Tolstoï et le patriotisme

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

James HOCART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Doit-on discuter le patriotisme ? J’ai lu quelque part que le patriotisme est comme l’amour, qui s’évanouit dès qu’on se met à le raisonner. Le patriotisme et l’amour devraient donc rester à l’état de sentiments aveugles pour pouvoir subsister. Cela n’est guère flatteur ni pour le patriotisme ni pour l’amour. Et puis, à notre époque de critique et de révision de toutes les croyances, une pareille fin de non-recevoir a peu de chance de succès. Elle paraîtrait plutôt suspecte : ne serait-ce point parce qu’on croirait le patriotisme trop difficile à défendre qu’on se réfugierait dans l’abstention ?

Mais toutes ces questions préambulaires sont oiseuses. La discussion est née, elle existe, elle est même ardente et passionnée. S’y dérober est une impossibilité de fait.

Dans ce débat, que les déclarations antipatriotiques de M. Hervé sont venues attiser, nous rencontrons deux opinions extrêmes, les adversaires résolus de tout patriotisme, et les partisans d’un patriotisme étroit, exclusif, allant jusqu’à relever les anciennes barrières, à envenimer les vieilles jalousies et inimitiés entre peuples. À égale distance des deux, n’y aurait-il pas place pour un patriotisme large, éclairé, capable de s’harmoniser avec l’amour pour l’humanité ?

 

 

I

 

L’adversaire le plus célèbre et le plus sérieux du patriotisme, c’est le grand écrivain russe Tolstoï.

En 1893, la visite des marins russes à Toulon et à Paris et l’enthousiasme délirant qui les accueillit inspi èrent à Tolstoï une protestation qui fut publiée en un petit volume sous ce titre : L’esprit chrétien et le patriotisme. Il y attaquait toutes les alliances politiques entre peuples ou gouvernements comme des manifestations du patriotisme, et il dénonçait le patriotisme lui- même comme un sentiment antichrétien et antihumain, comme un égoïsme coupable. Le Christ ne nous a-t-il pas enseigné à nous aimer tous d’un amour égal en enfants du même Père ? Le devoir est donc d’abolir la distinction entre compatriotes et étrangers et de supprimer toutes les conséquences de cette distinction : hostilité contre les étrangers, participation à la guerre ou aux préparatifs de guerre. Le devoir est d’entretenir des relations identiques avec tous les hommes, à quelque pays qu’ils appartiennent 1.

On le voit, l’argument de Tolstoï est celui-ci : il y a opposition entre le patriotisme et l’amour de l’humanité.

Nous estimons que Tolstoï fait erreur et que le patriotisme bien entendu est un sentiment particulier qui n’a rien d’incompatible en lui-même avec l’amour général de l’humanité.

En fait, nous avons des affections particulières : nous n’éprouvons pas exactement les mêmes sentiments pour tous les êtres humains quels qu’ils soient. L’amitié, la reconnaissance envers un bienfaiteur, l’amour conjugal et parental, la piété filiale, la compassion pour le malheureux, voilà des affections particulières, qui, nous le constatons tous les jours, ont plus d’intensité que l’amour général pour le prochain dans sa simple qualité d’homme.

En droit moral, ces affections particulières seraient-elles injustifiables, et tout homme, parce qu’il est homme, devrait-il être aimé de nous précisément de la manière et au même degré que ceux que nous appelons amis, bienfaiteurs, maris, femmes, enfants, victimes du malheur ?

Je ne veux pas répondre que l’affirmative froisserait tous nos sentiments. Ce serait une pétition de principes, puisque ces sentiments sont la chose même dont l’affirmative contesterait la légitimité. Évidemment, si l’on disait à une mère : « Vous devez aimer n’importe quel enfant autant que le vôtre propre », elle protesterait de toute la force de son cœur ; mais un adversaire des affections particulières ne verrait dans cette protestation qu’un cri d’égoïsme maternel.

C’est donc au jugement de la raison qu’il faut soumettre cette affirmative.

Or, la raison nous enseigne que plus les causes qui agissent sur notre sentiment sont nombreuses, plus ce sentiment doit forcément gagner en intensité : l’effet doit être en rapport avec les causes, doit grandir avec les causes. Le fait général d’une nature semblable à la mienne dans ses traits principaux, le fait d’être homme, voilà une cause qui doit provoquer en moi homme un sentiment d’affection humaine : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », tu aimeras dans ton prochain l’être humain comme tu l’aimes en toi-même. Mais si tel être humain possède des qualités de droiture, de courage, de bonté qui me plaisent, qui ont pour moi un attrait, un charme tout spécial, ces qualités ne seront-elles pas une nouvelle cause agissant sur mon sentiment d’affection humaine pour le stimuler encore ? Si un homme m’a rendu quelque grand service, m’a tiré d’un embarras cruel, m’a sauvé de la mort, son bienfait ne sera-t-il pas aussi une cause de stimulation pour mon sentiment d’affection humaine ? Si des époux se font le don mutuel de leurs personnes et de leur vie ; s’ils donnent le jour à des enfants qui ne sont pas seulement des êtres humains en général, mais qui sont en plus chair de leur chair et âme de leur âme ; si des enfants sont dès le sein de leur mère et pendant les longues années de l’éducation les objets de la tendresse et du dévouement de leurs parents ; si un malheureux nous offre le spectacle émouvant de sa dure souffrance : ne sont-ce pas là autant de causes qui ne peuvent manquer d’exciter notre sentiment, de le fortifier, de l’intensifier encore ? II me paraît qu’il ne saurait en être autrement. La raison justifie le mouvement naturel de notre cœur s’élevant à divers degrés d’affection selon les sollicitations diverses qu’il subit. Ce qui serait irrationnel, ce serait la tentative de maintenir le sentiment de l’homme à un niveau toujours égal, toujours le même, avec un complet mépris des cas et des circonstances.

