Paysages goethéens

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Johannes JOERGENSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

WETZLAR

 

Auch halt’ mein Herzchen Wie

ein krankes Kind ; jeder wille

wird ihm gestattet.

WERTHER.

  

 

I

 

 

Il y a des instants où votre métier vous devient profondément insupportable. Où, soudainement, on se révolte contre lui, on s’endurcit contre lui. On n’en peut plus ! Éternellement ces briques dans la main (on connaît si bien leur forme, cette main est devenue calleuse à force de les manier) et on jette la chaux avant de placer la pierre ! Vlan ! de nouveau un peu de chaux et de nouveau une pierre, de nouveau un peu de chaux et de nouveau une pierre, et on racle la chaux superflue afin que le mur soit bien cimenté. On est un habile ouvrier, oui, certes ! Un travail propre, net, correct prouve du talent et de l’application. Mais la grande haleine, le puissant souffle du génie qui pousse les cathédrales à déployer leurs ailes de pierre pour prendre leur essor vers les étoiles, non pas !

Donc je me mets en route à travers la vallée de la Lahn et ne veux rien écrire de ce que je vois. Par pure envie de protester, j’ai même pris les troisièmes classes et me sens si à l’aise parmi ces humbles qui, toujours, doivent s’asseoir sur les dures banquettes.

La vallée de la Lahn est l’une des plus belles de l’Allemagne, mais je n’en veux donc rien dire. Je pourrais bien inventer quelques adjectifs pour dépeindre ces montagnes boisées, ce fleuve gris d’argent. Voici Laurenburg, rappelant Die Laurenburger Els dans « Chronika eines fahrenden Schülers », de Brentano... Mais je n’en veux rien faire. Je dois descendre à Wetzlar. Voici la ville, là-bas, de l’autre côté du fleuve de la Lahn, de nombreux toits gris-bleu qui fourmillent au flanc d’un coteau escarpé, au sommet duquel se trouve une vieille église dentelée, comme tailladée... Et les vitres étincellent comme de l’or dans la lumière du soleil couchant, comme des facettes brillantes dans un bloc de granit gris...

Un peu plus loin, sur une hauteur, voici une ruine. Il me semble que le train va trop loin, mais enfin il s’arrêté, je suis à Wetzlar.

Wetzlar, la ville de Werther, où, pendant quatre mois d’été, de mai à septembre 1772, Goethe sentit, vécut et souffrit ce livre qui devait faire sur l’humanité une impression plus profonde qu’aucun autre depuis Thomas a Kempis. Ce petit livre que Napoléon emporta en Égypte et qu’il lisait le soir sous sa tente, à la lueur d’une chandelle posée sur une chaise, à l’ombre des Pyramides... le petit livre qui, avec Faust, a créé l’homme moderne, la source d’eau vive du romantisme, la fontaine de Jouvence où se plongent les jeunes gens de vingt ans et à laquelle retournent les quinquagénaires mélancoliques.

La première impression que produit Wetzlar, c’est le calme et la propreté. Wetzlar n’est qu’une petite ville d’à peine dix mille habitants, et c’est un soir d’été. De la cour de la gare (et de mon hôtel) une rue large et bien pavée mène sous les grands ormes, le long du fleuve, vers la ville proprement dite, le vieux Wetzlar. Les rues sont si calmes qu’un jeune garçon qui fait un peu de bruit en tapant sur une plaque de fer, devant une boutique, est immédiatement ramené au silence par son père : « Que pensera le Monsieur étranger si tu continues à faire un tel tapage ? »

... La longue promenade qui borde le fleuve aboutit à un pont qui conduit à la ville, un vieux, large pont de pierre. Le crépuscule tombe peu à peu, les maisons blanches se reflètent dans l’eau ; la lune, qui est à son premier quartier, se lève au bas de l’horizon, à l’ouest.

Je franchis de petites places solitaires aux maisons à colombages, j’escalade des marches, traverse une rue, puis de nouveau des escaliers, et des impasses, et des ruelles. Et soudain voici la place de la cathédrale. À droite un grand hôtel ancien (zum herzoglichen Hause). Là-bas, à gauche, des arbres entourent l’église ; au milieu de la place une fontaine ruisselle, éclairée, hélas ! à l’électricité, par quatre puissantes lampes, une devant chacun des quatre conduits de la fontaine. Des marches de pierre y accèdent, et voici Gretchen qui traverse la place avec sa cruche, deux longues tresses dorées dansent sur son dos... Je fais le tour de l’église, sous les arbres. À la faible lueur des réverbères, j’entrevois une architecture gothique s’élevant très haut. Il y a devant le grand portail une terrasse avec un parapet ; d’ici l’on aperçoit, au delà de la ville, au delà de la campagne, tout à fait dans le lointain, des usines qui fument.

D’en bas, de la ville obscure montent vers moi des sons de piano, et le bruit des chevaux qui piaffent dans l’écurie sur le pavé de pierres inégales. Sur un des côtés de la place, à l’ombre épaisse des feuillages, se dresse une maison sombre avec une seule fenêtre éclairée. Dans un coin vacille une lampe comme devant une image de saints. Méphisto pourrait, ici, pincer sa guitare et entonner sa « chanson morale » sous la fenêtre de Gretchen : « um sie gewisser zu betören. »

Ici le brave Valentin pourrait être étendu, mortellement blessé à la poitrine, et de toutes parts affluent les voisins, et Margareta survient : « Wer liegt hier ? » – « Deiner Mutter Sohn ! »

Presque sans m’en apercevoir je me retrouve sur le pont de la Lahn. L’odeur de l’eau me rend à la conscience de moi-même.

Lorsque j’étais là-haut, près de la cathédrale, dix heures avaient sonné. Et comme à un signal ou à un commandement, on ne voit plus personne. Un homme s’approche de sa fenêtre, secoue sa pipe au dehors et me considère. À l’intérieur d’une des obscures demeures un enfant pleure. Et au ciel les étoiles sont allumées. Ah ! vie humaine ! Le pas du voyageur solitaire, et la pipe du soir du bourgeois, et les sanglots d’un enfant sous les étoiles !

 

 

 

II

 

 

« Je ne sais si des génies trompeurs errent dans cette contrée, ou si le prestige vient d’un délire céleste qui s’est emparé de mon cœur mais tout ce qui m’environne a l’air d’un paradis. À l’entrée du bourg est une fontaine, une fontaine où je suis enchaîné par un charme, comme Mélusine et ses sœurs. Au bas d’une petite colline se présente une grotte ; on descend vingt marches et l’on voit l’eau la plus pure filtrer à travers le marbre. Le petit mur qui forme l’enceinte, les grands arbres qui la couvrent de leur ombre, la fraîcheur du lieu, tout cela vous captive et en même temps vous cause un certain frémissement. Il ne se passe point de jour que je ne me repose là pendant une heure. »

Goethe fait écrire ainsi Werther le 17 mai. Et le 10 juin, je me tiens près de la même fontaine et découvre le mur qui entoure la place, et les marches qui descendent vers la source. Le mur est couvert de lierre et au-dessus de la source est fixée une plaque de fonte, peinte en vert, avec une inscription en bronze doré : Goethebrunnen. Et l’eau ne jaillit plus en dehors du marbre – si jamais il en fut ainsi – mais s’écoule parcimonieusement de deux conduits de fer, et les jeunes filles de la ville ne viennent point puiser de l’eau, mais des touristes se présentent, regardent quinze secondes la fontaine, dix secondes le buste en grès de « Goethe à Wetzlar 1772 », et s’en vont. Au-dessus du mur, sur la route, s’arrête un haquet de brasseur qui décharge des boissons, là-bas, de l’autre côté, dans une villa.

Je quitte la fontaine de Goethe et me dirige lentement plus loin, en grimpant la colline sur laquelle est bâti le vieux Wetzlar et au sommet de laquelle s’élève la cathédrale. J’atteins ainsi le vieux cimetière de Wetzlar, Alter Friedhof, ouvert tous les jours de 10 heures à midi. Il est juste un peu plus de 10 heures et je me glisse à l’intérieur par la porte grillée, entr’ouverte seulement.

Je trouve un petit bois tout à fait sauvage et inculte, où il semble en ce jour froid et automnal, avec le vent et les feuilles tombantes, que frémit l’esprit inquiet et désespéré de Werther. De puissants frênes mugissent dans le vent au-dessus de ma tête. Dans la grande allée du milieu, couverte d’herbe, les pieds s’embarrassent dans de longues herbes pareilles à des vrilles et à des pièges ; partout fleurissent des becs-de-cigogne rose pâle, des campanules bleues, des liserons blancs. Et partout des croix de bois inclinées et pourries, des croix de fer affaissées et rouillées, des pierres tombales, couvertes de mousse, presque enfoncées dans l’herbe fertile. Sous les grands arbres se trouve un taillis exubérant de sureau fleuri, de roses blanches et rouges ; un jeune érable frais et vigoureux jaillit d’une sépulture. J’erre lentement à travers ce jardin des morts délabré et devenu sauvage et parviens à une place en demi-cercle où la mousse verte pousse par plaques sur le gravier. Un parapet de briques rouges, tapissé d’herbes, termine la place et la sépare de la partie basse du cimetière. Ici le fouillis est encore plus épais, les chemins envahis par la mauvaise herbe sont presque impraticables. Partout gisent des branches tombées, à moitié pourries, et de vertes ramilles que le vent a récemment arrachées. Autour de moi voici des ifs, des thuyas, du houx qui a poussé jusqu’à hauteur d’homme, des broussailles impénétrables, et dans l’ombre humide des obscurs buissons s’élèvent des colonnes brisées, des urnes, des vases, çà et là une croix de pierre : « Ici, repose en Dieu. » Je m’étends sur une pente dans l’herbe haute qui se referme presque au-dessus de moi, comme un champ de blé. Là-haut les arbres mugissent puissamment et sans trêve, imitant le bruit des vagues contre la grève, et le vent rapide me caresse, et je lève les yeux vers le ciel troublé, lourd de nuages, pathétique et mélancolique. C’est ici l’endroit pour lire Ossian avec Werther. C’est ici l’endroit pour méditer sur la grande « vanité des vanités, tout est vanité ! »

Mais ici aussi c’est l’endroit propice pour se sentir en repos à l’abri, en paix, pour rendre grâces parce que l’on existe ; parce que le vent traverse en mugissant les grands arbres, parce que l’herbe haute ondule au vent comme des vagues, parce que tout est – parce que je suis – et parce qu’un court instant je me repose dans le profond et pur sentiment d’être, « embrassé et embrassant sur ton sein, Père éternel ! »

 

 

 

III

 

 

Le jeune licencié en droit Johann Wolfgang Goethe arriva en mai 1772 à Weimar pour faire des études, selon le désir de son père, près de la cour suprême du Saint-Empire romain, qui avait son siège dans la petite ville bâtie sur les bords du fleuve de la Lahn. Il était âgé de vingt-trois ans seulement, mais avait déjà derrière soi une longue jeunesse féconde et mouvementée. Depuis sept ans, il avait quitté le toit paternel de Francfort pour aller étudier à Leipzig. Là, au pied de l’Œser, il avait appris à connaître le « sentiment de l’idéal », comme il l’exprimait ensuite avec reconnaissance dans une lettre à la fille du directeur de l’Académie. Et son amour pour la belle et joyeuse Kätchen Schönkopf avait torturé son cœur par le supplice de la première jalousie.

Au bout de trois ans, une maladie de poitrine le conduisit au bord du tombeau et il dut retourner chez ses parents pour se rétablir. Durant sa longue convalescence, le jeune homme entre en contact avec le christianisme hernute, la distinguée et pieuse Mlle de Klettenberg prend de l’empire sur lui ; simultanément, il s’adonne à des études d’alchimie.

Revenu enfin à la santé, il part pour Strasbourg où Herder l’introduit dans le monde de la poésie sublime (Homère, Shakespeare) et de la poésie populaire, où la cathédrale de Strasbourg lui révèle la beauté gothique, et où l’amour le plus délicat le lie comme avec un ruban de soie à la gracieuse Frédérique Brion. Mais il rompt son lien et, pendant tout un hiver, il erre avec inquiétude entre Francfort et Darmstadt, tourmenté par des remords de conscience. Il se sent pour la première fois de sa vie, comme il devait plus tard le faire exprimer par son Faust, « tel un barbare, un vagabond, un fugitif sans repos et sans paix ». En jouant, en vivant dans le plaisir du moment, il s’était, presque sans le vouloir et sans le savoir, attaché un cœur innocent de jeune fille, et, lorsque le lien se rompit, ce cœur fut près de se briser. Pour apaiser le tourment des reproches qu’il s’adressait à lui-même, il cherchait une consolation dans la compagnie des « saints » de Darmstadt, un groupe d’hommes et de femmes sensibles, parmi lesquels Herder avait trouvé sa fiancée Caroline Flaschland. « J’avais blessé profondément le plus noble cœur, raconte-t-il dans Poésie et Vérité, mais il faut que l’homme vive ; je prenais donc aux autres un intérêt sincère ; je cherchais à les tirer de leurs embarras, à rejoindre ce qui voulait se séparer, afin de leur épargner mon sort. C’est pourquoi on avait coutume de m’appeler le confident, et aussi le pèlerin à cause de mes courses dans la contrée. Cet apaisement de mon cœur, je ne le trouvais qu’en plein air, dans les vallées, sur les hauteurs, dans les campagnes et les bois, et en ceci la position de Francfort me convenait tout à fait... Je m’accoutumai à vivre sur la route, allant et venant, comme un messager de la montagne à la plaine. Souvent je traversais seul ma ville natale comme si elle m’eût été étrangère. Je dînais dans une des grandes auberges de la Fahrgasse, après quoi je poursuivais ma route. Plus que jamais, je cherchais le vaste monde et la libre nature. Chemin faisant, je chantais des hymnes et des dithyrambes étranges, dont un s’est conservé sous le titre de Chant d’orage du pèlerin. J’allais devant moi, chantant avec fougue cette demi-extravagance, lorsque je fus surpris par un orage affreux qu’il me fallut braver. » Tel était l’état d’esprit de Goethe quand il arriva, en ce soir de mai 1772, à Wetzlar. Et je ne saurais mieux donner une idée exacte de cette âme de jeune homme qu’en citant quelques lignes du Chant du pèlerin dans la tempête 1 :

 

« Ô génie, celui que tu n’abandonnes pas, ni la pluie ni la tempête ne lui soufflent le frisson dans le cœur. Génie, celui que tu n’abandonnes pas opposera ses chants aux nuages pluvieux, à la grêle orageuse, comme l’alouette là-haut.

« Génie, celui que tu n’abandonnes pas, tu l’élèveras avec des ailes de flamme au-dessus du sentier limoneux...

« Génie, celui que tu n’abandonnes pas, tu étendras sous lui des ailes moelleuses, s’il dort sur le rocher ; tu le couvriras de leur ombre tutélaire dans les ténèbres de la forêt...

« Malheur, malheur ! Flamme intérieure, chaleur de l’âme, centre de vie ! Brûle à l’approche de Phébus-Apollon... »

 

 

 

IV

 

 

De cette inquiétude et de cette agitation, Goethe s’éveilla un matin de mai à Wetzlar : « Je suis seul », écrit Werther (or les lettres de Werther sont en réalité les lettres de Goethe). « Je suis heureux, si abîmé dans le paisible sentiment de mon existence, que mon talent en souffre ; je ne pourrais pas dessiner un trait, et cependant je ne fus jamais plus grand peintre qu’en ces instants. Quand les vapeurs s’élèvent de la vallée, qu’au-dessus de ma tête le soleil lance d’aplomb ses feux sur l’impénétrable voûte de l’obscure forêt, et que seuls quelques rayons épars se glissent au fond, du sanctuaire ; que, couché sur la terre, dans les hautes herbes près d’un ruisseau murmurant, je découvre dans l’épaisseur du gazon mille petites plantes inconnues ; que mon cœur sent de plus près l’existence de ce petit monde qui fourmille parmi les herbes, de cette multitude innombrable de petits êtres rampants sur le sol ; que je sens la présence du Tout-Puissant qui nous a créés à son image, le souffle du Père tout aimant qui, dans la lumière éternelle, nous porte et nous soutient ; mon ami, quand tout disparaît autour de moi et que le monde et le ciel se réfléchissent dans mon âme comme l’image d’une bien-aimée, alors je soupire et je pense : « Ah ! si tu pouvais exprimer ceci, si tu pouvais exhaler sur le papier cette vie qui coule en toi avec tant d’abondance et de chaleur, en sorte que le papier devienne le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir d’un Dieu infini !... Mon ami... mais je péris, je succombe sous l’écrasante magnificence de ces apparitions. »

Quel jeune homme ne reconnaît point ici ses premières impressions en face de la nature ! Oui ! oui, c’était ainsi ! Une matinée de printemps, les luisantes feuilles de hêtre, si joyeuses et si jeunes dans le soleil de Pentecôte, et le ruisseau, le ruisseau murmurant qui glousse, tantôt étincelant dans la lumière du soleil, tantôt obscur et uni sous l’ombrage des coteaux. Et le calme de la forêt, et la fraîcheur, et cette fine, légère brumaille matinale qui flotte encore entre les arbres. Au fait, comment a-t-on dit dans les vers allemands :

 

            Wer recht in Freude wandern will,

            der geh’ der Sonn entgegen,

            da steht der Wald so kirchenstill,

            kein Lüftchen tut sich regen,

            nochsind nicht die Lerchen wach,

            nur im hohen Gras der Bach

            singt leise den Morgensegen. 2

 

Cette bénédiction matinale est celle qui descend aussi sur l’esprit tourmenté de Werther. Et elle l’accompagne le long du jour, le rend doux et paisible, et le conduit vers les doux et les humbles du pays, vers les enfants et vers le peuple.

Et puis il y a les enfants !

« J’accorde bien volontiers », écrit Werther, « que ceux-là sont les plus heureux qui, comme les enfants, vivent au jour la journée, trimbalent leurs poupées, les habillent, les déshabillent, tournent avec respect devant le tiroir où la maman renferme ses sucreries et quand enfin ils en reçoivent une part les dévorent avec avidité et se mettent à crier : « Encore. » Voilà de fortunées créatures ! »

Il y a chez Werther, au beau milieu de l’allégresse du printemps, une réserve qui l’empêche de se lancer dans le courant de la vie, un paisible, triste et pénétrant regard qui ne se laisse point tromper par la volonté de vivre (dirait Schopenhauer), mais qui voit vers quel but tendent toutes choses, qui voit que l’existence est à elle-même sa propre fin et que le sens de tout est seulement le maintien du statu quo. C’est ainsi que Werther devient un contemplatif, non pas un agissant. Il veut pour son cœur frémissant une berceuse, et il la trouve dans Homère : « Combien de fois n’ai-je point ramené au calme, par ce moyen, mon sang bouillonnant », écrit Werther. Et nous savons, – que ne savons-nous pas aujourd’hui ? – nous savons que Goethe se chargeait péniblement au cours de ses promenades de la grande édition d’Homère d’Ernestis, jusqu’à ce que son ami Kestner lui fît présent pour son anniversaire de naissance, le 28 août, de l’édition de poche de Wettstein.

« Tu connais d’ancienne date, écrit Werther, le 26 mai, ma manière de m’organiser partout où j’arrive, de me construire une petite hutte dans un lieu agréable et d’y vivre modestement. Ici aussi j’ai trouvé un coin qui m’a attiré.

« À une lieue de la ville est un village nommé Walheim. Sa situation au pied de la colline est très belle ; en montant le sentier qui conduit au sommet on embrasse toute la vallée d’un coup d’œil. »

Bientôt Walheim devient le centre de la vie de Werther. Des enfants arrivent, qui se placent autour de l’étranger. Il fait leur portrait, leur donne le sucre de son café et même un kreutzer le dimanche pour acheter du pain blanc. « Oui, cher Wilhelm, c’est aux enfants que mon cœur s’intéresse le plus sur la terre ! »

Werther veut mener lui-même une vie aussi simple et enfantine que possible. « Lorsque le matin, dès le lever du soleil, je me rends à mon cher Walheim, que je cueille moi-même mes petits pois dans le jardin de mon hôtesse ; que je m’assieds pour les écosser en lisant Homère ; que je choisis un pot dans la cuisine ; que je coupe du beurre, mets mes pois au feu, les couvre, et m’assieds auprès pour les remuer de temps en temps afin qu’ils ne brûlent pas, alors je sens vivement comment les fiers amants de Pénélope pouvaient tuer eux-mêmes, dépecer et faire rôtir les bœufs et les pourceaux ! Il n’y a rien qui me remplisse d’un sentiment doux et vrai comme ces traits de la vie patriarcale... »

« Que je suis heureux d’avoir un cœur fait pour comprendre la joie innocente et simple de l’homme qui met sur sa table le chou qu’il a lui-même élevé ! Il ne jouit pas seulement du chou, mais il se représente à la fois la belle matinée où il le planta, les délicieuses soirées où il l’arrosa et le plaisir qu’il éprouvait chaque jour en le voyant croître ! »

De tels passages de Werther nous montrent le jeune Goethe dans toute la pureté de son âme : « Mon esprit était par nature incliné au respect », disait-il de lui-même sur la fin de sa vie. Il n’y a en réalité dans le monde que deux espèces d’hommes : ceux qui ont du respect pour l’existence et ceux qui n’en ont pas. Le respect prend sa source dans l’étonnement que nous éprouvons en face des mystères éternels ; il provient du sentiment que nous vivons comme dans un temple. Du respect naissent l’humilité et la bonté, des sentiments paisibles et bienveillants. Tandis que l’irrespect est synonyme d’orgueil, de mépris pour les autres, de grossièreté d’âme. Goethe a personnifié l’esprit d’irrespect dans Méphistophélès dont la suprême sagesse consiste à dire que rien ne vaut en soi. Le respect, au contraire, voit dans les moindres choses un monde et une valeur, parce que tout vient du Très-Haut, tout vient des cimes et des étoiles, tout est un don de Dieu !

Cet esprit est l’esprit même de Goethe. Ce qui importe, nous apprend Wilhelm Meister, « c’est de considérer tout ce qui arrive avec un profond respect ». – « Celui-là seul qui a du respect », est-il dit dans Wander jahre 3, « est un homme complet. » – « Si, brusquement, par un miracle, le respect envahissait tous les hommes, la terre serait délivrée de tous les maux dont elle souffre à présent et qui ne seront peut-être jamais guéris. »

C’était ce regard plein de vénération sur l’existence qui portait Goethe à trouver beaucoup en ce qui, pour les autres, représentait peu de chose ou même rien du tout. Son âme riche et profonde faisait de tout l’image de quelque chose de grand. Le modeste plat de petits pois dans la cuisine du cabaret rustique le poussait à s’imaginer la goinfrerie des impudents prétendants dans la maison d’Ulysse. Souvent même, tels ces lointains voyageurs, il se sentait ballotté sur les flots de la vie. Et bientôt, comme sur une île fortunée, il devait se trouver face à face avec Nausicaa.

