Le bienheureux Henri Suso 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joannes JOERGENSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rosa rosarum

 

Par un après-midi d’octobre, l’auteur de ces pages parcourait une haute vallée de l’Allemagne méridionale. Le temps était couvert et brumeux, les pentes des montagnes revêtues jusqu’en haut du sombre manteau des hêtres mouillés par le brouillard. Le soir venait, et le sentier était désert. À un endroit où la vallée se resserrait, de grands rochers calcaires s’élevaient vers le ciel, gris et nus, dépouillés du voile de la forêt et seulement couronnés à leur sommet par quelques sapins. On avait construit là une petite chapelle. Selon mon habitude, je m’y arrêtai un instant. Cette chapelle consistait en quatre pieux soutenant un petit toit d’écorces de bouleaux qui abritait quelques bancs ; au fond, sur la paroi, formée de quelques troncs d’arbres, était suspendu un grand crucifix peint de couleurs vives ; devant brûlait une veilleuse, que, probablement, quelque habitant du village le plus proche avait l’habitude d’entretenir. Autour de la croix, des ex-votos. Les plus nombreux étaient des actions de grâces, soigneusement calligraphiées, encadrées sous verre ; quelques-unes même brodées en perles bleues et blanches ou en laines de couleurs variées.

Je m’arrêtai là un moment ; le silence y était profond : à peine si l’on entendait de temps en temps la chute d’une brindille sèche ou d’une goutte d’eau, un merle sautillant sur les feuilles mortes ou le passage lointain d’une biche. De rares passants : une paysanne qui se signait, un ouvrier, le râteau sur l’épaule, se dirigeant en hâte vers sa maison.

Avant de poursuivre ma route, j’examinai les ex-votos pour voir s’il n’y en avait pas de tout récents. Ceux qui m’intéressaient le plus n’étaient pas les plus riches, prétentieusement encadrés, mais, bien davantage, ces simples feuilles de papier arrachées à un carnet, écrites au crayon et fixées à la paroi par des épingles, rédigées probablement par quelques pèlerins passant là par hasard, au retour d’un sanctuaire voisin. Dans la solitude de cette agreste chapelle ils avaient déchargé leur cœur, confié au papier leurs inquiétudes les plus intimes, déposé au pied de la croix leurs peines et leurs angoisses.

Sur l’un de ces feuillets je lus : « Une grande pécheresse implore pour elle la prière d’une personne pieuse. » Sur un autre : « Une fille prie pour la fin chrétienne d’un père incrédule et mourant. Mon Dieu, ne l’abandonnez pas ! » Sur un troisième : « Une pécheresse endurcie implore un Pater noster. »

Et c’étaient toutes prières du même genre qui se trouvaient sur les feuillets épinglés à la paroi de la petite chapelle. Comme le cœur de l’homme est faible ! pensai-je en moi-même. Il voit sa perversité, son péché, et pourtant de lui-même il ne peut rien contre son mal. L’âme est comme une prisonnière liée de chaînes, qui ne peut pas bouger le petit doigt pour s’aider elle-même. Mais une chose qu’elle peut toujours faire, c’est d’appeler au secours comme celui qui va se noyer, prier les autres d’accourir pour l’aider à sortir des ténèbres et la rendre à la vie et à la lumière. De cela seulement elle est capable, et cela suffit d’ailleurs, car celui qui désire rompre les chaînes du péché n’est pas complètement endurci dans le mal.

Entre les troncs de la paroi je trouvai aussi plusieurs bouquets de fleurs ; et en ce jour dont je parle, à côté d’un bouquet particulièrement gracieux, on avait tracé sur un feuillet de papier à lettres ces vers émouvants en leur simplicité :

 

          Ô Jésus, cher Sauveur,

          Aide-moi à devenir tienne,

          Car mon désir est grand

          D’être fleur et non point

          Mauvaise herbe.

 

Et au-dessous : « Trois jeunes filles d’Heiligenbronn » (un village de la lointaine Forêt-Noire).

Tandis que je retournais vers la maison que j’habitais alors, la nuit tombait lentement et le brouillard se changeait en pluie silencieuse. Mais dans mon âme résonnaient ces mots : « Car mon désir est grand d’être fleur et non point mauvaise herbe. »

De nos jours beaucoup pensent autrement que ces trois naïves voyageuses de la bonne vieille Forêt-Noire. Il n’en manque pas qui prennent pour loi de croître librement comme une plante sauvage, qui veulent que leur nature puisse se développer sans entraves et sans ordre, tel un champ où l’ivraie mûrit à côté du bon grain. Et nous voyons partout, dans la vie comme dans l’art, les mauvaises herbes, les plantes inutiles, les champignons vénéneux, s’épanouir jusqu’à étouffer ce qu’il y a de bon.

Il n’existe pas d’autre moyen, si nous voulons vraiment devenir des fleurs, que de faire fleurir Dieu en nous : c’est Lui-même, la Rose des roses, la plus belle et la plus excellente entre les fleurs, qui doit prendre racine dans notre âme. Alors, tôt ou tard, il est impossible que ne se dessèchent et périssent les mauvaises herbes, les plantes parasites, toute cette végétation sauvage et malsaine : la rose très suave est plus forte que l’épine la plus acerbe.

