L E T T R E
Sur la
RÉGÉNÉRATION.
L E T T R E
D’une fille à une femme mariée
(Isabelle de Wardenbourg)
Sur la
RÉGÉNÉRATION.
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S O M M A I R E.
1, 2, 3. Dans la méconnaissance où l’on est de ses propres misères, de son état, & du Libérateur, le meilleur est de se rendre entièrement entre les mains de Dieu : 4. qui nous prend à soi, & nous touche de ses lumières & de son amour sensibles ; 5, 6. & puis les retire ; 7, 8. & nous découvre notre fonds ténébreux & souillé : 9, 10, 11. pour nous en délivrer par l’entremise de ses souffrances, de son amour, & de sa grâce : 12. moyennant adhérer fidèlement à lui & à son amour, qui est fidèle, infini, & incompréhensible ; 13, 14, 15, 16, 17. Qui, voulant venir demeurer dans l’homme, veut aussi le purifier & le délivrer du péché par la foi en lui & l’humilité : 19, 20, 21. y renouvelant un Amour tout-pur & désintéressé, qui fait mourir la corruption de la nature : 22, 23. Chose que Dieu exécute par son grand & puissant Amour : 24, 25. Lequel ensuite dérive sans cesse dans l’âme ses effets de charité, comme aussi d’humilité & de souffrances : 26. À quoi la garde de soi-même nous sert mieux d’introduction que l’étude des connaissances les plus hautes & les plus recherchées.
Ma très-chère & bien-aimée amie en Dieu,
1. Le cœur me dit de vous écrire un peu ; mais je ne sais ce que je dois vous écrire. Je m’en vais néanmoins mettre la plume sur le papier, dans l’espérance que Dieu me fournira telle matière qu’il lui plaira. J’apprends, ma chère amie, que votre âme se trouve atteinte de quelque tristesse par la découverte que vous faites de vos propres misères. Ô que loué soit le Seigneur, de ce qu’il ne saurait désister d’accomplir son divin ouvrage dans vous ! car c’est à cela que vont tous les moyens tant extérieurs qu’intérieurs dont il se sert envers vous ; & c’est à quoi aussi ont contribué les grandes épreuves que vous avez soutenues jusqu’ici par son assistance divine.
2. Pour ce qui me regarde, toute indigne que je suis, j’ai ci-devant prié souventes-fois le Seigneur avec bien des larmes, qu’il me fît la grâce de me faire connaître ce que je suis de moi-même. Sa grande charité voulut bien exaucer mes soupirs : mais de dire ce que je découvris par là au dedans de moi, comme il n’y a que moi seule qui l’ait bien senti, aussi n’y a-t-il que moi seule qui le connaisse bien : mais je puis dire qu’avant cela, je n’avais point de vraie connaissance de mon propre état.
3. Je m’étais persuadée auparavant d’avoir beaucoup de zèle pour la gloire de Dieu, & d’être bien instruite dans la foi & dans la connaissance de J. Christ. Mais par la direction de Dieu, certaine personne à vous bien connue, & qui avait de l’affection pour mon âme, me déclara un jour que je ne croyais pas que J. Christ fût un Rédempteur qui pût me délivrer & me rendre libre de mes péchés & défauts. C’était environ ce temps-là que je commençais à être en peine de moi : & comme je ne me connaissais pas encore moi-même, ce m’étroit un langage bien étrange & inconnu que d’entendre dire que je n’avais pas encore la vraie foi. Mais on se contenta alors de me conseiller seulement que je m’offrisse toute à celui qui seul pouvait me rendre libre ; & qu’avec le S. Patriarche Jacob, je ne désistasse pas de combattre avec prières & larmes que le Seigneur ne m’eût exaucée. Ce conseil me sembla très-bon : car je voyais fort bien que la voie d’invoquer le Nom du Seigneur ne pouvait être une voie de tromperie. Et ainsi, sans différer d’avantage à m’y rendre, je m’abandonnai soudain toute entière par sa grâce entre ses bénites & paternelles mains, afin qu’il fît de moi tout ce qu’il lui plairait.