Dira-t-on que ceci n’est qu’un argument rationnel et que la morale use d’une autre logique que la raison, qu’elle a des raisons que la raison ne connaît pas ? J’estime qu’il ne peut y avoir de conflit entre la morale et la raison : la morale est tenue de souscrire aux justes conclusions de la raison. Une morale antirationnelle ou suprarationnelle est une morale de moine et de couvent ; ce n’est pas la morale de la vraie vie humaine.

Un exemple nous fera voir que la morale est bien obligée de suivre la raison en reconnaissant une hiérarchie de sentiments pour fonder sur elle une hiérarchie de devoirs. Je suppose une mère qui a quatre enfants. Son temps, ses forces sont limités, comme c’est le cas pour nous tous. Je suppose que, ne pouvant tout faire, elle néglige ses enfants pour donner ses soins, dans quelque asile philanthropique, à des enfants abandonnés. Y a-t-il un moraliste quelconque qui ose dire : « Cette femme fait son devoir ; elle se dévoue à des enfants peu importe lesquels ; enfants pour enfants, tous se valent. » Non, chacun dira : « Elle a tort. Ses premiers devoirs sont envers ses propres enfants. » Pourquoi ? parce que ses liens naturels avec eux sont plus forts. C’est convenir, n’est-ce pas ? qu’elle doit avoir pour eux une affection plus vive, résultant d’une cause spéciale, sa maternité même.

Donc les affections particulières naissent à bon droit : la raison et la morale les légitiment.

Cette première conclusion en implique une seconde : c’est que ces affections particulières ne sont pas dans leur essence même en opposition avec l’amour de l’humanité que la raison et la morale recommandent impérativement.

Oh ! sans doute, un individu peut s’absorber dans ses amitiés, dans ses affections de famille, et en faire des égoïsmes. Mais cela n’est pas une nécessité. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’être à la fois fort attachés à notre famille et à nos amis, et fort dévoués à des œuvres de charité et d’intérêt public ? On en voit de nombreux exemples. Admettre des degrés dans l’affection, c’est affirmer l’existence de l’affection à chacun de ces degrés ; ce n’est pas la nier ni l’abolir à aucun degré. Aimer autrement, aimer plus ou moins, c’est toujours aimer ; ce n’est pas être indifférent ou hostile.

 

 

II

 

Cela posé, une seconde question se présente à notre examen : le patriotisme est-il une de ces affections particulières conciliables avec l’amour pour l’humanité ?

La réponse de Tolstoï est catégorique : Non, le patriotisme n’est pas conciliable avec l’amour de l’humanité.

La première raison qu’il en donne, c’est le caractère agressif et belliqueux du patriotisme.

Si l’on envisage le patriotisme sous la forme qu’il a prise si généralement dans le passé et sous laquelle, hélas ! il se présente encore aujourd’hui, on ne peut que donner raison à la critique de Tolstoï. Inutile de rappeler la place formidable occupée dans l’histoire par les conflits sanglants de la guerre ; inutile d’insister sur l’importance prééminente accordée à l’heure qu’il est par tous les gouvernements et tous les peuples de l’Europe à la question militaire. Des millions d’hommes sont sous les armes, des milliards de francs sont affectés chaque année aux budgets de la guerre et de la marine ; les engins de destruction se multiplient et se perfectionnent sans cesse.

Comme Tolstoï le fait observer, tous les gouvernements affirment que leurs armements et leurs alliances n’ont d’autre but que le maintien de la paix. Mais si tous étaient en réalité si pacifiques, pourquoi tous ces armements ? On ne se met sur une si forte défensive que quand l’offensive est à craindre ; et s’il n’y avait que gouvernements et peuples pacifiques, d’où pourrait venir cette offensive ? En vérité, chaque peuple le sait bien, l’offensive est à redouter : de-ci de-là il y a des ambitions, des appétits, des désirs d’extension ou d’expansion, d’où peuvent naître des conflits d’intérêts ; de-ci de-là il y a des rivalités, des rancunes et des animosités qui pourraient, dans des circonstances tentatrices, précipiter les peuples les uns sur les autres. L’esprit d’agression est la vraie cause, la cause première de tout l’appareil militaire qu’on met une si fâcheuse émulation à accroître. Quand on ne l’utilise pas, ce n’est pas par amour universel de la paix ; c’est plutôt par la peur réciproque que s’inspirent les nations si épouvantablement armées. Et les boucheries de la guerre russo-japonaise sont bien de nature à renforcer cette frayeur. Mais imaginez une grande nation isolée et hors d’état de se faire craindre, serait-elle longtemps respectée dans tous ses droits et dans toutes ses possessions ?

