La charité chrétienne devant la science sociale moderne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

HERVÉ-BAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi tous les systèmes élevés aujourd’hui, en matière de science sociale, contre l’enseignement traditionnel de la religion catholique, il en est un que nous tenons particulièrement à réfuter.

C’est celui qui concerne le rôle de la charité chrétienne dans l’organisme social, et qui peut se formuler ainsi :

« La charité chrétienne est inutile et même dangereuse dans les sociétés civiles : une organisation scientifique et juste suffit. »

Ce système, essentiellement rationaliste, vient d’être porté à l’état de théorie pure par M. Alfred Fouillée dans son nouveau livre sur la Science sociale : mais il y a longtemps que nous le connaissons. Il fait le fond des théories de Malthus sur le Principe de population, de John Stuart Mill dans ses Principes d’Économie politique, de Paul Janet, d’Émile Accolas, d’Herbert Spencer, de Schopenhauer, de M. Hartmann, et de tous les sectaires socialistes, depuis Babeuf jusqu’à Lassalle et Karl Marx. Seulement il prend aujourd’hui, comme le socialisme contemporain, une tournure savante, une forme didactique, bien propre à tromper les esprits timorés ou aveugles.

Posons bien la question.

Il ne s’agit pas de savoir si une société humaine peut se concevoir en dehors de la vertu surnaturelle appelée charité chrétienne ; il s’agit de reconnaître si vraiment cette vertu de charité est, comme on le prétend, inutile et même nuisible aux nations, et si elle ne serait pas avantageusement remplacée par une conception scientifique, reposant sur la justice, une pure idée, comme dirait Schopenhauer, « l’idée de la personne comme ayant sa valeur en elle-même et par elle-même » ?

C’est ce que nous allons examiner. Nous commencerons par exposer le système que nous avons l’intention de combattre, et pour ne rien enlever à la force des objections élevées contre la théorie chrétienne, nous nous servirons des expressions mêmes de nos adversaires. Nous donnerons ensuite la réponse.

 

 

I

 

PRÉTENDUE FAUSSETÉ DES PRINCIPES DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE

 

1o Le christianisme fait fausse route, en cherchant en dehors de l’humanité le lien de l’homme avec l’homme.

Ce premier argument est celui qui séduit M. Alfred Fouillée :

« Le christianisme, dit notre auteur, afin d’unir les hommes entre eux, regarde en dehors d’eux, et au-dessus d’eux : il ne croit pas qu’ils portent en eux-mêmes le principe de leur union réciproque, qu’ils soient amis par leur nature essentielle, et ennemis seulement par les accidents ou les nécessités de la vie ; la volonté humaine, spontanément portée au mal et originellement vicieuse, loin d’être un principe de concorde, lui semble renfermer en soi la guerre. »

Remercions M. Fouillée. Il est au moins franc dans ses déclarations : c’est un mérite que n’ont pas tous nos adversaires.

Il faut donc, d’après lui, chercher ailleurs qu’en Dieu la source de la charité : elle est, et ne peut être que dans l’humanité !

Subordonner la valeur et la dignité de l’homme à des fins transcendantes et à des croyances théologiques, n’est-ce pas au fond supprimer le principe naturel et moral de la fraternité ? « Quand même, dit-il, du sein de la matière, en apparence fatale, pourraient sortir la volonté et la pensée, (et il faut bien qu’il en ait été ainsi, puisque la science moderne rejette tout miracle !), les êtres pensants ne devraient-ils pas encore se respecter et s’aimer ? » Si la philanthropie (lisez : charité) n’a pas son vrai fondement dans la communauté d’origine religieuse, à plus forte raison ne l’a-t-elle point dans la simple communauté d’origine physique et animale, c’est-à-dire dans l’unité d’espèce ou de race. Allons plus loin. Supposons que quelque découverte de la science nous mette en relation avec d’autres planètes dont les habitants auraient des organes tout différents des nôtres, mais une volonté ; entre eux et nous, malgré toutes les différences physiques, s’établirait encore la relation morale du droit, et, par cela même aussi, la relation de la fraternité : ils n’auraient pas besoin de descendre d’Adam pour entrer dans la parenté universelle. Il est donc très dangereux d’imiter le christianisme, et de chercher en dehors de l’humanité le lien de l’homme avec l’homme ; on réduit alors la charité, comme le droit même, à une grâce, la grâce à une élection, et si tous sont appelés originairement à faire partie de la grande famille, il ne reste pourtant à la fin que peu d’élus : la charité humaine comme la charité divine finit par laisser en dehors de soi les reprouvés. Dès cette vie, elle anticipe sur la damnation future par la haine plus ou moins déguisée à l’égard des infidèles, et cette haine aboutit, dès qu’elle le peut, à l’intolérance ouverte ou à la persécution !

