De l’efficacité de la prière

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert KANTERS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Domine Jesu Christe, qui dixisti

Apostolis tuis : Pacem relinquo vobis...

 

 

La prière est la forme par excellence d’une relation entre l’être particulier et l’être absolu. Elle met l’orant en présence de ce qu’il reconnaît de plus haut : il le reconnaît, et bien souvent, ensuite, tente de le modifier. La formule de presque toute prière est : « Que votre volonté soit faite, mais s’il se peut qu’elle coïncide avec telle volonté particulière que voici. » La prière chrétienne, le « Notre Père », contient ainsi une reconnaissance de l’ordre du monde : comment alors peut-elle être encore sans contradiction intérieure, une prière, et une prière de demande ?

 

 

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La guerre crée une telle somme d’injustices et de malheurs qu’il semble aux simples que les yeux de Dieu doivent en être crevés. Alors qu’attend-IL ? Qu’attend-il pour faire triompher la justice ? On ne se débarrasse pas de cette foi du charbonnier en disant que ce qu’elle demande ainsi, c’est le miracle ; car, en réalité, ce n’est pas du tout un miracle que l’on demande à Dieu en lui demandant de manifester sa partialité pour la justice ; ce n’est qu’ainsi qu’il restera fidèle à sa propre nature et à son ordre. Un honnête ecclésiastique annonçait en septembre 1939 que Dieu ne resterait pas neutre dans la guerre qui commençait. Son intention n’était-elle pas meilleure que sa théologie ? Car il faut avoir le courage de dire que si Dieu est avec sa justice, nous ne savons absolument pas, et jamais, avec qui est la justice de Dieu. On peut bien nous dire que la justice et le droit sont avec nous, mais non, du moins sans blasphème, que Dieu est avec nous. Il n’est pas du tout exclus qu’une conscience de l’autre parti, droite et autrement informée, s’imagine que Dieu est avec son peuple. C’est à toute appréhension humaine de la justice et du droit que Dieu ne peut s’identifier. Ainsi reconnaître d’abord l’ordre et la volonté de Dieu, c’est consacrer peut-être notre défaite et notre déchéance. Tous les remparts du dogme et de la théologie n’y peuvent rien ; ils définissent autant qu’il se peut l’essence de Dieu (qu’il soit non contradictoire) et son « sens » (qu’il soit bon, qu’il soit le Bien). Mais il est à chaque instant impossible de rapprocher cette idée de Dieu du déroulement des événements empiriques pour essayer de découvrir le sens de ceux-ci. Tout ce que l’on a affirmé, c’est le sens général du processus, l’itinéraire reste imprévisible. Le « ne jugez pas » prend tout son sens, celui d’un « vous ne pouvez juger ». Nous sommes dans la nuit de la justice, dans l’ignorance de la justice, nous levons les yeux vers un ciel absolument opaque, absolument noir, pour crier vers plus haut, vers plus loin que votre justice soit, et que je sois dans votre justice...

 

 

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La contradiction n’est pas levée, car la prière ne peut sans se nier elle-même supprimer son aspect de relation entre un relatif et l’absolu : et comme la relation qu’admet l’absolu, c’est d’être reconnu et posé pour tel, la prière est donc l’acte par lequel un être reconnaît le souverain domaine de l’Être et se soumet à lui, indépendamment du temps, hors du temps, aussi bien pour le passé que pour le présent et l’avenir, et ensuite propose une vue sur cet avenir qu’il vient d’abandonner... On ne met pas le grappin sur Dieu, on ne lie pas ce que l’on doit reconnaître comme absolument étranger à toute relation. Ou bien la prière, posant et niant presque d’un même mouvement la divinité, est un acte contradictoire et absurde. Ou bien, reconnaissant uniquement Dieu, elle est inefficace et vaine. Fallacieux hommage ou vaine requête, la prière qui apparaît dans la perspective historique chrétienne aussi bien que dans la perspective historique orientale, comme le plus puissant moteur spirituel, ne semble pas pouvoir échapper à ce dilemme. Voici de nouveau la flèche de Zénon, Achille, « immobile à grands pas... »

 

 