Les pages qui suivent sont écrites pour raconter la floraison de cette Rose dans un cœur humain. Qu’importe que des siècles soient passés depuis que cette splendide fleur a exhalé son parfum ?

Peut-être quelques-uns penseront-ils que c’était là une plante de serre qui n’a pu se développer que parce qu’elle était protégée de la violence des vents ? Mais non, malgré les murs qui l’abritaient, plus d’une fois la tempête l’a secouée, la pluie ou la gelée ont abîmé ses fleurs ; et si la plante, entourée à ses débuts de soins amoureux, a su ensuite se redresser d’elle-même, cela prouve combien elle était devenue vivace et résistante.

D’autres diront peut-être que cette rose était vraiment trop belle si nous la comparons à toutes celles que nous pouvons admirer autour de nous, qui n’ont pas un tel éclat, dont le parfum n’est pas aussi doux et enivrant. Mais quoi ! Est-il possible que dans le jardin de Dieu il y ait des fleurs trop belles ?

« Et quelle importance peut avoir pour nous, enfants du vingtième siècle, l’histoire de cette rose ? » nous demandera-t-on encore. Eh bien, je suis sûr que la prière de ce cœur naïf réveillera dans plus d’un cœur moderne la même nostalgie de la sainteté :

 

          Car mon désir est grand

          D’être fleur, et non point

          Mauvaise herbe.

 

C’est pour ceux qui pensent ainsi que ces lignes sont écrites. Elles parlent d’un jardinier très sage, à qui l’expérience d’une longue vie a enseigné à arracher les herbes inutiles et dangereuses, à exposer à l’air et à la lumière du ciel les fleurs qu’il cultivait. Il n’a jamais hésité à couper et à tailler quand il le fallait. Sûrement peu d’entre nous, si même il y en a, possèdent son énergie, sa volonté absolue de laisser Dieu croître dans l’âme. Mais, le Seigneur en soit loué ! même dans nos pauvres cœurs, si souvent médiocres, il y a du moins un frêle rameau de cette rose, entre toutes suave.

 

*

*   *

 

La famille d’Henri Suso

 

« Il y eut en pays germanique un Frère Prêcheur, Souabe de naissance – puisse son nom être écrit dans le livre de vie ! – qui désirait ardemment devenir le Serviteur de l’Éternelle Sagesse et n’être connu que sous cette désignation. »

 

Ainsi commence le livre qu’écrivit vers la cinquantaine le très révérend et docte frère Henri Suso, au soir tranquille de sa vie qui se termina au couvent des Dominicains d’Ulm.

Le frère Henri Suso – ou Seuse, comme son nom s’écrivait en bon allemand – mourut peu après avoir achevé son livre ; il quitta la vie le jour de la conversion de saint Paul, le 25 janvier de l’année du Seigneur 1366. Rien ne subsiste du couvent des Frères Prêcheurs d’Ulm, et dans l’église de la Trinité, qui fut autrefois celle du couvent, personne ne sait où se trouvait la tombe d’Henri Suso.

Mais des érudits de nos jours ont étudié la vie de ce moine d’autrefois, et ses œuvres ont été récemment rééditées.

On le croyait né sur les bords du lac de Constance, dans la petite ville d’Uberlingen, où l’on montrait une vieille maison, dite encore aujourd’hui « la maison de Suso », et où l’on pensait qu’il avait habité. Mais on sait maintenant qu’il naquit à Constance le 21 mars, jour de saint Benoît, très probablement en 1295. Du côté paternel, il descendait d’une noble famille, immigrée de Suisse, appelée « Von Berg ». Mais sa mère était d’Uberlingen, et son nom de jeune fille était Seuse ou Suse. Quand Henri, son premier-né, put le faire, il changea le nom paternel pour celui de sa mère. Celle-ci menait une vie très pieuse, tandis que son père était fort adonné aux choses de ce monde, et c’était une grande source de chagrins pour sa femme.

De celle-ci, le vieux livre raconte qu’en bonne chrétienne elle avait l’habitude, afin de pouvoir supporter ses peines, de les comparer aux amères souffrances de Jésus. Pendant plus de trente ans, elle eut la grâce insigne de ne pouvoir assister à la sainte messe sans être si émue des douleurs de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère, qu’elle ne pouvait retenir ses larmes. Une fois l’intensité de sa ferveur fut telle qu’elle dut rester au lit près de trois mois, ne cessant de prier et d’exhaler son désir et son amour de Dieu. Ayant ainsi parcouru son pèlerinage sur terre dans l’exercice de toutes les vertus et portant sa croix avec la plus grande patience, elle fut enfin appelée par Dieu à la réalisation de son intense désir. Un jour, au début du carême, elle se rendit à la cathédrale et là s’arrêta à contempler un autel sur lequel une belle sculpture de bois représentait la Déposition de croix de Notre-Seigneur. Pendant qu’elle regardait, en méditant pieusement, la Passion et la mort de Jésus, elle fut toute pénétrée des douleurs que la très douce Mère de Dieu avait souffertes tandis qu’elle se tenait au pied de la Croix. La pieuse femme en fut si profondément affligée que son cœur cessa de battre et qu’elle tomba évanouie. Ramenée chez elle, elle vécut encore, impotente et faible, jusqu’au Vendredi-Saint à l’heure de none, heure à laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ rendit sur la Croix le dernier soupir. Elle mourut pendant que se chantait à l’église : « Hodie mecum eris in paradiso : Aujourd’hui tu seras avec moi en Paradis. »

Lorsque Henri eut atteint sa treizième année, son père l’amena au couvent des Dominicains de Constance, situé sur une petite île toute proche de la ville. Ce père, homme sévère et mondain, vécut encore quelque temps, mais par la suite, il changea de vie et s’améliora : lui aussi mourut en paix avec Dieu.

