Un témoin de l’Évangile 

en notre temps

 

MADELEINE DELBRÊL

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Philippe HOUDRET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La vraie solitude, ce n’est pas l’absence des hommes, c’est la présence de Dieu. » Il peut sembler paradoxal de voir s’épanouir une véritable vie mystique dans un milieu particulièrement hostile à la foi chrétienne. Madeleine Delbrêl (1904-1964) a pourtant vécu en profondeur les valeurs les plus hautes de la vie spirituelle en terre marxiste.

 

 

« UNE fois que nous avons connu la parole de Dieu, nous n’avons pas le droit de ne pas la recevoir ; une fois que nous l’avons reçue, nous n’avons pas le droit de ne pas la laisser s’incarner en nous ; une fois qu’elle s’est incarnée en nous, nous n’avons pas le droit de la garder pour nous : nous appartenons dès lors à ceux qui l’attendent.

« Le temps des martyrs passe et revient, mais le temps des témoins dure sans cesse et témoins veut dire martyrs. [...]

« Si notre témoignage est souvent si médiocre, c’est que nous ne réalisons pas que pour être témoin, il faut le même héroïsme que pour être martyr » (Missionnaires sans bateaux, NA 76) 1.

Ces quelques pages de présentation – avec leur aspect de témoignage personnel – voudraient seulement introduire à la lecture des textes de Madeleine Delbrêl proposés ensuite. Car c’est elle qu’il nous faut écouter. Elle sait si bien exprimer ce qu’elle a à dire, ce qu’elle a à nous dire aujourd’hui !

J’étais jeune religieux accomplissant mes études de théologie durant l’immédiat après-concile, lorsque j’ai commencé à lire les écrits de Madeleine Delbrêl. En particulier, le recueil de textes Nous autres, gens des rues, paru en 1966. J’avoue avoir été immédiatement impressionné et touché par sa personnalité (tout comme à la même époque je l’ai été aussi par la figure du Père Monchanin). Par la suite, je n’ai relu les écrits de Madeleine que de temps à autre, surtout certaines pages que j’aimais reprendre. L’impression initiale est demeurée aussi forte, ainsi que l’admiration profonde que je lui porte. Alors que je ne raffole pas spécialement des colloques, j’ai tenu à suivre le colloque organisé à l’Institut Catholique de Toulouse, les 28 et 29 octobre 1994, pour le trentième anniversaire de sa mort. J’ai eu la joie d’y rencontrer deux anciennes compagnes de Madeleine à Ivry, et le Père Jean Guéguen qui l’a si bien connue.

Lorsque j’ai commencé à lire Madeleine, j’ai d’abord été frappé par son itinéraire spirituel et sa découverte de Dieu. Car elle a été vraiment une convertie ! Si elle est demeurée toute sa vie « éblouie par Dieu », c’est parce qu’elle a véritablement expérimenté ce qu’est l’incroyance, et plus précisément l’athéisme, la négation de l’existence de Dieu. « Dans une famille incroyante, au hasard des déplacements d’un père cheminot, j’avais trouvé des gens exceptionnels qui me donnèrent de sept à douze ans l’enseignement de la foi. À Paris, d’autres gens exceptionnels me donnèrent une formation contradictoire. À quinze ans, j’étais strictement athée et je trouvais chaque jour le monde plus absurde » (NA 309).

C’est durant cette période d’athéisme qu’elle écrit : « Dieu est mort... Vive la mort. » Avec lucidité et ironie, emportée par sa fougue juvénile, elle tire toutes les conséquences de l’inexistence de Dieu. Elle a alors dix-sept ans !

Mais Dieu l’attendait : « À vingt ans, une conversion violente suivit une recherche religieuse raisonnable. » C’était en 1924. « Je décidai de prier. [...] Depuis, lisant et réfléchissant, j’ai trouvé Dieu ; mais en priant j’ai cru que Dieu me trouvait et qu’il est la vérité vivante, et qu’on peut l’aimer comme on aime une personne » (VM 251-252).

Madeleine écrit, avec les accents augustiniens des Confessions : « Tu vivais et je n’en savais rien. Tu avais fait mon cœur à ta taille, ma vie pour durer autant que toi, et parce que tu n’étais pas là, le monde entier me paraissait petit et bête, et le destin des hommes, stupide et méchant. Quand j’ai su que tu vivais, je t’ai remercié de m’avoir fait vivre, je t’ai remercié pour la vie du monde entier » (cité par MD 26).

