Le Carmel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Johannès JOERGENSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« C’est assez ! Maintenant, Yahweh, prends ma vie,

car je ne suis pas meilleur que mes pères ! »

Ier Livre des Rois, Chap. XIX, 4.

 

El Khader, le « verdoyant » « celui qui vit éternellement » tel est le nom que les Musulmans donnent au prophète Élie qu’ils considèrent comme un des plus grands précurseurs de Mahomet et qu’ils mettent sur la même ligne qu’Adam, Noé, Abraham, Moïse. Pour eux le prophète Élie n’est surpassé que par « le Messie Jésus, fils de Marie ». Et, en effet, quelle grande figure ! Comme elle s’élève derrière les siècles, tel le Mont Carmel au-dessus de la plaine d’Esdrelon !

Parmi les sommets spirituels de l’Ancien Testament, Élie est bien l’un des plus grandioses et des plus escarpés, dessinés sur l’horizon de l’Histoire. Il est un des premiers héros de l’humanité dans l’éternelle lutte entre la vérité et le mensonge. En effet, peu ont lutté avec autant d’énergie que lui contre les prêtres de Baal, et le petit groupe d’hommes qui, à travers les temps, ont refusé de se prosterner devant les faux dieux n’a pas eu de conducteur plus intrépide. Aussi, le Vrai Dieu était avec lui, et donnait parfois aux humbles créatures l’ordre de le secourir. C’est ainsi que des corbeaux lui apportaient sa nourriture sur les rives de l’Ouadi el Kelt. Et sur le sommet du Carmel le ciel lui pondit et laissa tomber le feu qui alluma le bois mouillé de son autel. « Alors le feu de Yahweh tomba et il consuma l’holocauste, le bois, les pierres et la terre et absorba l’eau qui était dans le fossé. Quand tout le peuple vit cela, ils tombèrent sur leur visage et ils dirent :C’est Yahweh qui est Dieu ! C’est Yahweh qui est Dieu !” Et Élie leur dit : “Saisissez les prophètes de Baal ; que pas un d’eux n’échappe !” Ils les saisirent, et Élie les fit descendre au torrent de Cison, où il les tua 1. »

Ce fut l’heure de la victoire, et le triomphe est nécessaire. Mais c’est à l’heure de la défaite que le grand prophète touche davantage mon cœur lorsqu’il dut s’exiler de son pays et lorsque les brouillards glacés du doute se posèrent sur cette âme de feu. Comme autrefois Agar, Élie aussi dut s’enfuir dans le grand désert au Sud de Bersabée, dernier refuge de tous les désespoirs, demeure inhospitalière de tous les sans-asile. Il dut laisser son serviteur à Bersabée, dans la dernière ville habitent des hommes, mais lui-même s’éloigna plus au sud, dans le désert brûlant. « Pour lui, il alla dans le désert l’espace d’une journée de marche ; arrivé là, il s’assit sous un genêt et demanda pour lui la mort, en disant : « C’est assez ! Maintenant, Yahweh, prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères 2. »

Je ne suis pas meilleur que mes pères. Ô Élie, grand prédécesseur de Celui qui, encore plus grand que toi, « cria dans le désert », combien je comprends ton amer désespoir quand tu étais sous le genêt dans le désert au sud de Bersabée ! Les oiseaux du ciel t’avaient apporté ta nourriture ; le Dieu du ciel avait accompli des prodiges pour confirmer ta mission, et tu avais rougi du sang des prêtres de Baal les eaux du Cison ; tu avais parlé courageusement contre Achab et Jézabel, et sur ton ordre, le ciel était resté comme du feu pendant trois années au-dessus de la terre, et le Seigneur n’envoya la pluie que lorsque tu la lui eus demandée, en priant au sommet du Carmel, ce jour-là où un léger nuage « grand comme la paume de la main d’un homme » s’éleva de la mer et bientôt « le ciel fut assombri par les nuages et le vent et il tomba une forte pluie 3 ». Tout ceci est passé, ô Élie, tous les grands signes et les fortes actions que le Seigneur a faits pour toi, et maintenant te voici assis là, exilé et seul, dans l’ombre courte du genêt..... Tu fouilles avec ton bâton de prophète le sable chaud, mais nulle source ne jaillit, comme autrefois sous le bâton de Moïse..... Tu vas mourir, ô Élie, et tu le désires volontiers, parce que qui es-tu, toi qui as, pendant tant d’années, troublé Israël par tes actes fougueux et tes prédications contre le roi et contre la reine du pays 4 ?... N’était-ce pas justement ce que ton roi t’a reproché lorsque, dernièrement, tu te présentas devant sa face et qu’il te dit ces paroles : « Es-tu cet homme qui trouble Israël ? » Ah ! tu lui répondis bravement tu as su lui répondre et lui, il a se taire et c’était toi qui avais raison. Mais maintenant dans la solitude, vis-à-vis de la mort, voici que les paroles d’Achab te reviennent et tu te demandes à toi-même : « Le Roi n’avait-il pas raison ? » Était-ce bien à moi, en vérité, à moi Élie le Thesbite, à parler contre mon souverain légitime, et à tuer un autre prophète de Dieu ? Suis-je meilleur qu’eux ? Suis-je meilleur que les autres ? Suis-je meilleur que mes pères, qui étaient humbles et soumis à la Loi et qui passèrent leur vie dans la conformité à leur devoir et ne firent pas de bruit dans le pays ? Qui suis-je ? Qu’est-ce que j’ose ? Comment serai-je jugé ? Quel jugement pèsera sur moi qui ai jugé les autres si durement ? ».

Ainsi ton âme a lutté dans l’angoisse et dans la solitude, ô Élie, jusqu’à ce que, la fatigue t’accablant, tu t’endormis dans l’ombre courte sous le genêt. Et pendant que tu dormais, un ange vint et déposa avec précaution, à ton chevet, un gâteau cuit sur des pierres chauffées et une cruche d’eau. L’ange te toucha et te dit : « Lève-toi, mange, car, le chemin est trop long pour toi. » Tu te levas et mangeas en plein désert, de ce pain frais et mou, que les Arabes cuisent encore de nos jours, comme autrefois, sous la cendre ; et tu bus l’eau fraîche de la cruche poreuse, couverte de gouttelettes. Et tu te levas et commenças de marcher. Après quarante jours et quarante nuits de marche, fortifié par ce pain surnaturel, tu arrivas à la montagne de Dieu, à l’Horeb, au Sinaï où la Loi de Dieu avait résonné comme le tonnerre au-dessus d’Israël tremblant.

Là, ô Élie, tu confessas toute ta vie devant le Seigneur qui toujours demeure sur le Sinaï. Et voici qu’une nuit où tu te tenais dans une caverne, la parole de Yahweh te fut adressée et te dit : « Que fais-tu ici, Élie ? » En entendant la voix du Seigneur, tu te mis à trembler encore plus que dans le désert de Bersabée et tu tendis toute ta vie devant toi comme un bouclier pour ne pas rencontrer le regard de Jéhovah, et tu répondis :

« J’ai été plein de zèle pour Yahweh, le Dieu des armées ; car les enfants d’Israël ont abandonné votre alliance, renversé vos autels et tué par l’épée vos prophètes ; je suis resté, moi seul, et ils cherchent à m’ôter la vie 5. »

En parlant ainsi, as-tu compris, ô Élie, que ton zèle avait été vain, car tu n’avais pas su relever les autels abattus, ni reconduire les fils errants d’Israël dans les anciens sentiers et que toi-même tu étais un homme exilé et sans paix ? Si tu ne l’as pas compris, cela va t’être enseigné dans une parabole comme celles de l’Évangile... Tu sortis de ta caverne et tu te tins dans la montagne « devant la face du Seigneur, car voici que Yahweh va passer. Et il y eut, devant Yahweh, un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers : Yahweh n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre : Yahweh n’était pas dans le tremblement de terre. Et après le tremblement de terre, un feu : Yahweh n’était pas dans le feu. Et après le feu, un murmure doux et léger. Quand Élie l’entendit, il s’enveloppa le visage de son manteau 6... » Tu couvris ton visage, ô Élie, et tu pleuras... C’étaient, « les bonnes larmes » dont parle sainte Catherine de Sienne et sous la pluie de ces larmes ton âme s’adoucit, l’ardeur de ta flamme s’apaisa et, obéissant à l’ordre du Seigneur, tu repris ton chemin au désert de Damas. Tu t’en allas pour oindre Élisée, fils de Saphat, d’Abel-Méhula, comme prophète à ta place. Et, avec lui, tu accomplis tes derniers voyages terrestres, à Gilgal, à Jéricho et au pays au-delà du Jourdain.

« Ils continuaient de marcher en s’entretenant et voici qu’un char de feu et des chevaux de feu les séparèrent l’un de l’autre, et Élie monta au ciel dans un tourbillon 7. »

Tu montas au ciel, dans un tourbillon de feu, ô Élie, et au ciel tu es vivant, toujours verdoyant, car une vie comme la tienne est éternellement verte, arrosée à la racine par la pluie du repentir et baignée par la source amère de la profonde contrition.

 

 

LA ROUTE VERS LA MER

 

Le 27 mars, à 11 h 1/2 du matin, nous quittons Nazareth en voiture, en compagnie d’un vieux prêtre alsacien qui en est à son douzième pèlerinage en Terre Sainte. Il est de ces pèlerins infatigables qui viennent et reviennent aux Lieux Saints jusqu’à ce que leur soit accordée la grâce de mourir en Palestine, de dormir leur dernier sommeil dans la terre de Terra Santa. Il est tout heureux d’avoir pu cette année se rendre enfin à Kheraza le Corozaïn de l’Évangile il a vu les ruines de l’antique synagogue dans un site tellement désolé et désertique qu’il ne correspond que trop bien à la malédiction de Jésus. Très causeur, notre compagnon de voyage se plaît à nous décrire la vallée au Nord de Capharnaüm qu’il a eu le plaisir de traverser, les murs noirs en basalte de la synagogue de Corozaïn, les tentes du campement de Bédouins qui habitent cette contrée. Il nous raconte comment ces Bédouins sauvages lui ont envoyé des malédictions lorsqu’ils ont vu cet étranger, cet infidèle pénétrer sur leur domaine. « Comprenez-vous l’arabe ? » lui demandons-nous ? « Non, mais mon guide, un Arabe chrétien, me traduisait ce que les Bédouins me criaient. Ce brave garçon avait de la réplique, il répondait à ses compatriotes furieux, qu’ils devraient plutôt se montrer reconnaissants de ce que les Francs venaient les visiter, “puisque ce sont eux, disait-il, qui font connaître votre pays dans le monde entier. Et puis ces Frandjis qui viennent dans le pays laissent beaucoup de schellings et de dollars dans les boutiques et les hôtelleries”. J’imagine que ce raisonnement fit peu d’impression sur les Bédouins qui ne voient pas souvent les schellings ni les dollars des étrangers, ajoute le prêtre mais en tout cas ils cessèrent de nous invectiver et ne nous firent aucun ennui. »

Tandis que notre compagnon de voyage nous fait ce récit, nous regardons Nazareth dont nous nous éloignons, jusqu’au moment où une colline dérobe à nos regards les toits rouge-brun de la ville. Nous avons loué un petit breack recouvert d’une tente de toile, semblable au char-à-banc qui nous porta à Tibériade.

