Mariage

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le comte Hermann de KEYSERLING

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La famille appartient à l’ordre émotionnel ; elle existe donc par nécessité naturelle, et il s’agit d’une perversion lorsqu’elle dégénère. Le mariage, par contre, est d’ordre spirituel. C’est pourquoi son existence dépend du libre arbitre. C’est pourquoi, à toutes les époques de compréhension, il fallait la consécration pour créer ce lien spécial.

Car le mariage n’est pas identique avec cette monogamie qu’on trouve aussi chez beaucoup d’animaux. D’abord, ni l’homme ni la femme ne sont monogames par inclination naturelle. Si le plus souvent tous les deux sont monogames en fait, lors même que l’idéal ou la loi de la monogamie ne sont pas en vigueur, cela tient à des raisons économiques de la part de l’homme, et pédagogiques de la part de la femme. La force du lien familial ne dépend aucunement de la monogamie. L’ordre émotionnel peut se manifester avec la plus grande richesse et la plus grande intensité sans qu’il y ait mariage dans le sens où nous l’entendons.

En second lieu, le mariage ne constitue pas un idéal nécessaire au point de vue du bonheur. La majorité des humains doués de sens critique qui se proposent la félicité personnelle pour but suprême, n’ont guère de penchant pour ce lien particulier. Cette majorité se range généralement de l’avis de La Rochefoucauld, qui a dit : « Il y a des mariages heureux, il n’y en a jamais de délicieux », ou de cette princesse Lichnowsky, laquelle, jouant sur le mot allemand Ehe (mariage), l’appelle l’union de deux voyelles par un soupir. Pour ceux à qui l’esprit critique fait défaut, s’ils se sont mariés à l’aveuglette dans l’espoir de trouver le bonheur, ils sont généralement déçus. Il paraît bien difficile, en fait, de fonder une institution précisément sur l’amour, au sujet duquel Carmen a vraiment dit le dernier mot en l’appelant un enfant de Bohême qui n’a jamais connu de loi. Quelle idée absurde que de vouloir maintenir par la chaîne de normes qu’invente l’intelligence, ce qui dépend essentiellement de la Gana, cette force élémentaire, obscure et profonde, qui est inaccessible aux prises de la raison et de la volonté, et qui suit son cours aveugle sans être influencée par aucun motif extérieur ! Et si, de l’intérieur, et de l’intérieur seulement, l’amour enchaîne absolument, si la sous-chéance est son effet spécifique, il ne peut fleurir dans une autre atmosphère que celle de l’illusion de la liberté. Dès qu’un amoureux se croit tellement sûr de l’objet de ses vœux qu’il ne craint plus de le perdre par un manque de délicatesse, la plupart du temps il cesse d’aimer. Si donc la réalisation du bonheur, au sens où l’entend un amoureux, était le but du mariage, on l’aurait probablement inventé, car tout amour projette son intensité dans la croyance à une durée perpétuelle, – mais depuis longtemps les désillusions accumulées l’auraient discrédité.

Et l’institution du mariage n’est pas non plus – c’est là le troisième point – indispensable à l’éducation des enfants ; c’est ce dont se rendent de mieux en mieux compte, aujourd’hui, les États qui se croient les plus avancés, États-Unis et Russie soviétique. Nous avons bien vu, dans notre étude sur la famille, que seule l’atmosphère de l’intimité crée des âmes richement développées. Seulement, une expérience de plus en plus générale le prouve, nul n’est forcé d’admettre pour idéal la richesse intérieure.

Pourquoi donc le mariage que nous appelons chrétien – mais qui existe au même sens chez tous les humains qui ont atteint un niveau équivalent de culture intérieure – pourquoi donc le mariage demeure-t-il la forme idéale de l’union des sexes ? On le voit plus clairement que partout ailleurs en Russie soviétique, où l’absolue liberté dans les rapports entre les sexes a développé d’un côté un certain ascétisme, et de l’autre un penchant toujours croissant à vivre maritalement au sens traditionnel. La raison en est précisément que le mariage n’appartient pas à l’ordre naturel, mais à l’ordre spirituel. Et le centre véritable de la constitution humaine, si complexe, ne se trouve pas dans la Nature, mais dans l’Esprit.