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Marchons. Enveloppée ainsi dans une contradiction logique, la prière n’en a pas moins transformé des milliers de vies. Qu’elle ait atteint son but, qu’elle ait modifié l’absolu, qu’elle ait incliné le cœur de Dieu, rien n’autorise à l’affirmer, rien n’autorisera jamais à l’affirmer, puisque nous ignorerons toujours ce qu’était le plan de Dieu. Mais nous voyons la pratique constante de la prière s’exercer dans certaines âmes comme une fonction, et une fonction directrice de leur vie spirituelle. La pratique de la prière engendre un type humain : je ne sais pas si la ferveur de la petite Thérèse a modifié la volonté du Seigneur sur Pranzini, mais je vois comment elle a modifié l’âme de Thérèse Martin. Que le développement de ce type humain soit souhaitable ou non, que, comme le prétendent certains, Thérèse et ses sœurs feraient mieux de se consacrer au développement de la population française, c’est une question de fait qui n’a peut-être pas besoin d’être tranchée maintenant, car elle trouvera sa solution tout à l’heure. Ce que je voudrais simplement retenir, c’est que la prière est avant tout un comportement, toute prière, celle du primitif et celle du saint. On peut donc légitimement déplacer la question et aller de la rationalité à l’efficacité de la prière : peut-être la contradiction se lèvera d’elle-même plus tard.

Or, nous saisissons directement un effet de la prière qui est la modification de l’âme qui fait oraison. La prière est un comportement qui, s’il devient habituel, crée, comme toute habitude, un pli, une pente de l’être. Et, en somme, ce n’est pas un miracle, mais une nécessité qui découle de la nature même que nous avons reconnue à la prière – et si bien qu’à force de dire « Que votre volonté soit faite et non la mienne », on devienne identique tout entier à la volonté de Dieu.

 

 

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Cette transformation spirituelle par la prière mérite d’être considérée de plus près. Nous prions dans la nuit de la justice, disions-nous. Mais non sans avoir posé cette justice, sans avoir affirmé son existence et son absolue supériorité. Puis nous ajoutons, à l’optatif, le vœu que cette volonté coïncide avec la nôtre. Mais cette coïncidence ne peut manquer que par notre perversion ou par notre ignorance. Notre volonté ne peut différer de celle de Dieu que parce que nous choisissons d’aller à rebours, ou parce que nous ignorons dans quel sens elle va. Or, du fait même que notre première démarche a été pour reconnaître le domaine divin, la première éventualité est éliminée : sinon, c’est en nous que s’introduirait la contradiction de la prière, et nous serions fatalement détruits. Reste donc l’ignorance. Autrement dit, il est absolument impossible que notre volonté ne coïncide pas avec celle de Dieu si nous connaissons celle-ci. Ou encore, la coïncidence est dès à présent réalisée, puisque son seul obstacle est un défaut de connaissance, c’est-à-dire quelque chose de très peu différent, comme disent les mathématiciens, d’un non-être. À celui qui se veut semblable à Dieu, par conséquent, il n’est aucun progrès de la connaissance qui ne soit aussi un progrès ontologique, une identification plus parfaite, un succès de la prière. La prière ne se décompose pas en une reconnaissance de l’absolu suivie d’un effort pour maintenir quand même le relatif. Mais très correctement, après avoir posé l’absolu, elle exprime la seule relation que le relatif puisse avoir avec lui, c’est-à-dire l’abandonnement. Et la prière est efficace dans la mesure où elle est un effort perspicace et persévérant pour s’installer dans l’être, pour participer de sa vie. C’est grâce à elle que toutes les acquisitions de notre vie intérieure bénéficient à notre croissance en Dieu, à notre commune croissance en Dieu. Ce n’est pas tout à fait une image de considérer la prière comme la respiration de notre être.

 

 

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La prière, en effet, ainsi entendue n’est pas un exercice particulier. La prière consciente et organisée, celle du pied du lit ou du prie-Dieu, ou même l’oraison jaculatoire répétée au sein des autres activités, cette prière n’est pas plus le tout de la prière, que les exercices respiratoires ne sont le tout de la respiration. Ce qui compte davantage, ce n’est pas une vie de prière, mais la prière d’une vie, c’est-à-dire la mesure dans laquelle toute l’activité d’une vie est tournée vers la clarification intérieure du divin. C’est le sens de l’ama et fac quod vis ; le premier temps de la prière emporte le second. Il n’est donc point de recherche, point de comportement qui ne puisse être une prière. Malebranche considérait l’application à la mathématique pure comme l’application de l’esprit à Dieu la plus parfaite dont on soit naturellement capable. Si toute prière est un comportement, inversement presque tout comportement peut être une prière. Et par exemple, si malgré de voraces lectures, votre esprit ne « profite » pas, s’il reste maigrichon et fluet, c’est que vous n’avez pas assez prié. La prière est le catalyseur indispensable des activités spirituelles fécondes. Toutes les expériences d’un homme peuvent être tournées à la plus grande gloire de Dieu, si la plus grande volonté de cet homme est la glorification de Dieu. Si vous placez la prière au centre de votre vie, elle circulera partout, et bientôt vous serez comme des dieux.

