Le cinquième évangéliste

 

JEAN-SEBASTIEN BACH

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles HESSELBACHER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

L’année 1935 a été marquée dans le monde religieux évangélique par la célébration du 250e anniversaire de la naissance de Georges-Frédéric Händel, né le 23 février 1685 à Halle, et de Jean-Sébastien Bach, né le 21 mars 1685 à Eisenach, et par le 350e anniversaire de la naissance de Henri Schütz, né le 8 octobre 1585 à Köstritz près de Gera, tous trois à peu près de la même région centrale de l’Allemagne.

Nous connaissons assez peu la vie de ces trois musiciens. Sans doute on peut trouver des renseignements dans des Encyclopédies et, sur Jean-Sébastien Bach, dans le gros volume du Dr A. Schweitzer. Il manquait un ouvrage succinct, condensé et allégé de l’analyse musicale sur le plus grand génie de musique religieuse de tous les temps. Un écrivain religieux, Charles Hesselbacher, a publié à Stuttgart un petit volume enthousiaste et bien informé sur la vie de Jean-Sébastien Bach. Il intitula cette délicieuse biographie « le cinquième évangéliste », mot d’ailleurs heureusement trouvé par l’archevêque suédois Soederblom.

En effet Jean-Sébastien Bach, comme les quatre évangélistes du Nouveau Testament, a pris son inspiration dans la vie de Jésus et il a été le père spirituel musical de sa paroisse. Il a voulu uniquement, par les puissants moyens de la musique, faire comprendre la Parole de Dieu. Toutes ses œuvres portent en tête trois lettres : S. D. G., Soli Deo Gloria (à Dieu seul la Gloire) ou J. J., Jesu Juva, (Jésus, aide). Commençant ainsi ses dialogues avec Dieu, il est devenu un véritable prédicateur, un réel apôtre de l’Évangile.

Son Petit livre d’orgue a pour but d’apprendre aux débutants les diverses manières de jouer un choral « afin d’honorer Dieu seulement et d’aimer son prochain comme soi-même ». Dans sa Generalbasslehre, on lit ces mots : « La raison et le but final de toute musique ne doivent pas être autre que l’honneur de Dieu. Où cela n’est pas pris en considération, il n’y a en réalité aucune musique, mais une diabolique criaillerie. » Bach garda jusqu’à sa fin cette ferme attitude dans la foi. Jamais rien ne put « le séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur ».

 

J. G.

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

« LE CINQUIÈME ÉVANGÉLISTE »

 

 

C’est le nom que l’archevêque suédois Nathan Soederblom a donné à Jean-Sébastien Bach. On ne pouvait en trouver de meilleur, car il est vraiment un évangéliste pour le monde actuel ; il a transcrit, dans sa musique, le message du Christ et la rédemption par la croix. Combien prêtent l’oreille à ce message, qui depuis longtemps ne franchissent plus le seuil de l’église, et pour qui l’Écriture sainte est un livre scellé de sept sceaux ; ils s’asseyent, silencieux et pleins de respect, aux pieds de cet évangéliste. Ils écoutent ce qu’il a à leur dire et se laissent émouvoir.

Il faut avoir assisté, un Vendredi Saint, à l’exécution de la Passion selon St Matthieu. Des centaines, des milliers de gens sont assis au pied de la croix dont ils subissent le pouvoir miraculeux et ils s’en retournent chez eux tout saisis de saint effroi et d’adoration. De cette légion d’auditeurs, les uns sortent de palais somptueux, les autres d’humbles demeures ; les financiers ont laissé leurs affaires, les étudiants leurs auditoires, les employés leurs bureaux, les savants leur retraite. Et tous ont trouvé la paix en contemplant « l’Homme de Douleur, environné de tourments ». Ils sont venus, altérés, et voici... que jaillit de la montagne la source abondante et argentée qui abreuve de force et de douceur divines ces âmes languissantes. Nous comprenons alors pourquoi Bach a été appelé « le cinquième évangéliste ».

Remercions Dieu qui l’a suscité au milieu de nous, ce messager dont le verbe ne laisse insensible nul cœur qui aspire, même faiblement, à la paix divine et cherche son refuge dans la patrie céleste. On est sans défense devant une telle magie, sa puissance est invincible. Ce chant et ces symphonies semblent venir de Dieu même comme un appel d’En Haut : « Viens à moi, âme travaillée et chargée » ; Dieu, sans se lasser jamais, recherche l’âme éloignée de Lui, jusqu’à ce qu’il ait trouvé la brebis perdue et l’ait ramenée avec joie sur son épaule.

D’où vient ce mystérieux pouvoir que Bach exerce encore maintenant sur les âmes ? cette influence qui pousse notre monde positif et sans cœur à reconnaître sa profonde misère et à se laisser conduire « vers les montagnes d’où lui viendra le secours » ? C’est que Bach est de ces témoins qui ne sauraient garder pour eux ce qu’ils ont vu et entendu. La musique est pour lui une profession de foi, profession d’une foi sincère et profondément vécue. Son expérience intime jaillit en harmonies qui subjuguent le monde. L’Écriture et le chant sacré sont l’expression de ce qu’il conçoit de plus grand et de plus divin. Aussi ne peut-il faire autrement que d’unir sa musique à la parole de Dieu et au chant évangélique qui en sont tout pénétrés et illuminés.

Quant à nous, louons Dieu d’avoir placé ce cinquième évangéliste à côté des quatre évangélistes de la Bible ; grâce à lui, le Message est apporté à la foule de ceux qui ont un si grand besoin de croire et qui, si souvent, ne le peuvent. Le vivant témoignage de ce croyant les touche ; sa foi les saisit et les conduit sur les voies de la Terre sainte.

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

ORIGINES DE BACH

 

 

La Thuringe, patrie de Bach, fut de tout temps un pays de musiciens. On croit entendre encore la voix magique des plus nobles chantres du peuple allemand résonner du haut de la Wartburg ; on croit ouïr de même la harpe mélodieuse d’un trouvère et le son éclatant des chants de guerre des Walter von der Vogelweide, Wolfram von Eschenbach, Heinrich von Ofterdingen, Reinmar der Alte et Biterolf. Tous ces airs d’antan, terribles ou séduisants, semblent hanter encore les vallées, les gorges et l’ombre des bois mystérieux. Tout chante et retentit : sources, gorges, rues des villages et sentiers où de joyeux gars errent, le sac au dos. Luths, violons, flûtes et cors vibrent dans l’air serein d’un ciel d’été. Ce peuple de joyeux chanteurs, jamais las d’exprimer son allégresse ou sa mélancolie, trouve toujours une vigueur nouvelle à la source miraculeuse de l’harmonie.

C’est dans ce pays de Thuringe que les Bach furent, durant deux siècles, un petit peuple de musiciens particulièrement doués. Le premier ancêtre de Jean-Sébastien vivait au temps de la Réformation, c’était Veit Bach, artisan-boulanger ; il alla quelque temps chercher fortune en Hongrie, mais en revint bientôt parce que les protestants y étaient persécutés, et que sa foi lui était plus chère que les appâts de l’étranger ; il se fixa à Wechmar, près de Gotha. Son illustre descendant nous en a laissé une charmante description : « Son plus grand plaisir était sa cithare qu’il emportait même au moulin pour en jouer durant le moulage. » N’est-il pas exquis, ce maître-boulanger, que le tic-tac du moulin et le chant de l’eau verte convient à rêver et à oublier le monde ? « Tel est le commencement de ce goût pour la musique qui s’est perpétué chez ses descendants », disait l’artiste à ses enfants, à propos des ancêtres qui ne connaissaient pas de joie plus élevée que de faire de la musique. Déjà les arrière-petits-fils du maître boulanger-musicien se sont illustrés comme organistes à Eisenach et à Gehren ; leurs descendants montèrent sans cesse en grade dans le monde des musiciens et des compositeurs. Il existe une jolie gravure qui les représente tous ensemble.

Un des plus anciens biographes de Bach raconte que les membres de cette famille étaient très attachés les uns aux autres ; fussent-ils même dispersés en Saxe et en Franconie, ils se réunissaient régulièrement une fois par an, généralement à Eisenach, Erfurt ou Arnstadt. Tous étaient cantors, organistes ou musiciens de ville, ils entonnaient un choral au début de leurs réunions, selon la tradition d’alors de tout commencer par un acte religieux ; ils passaient ensuite à un genre plus gai, les chants populaires ; ils improvisaient des mélodies qui s’harmonisaient parfaitement. Ils chantaient aussi, chacun sur un texte différent ; ils appelaient ce genre quodlibet, ils en riaient eux-mêmes de tout cœur et soulevaient une hilarité irrésistible parmi leurs auditeurs. On les voit, ces hommes, graves et naïfs, vivant tout en musique et faisant écho aux voix des oiseaux, dans les bois et sur les landes.

Les Bach étaient tout à la fois : de gais violoneux de kermesses, des « Stadtpfeiffer » en superbes uniformes jouant des airs joyeux aux fêtes de la ville, des organistes, sérieux et graves, qui faisaient vibrer leurs orgues, lors des grands offices religieux ; ils conduisaient aussi les « Kurrenden » (écoliers quêteurs) qui parcouraient les rues et chantaient des cantiques dans les maisons et les fermes ; ils brandissaient la baguette de chef d’orchestre, chaque fois qu’aux jours de fête on exécutait un motet de leur composition. Jean-Christophe Bach se fit ainsi connaître à Eisenach par des motets d’un style tout particulier, et son frère, Jean-Michel, rivalisa avec l’organiste Jean Pachelbel, célèbre encore de nos jours.

Le père de Jean-Sébastien s’appelait Jean-Ambroise Bach ; il vécut d’abord à Erfurt, puis à Eisenach ; il avait un frère jumeau – musicien de la Cour et de la ville – qui lui ressemblait tant que leurs femmes mêmes ne les distinguaient qu’à leurs vêtements ; les deux frères s’aimaient tendrement : le style de leur musique et leur manière d’exécution étaient semblables ; quand l’un était malade, l’autre l’était aussi, et ils moururent à peu de temps l’un de l’autre.

La mère du compositeur, Elisabeth Lämmerhirt, était la fille d’un pelletier d’Erfurt.

Jean-Sébastien naquit à Eisenach le 21 mars 1685 ; on voit encore, sur la place Frauenplan, sa maison natale, habitation bourgeoise cossue ; on croit y respirer, en la visitant, cette atmosphère aisée, honnête et gaie de ceux qui furent ses hôtes ; cuisine et chambre d’habitation, chambres à coucher et mansardes ont abrité une famille de nombreux enfants ! Derrière une cour, pavée de dalles rouges, se trouve un jardinet où la mère de Bach cultivait des herbettes, des giroflées ou du romarin embaumé, dont elle paraît son corsage, le dimanche, pour aller à l’église. Dominant la ville, des montagnes verdoyantes font un rempart à la Wartburg ; un souffle vivifiant en descend et se répand dans les larges rues. Une aube dorée souriait aux enfants de cette famille, bercés par les chants de tous les instruments dont jouait le père.

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

PREMIERS PAS DANS LE MONDE

 

 

L’heureuse enfance ne dura pas ; à neuf ans, Bach perdit sa mère et, peu après, son père, – petit orphelin de dix ans, seul dans le monde ! Le frère aîné, Jean-Christophe, organiste à Ohrdruf, le recueillit avec son frère Jean-Jacques et leur donna des leçons de musique. L’activité dévorante de Jean-Sébastien ne faisait qu’inquiéter le frère aîné, mais le petit homme était déjà volontaire. Une armoire recelait un volume contenant des œuvres de Frohberger, Kerl et Pachelbel. « Donne-le-moi », dit le petit au grand frère ; mais ce dernier secoua la tête, pensant bien que cette musique était trop difficile pour un enfant. L’armoire avait une grille par laquelle de petits doigts pouvaient fort bien passer, et le cahier si ardemment convoité fut bientôt entre les mains du jeune artiste qui, six mois durant, copia ces œuvres la nuit, à la clarté de la lune. Hélas, le grand frère, sévère, lui ravit son trésor acquis à si grand’peine... Que de larmes amères ont dû couler...

La famille du frère s’accrut ; les enfants se multipliaient alors en Allemagne et l’on s’en réjouissait d’autant plus que les berceaux sont le symbole d’une bénédiction divine. La demeure de l’organiste d’Ohrdruf fut bientôt trop étroite et Jean-Sébastien se rendit compte qu’il n’y pouvait rester plus longtemps. Le chantre Herda lui dit un jour qu’on cherchait, pour le chœur de l’église des Bénédictins de Lunebourg, de jeunes Thuringiens aimant le chant et doués d’une belle voix. Bach se mit donc allègrement en route pour la lointaine Lunebourg, accompagné d’un fidèle ami, Georges Erdmann. Le poète Eichendorff, s’il avait été contemporain, eût pu leur dédier son chant : « Deux jeunes compagnons, s’en allant de la maison pour la première fois, mêlaient leur allégresse aux accents harmonieux et éclatants d’un beau printemps. »

C’était bien cela.

 

 

 

LA MAISON NATALE DE JEAN-SÉBASTIEN BACH, À EISENACH

 

Dessin de H.-O. Gablenz.