Voilà le grand mot lâché ! La charité chrétienne conduit à la persécution ! Rien ne peut éclairer ces aveugles volontaires. C’est nous, chrétiens, qui sommes les grands persécuteurs de l’humanité ; c’est nous qui tuons, qui enchaînons, nous qui violons toutes les libertés, nous qui sommes les bourreaux des consciences et des corps !

Mais laissons ce sujet et voyons, en examinant le principal précepte de la charité chrétienne, comment elle ne repose que sur des principes faux et nuisibles aux sociétés civiles.

2o La charité chrétienne repose sur la maxime : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît », et ce précepte, au dire de nos adversaires, est loin d’être un bon criterium, non seulement du droit, mais de la bienfaisance même : c’est une des raisons pour lesquelles, dans le christianisme, l’idée du droit est restée si obscure et l’idée de la bienfaisance si longtemps stérile au point de vue social et politique.

« Ne faites pas ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît, et faites-leur ce que vous voudriez qu’on vous fît. » Soit, dit M. Fouillée ; mais comment interpréter cette volonté où l’on cherche la mesure de la justice et de la fraternité ? On peut lui donner trois sens : ou le désir, ou la volonté droite, ou l’amour. Dans le premier cas, la maxime aboutit évidemment à des conséquences insoutenables : ni le droit naturel ni le droit civil ne peuvent faire de notre désir la règle de la justice, pas même celle de la bienfaisance. Prenons la maxime chrétienne en son second sens, et supposons que cette volonté qui sert de règle à notre conduite envers les autres est une volonté droite. Alors la maxime signifiera : « Agissez comme vous devriez vouloir qu’on agît pour vous » ; cercle vicieux qui revient à dire : « Faites aux autres ce qu’il est juste ou charitable de leur faire. » Il reste toujours à savoir où est la charité. À vrai dire, dans la maxime chrétienne, par volonté on entend une volonté aimante : agissez envers les autres sous le mobile et l’inspiration de l’amour. Et par cet amour on désigne la volonté du bien des autres. Que résultera-t-il de ce troisième sens du précepte ? C’est que nous prendrons pour mesure à l’égard d’autrui l’idée que nous nous faisons du bien et de la vérité. Or l’amour ainsi entendu est la négation de tout droit, puisqu’il substitue notre opinion, vraie ou fausse, à la conscience d’autrui. C’est Pascal qui a dit : « Le pire mal est celui qu’on fait par bonne intention. » Par la méthode catholique, les personnes se trouvent ainsi finalement subordonnées aux objets et aux choses : la fin justifie les moyens. « Ce qui importe, c’est de savoir en quoi consiste le vrai bien d’autrui ; or, jamais la théologie, du moins la catholique, ne l’a placé dans le droit des autres, dans le maintien et dans le développement de leur liberté individuelle ; jamais elle n’a analysé l’idée d’une valeur immanente à l’homme, en tant qu’homme et abstraction faite de la notion de Dieu 1 ! »

En résumé, la charité chrétienne ne serait qu’un sentiment sujet à toutes les erreurs et à toutes les interprétations abusives, sans aucune rigueur scientifique ni juridique 2.

3° Il faut que la charité devienne juridique et que la justice devienne charitable.

Nous faisons ici un pas de plus vers la conclusion rigoureuse du système rationaliste, et nous passons d’Alfred Fouillée à Herbert Spencer : « Nous avons en réalité, dit cet auteur, deux morales, l’une utilitaire, l’autre humanitaire. La noblesse du sacrifice de soi-même, établie dans les leçons de l’Écriture et développée dans les sermons, est mise en relief un jour sur sept : les six autres jours, ou démontre brillamment combien il est noble de sacrifier les autres » (Introduction à la science sociale). Nous ressemblons, dit encore ce prétendu restaurateur de la dignité humaine, à ce physicien qui ayant des idées scientifiques en contradiction avec ses idées religieuses, trouvait cependant le moyen de rester fidèle aux unes comme aux autres : il refusait de les comparer. Lorsqu’il entrait dans son laboratoire, il fermait la porte de son oratoire, et lorsqu’il entrait dans son oratoire, il fermait la porte de son laboratoire (ibid.). Une telle situation ne saurait convenir aux sociétés modernes : le sentiment a besoin de la science, l’intérêt même de la charité est d’être la justice, et réciproquement.

