Bruges et Bruxelles

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Johannès JOERGENSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la vivante et bruyante Bruxelles à Bruges la Morte comme l’a appelée Georges Rodenbach dans un livre célèbre...

La vivante Bruxelles ! Oui, comme elle vivait le jour et la nuit, criait et hurlait, vous étourdissait par son bruit, sa lumière, ses odeurs... Il y avait un endroit, sur le Boulevard du Nord où, d’abord, lorsqu’on passait devant une fenêtre, un système de barres de cuivre, auxquelles étaient suspendues des lampes électriques, s’agitait de la façon la plus insensée et la plus follement brutale ; à ceci succédait l’entrée éblouissante d’un cinématographe. Les gens se pressaient sous la lumière aveuglante des gens pâles et misérables, ou poudrés et fardés. Sur la chaussée hurlaient les automobiles et sonnaient les tramways, les marchands de journaux couraient en criant quelque chose d’incompréhensible ; c’était bruyant, bête et inutile, sans valeur pour l’âme ou pour le corps.

En Danemark, un certain parti parle beaucoup et très haut de l’abêtissement du peuple par l’Église. Quand on parcourt une grande ville, il semble vraiment qu’on passe au milieu d’établissements ayant pour but de faire progresser cet abrutissement. Tous ces cabarets étincelants, tous ces plaisirs vides, toutes ces réjouissances privées de contenu, comme cela doit à la longue brûler le cerveau et le cœur !

 

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Le grand sculpteur Auguste Rodin a écrit un livre où il traite des problèmes de ce genre et expose des idées semblables au sujet de la soi-disant culture moderne, Le livre est intitulé : Les Cathédrales de France, et Rodin lui a donné ce titre parce que les cathédrales de France lui semblent le symbole d’une civilisation disparue qui était très supérieure à celle d’aujourd’hui.

« Les Cathédrales françaises, dit-il, sont nées de la nature française.

« On ne peut les comprendre, on n’a le droit de les aimer, que si l’on comprend et si l’on aime cette nature.

« Comprendrez-vous, aimerez-vous Claude Lorrain, Corot, si vous ne sentez pas le paysage qu’ils ont compris, aimé, exprimé ?

« Nous parlerons donc du Paysage avant de regarder le tableau. Et ce paysage, nous le chercherons en province, et dans les petites villes plutôt que les grandes, plutôt surtout, qu’à Paris. Allons plus loin. La province garde encore un asile au goût, au style...

« Pour moi quand je parle des Cathédrales, au présent, je pense à tous nos villages de France ; au passé, je pense au génie de nos ancêtres ; au présent et au passé, je pense à la beauté des femmes de notre pays.

« La nature, c’est le ciel et la terre, ce sont les hommes, qui peinent et qui pensent entre ce ciel et cette terre, et ce sont aussi, déjà, les monuments que ces hommes ont dressés sur cette terre vers ce ciel.

« Dieu n’a pas fait le ciel pour que nous ne le regardions pas. La science est un voile : levez-le, voyez !

« ... Ces haleines de l’industrie accablent l’étendue de voiles imperméables pesants, qui détruisent la perspective et attristent nos regards.

« Au loin, les nuages se résolvent en panaches blancs, joyeux, formés de mille courants invisibles... Les nuages changent comme, entre des esprits agiles et libres, les conversations.

« Ils promènent l’ombre, ça et là, comme le jardinier son arrosoir, versant de la fraîcheur à droite, à gauche, où il faut...

« Et tout à coup ce sont de blanches épaules satinées. Au-dessus, un frottis fait luire le ciel vide ; au-dessous, sur les collines boisées, des glacis de lumière...

« Je connais bien ce ciel, c’est celui de Meudon. Tous les jours de calme lumière, il remplit tout l’horizon d’une splendeur égale qui ne se répète pas...

« Honorerai-je ce paysage en disant qu’il évoque en moi une impression d’Italie ?

« Mais le train, sur les rails, traverse brusquement ce pays d’amour. On voit courir le dos noir du serpent. Il laisse des flocons blancs, vite effacés. Emblème du temps affairé. Et les valeurs énergiques du jour réapparaissent, comme si ce tumultueux épisode n’avait pas eu lieu...

« La Loire, cette veine aorte de notre France !

« Fleuve de lumière, de vie doucement heureuse ! Ce gris fin, ce gris doux de la Loire, sous les nuages, ces toits gris de la ville, ce pont gris de vieille pierre...

« Plaine si belle, d’ordre si simple, si grand ! Les verdures y prennent un caractère, çà et là, grave. Je retrouve ce mélange et cette harmonie chez les gens du pays, les femmes surtout : dans leurs traits, et dans l’accent de leur langage...