4. Ce bon Seigneur, acceptant dès le moment cette oblation de moi-même, daigna me toucher tellement de son divin amour que je devins toute embrasée de son ardeur. Je me résolus de ne plus faire cas désormais que de lui seul, & de le prendre pour mon unique affaire. Je ne voulus plus employer toutes mes puissances qu’à l’honorer & à le servir. Il me semblait d’être toute prête, & de tout mon cœur, à le suivre par telles voies qu’il lui plairait me conduire. Nulles croix ne me paraissaient trop pesantes ; & mon amour me les faisait embrasser toutes au dedans mon cœur. Je lui disais amoureusement : Entreprenez-moi, Seigneur, & ne m’épargnez nullement : me voici devant vous, mettez la main sur moi. Je laissais le monde être monde sans m’en soucier davantage. Mon cœur me paraissait trop noble pour être attaché à rien de ce qui y est. Mon divin Amant m’était à si haut prix, que nulles des choses de la terre ne pourvoient plus me toucher. Une seule chose me suffisait, & c’était de pouvoir le suivre. Nulle voie ne m’était trop difficile ; nulle croix trop amère ; nulles adversités en trop grand nombre ; &, pour tout dire, j’étais prête à endurer joyeusement toutes choses avec lui. J’étais contente de tout, pourvu seulement que je le trouvasse. Je ne me souciais ni de ma mère, ni du Ciel, ni de l’Enfer même. On m’aurait pu offrir tous les Royaumes du monde, je n’aurais pas daigné d’y penser seulement. Je voulais bien être dénuée de toutes choses. Mon seul divin Amant m’était assez. Je l’embrassais doucement dans mon cœur par les bras de l’amour ; & lui de son côté s’inclinait amoureusement vers moi, & me faisait connaître que c’était lui qui était le vrai Amant des âmes. Ô l’admirable & le singulier état où je me trouvais alors ! s’il avait pu paraître & rejaillir au dehors, on aurait entendu d’étranges choses. Mais le Seigneur voulait qu’il demeurât renfermé & caché dans mon intérieur, parce qu’il y avait encore, quoi qu’à mon insu, quelque chose à redire au dedans de moi. Cependant je demeurais si contente avec mon Bien-aimé que quand bien j’aurais dû rester avec lui toute seule quoique vagabonde dans des déserts & des lieux abandonnés, je ne l’aurais trouvé nullement difficile.
5. Mais à peine cet état m’avait-il duré un peu de temps, qu’en effet je me trouvai menée dans un désert : mais c’était le désert de moi-même : & là je perdis celui que mon âme aimait. Cette perte me fut si intolérable, qu’outrée d’un amour furieux je courais çà & là le chercher comme toute insensée, mais pourtant sans le trouver : car l’Époux s’était retiré : absence qui se trouve prédite par lui-même dans l’Évangile, lors qu’il dit que le temps viendra que l’Époux sera ôté aux siens ; & qu’alors ils jeûneront 1 : Et la raison de cette absence, il la déclare ensuite en disant qu’on ne met pas une pièce de drap neuf à un vieux vêtement, faisant connaître par là que le vieil homme n’était pas alors encore mort. Aussi, ajoute-t-il, ne met-on point non plus du vin nouveau dans de vieux vaisseaux : ce qui nous fait connaître que premièrement les vaisseaux doivent être purifiés, avant que le vin céleste, qui doit y être versé, y soit mis, & puisse s’y conserver.
