Célestin Godefroy Chicard
par
Joris Karl HUYSMANS
L’homme qui répondit, de son vivant, à ce nom ridicule de Célestin Godefroy Chicard, fut l’un des plus intrépides missionnaires de notre temps et l’un des sains excentriques dont les exploits méritent, suivant le lieu commun cher aux catholiques, « d’être plus admirés qu’imités ».
Originaire d’une famille du Canada qui vint s’établir, au XVIIIe siècle, en France, il naquit le 27 décembre 1834, dans le diocèse de Poitiers, à Paizay-le-Sec ; son père tenait une hôtellerie dans ce village et sa mère s’appelait Radegonde Pinier. Il fut l’aîné de cinq enfants, deux garçons et trois filles, deux lances et trois quenouilles, ainsi que lui même s’exprime.
Il fut un galopin terrible ; batailleur et turbulent, il saute sur les ânes qu’il rencontre et les exténue en de folles courses ; puis il racole des bandes de mioches, les divise en deux camps et, sous ses ordres, tous les moutards du hameau se cognent.
On le place dans un pensionnat, puis au petit séminaire de Montmorillon ; il y est malheureux comme les pierres ; ses professeurs sont ahuris par ses allures ; ils le cherchent, et ils le découvrent, à cheval sur une branche, en haut d’un arbre ou pendu, la tête en bas, sur un trapèze ; un côté bizarre de son caractère achève de les consterner. Il a lu, en cinquième, les Quatre Fils Aymon et l’empreinte de ce livre ne s’est plus effacée. Il l’avive encore en parcourant l’histoire des Croisades et les chroniques de Joinville et de Froissart, et c’en est fait, dorénavant, de lui ; il restera pour jamais hanté par le Moyen Âge et n’écrira plus qu’en vieux françois.
Ses lettres foisonnent d’« emmy », de « moult », de « par tous les saints de Castille », de « Pasques-Dieu », de « beau sire », de « beau cousin », de « parole de gentilhomme », de tout un bric-à-brac d’expressions un tantinet futiles et souvent gauches.
Évidemment, il n’égale pas les deux écrivains de notre siècle qui manièrent le mieux la langue d’antan, Balzac dans ses Contes drolatiques et le P. Le Bannier, dans sa traduction des Méditations sur la vie du Christ, de saint Bonaventure.
Le directeur du petit séminaire songe à se débarrasser de lui parce qu’il n’a pas « le genre ecclésiastique », mais il est intelligent et travailleur et sa piété est pour tous ceux qui le fréquentent un réconfort. On décide donc de patienter ; et tandis qu’on l’épluche et qu’on le soupèse, Chicard déclare tranquillement qu’il faut rétablir l’ordre de Malte et rétrograder jusqu’au XIIIe siècle. Puis il se pose cette question : « Serai-je bandit, moine ou chevalier ? » et il répond : « Je serai moine-chevalier ; je veux célébrer la messe, mais le casque en tête et l’épée au côté. »
Et voici qui devient curieux : cette réplique qui semble être un simple enfantillage n’en est pas un, car Chicard discerne très nettement la nature même de sa vocation et l’appel divin se confirme, un jour qu’il lit les Annales de la Propagation de la Foi. Il voit dans ces missionnaires dont le journal parle son idéal de moine-chevalier et il précise alors ce qu’il sent et ce qu’il veut, en disant à l’un de ses cousins : « Il n’y a de chevalerie que de ce côté et j’y vais ; mais comme je tiens à mourir martyr et qu’il n’y a de martyrs qu’en Chine, c’est là que j’irai. »
En attendant, ses années de petit séminaire se terminent et sa famille l’envoie au grand séminaire de Poitiers. Il y poursuit son rêve d’aventures et profère cette phrase étonnante : « Je veux bien être un saint, mais à cheval, un saint équestre ! »
L’on dirait d’un mot de d’Aurevilly ; il a, du reste, quelque ressemblance avec le grand romancier, car il partage, sans le connaître, ses goûts romanesques, sa passion des toilettes saugrenues, son besoin de gongorisme et d’hyperboles. Plus tard, une fois qu’il sera malade, il écrira à sa sœur : « Je finis mes méditations en rugissant. » C’est presque encore l’un des termes dont d’Aurevilly se servait, lorsqu’il racontait, à table, certaines de ses anecdotes qui paraissaient empruntées au répertoire du baron de Crac.
Toujours est-il, pour en revenir au grand séminaire de Poitiers, qu’il y fut mieux compris, moins rebuté, en tout cas, qu’à Montmorillon ; il est juste d’attester aussi qu’il s’y montre héroïque. Il mâte, à force de macérations et de pénitences, sa fougue et ravale ses cris ; mais à cette contrainte il étouffe et s’épuise et le supérieur lui permet, pour se détendre les muscles, de macadamiser des allées et de construire des grottes. Grâce à ces exercices, il s’en tire tant bien que mal et atteint le sous-diaconat. Il quitte alors Poitiers et enfin son rêve son réalise, il entre au Mission Étrangères, à Paris.