« La Modestie et la Mesure sont les grandes qualités des Françaises... Les jeunes filles apportent du même geste toute la grâce et la toute puissance, leur passage illumine la vie. Et leur modestie est proportionnée à leur force. Ce sont les bénédictions de la ville et du monde, les jeunes filles. Porteuses de vie, formes sensibles de l’espérance et de la joie, matière de tous les chefs-d’œuvre ! Elles sont si près de la Nature, jamais leurs mouvements ne pèchent contre la géométrie divine. Elles se font une âme à ceux qui les comprennent. Vierge : quel mot prestigieux ! Mère : douceur qui équivaut à la beauté ! – Pour moi, potier heureux de tourner, à l’image de leurs gracieuses formes, d’illusionnants beaux vases, je leur envoie maintes fois par jour ma pensée. – Elles n’ont pas le charme seulement, elles ont aussi la bonté ; et elles sont parfois calomniées ; – comme le génie.

« Quelle école, la rue ! Les gestes sont naturels, les draperies tombent bien... La démarche de ces jeunes femmes qui vont à l’église, sans modestie affectée, le buste droit, le pas ferme, dans la rue paisible de la petite ville... Ce ne sont pas des femmes du monde, de ces chairs diaphanes, traitées aux plus précieux parfums, où la vie craindrait de se laisser voir, où l’âme se cache. Je parle d’êtres simples, vrais et sains, bien vivants, de ces femmes prédestinées à la joie et au sacrifice, que nous aimons et que nous faisons souffrir. »

Après ces louanges de la province française Rodin, dans son livre, prononce une malédiction enflammée sur Paris, l’assassin des corps et des âmes où chaque année des milliers et des milliers de jeunes filles sont vouées au plaisir d’une bande internationale de touristes jouisseurs. Ces paroles sont, hélas ! trop vraies et quiconque préfère le bien au mal sera d’accord avec le grand artiste français. Quand on compare la vie de Bruxelles avec celle qu’on mène en province, à Bruges par exemple, il est impossible de ne pas préférer la seconde à la première. Une tranquille promenade, le soir, le long du Quai du Miroir, où les châtaigniers en fleurs des jardins patriciens descendent sur l’eau, transparente comme une glace, est pourtant, de toutes façons, plus attirante qu’une promenade sur le Boulevard puant et bruyant. Aucune lumière électrique ne brûle les yeux ; c’est tout juste si une lanterne suspendue çà et là au coin d’une rue éclaire suffisamment. Les quais s’étendent calmes et vides le long des canaux immobiles où de vieux ponts de pierre décrivent de si beaux arcs. Sous une porte se tient une jeune fille qui regarde les étoiles, deux grand’mères en longs manteaux noirs rentrent chez elles en se dodelinant, les chauves-souris tournoient au-dessus de votre tête, puis sur l’eau. Et au milieu de ce calme, tous les quarts d’heure, résonne sur la ville la joyeuse mélodie du carillon qu’envoie le Beffroi... une pluie de notes d’argent qui tombe sur la ville endormie.

 

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Holger Drachmann 1 a erré un jour le long de ces canaux et il fut comme ensorcelé par cette tranquillité. Mais il rompit l’ensorcellement, s’arracha et retourna dans la grande ville, aux boulevards, aux cafés et aux cafés-concerts. Copenhague a fait de lui un homme célèbre et une figure populaire... Bruges aurait peut-être fait de lui un plus grand homme et un artiste plus profond.

Il faut continuellement choisir dans la vie, et aujourd’hui le choix doit se faire, pour le poète comme pour le peintre ou le sculpteur, entre l’heure présente et l’éternité, entre le moderne périssable et l’humain éternel. En Italie, est mort, il y a quelques années, Antonio Fogazzaro, un des plus grands poètes qu’ait jamais produits la péninsule, un successeur de Manzoni et de Silvio Pellico. En Danemark, on n’a presque accordé aucune attention à sa disparition.

Si par contre le malheur devait arriver que d’Annunzio abandonnât ce monde combien notre intérêt ne serait-il pas éveillé ? Car qui de nous ne connaît pas ce Richard Strauss de la littérature ?

D’Annunzio et Fogazzaro, le contraste entre eux est le même que celui que Rodin a montré entre Paris et la province. Il s’agit pour chacun de nous de savoir si nous voulons être de Bruxelles ou de Bruges.

 

1911.

 

 

Johannès JOERGENSEN, Paysages d’Occident,

Librairie Bloud et Gay, 1926.

 

 

 

1. Holger Drachmann, le plus grand poète lyrique du Danemark moderne, né en 1846, mort en 1908, a célébré surtout la mer dans ses vers brillants, d’une inspiration ardente et fougueuse ; dans des nouvelles en prose, il a raconté la vie des pêcheurs. Sous l’influence de G. Brandes, il célébra d’abord les idées révolutionnaires et internationalistes, mais, vers 1881, il rompit avec le radicalisme littéraire et proclama ses sentiments patriotiques. (Note du traducteur.)

 

 

 

 

 

 

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