 

 

 

Ils parvinrent au but désiré ; grâce à sa belle voix de soprano, Bach fut engagé au couvent St-Michel, dans le chœur des Matines de l’église ; lorsque sa voix mua, on le garda, probablement comme violoniste dans l’orchestre. Il y prit vite contact avec les grands maîtres de la musique religieuse allemande et italienne. Quels sentiments a-t-il éprouvés en parcourant les rues de la belle ville, cet enfant dont le cœur était partagé de désirs puérils et d’harmonie grandiose. Enfant précoce, il ne pouvait rester simplement assis, comme les autres écoliers sur les bancs d’un gymnase, à lire Cicéron, Térence, Virgile et Horace et apprendre histoire, géographie, mathématiques, physique, héraldique et généalogie ! Il se mit donc à composer en classe. Sachant que l’illustre Reinken, âgé alors de quatre-vingts ans, était organiste de l’église Ste-Catherine à Hambourg, le jeune Bach prit souvent la clé des champs pour se rendre, en pèlerinage, dans la ville hanséatique et écouter, sous les sombres voûtes de la grande église, le puissant artiste, afin de s’assimiler son jeu prodigieux. À cette époque déjà, Bach dut éprouver le désir ardent de devenir un maître du royal instrument.

Une autre ville, Celle, exerça sur lui un grand attrait ; le duc Guillaume de Brunschwig, époux d’une Huguenote, Desmier d’Olbreuse, y avait rassemblé un orchestre de Cour. On jouait les meilleures compositions de l’art français, excellente musique profane, ballets et opéras. Parmi les auditeurs se trouvait le jeune Bach, le cœur battant ; on ne sait qui lui facilita l’entrée, mais chose certaine, un monde enchanteur s’ouvrit pour lui, plein de chants d’oiseaux et de rayons de soleil. Souvent, au retour, il modulait sur son violon des airs de gigues et de chaconnes, si bien que ses condisciples étonnés dressaient l’oreille aux tonalités insolites effrontément mêlées à leurs austères chorals et préludes. Rien de surprenant que Bach ait été nommé, à dix-huit ans déjà, violoniste dans l’orchestre du duc Jean-Ernest, à Weimar. Mais ce n’était pas ce qu’il lui fallait ; cette musique badine fut un passe-temps de courte durée, qui traversa sa jeune âme comme un gazouillis d’oisillons.

Son cœur était resté là-bas, chez lui, où les orgues l’appelaient, le pressaient sans répit !

Il s’en alla donc, débordant de joie, quand une place d’organiste lui fut offerte dans la « Nouvelle Église » d’Arnstadt. Ses devoirs, cérémonieusement stipulés dans le contrat de nomination, étaient les suivants :

« Jouer de l’orgue avec bienséance lors de chaque service religieux ; s’appliquer à vivre partout dans la crainte de Dieu, la sobriété et en compatibilité d’humeur avec chacun ; éviter toute mauvaise compagnie et distraction, incompatibles avec sa vocation. »

Bach n’avait même pas vingt ans, quel lourd fardeau allait peser sur ses jeunes épaules ! Les autres jeunes gens de son âge allaient à l’Université et jouissaient pleinement de la vie, tandis que lui, calme et résigné, s’initiait à sa vocation sacrée d’organiste.

« J’ai dû travailler avec assiduité, nous dit-il dans ses récits de jeunesse. Ceux qui le feront comme moi arriveront tout aussi loin. » C’était le moment où le génie naissait en lui. Une lutte titanesque s’engageait, il voulait apprendre à dominer son instrument ; jamais il n’était content de lui-même. Ainsi Faust, « qui voulait s’envoler avec des ailes d’aigle, pour mesurer toutes les hauteurs, toutes les profondeurs » !

Rien d’étonnant que les honorables bourgeois d’Arnstadt aient secoué la tête à l’ouïe de ces sonorités ; ils étaient accoutumés à des préludes simples et doux, méticuleusement rendus par des organistes rangés. Les orgues tonnaient alors à disloquer l’univers ! Un rapport sur Bach disait : « Il fait des variations extraordinaires en y mêlant des tonalités insolites, si bien que les paroissiens en restent tout confondus ! » Bach promit de tenir compte de ces remarques ; dans son for intérieur, il en aura ri ou maugréé.

Il ne savait, hélas, que son lot, ici-bas, serait d’être incompris ! Le monde ne se rendait pas compte de ce qu’il possédait en Bach. Plus tard encore, les doctes gens de Leipzig ne se figurèrent pas qu’un « élu de Dieu » était assis à leurs orgues et ils écoutèrent la merveilleuse Passion selon St Matthieu sans voir dans cet œuvre autre chose que de la musique « profane ».

La fièvre du progrès le poussa à Lubeck, où il voulait entendre le grand maître Buxtehude ; il demanda un congé de quatre semaines et resta absent quatre mois ; quoi d’étonnant ? Deux grandes œuvres se donnaient alors à l’église Sainte-Marie : un Castrum doloris pour la mort de l’empereur Léopold, et un Templum honoris pour l’avènement de l’empereur Joseph. Bach était transporté dans un autre monde, laissant sombrer dans l’oubli l’insignifiante petite ville dont il était l’organiste. Les habitants d’Arnstadt, dépités de cette absence sciemment prolongée, savaient-ils quel profit leur organiste retirerait de ce séjour ? pensaient-ils à la gloire à venir ? Non... puisque à son retour ils lui firent un procès ! Bach put s’en tirer à bon compte, et fut quitte pour un blâme.

Ce n’était pas tout ; l’organiste devait assumer l’enseignement d’un chœur d’écoliers turbulents, c’était une corvée pour Bach que d’avoir une école. Absorbé par sa musique, impulsif de tempérament, il s’emportait à la moindre contrariété ; comment, après un labeur sans relâche et une lutte acharnée pour l’idéal, s’adapter aux banalités quotidiennes et à cette jeunesse bruyante. Il y eut des heurts. Un jour que Bach avait apostrophé un des élèves inattentifs, ce dernier l’attendit dans la rue et, tirant son épée, lui cria « Canaille ! » ; des passants séparèrent les adversaires, empêchant ainsi la querelle de s’envenimer. On conçoit que les habitants d’Arnstadt aient été hors d’eux-mêmes à l’idée d’avoir un pareil maître de musique !

L’arc trop tendu se rompt... L’on entendit, un jour, une voix de femme chantant dans l’église ! Comment cet homme se permettait-il de faire de la musique avec une « inconnue », sans l’autorisation du Conseil d’Église ? Car en ce temps-là, une femme, si belle que fût sa voix, n’était pas admise à se produire dans le saint lieu : nouvelle indignation qui fit déborder la coupe. La cantatrice était Maria-Barbara Bach, de Gehren, une cousine de l’artiste !

Pendant cette période, Bach créa une petite œuvre où perçait déjà le génie. Un de ses frères entrant dans la musique militaire suédoise, il composa un Capriccioso supra la lontanza del suo fratello diletissimo, en l’honneur du départ de son frère bien-aimé. L’amertume de la séparation, les vœux du départ, les espoirs du voyageur, tout cela se mêle dans cette œuvre mélancolique, transformée, par le cor du postillon, en un joyeux chant de route.

Bach ne pouvait, ni ne voulait, rester plus longtemps à Arnstadt. En 1707, âgé de vingt-deux ans, il partit pour Mulhausen, belle grande ville de Thuringe ; quinze jours avant la nomination du maître, elle fut partiellement détruite par un incendie, aussi les habitants avaient-ils autre chose à faire qu’à relever leur musique d’église, tombée en décadence.

Le piétisme soutenait alors d’âpres luttes contre l’orthodoxie ; il combattait la mondanité, envahissant même l’église, travaillait à créer une foi profonde et vivante, cherchant dans le calme la voie de la sanctification ; les piétistes pensèrent que cette musique fastueuse, éclatante et par trop « profane », devait être reléguée au second plan.

Quelle dure épreuve pour Bach qui, dans ses compositions, voulait bâtir à son Seigneur et son Dieu un temple plus grand et plus durable que tous les temples de la terre. Son séjour à Mulhausen ne fut donc pas de longue durée, il écrivit aux conseillers de la ville : « Je m’en vais, car je crois que la musique ne peut guère se perfectionner à Mulhausen. »

Ce court séjour dans cette ville lui valut pourtant une page de bonheur : Maria-Barbara Bach, qui avait chanté dans l’église d’Arnstadt, devint sa femme ; ils se marièrent à l’église de Dornheim, près d’Arnstadt, et furent très heureux.

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

MUSICIEN DE COUR

 

 

Le duc Guillaume-Ernest de Weimar fit venir Bach à sa Cour ; l’artiste devait jouer de l’orgue à l’église du château ; l’instrument n’était pas très grand, mais il était d’une belle sonorité ; Bach devait aussi jouer dans l’orchestre du duc.

Cela n’était peut-être pas toujours de son goût, car les musiciens, une vingtaine environ, avaient les fonctions accessoires de laquais, cuisiniers ou chasseurs ; quand il y avait des fêtes au château, bien dressés et en livrée d’heiduques, ils avaient pour tâche d’amuser le prince et ses hôtes. Ce géant de la musique dans une stupide livrée – pitoyable spectacle ! Bach s’y est sans doute résigné avec le sourire d’un génie isolé dans ses pensées intimes, bien au-dessus de cette terre qui le contraignait à une humiliante corvée.

Mais, devant son orgue, il devint le maître qui oblige le monde à l’écouter. Son art consistait avant tout dans la maîtrise parfaite du pédalier, aussi bien que du clavier, et dans le maniement des registres au moyen desquels il tirait de son instrument tantôt les sons les plus doux, tantôt des sons tonitruants de jugement dernier. Quelqu’un l’ayant vu jouer raconte que ses pieds volaient sur les pédales comme s’ils avaient des ailes ! Un jour, à Cassel, le prince héritier Frédéric de Hesse, enthousiasmé de son jeu, enleva sa bague et la remit à l’artiste.

Bach allait parfois dans les villages de la Thuringe, se mettait à l’orgue et jouait avec une telle puissance que les paysans quittaient leurs champs, s’approchaient de l’église et écoutaient respectueux et muets les sons merveilleux qui sortaient de leurs modestes petites orgues ; une fois, le marguillier, étant accouru, s’écria : « Ce ne peut être que Bach ou le diable ! »

Nombreux étaient ceux qui s’étonnaient de la grande maîtrise de Bach ; il répondait malicieusement : « Ce n’est pas bien difficile, il suffit de frapper la bonne touche au bon moment, l’instrument joue alors de lui-même. » Cela fait penser à la réponse de ce grand sculpteur à qui l’on demandait un jour comment naissaient ses chefs-d’œuvre : « Je prends un bloc de marbre, j’enlève ce qui est de trop et la sculpture est là. » Le génie a toujours une opinion modeste sur ce qu’il crée, car il sait que cela « lui a été donné ». Bach avait reçu le « don des douces mélodies » et la puissance de faire résonner les chants qui lui étaient inspirés sur les claviers, même sur les plus misérables. Le monde en restait stupéfait.

Dresde était la résidence de l’électeur Auguste le Fort, un homme débordant de vie, aimant le faste. Dans ses salons on faisait de la brillante musique, les plus grands artistes s’y rencontraient. Français et Italiens rivalisaient dans la composition de « Suites » gracieuses révélant la légèreté mondaine de cette Cour princière où régnait un pompeux éclat. Bach estima cette musique à sa valeur ; il aimait entendre ce qu’il appelait « les jolies chansonnettes de Dresde ». Parmi les favoris de cette société choisie se trouvait un Parisien, Louis Marchand, qui fut organiste à la Cour de Louis XIV ; à la suite d’une querelle avec le roi très-chrétien, il se rendit pour quelque temps à la brillante Cour de l’électeur de Saxe ; c’était un homme frivole, qui se pavanait dans les salons et vantait son talent.

Bach arriva à Dresde en 1717 et s’acquit bien vite, par son art, beaucoup d’amis ; toutefois certains amateurs de musique le comparaient à Marchand. Il y eut contestation et l’on finit par persuader Bach de se mesurer avec le Français dans une sorte de joute artistique ; Bach fit la proposition de déchiffrer, au clavecin ou à l’orgue, n’importe quel morceau, à condition que le Français voulût bien s’y soumettre. C’est probablement dans la demeure du comte Flemming que se décida le combat. Toute la haute société était réunie. Bach était présent. Mais Marchand manquait à l’appel. On l’attendit longtemps, il ne vint pas ; on finit par le faire chercher, et l’on apprit que Marchand était parti pour Paris. On peut supposer qu’il avait entendu jouer Bach quelque part et qu’il avait renoncé à une lutte qui se révélait d’avance perdue pour lui. Cependant Bach joua et son jeu porta au comble l’admiration et l’enthousiasme de ses auditeurs.

Il est vrai que le vainqueur ne fut pas chargé de bien glorieux lauriers, il revint à Weimar sans recevoir de félicitations spéciales de son prince. Bach était assez modeste pour ne pas s’en chagriner outre mesure ; du reste son retour à Weimar le retrempait dans le monde béni de ses créations musicales ; c’est là, dans le silence, que naquirent – presque inaperçus du grand monde musical – ses premiers puissants chorals. Des chorals de l’Église protestante, Bach a fait des compositions dans lesquelles la profondeur et l’intimité de la mélodie trouvent leur expression la plus haute, et font resplendir le texte d’une magnificence insoupçonnée. Il faut avoir entendu un de ces chorals pour saisir la force, la beauté, la foi immense et la grandeur divine que recèlent des chants si simples d’apparence ; Bach en est devenu l’interprète insurpassable.