 

 

 

V

 

 

« Encore un bien brave homme dont j’ai fait la connaissance, personnage franc et loyal. On dit que c’est un plaisir de le voir au milieu de ses enfants, il en a dix ; on fait surtout grand bruit de sa fille aînée. Il m’a invité à l’aller voir, j’irai au premier jour. »

Voici comment le héros du Werther de Goethe fait connaissance avec Charlotte. Dans la réalité elle s’appelait aussi Charlotte et son père était, à Wetzlar, bailli (administrateur, dirions-nous aujourd’hui), des biens de l’Ordre teutonique. Celui-ci, quand la Réforme fit disparaître tous les vieux ordres catholiques de chevalerie, continua d’exister comme une sorte d’institution possédant de nombreux biens.

Au centre de Wetzlar se trouve encore la Maison de l’Ordre teutonique, familièrement appelée « la Maison teutonique », bâtie en 1287 ; c’est là que résidait, au temps de Goethe, le bailli Heinrich, Adam Buff.

Mme Buff était morte l’année qui précéda l’arrivée de Goethe à Wetzlar, mais Charlotte remplaçait leur mère auprès de ses nombreux frères et sœurs plus petits.

Charlotte était née le 11 janvier 1753 et, depuis sa quinzième année, était fiancée au secrétaire de la légation de Brême à Wetzlar, plus âgé qu’elle de douze ans, Jean Christian Kestner.

Pendant quatre ans, Kestner avait eu ses entrées libres dans la Maison teutonique ; il se présentait chaque jour pour deux ou trois plus ou moins longues visites, et ses lettres à ses amis peignent à plusieurs reprises l’image du bonheur qu’il a trouvé. Ainsi, déjà en novembre 1768, l’année même où s’étaient conclues les fiançailles, il raconte : « Quelle joie quand je vole là-bas pour recueillir la récompense de mon labeur, quand je vois un visage aimé s’éclairer, quand un tendre regard me souhaite la bienvenue et qu’une douce poignée de main me dit que j’étais depuis longtemps attendu... De plaisantes idées, la gaieté, la fantaisie font s’enfuir les heures, comme des minutes, un attristé « ah ! elle sonne donc déjà ! » salue l’heure de la séparation ; d’autant plus joyeux est l’espoir d’un prochain revoir ! »

Il en était ainsi au début des fiançailles et il en fut ainsi par la suite : « Je puis dire », raconte Kestner, quatre ans plus tard, « que mon amour s’est conservé dans son ardeur première et que ma fiancée n’a cessé de demeurer, de jour en jour, l’un des êtres féminins les meilleurs et les plus parfaits. Proposez-moi ce que vous voudrez et pas un instant, mon âme ne sera tentée de choisir entre vos offres et ma fiancée. C’est en vain que j’essaierais de vous décrire combien je l’aime, et je ne me lasse pas de le lui redire sans que je sois pour cela un amoureux romantique, car je sais que je possède tout son cœur. J’aime donc en paix... Pendant des années mon cœur a été heureux ainsi. Nous pouvons nous retrouver tous les jours sans nous ennuyer une seule minute... Chaque fois que je la vois, c’est comme si je la voyais pour la première fois. Je vous le dis, souvent je tremble en me demandant si mon bonheur peut durer encore, alors qu’il est si grand et qu’il dure depuis si longtemps. »

Kestner avait bien raison de trembler lorsqu’il écrivit ces lignes, car ce fut la même année que Goethe arriva à Wetzlar et fit la connaissance de Charlotte Buff.

Dans la Maison teutonique est suspendu un portrait qui représente Charlotte dans toute sa rayonnante jeunesse. Nous voyons le visage ovale, les cheveux haut coiffés, les grands yeux bleus sous les sourcils épais, la bouche, mince, mobile, malicieuse. Des boucles tombent sur les épaules, par devant le cou est nu, un châle blanc flotte sur la robe bleue. C’est une ravissante jeune fille, fraîche et brillante, gaie et pure comme un matin de mai. C’est ainsi que l’aima Kestner avec son fort et confiant amour. C’est ainsi que la vit Goethe, et lui, le voyageur dans la tempête, le sans-asile, le proscrit, s’approcha d’elle pour qui le foyer paternel représentait le monde entier et dont l’existence différait de la sienne autant que la vie d’une bergère dans les pâturages diffère de la vie du torrent :

 

            Suis-je celui qui fuit, sans foyer,

            le barbare sans but et sans paix,

            qui se précipite sans cesse dans l’abîme,

            pareil au torrent qui cascade par-dessus les roches ?

            Et elle, dans sa cabane, dont toute l’âme est contenue

            entre les murs de son chez soi,

            une enfant qui joue sur les bords du torrent 4 ?

 

Il nous a raconté la première rencontre dans Werther : « Les jeunes gens d’ici », écrit Werther à son ami, « avaient organisé un bal à la campagne, je consentis à être de la partie. J’invitais une douce, jolie et d’ailleurs assez insignifiante jeune fille, et il fut réglé que je conduirais ma danseuse et sa tante en voiture, au lieu de la réunion et que nous prendrions en chemin Charlotte S... – « Vous allez faire la connaissance d’une bien jolie personne, me dit, chemin faisant, ma compagne. – Prenez garde de devenir amoureux, ajouta la tante. – Pourquoi donc, questionnai-je ? – Elle est déjà promise à un galant homme que la mort de son père a obligé de s’absenter pour des affaires et qui est allé solliciter un emploi important. » J’appris ces détails avec indifférence. Le soleil allait bientôt se cacher derrière les collines quand notre voiture s’arrêta devant la porte de la cour. L’air était lourd ; les dames témoignèrent leurs craintes d’un orage que semblaient annoncer les nuages grisâtres et sombres amoncelés sur nos têtes. Je dissipai leurs inquiétudes en affectant une grande connaissance du temps, quoique je commençasse moi-même à me douter que la fête serait troublée.

« J’avais mis pied à terre ; une servante qui parut à la porte nous pria d’attendre un instant Mlle Charlotte qui allait descendre. Je traversai la cour pour m’approcher de cette jolie maison ; je montai l’escalier, et en entrant dans la première chambre j’eus le plus ravissant spectacle que j’aie vu de ma vie. Six enfants, de deux ans jusqu’à onze ans, se pressaient autour d’une jolie jeune fille d’une taille moyenne, mais bien prise. Elle avait une simple robe blanche avec des nœuds couleur de rose pâle aux bras et au sein. Elle tenait un pain bis et en coupait une tranche pour chacun des petits qui l’environnaient. »

La scène est connue par mille peintures, depuis Chodowiecki jusqu’à Kaulbach, il n’est donc point nécessaire de la détailler davantage. Et maintenant suivent la promenade en voiture à travers la forêt, la conversation sur la littérature, avec cette déclaration de Charlotte que l’auteur qu’elle préfère est celui chez qui elle retrouve son petit monde domestique à elle, la danse dans le pavillon de chasse, d’abord le menuet, ensuite la valse : « Wilhelm, pour être sincère, je fis alors le serment qu’une femme que j’aimerais ne valserait jamais qu’avec moi ! Tu me comprends. »

Les deux jeunes gens dansent avec un tel oubli d’eux-mêmes qu’une amie, en passant, menace du doigt Charlotte et dit : « Albert. » Et, à l’interrogation de Werther, Charlotte répond : « Pourquoi ne le dirais-je point, Albert est un galant homme auquel je suis promise ! »

Werther demeure confondu, bien que ce qu’elle lui apprend lui soit déjà connu. Cela réagit maintenant sur lui d’une façon toute nouvelle. La danse s’arrête... Et alors éclate l’orage, l’orage qui, dans l’ancien temps, paraît avoir influé de façon bien autrement épouvantable qu’à présent sur les nerfs des gens. Quelques-uns pleurent, d’autres prient, les plus sensés suspendent quelque chose devant les fenêtres afin qu’on ne puisse pas voir plus longtemps les « effroyables » éclairs. Et ils allument des lumières et jouent aux « gages » jusqu’à la fin de l’orage.

Werther et Charlotte s’approchent alors tous deux de la fenêtre. « Le tonnerre se faisait encore dans le lointain, une pluie bienfaisante tombait avec un doux bruit sur la terre ; l’air chaud nous apportait, par bouffées, les parfums rafraîchissants qui s’exhalaient des plantes. Elle était appuyée sur son coude ; elle promena ses regards sur la campagne, elle les porta vers le ciel, elle les ramena sur moi, et je vis ses yeux remplis de larmes. Elle posa sa main sur la mienne et dit : « Klopstock ! » Je me rappelai aussitôt l’ode sublime qui occupait sa pensée, et je me sentis abîmé dans le torrent de sentiments que m’inspirait ce souvenir. Je ne pus y résister, je me penchai sur sa main que je baisai en la mouillant de larmes délicieuses, et de nouveau je contemplai ses yeux... Divin Klopstock ! que n’as-tu vu ton apothéose dans ce regard ! Et moi, puissé-je n’entendre plus de ma vie ton nom si souvent profané ! »

 

 

 

VI

 

 

« Un certain Goethe de Francfort, docteur en droit de profession, âgé de vingt-trois ans, fils unique d’un père très riche, arriva ici au printemps pour se mettre au courant de la procédure de la Haute Cour, suivant le désir de son père, et, selon son propre vœu, pour étudier Homère, Pindare, etc., et tout ce que son génie, sa façon de penser et son cœur pouvaient lui suggérer. » Voici ce qu’écrivait Kestner à son ami Auguste Henning, après avoir fait la connaissance de Goethe, et cette lettre a une vraie valeur, car elle contient le portrait de l’homme dans lequel celui qui écrit ne pouvait pas ne pas craindre un rival auprès du cœur de Charlotte. Il continue :

« Il a des talents variés, est un vrai génie et un homme de caractère. Il possède une imagination remarquablement vive qui, le plus souvent, s’exprime par des images et des allégories. Il se plaît même à répéter qu’il s’exprime toujours improprement, qu’à vrai dire jamais il ne peut s’exprimer, mais il espère, quand il sera plus âgé, pouvoir rendre sa pensée telle qu’elle est. Il est passionné dans ses affections, tout en ayant beaucoup de maîtrise sur lui-même. Sa façon de penser est noble. Exempt de préjugés, il agit suivant sa fantaisie, sans se soucier de savoir à quel point cela plaît aux autres, si c’est la mode, et si les usages l’autorisent. Toute contrainte lui est odieuse. Il aime les enfants, est capable de s’occuper beaucoup d’eux. Il est bizarre, et diverses choses dans sa conduite pourraient le rendre antipathique, mais il est pourtant assez bien vu des femmes, des enfants et d’autres. Il a un grand respect pour le sexe féminin. In principiis, il n’est pas encore ferme et il en est encore au point où l’on aspire à trouver un système. Il respecte beaucoup Rousseau sans en être cependant un adorateur aveugle. Il n’est pas ce que l’on appelle « orthodoxe ». Ni l’orgueil, ni le caprice, ni l’envie ne l’y poussent.

« Sur certains points fondamentaux il ne s’ouvre qu’à de rares personnes, il ne trouble pas volontiers les autres dans leurs paisibles convictions. Il hait sûrement le scepticisme, aspire à la vérité et à la certitude sur quelques sujets capitaux, il croit même voir déjà clair quant à l’essentiel, mais autant que j’ai pu comprendre il n’en est cependant pas ainsi. Il ne va pas à l’église et ne communie pas non plus, il prie rarement : « Je ne suis point assez menteur, pour cela », déclare-t-il. Parfois il se montre calme sur certains sujets, parfois c’est le contraire. Il a pour la religion chrétienne, bien qu’il ne la considère pas sous la forme où la représentent nos théologiens, une profonde estime. Il croit à une autre vie, à un état meilleur. Il aspire à la vérité, mais se fie plus en cela au sentiment qu’aux preuves. Déjà il est très accompli et sait beaucoup de choses, il a beaucoup lu, mais a réfléchi et raisonné davantage encore. Ce qui l’intéresse principalement, ce sont les beaux-arts et la littérature ou, à proprement parler, toutes les sciences, à l’exception des études qui peuvent servir de gagne-pain... En un mot, conclut Kestner, c’est un, homme extraordinaire ! »

Par cette description on apprend à connaître Goethe, mais on apprend aussi à connaître Kestner. Ce dernier est le type de l’Allemand du Nord cultivé, au dix-huitième siècle, tel que l’avait formé un milieu protestant, mystique, tout imprégné de la Sainte Écriture. Il est loyal, honnête, sûr et si ouvert qu’il ignorait ce que c’était que d’avoir un secret. Caprice, inconstance, raisonnement, débauche, tout cela lui déplaisait. Il était la raison, la conscience, la logique et l’impératif catégorique.

Charlotte se vit placée entre ces deux hommes depuis le bal de « Volpertshausen », car c’est ainsi que s’appelait le village de la Lahn, rendu célèbre par Werther.

Nous savons depuis longtemps le nom du lieu, nous savons que ce fut le 9 juin 1772, dans l’après-midi, que Goethe vint chercher Charlotte pour aller au bal et, par conséquent, la vit pour la première fois. Nous savons encore que le poème s’écarte de la réalité lorsque dans Werther le fiancé de Charlotte est absent. Il est singulièrement saisissant de trouver à ce sujet dans le journal de Kestner une note autographe, écrite en vieux caractères gothiques avec une encre presque jaunie à présent : « Il y eut, le 9 juin, un bal à Volpertshausen, village situé à deux heures de Wetzlar. Vingt-cinq personnes y prirent part. On s’y rendit le soir en voiture ou à cheval, et on s’en retourna le matin suivant. J’y étais aussi. J’arrivai à cheval à 7 heures du soir, tout seul. On s’amusa beaucoup. Je rentrai le premier, sur le coup de 4 heures du matin, tout seul. »

Deux fois reviennent ces mots : « tout seul ». Mais à part cela aucune remarque. Kestner nomme aussi tous ceux qui ont pris part au bal, et au nombre des douze messieurs figure sous le numéro 7 « le docteur Goede ». La fiancée de Kestner et sa sœur se dissimulent dans la liste des dames sous la désignation des « Deux demoiselles Buff de la Maison teutonique ». Et personne ne se serait jamais plus soucié de ce bal d’une nuit de juin dans les Monts germaniques, s’il ne s’était trouvé quelqu’un parmi les danseurs pour sauver ces heures dans l’immortalité de l’art. Goethe empêcha ce jour et cette nuit, cette promenade en voiture et ce bal estival d’être entraînés par l’inexorable courant qui emporte avec soi dans l’oubli glacé tous les matins d’été humides de rosée, toute fraîche joie juvénile, et le chant matinal de l’alouette, – courant dans lequel tourbillonnent, puis disparaissent sans retour les rubans et les fleurs flétries du bal. Johann Wolfgang Goethe dansa cette nuit-là avec demoiselle Charlotte Buff, et l’humanité garde encore après plus d’un siècle le souvenir de cette danse.

Dès le jour suivant Goethe se rendit en visite à la Maison teutonique et trouva Charlotte aussi rayonnante et séduisante que le soir précédent. Très vite, il vint quotidiennement, comme Kestner, dans la famille Buff et se fit aimer de tous.

Goethe avait le dangereux talent de se sentir immédiatement chez soi n’importe où. Il lui arrivait d’être introduit dans une maison en tant qu’étranger et de devenir avant le soir comme un membre de la famille. Dans une lettre datée de Francfort à son hôte de Leipzig, on voit combien il s’était plu là aussi : « Vous pouvez vous représenter, écrit l’étudiant de dix-neuf ans, que j’entre par la petite porte de la chambre. Vous, monsieur Schönkopf, êtes assis sur le canapé près du poêle qui chauffe ; madame, dans son coin, derrière le bureau, Peter est étendu près du poêle, et si Kätchen est assise à ma place près de la fenêtre, elle peut se lever maintenant pour laisser s’asseoir l’hôte. »

Il avait su aussi se faire adopter de la même façon à Sesenheim ; il aidait à éplucher les maïs dans la grange, et se mettait en devoir de vernir dans la remise une voiture qui en avait grand besoin, depuis longtemps. Au fond du cœur de ce proscrit et de ce sans-asile couvait un ardent et indicible désir de foyer et de paix, et il se réchauffait volontiers à la flamme du foyer des autres.

Et désormais commença cette vie en commun que Goethe lui-même, dans sa vieillesse, qualifiait de noble idylle allemande, à laquelle la contrée fertile fournissait la prose, une pure affection la poésie. « Oisif et rêveur parce que rien ne pouvait lui suffire », dit le vieux Goethe en parlant du jeune, « il trouva ce qui lui manquait dans une femme, qui, en même temps qu’elle vivait pour l’année entière, semblait ne vivre que pour l’instant présent. Elle aimait sa société, il ne put bientôt se passer d’elle et ils devinrent ainsi très vite inséparables... Quand ses affaires le lui permettaient, le fiancé de Charlotte était également de la partie. Sans le vouloir ils s’étaient accoutumés les uns aux autres et ne pouvaient plus se séparer.... C’est ainsi qu’ils passèrent un magnifique été. En se promenant à travers les blés mûrs ils se récréaient à la fraîcheur matinale ; le chant de l’alouette, le cri de la caille les remplissaient d’allégresse ; puis venaient les heures brûlantes, un violent orage éclatait, et on se rapprochait d’autant plus les uns des autres... Et les jours se succédaient ainsi et tous avaient l’air de jours de fêtes ; il aurait fallu imprimer en rouge tout le calendrier. Il me comprendra, celui qui se rappelle la prédiction de « l’heureux-infortuné », ami de la Nouvelle Héloïse. « Et, assis aux pieds de sa bien-aimée, il teillera du chanvre, et il souhaitera de teiller le lin, aujourd’hui, demain, après-demain et tous les jours de sa vie ! »

Si ce n’était pas précisément du lin que devait teiller Goethe, assis aux pieds de Charlotte, il avait à écosser un plat de haricots. Il l’aidait à cueillir les fruits dans le jardin de l’Ordre teutonique, dans Walpurgisgasse (aujourd’hui Lottestrasse), il l’accompagnait au pré de l’Ordre dans la vallée de Wolbach, actuellement la promenade des Philosophes, et se rendait avec elle jusqu’à Reiskirchen pour visiter le vieux pasteur, ou bien allait à cheval porter des abricots à l’amie de Charlotte, Mme Rhodius, femme du trésorier.

L’été s’écoule, et Goethe lit de plus en plus profondément dans les yeux bleus de Charlotte. Quand ces yeux cherchent d’autres que lui, il est jaloux.

Tels étaient les sentiments de Goethe. Vers la même époque le journal de Kestner raconte : « Le travail fini, je me rendis chez ma fiancée et y trouvai le docteur Goede. Il l’aime, et bien qu’il soit philosophe et qu’il ait pour moi de l’amitié, il me voit arriver sans plaisir... Et, bien que moi aussi j’aie pour lui de l’amitié, je n’envisage pas non plus volontiers qu’il doive rester seul chez ma fiancée à causer avec elle. Mais il faut que je m’en aille. Par bonheur son père arrive, et je pars plus tranquille. »

Kestner paraît avoir, un moment, songé à se retirer devant son génial concurrent. Il en vint même à rédiger une lettre où il rendait à Charlotte sa parole, mais la lettre ne fut jamais envoyée.

Ils continuèrent donc à vivre ainsi tous les trois, bien avant dans l’été. Amitié à trois, bien différente de celles dont traitent les pièces et les romans modernes.

C’est Goethe qui se montre de plus en plus jaloux : « Quand elle parle de son prétendu avec tant de chaleur et d’affection, dit Werther, je me sens comme celui à qui l’on enlève ses titres et ses honneurs et qui est forcé de rendre son épée ! » Le 30 juillet, il dit : « Je cours les forêts et, lorsque je reviens près de Charlotte et qu’Albert est assis près d’elle sous le berceau et que je suis de trop, je deviens d’une gaieté exubérante et je fais mille extravagances. » – « Pour l’amour de Dieu, me dit Charlotte, plus de scènes comme celle d’hier soir. Vous êtes effrayant quand vous êtes si gai ! »

Kestner rapporte dans son journal, le 9 août : « Ce matin je sortis avec le docteur Goethe pour aller retrouver Charlotte de l’autre côté de Garbenheim ; elle vint à notre rencontre ; Rhodius, le trésorier, l’accompagnait. Il s’en retourna et nous la reçûmes et la conduisîmes à Garbenheim... Là nous bûmes du café et nous rentrâmes à la ville, enchantés d’avoir retrouvé notre Charlotte. »

Charlotte passa quelques jours à Atzbach pour soigner Mme Rhodius qui était malade, et Goethe l’y alla visiter. Revenu chez lui, le soir de cette visite il écrit à Kestner :

« J’ai été aujourd’hui à Atzbach, demain nous irons là-bas ensemble. J’espère donc voir des visages amis. Mais en tout cas j’y ai été et je puis vous dire que, pendant la soirée, Charlotte a été charmée du clair de lune dans la vallée. Elle vous envoie le bonsoir. Je voulais vous l’apporter, je suis allé près de votre maison, mais il n’y avait aucune lumière dans votre chambre, alors je n’ai pas voulu sonner. Demain de grand matin nous prendrons le café sous l’arbre à Garbenheim où ce soir j’ai mangé au clair de lune, seul, et pourtant point seul. Bonne nuit ! Nous aurons une belle matinée ! »

L’été apporta encore au trio beaucoup de beaux matins et de beaux jours : « L’été est magnifique, dit Werther. Je m’établis souvent sur les arbres fruitiers de Charlotte. Au moyen d’une longue perche j’abats les poires. Elle est au pied de l’arbre et les reçoit ! »

Mais l’amour veut posséder, ne veut point partager. Goethe et Kestner ne pouvaient continuer à s’accorder sur « notre Charlotte ».

« Malheureux, s’écrie Werther lui-même, par quoi finira cette passion frénétique ?

« Quand j’ai passé assis à ses côtés deux ou trois heures à me repaître de sa figure, de son maintien, de l’expression céleste de ses paroles... si la douleur ne prend pas le dessus et que Charlotte ne m’accorde pas la misérable consolation de pleurer sur sa main, alors il faut que je m’éloigne, que je prie, que j’aille errer dans les champs, grimper sur quelque montagne escarpée, me frayer une route à travers une forêt sans chemin, à travers les haies, à travers les épines qui me blessent : voilà mes joies. Alors je me trouve un peu mieux, un peu ! Et, quand je n’en puis plus de fatigue et de soif, au milieu de la nuit, dans la forêt solitaire, lorsque la lune brille haut dans le ciel, je m’assieds sur un tronc tortueux et m’endors. Ô Wilhelm, je ne vois à cette misère d’autre terme que le tombeau ! »

Ainsi arrive enfin le jour décrit à la fin de Werther où il fait à Charlotte la lecture d’Ossian et où, accablé par ses sensations, il pleure de nouveau sur ses genoux. Elle saisit ses mains, les presse contre son sein, se penche vers lui. Leurs joues brûlantes se touchent, il l’enlace de ses bras et couvre ses lèvres de baisers. Elle se sauve et le quitte, « tremblante entre l’amour et la colère ». Il l’entend fermer derrière elle la porte de la chambre voisine et se trouve seul. Les spécialistes des études goethéennes savent quel fut le jour où Goethe embrassa Charlotte, l’unique fois où leurs lèvres se rencontrèrent. On trouve dans le journal de Kestner, à la date du 13 août : « Je fus à Giessen... rentrai chez moi par Schiffenberg. Charlotte, Goethe et Mlle Brand vinrent au-devant de moi. Le soir l’aveu d’un baiser. Petite querelle avec Charlotte. » La dispute cesse rapidement et il est décidé entre les deux fiancés de refroidir Goethe.

