La princesse Marie de Wurtemberg

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jules JANIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le roi vient de perdre une fille chérie, la France une princesse accomplie ; les artistes ont perdu une sœur. Celle que nous appelions la princesse Marie, la plus populaire de cette famille royale, celle dont le nom venait si naturellement à nos lèvres comme à nos cœurs, elle est morte le 2 de ce mois dans cette vieille cité de Pise, toute remplie de ruines, de funérailles, de tombes brisées, d’urnes vides, et qui pourtant ne se souvient pas d’une désolation pareille à celle-là.

À vous tous, les esprits ingénieux et désintéressés des affaires de ce monde, qui vous occupez exclusivement d’art et de poésie, il n’est pas besoin de répéter quelle était la princesse Marie. Dans cette haute position où le ciel l’avait mise, elle était restée au fond du cœur le plus simple, le plus naïf, le plus honnête, le plus convaincu des artistes. Vous seuls donc, à cette cour où elle a paru comme un bel ange qui passe, vous pourriez dire tout ce que valait ce jeune esprit si habile à tout comprendre, tout ce génie caché sous ce grand nom royal, toute l’énergie de cette blanche main, devant laquelle se prosternaient les plus superbes, et qui plus d’une fois, même dans les réceptions du soir, conserva la rude et glorieuse empreinte du ciseau des sculpteurs.

Car vous seuls vous avez appris de bonne heure à la connaître, cette jeune fille, votre émule, votre égale, votre maître. Dans ce monde de la puissance qu’elle habitait, bien peu auraient su dire, en effet, toute la valeur de cette noble fille. Elle n’était à l’aise que dans cet autre royaume des arts, pour lequel elle était née. Là elle vivait, là elle régnait, là elle était éloquente, là elle pouvait dire, en frappant du pied : Le domaine que je foule est à moi ! Mais quand elle venait à se souvenir qu’elle habitait le palais des Tuileries, qu’elle était la fille du roi le plus occupé de l’Europe, que ses frères étaient des princes du sang, et qu’elle-même il lui fallait faire le métier d’une princesse, sourire à tous, accepter comme des puissances ces nullités misérables, écouter ces vains propos de courtisans déroutés, tendre la main à ces bourgeoises perdues dans le salon des Maréchaux ; alors, sur ce front si blanc et si pur, se répandait comme un léger nuage ; alors ce beau regard, tout à l’heure fièrement tourné vers le ciel libre, s’abaissait tristement vers la terre ; alors cette éloquente pensée s’arrêtait, cette lèvre souriante prenait je ne sais quelle expression d’un dédain involontaire. Les courtisans, ou, si vous aimez mieux, ce qu’on appelle les courtisans, disaient entre eux que la princesse Marie était fière. Fière de quoi ? hélas ! Elle avait le noble orgueil de la pensée occupée, l’ambition des grandes âmes. Mais ce sont là des choses au-dessus de l’estime du vulgaire. Non, elle n’était pas fière avec les courtisans ; mais elle s’ennuyait avec eux. Et que pouvait-elle leur dire, je vous prie ? Elle partait une langue qui ne se parle pas dans ce monde bizarre des Tuileries, qui n’est ni le peuple ni la cour.

Cette jeune femme, à jamais regrettable, avait tous les sentiments qui font les grands artistes. Elle avait, avant tout, le sentiment de l’indépendance ; elle aimait de préférence la causerie facile, l’étude, le silence, l’obscurité. Dans ce palais qu’elle habitait, elle s’était creusé une retraite profonde où nul ne l’eût découverte, si les abords même de cet appartement écarté n’eussent révélé je ne sais quel goût plus exercé que les autres parties du château. Comme un grand artiste qu’elle était, la princesse avait arrangé à son usage un riche atelier qu’on eût pris pour l’atelier de quelque Michel-Ange inconnu, tant elle avait habilement dissimulé la lourde et maussade architecture de ce palais dénaturé de Philibert Delorme. Et pourvu qu’on la laissât en repos et qu’on ne la vînt pas chercher là pour faire honneur aux étranges politiques qui croient gouverner la France, la princesse était heureuse. Là, elle déposait toute contrainte et toute parure incommode ; là elle réalisait dans la terre glaise les rêves brillants de cette âme si bien inspirée. Et quand elle était ainsi occupée à donner la vie, le mouvement, la pensée à ce peu d’argile, alors vous pouviez sonner sous ses fenêtres, tambours et clairons ! alors vous pouviez défiler devant le château, escadrons de guerre ! alors vous pouviez remplir le palais de son père, pairs de France, députés, ministres, représentants des rois de l’Europe ! le royal artiste ne pensait pas à vous !

