaient morts dans le marasme et l’abandon qu’ils semblaient rechercher avec obstination.
Il ne restait de la famille que des cousins très éloignés qu’on jugea inutile d’interroger, et cette affaire se termina par une ordonnance de non-lieu qu’on pourra retrouver au greffe du tribunal du Havre.
Quant aux phénomènes d’obsession qui avaient été cause de la découverte, il va sans dire que dans aucun rapport il n’en fut fait mention. On se serait couvert de ridicule ; mais il reste constant qu’ils ont été affirmés par tous les locataires qui se sont succédé dans l’espace de vingt ans, depuis le départ des deux premiers, jusqu’au jour où, par ordre de la justice, les ossements recueillis furent enterrés dans le cimetière de la paroisse.
Jamais depuis on n’en parla. La maison et l’étable ont retrouvé leur tranquillité, bien qu’on ait négligé de retirer et d’inhumer les deux jambes restées enfouies à la même place.
Dr Charles HÉLOT,
Névroses et possessions diaboliques, 1897.
Recueilli dans la Revue du Monde invisible
en 1898.