Le jour suivant, Kestner, en dépit de toute son amitié, ne peut noter sans satisfaction : « Goethe vint le soir en rentrant d’un tour de promenade, il fut traité avec indifférence, s’en alla de bonne heure. »

Et ils firent plus ! Goethe est traité en commissionnaire. Le journal raconte plus loin : « Le 15 il fut envoyé à Atzbach pour porter un abricot à Mme Rhodius. Il revint vers 10 heures du soir, nous trouva assis devant la porte. Elle négligea ses fleurs, il le sentit, les jeta, parla par métaphore. À minuit je raccompagnai Goethe dans la rue. Étrange conversation, il était excité, et s’abandonnait à toutes sortes d’imaginations dont nous finîmes par rire, appuyés contre un mur, au clair de lune.

« Le 16, Goethe reçut un sermon de Charlotte. Elle lui déclara qu’il ne devait point espérer autre chose que de l’amitié. Il devint blême et fut très abattu. Le soir on écossa des haricots. »

Pauvre malheureux Goethe, dont on vante l’immoralité. Il vient de parcourir à pied la longue route d’Atzbach, 7 kilomètres et demi, aller, 7 kilomètres et demi, retour (j’ai fait le chemin !). On l’a fait trotter là-bas avec un abricot pour Mme Rhodius qui était malade. Sur le chemin du retour il a cueilli des fleurs pour Charlotte, peut-être de grandes marguerites rayonnantes dont les blancs pétales en forme d’étoile luisent aujourd’hui encore dans les fertiles prairies, tout le long du fleuve de la Lahn. Ou bien des églantines qui fleurissent à foison sur le bord des chemins.

Puis il revient, fatigué, poussiéreux et offre son présent de roses, son bouquet de marguerites à la bien-aimée Charlotte qui est assise avec son fiancé sous la tonnelle. Elle les pose à côté d’elle sur le banc, remerciant à peine.

Et Goethe sent qu’il est la cinquième roue du char, il sent le ridicule de cette cour faite sans espoir à la fiancée d’un autre homme, veut s’en tirer par de l’enjouement et des espiègleries et ne parvient qu’à produire une impression sinistre. « Vous êtes effrayant quand vous êtes si gai ! » Cette parole fut peut-être prononcée ce soir-là.

Finalement il se lève et s’en va. Bon comme il l’est, Kestner accompagne le soupirant dédaigné, et longtemps encore ils marchent par les rues tranquilles de Wetzlar, dans le parfum des tilleuls et le clair de lune. Goethe est exalté, parle de façon confuse, peut-être du suicide, de la mort et du tombeau, peut-être d’une « cellule de cloître, d’un cilice et d’un habit de pénitence5 ».

Kestner écoute patiemment, avec indulgence, comme un bon ami, compréhensif et compatissant. Et brusquement, chez Goethe, tout éclate, non pas en sanglots, mais en rire, un long rire de délivrance. Kestner rit avec lui et les deux jeunes gens continuent à rire longuement, appuyés contre un mur blanchi à la chaux, sur lequel la lune brille. Ils se séparent enfin avec une vigoureuse poignée de main et se dirigent chacun vers son logis. Kestner vers sa paisible demeure près de l’escalier des Réformés, et Goethe vers le « Kornmarkt », où il habitait maintenant, chez l’avocat Luddolf.

Sur le « Kornmarkt » il y a une vieille fontaine qui, jour et nuit, ruisselle et ruisselle ! Peut-être Goethe, en cette nuit de clair de lune, s’est-il arrêté devant, l’a-t-il écoutée et s’est-il laissé calmer par sa berceuse comme par les vers d’Homère. Et peut-être s’est-il plaint, face aux étoiles, de ce dont il s’est plaint plus tard dans une lettre à Mme de Stein, de ce que son destin était « de n’être pas aimé quand il aimait » !

 

 

 

VII

 

 

Après ce rire qui était un sanglot il fallait que Goethe partît. Il n’y avait point d’autre issue, et lui-même s’en rendit compte. Merk, son ami de Darmstadt, avait dès longtemps parlé de faire avec lui un voyage sur le Rhin. Il entrait à présent dans cette idée. En effet, il prévint Kestner et Charlotte que son départ aurait lieu brusquement sans adieux. Au milieu d’août Merk vint à Giessen et à Wetzlar, mais repartit le 22, après avoir fait la connaissance de Charlotte et sans emmener Goethe.

Septembre arrive, Goethe n’est pas encore parti. Le 5, Charlotte veut aller à Atzbach et Goethe propose de l’y accompagner, mais Kestner met obstacle à la promenade. Goethe lui écrit le jour suivant : « La matinée est tellement magnifique et mon âme si paisible que je ne puis rester à la ville. Je vais à Garbenheim. Charlotte disait hier qu’elle voulait se promener un peu plus longtemps que d’habitude, non pas que je vous attende là-bas, mais souhaiter de vous y voir, cela je le fais de tout mon cœur, et j’espère... Je passerai ma journée dans cette incertitude et en espérant, espérant. Et si le soir je dois rentrer seul, sachez alors ce qui convient à un homme sage, et combien je suis sage. »

Ceci est la dernière tentative pour entretenir les anciennes relations. Goethe prit dans le calme la ferme résolution de quitter Wetzlar le 11 septembre. Le 10, il prit le repas de midi avec Kestner, dans le jardin de celui-ci. Et, sur la dernière soirée passée en commun, le journal de Kestner rapporte : « Le docteur Goethe vint vers le soir à la Maison teutonique. Lui, Charlotte et moi nous eûmes un singulier entretien sur l’état qui suit cette vie, sur la mort et la résurrection, entretien que Charlotte entama et non pas lui. Nous convînmes que celui de nous qui mourrait le premier ferait savoir s’il le pouvait aux vivants quelque chose des conditions de l’au-delà. Goethe était tout à fait abattu. »

C’était un soir de clair de lune comme un mois auparavant, ce soir où Goethe revint d’Atzbach avec des fleurs. « Elle nous fit remarquer, raconte Werther en parlant de Charlotte, le bel effet du clair de lune... Nous étions silencieux et quelque temps après elle reprit : « Jamais je ne me promène au clair de lune sans que le souvenir de mes défunts voltige autour de moi, que je ne sois frappée du sentiment de la mort et de l’avenir ! Nous renaîtrons, continua-t-elle d’une voix qui exprimait un vif mouvement du cœur. Mais, Werther, nous retrouverons-nous ? Que croyez-vous ? Que dites-vous ? – Charlotte, répondis-je en lui tendant la main et en sentant mes larmes couler, nous nous reverrons ici-bas et là-haut ! Oui, nous nous reverrons, nous nous retrouverons, sous toutes les formes nous nous reconnaîtrons ! Je vais vous quitter, continuai-je, je vous quitte de mon propre gré, mais, si je promettais que ce fût pour toujours, je ne pourrais le supporter. Adieu, Charlotte, adieu Albert. Nous nous reverrons ! – Demain, je pense », répondit-elle en riant... Ah ! elle ne savait pas lorsqu’elle retirait sa main de la mienne...

« Ils descendirent l’allée jusqu’au bout, je les suivis de l’œil au clair de lune. Je me jetai à terre en sanglotant. Je me relevai et vis encore sa robe blanche briller dans l’ombre des grands tilleuls. J’étendis les bras et elle disparut. »

Ceci fut « le prodigieux instant » dont le cœur de Goethe était encore empli lorsqu’en avril suivant il écrivit à Kestner : « ce prodigieux instant où je jouais à vos pieds avec les volants de Charlotte, où d’un cœur qui ne devait même plus savourer cet humble bonheur je parlais de « l’autre monde », n’entendant point par là l’autre côté des nuages, mais seulement l’autre côté des montagnes. Quitter Charlotte ! Je ne conçois pas encore comment cela me fut possible. Qu’auriez-vous fait si quelqu’un vous avait dit que vous deviez quitter Charlotte ! Ceci n’est pas du tout une question. Eh bien, je ne suis pas non plus de bois, et cependant je suis parti. Ce fut une action héroïque, ou bien dites-moi ce que c’était ? »

Goethe quitta Wetzlar le 11 septembre à 7 heures du matin : « J’avais expédié en avant mes bagages à Francfort, dit-il dans Poésie et Vérité, et j’avais embarqué sur le bateau qui descend la Lahn les objets dont je pouvais avoir besoin en route. Et je suivis alors les détours variés et charmants des rives de ce beau fleuve, libre par la volonté, mais enchaîné par le sentiment, dans une situation où l’aspect de la nature vivante et muette nous est si salutaire. »

Kestner écrivait le même jour dans son journal : « Goethe est parti ce matin à 7 heures sans prendre congé. Il m’a envoyé un billet en même temps que des livres. Depuis longtemps il m’avait dit que vers cette époque il partirait pour Coblentz... et qu’il ne dirait point adieu auparavant, mais partirait brusquement. Je m’y attendais donc. Et je n’étais cependant pas préparé, cela je l’ai senti, profondément senti dans mon âme. Je rentrai dans la matinée de la légation : « Le docteur Goethe vous a envoyé ceci ! » Je vis les livres et le billet et devinai ce que me disait celui-ci : « Il est parti ! » et je fus tout à fait anéanti. Peu après Hans Buff, le frère aîné de Charlotte, arriva et me demanda si Goethe était bien réellement parti. Pour s’en assurer, Charlotte avait renvoyé chez lui une caisse qu’elle lui avait empruntée... Il n’y était plus... Tous ensemble les enfants de la Maison teutonique disent : « Il est parti ! » Vers midi, j’eus un entretien avec M. von Born qui l’avait accompagné jusqu’à Braunfels environ. Goethe lui avait rapporté notre conversation de la veille au soir. Dans l’après-midi je portai à Charlotte les billets de Goethe. Elle était affligée de son départ et ses yeux se remplirent de larmes en les lisant. Pourtant elle était bien aise qu’il fût parti, puisqu’elle ne pouvait lui accorder ce qu’il désirait. Car il s’était épris d’elle jusqu’à l’enthousiasme. Mais elle avait rejeté tout cela, ne lui accordant pas autre chose que de l’amitié, ce qu’elle lui avait même formellement déclaré. Nous ne parlâmes que de lui, je ne pouvais non plus penser qu’à lui. »

En novembre de la même année, Goethe vint encore faire une courte visite à Wetzlar avec son beau-frère Schlosser et vit de nouveau son ami et sa bien-aimée. Les anciennes blessures se rouvrirent.

La silhouette de Charlotte qu’il avait obtenu de se faire envoyer fut placée au-dessus de son lit dans la mansarde de la maison paternelle à Francfort. Le 17 juillet 1774 il écrivit encore au-dessous : « Charlotte, bonne nuit ! » Dans une lettre à Kestner, datée de Francfort, il dit : « C’était, autrefois, le temps où j’allais chez elle, c’était l’heure où je la rencontrais. Maintenant c’est seulement l’heure d’écrire. Que font mes garçons ? Comment va Ernest ? Mieux vaudrait ne pas vous écrire et laisser en repos mon imagination, mais là est accrochée la silhouette de Charlotte qui est pour moi pire que toute autre chose ! Adieu ! »

Le jour de Noël 1772, il termine par ces mots une longue lettre à Kestner : « Pensez à moi, l’étrange créature qui tient le milieu entre l’homme riche et le pauvre Lazare. »

Kestner et Charlotte doivent se marier à Pâques. Goethe se charge pour eux des anneaux de mariage et leur déclare que, le jour de Pâques, la « silhouette » de Charlotte sera solennellement enlevée, pour n’être pas replacée avant qu’elle ne soit « en couches », « car alors commencera pour vous un temps nouveau, et ce n’est plus elle que j’aimerai, mais ses enfants... Vous pouvez donc me prier d’être parrain, et mon esprit veillera sur le garçon et se rendra ridicule pour l’amour d’une fille qui ressemblera à sa mère. »

Toutefois Kestner et Charlotte le mystifient et se marient dès le dimanche des Rameaux. « La silhouette de Charlotte resta donc à sa place, et elle y restera jusqu’à ce que je meure... Je marche à travers des déserts où il n’y a point d’eau ; mes cheveux me donnent de l’ombre, mon sang est ma boisson rafraîchissante. Et votre vaisseau naviguera vers le port avec de l’allégresse et un pavillon bariolé... Au-dessus et au-dessous du ciel de Dieu je suis votre ami et celui de Charlotte. »

Les mois passent, bientôt l’été de Wetzlar recule d’une année dans le passé :

Goethe a reçu le bouquet de noces de Charlotte et en garnit son chapeau pour aller à Darmstadt. « On dit que je prononce toujours si bien le nom de Charlotte. » Charlotte a son premier enfant, et il arrive que le petit garçon est appelé Wolfgang. « Embrassez le garçon pour moi, écrit Goethe à Kestner en mai 1774, et embrassez l’éternelle Charlotte ! »

Lorsque paraît Götz von Berlechingen, Goethe en envoie un exemplaire aux jeunes époux qui, maintenant, habitent Hanovre.

Simultanément il travaille à Werther pour se délivrer par là de son absurde passion. Le suicide de Karl-Wilhelm Jérusalem, à la suite d’un amour malheureux, inspire à Goethe l’idée de la conclusion de son livre.

En songe et aux heures de crépuscule reviennent sans cesse les souvenirs de Wetzlar. Il voit encore tout si distinctement devant soi, jusqu’au tapis bariolé de la table près de laquelle elle s’asseyait et faisait du filet, ayant à côté d’elle son petit coffret de paille tressée : « Cher Kestner, j’étais, hier soir, assis dans l’obscurité et m’entretenais avec Charlotte et vous. Peu à peu la nuit tombait, j’avançais à tâtons vers la porte, et, faisant un pas trop loin vers la droite, je touchai du papier, c’était la silhouette de Charlotte... Je lui souhaitai donc le bonsoir et sortis 6. »

C’est ainsi que prit fin l’amour entre Goethe et Charlotte Buff. « Quand on parle de Goethe, elle rougit ! » écrivait en l’année 1775 un visiteur en parlant de Mme Kestner, « mais pour8uit volontiers la conversation et dit de lui beaucoup de bien ! »

En qualité de Mme la conseillère Kestner, elle vint en 1816 à Weimar rendre visite à la vieille Excellence von Goethe, et ensemble ils contemplèrent non pas le portrait de Charlotte en 1772, mais celui de Jean-Christian Kestner, de Charlotte Kestner, née Buff, et de leurs cinq fils aînés, groupe que Goethe avait reçu en 1783.

Charlotte mourut en 1828, vingt-huit ans après Kestner, quatre ans avant Goethe. Sa silhouette se trouve encore à la même place dans la maison de Goethe à Francfort, et quelques étrangers ne peuvent s’empêcher, quand ils vont franchir la porte de la mansarde au plafond bas, de s’avancer un peu trop loin à droite pour toucher discrètement le vieux papier, comme fit Goethe en cette veille de Noël, il y a un siècle et demi.

Peut-être aussi, quelqu’un d’entre eux dit-il secrètement à part soi : « Adieu, chère Charlotte, merci parce que tu as existé, parce que tu fus si pure et si bonne, si sincère et si vraie, si simple et si douce ! Adieu, chère, chère Lotte. »

 

 

 

VIII

 

 

De la place de la cathédrale à Wetzlar, la « Pfaffengasse » monte vers la maison de Charlotte, jadis la Maison teutonique.

Je me rends là-haut avec la femme du sacristain, qui a la clé. Au-dessus de tous les murs bas des jardins pendent des sureaux fleuris, les fleurs de sureau tombent en tourbillons sur le pont de pierre, une odeur de sureau emplit les rues étroites. À l’endroit précis où tourne la rue, à l’angle de « Schmidgasse » et de « Pfaffengasse », se trouve la maison de Charlotte. Une plaque de marbre fixée au mur nous apprend qu’ici Charlotte a demeuré.

Je traverse la cour et, comme Goethe en ce jour de juin 1772, je pose le pied sur les trois marches de pierre qui accèdent à la porte. On entre dans un spacieux vestibule, et là où se trouve maintenant la salle de classe, à gauche ; c’était la pièce où Charlotte, debout, coupait des tartines de beurre à ses frères et sœurs. Par le vieil escalier, étroit et raide, on arrive à une antichambre d’où l’on entre dans une chambre-salon, celle où l’on recevait les hôtes, celle où Charlotte reçut Goethe et qui, pour cette raison, s’appelle à présent « la chambre de Charlotte ». Je me trouve donc ici, ce fut ici ! Ici a lui un siècle et demi depuis que les grands yeux bleus de Charlotte Buff rencontrèrent les grands yeux de Johann Wolfgang et depuis qu’étincela son sourire. Ici !

Je vais à la fenêtre, comme je le fais volontiers, qu’il s’agisse de louer un appartement ou de visiter une pièce historique. On a vue directement sur la rue, bordée des deux côtés de sureaux fleuris, et sur la cathédrale d’un brun-rouge, là-bas au fond. Goethe et Charlotte ont vu ensemble cette perspective et dans ce petit miroir du trumeau, entre les fenêtres, deux beaux visages se sont éclairés en se rencontrant. Aujourd’hui la vieille glace réfléchit seulement le masque qu’il me faut porter et que ma pauvre âme cherche en vain à pénétrer de ses rayons.

Tout près de la fenêtre se trouve le clavecin ; là-bas dans l’autre coin, la table à jeux – avec quatre petits creux dans le bois poli – entourée de chaises : une chaise pour Kestner, une pour le vieux Buff, une pour Goethe, une pour le quatrième concurrent occasionnel, car Charlotte ne jouait point.

Je regarde le sofa et la table en marqueterie placée devant, je regarde la commode cintrée et, dans un coin à côté du poêle de fonte, l’horloge flamande, d’un brun jaune flamboyant. La couverture du sofa est en soie bleu de mer avec des fleurs rouges, et les murs sont tapissés d’une toile verte sur laquelle sont peints en grisaille des déesses et des vases remplis de fleurs. Dans une vitrine se trouve une pharmacie portative avec des flacons décorés de charmantes petites fleurs peintes, et là, près de la fenêtre du côté de la cour, voici la table à ouvrage où Charlotte s’asseyait et faisait du filet, ayant à côté d’elle son nécessaire en paille tressée...

Et j’inscris mon nom dans le livre des étrangers, j’achète des cartes postales illustrées et m’en vais. Quelques pas seulement dans « Schmidgasse » et je me trouve dans « Gewandgasse », où Goethe habita en premier lieu. Je trouve ensuite son autre domicile sur le Kornmarkt ; ce chemin est celui qu’il parcourut cent fois. Je me rends aussi à l’escalier des Réformés où s’élève la maison de Kestner, haute et couverte d’ardoises. Partout des rues étroites et sinueuses, sur les murs une profusion de fleurs, des roses blanches se balancent. Juste en face du vieux couvent des Franciscains, je visite la maison où demeurait l’infortuné Jérusalem, et où il s’ôta la vie. L’adolescente qui me guide m’en fait le récit comme si c’était arrivé hier : « Là-bas, au couvent, ils virent l’éclair du pistolet et entendirent le coup. »

Dans l’après-midi je vais aussi à Garbenheim, le « Walheim » de Werther.

La route suit d’abord un bout de la voie ferrée, puis court le long des collines de la Lahn, entre la montagne et le fleuve. D’un large coup d’œil j’embrasse la vallée ouverte, les champs d’un vert luisant, les ondulations bleuissantes des monts couverts de bois, un château sur une hauteur, dans le lointain. Des chariots à ridelles passent. Une paysanne assez jeune encore et vigoureuse vient vers moi avec trois fillettes, petites mais habillées déjà comme des jeunes filles, si graves et si jolies avec leur teint doré et leurs yeux noirs. Deux jeunes filles s’avancent avec de lourds fardeaux de verdures sur la tête, dans des corbeilles plates ; sous les jupes courtes on aperçoit les jambes robustes dans des bas bleu foncé ; elles marchent en cadence d’un pas rapide. Élancées, fortes et sérieuses, sans la moindre folâtrerie ou coquetterie, ce sont les servantes consacrées de la vie.

Une petite demi-heure après, j’atteins Garbenheim et y trouve la place Goethe. Mais c’est une déception. Le tilleul sous lequel s’asseyait Werther n’est plus là. À sa place est posé un bas obélisque de pierre grise avec cette inscription : Ruheplatz des Dichters Goethe, zu seinem Andenken frisch bepflanzt bei Jubelfeier am 28 August 1849.

Le résultat de cette nouvelle plantation est un mince platane à moitié mort qui se dresse près de la pierre. Et la place tout entière, entourée de maisons neuves et de l’église avec sa nouvelle abside romane en ciment armé, n’éveille aucun sentiment. Des poules vont et viennent en caquetant. Je casse une petite branche du tilleul. Un homme s’interrompt dans son travail et me regarde avec surprise. Mais voici des enfants ; comme au temps de Goethe, ils jouent au soldat dans les rues, chantent, crient, commandent : « Halt, Recht ! » Lentement je m’achemine du côté de Wetzlar. Au delà des prés fleuris qui ondulent, des villages sont ensevelis dans la brume. La pureté et la paix du soir commencent à descendre. L’alouette plonge des hauteurs où elle lançait ses trilles, se tait brusquement et tombe comme une pierre. J’avance si doucement, si comblé de paix, en suivant le bord du chemin. Je ne suis plus solitaire. Goethe, Charlotte, Kestner m’accompagnent ; ils marchent à côté de moi, nous continuons « le singulier entretien ». Mais voyons ! avec mon pied j’ai presque écrasé le grand hanneton qui, juSteinent, rentre chez lui après un voyage à travers les routes du Sahara. Maintenant il s’arrête effrayé, en flairant ; ses longues et minces antennes fendent l’air prudemment. Je ne veux te faire aucun mal, cher hanneton, je veux au contraire te secourir ! Mais il ne me comprend pas et se met à « faire le mort », il faut que je le pousse sur le bord du fossé comme une masse inerte. Ce n’est que là qu’il s’enhardit à reprendre vie, et je le surveille jusqu’à ce qu’il ait disparu sans encombre dans sa forêt de luzerne et de brome. Un peu plus loin, sur le chemin pousse un églantier dont les branches légèrement inclinées sont couvertes de jolies fleurs roses, aussi belles que dans le tableau d’un des vieux maîtres allemands : « Notre-Dame dans le jardin des roses », Madonna im Rosenhag. Je me penche sur l’une des frêles corolles, si délicatement rosée, je respire le chaste et frais parfum. Mes lèvres effleurent les pétales et je songe à Charlotte...

Puis je vais plus avant... Pourquoi vais-je plus avant ? Pourquoi ne point respirer longtemps encore cette douce odeur ? Pourquoi n’ai-je cueilli qu’une seule fleur ? Pourquoi nous autres, hommes, gâchons-nous ainsi notre vie, pourquoi ne nous arrêtons-nous pas plus longtemps aux vraies joies, aux biens simples et positifs qui méritent seuls de nous retenir ? Pourquoi partirai-je demain et ne reverrai-je jamais cet églantier ? Oui, pourquoi Goethe est-il parti et pourquoi ensuite ne revit-il jamais Charlotte jusqu’à ce que son nom fût tout simplement devenu comme une fleur flétrie, un beau souvenir de plus dans le grand herbier d’une longue vie ?