Toute cette vie si jeune et si ardemment dévorée s’est passée ainsi dans les pénibles et innocentes méditations des beaux-arts. Il faut le dire à la louange de ce grand talent que nous avons perdu, personne, de nos jours, et même les plus illustres, n’avait porté plus d’intelligence et plus de dévouement dans ces rudes études, sans lesquelles les plus rares facultés avortent toujours. Elle avait affronté silencieusement toutes les difficultés de son art, elle en avait senti une à une toutes les épines, elle avait plongé la main, et une main ferme, dans cette noble terre qu’il faut pétrir de fond en comble pour en faire quelque chose. Elle ne s’était même pas épargné les leçons de l’amour- propre, et quand elle eut conquis sa place parmi les maîtres, elle se plaisait à raconter comment, plus d’une fois, elle avait envoyé à l’exposition du Louvre des ouvrages non signés, et comment le public avait passé indifférent devant ces premiers essais, et non-seulement le public qui ne flatte jamais, mais les courtisans qui flattent toujours. Elle disait aussi les justes sévérités de la critique à son égard, et contrairement à la plupart de ses confrères qui accusent sans cesse la critique, la princesse Marie lui rendait hommage, disant que la vérité n’était pas si dure à entendre qu’on le pouvait croire. Et comme elle était heureuse en se souvenant qu’à une de ces expositions, où elle avait envoyé un tableau sur lequel elle comptait, comme elle vint à passer devant ce chef-d’œuvre incompris, et à s’arrêter complaisamment devant l’œuvre dédaignée, un flatteur, qui l’accompagnait, lui vint dire : – Ah ! princesse, vous qui vous y connaissez, pouvez-vous vous arrêter devant de pareils magots !

Elle arriva donc peu à peu, sans autre protection que son talent, sans autre recommandation que son génie, à cette popularité qui, comme dans toutes choses en ce monde, est la plus douce des récompenses. Elle gagna la renommée comme il la faut gagner, par ses œuvres et sans aucune recommandation étrangère. Par son esprit avancé, par son goût quelque peu allemand, par son penchant naturel à la rêverie, par ces instincts poétiques qui ont été la plus grande préoccupation de sa vie, la princesse Marie appartenait tout-à-fait à cette jeune école qui a fait partie de l’école de David. Je ne sais quel instinct lui avait révélé de bonne heure que cette mesquine imitation qui s’attache aux costumes et aux armures était tout-à-fait chose misérable, indigne d’un talent sérieux. De bonne heure, elle avait compris toute la portée de ces grands noms, Michel-Ange et Dante, car, dans sa pensée, elle ne séparait pas le poète de l’artiste, la pensée de la forme, l’inspirateur de l’inspiration. Elle était donc la dévouée de tout ce qui était jeune et nouveau. Elle préférait l’inspiration, et même l’inspiration qui s’égare, à toutes les choses convenues. Toute tentative nouvelle était sûre de lui plaire ; elle était la première à l’étudier ; elle n’était pas la dernière à l’applaudir. Ainsi, elle a salué avec transport les jeunes poètes, les jeunes artistes ; et savez-vous qu’il y avait en ceci quelque mérite ? Car enfin elle était la fille d’un roi qui a aussi son système, qui, lui aussi, s’occupe d’art et de poésie ; et plus d’une fois, à propos de ces éternels et charmants sujets de causeries et d’études, ce dut être, j’imagine, entre le père et sa fille adorée, une longue dispute, celui-ci défendant sa pensée en homme qui se connaît en révolutions et qui sent que les révolutions se tiennent l’une l’autre, celle-là proclamant le progrès comme la plus invincible nécessité de l’esprit, et ne redoutant que le statu quo dans les arts ; l’un qui se trouvait satisfait de l’art présent, l’autre qui ne pensait qu’à l’art à venir ; celui-ci content et fier de Versailles, sa création ; celle-là, fière de Versailles, mais dont le regard trop sûr se détournait bien souvent aux mêmes toiles que son père acceptait comme des taches nécessaires.