On pourrait en dire long sur ce chapitre. À quoi bon ? Nul ne doute qu’il n’existe dans bien des pays un patriotisme chauvin, belliqueux, agressif : un jingoïsme britannique, un nationalisme français, un pangermanisme, un panslavisme. Ce patriotisme est toujours très puissant, il est même actuellement en forte recrudescence. Cependant, ces faits reconnus, nous demandons si ce genre de patriotisme est le seul possible ; si l’esprit belliqueux et agressif est indissolublement associé à tout patriotisme ?

À ceux qui le pensent, nous commençons par objecter des faits. Il en est un que je serais tenté de citer, c’est que dans tous les pays il y a un nombre croissant de citoyens qui ont l’amour de la patrie, qui le prouvent par leur dévouement à sa prospérité matérielle et morale et qui n’en sont pas moins résolument hostiles à la guerre. Mais, comme on les accuse de sacrifier leur patrie à un vague humanitarisme, il faudrait rencontrer les critiques de leurs adversaires, Brunetière en tête, qui a dénoncé avec fracas dans sa revue les mensonges du pacifisme. Au lieu d’entrer dans ce débat, je préfère alléguer d’autres faits qui sont au-dessus de toute discussion et que nous pouvons opposer avec une égale force à tous ceux qui affirment l’indissolubilité de l’alliance entre le patriotisme et l’esprit belliqueux, soit comme Tolstoï pour conclure à l’abolition du patriotisme, soit comme les nationalistes pour en déduire la nécessité d’un chauvinisme militariste en guise de patriotisme. Ces faits nous sont fournis par deux petits peuples européens, la Belgique et la Suisse. Leur neutralité leur interdit tout esprit d’agression, d’hostilité contre leurs voisins. Leurs armées peuvent servir à la défensive, jamais. à l’offensive. Ils sont donc pacifiques par la force des choses. Est-ce que le patriotisme leur est pour cette raison chose interdite, chose impossible ? Est-ce que les Belges ne peuvent aimer avec ardeur leur pays et chercher à y développer le commerce, l’industrie, l’instruction, la moralité, la religion, l’organisation sociale et politique ? N’est-ce pas un fait notoire que les Suisses ont un attachement passionné pour la libre Helvétie ? On pourra dire tant qu’on voudra que la situation des autres peuples est différente, qu’elle leur crée d’autres difficultés et responsabilités : cela ôte-t-il quelque chose à la réalité de ce fait, qu’il existe déjà dans le monde un patriotisme sincère et vibrant sans esprit agressif et belliqueux ? Cela ôte-t-il quelque chose à la légitimité de la conclusion que nous en tirons : le patriotisme et l’esprit agressif ne sont pas inséparables ?

À l’appui de sa thèse que le patriotisme est en contradiction avec l’amour de l’humanité, Tolstoï donne une seconde raison, ou du moins il élargit la première, en remontant de l’esprit d’agression à sa source, qui est l’égoïsme, et il affirme que le patriotisme est nécessairement égoïste parce qu’il tend à poursuivre le bien-être d’une seule nation par le mal-être des autres nations. Voici ce qu’il écrit : « Ce sentiment n’est autre chose que la préférence accordée par chacun à son propre pays comparé à tous les autres, et il s’exprime parfaitement dans cette chanson allemande : « Deutschland, Deutschland über Alles ! » (l’Allemagne, l’Allemagne pardessus tout) ; remplacez seulement Allemagne par le nom d’un État quelconque et vous aurez la formule complète du patriotisme. Il est possible qu’un pareil sentiment soit très désirable et très utile aux gouvernements, ainsi qu’à l’intégrité des États ; seulement il est bien clair que ce sentiment n’est pas sublime, mais au contraire stupide et immoral. Il est stupide parce que si chaque État se considère comme supérieur aux États voisins, aucun d’eux ne se conforme à la vérité ; – il est immoral parce qu’il pousse inévitablement chacun de ceux qui l’éprouvent à tâcher d’acquérir pour son gouvernement et ses concitoyens toutes sortes d’avantages au détriment des États voisins ; - or cette tendance est directement contraire à la loi morale qui dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. »