 

Le mariage, ce n’est pas l’amour institutionnalisé ; ce n’est pas, comme le définit la loi romaine, une convention qui assure la mise au monde d’enfants légitimes ; ce n’est pas davantage une coopérative économique ni un contrat social : le mariage est un lien spirituel librement accepté et consenti. C’est pourquoi plusieurs langues ne possèdent qu’un mot pour fiançailles et promesse : en décidant de se marier, on se lie comme on le fait en donnant sa parole. C’est pourquoi, instinctivement, les jeunes filles deviennent sérieuses dans leur attitude devant la vie, aussitôt que se pose pour elles la question du mariage : la première idée qu’elle évoque en elles, c’est celle de la responsabilité – idée qui appartient au même plan spirituel que la promesse. Et si le jeune homme exprime souvent son désir de se marier en disant qu’il s’est décidé à « se ranger », cela a la même signification : il veut se ranger dans un ordre nouveau et sérieux dans son essence. Évidemment, chaque être jeune espère d’instinct réaliser dans le mariage son idéal de bonheur parfait. Mais ici aussi, les femmes – tellement plus profondes que la moyenne des hommes dans les questions vitales d’ordre intime – sont averties par l’instinct que le fait de céder à une simple inclination amoureuse n’est pas une garantie de bonheur. Il est rare qu’elles ne soient pas prêtes à sacrifier un engouement même vif à la perspective d’un bonheur qu’elles jugent plus sérieux. Et en agissant ainsi – une expérience millénaire le prouve – elles ont presque toujours raison. Le bonheur que donne le mariage n’est pas fonction de l’amour seul. Et d’autre part, il y a eu des mariages d’amour et des mariages d’argent et des mariages de convention et des mariages pour motifs religieux, qui tous ont finalement conduit au même genre de félicité. C’est que le mariage constitue un lien spirituel qui intègre dans une synthèse supérieure et autonome, sinon toutes, du moins une grande partie des tendances qui poussent les sexes à s’unir. Et, d’une façon ou d’une autre, c’est à une intégration du multiple et du contradictoire qu’aspire tout être humain ; car l’unité, expression de paix intérieure, crée seule un bonheur complet et durable à la fois.

Or, quelle est la vertu spéciale de la vie matrimoniale qui lui donne ce pouvoir d’intégration et d’unification ? C’est en empruntant le langage courant de la Renaissance que nous arriverons le plus aisément à une claire compréhension. Cette époque professait qu’il y a correspondance entre le microcosme et le macrocosme ; l’homme serait le miroir de l’Univers. Ceci est scientifiquement exact en ce sens que la Nature et la destinée humaine constituent des parties intégrantes de l’ordre universel, et que nécessairement la partie participe des caractéristiques du tout. Or dans l’état de mariage, et dans l’état de mariage seulement, cette participation intégrale et totale est librement consentie.

Toute vie organique supérieure est bipolaire en son essence. Mais jamais les principes masculin et féminin n’arrivent à se fondre aussi intimement qu’ils le désirent, sauf pour de brefs instants. Et jamais non plus l’un ne réussit à échapper au champ de forces de l’autre : la tension entre les sexes demeure toujours la première et la dernière donnée du dynamisme vital. Ce qui est vrai des animaux, l’est de l’homme à un degré d’intensité fort supérieur. Car chez lui, les rapports naturels, en plus de ce qu’ils sont par eux-mêmes, sont des moyens d’expression pour les besoins et les forces de l’âme et de l’esprit. Par conséquent, tout destin général se transforme chez lui en destinée personnelle. D’où le caractère toujours « fatal » (au sens latin du terme) de l’amour humain. Or, sur le plan de l’Esprit conscient, cette « fatalité » de l’inéluctable tension bipolaire qui attache tout être humain à son pôle opposé, trouve son expression originelle dans le mariage monogame indissoluble, et dans ce mariage uniquement. L’amour le plus violent ne correspond pas nécessairement à la destinée intégrale d’un être ; par rapport à celle-ci, il est même presque toujours excentrique ; c’est pourquoi il brise une vie plus souvent qu’il ne la mène à la plénitude. De toute façon, l’amour n’est jamais cette destinée intégrale, concentrée dans le microcosme d’un champ de forces bipolaire, car jamais l’amour en tant que tel ne donne expression à toutes les fonctions, actives et passives, qui définissent un être particulier dans l’ensemble des êtres et des choses. Il n’est essentiellement pas responsabilité, car la définition que le bouddhisme donne de la Vie, à savoir que la capacité de cesser d’être en constitue l’essence, est certainement vraie de l’amour. D’autre part, le soi-disant « mariage » polygame ne peut créer ce champ de forces à tension bipolaire qui fait du mariage monogame le miroir du Destin universel ; et la possibilité du divorce, envisagée en contractant le mariage – pour ne rien dire du divorce prémédité qui est la clef de tant de mariages modernes –, enlève à l’union conjugale tout caractère de fatalité. C’est pourquoi le mariage, là où il existe tel que nous l’entendons, a toujours été déclaré indissoluble par définition, qu’il y eût ou non des moyens et des expédients pour corriger la destinée par le divorce ou l’annulation.