6. Mais tout cela m’était caché jusqu’à ce que le Seigneur m’eût introduit & fait voir dans mon intérieur : & ce fut alors que je me trouvai dans un état tout à fait désolé ; que je me reconnus toute pauvre, malheureuse & misérable ; & que je vis que mon vaisseau était tout rempli d’ordures & tout fourmillant de péchés. Ô quelle surprise & quelle anxiété fut la mienne lorsque je vins à découvrir que jusqu’alors je n’avais connu Jésus Christ que selon la chair seulement, & que je ne l’avais possédé qu’avec propriété ; raison pour quoi il était nécessaire qu’il se retirât de moi ! Mais, hélas, c’est ce que je ne savais pas encore, & c’est pour cela que son départ m’était tellement pénible que je ne savais que devenir. Je m’en allais sur les lieux où j’avais joui auparavant de son aimable présence : mais je n’y rencontrais plus qu’horreur. Plus je le recherchais, plus me trouvais-je moi-même avec ma misère. Cela fit lieu dans moi à une source de larmes bien amères ; & cette parole de Jésus Christ à ses disciples : Encore un peu de temps, & vous me verrez ; & puis encore un peu de temps, & vous ne me verrez plus 2, fut vérifiée à mon égard. Les disciples n’entendaient pas cette parole : mais il leur en donna d’abord l’explication en leur déclarant ce qui leur arriverait durant le temps qu’ils ne le verraient pas ; le monde, dit-il, se réjouira, & vous serez dans la tristesse & dans l’affliction ; leur faisant même entendre qu’ils en viendraient jusqu’à des détresses & à des anxiétés pareilles à celles d’une femme qui est dans les douleurs de l’enfantement : mais ce n’est pas sans les consoler, leur disant là-même : Vous me verrez de nouveau, & votre cœur se réjouira, & personne ne pourra vous ôter votre joie. L’on trouve aussi dans l’Écriture quantité de lieux où il est parlé de cette tristesse, aussi bien dans les Prophètes que dans le livre des Psaumes.
7. Cette tristesse procède proprement de la connaissance qu’on a de soi même : Car dans cette connaissance on trouve qu’il y a une extrême dissemblance entre Dieu & nous. On y voit que nous sommes directement opposés à Dieu, & que notre fonds est entièrement corrompu, gâté, & rempli de toutes sortes de maux & de malignités, tels que sont la propre volonté, l’amour de soi-même, la vaine gloire, le moi & le mien. Et c’est ainsi que je trouvai dans moi le péché, la mort, le Diable, l’Enfer, le monde, la chair, & toutes sortes d’abominations & de choses damnables.
8. Représentez-vous un peu quelle fut alors la consternation de mon esprit. Elle était telle, que pour le dire en un mot, si le Dieu des miséricordes n’eût attiré à soi par son amour infini une aussi misérable créature que moi, je n’aurais jamais osé aller à lui, tant était extrême la honte & la confusion où je me trouvais alors. Présentement même je lui dis encore quelques fois en y pensant : Comment, mon Dieu, ai-je pu être assez hardie que d’oser vous offrir un tel cœur, un cœur si impur, si gâté & si corrompu ! Hélas, je ne savais pas que ma disposition fût si perdue avant que votre bonté m’en eût donné la connaissance ! Cependant, que votre Saint Nom soit loué de ce grand & indicible bienfait, je veux dire, de ce que vous m’avez découvert & fait connaître la corruption de mon état, & cela, pour m’en délivrer. En effet, c’est de quoi vous faites votre affaire unique & principale, je veux dire, de travailler l’homme & de le ramener pour cela au dedans, à son propre intérieur, afin qu’il devienne capable de jouir de vous. Car les délices de votre cœur sont de demeurer avec l’homme ; & vous ne pouvez y demeurer que le lieu de votre demeure ne soit premièrement nettoyé & purifié ; puisque vous êtes le très-pur, & que nulle impureté ne peut subsister devant vous ; que nul ne saurait vous voir si premièrement il n’a le cœur pur, de sorte que les plaisirs, l’amour des Créatures, la concupiscence & ses désirs, la propriété, le mien, le moi, rien de tout cela, ne doit plus s’y rencontrer, tout devant être mortifié & même entièrement mort pour que nous puissions avoir communication avec vous.
9. C’est aussi pour cela même que vous nous avez si souvent invité, & même prié, que nous allassions vers vous ; afin que vous nous soyez Libérateur ; que vous nous soyez Restaurateur, Médecin & Sauveur. C’est pour cela que vous avez quitté votre gloire ; & qu’afin de ramener les âmes perdues & exterminer le péché, vous êtes venu souffrir tant de peines & subir tant de misères en ce monde. Ô que le péché doit être une chose horrible à vos yeux, puisqu’il vous a tant coûté pour délivrer les âmes d’un tel mal ! Ô quelles amertumes de souffrances n’avez-vous pas endurées pour mon âme ! Ô combien grande fut l’angoisse intérieure qui s’empara de votre âme lors que la sueur en découlait de votre bénit & saint corps jusques sur la terre en forme de gouttes de sang ! Ô le puissant & le pénétrant Amour que vous avez eu pour nos âmes ! Par ce grand Amour vous ne pouvez encore désister de faire & d’accomplir dans nous votre saint ouvrage. Ceux qui mènent avec persévérance une vie intérieure le savent fort bien ; mais de dire ce qu’ils en éprouvent, c’est ce que nulle plume ne saurait décrire. Que le Seigneur soit éternellement loué, honoré, magnifié dé tout ! Amen.