Il commence, à cette époque, une œuvre qu’il nomme modestement Livret d’orgue, donnant à l’organiste débutant des directives sur les différentes façons de traiter un choral. On lit dans le titre : « À la gloire du Dieu Tout-Puissant et pour l’enseignement du prochain. » L’âme de Bach se révèle toute dans ces mots, sa musique n’a qu’un but, « chanter la gloire de Dieu ». Ce n’est pas de l’art pour l’art, mais de l’art au service de Dieu, dans son sanctuaire. Adoration d’une âme croyante tout imprégnée des miracles de l’action divine et dans laquelle disparaît tout ce qui s’appelle « moi ».

C’est ainsi qu’il enveloppe le chant Jour riche de joie dans un chœur rayonnant d’allégresse divine qui semble nous faire voir les cieux ouverts en cette nuit de Noël, et entendre les anges chanter ensemble dans la contemplation de la naissance prodigieuse du Fils de Dieu.

Le chant de Pâques Christ est ressuscité est comme un appel du matin qui retentit dans la tombe béante, et l’on voit la puissance éternelle et la divinité du Ressuscité qui se dresse dans tous les cieux.

Son chant favori était Jésus, ma joie ; Philippe Spitta, l’un de ceux qui ont le mieux compris Bach, dit de ce choral qu’il exprime précieusement les aspirations ardentes du maître. Dans Christ, agneau de Dieu, la plainte va jusqu’aux accents d’une amère douleur, comme un cri de l’humanité contemplant, à genoux dans la prière, le prodigieux sacrifice accompli pour elle. D’autre part, Innocent Agneau de Dieu, d’une tendre désolation, conduit l’âme au pied de la croix dans un recueillement silencieux. Qui entend ces chants oublie le monde périssable et pénètre dans le sanctuaire où tout chante « gloire ».

C’est à Weimar que Bach eut l’occasion d’écrire ses premières grandes cantates. On les chantait aux services divins des jours de fête. Auparavant il y avait des chœurs brefs, des motets en rapport, chaque fois, avec le sens particulier de la cérémonie. Dès lors on ajouta aux chœurs des « airs », des « récitatifs » et des « duos ». On y joignit un orchestre qui ajoutait au texte chanté l’agrément de ses timbres variés. Bach trouva en Erdmann Neumeister un librettiste pour lui composer ses textes et introduire les passages bibliques dans ses cantates ; c’était un véritable poète dont les chants font encore impression de nos jours par leur force et leur simplicité.

 

 

 

 

JEAN-SÉBASTIEN BACH

d’après un portrait morderne

 

 

 

Citons en particulier, parmi ses cantates, celle des dimanches de l’Avent ; elle est composée sur le choral Viens, Rédempteur des Gentils, qui est une adaptation d’un hymne de St Ambroise, Veni, Redemptor gentium. Le choral par lequel débute la cantate est comme la voix puissante d’un peuple qui appelle le Seigneur du sein de sa détresse ; puis, la mélodie s’engage, saluant comme une tendre voix d’enfant la venue du Seigneur :

 

            Le Sauveur est venu,

      Il s’est revêtu de notre pauvre chair

         Et s’est fait sang de notre sang.

 

Toute l’Église semble être sur le chemin, dans l’attente du Sauveur vers lequel elle lève les bras :

 

    Viens, Seigneur Jésus, viens dans Ton Église.

 

Chanté par le ténor, cet air exhale l’allégresse intime de toute la chrétienté qui voit venir à elle son Sauveur plein de douceur et d’amour. Mais, ensuite, retentit la parole de l’Apocalypse :

 

      Voici, je me tiens à la porte et je frappe ;

                Si quelqu’un entend ma voix,

                         J’entrerai chez lui

        Et je souperai avec lui et lui avec moi.

 

On entend résonner les coups puissants que le Seigneur frappe à la porte et, derrière les paroles engageantes, brûle déjà le feu terrible du jugement dernier réservé à ceux qui méprisent cet appel. De là cet air touchant :

 

       Ouvre-toi tout grand, mon cœur,

           Jésus vient et entre en toi,

 

comme un pressentiment mystérieux de cette joie qui émeut tous les cœurs à l’approche de Noël. Et pour finir, la dernière strophe, tirée de Voici l’étoile du matin. Quand finalement éclate le chœur :

 

       Amen, amen, viens, belle couronne de joie,

 

il semble, dit Spitta, que l’église tout entière resplendisse d’une lumière d’or.

Bach avait découvert une veine nouvelle dans les profondeurs sonores. Aussi ne fut-il pas trop affecté de voir que le duc de Weimar ne l’estimait pas autant qu’il l’eût mérité ; sa récompense était ailleurs !

Il composa cependant pour le duc un poème de chasse dans lequel tous les dieux de l’Olympe descendent sur la terre pour célébrer, au milieu des fanfares et des joyeux appels des cors de chasse, le divertissement favori du duc de Weimar. Malgré cela, celui-ci alla jusqu’à mettre aux arrêts l’artiste en quête d’une nouvelle place, sous prétexte que son « serviteur » le quittait dans un délai trop court. Le prince a dû pressentir, à ce moment, la rare valeur de cet hôte de sa Cour qu’il considérait comme un valet. Bach sut encore subir cet affront avec dignité.

Il avait reçu un appel du prince d’Anhalt-Köthen et donna sa démission au duc de Weimar, mais celui-ci ne voulut pas le laisser partir ; tous deux s’obstinèrent ; la volonté de fer de Bach l’emporta et son ancien maître le congédia de fort mauvaise grâce. L’artiste quitta, en hiver, cette charmante contrée montagneuse entourant Weimar pour descendre vers la plaine où coulent la Saale et la Mulde. À Köthen s’élevait un château massif entouré d’un fossé d’eau, c’était la résidence d’un jeune et joyeux prince de neuf ans plus jeune que Bach. Ce prince avait voyagé fort loin et s’adonnait corps et âme à la musique. Il jouait lui-même du violon, de la viole de gambe, du clavecin et s’asseyait devant le lutrin avec les dix-huit musiciens qu’il avait engagés. Une expression aimable le révélait humain et compréhensif ; le sentiment d’être au-dessus des autres hommes, si commun aux âmes mesquines des princes de cette époque, semble ne l’avoir jamais effleuré. Aussi devint-il un compagnon de musique pour Bach et mieux que tous les « grands » de ce temps, il a pressenti l’immensité de ce génie. Il assista, avec son frère et sa sœur, au baptême d’un des fils de Bach, dont il fut parrain. Ce fut pour le maître un temps de joie absolue, « le plus bel été » de sa vie.

Il dut assurément, là aussi, renoncer à bien des choses qui lui tenaient à cœur, à l’orgue en particulier. La Cour des princes de Köthen faisait partie de l’Église réformée, aussi la puissance du culte luthérien avec ses chorals et motets de fête y faisait-elle défaut... tout y était sobre. Bach dut – pendant son séjour à Köthen – se contenter d’un clavecin et d’instruments à cordes. Charmant spectacle toutefois que de voir l’artiste, à côté de son maître bien-aimé, jouer du violon avec ardeur, à la lueur des bougies qui se miraient dans un plancher bien ciré. Jours heureux, période sans souci, qui ne furent guère troublés que par les hallalis des chasses à courre et par les cors retentissants des piqueurs.

Bach composa à ce moment les concertos brandebourgeois ; ils furent, au nombre de six, dédiés au Margrave, fils du Grand Électeur, un passionné de musique, qui avait à sa Cour un excellent orchestre. Il apprit probablement à connaître Bach lors de quelque voyage où il rencontra le prince Léopold d’Anhalt. Celui-ci avait coutume d’emmener son cher maître de chapelle dans ses divers voyages. Le margrave de Brandebourg l’entendit jouer et lui demanda des compositions pour son orchestre. Bach lui envoya alors ses concertos brandebourgeois. Ce sont de grands concertos où le clavecin accompagne hautbois, flûtes, violons et trompettes. La plénitude des sons dépasse toute imagination. La mélancolie profonde causée par l’obscur combat de la vie y alterne avec des airs joyeux qui évoquent une chevauchée passant, fanions allègrement déployés, sous les dais de forêts humides de rosée. À l’un des concertos, le compositeur ajouta un menuet et une polonaise, qui évoquent les groupes de danseurs évoluant en rythme cadencé et en galantes révérences dans les salons du château.

Bach écrivit aussi une cantate de fête pour l’anniversaire du prince. Le texte embarrassé et gauche – il fait même un peu sourire – exalte « le sérénissime Léopold acclamé à nouveau, avec joie, par le peuple d’Anhalt ». Mais la musique transforme les paroles maladroites en un hymne exquis emplissant les salles du château comme une joyeuse volée d’oiseaux.

Bach faillit être détourné de cette vie de Cour enjouée par l’attrait d’un grand orgue. Il s’était rendu à Hambourg en 1720 et jouait à l’église Ste-Catherine une variation sur le choral Près des eaux de Babylone. Le vénérable Reinken était assis dans la nef, attentif à cet immense flot de sons qui déferlait sous les voûtes de l’église. Le vieillard en fut bouleversé. « Je croyais un tel art mort à jamais, tu lui as insufflé une vie nouvelle. Je puis maintenant mourir avec joie », dit-il à l’organiste, en lui serrant les mains avec effusion. Lorsque Reinken mourut, quelques semaines plus tard, on lui chercha un successeur. Le pasteur Erdmann Neumeister s’attendait à ce qu’on appelât Bach dont il était le poète et l’ami. Mais les Hambourgeois choisirent un organiste insignifiant qui versa, après sa nomination, quatre mille marks pour la caisse de l’église St-Jacques. Aussi Neumeister glissa-t-il, dans son sermon de Noël, cette phrase ironique : « Je suis persuadé que si l’un des anges de Bethléem descendait maintenant du ciel et jouait divinement pour devenir organiste de St-Jacques, – et qu’il n’ait point d’argent –, il ferait bien de s’en retourner à tire-d’ailes ! » Les Hambourgeois ne se sont guère couverts de gloire à cette occasion. L’esprit de négoce triomphait du respect de l’art.

Mais Bach avait été frappé auparavant par un autre coup, beaucoup plus pénible. Le prince avait une fois de plus emmené son maître de musique dans un voyage à Karlsbad. Quand il en revint, Bach trouva son foyer désolé : son épouse bien-aimée Maria-Barbara avait été enterrée le 7 juillet. La nouvelle de cette mort n’avait pu atteindre le mari en voyage. Il dut avoir recours à sa foi toute-puissante pour supporter ce chagrin avec courage et résignation.

Une année et demie plus tard, Jean-Sébastien fit entrer à son foyer une seconde mère pour ses enfants, Anne-Magdelaine Wülken, fille de Jean-Gaspard, trompette de camp et de Cour à Weissenfels. La noce fut célébrée le 3 décembre 1721. La jeune femme était une véritable artiste, elle avait une belle voix de soprano et s’adapta vite aux conceptions musicales de son mari. Nous possédons encore deux recueils de piano d’Anne-Magdelaine ; dans le premier, Bach avait choisi pour sa femme un certain nombre de « Suites » françaises, faciles à jouer, en outre une composition à trois voix sur le choral Jésus, ma confiance, une fantaisie pour orgue, un air et un menuet, Dans le second recueil, il y a des morceaux d’étude pour piano, des danses, des cantiques, des morceaux de lui et d’autres compositeurs. Bach écrivit en appendice : « quelques règles fort utiles sur la basse générale ». Parmi les chants se trouve une œuvre exquise, typique de la manière de Bach, le sujet tiré de la vie quotidienne plonge insensiblement dans la méditation : « Pensées édifiantes d’un fumeur. »

 

      Chaque fois que je prends ma pipe

               bourrée de bon tabac,

               plaisir et passe-temps,

      elle évoque une triste image

      et me laisse ce grave enseignement :

      – Tu es semblable à moi.

 

Et toutes les images mélancoliques inspirées par la fragilité du corps terrestre, destiné à s’effriter comme une pipe de terre, défilent tristement devant le musicien.

Une autre chanson, par contre, nous dépeint avec des accents très doux l’affection profonde de l’artiste pour sa femme. Anne-Magdelaine l’a écrite elle-même dans son recueil. Elle la chanta souvent de sa voix de soprano, douce et profonde :

 

               Si tu es auprès de moi,

               Je m’en irai avec joie

           Vers la mort et vers mon repos ;

           Oh, comme ma fin serait bénie,

               Si tu fermais mes yeux

               De ta main fidèle !

 

Tel est l’amour, pur et sacré, béni et consolant.