De sa « conversion violente », Madeleine va retirer un sens inamissible de l’absolu de Dieu, ainsi que de la gratuité de la foi. Dans sa dernière conférence, prononcée un mois avant sa mort devant un auditoire d’étudiants, elle reconnaît : « J’avais été et je reste éblouie par Dieu. Il m’était, comme il me reste, impossible de mettre sur une même balance Dieu d’un côté, de l’autre tous les biens du monde, que ce soit pour moi ou pour toute l’humanité » (NA 312) 2.

Bien souvent, nous sommes des chrétiens trop « habitués » à la foi et à l’existence du Dieu révélé par Jésus Christ ! Il nous est bon d’entendre le témoignage de ces convertis qui nous parlent du « bonheur prodigieux et bouleversant » que suscite en eux la reconnaissance de l’existence de Dieu et de son amour infini pour notre humanité manifesté par le don du Fils unique.

Dans le prolongement de cette découverte de Dieu, et sous l’influence d’un prêtre « passionné de l’Évangile », l’abbé Lorenzo, l’Évangile va devenir le livre de vie de Madeleine. « Au lieu d’être seulement le livre de la contemplation, de l’adoration, de la révélation d’un Dieu à annoncer, l’Évangile est devenu par surcroît le livre qui dit, tenu par les mains de l’Église, comment vivre pour contempler et comment vivre en contemplant ; vivre pour adorer et vivre en adorant ; vivre en écoutant la Bonne Nouvelle et en la proclamant.

« L’Évangile est devenu non seulement le livre du Seigneur vivant, mais encore le livre du Seigneur à vivre » (cité par MD 33).

De cette fréquentation de l’Évangile découle l’orientation majeure de la vie de Madeleine : vivre l’Évangile en plein monde. « En 1933, j’arrivai avec deux compagnes à Ivry pour y vivre librement l’Évangile. À tout hasard, j’avais fait des études d’assistante sociale. À Ivry, des surprises m’attendaient... » (NA 309).

Il faut souligner la première phrase : Madeleine vient à Ivry non pas seule, mais avec deux compagnes (elles forment une petite équipe) « pour y vivre librement l’Évangile ». Ni plus, ni moins ! Il s’agit pour elles de vivre l’Évangile, de témoigner de l’Évangile, et de le faire librement. Comme ce terme est important et significatif de leur démarche : pas de structure institutionnelle autre que l’appartenance à l’Église et la participation à sa mission d’évangélisation. « Laïques, simples chrétiennes, liées à Jésus Christ par l’engagement de leur baptême, elles n’envisagent pas de faire des vœux, mais elles veulent mettre au centre de leur vie les préceptes de l’Évangile » (MD 35).

Être « des gens enfoncés aussi loin que possible dans l’épaisseur du monde, séparés de ce monde par aucune règle, aucun vœu, aucun habit, aucun couvent ; pauvres mais pareils à des gens de partout ; purs mais pareils à des gens de n’importe quel milieu ; obéissants mais pareils à des gens de n’importe quel pays » (JC 155-156).

« À Ivry, des surprises m’attendaient », note Madeleine. De fait, cette ville de la proche banlieue parisienne était alors un lieu de forte implantation du parti communiste qui en avait fait sa « capitale politique » et une sorte de prototype de la société qu’il visait à établir. Dans ce contexte, la paroisse catholique vivait difficilement, repliée sur elle-même. Trente ans après son arrivée, Madeleine se souvient de la découverte de ce milieu marxiste :

« Je découvrais une ville communiste, moi qui ignorais tout du communisme, sauf qu’en Russie il avait fait la révolution. Un drapeau rouge permanent flottait sur la mairie. Les murs de la ville étaient recouverts, avec un remarquable renouvellement, d’affiches multiples annonçant les évènements locaux les plus divers : films soviétiques, conférences idéologiques, meetings d’action, kermesses municipales, baptêmes civils, pâques rouges, etc.

« Ce fut encore la surprise de communistes tels que je les vis et tels qu’on me parlait d’eux. Dans la rue, des gens saluaient gaiement en se tendant le poing. Dans les H.B.M. 3, les gosses étiquetaient le camp adverse de “cocos” et de “curés” et se livraient à des batailles rangées. La municipalité communiste qui gouvernait Ivry depuis plusieurs années avant notre arrivée accordait ou refusait certains privilèges ou aides selon l’école que fréquentaient les enfants, la carte du parti, etc.

« Dès que nous avons été repérées en tant que “curés”, il nous arriva de recevoir des pierres dans la rue comme les “curés” en recevaient eux-mêmes » (NA 310).