En passant près de Jaffa de Galilée, nous pensons aux Sœurs du Rosaire que nous y visitâmes et au pèlerin suisse qui vit là en ermite et ne veut pas quitter la Terre Sainte, craignant de mourir loin de cette terre bénie. Il ne veut pas être au nombre de ceux dont Le Cardonnel a écrit : « Et ils sont morts de regret de ne pas mourir en Terre Sainte ! »

À midi la chaleur est devenue forte, mais, arrivés sur la crête des collines, nous y rencontrons heureusement une brise fraîche. À travers les champs verts nous voyons se dérouler le ruban blanc de la route qui se dirige vers la longue chaîne montagneuse du Carmel dont chaque localité particulièrement intéressante nous est indiquée par le vieux prêtre. Tout au loin, voilà le cap du Carmel, le promontoire abrupt de la montagne, au-dessus de la mer la roche escarpée qui est comparée, dans le cantique des cantiques, à la tête de l’épouse 8. C’est là que se trouve le couvent des Carmes où nous allons demander l’hospitalité. À une vingtaine de kilomètres du couvent on peut gagner, à cheval, par un chemin difficile, le sommet de la montagne où Élie sacrifia et où les prêtres de Baal appelèrent en vain leur dieu.

Vers 1 heure nous arrivons au Khan, l’endroit porte sur la carte le nom de Djeda et notre cocher nous propose de nous y arrêter pour déjeuner. Nous avons déjeuné tous les trois à Nazareth, mais nous attendons volontiers devant la petite hôtellerie, pendant que notre cocher qui semble bien connu à Djeda prend son modeste repas, assis à une des petites tables disposées sous les arcades mauresques de la terrasse du Khan et sont attablés déjà les voyageurs descendus de la voiture qui nous précédait. Bientôt notre cocher entame une conversation animée avec ses commensaux ; au café tous allument des cigarettes. Cette « loggia » d’auberge au bord de la route est pittoresque. De jolies notes de couleur y sont jetées par les tuniques bleues et les voiles roses de deux jeunes filles arabes et par la blouse crème d’une jeune femme, parée comme une châsse de lourds bracelets et de bagues. Pour passer le temps, nous faisons quelques pas sur la grand-route, où des alouettes huppées sautillent devant nous, et de gros lézards noirs, couleur de fer, posés sur les pierres brûlantes, hochent la tête comme les « santons » des mosquées en leurs pieuses révérences. Au Sud et au Sud-Est s’étend la plaine d’Esdrelon, vert émeraude ; au pied des montagnes de la Samarie voilées de brume bleue, nous apercevons la plaine d’Armageddon qui est, d’après la croyance musulmane, le champ de bataille où se produira le dernier combat entre le Messie et l’Antéchrist. Moins loin de nous, au milieu des champs verts, l’éclat d’un point vermillon entouré de lumineux points blancs. « C’est une colonie agricole sioniste, nous explique le prêtre, ce sont des tentes blanches entourant une tente rouge, probablement celle du chef de la colonie », et l’artiste d’ajouter, rêveuse : « La tente d’écarlate qui recouvrait l’Arche d’Alliance pendant l’exode à travers le désert... »

Au Sud et au Sud-Ouest, l’horizon est fermé par la chaîne montagneuse, entièrement boisée, du Carmel, et au pied du cap du Carmel luisent les blanches maisons de Caïffa le long de la mer bleue. Pour y arriver, il nous reste encore 20 kilomètres à parcourir. Nous repartons de Djeda après cette brève étape qui a reposé monture et voyageurs. Maintenant nous descendons dans une vallée verdoyante où de grosses souches d’arbres nous indiquent qu’il y avait autrefois un bois. Notre compagnon nous explique que c’était une chênaie où bien des fois, jadis, les caravanes de pèlerins dont il faisait partie dressèrent leurs tentes pour y passer la première étape de nuit sur le chemin de Caïffa à Nazareth. La petite forêt a été coupée en temps de guerre par les troupes allemandes qui avaient fait de Nazareth une de leurs bases d’opérations.

Les pèlerinages chrétiens ne sont pas encore retournés en caravane par cette route ; pour le moment il n’y a encore que des touristes américains en automobile.

Mais les pèlerins musulmans passent toujours par ici ; nous en croisons justement un, grand et maigre, coiffé du turban vert des Hadjis. Il porte sur sa tête enturbannée le paquet composant son humble bagage et s’appuie sur un long bâton dont le pommeau est orné d’un croissant de lune. Un peu plus loin nous rencontrons deux aveugles, munis de bâtons d’autant plus nécessaires que le petit garçon qui les accompagne, et devrait en vérité les guider, chemine à leur suite ! Comment ne pas se rappeler en passant près de ces pauvres gens, le cri de l’aveugle dans l’Évangile : « Jésus, fils de David, ayez pitié de moi ! »

Peu après, nous devons nous arrêter quelques instants pour laisser passer une grande caravane d’environ trente dromadaires précédés, comme d’usage, du petit âne-guide intelligent. Sur les bosses de quelques-uns des dromadaires sont juchés les enfants, sur d’autres des femmes voilées sont assises parmi des amas de coussins. Sur le premier dromadaire flotte un grand drapeau blanc. La caravane se dirige vers Damas par la route qui, au temps de Jésus, était déjà celle des Gentils vers la mer 9.

Peu à peu, nous nous approchons de la mer ; les champs verts font place à des prairies encore plus vertes où paissent de grands zèbres blancs. Des puits à bascule, çà et là dans la plaine, me rappellent ceux de la Puszta Hongroise ; auprès d’une source un bœuf tourne la roue d’une noria et l’eau puisée par les godets est reversée par eux dans les rigoles d’irrigation.

De belles Bédouines, au menton couvert de tatouages bleus, passent riantes, assises sur des ânes. Là un camp de Sionistes s’est abrité à l’ombre de grands caroubiers au feuillage sombre. La route franchit le Cison qui n’est qu’une petite rivière aux rives couvertes de joncs. Au bord de l’eau bleue je vois un Musulman qui fait sa prière, celle de la quatrième heure, puisqu’il est à notre montre 3 heures de l’après-midi. Il se prosterne, puis se relève, tourné vers la Mecque.

Au-delà des palmeraies qui nous annoncent Caïffa, nous apercevons le bleu de la mer dans le cercle de sable doré du golfe. Au loin luisent les maisons blanches d’une autre ville Akka Saint-Jean d’Acre !

Dans Caïffa, au coin de deux rues poussiéreuses, le bon prêtre-pèlerin nous quitte pour se rendre chez les sœurs de saint Charles, tandis que nous continuons à monter par une route escarpée au cap du Carmel où nous arrivons à 4 heures précises devant la porte du couvent.

 

 

LE COUVENT

 

Le dernier grand écrivain catholique en Danemark, le Père Carme Paul Helgesen se signait Paulus Eliae et je crois ne pas me tromper en voyant en cette latinisation du nom danois un hommage rendu au grand Prophète du Carmel.

Car, d’après la tradition, Élie lui-même serait le fondateur de l’ordre des Carmes, tradition qui s’appuie sur le fait qu’il y avait sur le Mont Carmel une école des Prophètes.

En plusieurs passages de l’ancien Testament, sont mentionnés ces « fils des Prophètes » (c’est-à-dire leurs disciples) : « les fils des Prophètes qui étaient à Béthel » ; « cinquante hommes d’entre les fils des prophètes » 10.

L’Ecclésiastique contient une glorification des grandes actions faites par Élie, entre lesquelles ceci : « Toi qui sacres les rois pour le châtiment et qui laisses après toi des prophètes pour te succéder 11. » Michée pense à ces successeurs spirituels d’Élie lorsqu’il s’écrie dans une prière :

 

            « Pais ton peuple avec ta houlette,

            Le troupeau de ton héritage,

            Qui habite solitaire dans la forêt,

            Au milieu du Carmel. »

 

Élisée aussi, le disciple d’Élie, était entouré d’une troupe de disciples qui même agissaient au nom de leur maître ; un d’entre eux alla, sur l’ordre d’Élie, jusqu’à Ramoth pour oindre le roi Jéhu.

Dans Galgala, ils étaient assis devant la face d’Élie et la famine était dans le pays et voilà qu’Élie dit à son serviteur : « Mets le grand pot, et fais cuire un potage pour les fils des prophètes 12. »

Sur le Carmel Élisée comme Élie journait volontiers, le prophète avait au moins un disciple près de lui. Nous voyons, en effet, que Naaman le Syrien offrit « deux talents d’argent serrés dans deux sacs avec deux habits de rechange » et que Giézi, le serviteur d’Élisée, vint vers lui, et pour lui extorquer les cadeaux que son maître avait refusés, lui dit mensongèrement : « Mon maître m’envoie te dire : Voici que viennent d’arriver chez moi deux jeunes gens de la montagne d’Éphraïm, d’entre les fils des prophètes ; donne pour eux, je te prie, un talent d’argent et deux vêtements de rechange 13. »

À la fin les disciples groupés autour d’Élie devinrent si nombreux que l’on dut fonder une nouvelle école de prophètes comme il arrive pour les ordres de moines ou de moniales lorsque leur nombre s’accroît au point que l’on doit fonder un nouveau monastère. Alors les fils du prophète dirent à Élie : « Voici que le lieu nous sommes assis devant toi est trop étroit pour nous. Allons jusqu’au Jourdain ; nous prendrons chacun une poutre, et nous nous y ferons un lieu où nous puissions l’habiter. Élisée répondit : Allez 14. »

Ce sont ces fils des prophètes, répandus dans tout le pays, qui furent plus tard connus dans l’histoire Juive sous le nom de Réchabites, Esséniens, Thérapeutes.