Anne-Magdelaine aidait Bach à copier sa musique ; sa façon d’écrire les notes ressemblait à celle de son mari, au point qu’on ne peut parfois distinguer leurs écritures. Les fils aussi devaient y collaborer, spécialement Wilhelm-Friedemann, le plus doué, mais aussi le plus malheureux des fils de Bach. Quel beau tableau que ce ménage occupé à la musique, dans cette chambre de Köthen : la mère à son travail et l’enfant à sa table à écrire ; elle regarde par-dessus les jeunes épaules et corrige l’écriture encore inhabile. Pour elle, aucun fardeau n’est trop lourd lorsqu’il s’agit de décharger son mari !

C’est de cette année – 1722 – que date son Clavecin bien tempéré « destiné à l’usage de la jeunesse musicienne avide d’étudier et aux élèves plus avancés ». C’est une œuvre pour clavecin dans laquelle il s’était proposé de grouper toutes les tonalités dans des préludes et des fugues. Le titre vient du nom d’un instrument de création alors récente et qui est encore en gros la base de nos pianos actuels. C’est la plus grande œuvre pour clavecin que l’Allemagne ait produite, la haute école pour tous ceux qui veulent vraiment apprendre à jouer du piano. Quelle puissance de création, quelle sévérité de forme, quelle profondeur d’idée ! Schweitzer dit de cette œuvre : « Le clavecin bien tempéré n’est pas seulement pour nous une jouissance, mais une édification. Joie, douleur, larmes, plaintes et ris, on y trouve tout cela en harmonie. » Il ajoute : « Cette musique vous transporte d’un monde agité dans celui de la paix. On voit la réalité comme si l’on contemplait montagnes, forêts et nuages dans l’onde calme et profonde d’un lac alpestre. »

En 1744, une seconde partie fut ajoutée à cette œuvre.

Il y eut de nouvelles réjouissances à Köthen. Le prince Léopold avait épousé Frédérique-Henriette d’Anhalt-Bernburg. Bach composa une ode de circonstance pour saluer joyeusement l’arrivée des jeunes époux. Mais ils se souciaient peu de leurs musiciens à ce moment-là ! « La prédilection du prince pour la musique s’atténue quelque peu », écrit Bach à son ami Erdmann. L’heureuse lune de miel transportait le couple dans d’autres sphères ! Cette union fut, hélas, bientôt brisée par la mort.

Bach conserva à son prince une amitié fidèle. Il dédia au prince héritier qui naquit d’un second mariage une partie de sa Méthode de piano. Et quand Léopold mourut, en 1729, Bach accourut de Leipzig avec quelques chanteurs, parmi lesquels sa femme et son fils Wilhelm-Friedemann, pour exécuter lui-même la musique funèbre qu’il consacrait à la mémoire de l’ami princier.

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

CHANTRE À ST-THOMAS

 

 

La place de chantre à l’église et au collège St-Thomas de Leipzig se trouvait vacante. On cherchait un digne successeur à l’illustre chantre Kuhnau.

C’était en 1722, Bach n’était pas encore très connu. Les Messieurs du Conseil de Leipzig voulurent appeler le compositeur Telemann, célèbre à Hambourg. Mais les Hambourgeois ne se laissèrent pas ravir leur cher Telemann. On pensa alors à Graupner, chef d’orchestre à Darmstadt. Mais le landgrave de cette ville connaissait trop bien la valeur de son musicien et sut le retenir.

Entre-temps, Bach avait postulé, non sans hésitation ; lui qui avait été à la cour d’un prince et ami, pourrait-il devenir à nouveau simple organiste ? Au lieu de jouer des chants, des airs de danse devant l’auditoire choisi des magnifiques salles du château de Köthen, il lui faudrait instruire des enfants de chœur et se soumettre au recteur du collège ! Cela s’annonçait de toute façon comme un joug pesant sous lequel l’homme fier qu’il était apprendrait difficilement à courber l’échine. « Si la perspective de devenir chantre après avoir été maître de chapelle ne m’a guère souri au début, nous dit-il, cette place me fut toutefois favorablement décrite et je finis par l’accepter au nom du Très-Haut, et parce que mes fils manifestaient un goût très marqué pour les hautes études. »

Bach dut faire entendre un morceau d’essai ! Le dimanche Estomihi, 7 février 1723, il joua la cantate Jésus prit avec lui ses douze apôtres. L’homme et l’œuvre ayant plu, Bach fit à la fin de mai son entrée dans sa demeure de chantre, à Leipzig. Les vénérables conseillers de cette ville ne réalisèrent pas qu’ils avaient ouvert leurs portes à un grand génie. Pour eux, un chantre n’était qu’un chantre, payé pour faire de la musique. Rien de plus. Fièrement coiffés de leurs grandes perruques, ils regardaient de haut l’organiste qui, lors de leurs services religieux, « tapait sur les touches avec grande dextérité ».

Bach dut signer un contrat stipulant qu’il n’avait pas le droit de quitter Leipzig sans la permission du bourgmestre. Il s’engageait à enseigner aux enfants le chant et les instruments, il devait conduire le chœur des jeunes garçons aux enterrements et, à Nouvel-An, promener ses élèves par les rues. Il dut encore signer une confession de foi, et se montrer « un serviteur soumis à ses maîtres, patriciens de fort noble lignage ». Cela, il ne le fut jamais tout à fait.

L’église St-Thomas existe encore à Leipzig, construction gothique remarquable, ramassée et très haute. Un toit encore une fois aussi haut que les murs de l’édifice. D’immenses fenêtres entre les arcs-boutants. Entre la nef et le chœur, une tour de construction gothique, élevée sur des soubassements romans et couronnée d’une « coiffe romane ». À l’intérieur se trouvaient une quantité de loges, tribunes et galeries qui portaient les armoiries de leurs illustres propriétaires. Il s’y trouvait une chaire que le langage populaire nommait « tabatière ».

Sur la grande place, devant l’église, une belle fontaine, le « Bassin de pierre », orné de superbes reliefs.

À droite, s’élevait le collège St-Thomas, vaste édifice à cinq étages dont trois mansardés ; ils renfermaient les chambres d’habitation, salles d’école, salle à manger, salles de chant et dortoirs des élèves. Le recteur et le chantre y habitaient. Le logement de Bach comprenait des chambres sur trois étages ; il lui fallait de la place puisqu’il eut treize enfants à Leipzig ; il en avait déjà sept en arrivant. Quel fourmillement autour de lui : cris, chants, jeux, rires et pleurs d’enfants ! La maison abritait cinquante-cinq élèves qui, tout le jour, s’exerçaient à leurs instruments, chantaient dans le chœur, et faisaient de la gymnastique dans les salles d’école. Maison de tumulte incessant ! Et, tranquille au milieu de tout ce bruit, le chantre laissait errer ses regards par-dessus les remparts de la ville et contemplait, à travers les arbres, le miroitement étincelant de la Pleisse. Le vaste horizon de la plaine s’étendait devant lui comme un monde céleste et son âme percevait l’écho de chants angéliques ; son oreille les recueillait avec dévotion et sa main les transcrivait en caractères minuscules sur les portées des feuilles blanches.

Il existe un portrait de Bach de cette époque. Le peintre n’était certes pas un grand artiste. Il a rendu les traits de son modèle mais n’a pu fixer sur la toile le génie insaisissable. C’est un homme modeste qui est assis devant nous ; tête puissante, recouverte d’une perruque ronde ; un grand front admirable ; combien caractéristiques ce nez vigoureux, cette bouche large, ce menton énergique ! Cet homme sait ce qu’il veut. Autour de la bouche rayonne un reflet de bonté et de joie. Son oreille semble attentive à la musique de l’Au-Delà et tout ce qui est dur et autoritaire cède devant cette vision de lumière. Les yeux, très enfoncés sous des sourcils épais, révèlent un regard de myope, et cependant ils semblent errer dans un monde invisible à tout autre mortel. Comme la main est peu expressive, « main pataude, flasque et sans vigueur » ! Quel dommage que le peintre n’ait pas mieux rendu cette main dont les doigts firent sortir les sons magiques qui ont ravi le monde. On remarque sur sa personne qu’il n’était pas toujours d’humeur commode. Maintes fois il a dû se débattre énergiquement contre les « vénérables conseillers ». Il ne reculait pas, mais s’affirmait, sachant ce qu’il était. Si la conscience de son art l’a rendu libre et fier dans la vie de tous les jours, il a su se prosterner, humble et dévoué, devant son Dieu.

Ses fonctions scolaires ne lui causèrent pas trop de tracas. Il avait quelques cours de langue à donner. Au début, il aimait enseigner le latin, il voulait se montrer l’homme cultivé à qui la langue des savants est familière ; mais cet enseignement devint bientôt une corvée et il pria un magister de l’en décharger pour cinquante écus par an.

L’enseignement principal était le chant. Mais encore fallait-il le supporter ! Trois fois par semaine deux heures consécutives, une fois une heure. Bach ne prit pas sa tâche trop au tragique ; les conseillers lui reprochèrent souvent de laisser les aînés enseigner à sa place. On ne saurait pourtant le blâmer. Cet esprit qui planait dans l’Au-Delà avait de la peine à faire entrer la musique, note par note, dans la tête de ses élèves. Puis l’obligation, à tous les enterrements, de marcher, en manteau noir, en tête du chœur des écoliers. Par la pluie et par le vent, les airs funèbres sortaient, plaintifs, des rangs du convoi. Mais lui prêtait l’oreille à d’autres mélodies qui lui venaient d’un monde céleste. Il était peu sur cette terre d’intempéries, mais n’en vivait que plus dans le paradis merveilleux de son art consacré ! Quelle image que ce génie attelé aux besognes serviles de chaque jour !

Aux approches de Noël et du Nouvel-An, ses élèves devaient chanter devant les maisons par un froid mordant ; leurs voix en souffraient. Le maître le constatait avec douleur, mais il n’y avait point de remède contre des coutumes toutes-puissantes.

Les chantres vivaient de leur traitement fixe de cent thalers environ, des revenus des chœurs, lors des enterrements et des noces, et ils recevaient aussi une part du gain des chants du Nouvel-An.

La vie d’un musicien n’était pas chose aisée, à Leipzig. Marianne Ziegler, poète lauréate, chez qui l’on faisait beaucoup de musique, écrit dans une de ses lettres : « La récompense que les musiciens reçoivent, ici, pour leur peine est généralement maigre et ils doivent souvent s’estimer heureux qu’on leur donne un os à ronger contre quelques heures de leçons ou d’entretiens musicaux. » Le monde des négociants et commerçants de Leipzig ignorait les faveurs dont les cours princières se plaisaient à combler « leurs » musiciens.

 

 

 

 

LA VIEILLE ÉGLISE ST-THOMAS DE LEIPZIG

 

 

 

Il y eut toutes sortes de disputes avec l’Université. Les savants professeurs jalousaient les magistrats de la ville et regardaient d’un mauvais œil ce chantre qu’on leur avait imposé. Ils refusèrent même de lui verser les douze thalers auxquels un ancien fonds lui donnait droit ; Bach dut s’adresser directement au roi, à Dresde, qui lui donna raison et signifia à ces ladres « professeurs en tuniques » de verser cette somme à leur chantre. Aussi cherchèrent-ils querelle à Bach à toute occasion. Ils voulurent lui fermer l’église universitaire de St-Paul ; le directeur de musique Görner était maître absolu des cultes académiques. Ils refusèrent aussi une Ovation, ode funèbre de la reine Christine-Eberhardine que Bach avait composée à la demande d’un seigneur de Kirchbach. Mais Bach ne se soumit pas, il s’obstina et fit imposer l’exécution de cette ode devant ces prétentieux personnages.

Görner devint même organiste à St-Thomas. Bach ne le vit pas volontiers s’asseoir à l’orgue à sa place. Une anecdote raconte qu’il lança une fois sa perruque à la tête d’un organiste, qui accompagnait constamment faux, en lui criant : « Vous auriez mieux fait de vous faire cordonnier. » Était-ce à Görner ? Bach ne plaisantait pas pour tout ce qui touchait à son domaine sacré.

Il n’est pas étonnant qu’un homme si occupé se soit parfois emporté. Les musiciens sont souvent des gens susceptibles. Et rien n’est plus énervant que la préparation de grandes exécutions musicales où la moindre négligence peut compromettre le succès. Bach devait exécuter ses puissantes œuvres sur un misérable « vieil instrument ». Les cinquante-cinq internes de son école devaient former quatre chœurs, pour St-Thomas, St-Nicolas, l’Église Nouvelle et St-Pierre. Bach arrivait à procurer tout au plus douze voix pour les chœurs principaux, car il lui fallait garder un certain nombre d’élèves pour l’orchestre. Le Conseil ne lui avait accordé que huit « Stadtpfeifer » (flûtistes), alors qu’il lui fallait dix-huit à vingt exécutants pour son orchestre ! Le chœur et l’orchestre étaient divisés en concertistes et ripiénistes 1. Les concertistes exécutaient les airs et les récitatifs et accompagnaient aussi les chants du chœur. Que furent ces chants, ces magnifiques airs des cantates et des passions de Bach chantés par des écoliers ? Il est vrai que l’enseignement du chant était alors beaucoup plus avancé que de nos jours. On exerçait déjà roulades et trilles dans les premières leçons – mais tout de même ! Un chœur de seize élèves tout au plus, quand encore Bach parvenait à les avoir ; et c’était les moins bons chanteurs de ce chœur qui devaient exécuter la Passion selon St Matthieu ! quel pouvait être le résultat ? Il en était de même pour l’orchestre : les concertistes accompagnaient les airs et les récitatifs. Les ripiénistes jouaient avec les chœurs. Et l’on sait comme l’accompagnement des phrases de Bach est difficile ! De nos jours, il faut que violonistes, hautboïstes, flûtistes ou même trompettistes (instrument introduit par Bach) soient de grands artistes pour enlever ces phrases d’une façon intégrale et digne. Pour cela, il n’y avait que cette poignée d’écoliers. Comme si l’on pouvait vider une mer avec des coquilles de noix !

