La royauté de Marie dans la poésie espagnole

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rosalia JIMENEZ UCEDO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOILÀ un titre qui exige par lui-même une renonce. Vouloir recueillir dans le creux de la main toute la tradition fervente d’une nation, est une chose impossible et toujours artificielle. Le seul fait d’avoir réuni sur le papier un certain nombre de vers choisis au hasard dans la poésie espagnole, nous permet d’en faire jaillir une impression de fraîcheur et de spontanéité et ceux-ci, mis à leur place, en un moment déterminé, suivant le motif ou l’occasion, acquièrent un relief insoupçonné. Et dans leur ensemble ils constituent un merveilleux document d’intuition théologique, dont les accents polémiques se mêlent aux élans fervents du cœur.

Ce n’est pas étonnant que dans une nation comme l’Espagne, qui fait preuve dès les premières créations artistiques 1 chrétiennes de sa foi en l’Assomption, la dévotion à la Royauté de Marie ait été précoce et florissante. Les allusions à la Royauté s’enlacent presque toujours dans les compositions poétiques aux allusions dédiées à l’Assomption. On ne sent point la nécessité de séparer les deux privilèges. Comme dans l’esprit et le cœur des fidèles l’un est conséquence de l’autre, de la même manière l’inspiration du poète ne sent point le besoin de les séparer. Pour la même raison les compositions primitives qui ont pour thème exclusif le Règne de Marie sont rares et il est difficile d’autre part de trouver un chant à l’Assomption dans lequel directement ou indirectement on ne fasse allusion au triomphe souverain de l’Impératrice du ciel.

Ce thème attire d’ailleurs d’une manière toute spéciale la poésie espagnole : c’est un thème poétique et seulement poétique. Il ne s’agit pas de défendre un mystère par des preuves théologiques exprimées en vers, comme par exemple dans la question immaculiste du XVIIe siècle ; il n’y a point à discuter avec les défenseurs d’une autre vérité. C’est purement le thème poétique d’une Vierge qui triomphe de la mort et est élevée à l’Empire des cieux par la Volonté toute puissante de Dieu qui en fait sa Mère.

Presque tous les poètes qui usent de la langue romane pour chanter Marie, égrènent aux pieds de Notre Dame une litanie de « Mystères Joyeux ». C’est un balbutiement timide et comme craintif, à cause de son émancipation audacieuse de la langue de la culture, mais qui n’hésite pas à couronner le front de la Mère, si simple. Ce thème de joies et de louanges à la Vierge est commun à tous les écrivains du XIVe siècle et nous les trouvons ou en des compositions isolées – le cas le plus rare – ou faisant partie d’un autre livre du même auteur, ou insérés dans un « cancionero ». L’invocation de la gloire de la Reine occupe toujours une place importante dans certains de ces « mystères joyeux » du Moyen Âge.

L’Archipreste de Hita (XIVe siècle), qui aime les aventures sentimentales et chante joyeusement les belles femmes, ouvre une parenthèse mariale dans son livre du « Buen Amor » pour raconter ses « joies » à la Reine. Les idées de Reine et de Médiatrice de la grâce apparaissent ici intimement liées comme celles de Reine et d’Assomption.

 

 

 

            Ô Sainte Marie, lumière du jour,

            Toi, la route,

            Tu me conduis.

            .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

            Tu règnes avec Ton Fils

            Notre Seigneur Jésus Christ

            Que par Toi nous ayons la certitude

            de Le voir, dans la gloire.

            Toi, Vierge, Reine du ciel,

            et consolatrice du monde

            écoute-moi, bénigne,

            Toi qui aimes, qu’en prose,

            je puisse conter tes « joies »,

            dignement, pour Te servir.

 

 

Et le Marquis de Santillana (1398-1458) habituel écrivain de « serranillas » galantes adresse aussi sa litanie de « mystères joyeux » à Notre Dame. Il énumère les motifs sur lesquels se fonde, selon lui, la joie et la gloire de Marie ; et son style soigné, son vers plein de variations harmonieuses, de parfaites consonances, rivalise avec une imagination poétique, non commune dans les premières compositions en Roman.

Dans la chaîne de ses « mystères joyeux », il présente à l’exultation de Marie, le privilège de Sa Royauté avec l’honneur dû à son Assomption.

 

            Réjouis-Toi, ô Sainte Patronne,

            par grâce de Dieu, montée au ciel.

            Ta digne personne ne fut point divisée

            mais réunie, au ciel,

            et assise à la droite

            de Dieu le Père, ô notre Reine,

            et couronnée d’étoiles.

 

Il est difficile de trouver une composition de ce temps-là, dans laquelle on ne fasse allusion, au moins avec quelques mots, au pouvoir que, dans l’esprit du poète, Marie possède dans le ciel et sur la terre. Mais faut arriver au XVIIe siècle pour trouver le thème de la Royauté, comme motif principal et unique de l’inspiration et celui-ci se concentre toujours sur le moment culminant du glorieux couronnement.

Un mot encore, touchant le XVe siècle. Le délicieux auteur de « Noëls » offre à Notre Dame la fleur de ses « Cantigas » populaires. Une touche gracieuse et tendre nuance l’œuvre de « Juan de Encina » qui, cherchant l’harmonie du vers, finit par tomber dans un jeu gracieux de paroles qui servent de refrain à la « cantiga ». Il n’oublie jamais le sens artistique et donne à toutes ses compositions un sens musical. Mais ce qui lui donne son charme particulier, c’est surtout l’audace filiale, la manière enjôleuse de présenter les privilèges pour gagner le cœur de la Mère :

 

            Reine du ciel,

            Toi, si puissante,

            porte remède à nos malheurs.