10. Je viens, ma très-chère Amie, de vous dire quelque chose de ce qui regarde mon état : prenez-le en bonne part. Il me fallait un peu répandre mon cœur dans votre sein. Quoique je vous sois absente de corps, vous ne laissez pas néanmoins d’être dans mon cœur. Je sais aussi que le Seigneur ne vous abandonnera point. Et encore qu’avec le temps vous veniez à vous trouver toujours plus misérable, même jusqu’à ne savoir plus que devenir, n’en soyez pas pourtant étonnée, ma bien aimée, & ne désespérez point pour cela de la Bonté de Dieu : car ce sont là les voies par lesquelles il conduit ses amis de choix & ses bien-aimés, & selon lesquelles il se sert d’une infinité de moyens pour nous faire venir à la connaissance de nous-mêmes : & c’est encore de là qu’on peut reconnaître l’amour singulier qu’il a pour nous.
11. Je n’ignore pas, ma chère amie, qu’il ne vous survienne beaucoup de croix & de souffrances : mais tout cela vous tournera à bien. Le divin Amant de votre âme saura bien diriger & mener à bonne fin ce qui vous regarde. Demeurez-lui seulement fidèle jusqu’à la mort ; & lui, loin de vous abandonner, vous demeurera toujours fidèle. Votre âme lui est chère & précieuse, & il la garde comme la prunelle de ses yeux : il la tient même si fermement dans sa main, que personne ne saurait l’en arracher. Satan ni les hommes ne sauraient la blesser ni lui nuire en rien. Votre Sauveur est votre défenseur. Il vous sera bouclier & loyer très-grand, car il est l’amour même ; & l’amour ne saurait s’empêcher de s’écouler & de se communiquer. Je l’ai trouvé ainsi par l’expérience : mais ma plume est incapable de décrire cet amour insigne qu’il a témoigné à une créature aussi indigne que moi. Que si le Seigneur a daigné de faire un si grand bien à une créature telle que je suis (& Dieu sait pourquoi je parle de la sorte), que ne doivent pas trouver auprès de lui ceux qui lui sont fidèles ?
12. Et partant remettez-lui toutes vos affaires, afin qu’il les conduise & leur donne issue selon son bon-plaisir. Il sera votre Conducteur dans toutes les voies par lesquelles il vous mène ; & quoique les eaux de la tristesse & de l’affliction où vous vous verrez plongée atteignent votre âme jusqu’aux lèvres, celui qui aime votre même âme l’aidera à en sortir : car, comme je viens de le dire, il est l’amour même : & cet Amour, qui est Dieu, est si puissant, si jaloux, si ardent, si enflammé, si pénétrant, que je ne sais quel nom lui donner. Je ne suis qu’impuissance pour exprimer sa force & son efficace. C’est un Océan qui ne peut s’épuiser. Ce sont des charbons si ardents, c’est une telle flamme de Dieu, que les fleuves & les tempêtes des croix & des afflictions, bien loin d’éteindre cet amour, contribuent plutôt à lui faire enflammer de plus en plus notre âme, jusques là que quelques fois elle se sent toute fondre par les ardeurs de ce sacré feu d’amour, surtout dans les moments où le Seigneur lui donne à connaître d’une manière sensible qu’il aimerait mieux endurer encore la mort douloureuse & amère qu’il a soufferte pour elle, que de l’abandonner.