Nous prions les lecteurs de nous excuser si nous ne sommes pas plus clair : il est difficile de mettre la lumière là où il n’y a que confusion d’idées et de mots, incohérence de langage et enchevêtrement de pensées contradictoires.

Maintenant que la charité chrétienne est théoriquement repoussée, jugée inutile et dangereuse, il faut voir ce qu’on mettra à sa place, ou du moins ce qui restera, elle ôtée.

Nous terminerons par ce dernier point l’exposé du système que nous combattons.

 

 

II

 

PRINCIPE ET RÉSULTATS DE LA CHARITÉ SCIENTIFIQUE

 

Une organisation scientifique et juste suffit, dit-on, pour assurer les bienfaits de l’harmonie sociale, soit au sein des nations, soit dans les rapports internationaux.

La vraie fraternité, la véritable charité, disent les rationalistes, c’est « une idée humaine, éclose peut-être pour la première fois dans le cœur de l’homme au sein de la nature jusqu’alors indifférente et insensible. C’est l’idéal de la société universelle : union libre de tous les êtres par une affection mutuelle, qui concilierait la plus parfaite diversité et la plus parfaite unité. »

Ainsi conçu, le règne de la fraternité s’étend à tous les hommes, et n’admet plus les exceptions que pouvaient encore laisser subsister les doctrines de pure charité surnaturelle, ou de piété sensible, ou d’altruisme instinctif. Le vice même et le crime, pour être nécessairement rabaissés dans notre estime et dans notre affection 3, ne sont pas pour cela exclus du droit de fraternité.

Ce n’est pas à nous de juger la conscience des autres. Au reste, la science moderne ne fait-elle pas de plus en plus la part des circonstances atténuantes, des irresponsabilités, des tyrannies extérieures ? La charité scientifique, appelée fraternité universelle ou philanthropie, s’applique à tous, même aux animaux ; Schopenhauer l’a dit : toutes les barrières s’effacent, dans la science moderne, entre les êtres vivants. Il y a de la sensation, de l’intelligence, de la volonté chez l’animal comme chez l’homme ; dès lors il y a une justice envers les animaux, par cela même une charité.

Et là où la bonne volonté s’est dégagée et montre une première ébauche de la volonté humaine, comme chez les animaux domestiques, il y a un commencement de droit. Sans être remis au rang où le plaçait le bouddhisme, l’animal est relevé du néant où le rejettent le judaïsme et le christianisme !

La fraternité universelle des modernes n’est donc pas moins supérieure à la fraternité nationale des anciens qu’à l’unité mystique ou aux castes des religions. Elle est devenue, comme le droit, une idée directrice, et cette idée doit être le vrai, le seul, l’unique fondement des sociétés humaines. C’est l’attribution à l’homme d’une valeur idéale, supérieure à toute estimation matérielle. L’être sans valeur intrinsèque, sans liberté, sans droit individuel, sans un germe d’indépendance n’a rien à revendiquer dans l’organisme social.

Au lieu de discuter théoriquement ce principe de la science moderne, nous allons en montrer la valeur, en signalant les principaux systèmes d’organisation sociale préconisés par les savants.

C’est Malthus qui le premier osa mettre en lumière les déductions pratiques de l’école utilitaire ou scientifique.

On sait que cet économiste anglais chercha les progressions dans lesquelles s’accroissent les subsistances et les populations ; il fit une étude approfondie de cette double progression dans tous les pays connus, puis il formula une série de propositions qui portent encore son nom et sont devenues tristement célèbres. La population, d’après lui, croît, de période en période, selon une progression géométrique ; elle va doublant tous les vingt-cinq ans, lorsque les circonstances extérieures lui sont favorables, tandis que les subsistances n’augmentent jamais que selon une progression arithmétique. Il en résulte qu’au bout d’un certain temps les subsistances doivent manquer à l’espèce humaine, vouée par l’inexorable nature à une misère sans cesse croissante.

La conclusion est qu’il faut diminuer le nombre des hommes : la population doit rester stationnaire, si nous voulons éviter la misère et les souffrances. Voici le passage célèbre où se montre à nu le fond de ces savantes théories :

« Tout homme, dit Malthus, qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut le nourrir, et si la société ne peut utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas elle-même à mettre cet ordre à exécution » !