Ainsi ce bel et noble esprit, qui à cette heure est au ciel, s’était fait bénévolement un intermédiaire animé, chaleureux et bienveillant, entre le trône et la jeune école poétique ; elle apprenait à son père les noms des nouveau-venus dans l’arène ; elle accoutumait cette oreille rebelle, aux vers nouveaux, à la prose nouvelle, au drame moderne ; elle lui démontrait, les preuves à la main, qu’à tout prendre, la France qui a produit Lamartine et Eugène Delacroix, M. De Lamennais, oui, M. De Lamennais lui-même, et Mme Sand (car elle parlait même au roi de George Sand !) n’était pas, à tout prendre, sans honneur dans les lettres et dans les arts. Et vous pensez que le père, tout fier de sa fille et de son royaume, se laissait facilement convaincre par celle-ci en faveur de celui-là. Cependant qui donc eût osé, sinon la princesse Marie, soutenir ainsi la poésie, la littérature et les beaux-arts de ce siècle, comparé à ce dix-huitième siècle français, si cher, sous tant de rapports, aux hommes de 1789 ?

De ces encouragements précieux donnés ainsi, et de si haut, à la jeune école contemporaine par la princesse Marie, je ne citerai qu’un fait, mais bien honorable et bien touchant. Vous connaissez sans doute les livres d’Edgar Quinet, cette façon d’Allemand, qui écrit, sans trop savoir comment, un des plus beaux langages de l’époque. Cet homme est un rêveur, jeune, enthousiaste, plein de passions sans but, d’enthousiasme mal contenu ; il marche seul dans l’étroit sentier qu’il s’est frayé entre Herder et Klopstock ; à certaines époques de sa vie, il reparaît, un poëme à la main, puis il s’en va pour revenir à de longs intervalles. Un jour il se trouvait par hasard au château des Tuileries ; il avait été rendre visite à une dame d’honneur de la reine, femme excellente, d’un cœur ingénieux, d’un esprit droit et ferme, et raisonnablement porté et initié aux idées nouvelles : mais qu’ai-je besoin de la nommer ? Ce jour-là, notre poète allemand était plus triste que de coutume. Il venait de jeter dans le monde une épopée philosophique, cet étrange poème du Prométhée, grandi et développé de façon à en faire l’histoire de l’humanité ; car aujourd’hui, Dieu merci, l’humanité ne manque pas d’histoires, depuis le Prométhée jusqu’à la Chute d’un Ange. Tout à coup, comme Edgar Quinet était à raconter à la dame d’honneur de la reine ses transes et son martyre, disant que, lui aussi, il avait au cœur le vautour, mais le vautour poétique, plus furieux que l’autre et plus inexorable, entra chez cette dame une jeune personne si simple, si blanche, si candide, si naturellement élégante, que notre poète aurait dû la reconnaître aussitôt. Mais il faut pardonner à Quinet ; il était si absorbé dans son chagrin, qu’il ne put rien voir. Cependant la nouvelle arrivée prit en pitié cette souffrance, et elle se mit à parler au poète de son nouveau livre, et elle en parla avec une conviction pleine d’élégance, et elle lui dit ce qu’on dit toujours pour les poëmes qui tombent, mais ce qu’elle pensait tout-à-fait, à savoir, que c’était là un livre excellent, le meilleur de l’auteur peut-être ; et même elle savait par cœur plusieurs de ces vers agrestes improvisés comme les improvisaient les bardes avant l’hydromel.