On ne saurait s’étonner dans ces conditions que Bach perdît maintes fois patience. Ainsi un jour, son recteur lui envoya un élève absolument incapable. Bach le chassa. Mais, le dimanche suivant, l’élève revint, disant que « Monsieur le recteur le lui avait ordonné ». Bach furieux saisit le malheureux par les épaules et le précipita au bas de l’escalier.

Le principal office du chantre de St-Thomas était d’exécuter des cantates à chaque culte du dimanche. Celles-ci n’étaient supprimées qu’aux trois derniers dimanches de l’Avent et aux six dimanches du Carême. Il y avait par contre dans le courant de l’année différentes fêtes religieuses, de sorte que Bach avait cinquante-neuf cantates à composer par an. Il en créa ainsi 295 au cours de cinq années, il nous en reste aujourd’hui 190 !

Le service religieux était alors tout différent de ce qu’il est de nos jours. Il commençait à sept heures déjà : prélude d’orgue, motets, puis la grande liturgie avec introït, kyrie, gloria, oraison répondaient aux pasteurs et à la communauté. Puis on lisait l’épître ; après un chant de l’assemblée venaient l’Évangile et le Credo, confession de foi. L’organiste jouait et la cantate commençait ; elle durait environ vingt minutes, et se terminait par le chant des fidèles : Nous croyons tous en un seul Dieu. Puis suivait le sermon qui, réglementairement, devait durer une heure. Après le service religieux, on célébrait la Sainte-Cène. Le tout durait trois à quatre heures, en hiver dans une église non chauffée ! Nos pères faisaient jadis preuve d’endurance et de vaillance. Les élèves avaient un feu de charbon dans l’église St-Nicolas, afin de ne pas compromettre leurs voix. À St-Thomas, ils avaient la permission de sortir de l’église pendant le sermon, mais on leur en lisait un de même durée au collège ; ils réapparaissaient à l’église à la fin du sermon. Ils devaient revenir l’après-midi aux Vêpres où ils avaient à chanter un motet. Là encore, il y avait un sermon. On chantait même une cantate l’après-midi des jours fériés. On reste ébahi en songeant au labeur exigé du chantre et l’on se demande comment un seul homme a pu venir à bout de tout : composer la cantate, la faire étudier et l’exécuter. Il faut aujourd’hui des mois pour donner une audition à peu près convenable d’une cantate de Bach. Mais, de ce temps, une semaine devait suffire pour la composer et la mener à chef ! On admire le génie qui créa ces œuvres immortelles au milieu de ces multiples tâches !

Une pénible dispute éclata, un jour, entre Bach et les Conseillers. Il avait formé un chœur d’étudiants pour renforcer un peu son groupe de chanteurs insuffisant, ainsi que l’avait fait Telemann. Mais le Conseil lui refusa le payement des bourses pour les étudiants. Ceux-ci s’en allèrent et, dès lors, les exécutions musicales laissèrent beaucoup à désirer. Les Conseillers en imputèrent la faute à Bach, plutôt que de s’en prendre à eux-mêmes. Les élèves devinrent moins obéissants. Leur maître se mettait-il dans une violente colère, ils le bravaient. Laissait-il aller les choses, ils riaient. Bach devait appeler le recteur à son secours pour remettre à l’ordre les insolents. Un jour, il envoya son chœur à la campagne pour chanter à une fête, pendant que lui-même s’en allait de son côté, sans en demander permission.

La patience des Conseillers s’exaspéra, ces « potentats » s’indignèrent « de ce que leur chantre non seulement ne fît rien, mais qu’il refusât de s’expliquer ; il fallait en finir une bonne fois ». Le monde faillit assister à cette scène : le plus grand musicien allemand de tous les temps, chassé par ses maîtres comme un mauvais petit élève. Ils ne pouvaient admettre que Bach ait l’attitude d’un « directeur de musique » et non pas, comme jadis Kuhnau, d’« un serviteur bien soumis et obséquieux devant leurs Majestés très nobles et sages ». Il écrivit alors toute son amertume à Erdmann, son ancien camarade de classe, à Luneburg. « Il vivait dans un endroit où régnait une autorité bizarre, ayant peu d’affinités pour la musique et avec laquelle il devait vivre en état de contrariétés, de jalousies et de persécutions presque constantes ; il se voyait obligé, avec l’aide du Très-Haut, de chercher fortune ailleurs. » La lettre parle ensuite de sa famille. « Ils sont tous ensemble nés musiciens, et je puis t’assurer que je suis déjà à même de former un orchestre vocal et instrumental avec ma famille, d’autant plus que ma femme possède un assez joli soprano et que ma fille aînée ne réussit pas mal du tout. » Bach, tout humble et dévoué, prie son ancien ami de lui aider à trouver une autre place. Spectacle lamentable que cet esprit génial obligé de colporter son art de lieu en lieu pour fuir la misère et des traitements indignes.

Il faut toutefois rendre justice au Conseil de Leipzig. Le maître aigri voyait la situation pire qu’elle n’était en réalité. Le nouveau recteur de St-Thomas intercéda et le Conseil se ravisa. Bach rentra en grâce et n’eut dès lors plus d’autres contrariétés à subir de la part des autorités.

Il cherchait un moyen d’amener ces dignes Conseillers à réaliser un peu sa valeur ; dans ce but il brigua, à Dresde, le titre de « Compositeur de la Cour ». Il venait de créer une de ses œuvres les plus puissantes, la Messe en si mineur. Il en tira les parties du Kyrie et du Gloria qu’il présenta, en 1733, au jeune Prince Électeur de Saxe « en témoignage de profonde dévotion et d’éternelle fidélité du serviteur très soumis et très dévoué à Son Altesse Royale ».

Bach dut attendre trois ans la nomination rêvée. Mais il avait enfin un titre qui imposait respect au Conseil.

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

LE GAI MÉNESTREL

 

 

De l’atmosphère des nefs ogivales, où le génie de Bach contemplait ses suprêmes visions, on passe dans un autre monde, celui des forêts et des villages – tumulte des humains qui se pressent dans les rues de la ville – place du marché, vacarme des vendeurs – chambres bourgeoises, confortables, on est assis ensemble à causer, à babiller sans malice en fumant une pipe de terre, devant une cafetière bouillante – kermesse, musiciens, danses et foule joyeuse.

À Weimar, Bach avait déjà composé une cantate de chasse ; à Leipzig, il fit également quelques plaisants intermèdes. Il composa, pour des mariages, les cantates Retirez-vous, ombres troublantes ! et Joyeuse ville sur la Pleisse ; pour une réjouissance d’étudiants : Éole satisfait.

La cantate du café est une badinerie toute charmante. Le « coffee » récemment importé n’était pas encore apprécié partout. Il était des gens de vieille mode qui le traitaient de breuvage empoisonné. Entre autres, le père de Lisette ; il veut que sa fille renonce au café. Elle flatte son père et le supplie de lui laisser sa chère boisson ; elle veut bien renoncer à la promenade, à sa robe à crinoline de la dernière mode, aux rubans lamés d’argent de son bonnet. « Mais, si je ne puis boire mon café trois fois par jour, je ne serai, pour mon tourment, plus qu’une côtelette de bique desséchée. » Finalement, le père lui promet un mari. Elle consent. Mais, à peine le père est-il sorti que Lisette s’écrie : « Aucun prétendant n’entrera dans la maison, s’il ne m’a lui-même promis et stipulé dans le contrat de mariage, qu’il me sera permis de me faire du café chaque fois que j’en aurai envie. » Malice, cordialité, extravagance et charmante espièglerie se confondent dans cette petite pièce qui – selon Schweitzer – eût pu être écrite par un Offenbach.

Parmi les nombreuses cantates profanes, il faut encore mentionner une pièce villageoise, Nous avons un nouveau gouvernement, composée en 1742 en l’honneur du nouveau seigneur de Kleinzschocher. Une joie, qui est celle de l’âme naïve du peuple, jette sa lumière sur toute la scène. Comme si l’esprit des ancêtres – dont plusieurs ont joué eux-mêmes dans les kermesses – se fût soudain éveillé en Bach.

C’était des moments de délassement pour l’homme simple qu’il était, il s’y trouvait à l’aise, comme dans une tenue sans apparat.

Mais tout cela, chant et musique, ris et danse, n’a pas fait la célébrité de Bach de son vivant, pas plus que ses grandes créations qui attirent aujourd’hui l’attention du monde entier. On l’a à peine honoré comme compositeur. Mais ce qui comptait pour ses contemporains c’était son talent d’organiste. Gesner, son recteur à l’école St-Thomas, a fait une description du prestigieux artiste :

« … Si tu pouvais voir Bach, ses mains et ses doigts courent sur le clavier et font résonner le clavecin comme de nombreuses cithares ; et l’instrument des instruments aux innombrables tuyaux animés par des soufflets, comme ses mains et ses pieds agiles volent sur les touches pour en tirer les accords les plus divers, mais toujours harmonieux. Si tu le voyais chanter, non pas seulement une voix, comme vos chanteurs, mais attentif à toutes à la fois, tenir en haleine ses trente ou quarante musiciens, faire signe à l’un, donner la mesure à l’autre, menacer un troisième du doigt, donner le ton dans les parties élevées comme dans les parties graves. Malgré sa propre partition, la plus difficile, et au milieu des parties les plus sonores, il remarque immédiatement quand et où quelque chose ne va pas ; il les tient tous dans sa main, il prévient tout, il entraîne les hésitants ; le rythme lui est inné, son oreille est sensible aux nuances les plus fines ; sa voix de peu d’ampleur conduit cependant toutes les autres !

« Je suis un grand admirateur des anciens, mais je crois que mon ami Bach recèle en lui beaucoup d’artistes comme Orphée, et vingt chanteurs comme Arion. »

On voit bien l’artiste à son orgue, quand il dirige ses cantates et Passions. Un roi au milieu de ses sujets ! Mais ce n’était là que l’excellent virtuose, organiste et chef d’orchestre, non le génial compositeur.

Sa virtuosité lui valut une des plus belles soirées de sa vie. Son second fils, Philippe-Emmanuel, était claveciniste à la Cour du roi Frédéric de Prusse, qu’on n’appelait pas encore « le Grand ». Le jeune roi avait brillamment gagné les deux premières batailles de Silésie. Au château de Potsdam, il y avait souvent des soirées musicales où Sa Majesté jouait elle-même de la flûte, son instrument préféré. C’était un de ces nombreux soirs où des sons de violons et de flûte résonnaient dans le spacieux salon de musique, à la lueur des chandelles. On jouait une composition du roi lui-même, Il re pastore. C’était le 7 mai 1744. L’officier d’ordonnance s’annonce. Il apporte la liste des étrangers de passage. Le roi la parcourt. Soudain, il lève la tête : « Messieurs, le vénérable Bach vient d’arriver. » Il adresse un aimable signe de tête au fils et ordonne à l’officier d’aller chercher le grand artiste. Celui-ci apparaît, tout gêné, en tenue de voyage, les vêtements pleins de poussière de la route. Le roi le tranquillise en souriant. Le maître doit jouer aussitôt. Un piano-forte de grande valeur est ouvert, construction du célèbre Silbermann de Freiberg. Le roi joue quelques notes : « Bach, jouez-moi une fugue sur ce thème. » Et Bach s’installe et commence. Les auditeurs écoutent en silence, saisis par tant de génie et d’habileté. Le roi demande encore : « Pouvez-vous me jouer une fugue à six voix ? » Ce vœu est exaucé. Le roi, derrière l’artiste, s’écrie : « Il n’y a qu’un seul Bach, un unique ! »

Deux rois, côte à côte, dans un moment solennel, quelle heure ! Bach fut transporté d’allégresse par la faveur du souverain qui avait pénétré avec lui dans le sanctuaire de l’Art. À son retour de Potsdam, il composa pour le roi l’Offrande musicale. Il y reprenait le thème que le souverain avait joué devant lui, il le traita de treize façons différentes.

Voici un passage de la préface de l’Offrande musicale : « Je pris la résolution de développer d’une façon plus parfaite ce thème vraiment royal et de le faire connaître au monde. J’ai achevé maintenant, aussi bien qu’il est en mon pouvoir, l’exécution de ce projet, et cela, sans autre dessein que de glorifier, en un point tout au moins, un monarque dont chacun doit admirer la grandeur et la puissance, non seulement dans les arts de la guerre et de la paix, mais encore et particulièrement dans le domaine de la musique. Je me permets d’y ajouter une très humble prière : puisse son Altesse Royale réserver un accueil bienveillant au modeste travail que voici et lui accorder sa royale et toute-puissante faveur dans l’avenir. »

Le roi garda à Bach un souvenir ému. Longtemps après la mort de l’artiste, il déclara à un noble Autrichien, fervent admirateur de Haydn et de Mozart, qu’« aucun compositeur n’arrive à sa hauteur ». L’œil d’aigle du Grand Frédéric avait reconnu la grandeur d’un égal !