« Le patriotisme a pu être une vertu dans le monde ancien, où il exigeait de l’homme un dévouement à l’idéal le plus élevé qui lui fût alors accessible, celui de la patrie. Mais comment le patriotisme pourrait-il être une vertu pour notre époque, alors qu’il réclame précisément le contraire de ce que notre religion et notre morale nous commandent ; alors qu’au lieu de nous faire regarder les hommes comme tous égaux et tous frères, il nous fait considérer un État et une nation comme supérieurs à tous les autres ? C’est peu de dire que ce sentiment n’est plus de nos jours une vertu : c’est un vice. »

Assurément le sentiment qui pousse les nations – est-ce bien le cas des petites nations ? ce sentiment leur est-il bien possible en fait ? – disons donc plutôt qui pousse certaines nations à se déclarer supérieures à toutes les autres, et à se fonder sur cette supériorité pour tâcher d’acquérir toute espèce d’avantages au détriment des autres États, ce sentiment n’est pas une vertu, c’est un vice. Ce sentiment existe, cela est incontestable ; c’est encore le patriotisme de bien des gens dans les grands pays qui peuvent rivaliser de puissance. Cependant, en opposition à ce patriotisme égoïste, exclusif, accapareur, ne pouvons-nous pas placer un autre patriotisme plus éclairé, qui ne pousse pas à l’antagonisme, mais reconnaît la solidarité des peuples dans le grand travail de l’humanité ?

La marche des choses apprend à tous ceux qui veulent ouvrir les yeux que les peuples ont beaucoup d’intérêts communs, et que les lignes de leur activité et même de leurs sympathies ne peuvent s’arrêter aux frontières, mais doivent se prolonger au-delà. Les catholiques, les protestants, les socialistes d’un pays ne trouvent-ils pas dans d’autres pays des gens avec lesquels ils sont en communauté d’idées et de sentiments ? Est-ce que la science, la littérature, l’art peuvent être choses simplement nationales ? Une découverte scientifique, un beau drame, un tableau lumineux ou une symphonie magnifique ne deviennent-ils pas rapidement, quel que soit leur lieu d’origine, la propriété et la joie de tous ? Et malgré les efforts que les peuples font encore souvent pour se supplanter commercialement, industriellement, financièrement, peuvent-ils empêcher l’établissement entre eux d’une foule de liens commerciaux, industriels et financiers ? Est-il un seul peuple de quelque importance dont les citoyens n’aient à l’étranger des intérêts nombreux, quand ce ne serait que par le placement de leurs économies en fonds d’État divers ? Que de portefeuilles font vivre en bonne harmonie les titres français et allemands, hongrois et autrichiens, japonais et russes ! Est-il un seul peuple qui ne souffre par répercussion d’une crise éclatant sur quelque point du globe et jusqu’en extrême Orient ? Le patriotisme de bien des gens se rend nettement compte de cette solidarité internationale et répudie comme insensée aussi bien qu’immorale l’idée qu’un peuple doit chercher à conquérir toutes sortes d’avantages au détriment des États voisins. La prospérité de tous sert mieux l’intérêt national de chacun.

 

 

III

 

Nous repoussons donc la thèse tolstoïenne que le patriotisme est nécessairement belliqueux et égoïste. Il peut y avoir, il y a un patriotisme supérieur parfaitement conciliable avec l’amour de l’humanité.

Comment entendons-nous ce patriotisme humanitaire ?

Voici la définition que nous en donnons : le patriotisme doit être l’attachement à une nation particulière en tant que groupe d’hommes essayant de réaliser dans des conditions propres et sous des lois communes la meilleure organisation sociale et politique de la vie humaine.

Nous parlons de groupes d’hommes. Personne ne conteste la nécessité pour les hommes de se réunir en groupes, de former des sociétés. La valeur de l’individu est grande ; mais, nous le savons tous, l’individu ne peut vivre, agir, se développer que dans la vie sociale. L’isolement absolu, c’est la mort. L’individu a d’abord le groupe de la famille qui le reçoit, le conserve, l’entretient, l’éduque. Mais la famille est trop petite ; il a besoin d’un milieu social plus large, plus riche. Il y a bien l’immense société de l’humanité dont l’activité passée et présente lui offre de prodigieux trésors où il peut puiser. Toutefois, l’humanité est une société trop vaste pour certaines fins. Le nombre, les distances, les diversités de langues empêchent cette concentration d’efforts qui est indispensable à la réalisation d’œuvres définies et concrètes. Aussi formons-nous des associations particulières en vue de buts commerciaux, littéraires, religieux et autres. Eh bien, la nation est une association particulière qui existe en vue de l’organisation civile et politique.

C’est cette nature de la nation qui nous la fait définir comme un groupe d’hommes réunis sous des lois communes. Des lois communes, tel me paraît le fait capital qui constitue la nation.