Vous pensez si notre poète fut ému et charmé de cette jeune fille qui lui parlait ainsi. Elle était arrivée à lui comme une apparition venue toute blanche et toute naïve de l’autre côté du Rhin. Elle, qui voyait que sa parole était bienfaisante, faisait tomber goutte à goutte ce baume consolateur. Peu à peu elle arriva, et elle eut bien raison, du poëme en vers au poëme en prose, elle passa de Prométhée à cette touchante légende d’Ahasvérus, qui est le chef-d’œuvre de la légende poétique. – Tenez, dit-elle à Quinet, suivez-moi, et vous verrez si j’aime ce poëme. Et alors les deux dames se levèrent, et le poète les suivit avec le même respect mélancolique que s’il eût suivi la dame Blanche d’Avenel. Et ils entrèrent ainsi dans cet atelier gothique tout rempli d’ébauches incomplètes, d’esquisses inachevées, de pensées sévères : on voit que la Bible, Homère et Dante ont habité cette cellule. Et pensez donc à la joie du poète ! On lui montrait quatre bas-reliefs admirables tirés de son poëme ! Oui, ses héros eux-mêmes, dans l’attitude et dans les passions que leur avait données sa poésie ! Voici donc le géant qui se livre à l’orgie au moment du retour, et à la porte de sa tour frappe l’Océan d’une façon invincible, et le roi vient donner à cet hôte importun son manteau de pourpre ; mais l’Océan préfère son manteau d’écume. Plus loin, le Christ vient au monde, et les rois mages, conduits par l’étoile, s’en vont à l’étable de Bethléem, pendant que sur leur chemin les rouges-gorges chantent la chanson matinale. Alors paraît le Juif errant, celui qui n’a ni siège pour s’asseoir, ni source de montagne pour se désaltérer. Quand passe celui-là, Babylone et Thèbes prennent une pierre de leurs ruines pour la lui jeter. À la suite de cet homme, arrivent Attila et les Barbares, ces autres errants qui châtient Rome et qui vengent le monde. Au bord du Rhin chante le veilleur, sous la tour du roi Dagobert. Dans un taudis, la vieille Mobe tourmente la jeune Rachel ; Rachel, c’est la vengeance ; Mobe, c’est le doute qui fait de l’esprit. Et ainsi se déploie toute cette histoire à travers tous les efforts et toutes les lamentations des hommes. Et ainsi vous arrivez jusqu’à la Rome chrétienne, quand la ville éternelle est achevée et peuplée d’âmes jusqu’au comble. Alors seulement le Christ pardonne à Ahasvérus et lui accorde ce repos d’une éternité dont il a tant besoin.

Vous dire toute l’admiration du poète quand il vit sa pensée ainsi devinée, ainsi reproduite, vous dire toute son émotion quand il vit, l’un après l’autre, ses rêves passer ainsi devant lui dans toute leur attitude naïve et mystique, voilà qui est impossible. Mais aussi quel bonheur ! Suivre ainsi ses propres poëmes à la trace, toucher du doigt et du regard les œuvres errantes de sa pensée ! les voir ainsi recouvertes du manteau qu’on avait tissé pour elles avec le fil d’or et de soie de l’imagination ! Se dire à soi-même : les voilà qui marchent ! et les voir en effet agir et penser : c’est admirable ! Telle fut l’admiration du poète. Mais enfin, que devint-il quand la jeune artiste lui dit de sa douce voix vibrante : – Ceci est votre œuvre, emportez-la ; et quand il put lire tout au bas de ces bas-reliefs admirables ce nom royal : – Marie d’Orléans ?

En fait de récompenses royales, je ne crois pas qu’il y en ait de plus grandes dans l’histoire des arts. Nous avons bien entendu parler d’un grand prince qui tenait l’échelle d’Alber Durer, d’un puissant monarque qui ramassait les pinceaux du Titien ; nous savons que la sœur d’un roi de France embrassa les lèvres d’Alain Chartier qui dormait ; mais cette grande surprise faite à un poète, mais la reproduction de son poëme, mais ce don inespéré et consolateur, mais toute cette grâce infinie de la jeune fille, de la princesse, du grand artiste, certes, voilà ce qu’on ne saurait trop admirer.