Un chapitre de Jérémie nous rapporte la règle monastique de cette réunion d’ascètes. Sur l’ordre du Seigneur le prophète Jérémie se rendit chez les Réchabites pour les éprouver. Écoutons-le narrer la scène : « Je plaçai devant les fils de la famille des Réchabites des vases remplis de vin et des coupes et je leur dis : « Buvez du vin. » Mais ils dirent : « Nous ne buvons point de vin ; car Jonadab, fils de Réchab, notre père, nous a donné ce commandement : Vous ne boirez point de vin, ni vous, ni vos fils, à jamais ; et vous ne bâtirez point de maisons ; vous ne sèmerez pas ; vous ne planterez point de vignes et vous n’en posséderez point ; mais vous habiterez sous des tentes pendant tous vos jours, afin que vous viviez de nombreux jours sur la terre vous êtes comme des étrangers. »

« Nous avons donc observé la parole de Jonadab, fils de Réchab notre père, en tout ce qu’il nous a commandé, en sorte que nous ne buvons jamais de vin, nous, nos femmes, nos fils, nos filles ; en sorte que nous ne bâtissons pas de maisons pour y demeurer, que nous n’avons ni vignes, ni champs, ni terres ensemencées. Nous habitons sous des tentes ; nous obéissons et nous agissons selon tout ce que Jonadab notre père nous a commandé 15. »

Ce Jonadab, fils de Réchab, vécut dans la deuxième moitié du IXe siècle avant Jésus-Christ. Ce fut avec sa bénédiction et accompagné par lui que Jéhu tua tous les prêtres de Baal ; puis, « ils tirèrent dehors les stèles de la maison de Baal et les brûlèrent ; ils mirent en pièces la stèle de Baal ; ils renversèrent aussi la maison de Baal et ils firent un cloaque, qui a subsisté jusqu’à ce jour 16 ».

Jérémie mourut en 590 avant Jésus-Christ ; de son temps les Réchabites étaient encore une confrérie florissante qui observait fidèlement sa règle. Quiconque connaît le mouvement créé par saint François d’Assise reconnaîtra vite la ressemblance qu’il y a entre l’idéal des Réchabites et celui des Franciscains.

D’autre part, on ne se trompe pas beaucoup en voyant en saint Jean Baptiste un Réchabite ; comme les Réchabites, en effet, « il ne boira ni vin, ni rien qui enivre 17 », et l’on dira de lui : « Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage 18. »

On peut donc admettre comme vraisemblable la tradition qui soutient que les fils des prophètes pandus, au temps de Jésus-Christ, un peu partout en Palestine et spécialement sur le Mont Carmel, aient été préparés par les prédications de saint Jean Baptiste à la venue du Messie et que plusieurs d’entre eux aient été baptisés ensuite par les apôtres. Suétone raconte dans sa Vie de Vespasien comment ce dernier, pendant sa campagne de Judée, vint demander un oracle aux ermites du Carmel. Tacite sait, en plus, que Vespasien sacrifia à un dieu « qui n’avait ni statue ni temple ». Était-ce déjà le Christ Dieu ou bien encore le Jéhovah des Hébreux ? Qui sait ?

La continuité historique d’Élie et d’Élisée à travers les fils des Prophètes et des Réchabites jusqu’au temps de Jésus et de la prédication de l’Évangile est, en tout cas, possible, et les Carmes s’appuient sur cette possibilité quand ils nomment Élie le fondateur de leur ordre. Ils ont du reste reçu l’approbation de la suprême autorité du Chef de l’Église lorsque, en 1725, le Pape Benoît XIII fit mettre une statue du Prophète Élie dans la Basilique de Saint-Pierre comme fondateur de l’ordre des Carmes, ainsi que l’ordre des Franciscains est représenté par la statue de leur père saint François et les Bénédictins par celle de saint Benoît.

La fin du IIe siècle nous présente des renseignements certains sur les ermites du Carmel. Vers l’an 190 après Jésus-Christ, Sérapion, ermite au Mont-Carmel, fut appelé à revêtir la charge d’évêque d’Antioche. Puis, en 326, l’impératrice Hélène, la pieuse mère de Constantin, au cours de son pèlerinage aux Lieux Saints, vint aussi sur la montagne d’Élie, et y fit élever une basilique dédiée au grand prophète. À la fin de ce même siècle un des Pères de l’église grecque, Cyrille, sortit d’un ermitage du Carmel.

Après la conquête de la Terre Sainte par le calife Omar, les Carmes durent s’enfuir : c’est alors qu’en 743 ils fondèrent un couvent à Florence et en 797 s’établirent à Sienne. À partir de ce moment, l’ordre des Carmes s’étendit dans toute l’Europe, en Scandinavie jusqu’à Helsingor, la ville de Hamlet. En Danemark, les Carmes furent surnommés « les Frères Blancs » à cause du blanc manteau qu’ils portaient sur leurs frocs bruns manteau que les Carmes de Palestine avaient abandonner sous la domination musulmane, pour porter un manteau rayé le blanc étant considéré par les Musulmans comme une couleur réservée aux grands personnages. Ce manteau blanc rayé de brun imposé en signe de servitude aux religieux carmes ressemblait à l’« abai » que portent encore les paysans palestiniens. Ils le portèrent pendant près de six siècles, et il leur valut, lorsqu’ils vinrent s’établir en France, l’appellation de « Pères barrés ».

Avec les Croisés, les Carmes revinrent en Terre Sainte. Un chevalier français, Berthold de Malifay, du pays de Limoges, fit vœu pendant le siège d’Antioche d’entrer au couvent, et il se retira du monde en l’an 1099, sur le Mont Carmel. Les rares moines qui y habitaient alors, vivaient dispersés dans des huttes et dans des cavernes ; Berthold les rassembla et bâtit un couvent au-dessus de la grotte la tradition rapportait que le prophète Élie avait vécu. Berthold mourut en odeur de sainteté et le prieur qui lui succéda dans le nouveau couvent fut un autre Français, saint Brocard (de 1108 à 1221). Saint Brocard édifia un second monastère plus grand, sur le versant occidental de la montagne, au creux d’une vallée s’ouvrant sur la mer près d’une source qui portait et porte encore le nom du Prophète. Saint Louis vint en pèlerinage au Carmel en 1250, et en 1254, y visita les deux couvents de la sainte montagne ; à sa dernière visite il emmena avec lui une petite colonie de religieux auxquels il construisit un couvent en France. Écoutons son biographe, le sire de Joinville, nous narrer cette pieuse fondation faite par le roi : « Il pourveut les frères dou Carmé et lour acheta une place sus Seinne devers Charenton, et fist faire une lour maison, et leur acheta vestements, calices et tiex choses comme il appartient à faire le service Nostre Signour 19. » Lorsque la cité de Saint-Jean-d’Acre fut prise (mai 1291), ce fut la fin pour les religieux du Carmel. Après que les Sarrazins eurent pris la dernière forteresse latine et fait un massacre où périrent 30.000 chrétiens, ils montèrent au couvent du Carmel et passèrent au fil de l’épée tous ceux qu’ils y trouvèrent. Les Carmes reçurent la mort, agenouillés et en chantant le Salve Regina : « Salut à vous, ô Reine, mère de Miséricorde, notre vie, notre douceur et notre espérance, salut ! Enfants d’Ève exilés, nous poussons vers vous nos cris de détresse. Vers vous nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes..... Gementes et fientes in hac lacrymarum valle..... » De plus en plus faible s’élève leur chant à mesure que l’œuvre sanguinaire procède ; l’une après l’autre les voix s’éteignent, au fur et à mesure que les fronts sont fendus par le cimeterre musulman !... Enfin, le dernier coup atteint la dernière tête tonsurée et la dernière voix soupire les ultimes paroles : Eja ergo, Advocata nostra..... »

Et voilà que de nouveau s’est vérifiée la plainte de Jérémie :

« Je regarde et voici qu’il n’y a plus d’homme ; et tous les oiseaux du ciel ont fui.

Je regarde et voici que le Carmel est devenu un désert 20. »

Les siècles passèrent avant que les moines bruns à cape blanche pussent retourner à leur sainte montagne comme des oiseaux vers le printemps à leurs nids. Ce fut de nouveau un Français, le père Prosper du Saint-Esprit qui, en 1631, fit la première tentative courageuse pour relever de ses ruines le couvent du Carmel. Deux fois encore, en 1761 et en 1790, à la suite de l’échec de Bonaparte devant Saint-Jean-d’Acre, le fanatisme musulman passa comme une tempête dévastatrice sur l’habitation des pieux ermites. Tous les soldats malades que Napoléon avait laissés dans le couvent transformé en lazaret furent massacrés. Un monument commémoratif a été élevé sur le lieu de leur sépulture, au milieu de l’esplanade devant la façade de l’église actuelle.

Cette fois les musulmans crurent bien qu’ils en avaient fini pour toujours avec les Carmes.

En 1821, Abdallah Pacha rasa à terre le couvent et employa les pierres de l’édifice détruit pour construire le palais qu’il éleva à l’extrémité du cap et qui sert actuellement de phare. Mais six ans après, voici que les Carmes revinrent et ils se construisirent un couvent fortifié comme une forteresse qui fut terminé en 1853 et qui dure encore. Et, si ce couvent vient à être détruit, il en sera de lui comme du prophète Élie : son nom est El Khader et éternellement il reverdira !

 

 

EL MUKHRAKA

 

Après la température tropicale de Tibériade et la chaleur de Nazareth, le climat que je retrouve au Carmel, à l’altitude de 530 m et au bord de la mer, me donne l’impression d’un frais été danois. Nous sommes logés dans deux cellules claires, meublées des meubles strictement nécessaires et où, selon la règle du Carmel, il n’y a même pas un crucifix, mais rien qu’une grande croix de bois noir, sans Christ. Le frère hôtelier qui nous a aimablement accueillis s’appelle Frère Éphrem : il est de Bagdad. Il nous offre une tasse de thé ; nous acceptons avec plaisir et dès que nous l’avons prise, nous sortons. Tout contre le couvent passe la grand-route par laquelle nous sommes arrivés, venant de Caïffa et qui monte plus haut sur la montagne jusqu’au « Karmelheim » allemand. De l’autre côté de la route, un petit jardin entoure le monument élevé sur la sépulture des soldats français massacrés par les musulmans, et un peu plus loin, à droite, l’on arrive sur une esplanade sablée et gazonnée qui s’étend jusqu’à l’extrémité du promontoire surplombant à pic la plage. Un mur entoure cette esplanade du côté de la mer, ombragé çà et là par des arbres ; au milieu de la place se dresse une colonne surmontée d’une statue de la Sainte Vierge et, au fond, l’ancienne villa d’Abdallah Pacha transformée en phare.