Malthus a fait école, et ses disciples sont allés plus loin que lui. Je n’en citerai qu’un, tellement effrayé des conséquences fatales de la prétendue découverte scientifique, qu’il propose de prévenir l’excès de population en soumettant les nouveau-nés à une asphyxie sans douleur (painless extinction), au moyen de je ne sais quel procédé à l’acide carbonique. D’autres n’ont pas craint de faire appel au vice ; d’autres ont invoqué l’appui des gouvernements ; les plus modérés veulent retarder, de par la loi, l’époque des mariages et ils ont obtenu gain de cause en certains États, en Allemagne (Mecklembourg-Schwerin), en Suisse (canton de Berne), etc. ; les résultats ne se sont pas fait attendre. La prostitution et le vice honteux ont remplacé, pour ces jeunes gens condamnés par la loi au célibat forcé, les bienfaits de l’union conjugale.

C’est ce qu’on appelle, dans la science utilitaire et positive, la charité moderne ou la philanthropie universelle !

Stuart Mill, à son tour, n’hésite pas à proposer les moyens les plus énergiques pour diminuer le nombre des naissances, c’est-à-dire le nombre des misérables. « On ne peut guère espérer, dit-il, que la moralité fasse quelque progrès tant qu’on ne considérera pas les familles nombreuses avec le même mépris que l’ivresse ou tout excès corporel. »

Et Rossi lui-même s’est écrié : « Plutôt deux millions de Suisses prospères que huit millions d’Irlandais misérables ! »

On voit si nous sommes loin des principes chrétiens ! Que deviennent, nous le demandons, les notions de l’égalité des âmes devant Dieu, de l’éternité des récompenses célestes promises à ceux qui souffrent ? Quelle espérance et quel courage veut-on que gardent au fond de leur cœur les foules auxquelles on tient un tel langage ?

Remplacer la charité chrétienne par une organisation scientifique et juste ! C’est bientôt dit, mais il faut croire que la réalisation pratique est loin d’être facile, car les procédés les plus divers ont été employés. Nous en connaissons au moins trois, dans les sociétés modernes : l’organisation répressive, l’organisation légale et l’organisation officielle, sans parler des utopies socialistes.

Exposons-les en quelques mots : L’organisation répressive consiste à punir, dans l’intérêt social, non seulement celui qui mendie de l’argent ou du pain, mais encore celui qui donne ! Et à créer des colonies de transportation pour éloigner de la métropole tous les misérables. Le mendiant n’a pas de droits : bien plus, c’est un grand coupable, et celui qui vient à son aide se fait complice de sa faute.

On croit peut-être que nous exagérons la thèse ? Voici la loi :

 

Loi du 24 Vendémiaire, an II, sur la Mendicité

 

Tit. I. Art. 16. – « Tout citoyen qui sera convaincu d’avoir donné à un mendiant aucune espèce d’aumône, sera condamné à une amende de la valeur de deux journées de travail ; l’amende sera doublée en cas de récidive.

Tit. II. Art. 1. – « Toute personne convaincue d’avoir demandé de l’argent ou du pain sera arrêtée.

Tit. III. Art. 2. – « Tout mendiant arrêté en vertu de l’art. 1 du titre II, s’il est repris en mendicité, sera condamné à un an de détention.

Titre IV. Art. 2. – « Tout mendiant repris en troisième récidive sera condamné à la transportation.

Art. 7. – « La peine de la transportation ne pourra être moindre de huit années ! »

 

Ainsi, disait M. Duchâtel, un malheureux père de famille manque de pain, toutes ses ressources sont épuisées, des infirmités le rendent incapable de travailler, ou bien il ne peut obtenir de travail ; la charité l’oublie et on ne vient pas le chercher dans le réduit ignoré où il cache sa misère ; pour éviter la mort, pour nourrir sa famille, il se hasarde à mendier. Que va-t-il rencontrer, si les lois sont exécutées ? Les jugements de la police correctionnelle et la perte de sa liberté. Quel crime a-t-il donc commis ? De quoi voulez-vous le punir avec vos lois et vos arrêts ! De n’être pas riche, ou d’être homme ? Voulez-vous lui enseigner à vivre sans manger, ou à se trouver dans l’aisance sans argent ?... La loi, d’ailleurs, doit être la même pour tous : si elle châtie l’oisiveté, il faut qu’elle la poursuive de ses peines chez ceux qui possèdent quelque chose comme chez ceux qui ne possèdent rien. Y a-t-il donc deux justices dans ce monde ? Y a-t-il une loi particulière pour les pauvres, comme pour un peuple conquis sous un peuple conquérant ?...

Tel est le premier aspect de l’organisation scientifique et juste. Veut-on maintenant entrevoir le second ?

Passons de France en Angleterre : Nous y trouvons l’organisation légale.

C’est dans le célèbre acte de la reine Élisabeth (43. C. II) que fut posé le principe de l’obligation pour les paroisses de nourrir leurs pauvres, en leur fournissant du travail au moyen d’une taxe prélevée sur tous les habitants et appelée la taxe des pauvres.