 

 

La conversion 2

 

Ce n’est que vers sa dix-huitième année que la piété du Serviteur commença à se développer. Il y avait déjà pourtant cinq ans qu’il vivait au couvent, mais jusque-là son âme manquait de ferveur, et, Dieu le tenant éloigné des occasions de péché, il ne comprenait pas qu’il pût y avoir pour lui nécessité de se surveiller beaucoup.

Pourtant Dieu le guidait déjà vers le bien : chaque fois qu’un désir pour un objet quelconque s’élevait dans son âme, il éprouvait en même temps comme un vague tourment qui le rendait mécontent de lui-même ; il lui semblait alors qu’il devait pourtant y avoir de par le monde quelque chose capable de satisfaire son cœur tourmenté. Il souffrait continuellement d’une secrète inquiétude et ne savait comment se libérer de ce mal intérieur, lorsqu’un jour la divine Bonté l’en délivra par une subite conversion. Son entourage s’étonna d’un changement si soudain, et chacun voulut l’expliquer à sa façon ; mais personne ne comprit que seule la grâce de Dieu avait éclairé en secret son Serviteur et fut la vraie raison qui l’avait amené à se convertir.

 

 

Des premières luttes de l’homme régénéré 3

 

En même temps que la grâce divine pénétrait son âme, il advint que le Serviteur fut fort agité de tentations par lesquelles l’ennemi cherchait à lui interdire la voie du salut. L’impulsion intime venue de Dieu exigeait un détachement total de tout ce qui aurait pu entraver ses progrès spirituels.

Mais le tentateur lui soufflait : « Réfléchis encore un peu, car s’il est facile de commencer, il est bien difficile de persévérer jusqu’au bout. » Si la voix intérieure lui rappelait la puissance du secours divin, par contre l’ennemi insinuait qu’il n’était pas question de douter de la puissance de Dieu, mais bien de savoir si vraiment Dieu voulait l’aider. Et il protestait que le Dieu de toute miséricorde a formellement promis de secourir ceux qui se tourneront vers lui et l’appelleront à leur aide.

Quand sur ce point la grâce avait vaincu, une autre tentation se présentait et amicalement lui suggérait : « Cela est certainement fort bien de vouloir se perfectionner, mais il ne faut rien exagérer ! Commence ta conversion avec beaucoup de modération, afin d’être sûr de pouvoir la conduire jusqu’au bout ; jouis des commodités de la vie, il suffit que tu t’abstiennes de commettre le péché. Sois aussi parfait que tu voudras, mais sans te faire remarquer : il ne faut pas que ta manière d’être étonne les autres. Tu peux être tout à fait sociable tout en restant parfaitement vertueux ; beaucoup d’autres vont au paradis sans mener une vie d’ascète comme tu le fais. » Ainsi, des tentations de tout genre le tourmentaient souvent, mais en son cœur la voix de la Sagesse éternelle se faisait entendre, réfutant les mauvais conseils : « Pas plus que l’on ne tient une anguille que l’on a cru saisir, on ne pourra réussir une entreprise commencée mollement. Il faut être privé de sens pour croire vaincre par la douceur une chair récalcitrante et indomptée. Mieux vaudrait ne rien entreprendre que de vouloir diminuer la ferveur de ta piété. Penser que l’on peut posséder le monde et servir de toute son âme son Créateur, c’est chercher l’impossible et être en contradiction avec la parole même de Dieu. » Longtemps il souffrit de ces luttes intimes, jusqu’au jour où, sa vaillance ayant pris le dessus, il se détacha pour toujours des choses de ce monde.

Avant tout, le Serviteur chercha à refréner l’ardeur de sa jeunesse en se tenant éloigné des compagnies joyeuses. Et si, parfois, la nature l’emportant, pour se distraire il revenait à ses anciens amis, lui qui était parti gaiement revenait tout triste : les discours ou les plaisirs de ses compagnons lui répugnaient ; de leur côté, la nouvelle manière d’être du jeune homme leur déplaisait aussi et ils se moquaient de lui : « Mais quelle singulière façon de vivre as-tu donc maintenant ? » Ou bien : « La chose la plus sûre est de vivre comme tout le monde. » Et un troisième : « Tout cela ne peut bien finir. » Et ils continuaient ainsi, à l’envi les uns des autres. Lui ne répondait pas, mais en son cœur il se disait : « Pourquoi suis-je venu ici ? je n’ai qu’à m’enfuir ; mais si je n’avais pas prêté l’oreille à tous leurs vains discours, maintenant je ne serais pas tout chagrin. »

Ce qui le désolait alors plus que tout était de n’avoir auprès de lui aucun ami à qui confier ses peines, mais il lui fallait vivre solitaire et privé d’affection. Avec le temps, cette privation douloureuse mais devenue volontaire finit par lui devenir très douce.