Le soir vient ; accoudés au mur qui forme un parapet à l’esplanade, nous voyons, à environ 200 m en dessous de nous, la plage les vagues déferlent, et à l’horizon de la mer grise et déserte, seul un voilier lointain. Est-ce le murmure des brisants en bas ? Est-ce le bruissement du vent du soir dans les arbres ? Est-ce l’étendue grise et déserte de la mer dans le crépuscule gris ? Est-ce tout cela qui me rappelle soudain et si intensément mon pays ? Et quand peu après je fais un bout de promenade sur la route qui monte vers le « Karmelheim » et que j’entre dans un bois de sapin souffle Le vent du soir, l’impression de poésie est si profondément nordique que je crois passer à travers une sapinière sur la lande de Falkenberg et voir surgir bientôt une maison de bois, peinte en rouge entre les troncs blancs des bouleaux et les aiguilles sombres des sapins.....

Si je retrouve la Scandinavie dans la nature, c’est l’Espagne que je retrouve dans l’église du couvent. On sait quel développement considérable l’ordre du Carmel prit, après la Réforme, dans la péninsule Ibérique d’où, grâce à l’impulsion que lui donna sa réformatrice, l’énergique sainte Thérèse, il s’étendit dans le restant de l’Europe catholique. Ce furent les Carmes qui, avec les Jésuites et les Capucins, arrêtèrent le courant d’apostasie que Luther avait eu la témérité de lancer contre Rome. Le centre de la réaction catholique ne fut pas l’Italie, paganisée alors par la Renaissance, mais l’austère, fière et orthodoxe Espagne ; et le symbole de ce mouvement de réaction fut la Vierge Marie, insultée et persécutée par le protestantisme, l’immaculée Mère de Dieu invoquée alors sous le nouveau vocable de « Notre-Dame du Carmel ». Aussi est-ce Elle qui est placée sur le maître-autel de l’église en rotonde bâtie par les Carmes au-dessus de la grotte du prophète Élie, grotte l’on descend par un escalier et l’on voit un autel orné de la statue imposante d’Élie. Il y est représenté la main levée, dans l’attitude du prophète exterminant les prêtres de Baal. C’est à cette grotte et devant cette statue que chaque année, le 20 juillet, jour de la fête de saint Élie, les pèlerins affluent de toutes parts, et ce sont non seulement des chrétiens latins et grecs, mais aussi des musulmans et même de sauvages Druses dont l’étrange et dure religion reste un mystère. Tous s’unissent pour fêter le grand Prophète avec des chants, des danses, des salves de coup de fusil, et nombreuses sont les mères aussi bien mahométanes que chrétiennes qui vouent leurs fils à El Khader. C’est surtout lorsque l’enfant a atteint l’âge de 4 ans que cette cérémonie a lieu devant la statue du prophète : l’enfant est tenu par son père au-dessus d’une cavité, la « Fontaine d’Élie », creusée dans le rocher à côté de l’autel. Là un père Carme coupe les cheveux du petit en forme de croix.

Mais, plus qu’Élie, est honorée dans ce sanctuaire Celle dont la douce image apparaît aux pèlerins au-dessus de la grotte du prophète, au maître-autel derrière lequel, dans le chœur, les Carmes récitent perpétuellement l’office de la Sainte Vierge. Notre-Dame du Carmel, son Divin Enfant dans les bras, semble tendre au pèlerin le béni scapulaire qu’elle tient d’une main. Des cellules du couvent sont logés les étrangers un corridor conduit à une tribune placée, au-dessus de la porte d’entrée dans la chapelle, juste en face du maître-autel. De là-haut, on peut assister à la messe et l’on peut, avant d’aller se coucher, passer des minutes exquises à prier seul dans l’église à demi-obscure six lampes blanches et la lampe rouge du milieu brûlent devant le Tabernacle 21.

Le matin après notre arrivée, à travers les solides barreaux de fer qui garnissent ma fenêtre, je vois le phare à la pointe du cap dans la lumière dorée des premiers rayons du soleil. Sur le ciel bleu un palmier berce ses palmes doucement.

Je m’habille vite et par les blancs corridors, puis le large escalier qui descend au rez-de-chaussée, j’arrive à l’église la messe conventuelle commence justement. Les novices en manteaux blancs sont agenouillés des deux côtés du maître autel. Au fond de la grotte d’Élie, deux cierges sont allumés sur l’autel : un Père dit une messe basse et de dessous la voûte du rocher m’arrivent quelques-unes des paroles de l’Évangile de la Transfiguration le seul qu’on puisse dire à cet autel « et il les conduisit sur une haute montagne..... Et il fut transfiguré devant eux..... Et voilà que Moïse et Élie leur apparurent conversant avec lui..... »

Après la messe, dans la salle à manger des hôtes, le bon Frère Éphrem nous sert du café au lait, lorsque se présente le père sanctuariste. C’est un Belge, de Hall, nommé Père François de Sales ; de suite nous nous trouvons des amis communs et c’est en devisant de choses et gens de Belgique que nous sortons du couvent pour visiter les environs immédiats. Ce matin, nous allons descendre au pied de la montagne. À mi-chemin sur la pente escarpée qui surplombe la mer, nous faisons une première halte, auprès des ruines d’un petit ermitage où le Père Prosper demeura longtemps, parce qu’un marabout musulman s’était installé dans la grotte d’Élie. Plus bas, non loin de la plage, nous visitons « l’école des prophètes », grotte naturelle de dimensions considérables (14 m de long sur 7 m de large), évidemment agrandie par les hommes et où l’on dit qu’Élie rassemblait ses disciples. Une tradition postérieure rapporte aussi que cette grotte servit d’abri, une nuit, à la Sainte Famille quand elle revint d’Égypte, et qu’un ange avertit en songe Joseph de passer par la route qui longe la mer.

L’école des prophètes est maintenant une pauvre mosquée, mal tenue, noircie de fumée et salie par les innombrables pigeons qui y nichent, y volent librement, entrant et ressortant par les carreaux brisés. Mais elle a gardé quelque chose de son caractère saint pour le vieux gardien musulman qui l’habite, car j’entends qu’il a soin de murmurer une prière avant de nous ouvrir la porte.

Notre matinée se passe avec ces visites suivies d’une petite promenade dans Caïffa où nous constatons, comme partout en Palestine, le progrès que fait la langue anglaise aux dépens du Français.

En remontant vers le couvent, nous traversons le faubourg habité par la florissante colonie fondée en 1867 par des protestants Wurtembergeois ; partout allées ombragées, jardins fleuris bien cultivés autour de belles et solides maisons d’architecture bien nordique. Nous employons l’après-midi à une excursion plus éloignée dont le but est la Fontaine d’Élie, dans cette « Vallée des martyrs » où se trouvait autrefois le couvent bâti par saint Brocard. Dans ce vallon profond et très sauvage qui débouche sur la côte, une grotte, au creux d’un rocher, nous donne une idée des cavernes où le vieux prophète, ses disciples, puis les premiers ermites chrétiens se retiraient pour y mener leur vie de pénitence et d’oraison. Nous trouvons campée auprès de la fontaine d’Élie une famille de Druses ; une femme est occupée à faire cuire une omelette sur un feu en plein air ; d’autres arrivent portant de l’eau ; un jeune garçon au beau visage bronzé et qui a bonne mine dans son pittoresque vêtement (gilet rayé, larges et longs pantalons plissés de « mamelouk ») accepte gentiment que nous le photographions, tenant une coupe pleine de fruits dans sa main droite, le coude collé au corps. Il nous dit son nom : Mousa.

Nous sommes arrivés dans la vallée en passant par le haut plateau rocailleux et aride où elle se creuse ; nous en ressortons par son ouverture vers la mer. En bas nous trouvons de l’eau ; de la fertilité, de grands joncs, des roseaux, un primitif moulin à eau.

Les rayons du soleil couchant empourprent les flots lorsque nous atteignons la plage, tout le long de laquelle nous cheminons pour revenir. Les ténèbres descendent peu à peu. Il fait nuit lorsque nous passons au pied du cap où nous trouvons massée une compagnie de soldats Hindous qui, probablement en marche de nuit, font une brève halte en cet endroit. Nous avançons entre les rangs des troupiers silencieux qui, sans mot dire, laissent passer les trois pèlerins qui ont encore un dernier raidillon fort raide à gravir avant de regagner le couvent. Nous montons lentement, péniblement par le sentier rocailleux qui, dans la nuit constellée d’étoiles, semble nous mener tout droit au ciel.,.

Le lendemain matin, après avoir entendu la messe, je sors vers 7 heures et me rends sur l’esplanade, près du phare. Sur l’immense mer bleue une seule voile claire, au loin. Le golfe est ourlé par un ruban de sable doré frangé d’écume. Fraîcheur matinale. Paix matinale. Pas d’autre bruit que le clair chant métallique, le « tink, tink, tink », d’un petit oiseau aux ailes noires et à la poitrine blanc-crème qui s’est perché sur la branche d’un arbre au-dessus de moi. C’est un oiseau qu’on voit beaucoup en Terre Sainte.

Vers 7 heures 1/2 un breack attelé de deux solides chevaux s’arrête devant le portail du couvent ; nous y montons, accompagnés de Père François de Sales qui nous a assuré qu’il est possible d’arriver en voiture jusqu’à l’endroit du sacrifice d’Élie, appelé en arabe El Mukhraka.

Nous traversons d’abord la forêt de sapins qui nous envoie son parfum résineux et nordique, puis nous roulons parmi des champs encore blancs de rosée et le long des fossés remplis de thym odorant. Une fois le « Karmelheim » allemand dépassé, la route devient mauvaise et les cahots qui nous secouent nous rappellent l’excursion de Nazareth à Naïm. Mais nous oublions cet inconfort physique pour ne penser qu’à la poésie et à la beauté que nous offre, dans la fraîcheur du matin et la floraison du printemps, la déserte et âpre montagne que nous gravissons ; partout ce n’est que fleurs : anémones, tulipes, coquelicots, cyclamens, mauves, buissons ardents de genêt d’or, touffes basses de petites roses blanches sauvages, tiges élancées des asphodèles et çà et là déjà quelques bleuets. Des alouettes huppées sautillent au bord des ornières, des pies noires et blanches s’envolent des taillis ; au-dessus de nous les milans et les buses volent en grands cercles ou planent haut dans le ciel.