Or, cette indissolubilité conduit par elle-même à une identification de la destinée personnelle avec le Destin universel. Ce n’est plus la tendance du moment qui compte ni en premier ni en dernier lieu, c’est toujours le Tout de la vie. L’expression-type de ce fait est d’un côté la fidélité réciproque promise par les conjoints à travers tous les intérêts passagers, et de l’autre la responsabilité acceptée pour les enfants. Mais il en va de même de tous les faits essentiels et de toutes les étapes successives de la vie : impossible de les escamoter, une fois qu’on est à deux. Pas moyen, alors, de vivre en marge de la vie, de ne pas tenir compte des contingences de la position, de la fortune, de la carrière à faire. Force est à chacun de voir s’enfuir d’abord la jeunesse du partenaire, et ensuite, par répercussion, la sienne propre. Force est à chacun d’arrêter son attention sur ce qui importe réellement dans la vie, car d’instant en instant l’écho qu’un état trouve chez le conjoint vous y oblige. Le maquillage n’est un expédient valable que pour la vie à grande distance, et ce maquillage en grand qui porte le nom de vie mondaine, avec ses conventions escamoteuses de l’expérience vitale, avec son remplissage complet du temps – si complet qu’il interdit toute réflexion – ne devient jamais le Tout de la vie, même dans la vie de cour.

Mais d’autre part, cette expérience de l’inéluctable Destin universel vécu sous forme de destinée toute personnelle, rend ce Destin précieux. Tout alors acquiert un sens personnel, comme le fait un objet dénué de toute valeur s’il est offert en souvenir par un être cher. Et une fois que de cette manière il consent au Destin, l’être humain s’approfondit et trouve un contact de plus en plus étroit, qui à la limite devient identification, avec le Soi-même profond. Ce Soi-même est spirituel. Son domaine propre est celui du Sens et non pas celui des faits. Plus ce principe spirituel domine la conscience, et plus la vie tout entière change de plan. De plus en plus, ce ne sont pas les faits en eux-mêmes qui comptent, mais leur signification quant à la personne. Mais alors, ce qui est dur ou triste ou malheureux en soi peut devenir condition de bonheur ; non seulement les biens matériels, mais même la maladie, même la séparation et même la mort perdent leur sens intrinsèque. De toute manière, tout alors prend un sens pour vous et intensifie la conscience de la Vie. Il est absolument impossible de vivre une vie profonde qui soit vide, car de son point de vue les évènements extérieurs ne sont jamais la réalité dernière.

Il n’est point indispensable, à coup sûr, de se marier pour réaliser le Sens profond de la vie ; il y a le saint, le héros, le philosophe solitaire et détaché. Et j’espère bien que personne ne s’est jamais marié avec l’intention préconçue de « réaliser le Sens » ; car cette intention à elle seule, dans sa monstrueuse indélicatesse, aurait fait du Sens un odieux contresens. Mais le fait que pour la Nature l’homme ne serait complet que s’il était androgyne – vérité naturelle dont la plupart des mystiques affirment qu’elle se trouverait vraie, sous une forme différente bien entendu, sur le plan spirituel également – implique pour l’immense majorité la nécessité d’une tension perpétuelle entre les deux pôles organiques, afin que la vie réalise tout son dynamisme ; ce même fait implique que chaque sexe ne se réalise lui-même qu’en se polarisant avec le sexe opposé. Et il faut que la femme comme l’homme prennent conscience qu’il est impossible d’échapper au champ de forces bipolaire dans lequel ils sont entrés, afin que ce champ de forces développe en eux toutes ses puissances. On ne saurait exagérer l’importance du penchant qu’ont les humains à ne pas voir les vrais problèmes et les réelles difficultés de la vie : évidemment un tel escamotage rend l’existence plus facile. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il faut qu’une obligation extérieure les force à vivre toute leur vie. En ce sens, seul le sacrifice consenti de la liberté donne aux évènements indifférents par eux-mêmes leur caractère fatidique ; et, pour l’immense majorité, seul ce consentement personnel et intérieur à l’inéluctabilité d’un destin extérieur élève celui-ci sur le plan spirituel. Ce sont les bouddhistes qui ont le mieux compris pourquoi l’homme ou la femme célibataire n’est jamais un être complet, car ils l’opposent directement au moine. L’ascète qui a renoncé à tout est, selon eux, l’être le plus élevé qu’il y ait sur terre, car toute sa vie est responsabilité et discipline en vue d’une perfection suprême. Le célibataire, par contre, esquive ou renie les responsabilités ; c’est pour cela qu’aux yeux des bouddhistes, il est spirituellement très inférieur à l’homme marié et est, de tous les hommes, celui qui a le moins de chances d’avancer sur la voie qui mène au Nirvana.