La charité légale est une institution contre nature, car elle se fonde sur la contrainte, alors que la liberté est de l’essence de la charité. Or, une institution que dément la nature des choses peut-elle engendrer autre chose que difficultés et souffrances ! La charité légale porte avec elle le châtiment de l’oubli de la charité chrétienne, qui l’a rendue nécessaire. L’Angleterre en fait la douloureuse expérience 4.

Nous indiquerons seulement en quelques mots les inconvénients de la taxe des pauvres.

D’abord elle refroidit et souvent elle éteint la charité privée : les fermiers anglais sont stigmatisés comme les plus durs des hommes. De plus, elle manque de dignité, de fécondité, et d’efficacité. Le pauvre qui reçoit l’aumône la reçoit comme un droit et celui qui la lui fait ne peut exercer sur lui aucune action morale. Enfin, la taxe des pauvres a tous les effets d’une prime accordée à la paresse et à l’immoralité. On a vu, dans une paroisse d’Écosse, le nombre des pauvres doubler subitement parce qu’on avait parlé d’y établir la loi. Quand on a voulu, en 1834, porter remède à ces monstrueux abus, on n’a trouvé d’autre moyen que d’exiger des pauvres inscrits le travail forcé dans les work-houses. C’était substituer le châtiment à la charité. Les work-houses ne furent que des bagnes adoucis : le mari fut séparé de sa femme, et la mère de ses enfants. On voulait ainsi détourner les pauvres d’aller chercher l’oisiveté au prix de la liberté. Mais on n’y réussit pas. Le nombre des pauvres valides enfermés dans les work-houses est toujours trop considérable, et le fléau du paupérisme ne cesse de grandir en Angleterre.

Il reste une ressource aux adversaires de la charité chrétienne : c’est l’assistance officielle, avec le concours de l’État.

La charité officielle ne reconnaît pas, il est vrai, le droit du pauvre au secours, mais elle prend son point d’appui dans l’administration au lieu de le prendre dans la conscience.

À l’Église on substitue l’État qui, dans la pensée d’un grand nombre, n’a d’autre fondement que la souveraineté rationnelle de l’homme désormais émancipé de tout pouvoir supérieur : on exclut la charité libre, inspirée par l’esprit religieux, et on s’efforce de réaliser ce qu’on a appelé la sécularisation de la charité.

Mais la charité officielle est aussi impuissante que la charité légale. Depuis soixante ans que l’administration de l’assistance publique à domicile exerce son initiative, écrit M. de Watteville, on n’a jamais vu un indigent retiré de la misère et pouvant subvenir à ses besoins par les efforts et à l’aide de ce mode de charité. Au contraire, elle constitue souvent le paupérisme à l’état héréditaire.

De plus, le principe de cette charité officielle conduit presque inévitablement à la charité légale, ainsi que le déclare un pasteur protestant, M. de Naville. L’assistance publique se confond très vite avec le droit au travail, et la formule de 1848 : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant » en découle naturellement. Les ateliers nationaux sont sortis de cette idée : on sait quels ont été leurs résultats. L’action de l’État, en fait d’assistance, dit M. Perrin, ne sera exempte de péril qu’autant qu’elle aura un caractère purement préventif.

Mais ce n’est déjà plus la charité restrictive, légale, ou officielle, qui fait aujourd’hui le fond du débat. C’est l’existence même de la richesse et de l’inégalité des conditions ; et le châtiment de l’école utilitaire, qui faisait fi des enseignements de l’Église, est de se trouver en face du socialisme contemporain, dont la formule vient de nous être donnée par le docteur Schoefflé : remplacez la propriété individuelle et le capital individuel par la propriété collective et le capital collectif. Quand nous en serons là, il n’y aura plus de riches et par conséquent plus de pauvres, car aux yeux des maîtres du socialisme, la pauvreté et la misère sont choses scientifiquement relatives.

Tels sont les systèmes ou plutôt les organisations proposées à la place de la charité chrétienne. Dans ces sociétés savantes, telles qu’on nous les présente au nom de la science positiviste, les engrenages seront tellement parfaits qu’il n’y aura plus de place pour la misère ni pour le paupérisme : nous serons tous heureux, à la condition cependant que nous n’ayons plus autant d’enfants, et que nous supprimions toutes les bouches inutiles. Comment se fera cette suppression nécessaire, c’est un point que la science n’a pas encore élucidé. Se fera-t-elle par l’extinction sans douleur, à l’acide carbonique des malthusiens ? S’opérera-elle par le suicide cosmique de Schopenhauer, ou par l’introduction forcée de tous les êtres infirmes dans des work-houses perfectionnés, scientifiques et internationaux ? Adhuc sub judice lis est. La question pourrait être mise au concours, et les candidats prendraient pour exergue cette pensée de Stuart Mill : « Serait parfaitement justifiée la mesure qui convertirait en obligation légale l’obligation morale de s’abstenir de mettre au monde des enfants qui sont un fardeau pour la société. »

C’est le dernier mot de la science.

