Gogol et le Diable

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

L. JOUSSERANDOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La personnalité de Gogol est une des plus curieuses de toute la littérature russe. Il y a, dans son œuvre et dans sa vie, des coins de mystère qu’on ne saurait pénétrer de prime abord. Le fantastique joue un très grand rôle dans des œuvres comme le Manteau, Vii, le Portrait. Certaines parties en sont comme incompréhensibles. Des puissances surhumaines et généralement malfaisantes y jouent le rôle important et la fantasmagorie y côtoie le réalisme le plus banal et le plus minutieux. Généralement, on explique ce goût manifeste de Gogol pour le mystère par les influences littéraires qu’il a pu subir, par celle d’Hoffmann en particulier. Ces raisons ne suffisent pas. Il n’y eut pas là chez Gogol pur caprice, désir de sacrifier à une mode passagère. Toute sa vie, il fut hanté par l’idée de la présence effective, dans le monde et autour de lui, de forces méchantes. Il croyait au diable plus peut-être encore qu’à Dieu, car il le voyait se manifester chaque jour, sous ses yeux. C’est ce que vient de mettre en lumière l’écrivain russe bien connu, Dimitri Merejkovski, dans une fort intéressante étude 1.

L’ouvrage se divise en deux parties. La première est une étude minutieuse de l’œuvre de Gogol à ce point de vue spécial des manifestations ou des représentations qu’on y trouve de l’Esprit du mal. La seconde s’arrête à l’analyse du caractère et des habitudes de l’écrivain et insiste surtout sur ses idées religieuses qui inclinèrent, de plus en plus, jusqu’à la fin, vers l’ascétisme le plus exalté.

D. Merejkovski, comme beaucoup de philosophes ou de critiques de la Russie moderne, écrit une langue un peu spéciale et peu accessible en général à des Français : c’est un mélange d’expressions du langage de la métaphysique et de la théologie, avec des allusions continuelles aux théories philosophiques allemandes, notamment à celles de Nietzsche, et aux œuvres de Dostoïevski, aux Frères Karamazov en particulier, qui est comme le bréviaire des jeunes écoles. C’est dire qu’il faut une certaine initiation pour le lire. Il reste que les analyses et les déductions de l’auteur ont un grand intérêt, étant toujours accompagnées des témoignages soit de Gogol lui-même, soit de ses contemporains.

Deux personnages dominent l’œuvre de Gogol, c’est Khlestakov du Révisor et Tchitchikov des Âmes mortes. D’habitude, on se borne à reconnaître dans ces types immortels l’intention de satire sociale de l’auteur. Ce n’est peut-être pas là pourtant l’idée première qui, dans l’esprit de Gogol, a présidé à leur conception. Gogol croyait fermement à la réalité du mal éternel et universel, réalité non pas purement logique, mais visible, tangible. Le diable, pour lui, vit à côté de nous, se mêle à nos actions. Il l’a découvert non pas sous une forme plus ou moins immatérielle, mais « sans masque, avec sa physionomie propre, en frac ». Khlestakov et Tchitchikov sont les deux « hypostases » de l’Esprit du mal : tous deux d’ailleurs avec leurs traits particuliers. Khlestakov est un personnage très ordinaire, sans grande valeur intellectuelle. D’où vient-il ? Quel est-il au juste ? On ne le sait pas trop. Mais il a une force à sa disposition, la grande force du mensonge et de la dissimulation, dont il sait d’ailleurs merveilleusement se servir dans sa lutte pour l’existence. Il est comme un animal que l’instinct de la conservation pousse à se dissimuler, à changer de couleur ou de forme. Il marche dans la vie avec cette force qui lui assure des triomphes inouïs et par laquelle il veut s’élever plus haut, toujours plus haut. Les personnages de la pièce sentent eux-mêmes, comme par exemple dans la fameuse scène muette, qu’il y a là, à côté d’eux, comme une puissance surnaturelle.

Tchitchikov représente, lui, quelque chose de plus pondéré. Il est la raison calme qui a un but, le but du capital à amasser. Et pourquoi amasser de l’argent ? Pour jouir de la vie, se donner du confort. Tchitchikov aime le bon ton et le luxe. Dans la province, il représente l’esprit du progrès. Il veut laisser une trace de lui-même dans le monde. Et, à certains moments, sa figure dépasse le cadre du vulgaire escroc qu’il est en somme. Il donne parfois, comme dans sa scène avec M^me Korobotchka, une impression de mystère et d’épouvante.

Gogol, tout le cours de sa vie, lutta contre l’esprit du mal. C’était pour lui une obsession, qui s’explique par son caractère souvent étrange. C’était un être dont on ne pouvait connaître la vraie nature, dont la vie fut une perpétuelle contradiction, qui, nerveux et maladif, ne sentait pas évidemment comme tout le monde, qui avait des sautes brusques d’humeur et d’enthousiasme et de désespoir. Vinrent ensuite ses Lettres à mes amis et les polémiques qu’elles ont suscitées, l’exaltation religieuse allant toujours croissant, le pèlerinage au tombeau du Christ et à Nazareth, sa rencontre du père Mathieu qui achève de le faire sombrer dans le mysticisme, les jeûnes et les macérations, enfin la destruction par le feu de tous ses manuscrits qui fut pour lui le suprême sacrifice et comme un véritable suicide. « Comme le Malin est puissant, disait Gogol tout en larmes à son ami le comte A. Tolstoï, voilà jusqu’où il m’a conduit. »

Le nouveau livre de Merejkovski est une très utile contribution d’histoire littéraire. On aura besoin d’y recourir souvent, car il explique bien des choses. Il est d’ailleurs rempli d’aperçus intéressants et de documents. Nous ne pouvons que regretter dans ces conditions de voir souvent l’auteur s’engager dans des dissertations obscures et affecter une phraséologie un peu bizarre. Signalons, sur la couverture du livre, une silhouette de Gogol par M. Féofilaktov qui semble s’inspirer du mot méchant de Tourgueniev visant l’auteur du Révisor : « Une physionomie de renard ; dans la tournure, quelque chose d’un répétiteur d’une ville de province. »

 

 

L. JOUSSERANDOT.

 

Paru dans la Revue des études franco-russes en 1906.