13. Ô ma chère amie, ne voilà pas un Amour extrêmement grand & incomparable ! Reprenez donc vigoureusement cœur & courage. L’Amour saura bien vous conduire & vous donner bonne issue, quoique vous vous trouviez toujours plus indisposée & plus inhabile. Pensez que c’est l’amour même qui vous fait voir ainsi votre indisposition, & qui vous la fait connaître seulement à cette unique fin, assavoir, pour vous en purifier, pour vous préparer à lui, & pour vous rendre agréable à ses yeux : Car il voudrait bien venir prendre demeure dans votre âme, & accomplir dans vous ses gracieuses promesses, assavoir : Mon Père & moi viendrons vers vous, & nous demeurerons dans vous 3. Sans doute qu’où une compagnie si digne de tout honneur & de toutes louanges doit venir faire demeure, il faut que la place soit bien & dûment préparée selon la compétence de ceux qui doivent y être logés. La chair & le sang ne posséderont jamais ce Royaume céleste.
14. Ô profondeur d’humiliation, qu’une si inconcevablement haute & très-haute Majesté daigne entreprendre une chose si basse & si sordide qu’est l’horreur du péché, pour en nettoyer lui-même la place de nos âmes & se la préparer ! Offrez-lui donc continuellement la vôtre pour cet effet. Je sais bien en quel état vous vous trouverez de plus en plus à mesure que vous approcherez du Seigneur. Mais telle a toujours été la manière d’agir de l’Amour : car, comme je viens de le dire, c’est expressément pour cela qu’il nous fait voir ce que nous sommes, je veux dire, pour nous délivrer de nous-mêmes, c’est à dire, du mal. Et c’est aussi pourquoi il disait aux Juifs : Si vous ne me croyez ce que je suis, vous mourrez dans vos péchés : comme s’il voulait dire : Si vous ne croyez que je suis celui qui peut vous délivrer de vos péchés, vous mourrez dans eux.
15. Ô malheur lugubre pour celui qui demeure dans ses péchés ! car quiconque y demeure, demeure aussi séparé d’avec Dieu, le péché seul nous séparant de lui. Je sais & crois, ô Seigneur, que vous êtes celui qui pouvez me délivrer de mes péchés, & que vous êtes la vérité qui peut me rendre libre de moi-même : & partant je bénis votre saint Nom de ce que par votre grande charité il vous a plu me faire connaître ce que je suis de moi-même. Ô si à ce sujet je pouvais me soumettre & me ployer assez profondément au dessous de votre grande Majesté & de toutes les créatures ! ô si par là je pouvais être libre de toute pente à juger mes prochains, & que désormais je ne me plaigne plus de personne que seulement de moi-même !
16. Ô défaut insigne, & néanmoins si commun entre les hommes, j’entends que l’on se plaigne si facilement les uns des autres, & que l’on croie toujours que la faute est de leur côté ! Et de là vient que souvent l’on s’entredonne des avis de se garder de tels ou tels, qui cependant sont de vrais amis de Dieu, lesquels sa Majesté nous envoie, & dont il se sert comme d’instruments pour ramener les hommes à lui. Tout cela vient de ce qu’on ne se connaît pas soi-même : car si nous nous connaissions bien nous-mêmes, ce serait de nous que nous devrions donner avis aux autres de se bien garder, de peur que nous ne les infections par notre corruption. Que le Seigneur daigne illuminer nos yeux, afin que nous puissions voir & nos propres ténèbres & nos propres défauts !
17. Ô Père de grâce, puissé-je dignement rechercher votre haute Majesté & lui présenter avec larmes des supplications qui puissent obtenir de vous un cœur abîmé dans la plus profonde humilité ! Je ne vous prie point pour obtenir des douceurs ni des consolations ; mais seulement pour un cœur flexible, un cœur soumis & abandonné à vous en toutes choses, quelques accidents & quelques rencontres qui m’arrivent, & avec quelque dureté que l’on me puisse traiter de paroles ou autrement. Loué soyez-vous, Seigneur ! que béni soit votre Nom très saint ! faites de moi & avec moi tout comme il vous plaira ; & que votre volonté soit toujours faite, ô mon Dieu, dans le temps & dans l’éternité ! Amen !
