Le lépreux de Wolkrange

 

CHRONIQUE LUXEMBOURGEOISE DU XIIIe SIÈCLE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Emmanuel d’HUART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En l’an de grâce 1214, vivait en la maison forte de Wolkrange un chevalier de haut lignage qui avait nom de messire Arnoux. C’était un héros dans les combats et un sage dans les conseils de madame Ermesinde, comtesse de Luxembourg, qui, dans sa reconnaissance, octroya tant de largesses aux mérites du preux, qu’il put lever bannière et fonder ainsi la grandeur de sa race. « Et pour ce, s’en vint messire Arnoux accompaigné de 50 lances siennes, et de gens de trait qui y appartiennent, si porta sa bannière,  laquelle estoit d’or à deux fasces de gueules et n’avoit nullement bousté hors de son estuy, s’y la présenta au prince Henry de Limbourg, fils à madame Ermesinde, auquel il dict ainsy : Monseigneur, véez-cy ma bannière, je vous la baille par telle manière qu’il vous plaise la desvelopper, et que dez aujourd’huy je la puisse lever, car Dieu mercy j’ai de quoy maintenir estat comme il appartient à ce. – Il me plaît bien, respondit le prince, adonc la prit par la hante, si la desveloppa et la rendit ez mains de messire Arnoux en lui disant : messire Arnoux, Dieu vous en laisse vostre preu faire. »

Dès lors la maison forte de Wolkrange (à 2 lieues de Thionville) reçut le développement que comportait la résidence d’un chef-seignor. Quatre fortes tours, surmontées de la girouette carrée, formèrent cet imposant donjon que l’on a en partie conservé dans les réédifications du XVIIe siècle, et qui s’élevait majestueusement au centre du château proprement dit, vaste et puissante enceinte, où le desservant du fief esduquoit une jeune milice toujours prête à s’immoler pour le prince et la patrie,  comme pour la cause de la justice et de l’innocence. La religion qui, en se mêlant à toutes les institutions du moyen-âge, les éleva jusqu’à l’enthousiasme de la vertu, lui prêtait sa voix éloquente pour expliquer à ses poursuivants de gloire le code des preux, si ingénieusement appelé fontaine de courtoisie qui vient de Dieu. « Servez Dieu, leur disait-il, et il vous aidera ; soyez doux et courtois, en ôtant de vous tout orgueil ; ne soyez ni flatteurs ni rapporteurs, car telles manières de gens ne viennent pas à grandes perfections ; soyez secourables à pauvres et à orphelins, et Dieu vous le guerdonnera ; soyez loyaux en vos faicts et dires, tenez vos paroles et promesses, car malheur à qui les oublie, et notamment celles faites à son Dieu, à son sire ou à sa mie. » Puis il leur enseignait cette pudeur de la gloire qui ne permettait pas de se louer soi-même, et faisait un devoir à chaque guerrier de publier les hauts faits de ses compagnons d’armes ; « car, ajoutait-il, les vaillances d’un chevalier sont sa fortune, sa vie, et celui qui les tait est ravisseur du bien d’autruy », et à ses leçons de sapience succédaient :

 

            Joustes, hehours, essaiz et tournoyement,

 

dont Gerlach de Neuersbourg 1 remportait le prix toutes les fois qu’en entrant en lice le vieux ménestrel du château s’en venait chantant :

 

            Servans d’amour, regardez doulcement

            Aux eschafaux ange de paradis ;

            Lors vous jousterez fort et joyeusement,

            Et vous serez honorez et chéris.

 

C’était l’avertir qu’Irmengarde de Wolkrange assisterait à leurs esbats, et il voulait s’élever jusqu’à elle par la gloire.

Alors la chrétienté en tenait le ban ouvert aux champs de la Palestine, et pour la sixième fois conviait ses preux à de justes représailles contre les peuples qui les premiers l’avaient attaquée. Jeune, vaillant, plein de foi, Gerlach de Neuersbourg brûlait de répondre au belliqueux appel, de se précipiter dans la sainte arène, et d’y conquérir le beau titre de chevalier, qui alors nivelait toutes les distances. Ses vœux furent exaucés : Arnoux se croisa, lui confia sa bannière, et Irmengarde y joignit une écharpe à son chiffre, à ses couleurs : c’était le déclarer invincible, c’était présager ses exploits sous les murs de Damiette. Arnoux lui dut la vie ; les croisés, la prise de la tour du Nil. Proclamé le brave des braves, armé chevalier des mains du roi de Jérusalem, le sire de Wolkrange mit le sceau à ses joies en lui accordant la main de sa fille. C’en était trop, tant de bonheur ne pouvait être le partage de ce monde.

À peine Gerlach a-t-il touché aux côtes de France, qu’il est saisi d’une fièvre ardente ; sa peau se dessèche, son corps se couvre d’ulcères.... : il était atteint de la lèpre ! Abandonné de ses compagnons, tant le mal qui le ronge est contagieux, la religion s’assied à son chevet, relève son courage et lui ouvre l’une des deux mille léproseries que desservaient dans notre France les chevaliers de l’ordre de Saint-Lazare, dont le grand-maître devait être pris parmi les lépreux. « Ainsi la charité, pour entrer plus avant dans les misères humaines, avait ennobli en quelque sorte ce qu’il y avait de plus dégoûtant dans les maladies de l’homme. »

Avant d’assister en personne à ses obsèques, embronché comme au jour des trépassés 2, et d’entendre les redoutables recommandations de l’officiant, le preux eut à travers une verrière une longue conférence avec son suzerain, et Arnoux, dès son retour à Wolkrange, fit élever en l’honneur de Saint-Michel, patron des chevaliers, sur le sommet de la montagne qui en a retenu le nom, cette élégante chapelle qui fait un si admirable effet dans le paysage ; il y adjoignit une cellule qu’Irmengarde, en proie à une profonde mélancolie, se plut à décorer de ses propres mains.