Si l’on pense à quel âge est morte la princesse Marie ; mais, ô ciel ! est-ce bien possible qu’elle soit morte ? si l’on songe qu’elle a tenu sa place autour de ce trône nouveau, qu’elle a partagé toutes les angoisses, toutes les inquiétudes de cette monarchie si cruellement éprouvée, on restera confondu du nombre et de la variété de ses travaux. Après avoir longtemps dessiné sous la direction d’un maître habile, qu’elle avait choisi elle-même, elle s’était mise à peindre ; on lui doit plusieurs des beaux vitraux exécutés à Sèvres, et entre autres les vitraux de la chapelle de Fontainebleau, qu’on dirait dérobés à quelque dôme italien du seizième siècle. Mais son véritable penchant était pour la sculpture ; elle en avait deviné tous les secrets. Elle modelait avec une fermeté sans égale. Sous ses doigts, l’argile obéissante prenait toutes les formes. Elle avait poussé très-loin la science des détails, et elle savait à merveille comment s’habillent la reine et son page, comment s’arment le chevalier et l’écuyer. À son gré, la terre, ainsi pétrie, devenait armure ou velours, épée ou dentelle. La première tentative qu’elle fit en ce genre, ce fut la statuette de Jeanne d’Arc à cheval. Le cheval est un très-beau cheval normand, calme et vigoureusement posé ; la jeune guerrière, armée de toutes pièces, tient de sa petite main la terrible épée dont elle vient de se servir pour la première fois. Il y a ici une idée ravissante, qui ne serait venue à aucun sculpteur de notre temps ; elle ne pouvait venir qu’à un jeune cœur tout rempli des plus doux sentiments. Donc, lorsque Jeanne d’Arc, penchée sur sa selle, a tranché la tête du premier Anglais qui se présente, tout à coup la guerrière disparaît, la jeune bergère se montre sous la cuirasse, peu s’en faut que cette épée terrible n’échappe à cette main tremblante ; on découvre sur ce beau visage un étonnement mêlé d’effroi. Ce n’est pas elle qui a tué cet homme, c’est son épée ! Rien de plus animé, de plus ingénieux que ce petit groupe que recèlent quelques appartements intérieurs du château des Tuileries.

Elle avait donc adopté Jeanne d’Arc comme son héros. Jeune enfant, quand elle jouait sur les vertes pelouses de ce château d’Eu, qui attend sa dépouille mortelle, elle avait pu voir, parmi les portraits de sa famille, Jeanne d’Arc elle-même, un instant renfermée au château d’Eu, quand les Anglais l’entraînaient à cette ville de Rouen où ils la brûlèrent. Donc elle avait appris de bonne heure cette funeste et glorieuse histoire, et elle s’était éprise d’un bel amour pour cette jeune héroïne dont le malheur seul a égalé le courage. Aussi, quand le roi son père entreprit de tirer de ses ruines ce château de Versailles, qui avait été le tombeau d’une monarchie après en avoir été le plus illustre théâtre, la princesse Marie se mit à l’œuvre. Dans ces galeries consacrées à la vertu française, elle choisit sa place et son héroïne. Nous nous souvenons tous de l’effet tout-puissant de ce beau marbre de Jeanne d’Arc, quand le roi guidait cette foule immense à travers ces immenses galeries qu’il traversait sans fatigue. À chaque instant Sa Majesté s’arrêtait pour laisser le temps à cette foule brillante d’admirer toutes ces merveilles.

