Marivaux, maître du mensonge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis JOUVET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le thème essentiel des pièces de Marivaux, qui paraît être l’amour, se révèle, en définitive, être le mensonge, et c’est par l’utilisation et la pratique du mensonge que Marivaux fait agir ses personnages et les fait vivre devant nous, dans leurs luttes et leur recherche de l’amour. C’est sous cet aspect fallacieux, dans cette lumière décomposante du mensonge, où leurs sentiments s’offrent avec éclat et cruauté, qu’il nous les présente.

Mais si je veux voir dans Marivaux le mensonge, et dans le théâtre l’utilisation du mensonge, je ne m’abuse pas sur ce qu’il y a de voulu dans ce rapprochement. En substituant à ce mot peu plaisant de mensonge celui plus honnête et plus séduisant d’illusion ou de fiction, je dirai que la qualité de l’illusion ou de la fiction que nous propose Marivaux est sans aucun doute la plus précieuse, la plus épurée, la plus sublimée qu’aucun auteur ait jamais proposée.

Il y a dans la convention de Marivaux un degré de perfection et d’abstraction qui justifie et explique toutes les critiques qu’on lui a faites, toutes les définitions péjoratives de son œuvre : métaphysicien, abstracteur de quintessence, ou raffineur, fabricant d’élixir, ou peseur d’œufs de mouches.

Le mensonge, la convention, l’illusion habituelle du théâtre sont dépassés, surpassés par un « sur-mensonge », une « sur-convention », une « sur-réalité », une illusion perfectionnée. Marivaux a rajouté au système optique du théâtre une autre lentille grossissante par les procédés et par le thème qu’il emploie. Par l’utilisation du mensonge, par l’atmosphère dans laquelle il a placé ses personnages, l’hypocrisie qu’il leur inocule, Marivaux a porté à un point d’excellence jamais atteint jusqu’alors cette convention raffinée au point d’être dépouillée de tout réalisme, jusqu’à la notion du symbole.

Et l’invraisemblance de ses intrigues, son marivaudage et son écriture, la difficulté qu’on a de l’écouter et surtout la difficulté qu’on a de le jouer, ne sont que la conséquence de sa perfection dramatique. Ses pièces offrant toutes la même intrigue ne sont presque plus que des schémas où le personnage devient un spectre du sentiment qu’il veut peindre.

C’est un théâtre pur.

L’œil dans ce qu’il a de plus perçant, l’oreille dans ce qu’elle a de plus exercée, écoute et regarde une cérémonie qui ne peut toucher qu’une intelligence et une sensibilité aiguisées.

C’est un théâtre où il ne se passe rien. Il ne cherche qu’à restituer tous les conflits qui sommeillent en nous. C’est une bataille de symboles que les personnages se livrent, libérant en nous-mêmes tout ce qui n’est pas abouti, tout ce que nous avons rêvé, réveillant d’anciennes impressions ou des souvenirs personnels.

Gustave Planche a dit :

« Il n’y a pas, dans le théâtre de Marivaux, une seule scène qui soit vraie, dans le sens vulgaire du mot. »

C’est justement pour avoir évité cette vérité vulgaire que Marivaux a dépassé le plan des vérités particulières, quotidiennes et temporelles pour atteindre une vérité plus haute, universelle et spirituelle.

 

 

Louis JOUVET.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net