 

 

De la vision surnaturelle qu’il eût un jour 4

 

Dans cette première période de sa vie, un 21 janvier, jour de sainte Agnès, après la réfection, le Serviteur regagna le chœur et s’assit dans une des stalles de droite. Plus que jamais la croix qu’il devait porter lui paraissait douloureuse et pesante, et il se désolait d’être ainsi seul et abandonné. Tout à coup il fut ravi en extase, et vit alors et entendit des choses que le langage humain ne peut exprimer ; la vision n’avait revêtu aucune forme particulière, et pourtant il comprenait l’abondance merveilleuse et réconfortante de toutes les formes qu’elle aurait pu prendre ; son âme avide était joyeuse et rassasiée, et toutes ses aspirations étaient comblées ; il lui semblait que son être tout entier s’anéantissait dans un océan de lumière apaisant tous ses désirs ; d’une façon absolument calme et tranquille, il éprouvait ce que pourra être la prodigieuse douceur de la vie éternelle et il pensait en lui-même : « Si ceci n’est pas le paradis, alors que sera-t-il ? Toutes les afflictions que je pourrai souffrir dans cette vie ne sont rien comparées à semblable félicité pour l’éternité. »

L’extase dura environ une heure sans que le Serviteur pût dire si c’était la nuit ou le jour. Quand il revint à lui, il lui semblait vraiment être de retour d’un autre monde, et son corps était si douloureusement abattu qu’il pensa que jamais, excepté au moment de la mort, il ne pourrait souffrir autant, en aussi peu de temps. Il tomba par terre, presque évanoui, gémissant et soupirant : « Ô mon Dieu, où étais-je et où suis-je maintenant ? Ô Bonté infinie, faites que jamais le souvenir de cette heure ne s’efface de mon esprit. »

Par la suite, il réussit à ne rien laisser paraître au dehors, mais son âme était complètement transformée ; il lui semblait toujours avoir des ailes ou que toutes les puissances de son être fussent imprégnées d’un parfum pénétrant, comme lorsque ayant mis un onguent précieux dans un vase celui-ci en garde longtemps le merveilleux parfum. Et c’est le souvenir de l’arôme du paradis, restant en lui, qui maintint toujours, de plus en plus vif, son désir infini de Dieu.

 

 

De ses noces mystiques avec l’éternelle Sagesse 5

 

Depuis cette vision, le Serviteur n’eut plus qu’un but : de tout l’amour de son cœur s’unir à l’éternelle Sagesse. Et pour comprendre comment il se mit à réaliser ce désir, on peut lire le petit livre que, de par la volonté de Dieu, il écrivit en allemand puis en latin. La Sagesse éternelle n’apparaît-elle pas dans la sainte Écriture comme une vierge pressée d’amour qui se pare gracieusement afin de plaire et parle avec suavité afin d’attirer à elle toutes les âmes ? Le cœur du Serviteur, qui depuis l’adolescence était riche d’une vive et amoureuse sensibilité, s’élança vers elle avec ferveur.

Le livre de la Sagesse entretient de la façon suave dont elle invite les âmes et les guide vers l’amour spirituel, combien elle est aimable et de foi constante, au contraire de la fausseté des autres amours.

Quand on lisait ce livre pendant les repas et qu’il en écoutait les paroles si caressantes, l’âme du Serviteur en était toute réjouie ; en lui s’augmentait un puissant désir d’amour, et il méditait ainsi : « N’essaieras-tu pas d’obtenir en mariage une aussi excellente et magnifique amante ? Ton cœur jeune et inquiet ne peut rester longtemps sans quelque amour ; pourrais-tu en trouver un plus beau ? » Et de tout son cœur il aspirait spirituellement vers elle.

Un matin que, assis à table, il écoutait la voix du Frère lecteur, la Sagesse éternelle lui parla ainsi : « Audi, fili mi ! Écoute, ô mon fils, la voix de ton père : Si tu veux te consacrer à l’amour le plus pur et le plus élevé, choisis pour épouse la Sagesse éternelle. À celui qui l’aimera elle donnera jeunesse et force, noblesse et richesse, honneurs et profits, puissance et immortalité ; elle le rendra plein de grâces et de délicats sentiments. Les peuples le loueront, les foules l’applaudiront, elle le rendra cher à Dieu et aux hommes. C’est la Sagesse qui a créé l’univers, élevé les montagnes, creusé les abîmes. Qui la possédera ne craindra jamais rien ; il dormira en paix, sa vie s’écoulera dans la tranquillité. »

Pendant que devant lui on lisait ces paroles, il murmurait en lui-même : « Oh, pouvoir atteindre ce merveilleux amour, quel serait alors mon bonheur ! » Mais d’autres pensées venaient : « Comment donc pourrais-je aimer ce que je n’ai jamais vu, ce que je ne connais pas ? Vouloir élever un édifice trop sublime, aimer sans être aimé, n’est-ce pas folie ? Si cette noble vierge permettait à ses fidèles de s’occuper encore un peu de leurs corps, elle serait certainement très digne d’être aimée ; mais au contraire, elle leur dit : « Celui qui aime la nourriture abondante, le bon vin, les longs sommeils, ne doit pas compter sur l’amour de la Sagesse. Qui jamais eut tant d’exigences pour un amant ? »

« Depuis toujours, la loi et la condition de l’amour, c’est la souffrance ; aucun prétendant, aucun amant qui ne soit un martyr. Considère les amoureux de ce monde, combien de peines et d’inquiétudes ils doivent supporter, qu’ils le veuillent ou non ! »

Et cet état d’âme se prolongea longtemps ; souvent la bonne volonté fut la plus forte, mais combien de fois encore son cœur se retourna vers les joies de ce monde !