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

L’ÉVANGILE DE BACH

 

 

C’est à Leipzig que le chantre de St-Thomas atteignit son apogée d’où il domine les siècles ; il y créa ses grandes cantates, ses oratorios et sa messe en si mineur.

Les textes de ses œuvres musicales furent composés par différents auteurs qui n’appartiennent pas tous aux plus grands poètes allemands : le théologien Erdmann Neumeister, Salomo Franck, secrétaire du Consistoire de Weimar, le professeur Weiss de Leipzig et surtout Christian-Frédéric Henrici, qui écrivait sous le pseudonyme de Picander. Bach composa lui-même plusieurs textes, et ses poésies ne sont pas les moins bonnes, malgré leur expression un peu gauche. Elles ont jailli de son puissant esprit de croyant et respirent le souffle des hauteurs éternelles.

 

 

LES CANTATES

 

Il est regrettable qu’on ne donne actuellement presque jamais d’audition de cantates dans nos cultes. Elles y seraient à leur place. On les comprendrait alors parfaitement, accompagnées des chants de l’assemblée, de la lecture de l’Évangile et de l’oraison dominicale, imprégnées de la force de la Bible et de l’ambiance de la cérémonie, car elles ne sont que des chants solennels destinés aux services religieux et conviennent mal à une salle de concerts, même si celle-ci est une église.

Dans l’Église luthérienne allemande, le vingt-septième dimanche après la Trinité, on lit la parabole des dix vierges. Bach composa pour cette occasion la cantate Réveillez-vous, nous crie la voix. – Une nuit profonde plane sur Jérusalem. L’appel du guet résonne effrayant et terrible : Réveillez-vous, réveillez-vous ! comme si ce cri, décuplé, centuplé même, retentissait de toutes les tours et de tous les créneaux de la ville. Les feux s’allument. Les fenêtres s’éclairent. Le peuple épouvanté se précipite hors des maisons. Un tumulte sans pareil éclate à travers la ville :

 

            Réveillez-vous, réveillez-vous !

 

Il semble que tout l’univers est ébranlé. Puis un air merveilleusement doux se fait entendre :

 

            Sion, écoute chanter les gardes.

 

 

FAC-SIMILÉ DE L’ÉCRITURE DE J.-S. BACH

 

Début de la cantate Schmücke dich, o liebe Seele.

 

 

 

Les vierges s’élancent au-devant de l’Époux. On dirait un magnifique air de danse, ce sont la joie, les rires, le saint élan des bienheureuses qui ont le privilège de recevoir l’Époux. Ensuite un intermède mystérieux, empreint d’une douce intimité, dialogue de l’âme avec son divin Maître.

 

            Semblable au cerf,

 

qui s’élance à travers les bois, l’Époux céleste s’avance des hauteurs. L’âme impatiente lui adresse cet appel :

 

      Quand viens-tu, mon Sauveur ?

 

et reçoit la réponse empreinte d’une bonté très douce :

 

          Je viens, pour ton partage.

 

Elle peut embrasser son Sauveur et recevoir l’onction de son huile de joie et de l’amour sacré qui efface toute détresse et tout péché terrestres.

La félicité d’En haut inonde le monde de son ineffable clarté et dissipe toute obscurité. Le cortège des vierges est au but ; les folles se tiennent dans l’ombre, exclues du repas de noces. Dans le palais du fils du Roi retentit un choral triomphant avec un puissant accompagnement de trombone :

 

      Que toute langue sur la terre et dans le ciel,

      Chante Ta gloire, aux sons des harpes

                  Et des cymbales.

      Les portes de Ta cité sont comme douze perles ;

      Nous sommes élevés, à l’égal des anges,

                  Autour de Ton trône.

                  Nul œil ne vit jamais,

                  Nulle oreille n’entendit jamais,

                  Une telle allégresse.

                  Nous nous en réjouissons !

      Amen, amen, dans l’éternelle félicité !

 

La terre est plongée dans la fumée et la poussière, tandis qu’éclate la splendeur du ciel où les chants des élus s’évanouissent dans les infinis lointains.

 

La cantate C’est un rempart que notre Dieu fut écrite pour le jubilé de la Réformation, probablement de l’année 1730. C’est peut-être la plus puissante de ses cantates. Le dynamisme de ce chant, de cette « Marseillaise du protestantisme », a trouvé ici son expression définitive. La première strophe, une fugue de choral jouée par les trompettes du pédalier et de l’orchestre, semble portée par les vagues de la mer : armées innombrables qui marchent à la bataille, invincibles et hardies ; elles s’étendent à perte de vue, ces troupes de combattants infatigables qui portent l’étendard de leur Dieu et foncent sur les ennemis. On voit des pelotons de guerriers enchevêtrés, au-dessous d’eux, la bannière flotte. Alors apparaît, dans la seconde strophe, le héros qui combat pour nous,

 

      le Juste que Dieu a lui-même choisi,

 

dominant la mêlée où s’entrechoquent les épées, où les hommes luttent en corps à corps serrés. Le soprano lance un appel :

 

      Notre force ne sert de rien,

 

comme si les voix s’envolaient vers le ciel pour chercher le défenseur qui des nuées descendrait vers son peuple. Une réponse se fait entendre :

 

      Tout ce qui est né de Dieu

      est élu pour la victoire,

 

c’est la promesse, ferme comme l’airain, de la foi qui triomphe du monde. Mais voici le dernier assaut des forces de l’enfer, le plus dur. Un clairon retentit, une armée féroce de corps tordus se presse vers les murailles qu’elle cherche à escalader. Elle se lance en trombe, retombe en arrière, se ressaisit, donne un nouvel assaut, se précipite dans l’abîme, comme une « ruée de sauvages » (Schweitzer). Les trompettes sonnent l’assaut avec une puissance foudroyante. Enfin, la bataille est gagnée. Du haut des créneaux les croyants font entendre un hymne triomphal :

 

      Même si le monde était infesté de démons

      qui voudraient s’emparer de nous,

                nous ne craindrions guère

                car nous serons libérés.

 

Et, dans la mêlée de ce combat poignant sous lequel la terre tremble, l’appel de l’âme croyante, qui se réfugie auprès du Défenseur et Consolateur, revient, doux et profond :

 

      Viens dans le sanctuaire de mon cœur

 

et

 

      Bienheureux sont les croyants.

 

La paix de Dieu, surpassant toute intelligence, descend comme la rosée du ciel sur la terre ensanglantée, elle étend ses ailes sur les hommes apaisés qui ont trouvé leur consolateur et leur appui. La dualité de foi militante et de foi confiante fait de cette cantate la suprême confession musicale de l’Église évangélique.

 

Pour Pentecôte, il fit la cantate Retentissez, ô chants, probablement sur un texte de Franck. Trois trompettes accompagnent la première phrase. L’Esprit Saint descend sur la terre

 

      avec un grand fracas des cieux,

 

tel un ouragan qui renverse les montagnes. Et, par contraste, un air retentit, accompagné de violons :

 

      Céleste patrie où règne l’Esprit de Dieu,

 

monde invisible où l’âme croyante peut vivre sereine, l’Esprit de Dieu passe, tel un souffle de paix, sur les disciples rassemblés. On perçoit dans cette douce musique, dit Schweitzer 2, le bruissement des sapins des forêts de Thuringe. Et le duo Viens, doux Esprit de Dieu révèle la félicité des rachetés qui, grâce à l’Esprit divin, peuvent ici-bas déjà réaliser un avant-goût du ciel. L’orgue prolonge l’accompagnement jusqu’au repos des élus, par le choral Viens, Saint-Esprit, Dieu Tout-Puissant, chant plein de vigueur, dont les accents atteignent le monde où Dieu seul est maître.

 

La cantate pour solo de basse Je veux porter ma croix appartient, selon Schweitzer, aux œuvres les plus glorieuses que Bach nous ait laissées. Le chanteur, plongé dans une douleur profonde, relève la tête pour accepter avec sérénité la volonté de Dieu. C’est une douleur transfigurée qui s’exprime dans ces tonalités paisibles et reposantes. Le croyant, courbé sous le faix, reprend haleine et accepte avec une ferme résolution de porter ce fardeau trop lourd pour lui seul.

Dans le petit chant Mon pèlerinage sur terre est semblable au voyage d’une nacelle, l’instrument accompagne la mélodie comme les vagues qui clapotent autour d’une barque glissant au fil de l’eau. Dans le chant final,

 

      Enfin, enfin, mon joug est enlevé,

 

la douleur apaisée, aux approches de la fin, se transforme en une joie presque surhumaine, elle salue la mort comme une libératrice, et s’élance

 

      bien loin, hors de ce monde,

      par-dessus monts et vallées.

 

On voit l’élu recevant la couronne de gloire que lui tend le Sauveur,

 

      avec des cris de victoire et de reconnaissance.

 

Les chorals de l’Église protestante sont le plus souvent repris dans les cantates et animés de la vie la plus intense. Beaucoup de ces chorals sont d’une force si puissante qu’on ne les croirait pas remaniés par Bach, mais plutôt composés entièrement par lui.

En entendant Pare-toi, ô mon âme, Mendelssohn s’écria : « Quand bien même la vie m’enlèverait la foi et l’espérance, ce seul choral me les rendrait tout à nouveau. »

Il faut avoir entendu une fois Je veux chanter ta gloire, ô Jéhova dans la version de Bach. Ce chant respire véritablement une joie débordante. La béatitude d’une âme, montant vers l’azur serein du ciel, ne trouve plus d’accents assez sublimes pour exalter son bonheur à la lumière divine. On peut dire des chorals de Bach le mot de Luther sur les psaumes : « Tu sondes les cœurs de tous les élus. » On partage leur misère et leur délivrance, leur douleur et leur reconnaissance. La musique nous entraîne dans toutes les profondeurs et sur toutes les hauteurs qu’un cœur humain peut mesurer.

Bien des chants harmonisés par Bach sont aimés encore aujourd’hui : Âmes, venez en ce jour..., – Viens, douce mort, – Bien-aimé Seigneur Jésus, où t’attardes-tu ? et Je me tiens près de ta crèche. Le chant Ô douce mort est la chose la plus émouvante qu’on puisse entendre à un enterrement. Il devrait être beaucoup plus connu.

 

 

LES ORATORIOS

 

Les oratorios que Bach composa pour Noël, Pâques et l’Ascension sont des œuvres plus grandioses que les cantates. Il leur a donné le nom d’oratorio bien qu’ils ne le soient pas au sens strictement musical, car les oratorios comportent une action. Mais Bach n’avait pas d’autre terme pour ces créations destinées à embellir les fêtes solennelles de l’Église.

L’Oratorio de Noël est une œuvre de très grande envergure. Il comprend l’histoire de la Nativité d’après St Luc et St Matthieu. Bach s’est servi des compositions qu’il avait dédiées à la maison princière de Saxe. Cette composition reprend de vieilles coutumes populaires : le bercement de l’enfant dont parle la poésie du moyen âge, le message des anges chanté par de jeunes garçons revêtus d’ailes et placés dans diverses parties de l’église, enfin le vieux chant des bergers avec accompagnement de chalumeaux. Cet oratorio, en trois parties, était exécuté trois jours fériés de suite, comme un chant des temps passés. Le génie de Bach lui a donné l’expression parfaite du mystère de Noël, par des accents qui ont quelque chose de surnaturel, de divin. La venue du Fils de Dieu, qui s’est fait homme, est saluée par des accords joyeux ; puis – ô merveille ! – au milieu du chant Comment te recevoir, retentit la mélodie Roi couvert de blessures. Le destin terrestre du Fils de Dieu est la croix. Ainsi la pensée dominante : Il s’est dépouillé lui-même, prenant la forme d’un serviteur, c’est l’humilité du pèlerin qui, sur cette terre, s’est fait pauvre afin que sa pauvreté nous enrichisse.

Une symphonie prélude à la seconde partie. Dans les champs, la nuit de Bethléem, les chalumeaux des bergers égrènent leur mélodie jusqu’à ce que les accords célestes du chœur des anges retentissent dans le lointain, descendent toujours plus intenses du trône de Dieu et dominent finalement le chant des hommes. Les bergers se hâtent vers Bethléem. On entend une berceuse exquise, tout est joie et lumière.

Dans la troisième partie, les Rois Mages s’acheminent solennellement à travers le pays, ils apportent de l’encens au Dieu qui s’est fait homme, de l’or au Roi, de la myrrhe au Sauveur destiné à mourir sur la croix. Ainsi ce chant en trois parties, l’allégresse, l’adoration et l’expiation, se développe en rythmes grandioses et solennels. Les magnifiques chorals de Noël de Luther et de Paul Gerhard : Sois béni, ô Jésus, – Du haut des cieux, – Que mon cœur tressaille de joie sont comme des fils d’or tissés dans le manteau de pourpre, étendu devant l’humble crèche de Bethléem.