Le vent souffle avec force : il fait frais. Sous un ciel tragique, couvert de lourds nuages gris nous apercevons là-bas, sur la côte, les ruines imposantes d’Athlit, le Castellum Peregrinorum des Croisés bâti sur un promontoire qui s’avance dans la mer. Les vagues écument contre les murailles grises écroulées d’où se dresse, encore fier, un donjon à demi-démantelé.

Dans la direction de l’Est et du Nord ce n’est que vagues vertes de montagne sous des nuages bleu-gris ; et, plus près, en dessous de nous, la longue bande de sable qui, du Carmel jusqu’à Saint-Jean-d’Acre, se courbe au bord des flots, tel un arc d’or.

Arrivés au village d’Esfia, nous y faisons la première halte, car nous avons déjà parcouru 14 kilomètres de continuelle montée, ayant atteint ici le point le plus élevé du Carmel (530 m d’altitude). Esfia est habité par des Druses, peuple curieux, isolé, qui n’est connu en Europe que comme l’ennemi le plus farouche et le plus irréconciliable des Maronites chrétiens. En réalité, les Druses ne sont pas d’une race différente des Arabes et des Syriens ; ce n’est que par leur religion qu’ils se séparent d’eux. Ils sont sortis de la secte persane des Chiites qui voit dans Ali, gendre de Mahomet, le vrai prophète, mais ils se différencient des Chiites en ce qu’ils croient qu’Ali se réincarna dans le fanatique Sultan d’Égypte Hakifn (de 996 à 1010) qui doit, à la fin des temps, revenir comme Mahdi convertir l’humanité et fonder un royaume universel.

Les rues d’Esfia ne présentent aucun cachet particulier, semblable aux autres villages arabes avec les mêmes maisons en terre et les toits à coupoles. Mais, un peu à l’écart, nous remarquons une maisonnette carrée, bâtie en pierres, et de construction si primitive qu’elle apparaît réduite à la plus simple expression que peut avoir une maison. Nous descendons de voiture et Père François, nous précédant, va frapper à la porte. Une sœur nous ouvre et nous fait entrer rapidement. La porte refermée sur nous, le sauvage monde oriental qui nous entoure disparaît et nous nous sentons soudain en Europe. Nous sommes en France ici, car les trois religieuses Tertiaires Carmélites qui vivent au milieu de ces Druses fanatiques d’Esfia, sont trois jeunes Françaises. La sœur portière qui nous a priés d’entrer dans une grande pièce divisée par une cloison en salon de réception le « divan » et en salle à manger, court chercher la Prieure et l’autre sœur. Un rafraîchissement nous est offert et nous restons un bon moment dans le « divan » à converser avec les trois sœurs Françaises, dont les fins visages sont si pâles dans l’encadrement de la guimpe blanche. Ce n’est pas chaque jour que des visiteurs européens viennent à Esfia ; aussi les sœurs sont-elles contentes de pouvoir parler français avec nous. Quant à moi, c’est avec émotion que j’entends la prieure me parler de mon livre de Sainte Catherine de Sienne qu’elle a lu. Ses paroles me font plus de joie que tous les articles élogieux, car on ne peut pas désirer plus, il me semble, que d’avoir écrit quelque chose qui ait une valeur pour des sœurs qui soignent les malades et les pauvres sur le sommet du Carmel !

La prieure nous parle des Druses parmi lesquels elle vit depuis deux ans. Leurs femmes, nous dit-elle, n’ont pas le droit de prier : si un mari trouve sa femme en prière, il la tue. Si elles tombent malades, elles ne peuvent appeler le médecin pour les soigner et leurs époux ne trouvent à leur dire que ceci : « S’il est écrit que tu dois mourir, tu mourras ! » Leurs marabouts morts et considérés par eux comme des saints sont très vénérés, ainsi que les esprits protecteurs des lieux, des choses, des gens. Nul Druse ne puiserait, par exemple, de l’eau à une source sans avoir auparavant prié le saint protecteur de la source de lui donner la permission d’y puiser. Un enfant tombe-t-il malade, de suite, croyant que c’est un esprit qui a perdu son enfant et veut en ravoir un autre on cherche à tromper l’esprit en lui sacrifiant un coq dont on fait couler le sang par un trou dans la terre. Le prêtre grec est souvent prié de bien vouloir bénir d’abord le coq et il le fait...

Comme la religion est donc une chose étrange ! Je me souviens d’avoir lu une fois dans un livre de l’écrivain danois Moltesen cette phrase : « Il en est de la religion comme de l’amour : elle peut conduire au ciel ou bien en enfer. » Et je repense à cette phrase chez les sœurs, à Esfia. La religion pousse l’époux Druse à tuer sa femme s’il la trouve en prière et à la laisser mourir sans médecin. La religion inspire à des femmes chrétiennes de quitter leur beau pays et leur bonne maison et leurs familles, pour venir jusqu’ici, loin de leur Provence ou de leur Bretagne, vivre au milieu de la saleté et de la sauvagerie de l’Islam, et de l’absurdité de ses superstitions, pour laver et soigner les corps malades et misérables, pour consoler et aider les âmes encore plus misérables, pour agir en toute bienfaisance, souffrir en toute patience et endurance, rendre témoignage à la Vérité et... peut-être mourir de la mort du martyre ! D’une part la lueur fausse et incertaine du Croissant, de l’autre la lumière, la force de la croix du Christ : des deux côtés, la religion...

Nous ne voulons pas quitter la maison des sœurs sans avoir dit une prière devant le Saint-Sacrement dans la petite chapelle, émouvante en sa pauvreté.

L’autel est fait de deux tables. Sur un prie-Dieu est posé un petit livre très usagé : c’est l’Imitation de Jésus-Christ, et mes yeux tombent justement sur le titre du chapitre 31 du 3e Livre : « Qu’il faut oublier toutes les créatures pour trouver le Créateur ».

Nous remontons en voiture et, à peine sortis d’Esfia, nous retrouvons, encore plus fréquents, tous les obstacles connus : fossés, roches émergeant du sol, branchages au travers de la route. Il y a des tournants où dans les fondrières notre voiture vire comme un bateau, mais nous reprenons toujours notre assiette, et notre brave cocher, un vrai musulman, a l’air de trouver toute naturelle cette façon de rouler carrosse ; alors nous ne nous étonnons pas non plus mâlesch !

Enfin, nous apercevons en haut d’une crête, au fronton d’une église, une statue colossale : le prophète Élie brandissant son glaive !

Nous montons à pied le dernier raidillon entre des bosquets de lauriers fleuris qui embaument et le long d’une haie d’aubépine en fleurs. Nous voici arrivés. Au-delà d’un pré se dresse l’église à laquelle est accolé un petit couvent, tous deux construits en solide pierre blanche.

C’est ici El Mukhraka, le haut-lieu du sacrifice où les prêtres de Baal criaient en vain vers leur dieu, tandis que le prophète Élie les raillant disait : « Criez à haute voix, car peut-être votre dieu est en méditation, ou il est occupé, ou il est en voyage ; peut-être qu’il dort, et il se réveillera ». « Et ils crièrent à haute voix, et ils se firent, selon leur coutume, des incisions avec des épées et des lances, jusqu’à ce que le sang coulât sur eux. Mais il n’y eut ni voix, ni réponse, ni signe d’attention 22. »

Notre cocher dételle les chevaux, les couvre de couvertures et les mène brouter.

Quant à nous, après avoir salué le Père Carme Espagnol, prieur du couvent, nous allons nous asseoir à l’abri du vent. Nous contemplons l’immense vue qui, de cette cime, s’offre à nos regards. À nos pieds, s’étend la plaine d’Esdrelon qui, avec ses champs bruns et verts, a l’air d’un tapis fait de pièces. Au Nord, s’élèvent les collines de Nazareth, la coupole du Thabor (nous y apercevons au sommet un point lumineux : le couvent) ; le petit Hermon avec Naïm, à sa base ; enfin les montagnes de Gelboé. Au loin, à l’Ouest, au-delà du pays brumeux luit la ligne de la mer. C’était de là-bas que Giézi, le serviteur du prophète Élie, vit s’élever au-dessus de l’horizon le nuage « grand comme la paume de la main d’un homme ». Et Élie lui dit : « Va dire à Achab : Attelle et descends, afin que la pluie ne te surprenne pas. » En peu de temps, le ciel fut assombri par les nuages et le vent, et il tomba une forte pluie 23.

Cette scène grandiose se passa ici, avec Nazareth et le Thabor, avec la terre et le ciel et la mer comme témoins. Le prophète du Vrai Dieu l’exauça. Aussi, malheur à nous si nous prions un autre Dieu que celui qu’Élie invoqua, quelques-unes des nombreuses idoles de la culture moderne qui règnent sur presque toute la terre, parce qu’il nous arriverait ce qui arriva aux prêtres de Baal... nous n’aurions : « ni voix, ni réponse, ni signe d’attention 24 ».

 

 

LA MAIN DU ROI

 

Nous décidons de revenir à Jérusalem par la route qui, de Caïffa à Jaffa, passe le long de la côte. On faisait autrefois ce voyage en un jour et demi, à cheval, avec étape de nuit à Césarée (où il fallait payer assez cher l’hospitalité des Bédouins) ou bien dans la colonie juive de Zummarin. Dans un guide de 1890 nous lisons ceci : « Le chemin est peu sûr et l’on n’y rencontre aucune aide. »

Il est probable que la route n’est guère actuellement plus sûre qu’autrefois, mais grâce à l’automobile, on la parcourt bien plus vite.

Au Garage Syrien à Caïffa (Propriétaire Amin Mihio, Abdul Gani Masry et Assad Khalil, prix très modérés), je loue une auto pour le matin du 31 mars. Dans l’après-midi du même jour, nous devrons arriver à Jaffa la distance en ligne droite n’étant que de 90 kilomètres ; mais la route est, paraît-il, mauvaise. Il ne faut jamais se laisser tromper par les belles grand-routes bien dessinées sur les cartes de Palestine : plusieurs de ces routes magnifiques n’existent que sur le papier.