On a souvent posé cette question : Qu’est-ce qu’une nation ? Et on a tenté d’y répondre par des définitions le plus souvent inadéquates. Nous savons bien que ce ne sont pas des divisions du sol qui constituent les nations : si nous allons d’ici 2 en Suisse au travers du Luxembourg et de l’Allemagne, nous glissons d’un pays dans l’autre sans nous en apercevoir ; sauf de rares exceptions, comme celle de la Grande-Bretagne entourée par la mer, il n’y a pas de démarcations naturelles, de larges fossés entre les peuples. Ce n’est ni la communauté de la langue, ni celle de la race ou de la religion : que de nations formées de plusieurs races, parlant plusieurs langues, professant plusieurs religions ! Ce n’est pas non plus la communauté des traditions ; car dans un même pays, la France, par exemple, tels citoyens peuvent se rattacher aux traditions catholiques et royalistes, tels autres aux traditions orléanistes et constitutionnelles, tels autres aux traditions révolutionnaires et républicaines. En somme que reste-t-il, quel trait général, pour caractériser une nation, sinon l’unité de lois et de gouvernement ? Si nous allons nous mettre à côté d’un poteau marquant la frontière entre la Belgique et la France, quelle différence y aura-t-il entre les habitants de la première maison belge au nord et de la première maison française au sud ? Je crois que le plus souvent nous ne pourrons en découvrir aucune autre que celle d’être placés sous un autre gouvernement et sous d’autres lois.

Cette unique distinction n’est cependant pas de petite importance et elle en implique d’autres, moins précises, dont nous aurons à dire quelques mots. Les lois sont le fruit d’un long développement historique et l’expression de tout un ensemble d’idées théoriques et pratiques. Elles règlent non pas tout, sans doute, – nous réglons beaucoup nous-mêmes, notre profession, notre genre de vie ; nous n’admettrions plus des lois nous inféodant au métier paternel, ou fixant l’étoffe et la coupe de nos habits, – mais nombre de relations humaines essentielles, famille, propriété, échanges, contrats, administrations diverses, etc. Elles supposent donc chez ceux qui les ont formulées et votées une conception déterminée de la vie sociale, de sa nature, de son but. Elles dépendent de cette conception. Si celle-ci est imparfaite, défectueuse, si elle ne tient pas la balance égale entre tous les membres de la société et tous leurs intérêts, elle produira des lois imparfaites et défectueuses ; par exemple des lois favorisant les classes riches et puissantes au détriment des faibles et des petits, favorisant la minorité aux dépens de la majorité, l’homme aux dépens de la femme, le militarisme aux dépens de l’instruction. Si la conception est bonne, large, complète, les lois seront équitables pour tous, propices au développement de tous, à l’essor de toutes les activités agricoles, industrielles, commerciales, artistiques, scientifiques, morales. Et alors la nation pourra marcher d’un pas assuré vers le but que nous lui assignons dans notre définition, la meilleure organisation sociale et politique de la vie humaine. Assurément, c’est un rôle bien éminent que celui du groupe national ainsi compris.

Nous avons dit aussi que les groupes d’hommes constitués en nations doivent poursuivre leur but dans les conditions qui leur sont propres. C’est reconnaître qu’il existe entre elles une mesure de diversité qui est nécessaire parce qu’elle est dans la nature même des choses.

La diversité est en effet une des grandes lois de la vie. Tolstoï, absorbé par son désir passionné d’union entre les hommes, perd trop de vue cet aspect-là de la nature en général et de la nature humaine en particulier. Il ne voit que l’ensemble ; il veut avec tant de force le bien de l’ensemble, qu’il en arrive par sa doctrine de renoncement, d’abnégation personnelle, à sacrifier les individualités. Or, observez les faits : la volonté divine, en constituant les êtres ou en dirigeant leur évolution, leur a imprimé à tous des caractères individuels. On l’a dit bien des fois, il n’y a pas sur un arbre deux feuilles absolument semblables, et il n’y a pas dans le monde deux êtres humains absolument identiques. Quand nous nous envisageons comme individus, n’est-ce pas avec nos natures différentes, avec les aptitudes distinctives de notre personne, que nous sommes appelés à travailler au bien commun ? Nos différences dérivent de notre imperfection ; c’est parce que nous n’avons pas toutes les qualités, toutes les capacités, toutes les vertus, que nous ne sommes pas identiques, mais divers. C’est donc en associant nos forces imparfaites, nos lumières imparfaites, c’est en nous complétant les uns les autres, que nous devons poursuivre l’intérêt général.

Ce qui est vrai des individus l’est également des nations : il n’y en a pas deux identiques ; elles ont toutes leurs diversités de nature.

Ces différences ne sont pas très faciles à spécifier ; mais elles existent. Elles me paraissent consister moins en quelques traits généraux communs à tous les membres de chaque nation que dans une combinaison particulière de plusieurs éléments spéciaux. Je m’explique. On parle souvent de mentalité nationale, de caractère national, d’âme nationale ; on a fait récemment un curieux abus de cette dernière expression : on s’est plu à déployer devant nous l’âme française, l’âme belge, l’âme russe, l’âme japonaise, etc. Et chacun mettait un peu dans ces âmes diverses ce qu’il voulait y trouver ; il y mettait probablement beaucoup de sa propre âme. On a quelque peine à comprendre la possibilité d’une physionomie morale identique chez des Français aussi différents que le Provençal et le Breton, que le Gascon et l’Auvergnat, que le Bourguignon et le Lorrain ; ou chez des Belges aussi distincts que le Flamand et le Wallon ; ou chez des Suisses de races aussi tranchées que les Bernois, les Vaudois et les Tessinois. Ce qui nous paraît plus intelligible et plus conforme à la réalité, c’est l’attribution des diversités nationales non à une sorte d’âme unique que posséderait en propre chaque nation, mais à l’amalgame particulier que formeraient ses éléments variés.

