Le Saint-Sépulcre rouge
par
Nikos KAZANTZAKIS
Le Saint-Sépulcre contemporain de la nouvelle Jérusalem, au milieu de la Place Rouge, était encapuchonné de neige. Des milliers de pèlerins, en pelotons serrés, silencieux, attendaient que s’ouvre la porte basse. Hommes, femmes, enfants nouveau-nés étaient venus du bout du monde, pour voir et adorer le tsar rouge qui était couché sous la terre, tout vivant. J’étais venu avec eux. Personne ne parlait. Nous avons passé des heures dans la neige et le froid, le regard fixé sur le Saint-Sépulcre. Tout à coup une masse pesante a remué devant la porte basse ; la sentinelle rouge avait ouvert.
Lentement, sans parler, la foule s’enfonçait, carré par carré, dans l’entrée noire et disparaissait. J’ai disparu avec eux. Nous descendions très lentement sous la terre ; l’air était lourd du halètement des hommes et de l’odeur de renfermé. Brusquement les visages neutres, bovins, des deux moujiks qui marchaient devant moi se sont éclairés, comme si un soleil souterrain était tombé sur eux. J’ai avancé la tête : en bas, très bas, apparaissait enfin le grand cristal qui recouvrait la sainte dépouille ; livide, chauve, le crâne de Lénine miroitait.
Il est couché, tout vivant, vêtu de sa blouse grise d’ouvrier, recouvert de la taille jusqu’en bas, d’un drapeau rouge, le poing droit serré, la main gauche, ouverte, posée sur la poitrine. Son visage est rose, souriant, sa petite barbiche très blonde, un souffle de sérénité remplit le haut cristal. Les foules russes le regardent, transportées en extase, du même regard exactement dont elles regardaient, à peine quelques années plus tôt, le visage rose et blond de Jésus, sur les iconostases dorées. C’est encore un Christ, un Christ rouge. La substance est la même, c’est la substance éternelle de l’homme, faite d’espérance et de crainte. Il n’y a que les noms qui changent. Je suis sorti sur la place enneigée, pensif. Comme il avait lutté cet homme, je m’en rendais compte avec admiration, comme il avait souffert en exil de la pauvreté, des trahisons et des calomnies, comme ses amis les plus chers s’étaient effrayés de sa foi et de son obstination, et l’avaient abandonné. Sur le front chauve que j’ai vu sous le cristal, et derrière les petits yeux, à présent éteints, la Russie avec ses villes et ses villages, avec ses plaines sans fin et ses larges fleuves au cours lent, avec ses toundras et ses déserts, criait et réclamait la liberté.
Il croyait, parce qu’il était l’âme la plus forte, et partant la plus responsable, de la Russie, que c’était lui qu’elle appelait, et à lui qu’elle avait imposé la tâche de la sauver. Pourquoi avait-elle créé, avec ses luttes, son sang et ses larmes, l’âme la plus forte, sinon pour la charger de l’épreuve terrible, mortelle ?
Et tandis que je faisais les cent pas, pensif, sur la Place Rouge, Itka, que l’on m’avait donnée pour guide, me parlait, et j’admirais sa jeunesse et sa foi ; à mesure qu’elle parlait, son corps tout entier, comme celui des saints du Greco, devenait une flamme.
– Pourquoi me poser des questions sur Lénine ? Que te dire ? Par où commencer ? Ce n’est plus un homme, c’est un signe de ralliement. Il a perdu les traits humains, il est entré dans la légende. Les enfants qui sont nés dans les années de la Révolution, on les appelle enfants de Lénine ; le vieillard mystérieux qui vient pour le premier de l’An, chargé de cadeaux qu’il distribue aux enfants, ce n’est plus saint Nicolas, ni saint Basile, c’est Lénine ; tout moujik, toute petite femme du peuple ont besoin d’un consolateur, d’un protecteur surhumain ; ils pendent à leur nouvelle iconostase la figure sanctifiée de Lénine et allument la veilleuse devant lui. Dans les villages les plus reculés de Russie, depuis l’océan glacial arctique jusqu’aux pays tropicaux de l’Asie centrale, les gens simples, pêcheurs, laboureurs, bergers, sculptent pendant leurs veillées, parlant, riant, soupirant, la figure de Lénine. Les femmes la brodent avec des soies multicolores, les hommes la sculptent dans le bois, les enfants la dessinent avec un morceau de charbon sur les murs. Un jour on lui a envoyé d’un petit village d’Ukraine son portrait : une mosaïque de grains de blé, et les lèvres étaient faites de poivre rouge.