Mais quand nous fûmes arrêtés dans la salle des statues, à cette admirable effigie de Jeanne d’Arc, et comme le roi voulait passer outre, alors la foule arrêta le roi à son tour. Elle venait de découvrir, avec des applaudissements unanimes, cette simple et naïve représentation de la plus chaste héroïne de la France. En effet, que cela est simple et beau ! La Pucelle est debout, sans emphase, sans recherche ; elle est simplement vêtue, et même, sous l’attirail guerrier, on devine la bergère ; sa belle tête ovale et pensive s’encadre à merveille dans ses longs cheveux arrangés avec art ; ses deux belles mains sont admirables, nerveuses et mignonnes ; des tendons de fer dans les doigts fins et déliés ! Elle tient son épée avec une conviction si ferme et si nette ! Mais la pointe de cette épée est tournée vers la terre ! Évidemment l’héroïne est à se recueillir ; elle attend l’ennemi, elle attend que l’oriflamme se déploie dans l’air ! – On ne saurait dire l’effet tout-puissant de ce marbre si simple au milieu de tant de marbres furibonds et déclamatoires. – Mais qui donc a créé ce marbre ? disait la foule ; mais qui donc a ainsi compris comment l’artiste honore la gloire en la représentant simplement ? Alors, dans cette même foule, derrière ses frères et ses sœurs, à l’abri de sa noble mère qui était bien heureuse ce jour-là, hélas ! on découvrit cette jeune fille qui rougissait, et qui eût bien voulu échapper à ces honneurs, à ces bravos, à cette admiration bien sentie, à ces unanimes transports dans ce peuple de soldats, de législateurs, d’écrivains et d’artistes, qui partageaient ainsi le prix de la journée entre le roi et sa fille Marie.

Une autre héroïne de son adoption, et qui certes méritait tant d’honneur, c’est Charlotte Corday. La princesse Marie, dans toute notre histoire, n’avait trouvé que celle-là qui fût digne de servir de pendant à Jeanne d’Arc. Oui, cet esprit courageux et timide à la fois avait osé remonter dans nos annales sanglantes, et chercher au pied de l’échafaud, parmi tant de morts, cette grande et illustre victime qui tenta de trancher, par le crime, ce nœud terrible que la Providence elle-même ne pouvait délier. Grand malheur, en effet, si cette apothéose venait à manquer à l’assassin glorieux de Marat ! Grand malheur si la mort laissait interrompu ce marbre si hardiment commencé ! Que de places vides à jamais dans le Musée de Versailles ! Qui donc comprendra jamais comme la princesse Marie l’eût comprise cette noble figure de Charlotte Corday, calme au milieu des bourreaux, venue de si loin pour faire justice quand toute justice se cache dans cette France égorgée, si belle et si jeune ! Pauvre fille, pauvre, pauvre héroïne, qui ne doute pas de sa vertu même après son crime ! Ah ! voilà ce qui s’appelle jouer de malheur ! Mourir souillée du sang de Marat, et quand arrive l’heure de la plus éclatante justice, quand la réhabilitation complète va venir du chaste ciseau de la princesse Marie d’Orléans, tout d’un coup le ciseau tombe de cette main inspirée ! Si en effet la statue de Charlotte Corday n’est pas achevée, je propose que le piédestal de Charlotte Corday reste vide, et qu’on écrive, tout au bas de ce glorieux piédestal, la triste date du 2 janvier 1839 ; car ce jour-là Charlotte Corday est morte une seconde fois.

Et cependant elle est morte. Elle est morte loin de la France, loin de Paris, loin de son père, loin de sa mère, loin de ses frères, loin de ses sœurs ; à peine a-t-elle eu le temps d’embrasser une dernière fois ce frère qui lui apportait les derniers embrassements de sa famille, les dernières nouvelles de la France. Pise se souviendra longtemps de ce grand artiste mort dans ses murs. Le vieux dôme se souviendra de cette pâle et belle personne agenouillée sur ses vieux marbres ; la Tour penchée aura pleuré sur elle ; le Campo-Santo, immobile, se sera ému de pitié ; tous les siècles enterrés là se seront émus à cette perte funeste. Et sans doute, si la France n’eût pas réclamé cette illustre dépouille, la comtesse Béatrice se serait levée de cette urne d’emprunt qu’elle occupe, pour faire place à cette petite-fille d’André de Pise, de Michel-Ange et d’Orcagna.