 

 

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Allons encore plus loin. À la limite de la prière, vous vivrez de la vie de Dieu, ou plutôt vous comprendrez enfin que la vie de Dieu est seule vivante en vous. À la limite d’un effort patient, la perversion est impossible et l’ignorance s’évanouit. Le mince brouillard qu’elles créaient entre nous et Dieu, ou entre nous et nous-même, perd son apparence de réalité. Il est impossible de dire que l’homme est devenu Dieu, ou identique à Dieu, ou semblable à Dieu, parce qu’il faudrait trop craindre qu’on oublie de combien Dieu le dépasse ; mais on peut dire que la seule étoffe dont sa vie est faite est l’étoffe divine. Mais alors, si l’on veut bien admettre que la prière crève l’opposition de l’immanence et de la transcendance, elle retrouve peut-être d’une manière intelligible son efficacité sur Dieu, puisqu’elle est efficace en Dieu.

Il nous paraît absurde qu’une volonté particulière, strictement localisée dans l’espace et dans le temps, puisse modifier en quoi que ce soit la volonté de Dieu, c’est-à-dire la volonté absolue de l’être transcendant. Mais à côté de cet aspect de transcendance radicale, l’être de Dieu a peut-être une possibilité d’immanence et comme une immanence virtuelle : Dieu est aussi la totalité de l’univers, il est surtout ce qu’il y a de réalité et d’être dans cet univers. La prière élucide la réalité divine incarnée en chacun de nous : elle actualise un fragment, une perspective du divin immanent. Elle ne crée pas Dieu, elle le révèle, au sens photographique du terme. Elle ajoute à l’être cette détermination importante, qui est d’être perçu, par une ou plusieurs consciences. Ainsi peut-on sauver l’immuabilité de l’être et l’efficacité de la prière à la fois. Toutes les prières du monde ne peuvent mouvoir, ni émouvoir l’absolue transcendance de Dieu : mais n’importe quelle prière authentique illumine la face de Dieu. L’opposition de l’immanence et de la transcendance n’existe qu’au regard des créatures temporelles. Dieu est en lui-même l’un et l’autre, la prière nous permet de le saisir à la fois immanent et transcendant. Le temps n’est peut-être que l’apparence intercalée entre le Dieu transcendant et le Dieu immanent – intercalée provisoirement, puisque justement, c’est le temps. Ainsi toute prière est un progrès en Dieu, et en ce sens, nullement vaine.

On saisit d’autant mieux alors la valeur de la prière qui se confond avec l’activité d’une vie. Tout geste, tout acte, toute façon d’être orientée par l’intention vers l’être complet et absolu est une prière : et celle qui modifie l’être en nous est assurément aussi celle qui parviendra le mieux à modifier l’Être en soi. Du fait que nous nous modifions en un certain sens, nous n’acquérons aucun droit, mais nous créons un certain état de l’être favorable, si notre modification a été sincère et totale, à toute notre volonté. Il n’est pas jusqu’à la prière qui n’ait aussi sa dignité : car elle est pensée, elle est création ou accentuation en nous et par là même en l’être, d’une disposition ou d’une force.

C’est pourquoi aussi il est très peu important à la fois à la grandeur de Dieu et à la grandeur de l’État que telle ou telle soit carmélite ou mère de famille. L’office divin est une prière, et l’accouchement peut en être une, et nulle ne peut raisonnablement créer un débat pour chercher laquelle est la plus efficace, c’est-à-dire laquelle met Dieu dans la plus grande lumière. La manière dont une âme choisit d’aller à Dieu, d’élucider sa part intérieure du royaume de Dieu ne peut être que la bonne manière pour cette âme.

 

 

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Et puisque la prière est notre mode spécifique de relation avec l’absolu, il paraît également normal de lui reconnaître une sorte de supériorité et comme un droit de direction sur nos autres activités. On a souvent craint que le « ama » ne soit qu’une protection insuffisante contre les égarements possibles du « fac quod vis ». À combien d’âmes le bonheur apparaît comme un gage certain de conformité à la volonté divine, à combien même le simple plaisir ? Et comment permettre à n’importe quel comportement de prétendre, à cause d’une droiture d’intention souvent bien difficile à apprécier, à la valeur d’une prière ?