Un autre jour, le Serviteur fut profondément remué en entendant lire ces paroles de la Sagesse éternelle : « Je fleuris comme un beau rosier couvert de fleurs odorantes ; je suis un amour pur et parfumé, sans désillusions ou amertumes ; je ne suis que douceur amoureuse et infinie. Les autres amants ont des paroles de miel, mais leurs pensées sont amères comme la mort, leurs cœurs ne sont que tromperies, leurs mains des chaînes de fer, leurs discours un doux poison, leur amour mène les autres à la ruine. »

« Combien tout ceci est vrai ! » se disait-il, et résolument : « Je le veux, la Sagesse deviendra mon élue et je serai son Serviteur. Mais, mon Dieu, ne me permettez-vous pas de la voir et de lui parler, quand ce ne serait qu’une seule fois ? » Et il essayait de se la représenter en esprit, quand, tout à coup, il la vit en face de lui. Elle lui apparut sur un trône de nuées, splendide comme l’étoile du matin, aussi brillante que le soleil. L’éternité était sa couronne et la béatitude son vêtement. Ses douces paroles et ses caresses apaisaient tous les désirs. Elle lui paraissait lointaine et cependant toute proche, sublime et pourtant très humble, présente et en même temps cachée, tangible et malgré tout inaccessible. Elle atteignait au plus haut des cieux tout en plongeant jusqu’au fond des abîmes. Sa puissance embrassait la terre entière. Et tantôt elle lui apparaissait comme une femme pleine de sagesse, tantôt comme une tendre amie qui, se tournant vers lui affectueusement et souriant doucement, lui disait : « Mon fils, donne-moi ton cœur. »

Alors il se prosterna à ses pieds et éleva vers elle ses plus humbles actions de grâces.

Et depuis ce jour surgit dans son âme la source de la connaissance des vrais biens, par laquelle il comprit, de façon ineffable, ce qui est beau, précieux, aimable et désirable. À partir de ce moment, quand il entendait résonner la cithare et chanter l’amour terrestre, de tout son cœur et de tout son désir il revenait à la contemplation de son amour suave, source et origine de tous les autres amours. Parfois il lui semblait être un enfant sur le sein de sa mère, qui, de tout son petit corps, tend vers les caresses maternelles et témoigne de la joie de son cœur par des gestes affectueux ; de même, le cœur et l’âme du Serviteur s’élançaient, tout remplis d’amour, vers la Sagesse éternelle qui lui apportait tant de délices par sa présence. Alors il lui disait : « Oh ! Dame, si une reine était devenue mon épouse, comme mon âme serait pleine de joie ! Mais c’est bien plus qu’une reine, c’est la Sagesse éternelle, source de toutes les grâces, qui est la maîtresse de mon cœur. En elle et par elle j’ai toute la richesse, toute la puissance ; comment pourrai-je encore me soucier de rien de terrestre ? » Ces réflexions le rendaient tellement heureux que son visage était illuminé, ses yeux scintillaient, et dans l’exaltation de son âme il s’écriait avec ferveur : « Plus que toute joie, plus que toute beauté, je t’aime, ô joie et beauté de mon cœur ! Tu portes avec toi la félicité, et c’est seulement en toi et par toi que je possède tout bien ! »

 

 

Comment il traça sur son cœur le doux nom de Jésus 6

 

Ce fut vers cette époque que la flamme de l’amour divin s’alluma dans son cœur et l’embrasa tout entier.

Un jour que la plénitude de son amour pour Dieu, faisant comme une violente irruption en son âme, en débordait, il se retira dans sa cellule solitaire et s’abandonna à une douce contemplation : « Ô Dieu très doux, disait-il, accorde-moi de trouver un signe d’amour qui soit comme une preuve perpétuelle que je suis à toi et que tu es à moi pour l’éternité, signe qu’aucun oubli ne puisse jamais effacer ! » Dans l’ardeur de sa résolution, il se découvrit la poitrine, prit un stylet et s’écriant : « Dieu puissant, donne-moi aujourd’hui la force d’accomplir mon dessein ; en ce jour, que ton nom soit imprimé au fond de mon cœur » ; il incisa sa chair au côté gauche de sa poitrine et fit aller son stylet de haut en bas jusqu’à ce qu’il eût tracé le nom de Jésus. Le sang coulait de la profonde blessure, mais cette vue augmentait encore sa ferveur, et l’intensité de la flamme d’amour qui brûlait en lui l’empêchait de sentir la douleur. Tout sanglant encore, il sortit de sa cellule pour se rendre à l’église, et là, prosterné devant le crucifix de la chaire, il s’épancha ainsi : « Oh ! mon Seigneur, amour unique de mon âme, considère maintenant combien je te désire avec ardeur. Je ne puis rien de plus, mais je te supplie de compléter l’œuvre en imprimant si fortement ton nom dans mon cœur qu’il ne puisse jamais s’effacer. »

Sa blessure fut longue à se fermer, et alors le nom de Jésus resta tracé sur le cœur du Serviteur, comme il l’avait désiré, en lettres aussi hautes qu’une phalange du petit doigt et grosses comme un fétu de paille. Ainsi jusqu’à la mort, chaque battement de son cœur fit palpiter le saint nom.