Ce qui différencierait par exemple la Belgique de la Suisse, ce serait que les principaux éléments en présence sont au nombre de deux en Belgique et de trois en Suisse et qu’ils sont en Belgique l’élément flamand et l’élément wallon, et en Suisse l’élément allemand, l’élément romand et l’élément italien. Les lois et les institutions chez chaque nation seraient à notre sens le résultat de l’action et de la réaction réciproque de tous ses éléments variés.

Quoi qu’il en soit de cette question complexe et obscure, il est certain que les groupes nationaux ont leurs différences et par suite leurs limitations et leurs imperfections. C’est donc en associant leurs lumières imparfaites, leurs forces imparfaites, c’est en se complétant les uns les autres, en se stimulant les uns les autres, qu’ils peuvent et doivent contribuer au progrès de l’humanité. Aucun peuple ne contient en lui toute l’humanité, ne possède toutes les qualités de l’humanité, ne peut accomplir toute l’œuvre de l’humanité. Chacun ne peut avoir que sa partie et son rôle, mais chacun peut et doit remplir cette partie et ce rôle. Chacun doit s’efforcer d’organiser sa vie de manière à apporter la plus riche contribution possible au trésor de l’humanité, comme l’ont fait dans le passé pour la science, pour l’art, pour la liberté, Israël, la Grèce, Rome, la Germanie et d’autres peuples encore. Nous avons la ferme conviction que la loi de la variété humaine rend indispensables cette division du travail entre les peuples et cette coopération des nations les unes avec les autres. Si nous comparons aux feuilles de l’arbre les individus, et aux ramilles et rameaux les divers groupements moindres qui peuvent se former dans des intérêts de toute nature, les nations seront les maîtresses branches rattachant le tout au tronc et aux racines pour former le chêne entier.

Si les nations sont ou deviennent réellement ce que je viens de dire : des groupes d’hommes visant, dans des conditions particulières et sous des lois communes, à la meilleure organisation de la vie humaine, je ne vois pas comment elles pourront se trouver en antagonisme, autrement qu’en se laissant entraîner par la passion à méconnaître leur but. Car ce but sera le même : le développement de l’humanité, et chacune le poursuivant chez elle devra le respecter chez ses voisines ; elles ne seront plus que des portions d’humanité travaillant pour le tout.

Il est clair qu’une haute idée du rôle d’une nation ne peut inspirer qu’un patriotisme élevé et généreux, un noble attachement au peuple dont on fait partie. Un tel attachement n’est pas seulement légitime, il s’impose même comme un devoir. Je suis persuadé que vivre en société est une condition nécessaire de l’existence des individus et de leur développement, de mon existence et de mon développement comme de l’existence et du développement de mes frères. Je suis persuadé qu’en vue du bien de la grande société humaine, des sociétés particulières se complétant les unes les autres sont nécessaires par suite des diversités et des imperfections humaines. Cela étant, comment ne m’attacherai-je pas à la société particulière à laquelle j’appartiens, sans laquelle je ne pourrai pas devenir moi-même, ni exercer efficacement mon rôle de membre de l’humanité ? Je dois l’aimer, cette société, l’aimer pour moi et pour elle ; l’aimer non d’un amour platonique, mais d’un amour actif, dévoué ; l’aimer en cherchant à la développer dans ses intérêts matériels, intellectuels, moraux ; l’aimer en cherchant à faire prévaloir en elle le vrai et le juste, à la porter au plus haut degré de prospérité et de progrès. Je dois travailler selon mon pouvoir à lui faire atteindre son but en lui assurant les meilleures lois et institutions, afin de favoriser l’épanouissement de cette portion d’humanité contenue dans son sein. Par suite enfin, si son existence ou sa liberté sont menacées du dehors par une injuste violence, je dois être prêt à concourir avec courage à sa défense, à la préservation de son intégrité, de ses droits, de ses institutions.

 

 

IV

 

En opposant notre conception du patriotisme à celle que Tolstoï combat, nous n’avons cependant pas épuisé ce vaste sujet. Deux questions importantes se posent encore à nous et nous devons chercher à les résoudre d’après les principes que nous avons établis.

Nous avons dit les raisons qui légitiment et prescrivent l’attachement à un groupe national. Mais quel est ce groupe ? Est-ce nécessairement et pour toujours celui où nous sommes nés, la patrie au sens strict, ou est-ce que ce peut être un autre ? Ensuite, les devoirs patriotiques sont-ils des devoirs inconditionnels, absolus, ou sont-ce des devoirs limités par les droits de l’individu et par ceux de l’humanité ?