18. Ô ma chère amie, c’est comme si je ne pouvais cesser d’écrire. Ô combien mon cœur est-il au large envers vous ! combien me trouvé-je occupée de vous & la nuit & le jour ! Or çà, laissons agir l’amour : il ne saurait que s’étendre & que couler partout : je parle de l’amour qui n’est pas naturel, mais surnaturel ; de l’amour que le Seigneur-même produit dans l’âme, de l’amour qui est répandu dans nos cœurs par son S. Esprit. Ce noble Amour n’a point de motif, d’objet ni de but particulier ni intéressé. Il ne sait qu’aimer, & se sentir très-puissamment embraser d’amour envers l’objet qu’il aime. Il n’envisage dans cet objet aucun avantage pour soi, ni consolation, ni douceur, ni plaisir, ni amitié extérieure : il lui suffit d’aimer tout simplement : & quand même il n’y aurait à attendre & à subir que croix & que souffrances de la part de celui qu’on aime, ce vrai Amour n’y trouverait nulle difficulté. Je dis bien plus : quand l’Objet aimé se présenterait à lui de manière que sans délai il faudrait mourir par ses mains, l’amour ne pourrait encore s’empêcher de l’aimer, il le louerait même de cette exécution, & en même temps, s’il savait quelque chose qui fût de son service, il ne manquerait pas de la faire, tant est puissante la flamme du vrai Amour envers le Bien-aimé.
19. Mais qui est ce Bien-aimé que l’amour aime ainsi ? C’est celui dont il tire son être : c’est la source & l’origine du même amour, je veux dire que c’est celui dont l’amour a puisé son être d’amour, & sans lequel il ne serait pas amour. C’est celui-là même qui enflamme tellement l’amour, & qui l’embrase si puissamment, qu’on ne se soucie plus de Ciel ni de terre, de Diable ni d’Enfer, de tribulations, de douceurs, ni de consolations, pourvu seulement qu’on puisse A I M E R. Cela suffit à l’amour : & quand bien même il ne devrait jamais recevoir aucun effet de l’amitié de son Bien-aimé, il ne laisserait pas d’en demeurer fort content.
20. Voilà qui est absolument impossible à toute propriété : car la nature s’attache à tout, & recherche en tout sa propre satisfaction. Elle cherche consolation, recréation, douceur, aussi bien en Dieu que dans les Créatures : & lorsque cela lui manque, elle en est très inquiète & très malcontente. Elle se fait accroire que tout lui appartient. Elle veut être partout, & avoir sa part à tout. Elle ne sait pas qu’elle n’a rien à dire nulle-part. Elle ne sait pas qu’elle doit mourir & être abîmée : & si elle le savait avant coup, elle s’en ferait mourir elle-même de chagrin & de désespoir.
21. Car elle ne veut point du tout souffrir ; & elle appréhende tellement la souffrance, qu’elle en tremble toute. Cependant, si faut-il qu’elle y vienne : mais le Seigneur le lui cache auparavant : & puis il l’y fait entrer quand il lui plaît. Et alors il faut bien qu’elle marche, veuille ou non-veuille, & de quelque manière qu’elle fasse la regimbante & la méchante. Que loué soit le Seigneur de ce qu’alors il n’a point d’égard à ses plaintes. Elle ne fait que détenir l’âme dans sa prison, & le Seigneur en veut délivrer cette âme, qui est à lui, & qui lui appartient de droit, puisqu’il a donné sa propre vie & répandu son sang pour elle. Cette chère âme lui a trop coûté pour pouvoir l’abandonner jusqu’à ce qu’il l’ait ramenée à sa source, c’est à dire, à lui-même, afin qu’elle jouisse de lui.
22. Tel est l’amour que le Seigneur porte à celle qu’il aime, je veux dire, à l’âme de l’homme. Et de quelque force que ses ennemis, la chair & Satan, s’opposent à lui pour retenir fermement cette âme dans leurs chaînes, il ne se soucie nullement d’eux, n’étant que trop puissant pour les confondre : en effet, c’est le très-fort : c’est lui qui sait piller la maison & enlever les armes du fort-armé : c’est le Roi-même & le vainqueur des ennemis de l’âme, à laquelle il est un très-puissant bouclier sur lequel elle peut bien mettre sa confiance. C’est lui enfin qui fera & qui rétablira son affaire par l’amour qu’il lui porte.