« Lénine, pour nous tous, cultivés ou incultes, est devenu un mot d’ordre. Le grand homme, pour nous, ne plane pas en l’air, au-dessus du peuple qui l’a engendré ; il sort des entrailles de son peuple ; seulement, ce que le peuple exprime par des cris inarticulés, lui l’exprime par une formule parfaite. Et dès qu’il l’a formulé, cela ne peut plus se disperser et se perdre, cela devient un mot d’ordre. Que veut dire mot d’ordre ? Action.
– Et Staline ? demandai-je, et je brûlais d’entendre parler de ce moustachu sauvage, avec son corps carré, pesant, son œil rusé et ses gestes lourds et mesurés ; quel genre de monstre sacré est donc Staline ?
Itka s’est tue un instant ; il semblait qu’elle mesurait ses paroles et ne voulait pas qu’il lui échappe un mot de trop ; on sentait qu’elle était entrée dans une zone interdite. Elle a enfin trouvé ce qu’il fallait dire, elle a parlé :
– Lénine est la lumière, Trotsky est la flamme, mais Staline est la terre, la lourde terre russe. Il a reçu la semence, un grain de blé, et quoi qu’il arrive à présent, si fort qu’il pleuve ou qu’il neige, ou si longtemps qu’il reste sans pleuvoir ou sans neiger, il conservera cette semence, ne l’abandonnera pas, tant qu’elle n’aura pas donné un épi. Il est patient, obstiné, sûr de lui. Et il a une résistance inimaginable. je vais te raconter une seule aventure de sa jeunesse, quand il était ouvrier à Tiflis, et tu comprendras.
« C’était l’époque, cela nous paraît à présent une légende, où en Russie les grands-ducs, quand ils se soûlaient, faisaient mettre les moujiks en file dans leurs parcs et s’exerçaient sur eux à tirer au pistolet. Mais les ouvriers avaient commencé à s’organiser, et la police du tsar arrêtait à chaque instant les dirigeants ouvriers, les mettait en prison, les exilait en Sibérie, les tuait. Un jour les ouvriers qui déchargeaient les wagons à Tiflis ont décrété la grève : ou bien vous améliorez nos conditions de vie, disaient-ils, pour que nous vivions nous aussi comme des hommes, ou bien nous ne travaillons plus. La police s’est jetée sur eux, en a arrêté une cinquantaine, les a alignés dans un champ en dehors de Tiflis ; les soldats du tsar se sont rangés en ligne, et chacun tenait un knout garni de clous.
« Un à un les ouvriers se mettaient torse nu, passaient devant l’armée alignée, et chaque soldat, de toutes ses forces, abattait le knout sur eux. Le sang jaillissait, la souffrance était intolérable, beaucoup n’ont pas pu arriver jusqu’au bout de la ligne, et se sont évanouis ; quelques-uns sont tombés, morts.
« Le tour du chef des ouvriers est venu ; il a rejeté sa blouse, s’est mis torse nu et, avant que ne commence le martyre, s’est penché, a cueilli une petite herbe délicate et l’a passée entre ses dents ; puis il s’est mis à marcher lentement, sans plier, devant chaque soldat. Le knout s’abattait sur lui avec rage, le sang jaillissait de ses blessures, mais il gardait les lèvres serrées et pas un cri ne sortait de sa bouche. Les soldats, mortifiés, se sont mis en tête de l’abattre, ils le frappaient chacun deux ou trois fois, il restait muet. Il a passé toute la ligne des soldats, sans plier, sans gémir, et quand il est arrivé au dernier, il a retiré d’entre ses dents le brin d’herbe et le lui a donné
« – Prends ceci, lui dit-il, en souvenir de moi ; regarde-le, je ne l’ai même pas mordu. Je m’appelle Staline.
Itka m’a regardé, a souri :
– Ce brin d’herbe, dit-elle, voilà des années que nous le gardons entre nos dents, tous les Russes, et que nous nous efforçons de ne pas le mordre. Tu comprends, à présent ?