C’est à Ivry que Madeleine, venue au départ pour un an (!), va vivre avec des compagnes jusqu’à sa mort en 1964. Cette expérience, Madeleine l’a présentée dans son ouvrage, devenu célèbre : Ville marxiste, terre de mission, « rédigé à Ivry de 1933 à 1957 » (ce qui marque bien l’unité interne de sa vie, de sa pensée et de son action) et paru en 1957, et dans bien d’autres articles ou conférences, dont sa dernière : Milieu athée, circonstance favorable à notre propre conversion. Elle y explique comment « Ivry fut son école de foi appliquée », lieu d’épreuve, de tentations pour la foi chrétienne confrontée à « la disparition » et à « l’inutilité » de Dieu (« on semble s’y passer fort bien de Dieu et Dieu ne semble manquer, ni à rien ni à personne » – NA 315), mais aussi milieu « où la foi peut croître vigoureusement en nous et être annoncée aux autres » (NA 308) : « La vraie vie de foi tient et se développe en milieu athée » (NA 313), et ce serait « un paradoxe déroutant » si « la foi, faite pour être annoncée, paraissait difficilement viable là où elle n’a pas été annoncée » (NA 308).

Mon propos n’étant pas de retracer ici toute la vie de Madeleine, je renvoie pour les évènements, petits et grands, qui ont marqué la période d’Ivry aux biographies qui lui ont été consacrées 4. Je voudrais seulement relever maintenant quelques traits de son témoignage ou de son message qui m’ont personnellement frappé.

Tout d’abord, l’ancrage profond et l’admirable vitalité de sa foi, inséparables d’une claire notion de ce qu’est la foi 5. Confrontée au marxisme qui récuse la foi comme un « idéalisme », Madeleine insiste sur le « réalisme » de la foi. « La foi est la science d’un réel qui nous dépasse et qui nous concerne. Un réel sur lequel Dieu nous a renseignés lui-même. Ce réel s’appelle la vie éternelle » (NA 246). Et la foi n’est pas seulement « une science », mais « une science pratique », « une science appliquée » : « C’est vivre comme Jésus Christ a dit de vivre et c’est faire ce que Jésus Christ a dit de faire ; c’est le vivre et c’est le faire dans notre temps. [...] La foi est chargée de nous faire accomplir, dans le temps, de l’éternel. [...] La foi, c’est l’engagement temporel de la charité de Dieu, c’est l’engagement de la vie éternelle dans le temps » (NA 247-248).

Madeleine a aussi un sens aigu de l’évangélisation, de son urgence et de ses exigences. « Croire, c’est savoir, mais croire c’est aussi parler. » Elle note : « Je ne sais où on a pu aller chercher l’opinion si courante aujourd’hui que parler soit facultatif quand on est chrétien » (NA 251). « Évangéliser, c’est parler, c’est parler pour annoncer une “Bonne Nouvelle”. C’est parler à quelqu’un pour lui annoncer une bonne nouvelle » (NA 252). Pour dissiper tout malentendu, Madeleine ne craint pas de mettre les points sur les i : « J’entends ici par “évangéliser”, dire à des gens qui ne le savent pas, qui est le Christ, ce qu’il a dit et ce qu’il a fait, de façon à ce qu’ils le sachent. Il ne s’agit pas seulement d’un témoignage de vie, mais de parler explicitement à des gens [...], afin qu’ils sachent ce que nous croyons et sachent que nous en sommes sûrs » (NA 286).

Nous pouvons puiser chez Madeleine tout un enseignement, riche d’intuitions, sur la vie de foi, le témoignage de foi dans notre monde actuel, en particulier dans les milieux défavorables ou hostiles à la foi chrétienne. Basé sur l’expérience de la vie d’équipe, cet enseignement met bien en lumière la valeur et le rôle missionnaire des petites communautés vivant l’Évangile et formant des « petites cellules d’Église ».

J’admire chez Madeleine la générosité de son engagement social, la droiture et la vérité de ses relations avec les communistes (parmi lesquels elle noue de solides amitiés), en même temps que la lucidité dont elle fait preuve à l’égard de l’idéologie athée du marxisme et des risques qu’entraînent une collaboration avec les communistes et une participation à leur combat politique pour la justice. Qu’on se reporte à ses réflexions : Tendance d’alliance, tendance de salut (NA 141-144) : « Il y a deux façons d’être en tendance vers le marxisme : une tendance d’alliance, une tendance de salut. Ce qui dans la vocation de la Mission est un appel particulièrement grave, c’est la tendance au salut. Ce qui, dans sa vocation, est le danger spécifique, c’est la tendance d’alliance » (NA 141) 6.

