Jean-Paul et le sentiment du Paradis

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Edmond JALOUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après avoir eu de son vivant et après sa mort une gloire triomphale, Jean-Paul Richter tomba dans un oubli dont il semblait bien qu’il dût devenir définitif. Ce fut Stefan George qui, le premier, ressuscita son souvenir en publiant avec un commentaire subtil et profond un choix des morceaux lyriques et des rêves de l’auteur de Titan. C’est que Stefan George ne pouvait pas se tromper sur les grandes valeurs poétiques de l’Allemagne. Son Jean-Paul a fait partie d’une collection, d’ailleurs rapidement interrompue, qui s’appelait la Poésie allemande. Depuis, l’anniversaire de la mort de Jean-Paul fut l’occasion d’une série d’ouvrages destinés à lui rendre justice et à mettre en évidence, non seulement la valeur apparente, mais, si j’ose m’exprimer ainsi, le sous-sol prodigieusement riche et fécond de la pensée jean-paulienne. Les œuvres de M. Johannes Alt, de M. Kolatchewsky, de M. F.-J. Schneider, de M. Walter Harich, de M. Max Kommerell, les travaux enfin de M. Berend et de bien d’autres ont mis l’accent d’une façon nouvelle sur la vie, les forces et les aspirations du poète. Je ne crois pas cependant que tout ait été dit sur lui ; il semble bien que Jean-Paul échappe aux commentateurs et aux critiques par sa complexité, par certaines bizarreries de sa démarche, mais aussi et surtout parce qu’il représente un type d’humanité si rare dans tous les temps, et singulièrement au nôtre, qu’il est bien difficile de traduire ses sentiments dans le langage de l’humanité normale.

Ce n’est pas qu’il ait été un écrivain totalement original, ni même que la conscience qu’il a prise du monde et de soi-même soit complètement autonome. La fin du XVIIIe siècle a connu un grand nombre de Jean-Paul larvés ; on peut d’ailleurs considérer que tout écrivain ou tout artiste qui s’est accompli représente des dizaines, et peut-être des centaines d’individus de même formation, qui n’ont pas eu les moyens de donner un style à leurs sentiments. Il y aurait une étude curieuse à faire, si elle était possible, sur ces ménechmes plus ou moins anonymes d’un homme. Je crois qu’elle est difficile à établir, parce que la plupart de ces ombres ont gardé le silence.

Dans son ouvrage capital sur le préromantisme, M. André Monglond cite un grand nombre d’inconnus en France, chez lesquels on pourrait trouver des préfigurations de Jean-Paul, ou tout au moins de quelques-uns de ses traits. S’il en a été ainsi dans notre pays, on peut se représenter le nombre de personnalités de ce genre qui ont pu foisonner en Allemagne. Nous ne savons rien des lois qui ordonnent le mode d’esprit d’une génération. Dans le cas de Jean-Paul, le plus visible est que Jean-Jacques Rousseau, Richardson et Mackensie ont créé un type, ou plutôt ont aidé à se développer un type humain nouveau. Mais alors que ce type n’a, pour ainsi dire, jamais dépassé les frontières du caractère personnel de Jean-Jacques Rousseau, il s’est trouvé qu’en Franconie est né un homme de génie, dans lequel les germes du rousseauisme se sont étalés avec une telle puissance et une telle prodigalité que ce nouveau venu devait acquérir une importance toute personnelle, une importance que l’on peut bien qualifier de gigantesque, tant elle dépasse ce qu’elle doit à l’influence de l’auteur d’Émile. Il faut ajouter que Jean-Jacques était malgré tout trop rationaliste et trop logique pour pousser à sa dernière limite l’élément cosmique que Jean-Paul avait en commun avec lui. Jean-Paul a été protégé contre les erreurs de son maître et les vices de son esprit par la simplicité foncière de sa nature et sa tendance au bonheur personnel. Il n’avait rien d’un réformateur. S’il avait pu faire quelque chose pour les hommes, il n’aurait rien pu trouver de mieux que de leur dire « Ressemblez-moi ! » Il est hors de doute qu’une société uniquement composée de Jean-Paul serait la meilleure, la plus équitable, la plus noble et la plus joyeuse du monde. On ne saurait en dire autant d’un monde uniquement habité par des Jean-Jacques ; c’est-à-dire par des êtres involontairement aigris, mais aigris tout de même et trop pathologiquement persécutés pour ne pas devenir rapidement des persécuteurs à leur tour.