Tard dans la soirée, après que j’ai dîné, je monte vers la cathédrale et vers « Pfaffengasse », je retourne à la maison de Charlotte. La grille qui donne accès dans la cour est fermée ; j’entrevois cependant les trois marches de l’escalier de pierre die oft ihr kleiner Fuss berührt und ihres Kleides Schleppe, comme l’a chanté un autre poète, un élève de Goethe et un disciple de Werther. Je reste là debout et contemple la Maison teutonique, elle s’avance en saillie au tournant de la rue, éclairée à l’angle par un réverbère. Autrefois il n’y avait sur le mur aucune plaque de marbre, mais Charlotte Buff elle-même dormait à l’intérieur, derrière les rideaux de toile de coton, jeune et ardente, les paupières abaissées sur les grands yeux bleus qui maintenant sont poussière dans la poussière. Le sureau fleurit et embaume comme alors... Une porte s’ouvre, quelqu’un vient, et je m’en vais à travers les rues à demi éclairées où des jeunes filles habillées de couleurs claires s’éloignent bras dessus, bras dessous, en babillant...

 

 

 

IX

 

 

Avant de quitter Wetzlar, je veux encore faire un tour jusqu’à Atzbach où habitait le trésorier Rhodius (à proprement parler l’administrateur des revenus de la ville) et où Goethe fut expédié, comme un jeune commissionnaire, avec un abricot pour Mme Rhodius qui était malade.

Il y a sept kilomètres et demi jusqu’à Atzbach et le chemin passe devant Garbenheim. Il a plu à verse dans la nuit et ce matin, tout à coup, la journée devient chaude et, de la vallée de la Lahn, fertile et verte, bordée de forêts et de montagnes bleues, montent des vapeurs. L’herbe est humide et luisante. Les alouettes poussent des cris d’allégresse.

Chemin faisant je m’arrête à Garbenheim, et la fille de l’aubergiste me montre sur le fronton d’une grange un cadran solaire qui serait de l’époque de Goethe ; puis au-dessus de la porte de l’auberge, récemment bâtie, une ancienne sculpture sur bois que l’on dit être de Goethe lui-même : une bêche et un râteau entrecroisés, liés ensemble par un nœud et surmontés d’un sinueux ruban portant l’inscription : Ruralis Felicitas, « félicité rurale », me traduit-elle aimablement.

Atzbach est situé de l’autre côté de la Lahn. Le long du rivage, entre les nénuphars jaunes, des canards caquettent. Puis, j’atteins Dorlar. L’église, bâtie par les Cisterciens, est aujourd’hui luthérienne. Elle est ouverte, et j’y pénètre. Au centre se trouve un colossal poêle noir dont le tuyau adjacent sort par une fenêtre. En travers du chœur s’élève une cloison de bois peinte en brun. Et au milieu de cette paroi est placée la chaire, avec un portrait de Luther d’un côté, et celui de Mélanchton de l’autre.

Tout le long du chemin d’Atzbach il y a des églantiers, l’air est rempli de leur frais et pur parfum. Et j’arrive à Atzbach et m’aperçois que c’est un grand village (de sept cent cinquante-huit habitants, dit Lochau) avec de solides maisons, bien construites, de jolies rues sinueuses. La place, devant l’église blanchie à la chaux, rappelle la place de l’Église de Walheim, telle que la décrit Werther ; sous le grand tilleul sont placés deux chariots à ridelles, quelques outils pour la moisson, des poules se promènent gravement. Après quelques recherches et quelques questions, je découvre la vieille chambre des Finances où demeurait la famille Rhodius. Elle est située juste en face de la nouvelle et importante d’école communale. Dans le corps de logis se trouvent une scierie et un magasin. Mais par derrière encore il y a d’anciennes dépendances couvertes de tuiles d’un rouge brun. Ce sont maintenant des écuries, mais c’étaient sûrement autrefois des habitations. Le mur de façade est orné de belles charpentes sculptées. Et voilà tout ce qui reste à Atzbach de la famille Rhodius. Je flâne un peu dans les rues, çà et là, et considère les gens et les maisons. Je rencontre plusieurs habitants du village, hommes et femmes. Tous saluent d’un « bonjour ». Tous ont de singulièrement dignes visages, comme pénétrés d’étonnement et de vénération pour leur propre existence, de ce sentiment que Goethe qualifiait de « profond respect ». Mais, si je demande quelle est la source de ce profond respect, je n’ai pas besoin de chercher longtemps, chaque maison me parle du fondement sur lequel est bâti Atzbach : « Wo der Herr nicht das Haus bauet, so arbeiten omsonst die daran bauure... Ps. 107 7 », est-il inscrit au-dessus d’une des portes devant lesquelles je passe. « Wo der Herr, nicht die Stadt behûtet, se wacht der Wächter umsonst 8 », y a-t-il sur la suivante. « Lohe der Herr, meir Sele und vergiss nicht was er dir gutes getan hat. Ps. 103 9 », lisais-je à un autre endroit.

Et un peu plus loin : « Der Herr behüte dich vor Allem Ubel, Er behüte deinen Ausgang une Eingang von nun und bis, in Ewigkeit. Amen. Ps. 120. Anno 1887, Erbaut Gott zu Ehr, dem Bösen zu Wehr 10. »

Honorer Dieu pour se protéger du Malin ! Les hommes de nos jours se moquent de cette expression, « le Malin » : comme l’ont fait les hommes de tous les temps. Superstition, disent-ils. Oui, mais, monsieur, superstition très honorable qui est née de la vie elle-même. Quand nos ancêtres croyaient si fermement à ce Satan personnifié, c’est parce qu’ils l’avaient rencontré dans la réalité, ils en avaient fait l’expérience, il s’était manifesté à eux dans tous les tourments de l’existence, dont on ne peut se débarrasser par la discussion – et dans toute l’horreur complète et réelle de la Malice. Là il était, là cela sentait le soufre, là flamboyaient en rouges blessures les traces de ses pas et, comme dans l’Évangile, frappés d’épouvante ils criaient : « Ceci a été fait par l’ennemi ! » Mais nous qui, chaque jour, en prenant le café du matin, lisons le récit des œuvres, encore plus nombreuses et souvent encore plus horribles, du Malin, nous ne faisons pas le signe de la croix comme ces générations naïves, nous nous consolons. Ah ! Dieu sait par quoi nous nous consolons, à dire vrai ! « Vous vous êtes débarrassés du Malin, les Malins sont restés », dit Méphistophélès.

Je vais maintenant à la gare d’Atzbach. Une adolescente, en robe bleue et avec un fichu blanc sur la tête, m’indique le chemin, et aussi m’accompagne : « Ich Wohne, ja, selbst dort 11 ! » Nous parlons d’Atzbach, elle évalue les habitants à 900, plus par conséquent que dans le guide. Nous parlons des belles habitations et je lui demande si, en général, les gens sont à leur aise : « Für Atzbach wonlhabend genug 12 », dit-elle ; elle rit, fait une révérence, refuse le groschen que je lui offre. « Es ist gesche’n und hier woline ich 13 ! »

Du quai élevé de la gare, j’embrasse du regard la verte campagne, la ville avec son clocher et ses vergers, au loin des forêts et des montagnes. Tout est si frais et pur, dans le soleil éclatant, partout les hommes sont, au travail, des femmes plantent des choux, un homme laboure avec deux bœufs. Des jeunes filles élancées et blondes arrivent à pied, portant la faux sur l’épaule et leur chapeau pendu au cou.

Puis le train m’emporte, et je vois disparaître, avec un sentiment étrange, le pays qui, en si peu de jours, m’est devenu si familier, ce pays où l’on vit si simplement et si bien, de façon si naturelle et si patriarcale, le pays du jeune Goethe.

Une fois encore, j’aperçois Garbenheim avec son église si laide, là-bas au pied de la montagne de la Lahn, puis tout a disparu. Et je sens comment partout reste accroché quelque chose de moi-même – comme celui qui se fraye un passage à travers un fourré d’épines de roses.

 

 

 

 

 SESENHEIM

 

Margareta « Bester Mann !

Von Herzen lieb ich’dich ! »

 

 

I

 

 

Comme le moine dominicain de Constance, le bienheureux Henri Suso, Goethe aurait pu dire de soi-même : Er hatte von Jugend auf ein minnereiches Herz.

On sait comment, d’un bout à l’autre de la vie de Goethe, s’enchaîne, ainsi qu’une guirlande de fleurs, une série de noms de femmes. De Gretchen, son premier amour d’adolescent à Francfort, jusqu’à la passion profonde et sans espoir de ses soixante-quatorze ans pour la toute jeune Ulrika von Lewetzow. Mais, comme le fait remarquer un de ses plus récents biographes, cela devient rarement chez lui un amour invincible, car le plus souvent l’une des bien-aimées est remplacée par l’autre. À peine a-t-il quitté Charlotte et Wetzlar, et à peine est-il arrivé avec Merk à Coblence, qu’il est pris, dans la maison de Sophie Laroche, par les yeux noirs de la fille Maximiliane, si fortement pris que, lorsque peu après Maximiliane épouse Brentano, le négociant entre deux âges, et s’installe à Francfort, Goethe devient l’ami de la maison et réussit uniquement par un acte d’empire sur lui-même à empêcher une crise dans le nouveau et rien moins qu’heureux ménage. « Jusqu’ici j’ai tenu ma parole, écrit-il en mars 1775, à Mme de la Roche, mais je lui ai promis de revenir si elle consent à tourner de nouveau son cœur vers son époux. » Maximiliane devint mère de Clément Brentano, le plus grand lyrique allemand après Goethe, et de Bettina, l’ardente et passionnée admiratrice de Goethe – tous deux enfants spirituels de l’amour de jeunesse de leur mère.

De l’amour seulement nous sommes amoureux, écrit avec une singulière perspicacité le jeune homme, de Leipzig, à sa sœur Cornelia, et par « nous » il veut dire : « nous, poètes ». C’est de l’amour même qu’il est épris. « Chez Goethe, dit H. S. Chamberlain, la réalité accidentelle pâlit devant la puissance de l’imagination et, à la place, s’avance le sentiment absolu, idéal, l’amour. » On saisit par là comment l’amour de Goethe était souvent plus passionné de loin qu’en présence de la bien-aimée. Cela est frappant dans les relations qui remplissent la première période de son âge viril, notamment son amour pour Mme de Stein. Lorsqu’ils sont séparés, brillent toujours avec plus d’éclat « les belles flammes de l’amour et de la fidélité ». Le plus curieux exemple d’amitié imaginaire de ce genre est bien l’amitié qui existe entre Goethe et Augusta Stolberg qu’il n’avait jamais vue de sa vie et à laquelle il écrit des lettres remplies du plus ardent amour.

Cette remarque de Chamberlain mène à faire observer encore une particularité des relations amoureuses de Goethe : il semble, n’avoir jamais inspiré à aucune femme un amour passionné en retour du sien. Une exception : Frédérique Brion, mais sinon...

Et ceci tient à l’élément féminin très prononcé de la nature de Goethe : Ich nehme Mädchen natur an, écrit-il quelque part dans une de ses lettres. Ce lui était aisé. Il aimait à être le confident des femmes, à vivre dans l’atmosphère des femmes, à s’asseoir dans leur chambre.

Durant toutes ces années mouvementées le beau jeune homme eut plus d’amies que d’amis ; involontairement il préférait la société des femmes à celle des hommes. Il comprenait mieux les femmes et les dépeint également mieux. C’est une série de figures de femmes qui marque les sommets de sa poésie : Marguerite, Clara, Iphigénie, Mignon, Dorothée.

Mais, précisément pour cette raison, Goethe n’était nullement un séducteur, nullement un don Juan. Charlotte Buff ne paraît pas avoir hésité un instant dans son choix entre lui et l’énergique et viril Kestner. Pendant des années, Goethe se plaint à Mme de Stein de ce que son destin est d’aimer sans être aimé en retour : « Mon amour pour vous est une perpétuelle résignation », lui écrit-il une fois, et ailleurs : « Je lève les yeux vers toi, comme vers les étoiles, que l’homme ne peut atteindre. »

Il parvint à l’âge de quarante ans avant de trouver en Christiane Vulpius, la petite ouvrière de fabrique, la maîtresse que rencontrent d’ordinaire très rapidement les poètes modernes (comme aussi d’ailleurs les non-poètes modernes, les commis de magasins, les commis voyageurs et les employés, – les poètes ne sont pas pires que les autres, plutôt meilleurs !). Et dans cette liaison même, il se montra le fils de son père, parfaitement honnête et droit en épousant son « petit Erotikon », ainsi qu’il appelait Christiane, dans une lettre à Herder. Il n’y aurait pas beaucoup de conseillers d’État de notre temps qui en eussent fait autant que l’Excellence de Weimar. Dans toute l’existence de Goethe, à part cela si resplendissante de gloire, cette union resta le point sombre : les pieds du paon.

Une fois seulement Goethe éveilla en retour un absolu et profond amour, et ce fut chez la fille du pasteur de Sesenheim durant son séjour à Strasbourg.

 

 

 

II

 

 

« Comme j’étais alors, tel que je suis encore, hormis que cela va un peu mieux avec Dieu et avec son cher Fils Jésus-Christ. D’où il résulte que je suis un peu plus sage et que j’ai expérimenté que la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. Sans doute nous chantons notre Hosannah à celui qui doit venir, mais c’est bien ainsi : le roi doit faire son entrée avant de pouvoir monter sur le trône ! »

« Je vis au jour le jour, et j’en remercie Dieu et bien des fois aussi son Fils, quand je l’ose... Il est malaisé de donner des conseils à celui qui n’ose pas, ainsi que le fit Éliézer, laisser dépendre, avec une complète résignation et confiance en la sagesse divine, tout l’avenir d’un monde du fait que les chameaux auront à boire ou non. En effet, comment pourrait-on donner des conseils à celui qui ne veut pas se laisser conseiller par Dieu ?... Je pourrais encore ajouter mainte jolie petite fleur et mainte pensée morale... si je ne savais trop bien ce que valent ces paroles. Les réflexions sont une marchandise très courante, mais c’est par la prière que l’on conclut d’heureux marchés ; un seul soupir venant du cœur, implorant Celui que nous appelons Seigneur avant de pouvoir l’appeler Notre Seigneur, et nous voici comblés d’innombrables bienfaits ! »

Ces passages de lettres que Goethe écrivit de Strasbourg à de pieux amis de Leipzig et de Francfort montrent dans quels sentiments le jeune étudiant en droit, âgé de vingt ans, passa ses premiers temps dans la ville située sur le vert fleuve de l’Ill 14.

« Mes relations avec les pieuses gens d’ici ne sont guère solides, écrit-il en 1770. Au début je m’étais assez sincèrement tourné vers eux, mais c’est comme s’il ne devait point en être ainsi. Quand ils commencent ils sont si cordialement ennuyeux que mon esprit plein de vie ne peut le supporter. Tous sont gens d’intelligence médiocre qui, en recevant les premières notions de la religion, ont en même temps conçu les premières idées de la raison et croient maintenant que c’est tout, parce qu’eux n’en connaissent pas davantage... » Et lentement d’autres accents se mêlent à ces échos des cantiques des frères Moraves. Goethe a emporté dans son cœur une délicate passion pour une amie de sa sœur Cornelia : Catherine Fabricius de Worms ! Il commence maintenant à cultiver ces sentiments : « Il pleut aujourd’hui, lui écrit-il, un jour de juin, et rien ne me charme plus dans ma solitude que de songer à vous. »

« Quel bonheur n’est-ce point, poursuit-il, d’avoir un cœur libre et léger. Le courage nous pousse vers l’effort et vers le péril, mais les joies ne se conquièrent qu’à grand-peine. Et c’est peut-être ce que je reproche le plus à l’amour. On dit qu’il rend courageux. En aucune manière. Dès que notre cœur s’attendrit il devient faible ; quand il bat avec ardeur dans la poitrine, quand on a la gorge pour ainsi dire serrée et qu’on a envie de pleurer, quand on est dans une incroyable allégresse et quand les larmes coulent : oh ! alors, nous sommes si faibles que des guirlandes de fleurs suffisent à nous rendre captifs, non qu’elles soient devenues solides par quelque magie, mais parce que nous avons peur de les briser. » De l’amour nous sommes amoureux. Celui qui écrit ainsi ne demande pas mieux que de se laisser lier par de semblables chaînes de fleurs. Toutefois ce ne fut point Catherine Fabricius qui l’enchaîna.

 

 

 

III

 

 

Nulle part peut-être, dans le livre qu’il a intitulé avec raison Poésie et Vérité, Goethe n’a procédé à la composition et n’a traité la réalité avec une liberté plus grande que dans le chapitre sur Frédérique Brion et l’idylle du presbytère de Sesenheim. Depuis longtemps les savants allemands ont fouillé dans la corbeille à papier de la vieille Excellence, et nous savons à présent de point en point comment les choses se sont effectivement passées. Voilà pourquoi ceux qui veulent savourer en paix la version artistique préparée par Goethe lui-même ne doivent pas lire le présent chapitre, qui d’ailleurs n’apporte aucune espèce de révélations inquiétantes, mais qui fait ressortir la réalité dans sa propre et peut-être plus frêle beauté. Pour dire brièvement et rapidement les choses, dans Poésie et Vérité l’histoire du déguisement sous lequel il se présente à Sesenheim pour la première fois, et qu’il échange le lendemain contre un autre déguisement, est une fiction de Goethe. Invention, la ressemblance frappante qu’il trouve aussitôt entre la famille Brion et celle du pasteur du Vicaire de Wakefield de Goldsmith. Invention, le conte de Mélusine qu’il prétend avoir raconté sous la tonnelle du jardin du presbytère ; invention, la visite de Strasbourg qu’il fait entreprendre à Frédérique et à sa famille, visite au cours de laquelle les yeux s’ouvrent sur le jeune homme et qui prépare la rupture.

Le second déguisement est motivé par le premier. Goethe, introduit chez les Brion par son ami le théologien Wieland, s’est par plaisanterie, comme il le faisait souvent, déguisé en jeune étudiant pauvre. Lorsqu’il voit Frédérique et s’éprend aussitôt d’elle, il est contrarié de se trouver devant elle en si ridicule costume et, le matin suivant, de bonne heure, il se rend au village voisin, Drusenheim, où il échange ses habits avec un jeune paysan qui justement doit partir pour Sesenheim avec un gâteau qu’il porte de la part de l’accouchée de la maison. Goethe se présente avec le gâteau et le travestissement ne se découvre que peu à peu. Comme l’a déjà démontré Lucius, ceci est impossible, car Drusenheim est catholique, Sesenheim protestant, et un échange de cadeaux tel que le suppose Goethe est invraisemblable. Mais avec le second déguisement le premier tombe aussi par terre.

Voilà pour la Poésie. Passons à la Vérité ! Le 13 octobre 1770, Goethe est présenté chez les Brion par son ami le théologien Frédéric-Léopold Wieland. Les deux jeunes gens y passent la nuit et Goethe écrit le lendemain soir une lettre non pas à Frédérique, mais « à une amie de Worms », Catherine Fabricius. il n’a point songé à elle depuis l’été, alors qu’il lui écrivait en faisant allusion aux guirlandes de fleurs ; maintenant il se souvient d’elle : « Vous ne pourriez deviner, écrit-il, pourquoi tout à coup j’ai eu l’idée de vous écrire et, puisque le motif en est assez curieux, il faut que je vous en fasse part. Je viens de vivre quelques jours à la campagne chez des gens vraiment charmants. Les heures que j’ai passées avec les filles de la maison, le beau temps et la jolie contrée ont réveillé dans mon cœur tous les sentiments endormis, tous les souvenirs de ce que j’aime. À peine rentré chez moi, je m’assieds donc ici pour vous écrire.

« Et vous pouvez voir par là si l’on oublie ses amis dans le bonheur... Précisément quand on se sent heureux et qu’on est paisible et qu’on savoure les pures joies de l’amour et de l’amitié, alors par une singulière sympathie se réveille toute amitié interrompue, toute tendresse qui sommeille à demi. Et vous, ma chère amie, que j’appelle ainsi, entre beaucoup d’excellentes amies, recevez, je vous prie, ma présente lettre comme un témoignage nouveau de ce que jamais je ne vous ai oubliée. Vivez heureuse, etc. »

Par cet et caetera, Catherine de Worms est joyeusement livrée à l’oubli et le matin suivant, le jeune Goethe saisit une autre feuille de papier, non pas gris, mais rose et, transporté d’enthousiasme, il écrit à Frédérique, à Sesenheim : « Chère nouvelle amie, je n’hésite pas à vous appeler ainsi, car si je me fie seulement un tant soit peu à ce que je vois, du premier coup d’œil mon regard a trouvé dans le vôtre l’espérance de l’amitié... Bonne et charmante comme vous l’êtes, ne m’aimerez-vous pas un peu, moi qui vous aime tant ?

« Chère, chère amie, que j’aie quelque chose à vous dire, ceci ne peut faire aucun doute, mais autre chose est de savoir vraiment pourquoi je veux justement vous écrire à présent et de savoir ce que je voudrais écrire. Tout ce que je puis dire, c’est que je sens à un certain trouble intérieur que j’aimerais être chez vous, et, en pareil cas, un bout de papier est une véritable consolation, un cheval ailé pour moi, ici, dans le bruyant Strasbourg, comme pour vous quand, dans votre paix des champs, vous songez aux amis lointains... » Au moment des adieux, Frédérique n’a pas voulu croire qu’il préférait la vie de la campagne à celle de Strasbourg avec ses plaisirs. « Mais, dit-il, c’est ainsi. Jamais Strasbourg ne m’a paru aussi vide qu’à présent. Pourtant j’espère que cela ira mieux quand le temps aura un peu effacé le souvenir de nos gracieux et folâtres divertissements, et quand je ne sentirai plus si vivement combien chère et bonne est mon amie. »

Mais, par-dessus tout, il espère un revoir ; quelque chose de particulier se mêle à l’espoir du revoir. « Dès que nos cœurs gâtés sentent que cela fait un peu mal, sur-le-champ nous sommes là avec le remède et nous disons : « Tiens-toi en paix, cher cœur, la séparation ne durera pas longtemps ! » Et nous donnons ainsi au petit cœur un portrait pour jouer avec et le cœur reste paisible et sage dans l’attente, comme un enfant auquel sa maman donne une poupée au lieu de la pomme qu’il ne doit pas avoir. »

C’est ainsi que par la suite Werther laisse agir son cœur à sa guise, comme un enfant absurde et lui donne, pour jouer avec, la silhouette de Charlotte...