Là, il se dilate ; plus de compression et plus de calandrage ; sa nature chevaleresque, ses impétuosités n’offusquent personne, car tous ceux qui sont dans cette maison sont des gens résolus, les durs-à-cuire du bon Dieu, qui n’ont ni les manières mielleuses ni le bégueulisme épeuré des clercs. Son caractère enjoué, son enthousiasme de conscrit gothique, sa mâle piété, ses solides vertus enchantent ses camarades et ses maîtres ; on le laisse penser à sa guise et s’habiller comme il lui plaît : il étudie la théologie, vêtu d’une cuirasse, et fume sa pipe ; il s’épanouit, heureux, dans ce plein air d’âmes fortes !
Il est ordonnée prêtre, en juin 1858, et le voilà qui, à l’annonce d’un départ de missionnaires, s’exalte, parle de croisades, de combats des Trente, de Godefroy de Bouillon et de saint Louis. « N’est-ce pas quelque chose de ce genre que les expéditions des missionnaires ? » s’écrie-t-il. Il attend avec impatience son tour d’exil et lorsqu’on lui désigne son champ d’apostolat, le Yun-Nan, il exulte. Il écrit à ses sœurs des lettres folles : « Yun-Nan, j’ai dit le nom de ma fiancée ! le Yun-Nan est à moi ! – C’est la dame de mon cœur, c’est pour jamais mon épouse ! – Je suis dès là féru d’amour pour ta beauté, ma chère. – Ta face est plombée et brunie, mais belle pourtant. – J’aime ton allure tibétaine, ô ma fiancée, et tes engins de guerre ne me font point souci ! »
« Parole de gentilhomme, Dieu m’a traité en fils aîné et comme le vaillant Juda, Hosanna ! chantons victoire, le Yun-Nan est à moi ! »
Il quitte ce Paris où, dit-il, « il n’y a rien de bien curieux à visiter ». Il a vu Notre-Dame, la Sainte-Chapelle et – ainsi que l’observe le P. Drochon, son biographe, ceci le peint tout entier – il est allé contempler l’armure de François Ier ! ce après quoi il est convaincu qu’il connaît la ville.
Il part donc de la maison de la rue du Bac avec cinq autres missionnaires et s’embarque à Bordeaux. Il finit par arriver à Canton et, là, il peut s’assurer que sa fiancée, qui habite sur les confins de la Birmanie et du Tonkin, est une effroyable personne. Il essaie de pénétrer dans le pays et n’y parvient qu’en risquant, à chaque pas, sa peau : le Yun-Nan est à feu et à sang, ravagé par des hordes de bandits dont la férocité déconcerte ; ces brigands, dits Lolos, dits Longs-Poils, et qu’il qualifie tout aussitôt de « Sarrasins », incendient les villages, égorgent les hommes et les femmes et, en guise de passe-temps, tuent les bœufs, leur ouvrent le ventre, le vident et, à la place des entrailles, entassent pêle-mêle des enfants, puis ils recousent la panse de la bête et la jettent à l’eau ; et ce n’est pas tout ; outre que ces scélérats pourvoient des boucheries où la chair humaine se vend cinq sapèques la livre, ils ont inventé, pour s’éclairer dans leur marche, la nuit, d’épouvantables torches, des enfants de quelques mois empalés sur des pieux de bois secs et entourés de bandelettes imprégnées d’huile ; et c’est avec ces cadavres allumés qu’ils éclairent les routes !
Chicard n’est nullement terrifié par ces histoires. À force d’énergie et d’astuce, il atteint sa résidence, relève le courage des malheureux indigènes affolés par la peur des Longs-Poils et, lorsqu’il les a convertis, la scène change.
Ce romantique qui ne semblait épris que de pieuses chimères se décèle un homme pratique et un organisateur de premier ordre. Il se fait architecte, bâtit des églises, construit des forts, entoure ses villages de remparts, arme les habitants et, une hache d’abordage au poing, il s’élance à leur tête sur les sauvages qui les attaquent et il les extermine ; puis, après qu’il s’est débarrassé de cette engeance, il fonde des exploitations agricoles, des orphelinats, des écoles de filles et un asile de vieillards. Ses ouailles l’adorent, et lui les aime comme ses enfants, bien qu’il n’ait point d’illusions sur le caractère des Chinois et qu’il déclare très nettement que ce « peuple n’admet d’autre loi que la fourberie et est bien le plus fripon du monde » ; mais cependant il se dévoue et prie tant pour eux qu’il finit quand même par les épurer.