Il semble bien que l’objet capital de Jean-Paul ait été le souci de créer et d’entretenir en soi une vie poétique. Mais alors que ses successeurs, les romantiques d’Allemagne, ont cherché la poésie, comme leurs prédécesseurs du Sturm und Drang, dans l’orageux abus de l’émotion passionnelle et une certaine forme du théâtral, Jean-Paul envisageait cette vie poétique sous la forme d’une magie personnelle. Ce fut ainsi d’ailleurs que Novalis, qui a tant pensé à la magie, l’a envisagée plus tard. Cette vie poétique ne tenait pas aux événements, mais à une disposition secrète de l’âme et du caractère, ou, si l’on préfère, de ces antennes mystérieuses de l’âme et du caractère qui n’ont de nom, ni en psychologie, ni en morale et qui sont nos instincts lyriques, quand nous en avons ou quand l’éducation nous permet de les conserver. L’existence d’Albano et de son groupe, dans Titan ; celle d’Emmanuel et de Victor, dans Hesperus ; celle de Gustave et d’Ottomar dans La loge invisible, ces grandes destinées épiques et vouées à l’échec, ne comportent pas plus de lyrisme dans leur agitation universelle et ce frémissement de cimes dans le vent qui les assiège, que la toute petite, la toute humble existence familière, si modeste et si pauvre, si comblée cependant, par les joies de l’âme, de Quintus, Fixlein, de Maria Wuz ou de Fibel. C’est que les dispositions des personnages de Jean-Paul à connaître le bonheur, c’est-à-dire l’amour, ne dépendent pas du cadre externe où ils évoluent ; elles dépendent d’une disposition spontanée à ressentir devant les êtres et devant les choses une délicieuse et naturelle tendresse.

Nous savons que Jean-Paul, quand il se promenait dans la campagne, autour de Bayreuth, – où il est mort, – ramassait dans l’herbe et dans la poussière tous les objets abandonnés, clous, fers à cheval, bouts de ficelle, instruments rompus ; il les emportait pieusement à l’auberge, où sa chambre est toujours visible comme s’il allait y revenir, et il les déposait dans un grand coffre à bois. Un trait comme celui-ci est un de ceux qui marquent un caractère ; cette puérilité apparente révèle mieux que bien des pages la sincérité de cette effusion toute prête qui a fait que pour lui ce monde était le monde de l’amour et non pas le monde du péché. Cependant, si candide qu’ait été Jean-Paul, si ignorant des erreurs des hommes, du moins pratiquement, – car dans ses réflexions générales, il demeure toujours d’une singulière clairvoyance, – il se doutait, – ou il savait, – que ce monde est loin d’approcher de la perfection. Or, la perfection lui était nécessaire. Ce fut ainsi qu’il en arriva à aimer la mort et à nous montrer des hommes qui la désiraient, non point par un sentiment où il entrât la moindre nuance de morbidité ou de goût du macabre, mais parce que la mort était à ses yeux le chemin de la perfection éternelle, de l’immortalité de l’âme, du paradis, en un mot. Jean-Paul n’a jamais eu un autre sentiment du monde que l’intuition du paradis. C’est pour cela qu’il a toujours été difficile de faire aimer son œuvre et sa personnalité à une humanité qui n’a jamais eu le goût du paradis, et qui, tout au contraire a éprouvé à cette idée une insupportable horreur, l’horreur qu’elle éprouve, sans le savoir, à la pensée même du bonheur ; lequel ne lui apparaît sincèrement, – c’est-à-dire en dehors de ses revendications intéressées et virulentes, – que comme une forme insupportable de l’ennui.

Jean-Paul était parfaitement capable de faire indéfiniment la même chose et d’y prendre le même plaisir, parce que cette chose avait excité en lui pour la première fois un sentiment de joie et que cette joie allait devenir intarissable. Il était de ceux qui n’ont presque rien à demander au monde, parce qu’ils lui apportent tout, mais qui s’aperçoivent cependant à la longue que ce don perpétuel finit par être une dérision ; ils supposent alors qu’il pourrait y avoir ailleurs des conditions de vie où l’échange serait plus complet, c’est-à-dire où l’homme recevrait au moins autant que ce qu’il offre. Ce monde-là, ce fut pour lui la vie future. La mort d’Emmanuel, dans Hesperus, (qui n’est pas loin d’être la page la plus grandiose de son œuvre), nous donne bien le sentiment de ce qu’il attendait de cette délivrance post-vitale. Tous ses rêves, ses innombrables et magnifiques rêves, qui font à ses romans un fond de nuages et de songes angéliques, eux aussi, développent sans cesse la même vision à l’égard de laquelle Jean-Paul a toujours ressenti une si poignante nostalgie : « Emmanuel embrassa le sol étincelant, et un cri monta de son sein enflammé, succombant de félicité : « Ah ! est-ce donc vrai ? Te possédé-je vraiment, ma patrie ? Oui, c’est en de tels champs de paix que sont guéries les blessures, apaisées les larmes, qu’on ne veut point de soupirs, qu’on ne commet point de péchés ; c’est là que, dans la trop grande plénitude du bonheur, le pauvre cœur humain fond et se recrée pour de nouveau fondre... C’est ainsi que je t’ai imaginé depuis longtemps, pays heureux, magique, éblouissant, qui confines à ma terre... Ô terre aimée, où donc es-tu 1 ? ».