 

Nous avons exprimé tout à l’heure l’espoir que jamais amoureux n’ait dit à celle qu’il désirait épouser qu’il le faisait en vue de se réaliser lui-même. Pourtant, si en tout cas toute femme aspire en dernier lieu au mariage et non à l’amour, si elle met dans cette aspiration tout son sérieux, et si une fois mariée, elle devient normalement sérieuse (même lorsqu’elle l’a été fort peu auparavant), cela tient au fait que presque toujours la vie conjugale seule crée les conditions nécessaires pour donner à l’existence toute la plénitude de sens personnel dont elle est susceptible. Et tout être aspire si primairement à cette plénitude que c’est là ce qu’il entend d’abord par amour. C’est pourquoi il croit que l’amour à lui seul crée la plénitude. Et c’est bien ainsi que l’ont voulu la Nature et la Providence. L’amour représente la voie d’accès normale à l’état de mariage. Les êtres jeunes n’ont que peu de sentiments et d’aspirations conscients, et ceux dont ils ont conscience sont peu différenciés. Leur âme est une sorte d’esquisse ; c’est l’expérience de la vie qui en fera un tableau. Mais il faut bien commencer par ce qu’on a ; il est normal que l’amour prime tout à l’âge où les jeunes gens se marient. Pour cette raison, tout mariage entre jeunes gens devrait commencer par l’amour seul. Le reste se développera plus tard. Mais si l’âme des jeunes est une esquisse, elle n’en montre que plus clairement les grandes lignes du tableau à venir. C’est pour cela que ce sont eux surtout qui parlent de « destinée » quand ils se marient. C’est pour cela qu’ils sont infiniment plus sérieux dans leur choix que les hommes ou les femmes expérimentés. Ce sont aussi les jeunes – ceci est vrai en tout cas de toutes les femmes sans exception – qui pensent en premier lieu au sens spirituel qu’aura leur union.

En effet, le mariage n’est pas du tout, pour la conscience profonde, une mesure de sécurité économique ou érotique ; c’est, comme l’a si bien compris l’Église en le sanctifiant, un « état » d’essence spirituelle. C’est pourquoi il n’existe, pour la conscience universelle, que s’il a été consacré. Il n’est pas nécessaire de croire à la validité exclusive de telle formule de consécration, puisque toutes ont produit le même effet salutaire. Il n’est pas nécessaire non plus, pour saisir l’unique sens du mariage, de croire à aucune religion traditionnelle. Seulement, aux yeux des gens qui n’admettent que les institutions civiles et laïques, la fonction si terre-à-terre de l’officier d’état civil se revêt automatiquement du prestige ancestral du prêtre, travestissement qui souvent ne manque pas de comique. C’est que la réalité spirituelle ne fait jamais corps avec une réalité tellurique quelconque. Il n’y a qu’un seul cas où l’on puisse se passer d’une incarnation spécifique du principe spirituel : lorsqu’on comprend le sens propre de la spiritualité. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, une incarnation spécifique de l’Esprit n’est plus nécessaire à la conscience.