À la fin d’octobre ou au début de novembre, Goethe retourne à Sesenheim... C’est la saison de la vendange, et c’est la saison où le maïs qui croît en Alsace avec tant d’exubérance est lié, c’est-à-dire mis en état d’être suspendu pour sécher. De même qu’à Wetzlar il cueillait des haricots pour Charlotte, Goethe prit part au « liage » du maïs, se promena dans les champs et les bois environnant Sesenheim avec Frédérique et sa sœur Salomé, grava son propre nom et celui de sa bien-aimée dans un arbre, puis revint à Strasbourg plus amoureux que la première fois. Rentré dans sa mansarde d’étudiant, mélancoliquement il écrit :

 

            O liebliche Friedrike

            dürfst ich nach dir züruck,

            in einem deiner Blicke

            liegt Sonnenschein und Glück.

            Der Baum, in dessen Rinde,

            mein Nam bei deinem steht,

            wird bleich vom rauhen Winde,

            der jede Lust verweht.

            Der Wiesen grüner Schimmer

            wird blass wie mein Gesicht,

            sie sehn die sonne nimmer,

            und ich Friedriken nicht 15.

 

Mais à cette mélancolie de l’automne succèdent les joies de Noël, Goethe est invité à passer cette fête à Sesenheim. Et, enchanté, il répond :

 

            Ich Komme bald, Ihr goldnen Kinder 16 !

 

Ensemble ils s’assiéront près, du feu et se livreront à toutes sortes de plaisanteries de Noël, et ils s’aimeront comme de petits Anges :

 

            Wir Wollen kleine Kränzchen winden,

            wir wollen kleine Strauszchen binden,

            und wie die kleinen Kinder sein 17 !

 

Noël arrive et s’en va, et Goethe avec lui ; l’hiver s’écoule ; déjà on sent le premier printemps. C’est février. Il arrive plus d’une fois que le jeune étudiant fait tout à coup seller son cheval et, dans les ténèbres de la nuit, s’élance à bride abattue vers Sesenhein pour revoir un instant Frédérique. Es schlug mein Herz geschwind zu Pferde... Ainsi commence le beau et passionné poème qui nous dépeint les courses nocturnes avec les « cent yeux » des ténèbres sortant des taillis, la lune à demi recouverte par la brume dans le ciel nuageux, et à l’aurore, la réunion avec la bien-aimée :

 

            ein rosenfarbes Frühlingswetter

            lag auf dein lieblichen Gesicht 18.

 

Puis, après un baiser, de nouveau les cruels adieux...

 

            Du gingst, ich stand und sah zur Erden

            und sah dir nach mit nassem Blick.

            Und doch, welch Glück geliebt zu werden,

            und lieben, Götter, welch’ein Glück 19 !

 

Pour parler en prose, Goethe et Frédérique étaient maintenant fiancés. Sur ce point, aucun doute chez elle ni chez sa famille. Chez lui non plus d’ailleurs : un peu plus tard, au cours du même printemps, il lui envoie un ruban orné de fleurs peintes (c’était à cette époque tout à fait la mode) et avec le ruban une poésie qui se termine ainsi :

 

            Mädchen, das wie ich empfindet,

            reich mir deine liebe Hand,

            und das Band, das uns verbindet

            sei kein schwaches Rosenband 20.

 

Maintenant le voici réellement enchaîné par des guirlandes de fleurs qu’il ne voudrait briser pour rien au monde...

Dans l’édition définitive de ses poésies, Goethe lui-même a modifié de la façon suivante le dernier vers : Reiche frei mir deine Hand. Le poète déjà vieux voulut dissimuler par là les traces de la faute de sa jeunesse, bien que seul un Rahel von Vernagen pût trouver là une invitation à « l’amour libre »...

En réalité, Goethe fut ce printemps-là l’un des plus heureux jeunes fiancés qu’on puisse voir et sa poésie, presque absurde à force d’allégresse, en témoigne : Balde seh’ich Riecken wieder, balde, bald’umarm ich sie. Le poète est si épris qu’il trouve charmant d’appeler sa bien-aimée Ricke. Et dans la Chanson de mai, au rythme dansant, il s’exprime sans recherche artistique en des termes aussi simples que les suivants :

 

            O Mädchen, Mädchen

            wie lieb ich dich !

            wie blinkt dein Auge !

            wie liebst du mich 21 !

 

Ceci n’est guère compliqué et aussi éloigné qu’on peut l’imaginer de Théophile Gautier et de Théodore de Banville. Mais ces vers courent en bondissant comme de jeunes cabris sur les collines verdies par le printemps, et les rimes voltigent l’une sur l’autre comme deux papillons dans l’air bleu :

 

            Es dringen Blüten

            aus jedem Zweig

            und tausend Stimmen

            aus dem Gestraüch.

 

            Und Freund’und Wonne

            aus jeder Brust.

            O, Erd, o Sonne,

            o Glück, o Lust !

            O Lieb ! O Liebe

            so golden schön

            wie Morgenwolken

            auf jenem Höhn 22.

 

L’air de mai nous souffle ici au visage, ici le soleil de Pentecôte brille sur les allées nouvellement ratissées et sur les arbres fruitiers en fleurs. Et avec la Pentecôte (le 19 mai 1771) commencent aussi ces cinq longues semaines de séjour à Sesenheim qui devaient être le couronnement et la fin de cette amoureuse idylle.

C’est sur ce fond de jours lumineux, mais aussi dans le cadre de ces arcs-en-ciel éphémères que le vieux poète trace de mémoire le portrait de la fiancée de sa jeunesse : « Frédérique s’habillait à l’Allemande, et le costume national presque abandonné lui allait particulièrement bien. Une jupe à falbalas, courte, blanche, ronde, qui laissait voir jusqu’à la cheville le plus joli petit pied, un corset blanc et juste un tablier de taffetas noir. Elle était ainsi sur la limite entre la paysanne et la demoiselle. À la promenade elle voltigeait çà et là et savait combler les vides qui pouvaient se produire dans la conversation. J’ai déjà signalé la légèreté de ses mouvements, elle était surtout ravissante quand elle courait. Comme le chevreuil semble accomplir sa destinée quand il vole sur les moissons naissantes, elle semblait aussi exprimer sa façon d’être, quand elle s’élançait d’une course légère à travers les prairies pour aller quérir un objet oublié, chercher une chose perdue, rappeler un couple écarté ! »

Ensemble, les deux jeunes gens parcouraient au loin la contrée et visitaient en deçà et au delà du Rhin : Haguenau, Saint-Louis, Philippsbourg, Ortenau.

À ces longues excursions succédèrent de rêveuses promenades au clair de lune. « Cependant les discours de Frédérique n’avaient rien du clair de lune : la transparence de son langage changeait la nuit en jour. » Souvent les amoureux s’asseyaient sur une petite éminence un peu en dehors de Sesenheim, « une jolie place avec des bancs, d’où on avait une vue charmante sur la contrée. Ici, le village et le clocher ; là Drusenheim ; par derrière les îles boisées du Rhin ; en face les montagnes des Vosges et, enfin, la cathédrale de Strasbourg. Une planchette fixée sur l’un des arbres portait l’inscription : « Repos de Frédérique », et je ne songeai point que je fusse peut-être venu pour troubler ce repos. »

« Sur cette paisible place, les deux jeunes gens échangèrent l’embrassement le plus tendre et la plus fidèle assurance d’un ardent amour ! » Et de même que dehors, sur le banc, ils s’asseyaient ensemble dans les stalles de l’église pour entendre le sermon du vieux pasteur Brion.

Telle est la description que nous fait Goethe de l’été de 1771 à Sesenheim, et qui fut écrite quarante ans plus tard. Le propre commentaire qu’il en fit lui-même se trouve conservé dans cinq courtes lettres remplies des impressions du moment, couchées sur le papier, puis expédiées précipitamment, comme Goethe le faisait volontiers quand il s’agissait de lettres pleines d’aveux. Le destinataire est son vieil et paisible ami strasbourgeois Aktuarius Salzmann. La première est datée de Strasbourg, immédiatement avant le début de séjour à Sesenheim.

« Je puis à peine y voir, et pourtant la pendule ne marque que 9 heures. La chère habitude ! Hier soir, promenade sentimentale ; ce matin de bonne heure, chassé du lit par des projets. Ah ! ce paraît être dans ma tête comme dans ma chambre, je ne puis même pas trouver un autre bout de papier que celui-ci, qui est bleu. Mais tout papier est suffisamment bon pour vous dire l’amitié que j’ai pour vous... Adieu jusqu’à ce que je vous revoie. Mon âme n’est point pleinement satisfaite, je suis trop éveillé pour ne pas sentir que je cherche à saisir des ombres. Et cependant, demain à 7 heures, le cheval sera sellé et alors, adieu ! »

Au moment de quitter Strasbourg Goethe a donc éprouvé déjà en quelque sorte le sentiment que les choses n’aillaient pas, qu’il faisait « la chasse aux ombres » ! Ce qu’il entend par là est encore bien vague et ne devient pas beaucoup plus clair dans la lettre suivante. Celle-ci fut écrite le 29 mars, donc dix jours après l’arrivée à Sesenheim, et l’image qu’elle donne de la vie là-bas est moins rayonnante que la peinture de Poésie et Vérité. D’abord la santé de Goethe subit des accrocs ; il se ressentait encore de sa maladie de poitrine et toussait beaucoup. « Rien ne semble non plus très joyeux autour de moi, la petite (c’est-à-dire Frédérique) continue à être tristement malade et tout a l’air d’aller de travers. Pour ne pas parler de ce conscia mens hélas non recti qui me suit partout. »

Il se promène donc avec une mauvaise conscience au milieu de toute la splendeur du printemps. Il prie son ami de lui envoyer une boîte contenant deux livres de sucreries, « peut-être alors verra-t-on des visages moins aigres que ceux auxquels nous avons été habitués ces temps derniers ». Néanmoins il lui paraît quelque peu amusant de raconter : « Le lundi de la Pentecôte, j’ai dansé avec l’aînée de deux heures de l’après-midi jusqu’à minuit, abstraction faite de quelques intermèdes pour manger et boire. » Le bal eut lieu dans le village avoisinant, Reschwoog. « Ce fut comme un orage, j’oubliai la fièvre et depuis cela va mieux. » Mais, pour finir, un profond soupir : « Et pourtant si je pouvais dire que je suis heureux, cela vaudrait mieux que toute autre chose. Qui ose dire que je suis le plus malheureux, dit Edgard ? C’est aussi une consolation, cher homme. Ma tête est montée sur moi comme une girouette quand le temps se met à l’orage et que les vents arrivent de toutes parts. »

La lettre suivante, datée du 5 juin, n’est pas non plus d’un enfant gâté de la fortune. La toux persiste, « et l’on ne vit qu’à moitié quand on ne peut pas prendre sa respiration. » ... « Le monde est si beau, si beau ! Ah ! Si je pouvais en jouir ! » Huit jours après son humeur paraît profondément abattue. « Il pleut dehors et dedans, le triste vent du soir gémit dans le feuillage de la vigne-vierge devant ma fenêtre, et mon anima vagula comme la girouette du clocher, là-haut, tourne, tourne ! C’est ainsi du matin jusqu’au soir. Punctum. Autant que je puisse voir, c’est le premier de cette page. Il est difficile de faire de bonnes périodes et de placer comme il faut le point, les jeunes filles ne mettent ni points ni virgules et il n’y a rien d’étonnant à ce que, peu à peu, je devienne une fille. »

Puis vient la dernière lettre, datée du 19 juin : « Oui, il était bien temps que je vinsse, je veux aussi, mais que peut la volonté contre les visages que je vois autour de moi ? Mon cœur est dans un singulier état et ma santé chancelle, comme d’habitude, dans un monde qui est plus beau que je ne l’ai vu depuis longtemps.

« Le paysage le plus charmant, des gens qui m’aiment, un cercle de bonheur ! Tous les rêves de ton enfance ne sont-ils pas maintenant réalisés ? me demandé-je souvent à moi-même, quand mon regard plonge dans cet horizon de félicités. Ne sont-ce pas les jardins féeriques après lesquels tu soupirais ? »

Ici, le soleil a donc enfin percé, et ceci est la période heureuse dont si longtemps après encore l’image rayonnante demeura présente à l’esprit de Goethe, effaçant de son souvenir tout ce qui avait pu être pénible et sombre. Néanmoins le bonheur n’est pas encore parfait.

« Je sens, cher ami, que ce sont ces jardins féeriques, et je comprends que l’on n’est pas un brin plus heureux parce qu’on atteint le but de ses désirs. L’excédent que nous réserve toujours le sort chaque fois qu’il nous accorde une joie ! Cher ami, beaucoup de courage est nécessaire pour ne pas se laisser abattre... »

Puis Goethe repartit pour Strasbourg, et ne revint à Sesenheim qu’une seule fois pour faire ses adieux. Sur ces adieux, Poésie et Vérité ne contient qu’une ligne et demie : « Lorsque, monté à cheval, je lui tendis la main, elle avait les larmes aux yeux, et je souffrais beaucoup ! » C’est ainsi que bien des fois auparavant elle s’était tenue près de lui pour lui dire adieu avec la ferme conviction de le revoir ; à présent elle sentait que c’était la dernière fois et qu’il ne cherchait plus, comme depuis une année à peine, à consoler par l’espérance du revoir son cœur comblé. Puis elle reçut de Strasbourg ou de Francfort la lettre de rupture qui, en brisant son cœur, la conduisit au bord du tombeau. Tandis que lui, comme il est écrit dans Poésie et Vérité, « se retrouva à peu près lui-même au cours d’un paisible et riant voyage ». On a beaucoup écrit, beaucoup épilogué sur les motifs qui pouvaient alors pousser Goethe à se retirer : la différence de rang, la différence de caractère ont été invoquées. Goethe lui-même nous a fourni l’explication dans le conte de la belle Mélusine. Ce conte parle d’un chevalier qui s’est épris d’une délicieuse jeune fille. La ravissante jeune fille est de race naine et le chevalier ne pourra l’épouser que s’il se résout à devenir aussi petit qu’elle-même. L’amour l’y pousse, et il lui passe au doigt un anneau qui le métamorphose en nain. Mais le chevalier métamorphosé ne peut oublier sa condition antérieure. Il l’a remarqué : « Tout, autour de moi, était complètement approprié à ma taille actuelle. Mais je sentais en moi la grande échelle sur laquelle je fus mesuré, cela me troublait et me rendait malheureux. Je comprenais maintenant pour la première fois ce qu’entendent les philosophes avec leurs idéals dont les hommes disent être si tourmentés. J’avais un idéal, et plusieurs fois je me vis moi-même en rêve comme un géant. » Pour réaliser cet idéal il brise l’anneau en le limant, et il est libre. Telle est la propre explication de Goethe au sujet de ce qui s’était passé à Sesenheim et de la tragédie de Frédérique. Ce jeune homme un peu atteint de la poitrine, toussant, avait un idéal, il fallait qu’il devînt un géant. Or le vieux pasteur Brion, toute la famille de Sesenheim, parents et amis d’alentour, oui Frédérique elle-même enfin, lui semblaient être des nains. Pendant quelque temps il put se rapetisser à leur taille, mais alors l’idéal s’agita de nouveau en lui, la graine et le germe de tout ce qui devait croître en son âme. Et alors fut brisé l’anneau, l’anneau que Frédérique lui avait passé au doigt.

 

 

 

IV

 

 

Je demande au guichet de la gare de Strasbourg : une troisième, Sesenheim. Et je suis presque surpris de recevoir un billet pour Sesenheim, comme pour n’importe quel autre lieu de la terre.

Tandis que je suis emporté vers Sesenheim, et pense à Frédérique, il me semble qu’un voile de mélancolie repose sur la campagne. En effet, maintenant, la journée est positivement grise, un ciel chargé de pluie surplombe la plaine avec ses vergers, ses houblonnières et ses champs de maïs. Très loin, là-bas, à droite, la Forêt Noire s’élève en chaînes bleues.

La pluie ruisselle quand je descends à Sesenheim. La grande rue du village court entre les vergers sans clôtures et entre les maisons particulières, à colombage, avec deux ou trois avant-toits en saillie faisant le tour de la bâtisse, comme dans les pagodes chinoises. Me voici bientôt devant l’église, monument tout battant neuf.

Je sais que l’ancien presbytère est démoli et qu’il n’en reste qu’une grange. Provisoirement, je ne m’en occupe pas.

L’auberge Zum Ochsen ne me tente pas non plus avec son « Musée de Goethe ». La pluie a cessé et, dans le soleil pâle, j’erre entre les jardins remplis d’ancolies, de juliennes et de liserons grimpants aux grandes fleurs rouges. Dans les pommeraies, du linge est étendu pour sécher ; des poules caquettent dans les cours et dans les enclos, tout est comme toujours, tout est comme alors, comme en mai et juin 1771. Et le sentiment fou, désespérant de la vanité de toutes choses m’accable. Goethe fut, et Frédérique fut, tout ce dont les livres m’ont récemment parlé, tout cela fut et ne reviendra jamais, ne peut pas revenir... Goethe et Frédérique ne sont plus assis dans la tonnelle sur la colline. Herder n’est plus couché sur son lit de malade à Strasbourg, lisant à haute voix le Vicaire de Wakefield à ceux qui venaient lui rendre visite ; Aktuarius Salzmann ne hoche plus sa tête de soixante ans sur les lettres de son jeune ami. Tout a été, tout est passé pour toujours ! Oui, certes ! le vieux conseiller privé pouvait bien éclater en sanglots lorsque, dans Poésie et Vérité, il dicta à son secrétaire le chapitre sur Sesenheim.

Par des chemins détrempés je sors de la ville. Partout de hautes houblonnières avec des perches entrecroisées, plus loin les champs où la moisson est en train, puis d’humbles petits bocages. Le soleil perce les nuages, tout devient si doux et souriant, comme Frédérique elle-même. Je m’étends sur le rebord d’un fossé, dans l’herbe parsemée de triolet. Plus loin le gazon s’enfonce, ainsi qu’une route verte, entre deux rangées de houblon dont les vrilles s’agitent légèrement. Devant mes yeux, des fourmis et des coléoptères montent et descendent en rampant sur les hautes tiges des fleurs de plantain ; non loin de moi voici une centaurée rouge, une mouche va et vient en bourdonnant à mon oreille, une cloche qui sonnait depuis quelque temps à Sesenheim se tait, et tout devient si chaud, si pur et si calme !

Je m’en retourne vers la place de l’Église, nouvellement restaurée, aplanie, sablée. Entre deux tilleuls est restée une haute croix de pierre dont l’inscription à demi recouverte est ainsi conçue : Ignatius Klein hat dieses Kreutz machen lassen. 1821. Barbara Eysele et Ursula Eysele requiescant in pace. Cette croix catholique me rappelle qu’au temps de Goethe l’église de Sesenheim servait également aux catholiques et aux luthériens du village. Il y a maintenant une belle église catholique toute neuve. Cette Barbara et cette Ursula Eysele peuvent avoir vécu en 1777, elles peuvent avoir été alors des jeunes filles, elles ont pu ressembler à ces jeunes filles vêtues de noir, que j’ai vues tout à l’heure sortir d’une maison avec un chapelet à la main, se rendant à l’office du soir, tandis que les filles du pasteur Brion et leurs amis strasbourgeois passaient en chantant et habillés de couleurs claires...

Puis je traverse la voie ferrée et gagne le « Repos de Frédérique ». Un petit bois, et au milieu du bois une petite éminence, et sur cette éminente une petite hutte, comme dans une rengaine enfantine. Au-dessus de la nouvelle cabane de sapins se trouve la vieille inscription. On n’a plus aucune vue, les arbres ont poussé partout... Mais voilà sur l’herbe un rayon de soleil doré ; dans le feuillage un léger murmure, un frais arôme arrive des champs tout proches, remplis de fleurs.

Et ici tout devient encore plus vivant pour moi, les soirs de clair de lune où Frédérique parlait aussi sensément que dans le jour clair, les fraîches matinées humides de rosée, avec les joyeux chants de l’alouette... Frédérique était une enfant de lumière et Goethe appartenait alors lui aussi à la lumière... Par la suite il en fut autrement, il se mit à l’école d’Ovide et apprit à confondre le plaisir avec le bonheur. N’aura-t-il donc pas entendu ces matinées de Pentecôte, pures comme la rosée, l’appeler plus d’une fois pour l’éloigner des nuits romaines et des bras de Christiane ?

Comment lisions-nous Goethe dans notre jeunesse ? Méphisto n’était-il point notre héros et non pas Faust ? Ne comprenions-nous pas mieux les Élégies romaines et la Fiancée de Corinthe que les poèmes de Sesenheim ?

Je reviens en ville au musée de Goethe, qui, à proprement parler, devrait plutôt s’appeler musée de Frédérique. Voici des portraits du vieux Brion avec une perruque à marteaux, et de sa femme Magdeleine Salomé qui a un gros nez mais un visage aimable. Voici une photographie de la maison où est née Frédérique, le presbytère de Niederrinden, et voici une reproduction du dessin de Goethe représentant le presbytère de Sesenheim. Voici le portrait bien connu de Frédérique en costume d’Alsacienne, avec les deux grands nœuds noirs sur les cheveux et les deux longues tresses sur le dos, et voici une photographie de son arrière-petite-nièce qui, selon une tradition de famille, ressemble tout à fait à son arrière-grand-tante. La photographie représente une aimable blondine aux doux traits, avec un sourire quelque peu désireux de plaire. Enfin voici le dévidoir de Frédérique, et voici la girouette bosselée en cuivre jaune doré de l’ancienne flèche de l’église, celle que Goethe entendait tourner avec des gémissements par les soirées pluvieuses, et à l’agitation de laquelle il comparait sa propre âme vagabonde : anima vagula... Là-bas, dans l’église, me raconte le gardien du musée, se trouve encore la vieille pfarrstuhl, la stalle où la famille du pasteur prenait place pendant le culte. Je m’y rends, me fais ouvrir la porte de l’église et m’assieds dans la vieille pfarrstuhl. Celle-ci est confortablement disposée, protégée contre les paroissiens par une haute grille, et séparée par une porte basse en deux parties : l’une intérieure et l’autre extérieure. Au fond s’asseyaient Frédérique et sa sœur, la place qui se trouvait au dehors était réservée à Goethe. Là-haut, dans la chaire, sous le rabat-voix brun surmonté d’une colombe en chêne sculpté, le vieux pasteur Brion prêchait la vertu et la philanthropie, comme on le faisait par tout le monde en ces temps idylliques dont le calme précéda la tourmente de la Révolution française.

C’est à la place de Goethe que je suis assis : devant moi s’étalent les vieux livres de cantiques, je les feuillette et trouve ces mots : Komm ! ist die Stimme deiner Braut. C’est, je m’en souviens, le cantique que chantèrent la mère de Goethe et d’autres amies pieuses près du lit de mort de Mlle de Klettenberg... Toutes ces voix qui ont chanté, et qui maintenant se sont tues !

Je ferme le livre et m’appuie en arrière, dans la stalle cintrée. L’église est vide et silencieuse, seule une grosse mouche bourdonne quelque part contre une vitre. Vide, silence, et pas de Frédérique dans la stalle à côté de moi, mais sur ce bois brun sa main s’est posée...

En sortant de l’église je vais par un chemin de traverse au presbytère. Le voilà, tout neuf, couvert de fleurs grimpantes ; écoutons ! Là, derrière les fenêtres ouvertes, des voix et des rires comme aux jours de Goethe !