Les anciens étaient décidément plus forts que les modernes : longtemps avant Alfred Fouillée, Malthus, Stuart Mill, et les socialistes, ils avaient trouvé la seule organisation scientifique qui fût possible pour délivrer les sociétés du paupérisme.

Au centre de Rome s’élève sur le Tibre une petite île, qui était jadis en dehors de l’enceinte, et qu’on avait dédiée à Esculape. Le dieu de la médecine y avait son temple, et tous les jours, les riches Romains faisaient transporter et déposer sur les marches de ce temple leurs esclaves malades ou trop âgés pour servir. Au dieu de les guérir, s’il le voulait ! Mais le dieu se montrait sourd à toutes les supplications et les malheureux esclaves mouraient de faim aux pieds de la statue.

Tel est l’idéal de la société païenne ; le temple d’Esculape nous en offre l’image. Quelles que soient les philanthropiques déclamations de la science positiviste, c’est à quelque organisations de ce genre qu’elle ramènerait les sociétés modernes, s’il lui était donné de détruire les enseignements de l’Église et de faire cesser la pratique de la Charité chrétienne.

Nous montrerons au chapitre ci-après que cette charité chrétienne peut seule, en effet, sauver les nations du fléau du paupérisme, apaiser les antagonismes sociaux, et assurer aux peuples, avec les bienfaits de la paix, la grandeur morale et la prospérité matérielle.

 

 

III

 

LA MISSION SOCIALE DE LA CHARITÉ

 

Dans le précédent chapitre, nous avons montré les tristes résultats auxquels aboutissent fatalement les systèmes soi-disant scientifiques, qui excluent la charité chrétienne de l’organisation sociale. Nous voulons aujourd’hui établir directement, en quelques pages, que la charité chrétienne, malgré ce qu’en disent les  ennemis de l’Église catholique, est absolument nécessaire au sein des nations ; qu’elle forme un des éléments constitutifs de la vie sociale.

La charité chrétienne est une nécessité. Sans elle, comme le remarque avec raison M. Périn 5, que deviendrait cette foule de malheureux que les défaillances de leur volonté, les accidents de la vie, les révolutions ou les complications du travail privent de leurs moyens de subsistance ? Même dans les sociétés où les règles de la justice sont le plus rigoureusement respectées, où les petits et les faibles jouissent de la pleine protection d’une législation équitable, par la force des choses et par l’effet de l’infirmité humaine, la pauvreté, la misère même, occupent toujours une place considérable. La pauvreté est dans le monde un fait général et persistant. D’où il suit que la charité doit nécessairement entrer dans toute organisation sociale régulière ; que sans la charité la distribution de la richesse resterait imparfaite et vicieuse, parce qu’une grande partie des membres de la société seraient privés de ce nécessaire dans l’ordre matériel, qui est une condition de l’accomplissement de notre destinée terrestre.

Que nos lecteurs veuillent bien remarquer qu’il ne s’agit pas seulement ici de la pure bienfaisance, de l’aumône en argent ou en vivres, faite au pauvre par le riche. Une certaine bienfaisance peut trouver place dans une organisation scientifique telle que nous l’avons définie dans notre précédent article : il s’agit, en outre, du don de soi-même, de l’amour du pauvre, qui représente pour nous Jésus-Christ lui-même.

Ce don de soi par l’amour, c’est la charité chrétienne, et c’est par excellence l’acte de la liberté à sa plus haute et à sa dernière expression. La liberté et la charité sont deux forces sociales qui ne peuvent aller l’une sans l’autre.

C’est par cette charité que se réalise la grande loi de notre vie sociale, la loi de la solidarité. La solidarité par le renoncement et le don de soi, telle est l’œuvre de la charité et cette œuvre est l’accomplissement des desseins de la puissance créatrice, qui a donné à l’humanité la loi en même temps que l’être.

La charité a tout à la fois un but spirituel et un but social, et ici, comme toujours, la perfection dans l’ordre spirituel amène de soi la perfection dans l’ordre des intérêts temporels.