Le moment est venu d’expliquer ce qu’est le principe spirituel, dans un langage aussi simple que le permet le sujet. Je résumerai ici ce que j’ai exposé tout au long dans les derniers chapitres de ma Psychanalyse de l’Amérique et des Méditations sud-américaines. Dans notre étude précédente, nous avons défini l’homme comme l’animal sentant ; c’est là en effet sa vraie définition zoologique. Mais l’homme n’est pas animal en dernier lieu. Depuis l’irruption de l’Esprit, un principe supra-animal, que nous appelons le principe spirituel, se manifeste de plus en plus comme l’essence même de l’homme. L’homme accepte de moins en moins comme lui étant propre ce qui n’a pas été incorporé dans un organisme gouverné par l’Esprit. La femme primitive se sent possédée lorsqu’elle a été violée. La femme spiritualisée ne se sent possédée que si elle s’est donnée elle-même, si elle a consenti intérieurement à être prise. De même, l’homme primitif accepte comme son destin tout ce qui lui arrive : l’homme évolué n’accepte comme lui appartenant que ce qui correspond aux tendances de son Soi-même le plus profond. Chez lui, le Sens prime les faits. Ne se rapporte à sa vie que ce qui a pour lui un sens tout personnel.

Il s’en suit que l’homme spiritualisé vit sur un autre plan que l’homme animal. L’esprit qui est devenu son vrai centre vital a une qualité positive qui lui est propre. De cette qualité, les idéals dits universels et les valeurs dites éternelles sont les exposants sur le plan des phénomènes. Ils sont en même temps les exposants des lois de croissance spécifique particulières à l’être spirituel, lequel, tout comme l’être naturel, est susceptible aussi bien de se développer que de ne pas se développer. Or, que les intellectuels mettent en doute la réalité spirituelle autant qu’il leur plaira : en fait, il n’y a jamais eu d’être humain universellement reconnu comme supérieur, qui n’ait voulu réaliser en lui-même la Bonté, la Beauté, l’Amour et la Sincérité, et qui ne se soit trouvé malheureux s’il ne sentait pas son activité au service d’idéals spirituels. Et de même, chaque être humain normalement doué sent comme chose qui va de soi que le succès ou l’échec matériels ne prouvent ni ne réfutent la validité des valeurs éternelles. C’est qu’elles appartiennent à une dimension totalement différente. Pour résumer l’essentiel en une brève formule : l’homme accomplit ce qui est bien, pour devenir meilleur ; il aspire à la Beauté, afin d’atteindre à une parfaite expression de soi ; à la Vérité, afin de libérer de tout ce qui est irréel sa propre réalité intérieure.

Si maintenant nous opposons directement la réalité du plan spirituel à celle du plan matériel, nous arrivons à une délimitation assez claire pour suffire aux exigences de cette étude. Tandis que sur le plan matériel règnent incontestées les lois d’action et de réaction et de correspondance entre la cause et l’effet, il en va tout à fait différemment des réalités spirituelles. L’Esprit est essentiellement radiation, épanchement ; ici, il s’agit uniquement de donner, jamais de prendre. Et un tel don n’appauvrit jamais, il enrichit. Chacun peut contrôler cette vérité d’après sa propre expérience de l’amour, où plus il donna sans songer à ce qu’il recevait, plus il s’est épanoui. Il existe un phénomène physique qui a une fugitive analogie avec celui-là : les muscles croissent dans la mesure où ils s’exercent. Mais à y regarder de près, les lois de l’Esprit défient toute comparaison. On dirait presque qu’il s’agit d’un renversement de tous les critères vérifiés. Ici, plus un homme dépense, et plus il s’enrichit. C’est le même phénomène que spécifiait le Christ par rapport à certains buts qu’il poursuivait en propre, lorsqu’il disait : celui qui perd sa vie pour moi, la gagnera.

 