Nous ne voulons pas quitter le Carmel avant d’avoir visité la blanche ville qui, à l’extrémité opposée du golf bleu, nous attire : l’antique Ptolémaïs, Saint-Jean d’Acre des Croisés, l’Akka des Arabes. En auto, il ne faut qu’une demi-heure pour s’y rendre depuis Caïffa : la route est bonne ou, pour être plus exact la piste, car on passe sur la plage. Nous longeons à droite les dunes, à gauche la mer et lorsque les dunes descendent trop près de nous, le chauffeur donne un coup de volant et nous virons tout bonnement dans les vagues qui nous éclaboussent de leur eau salée et nous donnent presque l’illusion que nous naviguons dans un auto-bateau amphibie... Mâlesch ! l’impression en tout cas est délicieuse, telle une promenade en mer. Les mouettes volent en criant au-dessus de nous ; devant nous filent, effrayées, de petites bécasses au plumage brun et blanc et disparaissent dans les dunes ; des canards sauvages qui, de loin, ont l’air de flocons de plumes, se laissent bercer par les flots. La plage est décidément par ici la grand-route pour tous, car nous croisons des gens en voiture, à âne, à cheval, à dromadaire. Arrivés à l’embouchure du Nahr Naman (l’antique fleuve Belus), nous devons mettre pied à terre, car le pont étant peu solide, il est préférable que notre auto et nous le traversions chacun à notre tour.

Ce fut sur les berges de ce fleuve que les Phéniciens découvrirent par un hasard le moyen de fabriquer le verre ; c’était là aussi que l’on pêchait les fameux coquillages, les murex desquels on extrayait la teinture de pourpre. Nous en ramassons quelques-uns. Nous photographions Akka qui se présente pittoresquement avec ses murailles grises, ses toits rouges et la haute pointe effilée du minaret de la mosquée de Djezzar. Saint-Jean d’Acre fut, pendant exactement cent ans (de 1191 à 1291), la capitale la dernière capitale du Royaume Latin. Après un long siège, la ville fut prise par le sultan égyptien Melek-el-Achraf qui fit un carnage affreux des chrétiens. Les derniers à opposer résistance furent les Templiers qui périrent sous les ruines de leur château, tandis que les Clarisses, pour échapper au péril d’être emmenées dans les harems des musulmans, eurent le courage héroïque de se couper le nez avec un rasoir.

La population actuelle de la ville se compose de 12.000 musulmans et de 3.000 chrétiens et juifs. Un vieux plan de Saint-Jean d’Acre du XIIe siècle nous montre la cité remplie d’églises : Saint-André, Saint-Michel, Saint-Laurent, Saint-Égide, Saint-Denis, ainsi que de maints couvents de religieux : Frères Mineurs, Frères Prêcheurs, Carmes ; en outre, les châteaux-forts des Chevaliers de Saint-Jean et des Templiers. De toute cette magnificence occidentale, bien peu de chose est resté ; les anciens couvents sont transformés en hôtelleries, en khans. C’est à l’angle d’un de ces khans, de belles proportions, mais délabré et malpropre, que nous finissons par découvrir, en demandant aux gens « Déir Latin », « Déir Latin ! », l’humble résidence du curé latin de Akka. C’est un Franciscain espagnol : Père Grégoire Ruiz. Nous trouvons en lui, pour la visite de la ville, un guide expérimenté. Quel étonnement de voir combien les Européens ont travaillé et bâti ici pendant la courte période où ils y furent maîtres ! Les édifices nombreux qu’ils construisirent à Saint-Jean d’Acre étaient si grands et si solides que six siècles d’Islamisme n’en sont pas venus à bout.

Nous visitons d’abord une vaste cour avec deux étages de belles arcades tout autour et qui n’est autre que le magnifique cloître de l’ancien couvent des Dominicains.

Puis, nous traversons le quartier bâti par les Pisans, et, par des ruelles ombreuses, sous des arcades ogivales et sous des voûtes blanches aux pierres solidement ajustées, nous arrivons à l’église que les Amalfitains ont dédiée à saint André, en souvenir du grand apôtre, patron de leur ville et dont les reliques, là-bas au bord du golfe de Salerne, sous l’autel de leur cathédrale à demi-sarrasine, distillent un baume miraculeux.

De là, nous gagnons l’église toute proche de Saint-Jean-Baptiste, église paroissiale pour les chrétiens latins et dont Père Grégoire Ruiz est curé. Plus loin, voici le khan installé dans les ruines du couvent des héroïques Clarisses ; et, en passant par le Bazar, nous jetons un coup d’œil sur une ancienne église transformée en mosquée.

Enfin, voici les murailles qui entourent encore la ville du côté de la mer. D’un bastion avancé nous regardons, par l’échancrure des créneaux du chemin de ronde aux pierres de taille ocrées, la ligne bleue de la mer, tandis que par les trous béants des mâchicoulis nous apercevons, au pied de la forteresse, les ruines grandioses du port des Croisés : le môle, les quais couverts d’arcades, tout s’est écroulé depuis longtemps dans la mer, qui entre elle veut dans cet éboulis de murailles qu’elle éclabousse de son écume. Dans la profondeur de l’eau verte, d’énormes blocs de pierres de taille engloutis ; d’autres, en amas chaotique, émergent des flots qui les rincent et les rongent ; le ressac fait rouler le gravier avec un bruit perlé.

La mer luit comme une bave argentée le long des grèves que bordent jusqu’à Caïffa les dunes rousses et dorées ; au large elle s’étend vers l’Europe dans une gamme infinie de tons bleus, allant du bleu-violet au bleu de turquoise et à l’azur pâle. Et au-dessus de Caïffa la longue crête brumeuse du Carmel, fermant l’horizon du côté des terres.

Le chemin de ronde nous amène à l’extrémité opposée des fortifications, elles cessent, détruites, près de la porte Nord de la ville. Ici, la vue est tout autre, elle s’étend tout le long de la côte où se trouvent ces deux grandes villes phéniciennes, Tyr et Sidon, qui, au dernier jour, seront jugées moins sévèrement que Capharnaüm. Des dunes désolées bordent une campagne verdoyante d’aspect fertile, au milieu de laquelle nous voyons une blanche villa émerger d’une belle palmeraie. « C’est là qu’habite le dieu des Babistes », nous dit Père Grégoire Ruiz. « Les Babistes sont les fidèles d’une secte persane, fondée en 1844 ; leur nom dérive du mot arabe bab, qui signifie porte. Leur fondateur, Mirza Ali Mahomet, se déclara lui-même Fils de Dieu et Porte du Ciel, titre et dignité qu’il légua en mourant à son fils, et après son fils, à son petit-fils. La doctrine des babistes est, semble-t-il, un mélange de christianisme, de mahométisme et de parsisme. On dit qu’ils croient à la métempsychose et à un Dieu en trois personnes, à savoir Dieu le Père, Jésus et Mahomet. »

Le chef des Babistes vint à mourir près de Saint-Jean d’Acre pendant mon séjour en Terre Sainte et je sus par les feuilles locales que le gouverneur anglais avait assisté à ses funérailles. Le fils du défunt hérita de sa villa et aussi de sa dignité de divinité incarnée.

La secte des babistes n’a que deux cents adeptes. En Perse ils avaient pris part à des attentats politiques, c’est pourquoi ils en furent expulsés.

Nous achevons notre tour en ville par une visite à la grande mosquée élevée à la fin du XVIIIe siècle par le tyran Achmed Pacha, surnommé Djezzar (le boucher), adjectif qui suffit à dépeindre la cruauté de cet homme sanguinaire.

Cette mosquée de Saint-Jean d’Acre est une des plus belles d’Orient. On pénètre premièrement dans un cloître, entouré tout autour d’arcades ombreuses sous la voûte desquelles des petites portes, peintes en bleu, conduisent aux cellules où de pieux musulmans vivent retirés, en prière et en méditation. Les roses et la vigne enlacent les colonnes et leurs guirlandes courent au bord des toits ; les cyprès jettent, en pleine lumière, une ombre qui rappelle la mort ; la cime des palmiers frissonne dans le ciel bleu avec un bruissement biblique.

Devant la mosquée, abritée par une coupole soutenue avec des colonnes, la fontaine pour les ablutions rituelles coule sans cesse.

Déchaussés, nous entrons à l’intérieur de la mosquée, salle grandiose et pleine d’ombre dont le dôme blanc et bleu est porté par les antiques colonnes de marbre du temple romain de Césarée. Une chapelle d’une décoration merveilleuse abrite la dépouille du sultan Djezzar, renfermée dans un grand sarcophage de pierre sculptée dont les motifs sont d’une admirable richesse : ce ne sont que fins branchages supportant des grenades, des abricots, des pêches, des poires, des pommes, des branches de vigne entrelacées auxquelles sont pendues des grappes de raisins. En somme, tous les fruits du Paradis Islamique que le croyant musulman s’attend à recevoir des mains des Houris à l’ombre des arbres merveilleux, dans l’herbe verte sur les rives des ruisseaux célestes dont les ondes coulent éternellement avec un murmure délicieusement doux.

Je retourne dans l’après-midi, accompagné de l’artiste, à l’église Saint-André des Amalfitains qui est maintenant l’église des Grecs unis. Nous y trouvons le bon curé grec occupé à faire l’école dans une classe aménagée à l’entrée de sa cure près du péristyle à colonnade.

Tandis que l’artiste se met à dessiner, je vais m’accouder au mur bas qui ferme le péristyle du côté de la plage voisine et qui supporte, au milieu, une colonne de marbre sur le chapiteau de laquelle reposent deux arcades ; le tout forme ainsi une double baie où des barreaux de fer ont été scellés, probablement pour empêcher que les écoliers, lorsqu’ils passent leurs récréations dans ce préau, ne puissent grimper sur le mur et en dégringoler de l’autre côté.

Le soleil darde ses rayons brûlants sur la colonne de marbre dont les aspérités brillantes jettent de petits éclairs.

Je reste debout appuyé aux barreaux rouillés qui donnent un aspect de prison à ce préau lumineux et je regarde des enfants qui, en dessous dans la rue qui débouche sur la plage, jouent à colin-maillard. La plage est plutôt un terrain vague, couvert de détritus, attristant à contempler comme sont en Orient les abords des habitations ; mais je ne vois pas cela, je ne regarde bientôt plus que la mer, la mer immense et bleue au-delà de laquelle est l’Europe.

L’Europe !... dont il y a maintenant trois mois je voyais le dernier rivage disparaître sous les flots !... l’Europe !... l’Italie, la France, la Belgique, le Danemark, la Suède !