Je reste au dehors, sur le chemin, et je regarde à l’intérieur par-dessus la grille et prends des notes. Puis j’ai le sentiment que quelqu’un m’observe, et je lève les yeux. Une jeune fille est assise dans l’embrasure de la fenêtre ouverte, au premier étage, et se moque de l’étranger. Elle est en bleu avec le grand nœud alsacien sur sa blonde chevelure. Je salue, elle rougit, mais incline la tête. Et c’est ainsi que je quitte Sesenheim ayant tout de même entrevu Frédérique...

 

 

 

  

WEIMAR

 

« Sie wissen wie simbolisch

mein Dasein ist. »

Goethe, 10 décembre 1777,

à Mme de Stein.

  

 

I

 

 

« Combien je suis heureux de pouvoir ainsi causer avec vous, combien m’est chère la pensée que vous prendrez cette feuille dans votre main. Vous ! cette feuille ! que je touche, qui maintenant, en ce lieu, est encore blanche ! Mon trésor ! Je ne serai donc jamais tout à fait malheureux. Quelques mots seulement encore, je ne tiens plus en place, il faut m’en aller de nouveau. Où ?... – – – J’écris des traits, car j’ai eu une absence et mon esprit s’est envolé, parcourant toute la terre fourmillante d’hommes. Fatal destin qui jamais ne me permet de garder une juste mesure. Ou bien je me cramponne fermement à un point donné, ou bien j’erre aux quatre vents ! Bienheureuse êtes-vous ! Allant radieuse, comme dans une honnête satisfaction, vous secouez chaque soir la poussière de vos pieds et, comme Dieu, vous vous réjouissez de l’accomplissement de l’œuvre de la journée...

« Ici coule le fleuve du Mein. Bergen est situé en face, sur une colline, derrière des champs de blé. En bas, à gauche, se trouve le gris Francfort, avec sa tour difforme, et qui, actuellement, me paraît aussi vide que si on l’avait balayé avec un balai. Là-haut, à droite, le long du fleuve, de coquets petits villages ; devant moi, le jardin et la terrasse qui descendent jusqu’à l’eau. Et ici, sur la table, un mouchoir, puis dessus une cravate. Là, sont suspendues les bottes de la jeune fille (nous devons monter à cheval). Ici une robe est étendue, là est accrochée une montre. Partout traînent des cartons et des couvercles de cartons à chapeaux ; maintenant j’entends sa voix, je peux rester, elle s’habillera dans la pièce à côté. Lili fut surprise de me trouver ici, je leur avais manqué... Elle me demanda à qui j’écrivais, je le lui dis. Adieu, Gustchen ! »

Quand Goethe écrivit cette lettre, il était fiancé à Lili Schönemann, la fille d’un banquier de Francfort, et il était assis dans la maison de campagne des Schönemann à Offenbach. Celle à qui il écrivait était Augusta Stolberg, la sœur de ses amis de jeunesse les comtes de Stolberg, qui séjournait à cette époque en Danemark chez les Bernstoff. Goethe ne l’a jamais vue, mais elle lui a envoyé sa « silhouette », qui le remplit d’enthousiasme. En rêve il va vers elle. « Je traversai l’Allemagne, ne regardant ni à droite, ni à gauche avant que je ne fusse à Copenhague et ne tombasse à vos pieds en m’écriant avec larmes : « Gustgen, est-ce toi ? »

Souvent, la nuit, il reste sur la terrasse, regardant au delà du fleuve vers le Nord, et il songe à elle qui est si loin. Les lettres d’Augusta agissent sur lui comme, dans la Jérusalem délivrée du Tasse, la robe de diamants d’Ubaldo agit sur Rinaldo. Il voit dans ces missives son devoir de rompre avec Armida, et de s’arracher à elle par un acte viril. Mais il a si peu de courage, bin jetzt recht wie ein Mädchen 23, se lamente-t-il.

Armida, c’est Lili.

Sans aucun doute Élisabeth Schönemann serait devenue une conseillère Goethe accomplie. Elle était jusqu’au bout des doigts une femme gracieuse et distinguée. Mais Goethe n’était encore nullement conseiller privé.

Dans un poème dont le ton désespéré a quelque chose de légèrement comique, il décrit le cercle d’adorateurs qui, dans la maison Schönemann, entourait Lili, et où il jouait alors le rôle de l’ours « enchaîné à ses pieds par un fil de soie ». De temps à autre l’ours regimbe, tourne le dos à sa souveraine et se sauve en grognant.

Mais avant longtemps il s’arrête, grogne, parcourt de nouveau un bout de chemin et finalement revient sur ses pas. Une fois déjà durant la période des fiançailles, l’ours a tenté de s’enfuir et de rompre ainsi le fil enchanté par lequel le retient das liebe lose Mädchen. Le voyage du poète en Suisse avec ses amis Stolberg au cours de l’été 1775 est une tentative de ce genre. Mais le fil ne se rompt pas, il est seulement tendu par la distance et le serre plus fort.

Dans le soleil de juin, sur le lac de Zurich, bleu, étincelant, parmi ses gais compagnons de voyage, le regret d’être séparé de Lili l’accable soudain et il se sent solitaire : « Ô mes yeux, pourquoi vous baisser ? Rêves dorés, revenez-vous ? » Et le jour suivant, au sommet des montagnes de Richtenschwyl, il ne peut se réjouir avec les autres. « Chère Lili, si je ne t’aimais pas, quelle volupté je goûterais à ce spectacle ! Et pourtant, Lili, si je ne t’aimais pas, que serait mon bonheur ? »

Il écrit cette strophe et la munit orgueilleusement de sa signature : « Voir, archives privées du poète, lettre L... »

Cependant au bout de trois mois, de nouveau l’ours est couché aux pieds de la Beauté, grognant mais dompté. « Comme l’oiseau qui a rompu le lacet et retourne au bois n’est plus l’oiseau d’autrefois, l’oiseau né libre. Il traîne après lui un bout de fil, il a connu un maître, car l’amour fuit en vain l’amour. »

Et pourtant Goethe sent obscurément, mais fortement qu’il y a en lui quelque chose de profond et de pur qui est son meilleur trésor et qu’un mariage avec une femme qui est avant tout une mondaine pourra exposer à périr. « Il y a aujourd’hui une semaine, Lili était ici, écrit-il d’Offenbach le 17 septembre, à Augusta Stolberg. Ce fut le plus cruel, le plus solennel et le plus doux instant de toute ma vie. À travers des larmes brûlantes, je voyais la lune et le monde entier ; tout ce qui m’environnait était plein d’âme... »

Et, le 19, il dit : « Quelle existence ! Dois-je continuer ainsi ou bien mettre fin à tout cela pour jamais ? Et pourtant, ô bien-aimée, quand je sens qu’au milieu de tout ce néant tant d’écailles se détachent de mon cœur... ma manière de voir le monde devient plus joyeuse, mes relations avec les hommes plus sûres, plus solides, plus larges ; cependant l’intime de moi-même, seul, reste consacré à ce saint amour, dont l’essence est la pureté, et qui peu à peu se dépouille de tout ce qui lui est étranger, jusqu’à ce qu’il devienne aussi pur que l’or filé, alors je laisse aller les choses comme elles peuvent, je me leurre peut-être moi-même et je remercie Dieu. Bonne nuit, adieu. Amen. »

Toutefois Goethe ne laisse pas les choses aller comme elles peuvent. Le jour suivant il échange avec Lili « sept paroles ». Et voici encore cet anneau brisé. Deux jours plus tard, le duc Charles-Auguste arrive à Francfort et invite Goethe à venir à Weimar.

Mais, après le départ de Charles-Auguste, advint cette chose étrange : le carrosse avec lequel le chambellan von Kalb devait prendre Goethe n’arriva point. Goethe a déjà fait ses visites d’adieu, tous le croient parti, et il doit se tenir caché dans la maison paternelle. Vers le soir seulement, il se risque dehors, dissimulé sous un grand manteau, et c’est ainsi qu’un soir, par Weissadlergasse, il suit le court chemin qui mène à la maison Schönemann. Appuyé contre la grille convexe, devant la fenêtre du rez-de-chaussée, il écoute Lili chanter au clavecin la chanson que lui-même a composée pour elle au printemps. Wo du, Engel, bist, ist Lieb und Güte, wo du bist, Natur24. Mais Goethe ne bouge pas. Lili s’est levée, en vain il cherche à découvrir sur le rideau sa silhouette. Et le poète s’enroule un peu plus dans son manteau, puis revient lentement vers la maison, vers la maison où son père bourru le taquine en lui disant qu’on l’a oublié à Weimar, vers la maison où il semble à la mère inquiète que tout est si sombre pour son Hätchelhans, son enfant chéri... Mais peu de temps après Goethe se trouve réellement assis dans le carrosse ducal qui l’emmène à Weimar. Il quitta la ville de ses pères à une heure matinale, « le fils du ferblantier faisait du tapage avec les volets de la boutique et disait bonjour à la fille du voisin ; dans l’aube et la pluie ce salut avait quelque chose de si plein de promesse ! Hélas ! pensais-je, si ce pouvait être moi ? Non, dis-je, il y avait une fois... Celui qui se souvient n’envie personne. Lili, adieu Lili ! pour la seconde fois !... C’en est fait, nous devons jouer séparément nos rôles. Et je ne crains ni pour toi, ni pour moi ! » C’était le 30 octobre 1775. Le 7 novembre Goethe arriva à Weimar.

 

 

 

II

 

 

« Il est dur de devoir, mais c’est par là seulement que l’homme peut montrer ce qu’il vaut au dedans de lui-même. Vivre au hasard, n’importe qui le peut. »

C’est le poète de Werther qui écrit ces lignes. Il les écrit à un pauvre homme plus jeune que lui qu’il soutient, et qui est mécontent des conditions que lui fait Goethe : « das Muss ist hart », il est dur de devoir, d’être obligé. Mais vivre suivant sa fantaisie et son désir n’est pas bien difficile. Certes, il faut croire que Goethe ne prêchait pas ceci à un autre sans en avoir la propre expérience. Ou, pour mieux dire, nous savons qu’il en était ainsi.

On a tant écrit sur la vie intellectuelle à Weimar, sous Charles-Auguste, sur les bacchanales et sur la danse, sur les périlleuses chevauchées et sur la chasse, sur le théâtre et sur les galanteries qu’on a pris l’habitude de voir en Goethe et ses amis uniquement une meute de joyeux compagnons noceurs et bohèmes. Et naïvement, on a représenté Goethe comme le grand modèle de « la morale émancipée », sur les traces duquel croit marcher le Berlinois moderne quand il formule ainsi son programme : Sich ausleben (pour le Parisien, vivre sa vie !)

À tout ceci, la réponse de Goethe est que « vivre sa vie », n’importe quel idiot, n’importe quel prodigue, et n’importe quel anarchiste en est capable. Seul le devoir accompli montre ce que l’on vaut. N’aurait-il point fallu en effet que le silencieux rêveur de Wetzlar changeât beaucoup pour que pût l’attirer une vie de débauche !

Mais, pour bien comprendre la première période du séjour de Goethe à Weimar, il importe de considérer certaines choses. Tout d’abord les grands dons d’à-propos de sa nature pleine de souplesse. Il en fut de lui comme d’Alcibiade qui à Sparte était Spartiate, et qui chez les Perses se montrait le plus efféminé de tous. Ensuite sa faculté de voir dans les hommes plus que ce qu’ils étaient ; en eux, il mettait toujours de lui-même et les trouvait par là intéressants. « Les pensées et les sentiments de tout homme ont quelque chose de magique », écrit-il à cette époque dans son journal. Et enfin il faut noter que la part qu’il prenait aux divertissements bruyants des grossiers courtisans cachait un dessein précis. Bien vite il avait pris en grande affection le tout jeune Charles-Auguste et faisait tout au monde pour ne pas perdre de vue le jeune homme ni le laisser seul au milieu de toutes sortes d’influences mauvaises. Par conséquent, lorsque le duc n’est point là, Goethe se retire volontiers ; « en bas ils sont encore à table, ils fument et bavardent de telle manière que j’entends tout à travers le plancher », écrit-il un soir de décembre 1775, de Waldeck-sur-Iéna. Ses pensées sont d’autres pensées, bien qu’en apparence ses voies soient les mêmes voies. « Lorsque j’arrivai le soir près des montagnes de Fichten, le sentiment de ma vie passée, de mon destin et de mon amour m’envahit brusquement, et j’entonnai en moi-même : « Lili, tu fus il y a si longtemps toute ma joie et tout mon chant, hélas ! tu es à présent toute ma douleur, et tu es encore tout mon chant ! » Il voile la réalité par la poésie et, même au milieu de ses amis de Weimar, Knebel, Einsiedel, Sekendorf et tous les autres, se sent tout proche de l’esprit d’Homère. Dans la missive de Noël au duc – citée plus haut – il dit ainsi : « J’ai fait demander au pasteur s’il ne possède point l’Odyssée, et, s’il ne l’a pas, je la ferai venir d’Iéna, car il est impossible de s’en passer dans ce milieu simple et homérique. Ce matin, comme j’avais justement dormi longtemps, et qu’il ne faisait pas encore clair, quelques vers, à peu près ceux-ci, me vinrent à l’esprit : « Et enveloppés dans leurs peaux de bêtes ils étaient couchés près du foyer ardent ; au-dessus d’eux, à travers la nuit sans fin, sifflait la tempête de pluie, et ils dormirent d’un sommeil rafraîchissant jusqu’à l’aube tardive du matin. »

Mais le temps n’est plus – ou du moins presque plus – où l’âme de Goethe ressemblait à une girouette à la merci de toutes les émotions, une anima vagula... L’idéal qu’il avait exprimé dans sa lettre à Augusta Stolberg d’être « pur comme l’or passé dans le creuset » devient toujours plus clair à ses yeux. À l’âge de trente ans, il écrit dans son journal de Weimar : « Mis en ordre, vérifié mes papiers, brûlé toutes les vieilles dépouilles. Autres temps, autres soucis. Paisible coup d’œil rétrospectif sur la vie, sur les désordres de la jeunesse, l’ardeur, le désir d’apprendre, combien les jeunes errent de tous côtés afin de trouver quelque chose de satisfaisant. Je comprends comment j’ai trouvé plaisir dans le mystère, dans l’obscurité, dans la fiction, comment je n’ai abordé qu’à demi tout ce qui était science, l’abandonnant aussitôt, comment il y avait dans tout ce que j’écrivais alors une espèce d’humble satisfaction de moi-même, combien j’ai eu la vue courte en traitant des choses divines et humaines. Je vois combien j’ai peu fait, écrit et pensé d’efficace, combien de jours j’ai perdus à me plonger dans un sentimentalisme sans but, et dans une passion imaginaire, et combien peu tout cela m’a servi. Et maintenant que s’est écoulée la moitié de mon existence, je n’ai pas encore fait de chemin ; mais je suis là, pareil à celui qui vient de se sauver des eaux et que le soleil commence à sécher. Je ne me sens pas le courage de regarder en face la période que j’ai vécue dans le monde depuis octobre 1775. Dieu veuille me venir en aide et m’accorder sa lumière, en sorte que je ne puisse plus me causer à moi-même tant de tort. Que, du matin au soir, il m’indique ce qu’il est de mon devoir de faire et qu’il me donne la claire notion des conséquences de toutes choses. Afin que je ne sois plus comme ces gens qui se plaignent de maux de tête et emploient des remèdes, mais qui, chaque soir, boivent trop de vin. Que l’idée de ce qui est pur devienne en moi de plus en plus claire et s’étende même aux aliments que je porte à ma bouche. »

On a appelé Goethe « le grand païen », et durant ces années-là il commence à se servir de cette expression en parlant de lui-même : « Nous, païens », dit-il dans une lettre à Lavater.

Mais ce païen n’est pas sans religion ; il a, au fond, la même religion qu’il a toujours eue : une foi inébranlable en la Providence, foi qui de temps à autre s’épanouit dans le sentiment d’être ce que les vieux habitants du Nord appelaient « Lykkemand 25 ».

Il avait de qui tenir, sa mère vivait entièrement dans cette même et ferme confiance en Dieu. Ni la mère ni le fils n’étaient exempts de superstition, et ils se conformaient volontiers aux présages et aux signes. Lorsque, dans sa prime jeunesse, Goethe, malade, se trouvait couché dans la maison paternelle, dame Rath consultait la Bible et trouvait ces paroles de consolation : « Tu planteras de nouveau la vigne sur la montagne de Samarie, tu y planteras et y joueras 26. » Et à un âge fort avancé elle écrit encore à son fils : « Ta lettre du 9 mai m’a rafraîchie et grandement réjouie ; oui, oui, on plante encore la vigne sur la montagne de Samarie, on plante et on joue de la flûte. Aussi souvent que j’entends rapporter quelque chose de bien à ton sujet, toutes les promesses que je garde dans mon cœur deviennent vivantes. Lui tient éternellement ses promesses Alleluia !!! 27 »

À maintes reprises s’exprime chez Goethe cette confiance en un Dieu qui est sa toute particulière Providence. Déjà, au moment où il quitte Francfort pour Weimar, il se sent conduit et soutenu par « un être invisible et bien-aimé », qui a formé le plan de son voyage. Et, lorsqu’en novembre 1777 le duc lui fait présent d’un pavillon sur les bords de l’Ilm, le poète en prend possession avec la prière suivante : « Destin sacré, tu m’as bâti une demeure, et l’as ornée bien au delà de ce que je demandais. J’étais satisfait dans ma pauvreté, sous mon toit à moitié pourri, je te conjurais de pouvoir y rester, mais tu as ôté ce toit de ma tête comme un bonnet de nuit ! Maintenant laisse-moi aussi goûter joyeusement et avec recueillement la pureté. Amen. » Ce premier matin-là, un rayon de soleil glisse sur le papier et Goethe y voit un signe de la complaisance du ciel : « Oui et amen, dit le rayon de soleil du 14 novembre », ajoute-t-il.

Ce sentiment d’avoir conclu un pacte avec quelqu’un de supérieur, que Goldschmidt eût appelé Némésis, continue à poursuivre Goethe : « Vous qui nous guidez, menez toutes choses à bonne fin pour nous », demande-t-il aux puissances, le jour de l’an 1779. Un an plus tard, de nouveau il jette sur son existence un regard en arrière et il écrit : « La vie est si compliquée, les destins si insondables... J’ai fait tant de choses que je préférerais maintenant n’avoir pas faites, mais, s’il n’en avait été ainsi, aurais-je obtenu jamais les biens indispensables ? C’est comme si un génie obscurcissait souvent notre ήγεμονιχον, pour que nous commettions des fautes ΰ notre profit et à celui des autres. »

Ce sentiment d’être soumis à une direction particulière s’exprime presque orgueilleusement dans une lettre que Goethe adressa, pendant son voyage à Harz, à Mme de Stein. Il y est dit : « Dieu agit avec moi, comme dans l’ancien temps avec ses saints, et je ne sais d’où cela peut venir. Si je Lui demande comme signe « que les peaux soient sèches et l’aire humide de rosée 28 », cela se produit, et il en est de même si je Lui demande le contraire. Et par-dessus tout je suis « surmaternellement » (übermütterlich) conduit au but de tous mes désirs. Ce vers à quoi j’aspirais je l’ai atteint... »

 

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« Vous savez combien mon existence est symbolique. Et les dieux s’amusent à glorifier mon humilité ; d’instant en instant je vis dans l’abandon et tous mes espoirs sont réalisés. »

Mais la religion de Goethe n’est pas seulement un joyeux et passif abandon entre les mains qui le conduisent, c’est aussi une active coopération, une aide ajoutée à l’aide de Dieu ! Il n’est pas toujours guidé ; la plupart du temps même il est obligé de lutter. « Nul ne sait, dit-il dans son journal, combien je dois combattre d’ennemis pour accomplir le peu que je fais. Je vous en prie, ne riez pas de mes efforts, de mes luttes et de mes peines, vous, divins témoins ! Contentez-vous de sourire de moi et venez-moi en aide ! » En 1780, après cinq années de séjour à Weimar, le jeune conseiller privé écrit : « Dans le milieu où je vis actuellement je n’éprouve pour ainsi dire aucune difficulté, excepté en moi-même. Mais là j’en ai beaucoup. Les défauts humains sont des vers solitaires, on en arrache un morceau de temps en temps, mais il reste la tête. Je veux néanmoins être le Maître. Nul n’est digne de commander et ne peut commander », conclut l’homme d’État de trente ans, « si ce n’est celui qui se renonce entièrement soi-même. » Il veut non seulement mettre de l’ordre autour de lui, mais aussi et surtout en soi. Il observe que le vin et le café lui sont nuisibles et s’en déshabitue à peu près complètement. Il étudie sa propre vie intérieure pour arriver à bien établir dans quel ordre alternent chez lui les bonnes et les mauvaises dispositions, la bonne et la mauvaise humeur. « Il faut que je démêle suivant quelle révolution je tourne autour de moi-même », dit le journal. Il fixe certains jours pour ranger et mettre de l’ordre, d’autres pour le travail proprement dit.

Et malgré tout la poésie n’est point absente. Bien au contraire. C’est au milieu des rochers que poussent les plus belles fleurs. Durant de courts instants l’envahit le sentiment de la beauté de la vie, les premières heures du matin, les tardives soirées, les nuits étoilées. » Je possède hors des portes de la ville, au bord de l’Ilm, un jardin aimé, de belles prairies, écrit-il à Augusta Stolberg. Là, il y a une vieille maison, que je fais mettre en état... Tout est en fleur, les oiseaux chantent. C’est une sensation délicieuse de se trouver seul à la campagne. Le matin, de bonne heure, c’est si beau. Tout est si calme. J’entends seulement le tic-tac de ma montre, le murmure du vent et du fleuve bouillonnant contre la digue... J’ai dormi longtemps, me suis réveillé vers quatre heures, combien la verdure était exquise pour les yeux encore accablés de sommeil. Et je me rendormis. » Au clair de lune il se baigne dans le fleuve qui coule devant sa maison, rentre en chantant par la prairie et a l’impression d’être entouré par les elfes qui chantent et qui dansent. Et il se couche sur son balcon, dans un coin, et s’endort, enveloppé dans son manteau bleu, malgré les éclairs, le tonnerre et la pluie.

Ceci est la vie de nature proprement dite, telle que Goethe et les frères Stolberg l’avaient comprise dans leur fougueuse jeunesse, telle que maintenant le cercle de Weimar apprend à la sentir et à l’apprécier.

Dans cette vie de nature, Charles-Auguste devint bientôt le disciple docile et admirateur de Goethe. Ensemble ils se baignent la nuit dans l’Ilm. « C’était en quelque sorte faire le plongeon dans la nuit fraîche, écrit le jeune duc en parlant d’un tel bain nocturne. Quand je faisais le premier pas dans l’eau, elle était tellement pure, tellement foncée par la nuit ! Au-dessus des montagnes, derrière le haut Weimar, se levait la pleine lune rougeoyante. C’était si parfaitement calmé. On entendait seulement dans le lointain le cor de chasse de Wedel, et le paisible éloignement faisait que j’entendais peut-être des sons plus purs que ceux qui atteignaient mes oreilles. » Ceci est le style de Goethe et Charles-Auguste se fit construire en face de son ami tant admiré une humble cabane goethéenne, la soi-disant Börkenhauschen, où il demeura des semaines durant.