Il nous fallait donner ces définitions et ces explications élémentaires d’ordre métaphysique, car sans elles le sens propre et unique du mariage ne saurait être compris. Nous avons dit, au début, que la Famille appartient à l’ordre émotionnel, mais le Mariage à l’ordre spirituel. L’essence de ce dernier est, en effet, l’incorporation d’un Sens spécial dans l’ordre naturel de la vie, conçu dans toute son envergure, depuis la Gana jusqu’à l’ordre émotionnel. L’amour ne postule pas le mariage ; le mariage n’est indispensable ni pour la perpétuation de l’espèce ni pour la cohésion familiale ni pour la durée de la Société et de l’État. Quant à ce dernier point, Aldous Huxley, dans son utopie Le meilleur des mondes, a effectué avec une admirable logique un passage à la limite (au sens mathématique) sur la pente naturelle que suit l’évolution russo-américaine. Dans l’État qu’il décrit, les jeunes gens, tous produits par un traitement spécial d’embryons tirés du ventre maternel aux premiers stades de leur développement, rougissent de pudeur à la seule idée qu’ils pourraient avoir un père et une mère. Mais d’autre part, la stricte convention qui gouverne avec une rigidité plus que puritaine cet État communiste, où chacun appartient par définition à tout le monde, oblige tout citoyen à vivre dans une promiscuité sexuelle illimitée ; s’il ne se plie pas à cet impératif catégorique, il perd toute « respectabilité ». Un tel État est bien l’aboutissement vers lequel tendent les idées réformatrices russo-américaines. Et Aldous Huxley, dans son utopie, fait preuve d’un esprit bien plus juste et plus conséquent que l’État soviétique, lequel proscrit toute union sexuelle non consignée par acte notarié ; une union légalisée n’a besoin de durer que juste le temps qu’il faut pour perdre son innocence, mais le papier timbré est de rigueur. D’autre part, il est rigoureusement logique que le prestige du mariage décroisse en proportion du déclin de la spiritualité. Car la vie matrimoniale, avec toutes les difficultés qu’elle entraîne, n’a de sens, voire de justification, que si elle satisfait des besoins autres que les besoins dits naturels.

Or, quels sont ces besoins que seul le mariage peut satisfaire ? Ce sont ceux que nous avons déjà cités. Il ne nous reste à ajouter qu’un bref développement. Le lien naturel du mariage englobe presque toutes les tendances naturelles de l’homme dans une synthèse supérieure. Il s’agit là non seulement des tendances biologiques, mais aussi des tendances sociales, économiques et de celles qui poussent l’homme à aspirer au delà de lui-même. Un mariage parfait, et il y en a, est plus ou moins en pratique ce qu’est en théorie l’idéal d’un système philosophique, où tout se tient dans une unité fondamentale. Mais le bonheur unique que peut donner la vie conjugale est dû à certaines de ses vertus immanentes que nous n’avons pas encore mentionnées. On se marie à l’âge normal, naturellement, pour être jeunes ensemble. Mais la félicité que seul le mariage dispense, c’est celle qui consiste à vieillir ensemble. Pour un couple bien assorti, la fuite de la jeunesse ne constitue pas un malheur : tout, jusqu’à la décrépitude finale, assume un sens positif. Chaque étape de la vie a sa place prédestinée, conforme à sa raison d’être. Ceci est aussi vrai des peines que des joies, car peines et joies se tiennent. Nous avons dit que dans le mariage, le Destin universel devient destinée personnelle. Mais il y a plus : le mariage élève la destinée intérieure au-dessus du destin naturel. Et grâce à cela, l’amour, début normal de toute liaison entre homme et femme, ne demeure pas le dernier mot, comme il l’est entre amants : l’amour joue de plus en plus, à mesure que la vie avance, le rôle d’un simple élément qui peut perdre de son importance par rapport à d’autres éléments sans que l’union en pâtisse. Dans le plus beau des cas, qui est celui de l’amour conjugal le plus spiritualisé, la question de la croissance intérieure prime toutes les autres pour les deux époux. Alors, chaque époux cherche et trouve sa joie suprême dans le progrès de l’autre.

Les époux qui ont atteint ce niveau-là sont en vérité au-dessus de tout destin extérieur. Ceux-là sont profondément heureux, quoi qu’il arrive, car leur vie a toujours un sens parfait. Mais tous les époux qui réalisent le sens véritable du mariage participent plus ou moins de ses vertus immanentes. On parle tant de l’éducation que les parents donnent à leur progéniture : autrement importante me paraît l’éducation inverse, celle que les parents reçoivent de leurs enfants. Ceux-ci les obligent à une attitude convenable à leur état. Ils exigent entre autres que chacun porte son âge véritable et se comporte en conséquence. Combien de filles ont étonné des mères naïves, en leur conseillant de mettre telle ou telle robe parce qu’elle les fait paraître plus âgées ! Combien de pères ont été embarrassés en observant que leur fils voulait voir en eux un dieu et n’avait que faire d’un camarade ! Et effectivement la femme atteint sa perfection dans la mère omnisciente qui ne saurait être jeune, ainsi que l’homme dans le type jupitérien. Je ne connais pas de meilleur remède que de méditer ces vérités de toujours, pour guérir le regret de la jeunesse qui s’en va.