– Je comprends, répondis-je en frissonnant ; la vie est violente...
– Mais l’âme de l’homme est plus violente encore, dit-elle, et elle m’a serré le bras, comme si elle voulait me donner du courage.
J’écoutais parler l’ardente Itka et gardais la tête haute, comme si je sentais souffler sur moi l’haleine lointaine et impétueuse de la steppe ; un vent venu de l’Orient, chargé de ruine et de création, faisait vaciller mes tempes.
Ce qui m’émouvait le plus profondément, et chaque jour davantage, était ceci : dans la rumeur des villes et dans les plaines enneigées de la Russie je voyais, pour la première fois aussi visible, l’Invisible. Et quand je dis l’Invisible, je n’entends pas par là quelque Dieu des prêtres, ni quelque conscience métaphysique, ni quelque Être parfait ; mais la Force mystérieuse qui nous utilise, nous les hommes – et avant nous les animaux, les plantes, la matière – comme porteurs, comme bêtes de somme, et qui se hâte, comme si elle avait un But et suivait un chemin. On se sent, là-bas, entouré des forces aveugles qui créent l’œil et la lumière.
Au delà de la raison et des savantes disputes, au delà des nécessités économiques et des programmes politiques, au-dessus des Soviets et des commissaires, agit et règne là-bas l’Esprit de notre époque, ténébreux, ivre, impitoyable. Du moujik le plus bestial jusqu’à la sainte figure de Lénine, les hommes, conscients ou non, sont tous ses collaborateurs.
Cet esprit est plus élevé que les programmes, que les chefs, plus élevé que la Russie. Il souffle sur eux, les laisse en arrière, et mobilise le monde.
Quand je suis arrivé dans ce terrible creuset, j’ai posé des questions philosophiques aux fidèles qui fabriquaient la Russie nouvelle. J’étais encore dominé par les vaines préoccupations aristocratiques du bourgeois qui a mangé, s’est rassasié et a le loisir de discuter et de jouer ; je ne voyais pas le monde visible, je cherchais à voir l’invisible. J’arrivais du pré d’asphodèles de Bouddha.
On dit qu’un matin Socrate, déjà vieux, se promenait dans l’agora et attendait le premier adolescent qui passerait pour engager la conversation avec lui et ravir son âme. Mais, au lieu d’un adolescent, il vit, ce matin-là, venir de l’Orient un vieux sage hindou. Il était parti à pied, des années plus tôt, pour venir trouver Socrate. Et dès qu’il le vit, il se jeta â ses pieds, embrassa ses genoux, et lui dit :
– Bouddha, ô sage délivré des choses terrestres, vainqueur de la vie et de la métamorphose, maître des dieux, éléphant blanc qui marches et déchires le filet trompeur de la vanité, ô corps qui es au delà de l’œil et de l’oreille, de l’odorat, du goût et du toucher, incline l’écuelle de tes aumônes que tu tiens à la main, et verse-moi, comme une goutte d’eau, dans l’océan de l’inexistence. Seigneur, tends la main et montre-moi le chemin de la perdition éternelle !
Et Socrate, cachant courtoisement le sourire ironique que faisaient naître en lui ces paroles barbares, lui répondit – Si j’ai bien compris, étranger, tu parles de dieux et d’éternités. Je vais te conduire auprès d’un de mes amis, hiérophante à Éleusis. Celui-là sait comment s’est fait le monde, d’où nous venons et où nous allons et comment il se fait que les étoiles soient plus grandes que le Péloponnèse ; il sait aussi que Dieu est un neuf qui brille dans l’Érèbe et il t’apprendra le sortilège à dire pour le cyprès blanc... Moi, pardonne-moi, je ne me soucie que de cette terre et de l’homme.
« Quel éclat de rire pousserait Staline, pensai-je, si j’entrais demain au Kremlin et si je lui posais les questions du vieil Hindou ! »
Parfois je critiquais les communistes et Itka me fermait la bouche.
– Tais-toi.
– Je cours un danger ?
Elle riait :
– C’est peut-être moi qui cours un danger, Nicolas Mikhaïlovitch. Ne dis pas de mal de la Russie. Ici ce ne sont pas seulement les murs, c’est l’air qui a des oreilles.
Nikos KAZANTZAKIS,
Lettre au Greco, 1961.