 

Dans son Oratorio de Pâques, Bach obéissait à une vieille tradition : faire parler, comme dans un drame, les disciples Pierre et Jean se hâtant vers le tombeau et, ensuite, faire intervenir dans le dialogue les femmes près du sépulcre. Le texte biblique est laissé de côté. Les vers d’un poète inconnu l’ont remplacé. Et pourtant la joie de Pâques domine, solennelle et triomphante dans les accents de Bach. Devant la tombe béante, le chanteur s’écrie :

 

                Ouvrez, ô cieux,

            vos voûtes magnifiques,

                le Lion de Juda

            arrive, triomphant.

 

Ici encore, un ancien chant populaire est devenu l’hymne de Pâques de l’Église évangélique.

 

L’Oratorio de l’Ascension est tiré des récits bibliques de St Luc, de St Marc et des Actes des Apôtres. Des chorals retentissent : Ô toi Seigneur Jésus, Prince de la vie et Dieu remonte au ciel. Au milieu de ce triomphe, un intermède dramatique : Pierre et la mère de Jésus pleurent le départ du Sauveur – Pierre, voix de basse, avec ferveur, Marie, l’alto, avec exaltation. Mais leur tristesse se dissipe d’un regard vers le ciel où trône le Glorifié : Tout est en Ta puissance célèbre la domination du Fils de Dieu s’élevant au-dessus des enfants de la terre (Spitta).

 

Le Magnificat, chant de louange de Marie, tiré du premier chapitre de St Luc, est une œuvre chantée à Noël, au service de l’après-midi. Bach y a déployé toute la magnificence de son style. L’humble servante est élevée au rang de mère de Dieu. Son chant, accompagné de trois trompettes, débute plein de joie. Quelle ascension à la gloire que celle de l’humble servante que Dieu a anoblie ! Le chant se remplit d’une allégresse infinie quand Marie apprend que les générations l’estimeront bienheureuse. Comme les nuages d’or surgissent sans cesse de l’horizon, ainsi se succèdent les générations de la terre, toutes prosternées aux pieds de Marie la Bienheureuse, et chantant sa gloire. La déchéance des puissants est admirablement dépeinte ainsi que l’élévation des humbles. Les affamés, avides d’être rassasiés, apparaissent rayonnants. On croit assister au banquet divin où les indigents de la terre s’enrichissent de biens éternels. Et finalement, le chant de triomphe s’élève, sublime, célébrant l’accomplissement des promesses faites à Abraham et à sa postérité.

Malgré le texte latin employé par Bach, cette œuvre est essentiellement évangélique. « L’aimable servante, bénie de Dieu », décrite par Luther, sourit, bienveillante et humble, à son fils terrestre.

 

 

LA PASSION SELON SAINT JEAN

 

Et maintenant, les Passions.

Au moyen âge déjà, il était coutume de chanter l’histoire de la Passion, avec répartition de rôles, d’après les quatre Évangiles, durant les quatre jours de la Semaine Sainte. Un prêtre chantait les récits, un autre les paroles du Christ et un troisième les rôles des autres figurants. Un chœur chantait les paroles de la foule (turba). L’Église luthérienne a conservé cet usage bien que Luther ne lui attribuât pas une grande signification. Au cours des siècles, l’histoire de la Passion s’est développée musicalement. On distinguait les motets, dans lesquels la Passion était chantée par un chœur, et les drames de la Passion, où des solistes interprétaient les discours de Jésus et les paroles des nombreux personnages, tandis que le chœur représentait la multitude. Les drames de la Passion finirent par l’emporter : Schütz donna cette forme dramatique à sa Passion. Il ne fit que mettre en musique le texte biblique, sans l’entremêler de chorals et d’airs. Dans sa simplicité, elle fait penser à une gravure sur bois et produit encore aujourd’hui une vive émotion. Mais bientôt la poésie vint prendre la place du simple texte biblique. Le poète hambourgeois Brokes a composé un poème d’action réaliste et de langage rude, présentant l’horreur du drame dans une confusion sanglante. Bach a emprunté à cette œuvre une série d’airs pour sa Passion selon St Jean. Peut-être, ce chant pénétrant :

 

      Considère comme son dos,

              tout rouge de sang,

      se met à ressembler au ciel ;

      ainsi, quand les eaux de notre déluge

              se furent retirées,

      apparut le plus bel arc-en-ciel,

      comme signe de la grâce divine.

 

Mais sur le conseil d’un poète idéaliste, Bach a laissé de côté ces descriptions réalistes peu heureuses et les a remplacées par des strophes d’une intimité plus profonde, tel cet air de soprano :

 

      Répands-toi, mon cœur, en flots de larmes,

            en l’honneur du Maître suprême ;

      dis au monde et au ciel ta détresse :

            ton Jésus est mort.

 

Cette Passion selon St Jean fut très probablement exécutée, pour la première fois à Leipzig, en 1723 (non pas auparavant, à Köthen, comme le suppose Spitta). Elle rend parfaitement le caractère de l’histoire de la passion d’après St Jean, la souffrance, dans sa terrible prostration, mais aussi dans son sens divin et rédempteur. Le triomphe du Fils immortel de Dieu sur la désolation de l’humanité pécheresse. De là, ce quelque chose de pesant, de chargé dans la musique.

Le mystère de Golgotha éclate au milieu des hurlements irrités et de l’ardeur fanatique du peuple et de ses chefs. Des contrastes brusques et rudes sillonnent ce drame. D’emblée, le peuple, le souverain pontife, le sanhédrin et les soudards se présentent au comble d’une fureur déchaînée. Sois salué, Roi des Juifs – S’il n’était un malfaiteur expriment l’hostilité sarcastique et les hurlements répétés de la foule surexcitée : « Crucifie, crucifie », des milliers de bras furieux se tendent contre le ciel. Les flûtes stridentes et les hautbois dominent ; le sarcasme devient démoniaque. En face de cela, se dresse la majesté surhumaine et divine du Christ qui s’avance à travers l’abîme soutenu par les bras du Père. Bach a pris dans l’Évangile de Matthieu les pleurs de Pierre, le voile du temple qui se déchire et le tremblement de terre lors de la mort de Jésus. Il dépeint tout avec un réalisme poignant, le cinglement des coups de fouet, les pleurs amers de Pierre – on entend les soupirs et les gémissements du disciple désespéré.

Le chant Considère, ô mon âme est un sourire au milieu des larmes. On se croit transporté dans des prairies où fleuriraient des primevères célestes (Schweitzer). L’arc-en-ciel mentionné dans le texte se reflète dans les courbes mélodiques que tracent les instruments.

Et puis encore Quel est ton but, mon esprit ?, une douleur farouche et passionnée erre en proie au doute jusqu’à ce que la voix se brise en un brusque cri final.

Enfin, la majesté victorieuse du Fils de Dieu se dresse au-dessus des ténèbres de l’épouvantement.

 

            Seigneur, notre Dieu,

      dont la gloire est célébrée en tous lieux,

            montre-nous, par Ta Passion,

            que – Toi, le Fils de Dieu –

            Tu as été magnifié,

      dans ton extrême humilité,

            au siècle des siècles.

 

La pensée fondamentale du quatrième Évangile est ainsi exprimée dans toute sa plénitude. La Passion du Sauveur rachète l’iniquité terrestre, grâce à l’intervention divine.

 

 

LA PASSION SELON ST MATTHIEU

 

La Passion selon St Matthieu, la plus grande œuvre de Jean-Sébastien Bach, fut présentée le Vendredi Saint 1729. Le texte reprend intégralement l’histoire de la Passion, telle que la donne l’Évangile de St Matthieu, mais il est entrecoupé de cantiques et de chorals qui résonnent comme l’écho céleste de la tragédie de Gethsémané et de Golgotha. Picander a mis en vers le texte des récitatifs et des airs, Bach l’a secondé. C’est un texte qui, de nos jours encore, émeut le cœur des auditeurs par sa conviction profonde et naïve ; il n’apporte aucune dissonance dans le drame. Bach a choisi les chorals avec tant d’art et de piété que les meilleurs morceaux de nos recueils s’y trouvent assemblés. Chaque choral est à sa place et personne d’autre que Bach n’eût pu ordonner les chants avec une plus grande sûreté. Le texte même de cette Passion exalte son génie.

Qui oserait tenter de décrire la grandeur de ce poème musical ? C’est la prédication de la Passion la plus pénétrante de tous les temps, une prédication orchestrée. D’emblée, le début a quelque chose de gigantesque. Deux chœurs sont en présence. Ce sont les cortèges des femmes qui pleurent, accompagnant le Seigneur sur le chemin de la croix. C’était à l’origine la « Fille de Sion » que Brockes a placée dans sa « Passion ». Elle appelle les filles de Jérusalem : « Venez, filles de Sion, pleurez avec moi. » Mais cette « Fille de Sion » est devenue un cortège de pleureuses. Le Sauveur avance péniblement sous son fardeau. L’orchestre fait entendre un bruit sourd comme des pas chancelants sur les pavés de la rue.

« Voyez-le », crient les uns épouvantés. « Qui ? » demandent les autres, pleins d’effroi, « l’Époux ». « Comment ? » ils ne peuvent le croire. « Comme un agneau ! », – horrible lamentation ! Mais au-dessus de la populace s’élève un chœur de jeunes garçons, voix des anges qui contemplent d’en haut l’évènement infâme et accompagnent de leurs prières le Sauveur au Calvaire :

 

      Innocent agneau de Dieu, immolé sur le bois.

 

Après cette introduction, « l’évangéliste » raconte la Passion à partir de l’onction de Béthanie. À l’ouïe de ces accords, il semble que Bach ait dû revivre lui-même le Calvaire du Seigneur. Sa musique met en relief chaque étape de la voie douloureuse. Entre les récits s’intercalent les discours des personnages pris sur le vif. Pierre, exalté et ensuite si misérablement effondré. Judas, dans sa sournoise traîtrise. Caïphe, dans son orgueilleuse opiniâtreté. Le cri prophétique et angoissé de la femme du gouverneur. L’indifférence rigide du juge romain. Et, avant tout, Jésus lui-même. Quelle grandeur dans les paroles instituant la Sainte-Cène, comme si sa voix venait déjà des glorieuses sphères célestes. Son agonie en Gethsémané, c’est l’« homme » écrasé par la colère de Dieu, qui prend sur lui tous les péchés du monde. Et finalement, l’appel de « l’abandonné de Dieu », sortant des ténèbres profondes, agonisant, l’appel qui s’adresse pourtant au cœur du Père. Jamais personne n’a su exprimer par la musique, d’une façon aussi profonde, les dernières angoisses du Sauveur.

Bach a su graver dans nos cœurs tout ce qu’il y a d’humain et de divin dans la voie du Calvaire. L’indignation des disciples à l’annonce de la trahison : « Seigneur, est-ce moi ? » Au moment de l’arrestation, un chœur, révolté, veut parer les rudes coups des soldats : « Laissez-le, arrêtez, ne l’enchaînez pas ! » Et lorsque malgré tout ils l’entraînent, une clameur indignée retentit comme le tonnerre dans une nuit de tempête.

 

      Les éclairs et le tonnerre

      sont-ils celés dans les nuages ?

      Ouvre ton gouffre embrasé, ô enfer,

engloutis, anéantis, écrase d’une fureur soudaine

      le traître ignoble, le sang meurtrier !

 

Avant que Jésus ne soit conduit au souverain sacrificateur, la voix des femmes sanglote avec une tristesse poignante, d’après le Cantique des Cantiques :

 

            Où est allé ton bien-aimé,

            ô la plus belle des femmes ?

 

Alors, s’achève l’acte prévu de toute éternité. On s’indigne devant le dur mépris des soldats : « Devine qui t’a frappé ? » Un frisson angoissé saisit l’auditeur, lorsque les cris aigus de la foule cinglent l’air comme un coup de fouet : « Barabbas ! » et quand les basses profondes tout d’abord, puis les voix de femmes et d’enfants crient comme un peuple déchaîné :

 

            Crucifie, crucifie !

 

Et cette description remplit l’âme de détresse :

 

      Il sortit et pleura amèrement.

 

Des coups de fouet frappent le condamné. Une femme du peuple sort de la foule, on la voit se prosterner devant le gouverneur, tendre les mains et implorer la pitié :

 

                  Miséricorde !

      C’est le Sauveur qui est attaché là,

              quels coups, quelles blessures !

              Arrêtez, bourreaux !

 

Après le couronnement d’épines, dominant les salutations cruelles et moqueuses des soldats, retentit le choral Roi couvert de blessures..., la scène sanglante devient l’autel sacré où l’Agneau de Dieu donne son sang pour l’humanité perdue. La multitude railleuse passe devant la croix, les poings menaçants et la bouche pleine de sarcasmes. Mais voici un chant paisible et doux : « Voyez, Jésus a ouvert ses bras pour nous saisir ! » Ténèbres opaques, illuminées par l’éternelle miséricorde. La mort s’approche, le voile du temple se déchire – dans l’orchestre, ces notes figent l’auditeur. Le tremblement de terre gronde comme si les fondements de l’univers allaient s’écrouler. On descend le corps de la croix :

 

      C’est au soir, quand fraîchit la rosée,

      que s’accomplit la faute d’Adam.

      C’est au soir que le Seigneur l’accable.

      C’est au soir que revint la colombe.

                Ô temps heureux,

                Ô heure vespérale !