Souvent, tout bas et amoureusement, il disait à son Seigneur : « Vois, les amants de ce monde écrivent le nom de l’aimée sur leurs vêtements ; mon amour n’est-il pas plus infini à moi qui ai écrit ton nom dans ma chair vive ? »

Une fois, après la messe, rentrant dans sa cellule, il s’assit et, appuyant la tête sur un livre de la Vie des saints Pères comme sur un coussin, il s’endormit. En songe il lui parut alors qu’un éclair lui sortait de la poitrine, et, regardant, il vit sur son cœur une croix d’or merveilleusement enchâssée de pierres précieuses d’un éclat extraordinaire. Il prit alors son capuchon pour la couvrir et essayer de dissimuler aux autres la lumière qu’elle répandait, mais sans y réussir, tellement elle était vive et brillante.

 

 

De la consolation divine 7

 

Un jour, après matines, le Serviteur s’en retourna comme de coutume à sa cellule afin de se reposer, mais il ne resta pas longtemps couché, car déjà le Frère éveilleur annonçait le lever du jour. Rouvrant les yeux, il tomba alors à genoux et salua avec amour l’étoile du matin qui scintillait là-haut, Marie, la douce Reine des cieux. Transporté de joie, il désirait pouvoir louer l’annonciation du jour éternel, comme en été les petits oiseaux saluent gaiement le jour et offrent leurs hommages à la lumière naissante. Et de son âme, en silence, s’élevait un chant plein de douceur.

Un autre jour encore, vers la même heure, il reposait, quand au fond de son âme il entendit des sons si merveilleux qu’il en fut tout bouleversé. En lui, une voix pure, limpide et mélodieuse accompagnait ainsi l’apparition de l’astre du matin : « Stella maris, Maria, hodie processit ad ortum ! Voici que surgit Marie, étoile de la mer ! » Il y avait tant de beauté dans ce chant qu’il en fut ravi et le répéta d’une voix joyeuse. Quand les deux voix se turent, il éprouva comme un embrassement ineffable et entendit ces mots : « Plus ici-bas tu m’embrasseras et tu me baiseras d’un amour dégagé de tout sens terrestre, plus amoureusement je t’accueillerai dans ma lumière infinie. » Alors il éclata en sanglots et, les larmes lui baignant le visage, il salua comme de coutume le soleil qui se levait.

Pendant les jours du carnaval il lui arriva une fois de se trouver encore en prières quand le Frère sonna le réveil ; en lui-même il pensa qu’il allait rester encore un peu assis pour attendre le lever de l’aurore, mais il s’assoupit. Dans le silence intérieur il entendit alors les anges du ciel chanter à haute voix l’admirable répons : « Illuminare, Jerusalem. » Le chant résonnait en son âme avec une telle douceur qu’il ne put la supporter davantage mais éclata en sanglots et par ses larmes épancha toute la plénitude de son amour. Pendant la nuit de la saint Michel (29 septembre) se renouvelèrent ces harmonies célestes, lui faisant oublier tous soucis terrestres, et un ange lui dit : « Vois-tu, quand tu chantes l’éternelle Sagesse, nous avons autant de joie que celle que tu éprouves à entendre ces mélodies angéliques de l’éternité. »

 

 

De la souveraine joie du Paradis

 

Or ainsi parla la Sagesse éternelle à son Serviteur : « Lève maintenant les yeux et vois où est ta vraie place.  Elle est dans la céleste patrie, car ici-bas tu es seulement un hôte étranger, un voyageur venu de loin. Et comme le voyageur se hâte vers sa patrie où l’attendent ses bien-aimés, ainsi tu dois te hâter vers la patrie où beaucoup t’attendent impatiemment pour t’y faire une joyeuse réception, te saluer amoureusement, t’accueillir dans leur heureuse société pour toute l’éternité. Si tu savais comme là-haut on te désire, comme l’on espère que tu seras fort dans les souffrances, que tu te comporteras en valeureux chevalier dans les adversités de la vie que ceux qui les ont vaincues se rappellent maintenant avec une intense et paisible satisfaction ! Oh ! si tu le savais, comme tu supporterais gaiement toutes les souffrances ! Combien est douce ensuite la gloire ! Comme là-haut resplendira joyeusement la couronne qu’il fut ici-bas si amer d’acquérir ! Combien seront éblouissantes les blessures obtenues au service de mon amour ! Viens, viens avec moi, je veux aujourd’hui tout te montrer en esprit. Regarde, au-delà du neuvième ciel, l’empyrée flamboyant, la merveilleuse assemblée de la cour céleste, les trônes éternels environnés d’une inexprimable lumière, l’attirante et superbe cité faite d’or, de perles, de pierres précieuses, rayonnant de lys et de roses ! Admire les plaines célestes dans toute leur gloire estivale, la vraie vallée de la félicité ; vois les joyeux regards qu’échangent les âmes aimantes, écoute l’harmonie des harpes et des violes, les chants et les danses ! Vois cette foule d’heureux qui s’abreuvent à la source de vie autant que leurs cœurs peuvent le désirer ! Regarde comme tous contemplent le miroir pur et limpide de la divinité dans lequel chaque chose est reproduite et manifestée.