Elle voulait encore, mais l’impitoyable mort a tout brisé ; elle voulait nous léguer une statue de Bayard. On ne dira pas que celle-là ne savait pas choisir ses héros !

Mais elle est morte ! Elle a succombé dans toute la force, non pas de son âge, à peine elle commençait à vivre, mais dans toute la puissance de son talent. On eût dit que tout son bonheur était en France, et que tout autre ciel lui était funeste, même le ciel italien. À peine eut-elle suivi son jeune époux en Allemagne, dans cette Allemagne charmée et ravie d’entendre ainsi parler sa langue, et de voir comment ses poètes étaient compris, que l’incendie la vint chasser de sa maison ; et dans cet incendie, que pleurait-elle ? Elle pleurait ses albums perdus, quelques beaux dessins apportés de France comme un souvenir de la patrie absente ; elle pleurait ses livres favoris qu’elle savait par cœur ; elle regrettait les lettres de cette famille tant aimée. Ce fut la première fois, à propos d’un pareil accident, qu’on n’entendit parler ni de perles, ni de bijoux, ni de parures. Aussi, à cette nouvelle, les artistes français s’émurent bien plus que si une couronne était restée dans ces décombres, et avec un honorable empressement ils s’occupaient à refaire l’album de ce noble confrère, qui les comprenait si bien.

Comme elle se sentait malade et plus souffrante qu’on ne l’a jamais dit, elle revint à Paris, où l’attendaient encore quelques beaux jours. Elle revit tous ceux qu’elle aimait ; elle sentit de nouveau autour d’elle ce mouvement actif des esprits, qui lui était si nécessaire. Elle assista encore une fois à cet enfantement quotidien de toutes les idées qui soulèvent, qui éclairent, qui inquiètent, qui agitent l’Europe. Elle retrouva ses artistes favoris, et je vous laisse à penser avec quel charmant sourire, avec quel geste charmant elle les reconnaissait tous ; elle reprit le chemin de son atelier, et elle retrouva, non sans larmes, ses ouvrages commencés, son Bayard ébauché, sa Charlotte Corday, déjà vivante ; et que de fois sa mère, inquiète, lui vint arracher des mains l’ébauchoir ! car, sans pitié pour elle-même, la jeune princesse pétrissait encore cette terre humide, de ses pauvres mains amaigries. Elle voulut aussi visiter ce château de Fontainebleau qu’elle aimait, et dans lequel elle cherchait moins les rois qui l’habitèrent que les artistes qui ont laissé leurs noms sur ces murailles, dans ces murailles. Encore une fois elle voulut parcourir à cheval cette belle forêt ; et une fois à cheval, vous savez comme elle allait en avant, sans s’arrêter jamais ! Pauvre femme ! qui eût dit, à la voir si heureuse encore, à l’entendre s’inquiéter avec cet aimable intérêt de toutes les renommées qui lui étaient chères, qui eût dit qu’elle allait mourir ?

Ah ! cette France est malheureuse ! Elle ne porte pas longtemps ses grands artistes ! Ils meurent, frappés soudain par la douleur ou par la mort. Il n’y a pas déjà si longtemps que Léopold Robert est mort d’amour, à Venise ! pas si longtemps que Sigalon a succombé dans la lutte qu’il avait entreprise avec Michel-Ange ! pas si longtemps que Chaponnière est mort, Chaponnière, que la princesse appelait son ami ! pas si longtemps qu’Alfred Johannot est mort, Johannot, dont elle avait acheté tous les tableaux à l’éditeur de Walter Scott ! pas si longtemps que Chenavard est mort, Chenavard, qui avait dirigé ses travaux à la manufacture de Sèvres ! Et à cette heure, la voilà, elle aussi, qui succombe sous cette triste mort, devant laquelle il n’y a plus dans ce pays, si malheureusement divisé, que des regrets, de la pitié, des louanges et des pleurs.

 

 

Jules JANIN.

 

Paru dans L’Artiste, journal de la littérature

et des beaux-arts, en 1839.

 

 

 

 

 

 

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