Le but spirituel de la charité, c’est d’unir plus étroitement l’homme à Dieu par le sacrifice ; le but social, c’est de rattacher intimement les uns aux autres tous les membres de la grande famille humaine et d’accomplir entre eux la loi de justice, par une équitable distribution des biens et des épreuves de la vie ; c’est d’opérer cette équitable répartition non par une loi fatale qui ne laisse point de place à la vertu et au mérite, mais par un acte de la liberté qui donne à l’homme la grandeur du sacrifice volontairement accompli, en même temps qu’il lui assure les avantages de l’ordre régulier de la société. La charité ramène tout à l’unité dans la vie sociale par le sacrifice. Grâce à elle, l’homme devient, pour ceux que Dieu a placés autour de lui, comme une seconde providence, chargée d’achever, par le concours de la liberté humaine, l’œuvre qu’a ordonnée, dans ses lois essentielles et générales, la souveraine providence de Dieu.

Par la charité chrétienne, nous prenons les fardeaux les uns des autres ; nous renonçons à notre superflu pour fournir le nécessaire à ceux qui ne le possèdent pas ; nous faisons part à nos frères, moins favorisés que nous, de toutes ces supériorités que la Providence nous a départies ; et en renonçant, pour les assister, au repos et aux douceurs d’une vie abondante et facile, nous nous soumettons volontairement à la loi de perfectionnement par le renoncement et d’expiation par la souffrance, qui est commune à tout le genre humain. Quand les riches et les puissants, s’enfermant dans leur égoïsme, prétendent rejeter loin d’eux toute solidarité dans les maux qui accablent la masse de l’humanité, la société ressent un trouble profond, dont les riches, au sein même du repos qu’ils croient s’être assuré, éprouvent inévitablement le contrecoup. D’une façon ou d’une autre, par cela seul que leur existence est liée à l’existence de la société, il faut qu’ils souffrent de tout ce qui la fait souffrir dans les masses. Les classes privilégiées du monde romain en firent l’humiliante et douloureuse expérience, et l’on sait assez de nos jours ce que peuvent jeter d’embarras, de périls et de terreurs, dans la vie des classes riches, les convoitises des masses dont l’insouciance ou la cupidité des puissants a laissé croître la misère avec les vices, et quelquefois même encouragé et exploité les plus coupables penchants 6.

La charité établit donc entre le riche et le pauvre une véritable communauté. Cette communauté de la charité est une nécessité. Sans elle, la propriété serait une institution contre nature ; ce serait le plus intolérable des abus et la plus criante des iniquités. Toutes les attaques dont le principe de propriété a été l’objet et tous les systèmes qui ont pour but de substituer le régime du communisme au droit de propriété ont leur source dans une fausse application de ce principe de la communauté. Au lieu de la communauté par la liberté, qui est la charité, on prétend établir la communauté par la loi, qui est le communisme. Il n’y a, en effet, de choix qu’entre les deux.

Tous les progrès accomplis par nos sociétés, quant à la condition des masses, ont eu pour mobile la charité. On voudrait aujourd’hui bannir la charité au nom du droit, et l’on ne voit pas que la source et la garantie du progrès de ces droits de liberté et d’égalité civile, dont on se montre si fier et si jaloux, sont dans la charité. Le droit est un principe de conservation et de garantie, mais il n’est point par lui-même un principe de progrès. C’est la charité qui est le principe de tous les progrès de l’ordre social, parce que la charité rapproche l’homme du type éternel de toute perfection.

Sans la charité, il n’y a dans la société que divisions, rivalités d’intérêt, mépris et exploitation des petits par les grands, haine et hostilité des pauvres contre les riches, en un mot, lutte incessante de tous contre tous, pour la conquête de biens toujours trop étroits au gré des insatiables convoitises de l’homme. En vain essaierait-on de fonder l’harmonie sociale par la contrainte légale. Toutes les fois que l’on a prétendu faire avec l’aide de la coaction légale ce que Dieu a réservé à la liberté humaine, on est arrivé, par ce renversement de l’ordre naturel des choses, à tout dégrader et à tout paralyser dans la société.

La charité met partout le mouvement, l’union, l’harmonie par la liberté. Si la charité descend du riche au pauvre, elle remonte aussi du pauvre au riche. Le pauvre, lorsqu’il est chrétien, donne au riche l’enseignement de la pauvreté courageusement supportée, de la résignation à une condition misérable en face des prospérités d’autrui, de la dignité par la vertu au milieu des abaissements de la misère ; et de cet enseignement le riche tire une notion plus juste de la vie, de son but et de ses devoirs. Tous, pauvres et riches, sont par la charité améliorés, grandis, élevés d’une commune impulsion vers le type de tout ordre et de toute perfection. Sans elle, on verra toujours et partout la guerre de tous contre tous ; avec elle, c’est la paix et l’harmonie universelles. On peut dire que c’est dans la charité que se résume tout l’ordre social sorti du christianisme. La charité est le trait distinctif entre les sociétés qui obéissent au christianisme et les sociétés qui repoussent sa loi.