L’Europe !... Rome, Assise, Sienne, Florence, Volterra, Pise, la « pinède » de San Rossore et la « pinède » de Ravenne et les bois de chênes des « Carceri » sur les pentes rocailleuses du Mont Soubasio, et les ombreuses châtaigneraies de Chitignano que l’on traverse en montant à l’Alverne... L’Europe !... Cannes avec le cap Estérel et l’île Saint-Honorat ; Dijon, le vieil Hospice de Beaune avec l’inscription Seulle sur tous les murs ; église romane sur la colline de Talant, Fontaine-lès-Dijon où est saint Bernard... L’Europe... ! Paris ! Le sixième arrondissement, ses vitrines de libraires, ses églises, ses chapelles...

Paris, avec les casiers des bouquinistes sur le parapet du quai des Conti, sous les platanes, et au bout de la rue de Solférino ou de l’avenue Montaigne, au loin, la vision lumineuse de la blanche coupole de la Basilique du Sacré-Cœur...

Paris ! les rues de l’île Saint-Louis qui rappellent la province, les péniches qui glissent avec la Seine sous les arches de pierre du pont Marie, et les grands peupliers qui frissonnent et bruissent à la pointe de l’île, où l’on est comme sur la proue d’un vaisseau pointant vers le chœur de Notre-Dame... L’Europe, l’Europe ! Paris et la route vers le Nord de la France, le malheureux Nord dévasté : la cathédrale bombardée de Noyon et la cathédrale de Saint-Quentin réduite à une montagne de pierres... L’Europe, l’Europe ! la cathédrale Sainte-Gudule de Bruxelles et la place Verte à Anvers et le carillon de Malines, et à Bruges le Spielmansrey, le Quai du Miroir et les ponts arqués au-dessus de l’eau immobile... L’Europe, l’Europe, l’Europe ! Le fjord de Vejle avec les arbres de Treldenaes, et Notre-Dame à Svendborg et les cloches de l’Hôtel de Ville de Copenhague... L’eau tranquille du lac Vettern un soir d’été à Vadstena, et la Haute École pour les paysans de Manfred Bjorkqvist à Sigtuna où des jeunes filles habillées de rose me chantèrent un chant d’adieu à la barrière du parc de leur école... L’Europe, la France, la Belgique, le Danemark, la Suède... Svendborg, Copenhague, Stockholm, les tilleuls de la rue « Birger Jarl » dans les nuits claires et les îles aux roches rouges, couvertes de sapins à Skaergaarden entre Vaxholm et Skelvik..... Skelvik, Skaerstæra (oh ! la poésie des noms suédois !) ; le couvent de Vreta et le château de Finsta André Lindblom et moi cheminions sur les traces de sainte Brigitte... La Suède, le Nord, l’Europe, l’Europe, l’Europe...

Involontairement, j’ai empoigné les barreaux rouillés comme quelqu’un qui veut fuir, pris par la nostalgie de son pays... À l’ombre de la colonnade, l’artiste est tout à sa peinture et je ne lui ai pas dit un mot. Comment se fait-il qu’elle commence tout en travaillant à me parler de saint Louis, du bon Signour Looys, roy de France ? De saint Louis, et de son fidèle ami Joinville et de la scène émouvante qui eut lieu entre eux deux, justement ici dans Saint-Jean d’Acre, lors de la croisade de 1252 où le roi très chrétien échoua. Les grands seigneurs de son entourage, fatigués, découragés par les échecs, voulaient rentrer chez eux. Ils tinrent conseil en présence du roi et tous le pressèrent de décider au plus tôt le retour en France : un seul conseilla de rester ; c’était le sire de Joinville. Le roi les écoutait sans mot dire et l’on alla à table sans qu’il ait donné sa réponse. Comme de coutume, Joinville s’assit aux côtés du Roy, « mais, écrit Joinville, « onques ne parla à moy tant comme li mangiers dura, et je cuidoie vraiment qu’il fust courouciez à moy. Tandis que li roys oy ses grâces, je alai à une fenestre ferrée qui estoit en une reculée devers le chevet dou lit le roy ; et tenoie mes bras parmi les fers de la fenestre. En ce point que je estoie illec li roys se vint appuier à mes épaules et me tint ses dous mains sur la teste. Et je cuidai que ce fust mes sire Phelippes d’Anemos, qui trop d’ennui m’avoit fait le jour pour le conseil que je lui avoie donnée, et dis ainsi ; « Lessiés-moy en paiz, mes sire Phelippes. » Par male avanture au tourner que je fiz ma teste, la mains le roy me chei parmi le visaige ; et cogun que c’étoit li roys à une esmeraude que il avoit en son doy 25. »

Alors Joinville comprit que non seulement il n’avait point encouru la disgrâce du Roi, mais il avait mérité son estime par la droiture et la noblesse de ses conseils et le courage qu’il avait montré en osant parler au Roi à l’encontre de tous les autres seigneurs qui lui conseillaient de s’enfuir. Il avait mieux parlé que les autres, il était toujours l’ami en qui le Roi avait confiance !

J’en ai entendu assez pour comprendre. Nul ne pourra accomplir une bonne action, une noble entreprise, si au moment où il met la main à la charrue, il se retourne, songeur, hésitant. Il faut tenir, comme on disait dans les tranchées.

Et si une main se pose sur tes yeux, de sorte que tu ne sais pas tu vas, n’aie pas peur, ô pèlerin, si tu peux voir seulement l’émeraude de l’anneau et comprendre que la main est celle du Roi !

 

 

ATHLIT

 

Le 31 mars, à 6 h du matin, nous quittons le couvent du Carmel et l’auto nous emporte vers Jaffa. De gros nuages menaçants nous font craindre la pluie qui rendrait peu agréable ce voyage dans une « Ford » découverte ; mais le vent de mer balaie le ciel et lorsqu’à 9 h nous arrivons à Athlit, le soleil brille de nouveau.

Athlit le Castellum Peregrinorum que nous aperçûmes l’autre jour du haut du Mont Carmel était du temps des Croisades le château fort des Templiers ; ici les pèlerins débarquaient, d’ici ils se rembarquaient. La chute de Saint-Jean d’Acre au pouvoir des Musulmans sonna la dernière heure pour Athlit : le sultan Melek-el-Achnag réussit à s’en emparer malgré l’héroïque résistance des assiégés, et il démantela en 1291 les puissantes murailles de la forteresse que nul ne pensa plus dès lors à rebâtir.

En cours de route, à peu près à mi-chemin entre le Carmel et Athlit, nous rencontrons un pèlerin solitaire qui chemine lentement, appuyé sur un long bâton. Aux sons de corne de notre auto il s’écarte et à sa marche embarrassée nous comprenons qu’il est aveugle, aussi ralentissons-nous en passant près de lui. C’est un Nègre et ses yeux vitreux dans sa face noire qui sourit doucement et tristement ont quelque chose de particulièrement émouvant. Un de nos deux chauffeurs le regarde ému, et se tournant vers moi me demande la permission de le faire monter dans l’auto, car « c’est un pèlerin, dit-il ! » Il va sans dire que la demande est accueillie tout de suite et les deux musulmans compatissants saisissent avec précaution leur noir coreligionnaire et l’asseyent près d’eux sur le siège de devant. À la petite station de chemin de fer « Athlit », en plein bled, sur la ligne Damas Jaffa, ils le déposent : le Noir leur ayant appris qu’il voulait aller à Damas et de là gagner, par la ligne qui aboutit à la Mecque, le sanctuaire de la Kââba.

Toute la contrée qui entoure l’ancien Castellum Peregrinorun est désertique. Ce n’est que landes dénudées et dunes de sable brûlées par le soleil, balayées par le vent et salées par les embruns de la mer. Sur les dunes poussent, çà et là, quelques touffes de tamaris ; dans le sable courent des lézards jaunes : seules notes de vie dans cette nature désolée. Les ruines du puissant château-fort bâti par les Templiers sur les rochers à l’extrémité d’une petite presqu’île se composent d’un amoncellement considérable de murailles plus ou moins écroulées, parmi lesquelles se dresse, défiant encore superbement la destruction des hommes et du temps, l’aile à demi démolie du donjon auquel les Arabes ont donné le nom de El Karnifé.

C’est un beau sujet pour l’artiste qui s’installe au sommet d’une dune pour esquisser le profil du donjon et des ruines s’avançant au bord des brisants que lèchent les vagues. Un de nos chauffeurs qui nous a suivis laissant l’autre à la garde de l’auto à l’entrée de la presqu’île, disparaît parmi les ruines.

Quant à moi, je fais une petite exploration sur la falaise : j’y découvre un étang envahi par les joncs et les hautes herbes et dont l’eau morte, verdâtre, visqueuse, me rappelle les canaux lugubres aux eaux dormantes, d’un vert baveux et couverts de ronces de Ninfa la morte, dans les Marais Pontins. Un peu plus loin, le sable soulevé par le vent de mer a presqu’entièrement recouvert les tombes d’un petit cimetière musulman abandonné ; çà et là seulement émerge la stèle de marbre d’un tombeau comme si la résurrection avait déjà commencé...

Mon exploration terminée et l’esquisse finie, nous pénétrons dans les ruines. Nous ne nous attendions nullement à y trouver des habitants ; aussi quel n’est pas notre étonnement lorsque, au coin d’une rue écroulée et d’une ruelle qui serpente entre des murs crevassés, nous retrouvons notre chauffeur, assis, jambes croisées devant une maison à peu près habitable ; il est en train de casser la croûte au milieu d’un cercle d’indigènes d’aspect assez farouche qui l’observent. Nous envoyons au groupe nos meilleurs saluts, tandis qu’un jeune garçon un peu moins sauvage que ses compagnons nous fait faire le tour de la forteresse ruinée. Nous avons, en la visitant, la même impression qu’à Saint-Jean-d’Acre. Combien on a construit ici ! De l’église hexagonale des Templiers, il ne reste que quelques pans de mur, mais la salle capitulaire avec ses colonnes octogonales est presque entièrement conservée. À part cela, ce n’est partout que voûtes écroulées, fenêtres ogivales béantes en haut d’un mur épais qui est resté debout : la destruction, la désolation partout.

En bas près de la mer, des colonnes renversées gisent brisées dans le sable ; les vagues déferlent sur les pierres, noircies par l’eau, du môle détruit ; quelques arches puissantes, encore debout, découpent sur le fond de la mer des ogives d’émail bleu, serties par les pierres brunes.