Mais j’admire plus encore chez Madeleine son amour de l’Église, indissociable de son amour du Christ, son sens de l’obéissance dans les années cinquante (lorsque surviennent les diverses décisions romaines concernant le travail des prêtres-ouvriers !), son attachement émouvant à Pierre et à l’Église de Rome (voir par exemple le récit de son voyage-éclair à Rome en 1952 – NA 137-139). Le Père Jacques Loew est ici un bon témoin : « Mêlée à toutes les naissances des missions en France, de Lisieux à Marseille, écoutant, discutant avec tous les groupes, toutes les tendances, recevant dans son propre cœur et sa chair les blessures, voyant la mort de ce qu’elle chérissait le plus, Madeleine a été tentée sur l’Église plus que tout autre, mais nul n’a moins défailli qu’elle » (Introduction, NA 33). Comme elle est bien « Madeleine de l’Église », selon la belle appellation qu’elle glisse en passant (VM 42) !

Régulièrement, pour approfondir ma vocation carmélitaine, j’ai repris dans les écrits de Madeleine ce qu’elle a écrit sur la solitude ou le silence. Il me semble qu’on ne peut guère aller plus loin pour définir leur « essence ». Voici ce qu’elle note au sujet de la solitude : « La révélation essentielle de l’Évangile, c’est la présence dominante et envahissante de Dieu. C’est un appel à rencontrer Dieu et Dieu ne se rencontre que dans la solitude. À ceux qui vivent chez les hommes, il semblerait que cette solitude soit refusée. Ce serait croire que nous précédons Dieu dans la solitude : c’est lui qui nous attend ; le trouver, c’est la trouver, car la vraie solitude est esprit et toutes nos solitudes humaines ne sont que des acheminements relatifs vers la parfaite solitude qui est la foi. La vraie solitude, ce n’est pas l’absence des hommes, c’est la présence de Dieu » (NA 83). Ce qu’elle écrit sur le silence (par exemple NA 67-68 ; 85-56) est beau et stimulant.

Tous ceux et celles qui mènent leur vie chrétienne « dans le monde » (quel que soit leur statut dans l’Église) tireront profit des textes fondamentaux que sont Nous autres, gens des rues, Missionnaires sans bateaux ou Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres (NA 67-87).

En terminant cette présentation, je voudrais souligner combien Madeleine est profondément « carmélitaine » – non pour l’annexer spirituellement, ce serait ridicule ! – Mais il est vrai que Madeleine, après sa conversion, a envisagé d’entrer au Carmel. Elle s’est alors plongée dans la lecture des écrits de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Elle choisit d’arriver à Ivry avec ses compagnes, le 15 octobre 1933, en la fête de Thérèse d’Avila. Son « manifeste » – si j’ose dire ! – Nous autres, gens des rues paraît d’abord comme un témoignage dans les Études Carmélitaines de 1938 (I, p. 32-35, signé discrètement M.D.). Tout au long de ses écrits, elle manifeste sa familiarité avec l’enseignement des saints du Carmel, qu’il s’agisse de Jean de la Croix (NA 194), de Thérèse d’Avila (NA 314-315), ou de Thérèse de Lisieux (VM 178). De manière fort intéressante, elle transpose ce qui a pu être écrit pour un contexte de vie religieuse ou cloîtrée afin de l’appliquer à la vie laïque ou à la situation missionnaire qu’elle expérimente : « Il y aurait assez d’exemples pour qu’on puisse écrire avec eux de nouveaux Châteaux de l’âme ou de nouveaux Chemins de la perfection » (NA 315), ou bien, à la manière du croquis de Jean de la Croix, « montrer comment, dans une situation apostolique déterminée, garder le sens du but sans se casser le cou » (NA 195).

Les textes que j’ai retenus ont été tirés, non des « écrits majeurs » de Madeleine Delbrêl, mais de ses « écrits mineurs » : Alcide, guide simple pour simples chrétiens, et les compositions poétiques, de forme libre, destinées à ses proches. Nous y rencontrons des thèmes chers à Madeleine, sous une forme littéraire qui permet d’y retrouver son intelligence vive, sensible, profonde, animée par l’amour, avec cette note d’humour qui faisait partie du charme de sa personnalité 7.

 

 

Frère Jean-Philippe HOUDRET, o.c.d.

 

Paru dans la revue Carmel en 1999.