« Vois la Souveraine des célestes régions ; les troupes d’anges qui les parcourent se réjouissent de sa beauté. Considère comme en moi resplendissent les sublimes séraphins et comme tous les autres chœurs angéliques animent l’ordre éternel de la création !

« Puis tourne ton regard vers les disciples et les fidèles que je me suis choisis. Ceux-ci, comme des juges éternels, siègent sur leurs trônes dans une glorieuse paix ; les martyrs brillent dans leurs vêtements rouges, les confesseurs de la foi dans leurs vêtements verts, et les vierges dans leur blanche candeur ! Oh ! l’admirable assemblée, et bienheureux qui prendra place parmi eux ! Et vois, comme mon frère je te ramène dans cette patrie, je revêts d’une clarté fulgurante ton corps transfiguré qui devient sept fois plus lumineux que la lumière du soleil, et sur la tête je te mets guirlande et couronne. Plus tu te détacheras du monde et plus ton ascension sera aisée et facile, plus tu pourras rapidement pénétrer dans l’abîme profond de la divinité. Et l’esprit libéré sera alors tellement uni à Dieu qu’il ne désirera plus rien en dehors de lui ; et il lui ressemblera, étant devenu saint par la foi, tandis que Dieu est saint par nature ! Debout et lève joyeusement ton visage, oublie tes douleurs et rafraîchis ton cœur dans cette bienheureuse société ! Admire comme paraissent resplendissants ces visages qui pour moi se sont si souvent couverts de confusion ici-bas ! Où est maintenant la honte pénible ? où sont les têtes courbées, les yeux baissés, les douleurs cachées, les larmes amères et les profonds soupirs ? Où sont maintenant ceux qui vous ont outragés et persécutés ? On n’entend plus les bruits de disputes qui résonnaient nuit et jour. On ne perçoit plus les lamentables murmures de la tentation, mais à vos oreilles résonne doucement une voix amoureuse : « Venez à moi, ô mes aimés, venez et prenez possession du royaume qui vous a été préparé de toute éternité ! » Où sont maintenant le mal et la souffrance que sur la terre vous avez dû supporter ? Tout cela s’est évanoui comme un songe, comme si cela n’avait jamais été ! Ô Dieu, tes voies sont cachées et mystérieux sont tes conseils.

« Heureux élus, maintenant vous n’avez plus à vous dissimuler, vous cacher, devant la stupidité ou la folie des hommes. Et vous, princes célestes, rois illustres, empereurs, tous fils du Dieu éternel, vos visages sont resplendissants, vos cœurs sont joyeux. Que votre âme exulte en chantant ce cantique : Loué et remercié, béni et adoré soit le Seigneur ; qu’un perpétuel hommage monte vers Lui de siècle en siècle, du plus profond des cœurs ! Par sa grâce tout ceci était et sera nôtre pendant l’éternité. Vois, ô bien-aimé, ici est ta patrie, la paix véritable, une joie sans limite et la vie infinie et éternelle 8 ! »

 

 

Joannes JOERGENSEN.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en janvier 1931.

 

 

 

 



1Les sources de ce petit travail sont les œuvres de Suso lui-même. On peut trouver une bibliographie complète, bien que de date non récente, dans Chevallier : Répertoire des sources historiques du moyen âge, que nous citons une fois pour toutes. Joërgensen s’est servi spécialement des éditions de Diepenbrok et de Denifle, surtout de la première édition du texte primitif en vieil-allemand : « H. Seuse Deutsche Schriften im Auftrag der Württ. Komm. für Landesgeschichte herausgegehen von dr. K. BIHLMEYER, Stuttgart, 1907. » Il s’est servi aussi des livres suivants : TH. JAEGER, H. S., Aus Schwaben, Basel, 1893 ; E. KREBS, Die Mystik in Adelhausen, dans « Festgabe au H. Finke », Münster, 1904 ; PH. STRAUCH dans la Allegemeine Deutsche Biographie, XXXVII. L’introduction de Bihlmeyer contient un exposé complet de la vie et de l’importance historique de Suso. Les œuvres de Suso sont : Le livre de la Vérité, rédigé vers 1327 ; Le livre de la Sagesse éternelle, 1328 (en latin, traduit par Suso lui-même : Horologium Sapientiae, 1334) ; La Vie, sorte d’autobiographie, composée en grande partie avec les notes prises par sa disciple Elsbeth Slagel et terminée par elle, après la mort du maître ; le petit Livre de lettres et de quelques sermons. Ces quatre ouvrages forment ensemble le soi-disant Exemplaire, rédigé par Suso lui-même vers la fin de sa vie. Non compris dans l’Exemplaire sont 1) le Grand Livre de lettres, et 2) le Petit Livre de l’Amour (Das Minnebüchlein), contesté à Suso par plusieurs, entre autres par Denifle.

2Dans le présent travail, Joergensen fait un florilège des œuvres de Suso dont quelques-unes sont plutôt considérables.