Malgré la puissance de son lyrisme et cet élément cosmique qui élargit le bonheur humain jusqu’au trône de Dieu, peut-être trouverait-on quelque chose de trop monotone, d’uniformément idyllique, dans l’œuvre de Jean-Paul, s’il n’était pas un humoriste. L’histoire de l’humour n’a pas été écrite ; elle demanderait cependant à l’être. Que ce soit une tendance à peu près congénitale du génie anglais, cela n’est guère douteux, mais encore faut-il admettre que cet humour soit assez récent et appartienne plus particulièrement au XVIIIe siècle qu’à toute autre époque. Aurait-on été humoriste dans toute l’Europe sans l’influence de Sterne ? Il est presque impossible de le savoir. Pour ma part, je ne crois pas aux influences absolues, c’est-à-dire à la création tout artificielle chez un être d’un état intellectuel ou émotif par simple stimulation de l’extérieur. Je suis persuadé que chaque époque crée ou prépare des états collectifs et que dans ces conditions, le premier homme qui pose la question avec assez de vigueur trouve aussitôt un grand nombre de réponses toutes prêtes. L’humour de Jean-Paul est si typiquement jean-paulien qu’il est difficile d’admettre qu’il le doive entièrement à Sterne ; il est plus logique de penser que l’exemple de l’auteur du Voyage sentimental lui a permis de réaliser plus rapidement cette forme de causticité tendre, de rapprochement excentrique des idées, de déplacement des valeurs, que l’on appelle, en général, l’humour. En tout cas, cet humour a donné à Richter la possibilité de mettre dans l’excès de tendresse où il se complaît un sel suffisant pour atténuer la fadeur de cette nostalgie de l’âge d’or.

 Si l’œuvre de Richter se composait uniquement de cette ivresse panthéiste et de cette sourdine poétiquement clownesque, elle n’aurait cependant pas l’importance qu’elle a prise dans l’histoire de l’esprit. Les historiens de la littérature allemande rangent à peine Jean-Paul dans les romantiques, réservant essentiellement cette place à Frédéric et à Guillaume Schlegel, à Novalis, à Louis Tieck, à Clémens Brentano, à Achim d’Arnim, et à quelques autres. Mais les définitions du romantisme sont assez variables. Pour moi, je serais porté à voir en Jean-Paul le romantisme total, le romantisme incarné, car il me semble bien que la fonction spirituelle du romantique a été de repousser les limites de ce monde et de prétendre y éprouver des sentiments, des émotions, des extases et même d’y accomplir des actes qui puissent se passer hors de ses frontières. Au romantique, les virtualités humaines comportent des réalisations et des possibilités que l’état actuel de la société n’a jamais permis d’accomplir. Il se sent dans un état d’hypertension morale sans trouver la voie qui lui permettrait de se réaliser totalement en tant qu’individu absolu et en dehors des contraintes de toute société.

Ce fut pour cette raison que dans la première partie de sa vie, Jean-Paul accueillit avec enthousiasme la Révolution française. Il ne comprit que beaucoup plus tard que les révolutions, quelles qu’elles soient, ne profitent qu’aux masses, – et encore ! – et jamais aux individus. Or, l’individu absolu, au point de vue romantique, est toujours opposé à la foule, du moins tant que les foules ne seront pas composées d’individus arrivés à leur plus parfaite réalisation : phénomène qui n’est même pas concevable.

Les plus grands livres de Jean-Paul, La loge invisible, Hesperus, Titan, représentent l’effort effréné de l’homme pour devenir ce qu’il appelle les hommes hauts, les individus supérieurs, qui atteignent à un état de conscience mondiale et de lyrisme personnel plus complet que les autres. (Je résume, en deux lignes brutalement sommaires et à peine justes, une définition qui demanderait des pages et des pages d’explication et d’approfondissement). La loge invisible, Hesperus et surtout l’admirable Titan, nous montrent l’échec de ces individus supérieurs, leur impossibilité de trouver un destin et des amours dignes d’eux ; la chute finale de tous ceux qui ont fait une tentative désespérée pour échapper à la médiocrité de la fortune humaine. Ces grands sujets, Jean-Paul voulut les reprendre vers la fin de sa vie d’une façon comique et peut-être sacrilège dans la Comète, mais il n’acheva jamais ce roman-là.

Par sa position dans l’histoire universelle, Jean-Paul a donc créé une sorte de mythe, – à moins que l’on ne dise qu’il soit devenu mythe lui-même. Et ce mythe est conforme à tous les grands mythes de l’humanité, à Prométhée, à Icare, à Phaéton, à don Quichotte, à Hamlet ; il a montré la victoire de la matière sur l’esprit, du fait sur l’idée préconçue. Le seul cas peut-être que l’on connaisse du triomphe humain est le mythe de Faust, où Goethe a prouvé qu’un homme qui a accepté même de se perdre pour atteindre à la connaissance absolue, peut être cependant sauvé s’il trouve ce sol, où Jean-Paul n’a pu mettre le pied ; cette terre où l’imparfait trouve son achèvement et où l’ineffable devient acte :

 

          « Alles Vergängliche

          Ist nur ein Gleichnis ;

          Das Unzulängliche,

          Hier wird’s Ereignis ;

          Das Unbeschreibliche,

          Hier ist’s getan. »

 

 

 

Edmond JALOUX, Jean-Paul et le sentiment du paradis.

 

Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.

 

 

 

 



1 Hesperus. Traduction Albert Béguin. (Stock).

 

 

 

 

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