23. Car l’amour qu’il a pour elle est si grand, qu’il est impossible de le décrire ou de l’exprimer ainsi que l’âme le sait bien éprouver. Il est son répondant, sa pierre fondamentale & sa fermeté. Si elle se trouve faible, qu’elle aille à lui, & il sera sa force : si elle est malade, il sera son Médecin, qui la guérira de ses maux & la rétablira en santé : si elle est affamée, il la repaîtra d’amour : si elle est altérée, il se donnera lui-même à elle pour la désaltérer : si elle est dans les ténèbres, il l’illuminera : si elle est environnée de ses ennemis, il la défendra ; elle n’a qu’à se tenir coi, & l’Amour fera tout le reste ; car à lui est la force & la gloire éternellement. Amen.
24. Commandez-moi de cesser, ma chère amie ; dites qu’il y a longtemps qu’en voilà assez. Mais je ne crois pas que vous le direz ; & je sais que vous prendrez tout ceci en bonne part. Pensez qu’il faut que l’amour agisse & opère. Il ne saurait toujours demeurer renfermé : il faut qu’il s’échappe & se répande quelques fois vers l’un ou vers l’autre des objets qu’il aime, puisqu’il y en a tant, qui tous ont tiré leur origine de l’Amour Souverain, & que plusieurs d’eux sont profondément imprimés dans mon âme, où le Seigneur même les a placés.
25. Menons désormais, ma chère amie, une vie toute intérieure & toujours recueillie. Soyons toujours avec nous-mêmes & dans nous-mêmes : Et encore que nous y devions trouver des anxiétés & de la peine, pensons pourtant que l’amour le veut ainsi, & que cela nous tournera tout à bien. Recevons tout sans discernement & sans exception de son aimable main, & ne laissons rien passer sans le prendre bien à cœur. Ô si la vue & le sentiment de nos misères nous pouvaient servir à l’acquisition de l’humilité ! Ô combien grand est le désir dont je me trouve enflammée pour un cœur soumis & pliable ! Je n’aspire ni après consolations ni après douceurs ; mais seulement après un cœur flexible & soumis. Mais ne vous semble-t-il pas que ma plume ne saurait cesser ? Elle court toujours, & j’en suis toute étonnée, Ô Seigneur des Seigneurs, ô fontaine de bonté & d’amour, ô que ne puissé-je acquérir un tel cœur, qui sache se plier au dessous de son Créateur & au dessous de tous les hommes ! Ô Seigneur vous savez ce que je suis, & je le sais aussi en partie ! vous avez bien fait de me le faire connaître : que béni soit votre Saint Nom pour ce grand bienfait ! ô que ne puissé-je par là m’abîmer continuellement dans mon néant ! Ne permettez point, mon Dieu, que je fasse jamais quelque cas de moi-même, en me croyant quelque chose ; car ce serait s’arracher & déchoir de vous, & faire place à Satan. Laissez-moi plutôt mener une vie de souffrances avec mon Jésus crucifié. Ce Jésus crucifié je le souhaite à ma chère amie pour son défenseur. Vous serez ornée des joyaux que vous aura donné votre Amant & qu’il a porté lui-même lorsque vous aurez sa sainte Croix, avec quoi je vous recommande à l’Amour, le priant qu’il lui plaise de vous garder du mal.
26 4. Ô si nous veillions continuellement à nous observer nous-mêmes, que nous parviendrions tôt à la connaissance & au sentiment de ce que nous sommes ! Les hommes pour la plus part n’aspirent qu’à de hautes sciences, & l’on ne prend peine qu’à se donner des connaissances subtiles touchant Jésus Christ, touchant son origine, d’où il a tiré son commencement ou sa naissance &c. Mais que nous profiteront toutes ces connaissances-là si Jésus Christ ne prend point naissance & commencement dans nous, & que nous ne croyions pas que c’est lui qui doit nous délivrer de l’obstacle par lequel on demeure éternellement séparé de lui, obstacle qui est le péché ?
Prenez en bonne part la simplicité de tant de paroles. Notre ami commun (quoique je sois indigne qu’il me le soit) y mettra avec l’aide de Dieu sa correction. Je sais ce qu’il est à mon âme, & il m’est bien doux d’y penser de fois à autres. Je vous salue de cœur avec votre mari & vos enfants, & demeure
Votre bonne Amie,
M A R I E H E N R I C S.
Recueilli dans La théologie réelle,
par Pierre Poiret, Amsterdam, 1700.