À la première question, beaucoup de gens répondent : « Le pays envers lequel nous avons des devoirs patriotiques, c’est toujours et nécessairement le pays où nous sommes nés, le pays où ont vécu et sont morts nos ancêtres : la terre des pères, la patrie au sens étymologique. »

Dans un article de la Revue des Deux-Mondes, fascicule du 15 octobre 1904, Brunetière citait avec approbation les attaques de Ronsard contre les protestants pour le crime d’avoir rompu l’unité de la patrie commune. « Car, écrit-il, en la brisant, ils ne manquaient pas seulement à leur premier devoir envers la terre qui les a « reçus » et « nourris, » mais encore ils trahissaient la solidarité qui doit lier dans l’histoire les générations successives des fils d’un même sol. » Les mémoires du comte de Rambuteau, dont le même recueil a donné un extrait le 15 janvier 1905, nous racontent qu’au sentiment de Napoléon Ier « nul ne pouvait rompre irrévocablement avec sa patrie ; que les souvenirs, les parentés, la langue, les communautés de toutes sortes qui constituent l’indigénat ne permettent ni à eux-mêmes (aux citoyens), ni au pays de briser le lien initial ; qu’il fallait donc le maintenir et le consacrer soit par le droit de rappel, soit par des peines sévères au cas où la guerre éclaterait entre les États ».

Il ne vous échappera pas que, dans ces deux extraits, il y a des affirmations, mais aucune apparence de justification rationnelle. Or, nous l’avons dit, nous sommes à une époque de critique, où l’on refuse de se payer d’affirmations dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre scientifique, à une époque où l’on veut des raisons. Brunetière parle du devoir envers la terre qui nous a reçus et nourris. Qu’est-ce que ce devoir-là ? Comment puis-je avoir un devoir envers la terre, envers le sol ? Il parle de la solidarité qui doit lier dans l’histoire les générations successives des fils d’un même sol. Pourquoi la solidarité doit-elle lier les fils d’un même sol ? La terre, le sol sont ici représentés comme ayant le mystérieux pouvoir de nous dicter des lois. J’admets que l’habitude, l’accoutumance, la familiarité puissent nous attacher à un coin de la planète. Mais de là à prétendre que nous avons des devoirs qui nous lient à ce coin de la planète, qui nous y enracinent définitivement, il y a loin. Napoléon Ier avait bien des raisons personnelles, des raisons d’ambition militaire, pour ne pas vouloir que les Français quittassent leur pays ; il tenait à pouvoir toujours mettre sur eux la main pour boucher les trous dans ses armées. Mais il a soin de ne pas donner de raison philosophique à l’appui de son affirmation ; il se contente de dire que les souvenirs, les parentés, la langue, les communautés de toutes sortes ne permettent pas à l’indigène ni même à son pays de briser le lien initial ; ce qui au fond constitue le sophisme du cercle vicieux, puisque c’est tout bonnement affirmer que les liens de toutes sortes ne permettent pas de briser ces liens.

Il est naturel en thèse générale que le groupe national auquel on se rattache soit celui auquel on appartient par la naissance et par la descendance. Mais encore faut-il que le groupe national remplisse les conditions pour lesquelles il existe ; qu’il poursuive le but qu’il doit se proposer, qui est le développement de la vraie vie humaine. Un groupe national mal organisé, tyrannique, supprimant la liberté individuelle, la liberté de conscience et de pensée, la liberté économique du pauvre assujetti au salariat ; une patrie qui est une marâtre pour une partie de ses enfants, ne peuvent prétendre avoir des droits absolus sur les indigènes. Quand on se souvient comment bien des nations se sont formées, le noyau primitif s’étant successivement accru par la force et par la conquête, quand on voit chez des peuples nombreux ces résultats des violences du passé maintenues encore par la violence du présent, on comprend que Tolstoï se soit laissé aller à écrire : « Le patriotisme, c’est l’esclavage. » Il est clair que pour beaucoup des habitants de son pays, en particulier, le mot n’a rien d’excessif : si j’étais un moujik ou un Israélite russe je le trouverais d’une justesse absolue.

Nous repoussons donc avec énergie la conception qui tendrait à enchaîner despotiquement et pour toujours un homme à un groupe national où il ne trouverait qu’oppression et que misère. Nous lui reconnaissons, de par les besoins de sa nature d’homme, de son développement d’homme, le droit de briser le lien initial, de sortir du groupe où la naissance l’a placé, de s’affilier à un autre groupe plus humain, plus progressif, plus bienfaisant.