Nous revenons à travers le sable mou des dunes jusqu’à notre automobile et nous quittons la presqu’île en passant par un défilé taillé dans le roc. C’est Petra Incisa, défense naturelle que les Templiers avaient renforcée par des fortifications.

Et maintenant commence pour nous, non plus un voyage plus ou moins cahoteux sur la route médiocre qui nous a amenés jusqu’à Athlit, mais une vraie course d’obstacle par des sentiers à peine tracés à travers landes et champs, à travers le bled, et parfois sans chemin du tout. Nous traversons deux rivières, l’une est le cours d’eau que Pline appelait « le fleuve des crocodiles » et où, effectivement, on en trouve encore, puisque en 1902 on en a tué un.

Sur la côte, nous apercevons un instant, à plusieurs kilomètres devant nous, la palmeraie de Tantour ; puis, nous nous enfonçons dans les terres et traversons le territoire fertile, bien cultivé de la colonie agricole juive de Zummarin. La petite ville de Zummarin est située sur une hauteur d’où nous avons une belle vue sur la contrée cultivée qui se découvre à nous et que ferme, à l’Est, la chaîne des montagnes de la Samarie. Il nous reste une grande plaine, toute en champs de blé, à traverser pour arriver au bourg de Kakôn qui nous apparaît, vu de loin, plat et rond comme une meule de moulin. De près nous voyons que toutes ses maisons sont faites en boue séchée ; l’encadrement des portes, seul, est en pierres. De nouveau, la piste incertaine à travers des champs de blés et des fossés qu’il faut traverser sans ponts. Nous avons déjà fait depuis Caïffa une cinquantaine de kilomètres. C’est bientôt midi, nous commençons à avoir faim, nos chauffeurs également. L’un deux nous propose de faire halte pour déjeuner dans la petite ville de Tull-Keram dont nous ne sommes plus loin. Nous acceptons et une demi-heure plus tard nous arrivons dans Tull-Keram, bourgade assez considérable où réside un gouverneur anglais. Notre auto s’arrête à l’entrée de la ville devant le « caravansérail ». Par un escalier extérieur nous gagnons la salle à manger, si l’on peut donner ce nom civilisé à la pièce au plafond soutenu par des poutres, vaste et lumineuse, mais encombrée de tables plutôt poussiéreuses et, selon la coutume orientale, de lits encore en désordre. C’est ici pourtant qu’on va dresser notre couvert. Tandis que l’on prépare le repas, nous sortons pour faire quelques achats dans le Bazar ; nous achetons des oranges et quelques spécimens de la pâtisserie locale, nous demandant si le repas de l’auberge sera en rapport avec notre appétit creusé par cette longue course en plein air. Mais le menu nous prouve bientôt que les suppléments sont inutiles et que nous pouvons les conserver comme provisions pour la dernière partie du voyage. On nous sert des œufs brouillés, de la viande bouillie relevée par une sauce piquante, des oranges, du café. Au lieu du pain anglais qu’on offrait, par égard à notre qualité d’étrangers, nous demandons qu’on nous donne des galettes de pain arabe, frais et mou qui vient d’être cuit sous la cendre.

Aussitôt après le déjeuner, nous repartons. Cette fois, nous avons une bonne route de Tull-Keram à Jaffa et notre course sera plus rapide. Si nous nous arrêtons à mi-chemin environ, à Ras-Aïn, ce n’est que pour remettre de l’eau dans la machine, (expression sans doute très naïve. Mais je suis un vieux qui ne sait même pas ce que c’est qu’un « carburateur » ! Mes petits-fils, à deux ans, le sauront !) C’est un moulin à eau dans une petite oasis romantique, l’eau jaillit et mousse sur les roues. Nous entrons dans le moulin la blanche farine coule sous les énormes meules de pierres qui broient le grain ; dehors des pêcheurs à la ligne sont assis sur les berges de l’étang dont l’eau actionne le moulin. Un bois de grands eucalyptus ombrage ce coin délicieusement frais, mais que nous quittons pour nous lancer dans une immense lande marécageuse non loin de la mer et qui m’évoque étonnamment un paysage danois. Le doux air marin, la couleur des nuages, un vol de canards sauvages sur le ciel pâle, tout cela me rappelle mon pays et j’aurai presque l’illusion que cette flèche d’église dans Jaffa, au loin, est la tour de l’Hôtel-de-Ville à Copenhague, si le fort parfum de fleurs d’orangers qui m’arrive des jardins ne me rappelait que, en réalité, nous approchons de l’oasis fertile, fameuse par ses oranges, qui entoure l’antique Joppé.

L’entrée dans la ville devient difficile pour la raison que nos chauffeurs ne savent pas plus que nous dans quel quartier se trouve la Casa Nova des Franciscains nous comptons recevoir l’hospitalité. Après nous être égarés dans les rues de faubourg notre pauvre auto s’ensable, et après des marches et contre-marches dans le dédale de ruelles de ville haute, nous finissons par trouver le Deïr Latin, le couvent des Franciscains. Là, le Père gardien nous apprend que la Casa Nova, dépouillée de son mobilier pendant la guerre, n’est pas rouverte aux pèlerins, n’étant encore que sommairement remeublée. Mais qu’à cela ne tienne, l’hospitalité franciscaine ne se déconcerte pas pour si peu ! Un bon Frère convers est vite dépêché à la Casa Nova qui se trouve un peu plus bas que le couvent, près du port ; et pendant que nous faisons un tour en ville et une visite à l’église paroissiale, il a vite fait de compléter l’aménagement de deux cellules et de nous servir ensuite à dîner dès que nous rentrons.

Quand je suis couché, j’entends la mer qui déferle contre les récifs devant le port, ces récifs qui rendent si difficile et si dangereux le débarquement à Jaffa et contre lesquels sainte Brigitte de Suède et ses compagnons de pèlerinage aux Lieux Saints firent naufrage.

C’est donc au bruissement des vagues que je m’endors et le lendemain matin je me réveille au doux son d’une flûte de roseau dont quelque Arabe joue dans le voisinage. Il est 6 h 1/2 ; je cours à la fenêtre, pressé de voir la vue que les ténèbres m’ont cachée la veille au soir : en dessous de Casa Nova, les quais où les débardeurs arabes, avec un chant monotone, roulent de gros tonneaux. Au-delà des écueils qui, en cercle, ferment, au moins aux grands vaisseaux, l’entrée du port, je vois ancré dans la rade un vapeur sur lequel je peux lire le nom de Calypso, d’Amsterdam.

Après avoir assisté à la messe dans l’église paroissiale, nous visitons la maison sur la terrasse de laquelle saint Pierre eut la vision de la nappe descendant du ciel et remplie d’animaux purs et impurs vision qui détermina, décida sa mission apostolique non seulement pour les Juifs, mais pour les Gentils.

Les Musulmans ont fait de l’église bâtie en cet endroit une mosquée dédiée à Mar Botros (saint Pierre) ; on y voit une vieille peinture représentant la scène de la vision : je remarque qu’il y a même deux lions parmi les animaux contenus dans la nappe ! Par contre les aigles romaines manquent et pourtant ce fut à elles que saint Pierre fut d’abord envoyé....

Sur la terrasse de la maison les Musulmans ont aménagé un petit jardin. Nous aimerions à y rester davantage à contempler de là-haut les et les terrasses des maisons qui dévalent jusqu’au port, mais nous devons quitter Jaffa pour retourner à Jérusalem. Premit Hora. Pâques est proche ! Il nous faut remonter à la ville Sainte.

Nous nous arrêtons pour déjeuner à Ramleh que la tradition dit être la ville natale de Joseph d’Arimathie. De là, nous faisons un crochet sur notre route pour visiter à Ludd (l’antique Lydda) l’église divisée en deux parties : dans l’une, la mosquée, dans l’autre l’église grecque dont la crypte renferme le tombeau de marbre repose, dit-on, Hagios Georgios, le grand saint Georges qui tua le dragon. Enfin, à 3 h 1/2 de l’après-midi, nous sommes de retour à Jérusalem et c’est avec une agréable impression de retour chez soi que je rentre dans ma chambre à Casa Nova.

 

 

Johannès JOERGENSEN, Le livre d’outremer, 1928.

 

 

 

 



1  Livre des Rois, XVIII, 39-40.

2  1er Livre des Rois, XIX, 3-4.

3  Ier Livre des Rois, XVIII, 44-45.

4  Ier Livre des Rois, XIX, 15.

5  Livre des Rois, 14.

6  Ier Livre des Rois, XIX, 11-13.

7  IIe Livre des Rois, II, 11.

8  Cantique des Cantiques, VII, 5.

9  Dans la traduction de la Bible, d’après les textes originaux, faite par l’Abbé A. Crampon (Desclée et Cie 1923), on lit : « Terre de Zabulon et terre de Napthali qui confines à la mer, pays au-delà du Jourdain, Galilée des Gentils ! » (Saint Matthieu IV, 15). Le texte grec est rendu plus exactement par la Vulgate : Via maris trans Jordanem, Galilœa gentium.

10  IIe Livre des Rois, chap. II ; 3-5-7.

11  Ecclésiastique, XLVIII, 8.

12  IIe Livre des Rois, IV, 38.

13  IIe Livre des Rois, V, 22-23.

14  IIe Livre des Rois, VI, 1-3.

15  Livre de Jérémie, XXXV, 5-10.

16  IIe Livre des Rois, X, 27.

17  Saint Luc, I, 15.

18  Saint Marc, I, 16.

19  Joinville : Histoire de saint Louis, Ch. CXLIII, 727.

20  Livre de Jérémie, IV, 25-26.

21  Les Carmes constatent volontiers que la dernière des apparitions de la Sainte Vierge à Lourdes eut lieu le jour de la fête de Notre-Dame du Carmel (16 juillet). L’un d’eux, le Père Marie-Bernard du Sacré Cœur, écrit à ce propos : « De ce radieux et doux arc-en-ciel allant de l’un à l’autre Testament, le Carmel occupe, pour ainsi dire, la gauche, Lourdes la droite. » (P. M. Bernard : Le Mont-Carmel, Paris, 1911, p. 16).

22  Ier Livre des Rois, XVIII, 27-29.

23  Ier Livre des Rois, XVIII, 45.

24  Ier Livre des Rois, XVIII, 29.

25  Joinville, Histoire de Saint Louis, Ch. LXXXLV.

 

 

 

 

 

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