      L’alliance de paix est scellée avec Dieu,

      car Jésus a accompli son Calvaire.

 

La précieuse dépouille est cachée dans le tombeau.

 

      Maintenant le Seigneur est confié au repos !

              Mon Jésus, bonne nuit !

 

Chant paisible au-dessus du sépulcre, dans le jardin de Joseph. Nous nous agenouillons tout en larmes et nous chantons pour toi, près du tombeau :

 

    Repose doucement en quiétude bénie.

    Reposez-vous, membres desséchés.

Puissent votre tombeau et cette pierre tumulaire

    être pour toute conscience angoissée,

    un appui sûr et un lieu de repos pour l’âme.

Repose doucement en douce quiétude !

 

La complainte s’éteint, doucement, souffle et soupirs, pour éclater encore une fois triomphante dans un appel puissant :

 

      Repose doucement en quiétude bénie !

 

Les airs les plus sublimes accompagnent l’action : Regret et repentir brisent le cœur pécheur, Prends pitié, ô Dieu !, Mon Sauveur veut mourir par amour, Que des larmes inondent mes joues !, Viens, croix bénie, comme des perles serties dans la couronne d’épines du Crucifié en une chaîne resplendissante. Ta souffrance n’est pas vaine – vois, nous sommes prosternés devant Toi et ton expiation nous relève de la boue du péché vers la paix de Dieu. L’humanité rachetée entonne à jamais un hymne de repentir et de louange. Le choral Quand il me faudra, un jour, quitter cette terre est la berceuse bénie, chantée par les élus. Le Sauveur fait de la mort terrestre le seuil par où les pèlerins parviennent à la patrie céleste.

Tel est ce drame de la Passion évangélique. Plus grandiose, plus puissant, plus précieux que toutes les représentations qui – autrefois ou actuellement – ont voulu offrir aux spectateurs la rédemption à Golgotha. On sort de l’audition de cette Passion évangélique avec l’impression d’avoir vu les portes du Paradis ouvertes.

Et cependant cette œuvre émut à peine les auditeurs de Leipzig ! Nous n’avons pas d’écho de cette heure merveilleuse du Vendredi Saint où Bach, pour la première fois, offrit au monde ce joyau. Un biographe raconte que, trois ans plus tard, de nombreux ministres distingués et de nobles dames étaient réunis en haute assemblée paroissiale, lorsque fut chanté, avec grande dévotion, le premier chant de la Passion. Une vénérable veuve de la noblesse dit : « Que Dieu nous préserve, mes enfants ! On se croirait à l’Opéra-comique. » Il est à peine croyable que la Passion de Bach ne fît pas plus d’impression à Leipzig.

La Passion selon St Matthieu fut longtemps perdue. Ce n’est qu’en 1829 que Félix Mendelssohn et Édouard Devrient l’ont rendue au peuple, avec la collaboration de l’Académie de chant de Berlin. Depuis lors, elle brille comme une étoile sur le monde chrétien.

 

 

LA MESSE EN SI MINEUR

 

Il reste à mentionner une dernière grande œuvre, la Messe en si mineur. Ne semble-t-il pas extraordinaire que le maître de la musique protestante ait composé une messe ? N’oublions pas que le culte luthérien, tel qu’il était célébré à Leipzig, avait laissé subsister, intactes, les parties principales de la messe du moyen âge : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Benedictus, Agnus dei. Dans notre célébration de la Sainte-Cène, on chante également des airs que l’on chantait aux réunions des premiers chrétiens. Bach vécut à Dresde, a-t-il peut-être entendu des messes à l’église de la Cour ? La puissance émanant de la langue latine l’a-t-elle saisi ? cette langue magnifique qui résonne sous les chaudes voûtes d’une cathédrale comme un écho de la magnificence universelle de l’Église du Christ. On pense que Bach écrivit cette Messe pour l’église Ste-Sophie de Dresde. Il n’en a jamais entendu l’exécution. Elle est trop longue pour un culte, elle dure deux heures. C’est une musique qu’on ne saurait nommer ni catholique, ni protestante, car elle est une profession de foi universelle qui unit les disciples du Christ de tous les temps et de toutes les nations.

La foi chrétienne était pour Bach quelque chose de fermement acquis, une fois pour toutes. Il n’y avait donc pas lieu à interprétation ou à controverse. L’allégresse et la conviction d’une foi immense imprègnent son œuvre : « C’est pourquoi, d’âge en âge, la communauté des chrétiens s’appuie sur ce roc ! » Et pourtant, il s’y trouve aussi des passages où la foi apparaît comme la puissance qui inonde le cœur du croyant et l’élève vers ce qui est éternel. Tous deux vont ensemble, la confession de l’Église et l’expérience du croyant pour qui le Christ est une force et une source de vie.

Cela apparaît d’emblée dès le Kyrie Eleison : on y entend d’abord une supplication solennelle de la « sainte Église chrétienne » vers laquelle se pressent sans cesse de nouvelles nations qui mêlent leurs voix à sa prière ; ensuite dans le Christe Eleison, une joie sereine, une requête heureuse et confiante de l’âme à son Sauveur. Enfin, l’allégresse du Gloria ; toute la voûte des cieux s’ouvre et un hymne d’adoration monte vers le ciel, tel l’encens des fidèles en prières, louant les miracles du Dieu riche en miséricorde.

Le Credo est le Symbole de Nicée, tel qu’il est chanté à l’Église catholique. Bach a incorporé dans cette puissante harmonie l’ensemble des croyances chrétiennes. On voit comment la chrétienté tout entière revit dans la prière les miracles de la création, de la rédemption et de la sanctification, et comment elle en fait sa profession dans la paisible certitude de la foi. Le mystère de l’incarnation, la tragique nécessité de la mort expiatrice, l’allégresse triomphante de la résurrection, la puissance de l’Église du Christ, l’heureuse certitude de la rémission des péchés, la vision grandiose de la résurrection des morts et de la vie éternelle, tout cela acquiert une souveraineté devant laquelle l’assemblée des fidèles se prosterne, humble et sûre de la victoire.

La puissance du Sanctus est indescriptible. On se trouve au temple avec Ésaïe, et l’on contemple la clarté infinie de Dieu. Des chœurs d’anges entourent le trône du Tout-Puissant. En multitudes innombrables, les élus s’y pressent aussi, jusqu’à ce que tout le sanctuaire des cieux ne soit plus qu’une seule louange au Dieu Saint ! Dans les derniers morceaux, Benedictus et Agnus Dei, la messe devient l’expression de la paix que donne l’Agneau de Dieu au monde tourmenté. Toutes les tempêtes sont passées. Le péché est effacé. Une clarté paisible descend du ciel. Le jour de l’éternité se lève et répand à jamais la lueur de ses rayons d’or.

Ainsi le génie du maître a terminé son cycle musical : de la Passion du Sauveur à l’achèvement des temps où Dieu est tout en tous.

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

VERS L’ÉTERNELLE LUMIÈRE

 

 

À mesure que Bach vieillissait, ses enfants s’épanouissaient autour de lui. Il en perdit cependant plusieurs, au cours de son existence. De vingt, il en resta neuf en vie. Les fils aînés occupaient des places dans la magistrature. Friedemann était organiste à Halle, Philippe-Emmanuel, claveciniste à la Cour de Potsdam, Jean-Christophe-Henri à l’âge de dix-huit ans était musicien privé à Bückeburg. Parmi les filles, Liesgen avait épousé un élève favori de son père, Jean-Christophe Altnikol. Un autre de ses enfants était malheureusement peu doué. Ce pauvre être chétif se cramponnait au nid familial. Parfois un souffle du génie paternel éclatait dans sa sombre vie végétative. Il se mettait alors au piano et ses doigts faisaient sortir des touches des sons étrangement mornes, reflets de son âme obscure. Un fils, Jean-Gottfried-Bernard, fit souffrir son père : insouciant, faiseur de dettes, il disparut subitement pour réapparaître tout à coup à Jena, où il mourut peu de temps après.

Un calme paisible semblait planer sur la maison, lorsque vint une dure épreuve.

La vue de Bach commençait à baisser. Ce n’était pas étonnant, car dans sa jeunesse il avait fatigué ses yeux en copiant de la musique, souvent pendant des nuits entières ; plus tard il ne les ménagea pas davantage. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire le manuscrit original de la Passion selon St Matthieu et admirer ces milliers de notes écrites avec tant de minutie et une clarté merveilleuse. On se représente ce myope, penché sur ses feuilles de notes, écrivant jusqu’au crépuscule ce que lui dictaient les voix célestes. Finalement il contracta une douloureuse maladie des yeux. Sur les conseils de ses amis, il eut recours à un oculiste de passage à Leipzig ; on parlait beaucoup de ses traitements merveilleux. Ce médecin tenta une opération, mais elle ne réussit pas. « Non seulement il ne pouvait se servir de ses yeux, mais son corps d’ordinaire si robuste était tout bouleversé par l’opération, par des médicaments nocifs, à tel point qu’il demeura presque toujours maladif pendant plus d’une demi-année », voilà ce que racontent des amis sur cette période d’amères souffrances.

Il ne se laissa toutefois pas abattre. On le voit, devenu aveugle, assis à l’orgue qui lui est cher. Comme Faust vers sa fin, il peut s’écrier : « L’obscurité semble me pénétrer de plus en plus profonde, mais au-dedans brille une claire lumière. » Ses doigts trouvent les touches, font jaillir de l’instrument souverain les vieilles mélodies puissantes et triomphantes, et l’église s’emplit de splendides harmonies. L’obscurité terrestre ne saurait arrêter la clarté d’En haut.

Il sentait l’approche de la mort.

Alors il dicta à son gendre Altnikol une fantaisie sur le choral :

 

      Dans notre grande détresse,

      si nous ne savons plus où aller,

      que nous ne trouvions aide ni conseil ;

      si tôt ou tard, nous sommes en souci,

 

      voici notre unique consolation,

      t’implorer ensemble,

      ô Dieu fidèle, te supplier,

      délivre-nous de l’angoisse et de la misère.

 

Bach lui fit mettre en tête du travail :

 

             (À chanter sur la même mélodie)

 

      Je m’approche de ton trône, ô Dieu

      et je t’adresse cette humble prière :

      Ne détourne pas ta face clémente

      De moi, misérable pécheur.

 

      Accorde-moi une fin bénie

      Ressuscite-moi, au dernier jour, Seigneur,

      Que je te contemple pour l’éternité.

      Amen, amen, exauce-moi.

 

Schweitzer dit de cette dernière œuvre qu’elle est à part parmi toutes les œuvres de Bach : « L’art du contre-point qui s’y révèle est si parfaite qu’aucune description ne saurait en donner une notion plus complète. Chaque phrase de la mélodie est traitée en une fugue, dans laquelle le thème inversé figure chaque fois en contre-fugue. Les voix s’y entremêlent si aisément que l’art s’affirme dès la seconde ligne, il est l’instrument du génie qui parle par cette Harmonie en sol mineur. Le bruit du monde ne pénétrait plus par les fenêtres. Les harmonies de l’Au-Delà inondaient déjà le maître mourant. Aussi cette musique n’a-t-elle plus aucun accent douloureux. Les croches paisibles se meuvent loin de toute passion humaine. Le mot « transfiguration » illumine toute l’œuvre. » Le Seigneur prenait à lui son serviteur, dans le chariot flamboyant de son art sacré.

Il arriva encore une chose merveilleuse. Un matin, Bach vit à nouveau et ses yeux purent supporter le jour. Il lui fut accordé une dernière vision de la lumière terrestre, mais quelques heures plus tard une attaque le frappait, suivie d’une forte fièvre. « Le 28 juillet 1750, Bach, âgé de soixante-six ans, s’en alla, paisible et heureux par la grâce de son Sauveur », comme l’écrit son nécrologue.

On l’enterra sans grande pompe. La ville prit peu de part à ce deuil. L’endroit même de sa tombe fut bien vite oublié. On savait seulement qu’il reposait près de l’église St-Jean. Lors d’un agrandissement de cette église, en 1824, on rechercha ses ossements, on trouva le squelette d’un homme âgé dont la taille et le crâne présentaient des similitudes frappantes avec des portraits connus de Bach. Ses os reposent maintenant sous l’autel de l’église.

Telemann fit un sonnet sur son ami, mais ses vers aimables ne laissent rien soupçonner du génie qui dépasse le monde.

Bach n’avait que faire des louanges humaines. Son chant, tombé dans l’oubli pendant des années, fait aujourd’hui le tour du monde. Et son art, aussi longtemps que vivra la foi chrétienne, demeurera la plus grandiose glorification de Dieu qui ait jamais retenti sur la terre.

Ces mots, humbles et simples, qu’il inscrivait au bas de ses œuvres, disent comment il a vécu :

 

Soli Deo gloria !

 

 

 

 

Charles HESSELBACHER, Le cinquième évangéliste,

Delachaux et Niestlé, 1937.

 

Traduit de l’allemand par Madame J. Paris.

 

 

 

 

 



1  Les concertistes jouaient les soli, les ripiénistes exécutaient les accompagnements.

2  Le Dr Albert Schweitzer, médecin missionnaire au Congo français, est un des plus grands connaisseurs de la musique de Bach.

 

 

 

 

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