Et par une sombre nuit d’automne, un coche s’arrêta au pied du mont ; un homme en sortit, gravit lentement le sentier de l’hermitage : cet homme, ce premier hôte du mont Saint-Michel, était un lépreux ! un objet de terreur et d’épouvante qu’osaient seuls affronter le prêtre qui de temps en temps allait lui administrer les secours de son saint ministère, et le frère servant qui, chaque semaine, lui apportait ses provisions de l’hôpital. Cependant, lorsque la lune éclairait l’horizon de ses pâles reflets, alors les regards du reclus se portaient vers les tours du donjon de Wolkrange ; alors aussi une forme svelte, gracieuse..., une femme enfin apparaissait sur l’une de leurs plates-formes, et de douces larmes sillonnaient les joues brûlantes du mort-vivant. Ce fut ainsi qu’il vécut dix années. – Quant à Irmengarde, un étranger l’aurait crue heureuse : elle ne se plaignait point, elle ne pleurait point, elle ne parlait jamais de Gerlach de Neuersbourg ; et lorsqu’il ne fut plus, lorsque le prêtre et le frère servant lui eurent dit sa fin de prédestiné, elle dota convenablement la chapelle de l’ermitage, y fonda quatre messes annuelles 3, se retira aux dames de Sainte-Glossinde, de Metz, et y termina pieusement ses jours. Ainsi dans ces temps que le philosophisme se plaît à nommer barbares, l’infortune trouvait toujours en Dieu le remède que trop souvent aujourd’hui elle demande à la mort.

La descendance d’Arnoux, fortement trempée de l’esprit religieux et militaire du moyen-âge, soutint dignement son nom. On la retrouve à Massoure, à Woringen, à Crécy, partout où le Luxembourg eut, aux XIIIe et XIVe siècles, los et gloire à conquérir. Elle devint vassale au XVe (nous ignorons à quel titre) de René II, duc de Lorraine, et lui fut en grande aide durant ses rudes démêlés avec Charles-le-Téméraire. Alors vingt-cinq fiefs, la plupart à clochers, relevaient de sa bannière que guidaient dans les combats trois preux, ses derniers rejetons. Après eux Wolkrange passa successivement par héritage aux sires de Lellich de Beichling, de Schmitbourg de Nassau et advint par acquisition, en 1680, à messire Jean de Pouilly. Sa fille unique le porta dans la maison du Mesnil, et son arrière-petite-fille dans celle de Nonancourt qui le possède de nos jours. Mais, en 1680, le maréchal de Créqui avait déjà visité notre Lorraine, Wolkrange n’était donc plus que quelques ruines sur lesquelles s’appuyèrent religieusement les reconstructions du sire de Pouilly, car en ces temps-là on respectait encore la puissance des souvenirs. Nous lui devons donc et cette tour aux murs de six pieds d’épaisseur, et ces salles aux voûtes en ogive, aux clés armoriées où tant de preux discoururent de guerre, de courtoisie et d’amour.

La lourde main des hommes, plus encore que celle du temps, s’est appesantie sur la chapelle du mont Saint-Michel 4, et bientôt à l’instar de la cellule de l’ermite, elle ne sera plus qu’un monceau de décombres. Cependant quelques centaines de francs nous conserveraient ce témoin des autres âges, ou tout au moins une simple porte préserverait de profanations nouvelles les fresques du Christ et ses douze apôtres, et la remarquable effigie de l’archange Michel, que firent ériger, en 1586, le pasteur de Wolkrange, l’échevin Jean Metzinger et l’habitant Jean Krutz de Beuvange. – Malheureusement notre époque positive ne voit dans des ruines que des moellons pour bâtir à neuf, et ne peut comprendre que sous de vieilles pierres sculptées il y a toujours une pensée d’art, une pensée nationale, et comme une page taillée de notre histoire.

 

 

 

Emmanuel d’HUART.

 

Paru dans L’Austrasie,

revue du Nord-Est de la France,

en 1837.

 

 

 

 

 

 



1 Château gothique de la plus admirable conservation, à un quart de lieue de Thionville, démolie en 1812 ; aujourd’hui ferme connue sous le nom de Gassion, de celui du maréchal de Gassion, qui y prit ses quartiers en 1643, lors du siège de Thionville par le grand Condé.

2 Pour faire comprendre au lépreux combien sa maladie était contagieuse et redoutable, on lui faisait des obsèques, dans lesquelles l’officiant lui mettait trois fois de la terre du cimetière sur la tête, en lui disant : mon ami, c’est signe que vous êtes mort quant au monde.

3 Elles se célébraient encore lors de notre première révolution.

4 Cette chapelle, à un quart de lieue de Wolkrange, fut réparée en 1655 par Élisabeth de Nassau. Le testament de son père, qui lui en imposait l’obligation, est une des pièces les plus curieuses des archives de Wolkrange.

 

 

 

 

 

 

 

 

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