Cet enthousiasme récent pour la nature s’allie maintenant de façon étrange à Weimar avec la poésie pastorale de l’époque rococo. Comme Marie-Antoinette à Trianon on joue aux paysans, et l’on aspire, comme Faust, « le génie de la terre » dans la solitude des forêts et des gorges. Aux environs de Weimar, entourant les deux résidences d’été, sont aménagés de grands parcs remplis de temples, de statues, de grottes, d’ermitages, de jets d’eau, de bustes, d’obélisques, d’urnes, de monuments.

Goethe, l’homme aux mille ressources, monte le théâtre de la nature, écrit des Divertissements et y prend part comme acteur « dans la vallée de Tiefurt, sur la hauteur de la montagne d’Etter, les beaux Miesels, les belles dames d’honneur de Weimar applaudissaient de leurs bancs de mousse et de gazon... »

Et pourtant il arrive qu’un soir de février, juste comme le printemps commence à s’annoncer, cet homme fortuné, ce favori des dieux et des hommes, se tient debout immobile sur la pente d’Etter et se répète à lui-même :

 

            Ach, ich bin des Treibens müde !

            Wass soll all der Schmerz und Lust ?

                        Süsser Friede,

            Komm, ach komm in meine Brust 29.

 

 

 

III

 

 

« Ah ! si je ne t’avais pas, chère Lotte, je m’en irais par le vaste monde ! » Cette « chère Lotte, » qui retenait Goethe à Weimar, était Charlotte de Stein. L’amour de Goethe pour elle, depuis l’année où il arriva, jusqu’à la fuite en Italie, par laquelle il se dégagea de tous ses liens, est une religion. Elle est pour lui ce que Béatrice était pour Dante et Emilia Viviani pour Shelley, c’est à elle qu’il adresse cette prière : « Accomplis ton œuvre, rends-moi vraiment bon, tu le peux 30 ! »

Tel est le commencement de sa religion ; celle-ci est faite de confiance en une paternelle Providence, une puissance supérieure qui lui veut du bien, et d’amour pour un être idéal pour qui il s’efforce d’être bon et dont la bienveillance, l’approbation et l’estime sont sa récompense. Goethe ne veut pas être à lui-même sa propre loi ; non, sa volonté à elle doit être sa loi, et c’est uniquement en se conformant à cette volonté supérieure qu’il espère devenir un homme autre et meilleur que celui qu’il est actuellement. Si le principe de l’éthique moderne irréligieuse est l’autonomie, – chacun sa propre loi, – et si le caractère distinctif de l’éthique religieuse est l’hétéronomie, – l’obéissance au commandement d’un autre, – alors, durant ces dix ou douze années où le domina Mme de Stein, l’éthique de Goethe est hétéronome et religieuse.

Quand Goethe arriva à Weimar, Charlotte de Stein avait trente-trois ans et par conséquent était de sept ans son aînée. De son union, datant de onze ans, avec le lourdaud grand écuyer de Stein étaient nés sept enfants dont quatre avaient été accompagnés par elle au tombeau. Sur le chemin du retour de Suisse, Goethe avait vu à Strasbourg, chez le médecin de la cour de Hanovre, le docteur Zimmermann, la « silhouette » de Mme de Stein. Avec tout l’intérêt (hérité de Lavater) qu’il portait à l’art de la physionomie, il l’avait étudiée attentivement, puis avait prononcé le jugement que voici sur l’original : « Elle voit le monde tel qu’il est, mais à travers le medium de l’amour. »

Une lettre du même Zimmermann à Lavater commente ainsi la « silhouette » : « Elle a de très grands yeux noirs d’une extrême beauté. Sa voix est douce et timide. Chacun lit au premier coup d’œil sur son visage la sérénité, la douceur, l’affabilité, une vertu passive et distinguée, une sensibilité profonde. Les manières de cour qu’elle possède de façon achevée sont, chez elle, ennoblies par une haute et rare simplicité. Elle est très pieuse, avec de touchantes dispositions à l’enthousiasme. De son allure légère comme le zéphyr et de son habileté de comédienne tu ne conclurais point – ce qui est pourtant vrai – qu’un calme clair de lune et minuit emplissent son cœur de paix divine. Elle a trente ans et quelque, possède de nombreux enfants et a les nerfs délicats. Ses joues sont très rouges, ses cheveux complètement noirs, sa peau et ses yeux pareils à ceux d’une Italienne. »

En dépit de cette apparence méridionale, Mme de Stein descendait, du côté maternel, d’une race de l’extrême Nord. Sa mère était Écossaise, d’une austère famille puritaine. Et ce sang écossais dans les veines de Charlotte, cette froideur d’étrangère, expliquent bien des choses quant aux relations de Goethe avec elle. Ce fut le 6 décembre 1775 qu’il la vit pour la première fois dans la propriété de Stein, à Kochberg ; près de Rudolstadt. Ils devaient débuter ensemble dans une comédie d’amateurs, et la première lettre de Goethe lui fut adressée à cette occasion.

L’année suivante, en janvier, il la traite de « cher ange », de « cher trésor », et lui écrit « tu » comme à Augusta Stolberg et aux autres...

Il est probable que dans cette inclination soudaine entra, pour une plus grande part qu’il n’en avait lui-même conscience, son ancienne « passion pour les ombres ». De nouveau il est in love with love. Rien que le fait de s’appeler Charlotte peut avoir influé, combien ne lui était-il pas doux de pouvoir écrire encore : « chère Lotte ! »

En face de cette brusque passion, l’attitude de Mme de Stein est doucement décourageante. En mars 1776, au cours d’une visite, elle lui interdit de la tutoyer, sur quoi lui, furieux, se lève d’un bond et s’enfuit.

Goethe lui envoie, en avril 1776, le beau poème Warum Gabst du uns die tiefen Blicke, où il proclame qu’elle est celle qui le comprend pleinement, celle qui calme son sang bouillonnant et où il déclare que le lien qui existe entre eux est comme le souvenir de leur union dans une existence antérieure :

 

            Ach du warst in abgelebten Zeiten

            meine Schwester oder meine Frau 31.

 

Comme une sœur, comme une épouse, c’est ainsi qu’il se la représente, et il lui apparaît à elle comme un frère égaré qu’elle veut bien secourir. « Les anges déchus avaient à coup sûr plus d’intelligence que les autres », écrit-elle en parlant de Goethe et de son puissant génie. Elle veut sauver cet ange déchu. Goethe en a conscience et s’abandonne à cette main de femme douce et ferme pourtant. Il compte sur elle comme sur sa Providence : « Tu as raison de faire de moi un saint, lui écrit-il. Toi, je ne puis te rendre sainte, tu es trop sainte pour cela. » Et le jour suivant : « Mon amour pour vous est une perpétuelle résignation. »

Comme auparavant pour Augusta Stolberg, il écrit un journal dans ses lettres à Mme de Stein. Charles-Auguste lui a confié la direction de l’exploitation des mines, et ceci lui fournit l’occasion de nombreux voyages. Il a découvert une contrée montagneuse et boisée où il y a souvent : « je passe ma vie dans des ravins, des grottes, des bois, sous des cascades, chez les gnomes », écrit-il à Herder. Il s’assied volontiers dans une grotte à l’abri d’un énorme bloc de porphyre, dessine, écrit à la bien-aimée lointaine : « Dans la forêt profonde il pleut rudement. Si tu pouvais seulement venir une fois ici sur la hauteur et admirer... »

« Je suis assis sous la pluie derrière un abri de branches de sapin. De toutes les vallées des vapeurs montent à l’assaut des versants couverts de sapins. (N.B. J’ai dessiné ceci pour toi). De la grotte, située sous la pierre d’Hermann, 22 juillet 1776. »

« Pensais-tu à moi comme je pensais à toi ? Non, tu ne le peux. Je vais m’enfoncer dans mon ancien et triste destin de n’être pas aimé quand j’aime. »

En août de la même année, Mme de Stein vient à Ilmenau et Goethe peut réellement la mener là-haut, dans sa grotte. Quelques jours après, quand de nouveau elle est au loin, il lui écrit : « Aujourd’hui je monterai sur la pierre d’Hermann pour dessiner si possible la grotte, j’emporterai aussi le ciseau et le marteau pour graver une inscription (en souvenir de sa visite). Quand je songe qu’elle a été ici, dans ma grotte, que j’ai tenu sa main, tandis que, se baissant, elle traçait une lettre dans la poussière !!! C’est comme dans le monde des esprits, c’est aussi pour moi comme un monde des esprits. Un sentiment privé de sentiment, cher ange... Tes relations avec moi sont si particulièrement saintes que, je le sens bien en cette occasion, cela ne peut s’exprimer par des mots, les hommes ne peuvent le voir ! »

Et quelques semaines plus tard il s’exclame : « Vous me paraissez comme la Madone qui monte au ciel. C’est en vain que celui qui reste en arrière tend vers elle ses bras, c’est en vain que son regard cherche à rencontrer encore une fois le sien, elle est absorbée dans la gloire qui l’entoure et convoite seulement la couronne qui plane au-dessus de sa tête. » Comme une Madonna Assunta Charlotte de Stein plana ainsi durant des années devant le regard de Goethe, « l’Éternel féminin », qui attire « là-haut » vers les pures sphères des ancêtres, comme il est dit dans le second Faust à la fin du grand poème et dans le premier Faust à l’une des premières pages...

Charlotte est maintenant l’intime de son cœur, celle à qui il peut tout dire, « la seule en qui il n’ait pas besoin de déposer quelque chose pour tout trouver en elle ». À elle il ouvre toute son âme inquiète et multiple. À elle il parle des grandes et des petites choses, depuis sa joue enflée jusqu’à Orion « qui était si belle dans le ciel, lorsque, ce soir, nous sommes rentrés à cheval de Tiefurt. »

Il se trouve, à Eisenach, en compagnie de quelques grands seigneurs, et remarque avec ironie que « cinq ducs de Saxe réunis dans une pièce ne créent pas la meilleure des conversations ». À Apolda il travaille à son Iphigénie, mais : « malédiction, écrit-il, le roi de Tauride doit parler, comme si nul tisserand ne souffrait de la famine à Apolda. »

Les années passent, mais le sentiment qu’éprouve Goethe pour cette femme extraordinaire ne devient que plus profond et plus fort. « Quand je suis, en secret, mécontent de moi-même, lui écrit-il après cinq ans d’amitié, alors vous êtes le serpent d’airain vers lequel je lève les yeux et qui me guérit de mes fautes et de mes erreurs. »

De nouveau il rôde par les montagnes environnant Ilmenau, il visite la cabane de chasse où Charles-Auguste et lui ont si souvent passé la nuit, d’un coup d’œil il embrasse les crêtes de montagnes et l’océan de cimes d’arbres de la Thuringe. Et il écrit au crayon sur la cloison de la cabane ce paisible cantique du soir aussi clair que le chant du merle au coucher du soleil : Über allen Gipfeln 32...

Par les sentiers connus, pleins de mousse, il se rend alors à la grotte, au-dessous de la pierre d’Hermann. « J’ai embrassé l’S qui est encore aussi frais que s’il datait d’hier, écrit-il, et comme pour me répondre le porphyre exhalait vers moi son odeur terreuse. J’ai prié le Dieu qui m’a conduit si loin et m’a transformé de telle sorte, mais qui m’a conservé votre amour et ces rochers, je l’ai prié de continuer à me rendre plus digne de son amour et du vôtre. »... « Bonsoir, trésor ! dit-il dans une autre lettre, je voudrais être purifié dans un triple feu pour devenir digne de votre amour. » Puis, à une autre occasion, il termine ainsi de façon touchante : « Lorsque nous avancions à cheval vers les fenêtres éclairées je songeais : si seulement c’était elle qui pouvait être notre hôtesse ! »

De mille manières il lui raconte comment son amour pour elle est une force qui l’ennoblit et le transforme. Le palais ducal de Gotha s’appelait Grimmenstein, mais, ayant été démoli, il fut rebâti sous le nom de Friedenstein. « Fais-moi du bien, change-moi de Grimmenstein en Friedenstein », lui crie-t-il.

Autour de sa main il noue un ruban dont elle lui a fait cadeau, comme un Juif orthodoxe son cordon de prière. « Les Juifs ont des cordons avec quoi ils s’entourent les bras pendant la prière ; ainsi je mets autour de mon bras ton précieux ruban lorsque je t’adresse ma prière et désire participer à ta bonté, à ta sagesse, à ta modération et à ta patience. Je tombe à tes pieds et te supplie, achève ton œuvre, rends-moi vraiment bon ! Tu le peux ! – C’est pourquoi je te rends grâces tous les jours, ô bien-aimée, de ce que je suis devenu tien, et de ce que tu m’as guidé vers tout ce qui est juste. »

Au septième anniversaire de son arrivée à Weimar, il émet ce vœu : « Ah ! si je pouvais donc aujourd’hui commencer une nouvelle période de ma vie et si je pouvais dans cette vie-là te devenir sans cesse plus agréable ! »

Voici ce que les anciens mystiques appelaient transformatio amoris : nous nous transformons en ce que nous aimons. L’amour de Goethe pour Charlotte de Stein changea celui qui écrivit Werther et Faust le barbare, l’éternel proscrit, en celui qui composa Iphigénie et Le Tasse. Alors, avec tout le pathos de la religiosité, il confesse lui aussi devant son autel : « Ni la vie, ni la mort, ni la poésie, ni l’étude ne pourront me séparer de toi. » La paix qu’il implorait est venue et emplit son cœur.

Dans le grand poème de 1783, Ilmenau, le poète reconnaît lui-même le changement qui s’est opéré en lui. Jadis « il prêchait la liberté sans contrainte », maintenant il s’incline devant le droit de la société de poser des bornes à la liberté individuelle. Seul l’égoïste peut vivre en parfaite liberté :

 

            Der kann sich manchen Wunsch gewähren

            der kalt sich selbst und seinem Willen lebt ;

            allein wer andre wohl zu leiten strebt,

            muss fähig sein, viel zu entbehren.

 

De propos délibéré Goethe relève précisément le mot qui déplaisait le plus à sa frémissante jeunesse : se renoncer. Entbehren sollst du, sollst entbehren, s’était écrié Faust avec dépit. « Je ne connais rien de plus misérable que cette expression : se contenter », a dit un poète danois, complètement imprégné de l’esprit de Faust.

Guidé par Lotte de Stein, Goethe trouva justement dans cette parole toute la caractéristique du courage et le signe distinctif de l’amour. « Il reste pourtant éternellement vrai que : se restreindre, n’avoir besoin que d’une seule chose, d’un petit nombre de choses, et alors les aimer vraiment, s’y attacher, les tourner et les retourner dans tous les sens, s’unir pleinement à elles, cela fait de quelqu’un un poète, un artiste, un homme ! »

 

 

 

IV

 

 

Il a plu depuis Francfort et en traversant la Hesse et la Thuringe. Maintenant le jour baisse, et, comme il arrive souvent, le vent souffle un peu. Le ciel s’éclaire, et tout le long du lointain horizon les nuages s’étendent comme une chaîne des Alpes avec des cimes neigeuses embrasées par le soleil.

Je me rappelle le récit de Heine sur son audience chez le grand Goethe ; lorsque enfin il se trouva devant la face de l’Olympien, il ne sut rien dire que ceci : « – Il pousse de savoureuses prunes le long de la route d’Iéna à Weimar. »

Mais j’approche moi aussi de Weimar. En peu de temps j’ai trouvé une chambre, et encore dans l’ancienne auberge, « Au Cygne blanc », tout à côté de la maison de Goethe sur la Frauenplan. Bien entendu sont peints sur la maison quelques « mots de Goethe », quelques lignes d’une lettre du vieux Maître à Zelter : « Le cygne blanc déploie ses ailes pour te recevoir. » Le cygne blanc déploie aussi ses ailes sur ma modeste valise et sur ma personne tout autre qu’olympienne. Cependant j’ai la chambre où Zelter a demeuré. Il s’y trouve encore une table à ouvrage près de laquelle le musicien berlinois s’est peut-être assis pour recoudre de sa propre main un bouton à son pantalon. Les hommes célèbres s’aidaient alors de leur mieux... Je soupçonne d’ailleurs que Zelter a habité toutes les chambres du « Cygne blanc » et dans toutes aura réparé son pantalon...

Je sors un peu avant qu’il ne fasse complètement nuit, pour apercevoir au moins Weimar. La maison de Goethe est tout à fait voisine de mon hôtel ; ce long bâtiment d’un jaune foncé ne produit sur moi aucune impression particulière. Cela viendra ensuite. Maintenant j’avance plus loin à travers la ville : « Schillerstrasse » est la rue principale, on s’y promène sur de larges trottoirs sous de grands arbres, les feuilles jaunies sont foulées au pied dans la boue, les gens entrent et sortent des boutiques puissamment éclairées, des étudiants font la cour à des jeunes filles ; sous la couronne des arbres pénètre la clarté mystérieusement défaillante et mêlée du jour qui décline et des lampes électriques récemment allumées. À un tournant de la rue, une fontaine ruisselle ; à l’angle est placé un banc en demi-cercle peint en blanc, qui luit dans le crépuscule. Des femmes passent devant, portant leurs nourrissons dans des foulards contre leur poitrine, comme on en voit sur les gravures qui représentent des sauvages de l’Afrique...

Le lendemain matin, le soleil brille et je vais au château et au parc attenant. J’atteins la « Maison romaine », la résidence d’été de Charles-Auguste. Sur le devant le bas-relief du fronton tombe en poussière ; de l’autre côté, les fresques sont décolorées. Derrière la maison s’élèvent d’humides rochers de tuf entre lesquels descendent des marches ; ceci peut rappeler à un ancien touriste de Rome les ravins et les gorges de Tivoli. Tout à fait en bas se trouve gravée l’invocation de Goethe aux Nymphes de l’endroit : le poète les conjure d’inspirer le cœur désolé et d’instruire l’indécis, « car les dieux vous ont donné ce qu’ils ont refusé aux hommes : le pouvoir de secourir et de consoler chacun de ceux qui se confient en vous et comptent sur vous ! »

 

            Denn euch gaben die Götter, was sie den menschen versagten !

            Jeden, der euch vertraut, hilfreich und tröstlich zu sein...

 

Je m’assieds un peu plus loin et médite ces paroles du poète. Pensait-il ce qu’il disait, le vieux Maître ? Certainement. Il était l’homme le plus loyal. Tandis que souvent, dans ses lettres, Schiller fait preuve de dons diplomatiques pour éviter de choquer ou de blesser, ce n’est jamais le cas pour Goethe le courtisan... Et il en est de sa poésie comme de sa correspondance. Oui, toute sa poésie n’est que l’expression de la vérité, contrairement à la notion qu’on se forme généralement du poète. Il pensait ce qu’il disait. Et je comprends bien ce qu’il voulait dire dans son invocation aux « bienfaisantes nymphes », qui habitaient parmi les arbres et les rochers. Quand il écrivit ces vers, Goethe avait derrière lui sa jeunesse passionnée et mouvementée. Il avait été saisi profondément par la religion et avait ensuite abandonné le christianisme : « Je suis un non-chrétien avéré, écrivit-il après cette crise à Lavater, mais, ajoutait-il, je ne suis pas un antichrétien. » La manière de voir de Goethe devint la suivante : se tirer d’affaire avec les dons naturels et humains, sans le secours d’une révélation, mais aussi sans les contraintes qu’impose la révélation. L’aversion déterminée de son âge viril pour le gothique se rattache précisément à ceci : les cathédrales pour lesquelles il s’enthousiasmait à vingt-deux ans lui paraissent maintenant exagérées. Tout son amour va désormais aux formes simples et facilement intelligibles des temples grecs. C’est la même netteté facile à saisir qu’il cherche au point de vue religieux, et qu’il croit avoir trouvée dans l’Hellade et la Rome païenne. Or toute la consolation que peut offrir une telle religion se trouve chez les Nymphes, au milieu des rochers et des arbres. Il n’y a point d’autre consolation.

« Den gebildeten Jungling, den werdenden Mann, entriss die Parze », dit l’inscription de la stèle funéraire que la désolée Anne-Amélie fit ériger dans le parc, près de Tiefurt, à la mémoire de son second fils, mort prématurément. Au-dessus de nous tous plane l’impitoyable Parque, puis il y a les bienveillantes Nymphes qui veulent bien secourir et consoler... mais le peuvent-elles ?

 

 

 

V

 

 

« Dans la vallée de Tiefurt, sur les hauteurs de la montagne d’Etter... » À une heure matinale, je me trouve assis sur la montagne d’Etter et regarde, en bas, Weimar. Sur un banc, sous un grand peuplier...

On lit sur le dossier du banc : « Repos de Herder. » C’était donc ici que se reposait Herder, le poète, l’amoureux de la littérature, le penseur, grâce à l’appui de Goethe, surintendant du duché de Saxe-Weimar et prédicateur de la Cour...

Mais je vais plus loin en montant à travers la forêt. La matinée qui paraissait brumeuse devient claire comme le soleil. C’est une forêt de sapins, de mélèzes, de bouleaux, les arbres qui bordent le chemin sont dorés. Dans une clairière il y a des champs de blé moissonnés, les chaumes étincellent au soleil comme des pointes d’or.

Je poursuis mon chemin à travers la forêt baignée de fraîcheur matinale. Le silence me pénètre comme l’air du matin et autour de moi s’étend la forêt, si solennelle, si immobile. Les écureuils roux se faufilent du haut en bas des troncs, un ramier bleu prend son vol et disparaît dans les taillis, un oiseau pépie faiblement et solitairement. Et, pour me reposer, je m’étends un moment au pied d’un des plus hauts mélèzes, dans la mousse épaisse et sur un tapis d’herbe drue et de délicates feuilles de fraisiers sauvages, finement découpées. Je suis tout à fait paisiblement étendu, et j’écoute les voix de la forêt et de la terre. Une araignée passe sur ma main, c’est une toute petite chose, tachetée de jaune qui enchevêtre ses pattes dans les poils de mon poignet et qui se trouve dans un horrible embarras jusqu’à ce que je l’aide à s’enfuir... Si maintenant je l’avais écrasée sans y réfléchir ou volontairement ? Tant de choses et tant de gens sont écrasés sur cette terre fourmillante... Je lisais en prenant mon café du matin qu’un train s’était précipité dans un ravin entre Grasse et Cannes ; vingt, trente voyageurs broyés, mutilés, carbonisés ou étouffés dans la vase profonde...

Ils furent écrasés et, après qu’ils eurent été écrasés, qu’advint-il ? Où va l’araignée après que je l’ai coupée en deux ? Sa sensibilité, sa vie sont effacées, éteintes. Ne pourrait-il pas en être de même pour nous, pour Herder, pour Goethe, pour moi ? Là, devant moi, un petit sentier vert court à travers la forêt, au milieu des herbes fanées de l’été, parmi les troncs élancés, et disparaît dans le fouillis des sapins. Autour de moi il y a de l’ombre et il fait frais. Un peu plus loin, dans un rai de soleil, de hautes herbes blondes montent en graines et s’inclinent doucement sous un vent que je ne puis sentir.