Mais, précisément la prière est en elle-même un facteur de discrimination, peut-être un fondement possible pour la morale : ce qu’on lui offre, elle le présente à Dieu. Il ne faut donc lui offrir que ce que Dieu peut accepter. La morale est une sorte de technique définissant les comportements qui peuvent sans contradiction être considérés comme des prières. Ainsi, c’est à la nature de Dieu et non pas à sa volonté que la morale se référera – nature de Dieu sur laquelle il appartient à la métaphysique préalable à toute prière de nous renseigner. Si nous doutons de la moralité d’un geste, confrontons-le à la nature de l’être : si elle ne peut le souffrir sans contradiction, notre geste est condamné. Il est parfaitement logique, étant donné la nature de la prière, qu’elle soit ainsi l’intermédiaire entre la théodicée et la morale. Et ce fondement de l’éthique n’est pas si vague qu’on pourrait croire à cause de l’ordinaire pauvreté de notre représentation de Dieu. À le considérer même simplement comme l’être unique et constant, nous voyons déjà qu’aucun mensonge ne pourra lui être une prière agréable, ni aucune duplicité. D’aucuns jugeront que c’est déjà presque toute la morale.

 

 

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Il apparaît donc fort peu de différence entre les diverses prières : de demande, d’adoration, etc. Et peut-être finalement toute prière est-elle surtout une « prière de situation », l’heure où le voyageur sur la terre fait le point...

 

 

Me voici, mon Dieu, au terme de cette dissertation où je me suis appliqué à dire pourquoi je suis convaincu que ma parole n’est pas vaine quand elle s’adresse à vous. Pourtant, je ne vous prie pas très souvent ; j’ai grandi dans ces pays où une religion montre clairement qu’elle a compris que la prière est en chaque homme une incarnation de votre justice et de votre être, puisque elle se propose comme la religion même de votre verbe incarné. Mais je n’ai appris que très tard ce qu’il y a au-delà du parvis de ses temples, et même, je n’ai jamais su très bien vous y chercher.

Je me reproche souvent d’être plus habile à comprendre l’unité qu’à l’aimer. Mais j’ai confiance que lorsque je dis : « me voici », ma prière ne vous trompe pas et même qu’elle est presque finie. Mon Dieu, voici le cœur que je me suis forgé à travers les expériences et les épreuves de la vie que vous m’avez donnée. Il est sans doute, comme le dit le plus aimé de mes intercesseurs, creux et plein d’ordures. Vous savez cependant qu’il est des coins dont le monde flétrit ainsi la saleté et où je n’arrive pas à reconnaître le mal. Vous savez que je mène souvent une vie paresseuse et imbécile. Vous savez que je quitte souvent votre pensée pour n’importe quelle pensée. Vous savez que j’ai peu de volonté dans les affaires du monde, – et dans les vôtres, beaucoup de volonté, mais plus de volonté que d’amour. Vous savez que je mens parfois et que parmi les autres péchés reconnus par vos prêtres, il en est peu dans lesquels je n’aie donné quelquefois. Vous connaissez ma langue et l’usage que j’en ai fait. Vous connaissez mon sexe et l’usage que j’en ai fait. Vous connaissez mon cœur et mon esprit... En gros, j’ai l’impression que je n’ai pas fait très bon usage de moi-même, si faire bon usage de soi est, comme je le crois, d’en user à vous servir. Mon Dieu, c’est sans doute parce que je ne sais pas bien qui vous êtes. Il m’a fallu longtemps marcher seul. N’étiez-vous pas seul, vous aussi, tant que je ne vous voyais pas ? Nous voici. Peut-être suis-je en retard, peut-être ai-je laissé échapper des occasions. Peut-être même la onzième heure est-elle passée. Mais si je regarde vers l’avenir, certes je trouve en moi des vœux dont l’objet est dans le siècle, mais j’espère bien ne pas mentir en disant que j’en trouve un aussi dont vous êtes l’objet, puisque c’est celui de travailler pour vous dans mon cœur, et avec vous dans celui des hommes.

 

 

Août 1910.

 

 

 

 

Robert KANTERS,

L’avenir de la religion,

Julliard, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

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