Mais est-ce que je dis là quelque chose d’extraordinaire ? Est-ce que l’on n’en vient pas de plus en plus à admettre que la nationalité n’est pas quelque chose d’indélébile ? Que signifie alors le droit de naturalisation ? Est-ce qu’aux États-Unis, par exemple, ce droit ne s’acquiert pas avec aisance, et la masse des citoyens de ce pays n’est-elle pas composée d’hommes ayant des origines très diverses ? Et même dans les vieux pays de l’Europe, où la plus grande densité de la population nécessite plus de précautions, la naturalisation ne figure-t-elle pas dans les lois ? la naturalisation, c’est-à-dire le droit de changer de nation, de patrie ? Les plus hautes classes de la société n’ont-elles pas donné des exemples de ce changement et sur plusieurs des trônes de l’Europe ne voit-on pas siéger des étrangers naturalisés ?

Les nécessités de notre vie individuelle et sociale exigent que nous appartenions à un groupe national ; mais elles nous laissent le choix du groupe, la liberté de rester au groupe natal ou de le quitter pour des raisons majeures.

Ce que je viens de dire répond en partie déjà à la seconde question : les devoirs patriotiques sont-ils absolus, inconditionnels ? Ils ne sont pas absolus, inconditionnels vis-à-vis de notre patrie d’origine, puisque nous pouvons nous séparer d’elle. Nous ajoutons qu’ils ne le sont pas non plus vis-à-vis de notre patrie actuelle, qu’elle soit notre patrie d’origine ou notre patrie d’adoption. Si un membre d’un groupe national a des devoirs envers le groupe, le groupe lui-même, ou ceux qui le dirigent, a des devoirs vis-à-vis de ce membre. Le patriotisme constitue non pas un contrat léonin tout au profit d’une partie du groupe, des dirigeants ; mais un contrat équitable pour tous, bienfaisant pour tous. Si donc la majorité du groupe ou des dirigeants du groupe opprime la minorité politiquement, socialement, moralement, je ne vois pas pourquoi la minorité serait tenue de garder de l’affection, ou si le mal était fort grave, de conserver la soumission vis-à-vis du groupe. Le patriotisme ne peut nous obliger à faire litière des droits individuels.

Quant aux rapports du patriotisme et du droit humain, on a soulevé le cas de conscience suivant, le plus angoissant de tous ceux qui peuvent se poser à nous : si ma patrie déclare et soutient une guerre injuste, mon devoir patriotique m’oblige-t-il à participer à cette guerre ? Certains répondent : oui, toutes les dissidences, même morales, doivent disparaître une fois la guerre déclarée. J’avoue ne pouvoir adhérer à cette réponse. Je ne pourrais soutenir mon pays dans une guerre qui me paraîtrait réellement injuste : ma conscience ne me permettrait pas de conniver par des destructions, des blessures et des tueries d’hommes à une grande iniquité morale, je ne pourrais violer le droit humain qui prime l’attachement national. Sans doute, avec l’organisation actuelle de bien des gouvernements, ce refus de participer à une guerre injuste entraînerait pour l’homme de conscience les plus graves répressions. Le principe me paraît clair pour une conscience droite, mais les difficultés pratiques seraient grandes. Pour hâter la solution et prévenir le conflit douloureux de conscience que je viens de citer, ce qu’il faudrait chez tous les peuples, ce serait la formation d’une opinion publique éclairée, puissante, organisée, capable partant d’arrêter les gouvernements sur la folle pente de la guerre et de leur imposer le recours à l’arbitrage. Et je crois que cette force de l’opinion est en train de se créer. Dans une crise récente, on a vu en Angleterre une minorité condamner ouvertement, sans molestation sérieuse, sans accusations de lèse-patrie, une guerre sanctionnée par la majorité. Il faut en convenir, c’est un symptôme de la croissante liberté d’opinion sur les graves questions de guerre, trop longtemps réservées aux décisions des seuls gouvernements.

 

Le patriotisme que nous venons d’esquisser, un patriotisme sincère, dévoué, aboutissant non à l’oppression de l’individu, mais à son développement, non à la haine et à la lutte, mais à l’émulation et à la coopération entre les peuples, un tel patriotisme est certainement un idéal. Dans la situation présente nous savons qu’il ne peut être encore qu’une exception, nous n’osons espérer pour lui une rapide victoire. Mais on ne travaille au progrès qu’en dégageant avec patience l’idéal du réel pour pousser le réel dans la direction de l’idéal.

Terminons par une citation qui élèvera la question à des régions sereines, au-dessus du tumulte et des passions des débats du jour. L’idéal que nous nous proposons avait été aperçu il y a déjà bien longtemps, il y a plus de seize cents ans ; nous le trouvons sous la plume d’un homme de qui on n’attendrait guère des vues aussi larges, d’un chef de gouvernement, d’un empereur. Il est vrai que cet empereur était en même temps un philosophe. Dans ses Pensées le grand Marc-Aurèle a écrit : « Ma nature est celle d’un être doué de raison et né pour la société. J’ai une cité, une patrie : comme Antonin, c’est Rome ; comme homme, c’est le monde. »

 

 

James HOCART.

 

Paru dans Bibliothèque universelle

et revue suisse en septembre 1908.

 

 

 



1  Voir aussi Ma religion, p. 103.

2  Écrit en Belgique.

 

 

 

 

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