Et tout ceci est tellement immobile, tellement invariable, tellement éternel... J’étais étendu sous un même arbre, je respirais cet air pur et doux quand j’étais un jeune homme de dix-sept ans. Rien n’a changé, tout est toujours pareil. Moi seul j’ai changé. Ce que j’ai sous les yeux, c’est la montagne d’Etter, c’est Weimar, ce ne sont ni les collines herbeuses ni Svendborg. Mes sœurs ne s’avancent pas à ma rencontre par le vert sentier, portant des bouquets de chèvrefeuille, de fusains et de feuillages mélangés. Mère n’est point assise pour nous attendre près de la maison des gardes sur les remparts verdoyants. Il y a déjà longtemps que nous l’avons mise au lieu du repos sous le tertre de vigne vierge, à côté de sa fille bien-aimée. Et nous qui restâmes derrière elle, récemment nous sortîmes de la pièce où notre père venait de mourir, nous tournâmes la clé de la chambre mortuaire et nous restâmes un moment là, debout, nous regardant les uns les autres et comprenant que maintenant nous étions seuls ; que maintenant nous étions les plus âgés, les vieux ; que maintenant c’était notre tour et qu’il n’y avait plus personne qui dût mourir avant nous. La tombe nous attend et de nouveaux enfants vivent, comme chaque été l’herbe de la forêt frissonne au vent... Ô Dieu, j’entends le solennel murmure des cimes des arbres, pareil au bruit des vagues qui viennent battre le rocher, des vagues désolées et impitoyables de l’éternité qui me rejettent comme un coquillage vide sur le rivage de la mort ! Seigneur ! la forêt que tu as créée ne parle pas d’une vie éternelle !...La montagne et la forêt s’appellent Etterberg, le château ducal et le village avoisinant s’appellent Etterburg.

Il est déjà tard dans la matinée quand je sors de la forêt, et après, l’ombre humide, le soleil me paraît chaud et fort. Les peupliers étincellent dans la lumière. Des frênes et des chênes vigoureux dressent leurs puissantes couronnes contre le ciel d’automne d’un bleu profond. Le long des chemins, voici des pruniers bleuis par les fruits. Tous peuvent manger à cette table richement servie. Les prunes tombées gisent dans la poussière et dans l’herbe où elles pourrissent.

Je pénètre dans le parc du château d’Etterburg. Bientôt je me trouve en face d’une vallée idéalement belle, environnée de chênes puissants, comme s’ils avaient été créés pour un décor de théâtre en plein air. Un énorme bouleau, dont le feuillage tacheté d’or touche presque le sol, forme la toile de fond entre les deux hautes coulisses de chêne. Était-ce ici que se réunissaient les joyeux comédiens, Goethe, Charles-Auguste, la charmante Corona Schröter, « et ton nom même est pour toi une couronne de plus », chantait Goethe en parlant d’elle ; la belle baronne Jeannette de Werthen et la passionnée Émilie de Werthern qui finit par s’enfuir en Afrique avec un de ses adorateurs ; la sentimentale Mme de Schardt et la gaie petite Mlle de Göschausen ? Était-ce ici que de « douces et belles âmes » avaient été charmées « par la verdure de l’herbe et les cascades argentées, par le chant des oiseaux et les gros coups de tonnerre », comme il est dit dans le poème de la mort de Mieding ? En tout cas maintenant c’est ici bien vide et bien désert. Trop vide et trop désert. Au-dessus de moi roucoule un geai, un écureuil monte et descend le long des troncs en courant avec ardeur, chacun remplit sa fonction. Peut-être les Nymphes et les Dryades parlaient-elles véritablement aux Grecs et aux Romains, peut-être parlaient-elles encore à Goethe, bien que je ne le croie guère. Quoi qu’il en soit, elles se taisent à présent. Pour nous, hommes de nos jours, ne résonne dans les vertes solitudes aucune parole intelligible. Nous ne comprenons pas la nature et elle ne se soucie point de nous. Natur ist dumpf und kann dein Leid nicht fassen 33, disait quelqu’un qui le savait : Nicolas Lenau. La nature est bonne pour les écureuils et les geais, et renvoie l’homme à l’homme.

Je quitte Etterburg et, dans l’après-midi du même jour, je me rends à Tiefurt. Je visite le si modeste petit château où la duchesse douairière Anne-Amélie « se faisait paysanne » et où elle réunissait les beaux esprits : Wieland, Musäus, Knebel, Herder et Goethe. À l’entour du petit château s’étend un grand et beau parc. L’Ilm le traverse, murmurante et verte ; au delà des larges pelouses s’élèvent de beaux arbres disséminés et quelques bouquets d’arbres, comme dans un paysage anglais. On passe ici devant un temple grec, rond, où une statue de femme appuyée sur une colonne scrute tristement l’horizon devant elle. Iphigénie en Tauride ? Là est assis un Amour qui, avec le bout de sa flèche, donne à manger à un rossignol pris au piège. Là-bas, je découvre le cénotaphe élevé au-dessus du fils défunt de Anne-Amélie, avec ces trois lignes saisissantes inscrites sur la pierre :

 

            Den gebildeten Jüngling,

            den werdenden Mann

            entriss die Parze 34.

 

« La Parque l’a ravi. » De même qu’hier ces mots d’un cœur de mère au désespoir continuent à me poursuivre sur le chemin. Le fleuve de l’Ilm coule le long du sentier, murmurant et ruisselant comme le ruisseau d’un bois, en Danemark, au soleil il étincelle et devient obscur à l’ombre de la colline. Je reste là debout, considérant les eaux murmurantes. Un peu plus loin elles sont vertes et, là où elles reflètent le feuillage doré par le soleil, brillent comme l’émeraude, mais juste devant moi le fleuve coule sale et foncé comme il l’est en réalité ; au soleil il paraît gris et ses eaux sentent mauvais... Mais que chuchotent-elles encore les vilaines eaux noirâtres : « Pauvre homme », murmurent-elles, « pauvre présomptueux éphémère, que nous chantes-tu de la vie éternelle, tu es sans nulle importance pour le grand tout, tu n’es ni plus ni moins que l’araignée que tu écrases entre tes doigts, avec indifférence sans y réfléchir, et sans t’en repentir si tu le fais volontairement. Ceci n’a aucune importance et tu n’as aucune responsabilité... Quelle responsabilité peuvent avoir les vagues d’un fleuve ? Une seule chose est nécessaire, éviter l’amertume, savourer la douceur, rendre douce et enivrante jusqu’à l’amertume... Et, si tu ne peux plus la supporter, alors il y a la porte noire qui conduit au doux néant, « la mort libre », comme on dit maintenant, et non pas le suicide... « La Parque l’a ravi. »

Goethe écrit quelque part à Lavater : je prétends aussi être de la même substance que la vérité, « c’est-à-dire de la Vérité des cinq sens ". Or il n’est pas prudent de mépriser la vérité des cinq sens, de même qu’il n’est prudent de mépriser aucune vérité. Mais la vérité des cinq sens, le témoignage direct de l’observation de la nature humaine et du monde conduit précisément à cette conclusion : que tout passe, que rien ne dure, que seul le type est éternel, comme le rayon de soleil au-dessus du fleuve, et que l’individu ne fait que traverser comme une simple vague qui est emportée de l’autre côté et disparaît dans les ténèbres... Mais la vérité des cinq sens est-elle la vérité totale, ou bien existe-t-il une vérité supérieure à cette vérité-là ?

Lorsque je fis ma malle pour entreprendre ce voyage en Allemagne, je ne pris avec moi que peu de livres. Il y eut pourtant un petit volume que je glissai dans ma poche, un petit livre français : les Souvenirs du Père Gratry.

Gratry, le futur prêtre et philosophe catholique, entra dans la vie comme un non-chrétien avéré : « Je n’avais, dit-il, aucune religion, etc. »

Dans le livre que, devenu vieux, il écrivit et que je tiens entre mes mains ici, à Weimar, dans l’auberge « Au Cygne blanc », je lis justement à présent comment il découvrit cette Vérité intrinsèque, cachée derrière le témoignage des cinq sens. Il comprit que pour saisir cette Vérité fondamentale il fallait s’y soumettre. Que, à franchement parler, il fallait vouloir être bon, vouloir être ce que la conscience nous exhorte doucement à devenir, ce que l’on sent secrètement être au fond le but de l’existence. Cette Vérité suprême est donc une loi, et une loi en conflit avec ma propre loi, avec moi-même. Je préférerais peut-être ne pas reconnaître cette loi qui d’ailleurs ne s’impose pas par force. Elle reste cachée aux cinq sens et ne se révèle qu’à l’abnégation. C’est par la soumission que je puis la comprendre et ma connaissance est une foi. Si je ne consens plus à suivre la loi, cette Vérité intime s’évanouit tout entière comme par enchantement, de même que les elfes des vieilles légendes, et il ne reste plus que le monde des cinq sens...

Goethe ne se hasarda point jusqu’à une révolution spirituelle. Il s’en tint à la vénération de l’existence, au profond respect du mystère, au grand émerveillement... « L’existence est Dieu », écrit-il à l’âge de trente-cinq ans, dans une lettre où il s’avoue panthéiste, spinoziste. Mais le profond respect, la vénération, le grand émerveillement ne suffisent pas pour constituer une religion solide. L’âme du poète, même la plus pure, peut en fin de compte se lasser de rester debout, là-bas sous les étoiles, en train de s’émerveiller ; on peut aussi se divertir chez soi, d’une autre manière. Et puis on abandonne ensuite à elles-mêmes la grotte et la forêt et on adresse une lettre de séparation à Béatrice. S’il n’existe aucune autre Vérité que celle des cinq sens, Omar Khayyâm est favorablement accueilli, même par les meilleurs. Si Faust ne devient chrétien, Méphisto s’empare de lui. Voilà comment il se fait que le pieux Lavater, jadis aux yeux de Goethe « la fleur de l’humanité », dut finalement se contenter du sobriquet de « prophète ».

« Sous son existence à lui aussi j’ai mis un gros trait de plume et je sais maintenant ce qui me reste de lui pour solde », écrit Goethe à Mme de Stein, au début de l’été 1786. Quelques années encore et son existence à elle fut également biffée.

Goethe rentre d’Italie comme un « païen » achevé et la Madone planant vers le ciel est remplacée par « le petit Erotikon ».

 

 

 

VI

 

 

Il y a un portrait de W. Friedrich, très connu, Goethe sur le Gickelhahn, près d’Ilmenau ! On voit le vieux poète assis sur un banc, devant la cabane de chasse, là-haut sur la montagne ; il a les cheveux blancs, les mains croisées et regarde fixement devant lui. Un demi-siècle auparavant, un jour de septembre, il avait écrit sur le mur intérieur de la cabane les vers immortels : Über allen Gipfeln35.

Maintenant, au jour anniversaire de ses quatre-vingt-deux ans, l’octogénaire a revu le poème du jeune homme de trente ans. Toute une longue vie s’était écoulée depuis lors, et beaucoup étaient allés se reposer : Frédérique Brion et Charlotte Kestner, Catherine Schönkopf de Leipzig et Lili Schönemann de Francfort, Mme de Stein et Christiane Vulpius, son épouse légitime durant les dix dernières années de sa vie, et puis tout récemment aussi l’ami de sa jeunesse, son fidèle seigneur, le duc Charles-Auguste. Dans l’ossuaire de Weimar, Goethe s’était arrêté, tenant dans sa main le crâne de Schiller, et il avait considéré les orbites vides, d’où avaient rayonné jadis l’âme du poète par les deux yeux vivants et lumineux. Il avait survécu à tout et à tous, et ses vieilles lèvres tremblantes pouvaient bien répéter : Warte nur, balde ruhest du dich auch36 !

Stieler, qui fit le portrait de Goethe pour le roi Louis de Bavière, a cru lire sur le visage du vieillard le même sentiment de douleur de vivre. À Weimar on protesta contre cette très belle expression du portrait et on la déclara « antigoethéenne ». Nous avons dans son journal le propre témoignage du poète sur cette visite au Gickelhahn. Ce n’est d’ailleurs point le jour même de son anniversaire, mais la veille que fut entrepris le pèlerinage. Et après quelques observations astronomiques et une remarque sur le temps, Goethe note dans son journal ce qui suit : « Levé de grand matin, à 4 heures et demie. Déjeuné avec les enfants (c’est-à-dire ses petits-fils, Wolgfang et Walter). Visite du trésorier Mahr. Friedrich (le serviteur) alla se promener avec les enfants à travers les montagnes et sur le Gickelhahn. Je m’y rendis aussi en voiture avec M. Mahr. On découvrit la vieille inscription : « Über allen Gipfeln, etc., 7 septembre 1783. » Visité la maison Gabelsbascher. Admiré la grand-route que nous suivîmes jusqu’à « Uhranen ». Nous fûmes de retour à 2 heures... Je lus la littérature allemande ancienne de Herzog et la traduction de Lucrèce par Knebel. Contraste on ne peut plus étrange ! »

Par ces brèves notes on voit que le directeur de l’administration des ponts et chaussées du duché, le conseiller privé von Goethe, put prendre à la promenade autant d’intérêt que le poète. La maison Gabelsbascher existe encore comme restaurant dans la forêt. Uhranen est probablement un hôtel, néanmoins pas celui de Goethe, car il habitait au « Lion », dans la rue des Tilleuls.

Depuis longtemps le vieux poète avait appris à combattre et à dominer chacune des velléités qui menaçaient de l’accabler ; et une telle attitude raide et tendue était inévitable, nécessaire. Oui, il avait « pris son parti » (pour parler comme Paludan Muller), et c’était de rester sur le terrain des cinq sens. « La perspective des choses d’en haut est barrée. Insensé celui qui tourne ses regards de ce côté et s’imagine qu’il y existe des êtres pareils à ceux qu’il connaît. » Le vieux Goethe sort de la vie avec cette sagesse amère et prosaïque comme avec les lèvres fortement serrées. Mais pratiquement, pour l’individu, le précepte de cette sagesse est : « Endurcis-toi ! » Le poète et le philosophe déjà vieux produisait sur tous une impression de dureté, de froideur : « l’Olympien ». Il était froid et dur comme un des moulages de plâtre dont sa demeure de Frauenplan, à Weimar, était remplie, un moulage de celui qui, autrefois, avait été le vivant Goethe. Avec cette profonde honnêteté et loyauté qui fut sa caractéristique du commencement à la fin, il fit aboutir jusqu’à ses dernières conséquences son opinion sur la vie. Si l’existence est réellement la Méduse que nous montrent nos cinq sens, eh bien ! soit ! nous fixerons alors son hideux visage et nous serons par là changés en pierre ! « Vous savez combien mon existence est symbolique », avait-il écrit dans sa jeunesse à Mme de Stein. Le Goethe pétrifié nous paraît être l’ouvrage du naturalisme pur, le symbole de ce en quoi la Vérité des cinq sens peut changer l’un des cœurs les plus chauds et les plus riches de l’humanité...

Je suis assis, un matin de septembre, sur le banc, devant la cabane de Goethe sur le Gickelhahn. Ce n’est plus la cabane primitive, celle-ci brûla en 1870 et celle qui s’élève à présent au même endroit n’en est qu’une fidèle copie. Avec la cabane brûla aussi le poème de Goethe écrit au crayon sur le mur. Par bonheur on en avait une photographie qui est maintenant accrochée, sous verre, à l’intérieur. La cabane de chasse tout entière se compose uniquement de deux pièces, une en haut et une en bas. Du banc où je suis assis la perspective, entre les sorbiers et les sapins, s’étend sur le vaste pays montagneux. Crête derrière crête, les montagnes s’estompent dans un bleuissement de plus en plus dense, sous le pesant brouillard gris-blanc et le ciel nuageux. Puis, par d’humides chemins forestiers, je me rends à la pierre d’Hermann, là où Goethe avait sa grotte. Avec ses parois escarpées, sa végétation de sapins morts et cassés, l’énorme bloc de porphyre détaché de la montagne semble avoir été dessiné par Dürer. Longtemps j’erre à ses pieds dans les profondeurs boisées, partout il y a de si épais tapis de mousse et d’herbe fine, perlés par la pluie nocturne. Et cela embaume l’automne. Enfin je découvre la grotte. Un escalier en zigzag muni d’un peu solide garde-fou de branchages y accède. Elle est assez basse, il faut que je me courbe pour y pénétrer, et ce n’est qu’en sa partie intérieure, qui se prolonge un bout dans la montagne, que l’on peut se redresser. Par l’ouverture de la grotte on voit au dehors comme par une fenêtre ovale ; sur les bords, des herbes et des feuilles se dessinent élégamment et joliment dans atmosphère plus lumineuse. Juste en face de moi il y a un grand sapin aux branches pendantes ; par derrière luisent quelques feuillages d’un jaune rouge, puis un autre grand sapin, et plus loin, là-bas, une crête de montagne, dentelée par des sapins qui se détachent sur le ciel gris. Au dehors la forêt murmure puissamment et sans trêve, enflant la voix, puis s’apaisant.

Goethe s’est donc assis là comme moi aujourd’hui et il a entendu le mugissement du dehors, il a entendu « cingler la pluie dans la forêt profonde », et il a essayé de dessiner ce qu’il voyait pour Mme de Stein. Ici, comme moi, il s’est assis et, avec ses grands yeux lumineux, il a vu au dehors les branches s’agiter au vent, il a vu là-haut se détacher contre le ciel gris la crête dentelée par les sapins, il a senti l’existence l’accabler, et cette prière s’est échappée de ses lèvres :

 

            Ô Esprit supérieur qui me donnas toujours tout ce que je demandai, ce n’est pas en vain

            que tu as fait luire sur moi ta face de flamme !

            Tu me donnas la nature pour empire,

            et tu m’amenas toutes tes créatures

            et m’appris à connaître mes frères

            dans l’air, dans l’eau et dans les bosquets silencieux.

            Mais quand gémit la tempête, la forêt gémit et se rompt,

            tu me conduis alors jusqu’à l’abri de la caverne.

            Et tu me montres mon âme,

            et l’étonnement que recèle le plus profond de mon cœur

            jusqu’au moment où la lune se lève, pure, calme,

            apportant la paix, et où les figures du passé,

            étincelantes comme de l’argent, montent du ravin

            et planent autour de moi m’apportant la paix et la douceur.

 

Ainsi pria-t-il jusqu’à ce que Méphisto survînt, qui le ramena en bas dans la vallée, dans les profondeurs... Longtemps je reste assis dans la grotte de Goethe. Involontairement ma pensée s’en va loin d’ici, vers d’autres cavernes de roches et vers d’autres montagnes, vers l’Ombrie et la vallée de Rieti et la Verna... Dans de semblables grottes pria également saint François d’Assise, et il ne pria pas en vain... Nous nous transformons en ce que nous aimons ; or l’amour de Goethe ne pouvait le délivrer d’être seulement un fils de la terre. Celui qu’aimait saint François était plus qu’un homme, et cet amour le transforma à l’image du Dieu souffrant. Ce que nous aimons, nous le deviendrons. Le vieux poète et mystique allemand a raison quand il nous avertit et nous promet :

 

            Ô homme, tu seras changé en ce que tu aimes ;

            Dieu tu seras, si tu aimes Dieu, et terre si tu aimes la terre 37.

 

 

 

Johannes JOERGENSEN.

 

Traduit du danois par Mme Benoît LÉON-DUFOUR.

 

 

 

 

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1. Le Chant du pèlerin fut écrit en mars 1772.

2. « Celui qui veut vraiment se promener dans l’allégresse, celui-là va au-devant du soleil, lorsque la forêt est paisible comme une église ; aucun souffle ne s’agite, l’alouette n’est pas encore éveillée ; seul, dans l’herbe haute, le ruisseau chante doucement la bénédiction matinale. »

3. Les Années de voyage.

4. Faust, première partie.

5. « Ô Wilhelm, une cellule solitaire, le cilice et la ceinture épineuse seraient des soulagements après lesquels mon âme aspire. » Werther, 30 août.

6. Lettres de novembre 1772, 15 septembre 1773, 15 décembre 1772.

7. « Si le Seigneur ne bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent ! »

8. « Si le Seigneur ne garde la ville, c’est en vain que veille celui qui la garde ! »

9. « Loue le Seigneur, ô mon âme et n’oublie pas ses bienfaits. »

10. « Le Seigneur te garde de tout mal ! Que le Seigneur protège ton entrée et ta sortie, aujourd’hui et à jamais »... « Bâti en l’honneur de Dieu pour se défendre contre le Malin ! »

11. « J’habite là moi-même. »

12. « Suffisamment pour Atzbach. »

13. « Nous sommes arrivés et j’habite ici. »

14. Ces lettres furent écrites le Vendredi saint et le 18 juillet 1770.

15. « Ô aimable Frédérique, si j’osais revenir vers toi ; dans un de tes regards se trouve le soleil et le bonheur. L’arbre dans l’écorce duquel mon nom est gravé à côté du tien pâlira sous le vent âpre qui dissipe toute joie. L’éclat verdoyant de la prairie blêmira comme mon visage. Ils ne voient jamais le soleil et moi je ne vois pas Frédérique. »

16. « Je reviendrai bientôt près de vous, précieux enfants. »

17. « Nous tresserons de petites guirlandes, nous ferons de petits bouquets, et nous serons comme de petits enfants. »

18. « Un air de printemps vermeil entourait l’aimable figure. »

19. « Tu partis, je restai les yeux baissés et te suivis d’un regard humide. Et pourtant, être aimé, quel bonheur ! ô dieux ! et quel bonheur d’aimer ! »

20. « Jeune fille, partage les sentiments de mon cœur, donne-moi librement la main, et que la chaîne qui nous lie ne soit pas une faible chaîne de roses. »

21. « Ô jeune fille, jeune fille, comme je t’aime ! Comme ton regard est doux ! Comme tu m’aimes ! »

22. « Les fleurs éclosent de chaque rameau et mille voix du buisson ;

« Et la joie et l’allégresse de chaque poitrine, Ô terre ! ô soleil ! ô bonheur ! ô joie !

« Ô Amour ! Ô Amour aussi brillant et beau que les nuées matinales sur ces collines ! »

23. « Je suis à présent comme une fille. »

24. « Où tu es, mon ange, est l’amour, la bonté ; où tu es, la nature. »

25. « Chanceux. »

26. Lettre de Goethe du 9 décembre 1777.

27. Lettre du 3 juin 1808.

28. Livre des Jugements, ch. VI, v. 37.

29. « Hélas ! je suis fatigué de ma vie agitée : Que me veulent et la douceur et la joie ? Douce paix, viens. Ah ! viens dans mon cœur ! »

30. Lettre du 12 mars 1781.

31. « Ah ! tu fus dans un temps antérieur ma sœur ou mon épouse ! »

32. Sur toutes les cimes.

33. « La nature est sourde et ne peut pas comprendre ta douleur. »

34. « Le jeune homme accompli, l’homme naissant, la Parque l’a ravi. »

35. Sur toutes les cimes.

36. « Attends seulement, bientôt tu reposeras, toi aussi. »

37. « Mensch, was du liebst in das wirst du verwandelt werden ; Gott wirst du, liebst du Gott, und Erde, liebst du Erden. » Angelus Silesius : Der cherubinische Wandersmann.

  

 

 

 

 

 

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