Ce 1er paragraphe correspond au prologue de l’autobiographie et au premier chapitre de la version latine de Surius, qui s’écarte, en plusieurs points, du texte original. Quant au nom du Bienheureux, il est, en latin, Suso, mais en allemand il a diverses formes. Le bienheureux, né en 1295, entra en 1308 au couvent de Constance, construit, en 1235, sur une île. Ce couvent fut supprimé par l’empereur Joseph II en 1785, et en 1874 il devint un hôtel et son ancien réfectoire servit de salle à manger. L’ancien jardin du couvent a été conservé.

La « conversion » de Suso eut lieu en 1313. On a regardé justement la mystique amoureuse du Bienheureux comme une forme plus élevée et raffinée de la poésie amoureuse qui avait atteint, peu de temps auparavant, sa plus haute floraison. Et, avec plus de raison encore, peut-on faire une comparaison avec l’amour de Dante pour Béatrice, qui a le même motif idéal.

3Le 2e § est le 1er chapitre de l’original allemand et le 2e de la version de Surius.

4Le 3e § est le 2e chapitre de l’original et le 3e de la version. Ici aussi s’impose, tout naturellement, le parallèle avec les visions de Dante décrites dans la Vita Nuovo et dans la Divine Comédie.

Le 4e § est le 3e chapitre dans l’original et le 4e de la version, Cfr. aussi Horol., 1, 4 et 5. Les premières petites œuvres de Suso que l’on mentionne ici sont probablement écloses sous l’influence de Maître Eckhart, qu’il connut à Cologne. En effet, après avoir fini, à Constance, ses études ordinaires, et après y avoir reçu les saints ordres – probablement vers 1322 – c’est-à-dire à l’âge prescrit : 25 ans, il fut envoyé à Cologne pour les trois années du studium generale ou sollemne, qui dura de 1324 à 1327. C’est à celte époque que sa mère vint à mourir.

À Cologne, outre Eckhart – qui mourut en 1327 –, il connut ses disciples, les mystiques Tauler et Ruysbroek.

On connaît l’habitude monastique de la lecture faite au réfectoire par un des religieux pendant que ses confrères sont réunis à la table. Voir le Beuron de Joergensen, Copenhague, 1896.

Les livres de la Sagesse, auxquels Suso fait allusion, sont les livres de Salomon : les Proverbes, le Cantique des cantiques, le Livre de la Sagesse, et le livre de Sirach. La légende de la panthère vient d’Aristote (Hist. Anim., 9, 6), et on la retrouve dans le Livre de la nature de Conrad de Megenberg, contemporain de Suso (mort en 1374), édition Pfeiffer, 1861. Les passages de la sainte Écriture cités se trouvent : dans le Livre de la Sagesse, 7 et 8 ; les Proverbes, 1-4 ; l’Ecclésiaste, 4, 6 ; Prov., 6, 10-21, 17 ; Sirach, 24, 18, 20, 21 ; Eccl., 7, 27 ; Prov., 23, 26.

6Le 5e § est le 4e chapitre clans l’original et le 5e de la version. – L’épisode est conté aussi dans l’Horol., II, 7. – Le livre de la Vie des saints Pères, Vitae Patrum, traite des anachorètes du désert égyptien ; c’est l’œuvre de plusieurs auteurs : Athanase, Jérôme, Palladius.

Ce livre, très lu au Moyen-Âge, fut appelé par Suso, avec raison, le « noyau de toute perfection » (Horol., II, 3). Il avait orné sa cellule avec des images et avec des devises de ces saints (qui sont énumérés dans le chapitre 37 de la version de Surius, chapitre qui, dans ce présent travail, n’est pris en considération que partiellement), et il s’était proposé en exemple l’ascèse de ces anachorètes, comme Bihlmeyer le démontre dans son introduction. Des symptômes de relâchement ne manquèrent pas, au XIVe siècle, dans l’Ordre de Saint-Dominique, mais s’y fit également sentir une tendance de sévère réaction qui soutenait la nécessité de retourner aux anciennes aspirations idéales ascétiques cultivées dans la vie monastique primitive. Voir Gérard de Frachet : Vitae fratrum Ordinis Praedicatorum (Monum. Ord. Praed., I, 1896), livre connu aussi de Suso qui, en d’autres de ses œuvres, s’emporte contre la corruption du clergé.

7Le 6e § est le 5e chapitre original et le 6e et partie du 7e dans la version. La phrase : Maria stella maris hodie processit ad ortum, se trouve dans le bréviaire dominicain, au 9e répons des matines du 8 septembre, fête de la Nativité de la sainte Vierge, tandis que le répons suivant : Surge et illuminare, Jerusalem (Isaïe, LX, 1) appartient à l’office de l’Épiphanie. Quant à ce qui se rapporte aux récits surnaturels de Suso, il est bon de se rappeler ce qu’il dit lui-même dans I’Horologium (chap. XI), à savoir que les visions décrites dans ce livre ne doivent pas être prises à la lettre, – bien que plusieurs se soient vérifiées en réalité, – mais symboliquement. Pour l’interprétation des visions du Moyen-Âge, l’essai, déjà cité, de Krebs : Die Mystik in Adelhausen, est d’un grand intérêt. Du reste, ces visions et ces colloques avec des êtres surnaturels ne sont souvent que les expressions d’une forme littéraire, comme pour sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, Thomas a Kempis, Alanus a rupe, observation faite spécialement par Échard (Quétif et Échard, I, 656).

8Traduit par Lucie Maugin-Enlart.

 

 

 

 

 

 

 

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