            Toi qui règnes avec le Roi

            de ce Royaume céleste :

            Toi, gloire de notre loi,

            Lumière du genre humain,

            Puisque pour vaincre le mal

            Tu es si puissante,

            Porte remède à nos malheurs.

 

Et c’est déjà avec un apparat baroque que Pedro de Espinosa et Pedro Soto de Rojas nous peignent, en vers ampoulés, le couronnement de Marie. Le sonnet ciselé d’Espinosa est plein de couleur, comme une peinture de Murillo. Pour décrire le triomphe de la Vierge, il accumule tout ce que le vocabulaire espagnol possède de plus riche, dans une luminosité de ciel andalou.

 

 

            Couronnement de Marie

            

            Parmi les nuages et les vapeurs de turquoise,

            se trouvent les empires célestes,

            avec de blanches torches et des cierges blancs,

            du Dieu sacré, les pages souverains.

            

            Entre l’amarante et les lys argentés,

            l’encens de l’Inde et les parfums syriens,

            de mille manières, exhalent leurs spirales de fumée

            sur des tapis de feuillages enlacés.

            

            Pour manteau, le soleil ; pour escarpins, la lune.

            La Vierge est arrivée à la salle plus haute,

            Visite que le Ciel si longtemps attendait.

            

            Les séraphins se sont jetés à ses pieds,

            les anges ont chanté ses louanges,

            Le Verbe Saint l’assied à ses côtés.

 

De la même époque est le poète d’Antequera, Soto de Rojas. Dans son poème il y a peut-être moins d’extase dans la vision mais plus de profondeur théologique, plus de preuves, et celles-ci, à peine prononcées, comme d’une aile sonore, sans donner prise à la discussion, comme une pluie de roses sur le front couronné.

 

            Elle fait les délices du Père, elle est cause de joie pour le Fils,

            pour l’Esprit, allégresse souveraine,

            pour le ciel, gloire, pour le monde, réjouissance.

 

Il semble qu’en voulant énoncer les raisons de son Assomption, de la Royauté au ciel, il veuille mettre en évidence que si Son pouvoir fait les délices du Père, s’il est un présent embrasé d’amour pour le Fils, et inonde de joie souveraine le Divin Esprit, le ciel ne pouvait pas ne pas recevoir cette gloire et le monde un tel bienfait. Il fait pour cela lever la main du Père en un geste royal :

 

            Par sa propre force, et avec son épée ardente,

            de la Rome conquise et triomphante,

            la Reine se penche, sur la cime joyeuse,

            le front cerclé de trois couronnes.

            

            L’auguste et Sainte Majesté s’élève,

            et dominant les feux du plus sublime séraphin,

            La couvre du sillage lumineux,

            qui l’enveloppe de sa splendeur.

            

            Il baisse enfin les yeux, lève la main,

            Et s’inclinant vers Elle, Il dit :

            c’est notre Tout, conforme à nos désirs.

            

            Elle fait les délices du Père, elle est cause de joie pour le Fils,

            pour l’Esprit, allégresse souveraine,

            pour le ciel, gloire, pour le monde, réjouissance.

 

L’énumération serait interminable dans la poésie espagnole. Nous choisirons pour terminer cet article une composition de Justino Matute que contient le « cancionero » de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie de F. Rodriguez Zapata (Séville 1876).

Ce n’est qu’un symbole puisque, en un siècle où les lettres espagnoles ont subi une chute en poésie, les octaves de Matute semblent affirmer la tradition du privilège de la Royauté de Marie dans la poétique espagnole. Et parce qu’elle est plus connue, il use de la strophe classique traditionnelle :

 

            D’étoiles couronnée

            le front victorieux

            franchis, Vierge sacrée

            la sphère éblouissante

            Entre : elle attend,

            la cour complaisante,

            de voir la Reine aimée,

            d’étoiles couronnée.

            

            Les demeures célestes

            en Te voyant résonnent

            et les douces harmonies

            remplissent l’espace immense.

            Pour, Toi, sans tache et pure,

            plus que toute autre créature

            les demeures célestes

            sont remplies de parfums.

            

            À ton souffle, la rose

            augmente son parfum,

            et devant ta beauté

            avive ses couleurs.

            Son parfum, plus suave

            que celui qui lui est commun,

            montre qu’elle est heureuse,

            à ton souffle, la rose.

            

            Mortels, soyez joyeux

            Car Marie est venue

            et dès le premier instant

            elle apparaît triomphante

            elle a vaincu, la Vierge

            qui, de son talon a écrasé

            le dragon infernal

            Que la Céleste Sion

            pour si grande victoire

            se remplisse de gloire.

 

Voilà la contribution de l’Espagne au monde de l’art. Voilà comment le riche filon de la poésie de la nation assomptionniste par excellence a contribué à la fête nouvelle de Marie.

 

 

 

Rosalia JIMENEZ UCEDO.

 

Paru dans la revue Marie

en mars-avril 1955.

 

 

 

 



1 Sarcophage primitif (IVe ou VIe siècle) dans l’église des « Innombrables martyrs de Saragosse ».

 

 

 

 

 

 

 

 

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