Et maintenant que nous connaissons cette admirable conception de la charité chrétienne, est-il besoin de revenir en arrière et de discuter à fond les systèmes rationalistes de MM. Fouillée, Herbert Spencer et Hartmann ?

Comment la charité légale, officielle, juridique, remplacera-t-elle la charité chrétienne ? Que devient, dans l’organisation scientifique et juste de nos adversaires, ce don de soi, cet amour d’autrui, cette intimité entre les hommes, cette compassion affectueuse, ce partage des biens et des maux de la vie, ces services réciproques entre riches et pauvres, que l’Église catholique répand à profusion dans les sociétés qu’elle pénètre ? Peut-on concevoir les hommes vivant à côté les uns des autres, et n’ayant d’autre souci que de défendre leurs droits particuliers contre les droits d’autrui ? Peut-on imaginer la paix et l’harmonie régnant au milieu de cette société égoïste et affamée de jouissances ? L’histoire est là pour nous apprendre le sort qui attend ces organisations sociales, et l’image du temple d’Esculape, que nous avons rappelée à la fin du chapitre II, montre d’une manière frappante où aboutit nécessairement une société qui exclut de son sein ou qui ne connaît pas encore les bienfaits de la charité.

Jamais, dans une organisation scientifique des sociétés humaines, on ne pourra faire admettre le respect et l’amour du pauvre. On le secourra peut-être, à certaines conditions sévères, dont nous avons tracé le tableau, mais on ne l’aimera pas et on le méprisera. Dans l’Église catholique, au contraire, le pauvre est un objet de tendre respect. « L’Église, dit Bossuet, n’a été bâtie que pour les pauvres, et ils sont les véritables citoyens de cette bienheureuse cité que l’Écriture a nommée la Cité de Dieu. C’est un aveuglement déplorable que de ne pas honorer les pauvres auxquels Dieu même a fait tant d’honneur par cette grâce de prééminence qu’il leur donne dans son Église. Chrétiens, rendez-leur respect et honorez leur condition. »

La charité est ainsi l’âme de l’Église catholique et le ciment de la société humaine. Un illustre écrivain a pu dire, avec vérité, que la divinité de l’Église se reconnaît à sa charité.

Aussi, que d’œuvres se sont fondées sous son inspiration, pour l’amélioration du sort des pauvres et des déshérités de la terre ! Que d’ordres religieux se sont mis au service exclusif des misérables et ont tenu à honneur de se vêtir de haillons et de mendier le pain de chaque jour ! Quelles merveilles la charité n’a-t-elle pas suscitées depuis l’origine de l’Église ? Considérez l’hospice chrétien. Il est fondé par les souscriptions des riches et les offrandes des souverains ; il est desservi par les sœurs de Saint-Vincent de Paul, qui veillent nuit et jour avec une admirable constance au chevet des mourants ; il recueille incessamment tous les malheureux, les malades, les infirmes, les vieillards, et leur rend toujours, sinon la santé, du moins les consolations suprêmes ; il calme leurs souffrances, et adoucit l’amertume du passage de la vie à l’éternité. Le prêtre catholique y demeure chargé de bénédictions.

L’hospice chrétien, voilà l’image de la société humaine, imprégnée des doctrines de l’Église catholique. Le pauvre, esclave moderne, y est recueilli, aimé, consolé, et souvent guéri. Son âme est l’objet de toutes les attentions : son séjour à l’Hôtel-Dieu est pour lui comme un nouveau baptême.

Mettez en regard le temple d’Esculape et l’hospice chrétien et vous aurez les deux sociétés : la société scientifique sans la charité et la société catholique.

 

 

HERVÉ-BAZIN,

Professeur d’Économie politique

à la Faculté libre de droit d’Angers.

 

Paru dans La Controverse en 1880-1881.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 La Science Sociale Contemporaine, p. 310.

2 M. Paul Janet, Histoire de la Science Politique, p. 309.

3 La Science Sociale, p. 353.

4 V. M. Perrin : La Richesse dans les sociétés chrétiennes, II, p. 405.

5 La richesse dans les sociétés Chrétiennes.

6 Voir La Richesse dans les sociétés modernes, par M. Ch. Périn.

 

 

 

 

 

 

 

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