Il quitte, plusieurs fois, sa résidence, va dans d’autres parages que son évêque lui désigne ; épris de ce qu’il nomme ses « saintes galères » et dévoré par le zèle de Dieu, rien ne l’arrête, ni les territoires ennemis qu’il traverse, ni les gouffres. Il ignore tout vertige, cavalcade, à cheval, au-dessus des abîmes, saute par-dessus des torrents pour baptiser des peuplades, grimpe, au risque de se casser le cou, sur des montagnes, court, des journées entières, sans manger, pour porter le viatique à des mourants.
Entre-temps, il se collette avec des sangliers, des panthères et des ours et il apparaît, dans les villages qui le voient pour la première fois, terrible. Il tient du traban et du janissaire. Il a des moustaches énormes, un vêtement en peau de tigre, des pistolets dans sa ceinture, des bottes à l’écuyère et il brandit un trident ! Sa mine dans les cabarets ne rassure personne ; mais, une fois dans la salle commune, il prêche l’Évangile d’une façon si éloquente – car il s’exprime merveilleusement en chinois – que tous se jettent à genoux et croient à la divinité du Christ. Il évangélise sans repos ni trêve, rien ne peut assouvir sa faim des âmes et, s’il n’était obligé de revenir sur ses pas, pour surveiller ses colonies, il irait on ne sait où, au fond des déserts de la Chine, partout où il resterait un infidèle à convertir.
Et tandis que le missionnaire s’avance de plus en plus dans les voies parfaites et vit, d’une vie active, presque fondu en Dieu, le romantique demeure le même.
Rien n’est plus curieux que les lettres adressées à sa famille. Il l’entretient de ses costumes, demande des fusils et réclame une paire de bottes « distinguées, chevaleresques, à la hussarde », et l’on ne sait plus, à le lire, où l’on en est. Il parle de seigneur, de manoir, d’écuyer et il faut traduire ; le seigneur est un petit fermier, le manoir est une baraque d’indigène, l’écuyer est un domestique. Il finit, d’ailleurs, par penser que ses tribus ont quelque chose du Moyen Âge, et c’est vrai, au fond ; il les a marquées, lui-même, de cette étampe, en instaurant des mœurs patriarcales, des processions, en rendant la justice, tel que saint Louis, sous un arbre !
Mais avec une telle existence de fatigues et de tribulations, il s’épuise. Si solide qu’il soit, Chicard tombe malade et il doit gagner un port européen pour trouver un médecin ; et là, il se ronge, pleure sur ses ouailles, dit à Jésus : « Mon Dieu, mon cher Seigneur, chacun sa spécialité ; moi, je ne vois pas que je puisse me sanctifier, en cet écart ; avec le caractère que vous m’avez donné, il me faut des montagnes, mes chrétiens et mes païens, ma mission, et je ferai en sorte que le diable n’ait pas à s’en réjouir. » Et il ajoute : « Mon Seigneur, que votre volonté soit faite, mais si, dans les trésors de votre miséricorde, il y avait un moyen de me tirer des mains de cette ennuyeuse maladie et de me renvoyer guerroyer le diable, là-bas, je vous en béniras dans l’assemblée des saint ! »
Il fut exaucé, une fois, deux fois, puis finalement une fièvre pestilentielle s’abattit sur ses districts et, en soignant les malades, il en fut atteint et mourut, le 17 juillet 1887.
Il mourut avec le regret de n’avoir pas été martyrisé, de n’avoir pas assez souffert pour la cause du Christ. Il était si vraiment humble qu’il se jugeait, de bonne foi, un mauvais ouvrier et n’attribuait les succès de son apostolat qu’aux prières du Carmel de Niort où l’une de ses sœurs était religieuse. C’est à cette sœur qu’il avait écrit, lorsqu’elle fut entrée au cloître, cette phrase si sage, si profonde pour les gens qui sont au courant de la mystique : « Ne cherche pas à faire de l’extraordinaire, le sainte Vierge n’en fit point. »
Elle ne fut pas, on le voit, banale, cette figure d’apôtre, figure heurtée, farouche et cocasse à certains points, accorte et magnifique à d’autres.
Chicard fut tout en contrastes, rêveur à la fois et pratique, assommeur de bandits et père des pauvres gens ; et finalement, ce qui domine chez lui, c’est cette soif inextinguible qu’il eut de convertir des âmes ; aussi peut-on affirmer qu’il fut l’un des plus audacieux soldats de ce ces admirables troupes que nos Missions Étrangères lancent à l’assaut des pays idolâtres, et aussi l’un des plus résistants et des plus avisés de ces bons grognards parmi lesquels se recrute la « vieille garde » de l’armée de Dieu !
Joris Karl HUYSMANS,
De tout, Plon, 1908.