 

Passons maintenant, pour de bon, aux problèmes concrets. Pourquoi tout être normal sait-il, qu’il l’admette ou non, que le mot « mésalliance » correspond à une réalité profonde ? C’est que l’état de mariage est dans son essence une « position » ; et tout ce qui la menace ou la fait péricliter est dangereux pour le principe même du mariage. Les mots, hélas, perdent avec le temps leur vigueur première ; c’est pour cela que le mot « position » est compris aujourd’hui, la plupart du temps, dans un sens tout à fait superficiel. Son vrai sens, presque perdu en français, survit encore dans le terme allemand de Standes-Ehe. Stand, littéralement position, signifie position particulière, point de départ dans l’ordre humain et cosmique. Être roi-né, ou être né paysan ou homme de génie implique des « positions » prédéterminées. Et si démocratisé que soit un monde humain – ce qui revient à dire ici : si instables que soient les positions, si illimités les changements de fonctions et les carrières imaginables – tout homme n’en incarne pas moins une destinée prédéterminée par sa nature, comme le faisait le troupier napoléonien que l’on disait porteur du bâton de maréchal dans sa giberne : jamais le grand Corse ne fit d’imbéciles des maréchaux. Par conséquent, un mariage qui n’aide pas à remplir la position donnée ou la position à venir, n’est jamais conforme au Sens propre du mariage, si ardent que soit l’amour qui pousse à le conclure.

Malheureusement, aujourd’hui, les milieux pour lesquels le mot mésalliance conserve son sens antique sont précisément ceux qui donnent au mot « position » le sens le plus superficiel. L’idée de l’égalité de naissance, aujourd’hui encore requise dans les mariages des princes régnants, est profondément vraie en soi : il faut une égalité, sinon atteinte, du moins possible, dans le niveau de nature et de culture pour que l’union conjugale constitue un mariage véritable – et tout autant pour que ce même niveau se perpétue dans la postérité qui dépend de l’atmosphère familiale plus encore que de l’hérédité. Mais ce n’est pas la généalogie consignée dans des parchemins qui prouve la véritable égalité, c’est uniquement la réelle égalité du niveau vital et culturel. Et si celle-ci coïncide avec l’égalité de position extérieure – souvent, et même presque toujours au commencement de la carrière ascendante que parcourt une race, – il en est tout autrement dès qu’il y a dégénérescence. Et sauf apport de sang nouveau, la dégénérescence se produit fatalement après un nombre plus ou moins grand de générations. Dans le même ordre d’idées, le genre particulier d’égalité qu’exigent les conventions françaises est loin d’être celle qui garantit la perpétuation de la race sur un niveau élevé. Sûrement, la carence de personnalités véritablement supérieures à notre époque tient à de trop nombreuses séries de mariages mal assortis. En Allemagne, trop d’hommes de génie ont épousé des cuisinières, et en France, trop d’hommes supérieurs ont contracté des mariages d’argent. Pour ceux qui s’étonneraient que je ne traite ici que de l’homme « mal marié » et non pas de la femme mal mariée, j’ajouterai ceci. La femme réellement supérieure, soit comme niveau vital, soit comme culture organique (culture en ce sens que le verbe est devenu chair), l’emporte toujours – l’homme ne représentant pas, dans la vie intime, le sexe fort, mais le sexe faible ; – elle l’emporte, sinon pour elle-même, en tout cas pour la postérité. C’est un fait historique, qui aujourd’hui peut être considéré comme établi, qu’à la longue une ancienne culture s’affirme toujours comme la plus forte, si longue que soit souvent la période intermédiaire d’incubation. En ce sens, presque toutes les civilisations nouvelles durent leur naissance au fait que les femmes supérieures des antiques races vaincues furent obligées de contracter des mésalliances. La race normande, par exemple, aurait-elle été si vite, non seulement civilisée, mais même civilisable, sans la coutume ancestrale des pirates scandinaves qui enlevaient par principe les plus belles filles des pays pillés ? Par contre, si une femme n’est pas réellement supérieure, si sa culture est purement de façade, sa déchéance que l’on observe souvent à la suite d’un mauvais mariage, ne signifie qu’une juste mise au point.

Toutefois, l’idée de considérer le mariage comme une pure affaire de velléité personnelle – ainsi que l’individualisme nordique le fait toujours plus résolument depuis l’époque romantique – est plus erronée encore que la plus fausse idée du mariage de convention. L’expérience humaine tout entière constitue une vaste preuve de ce fait qu’en principe le mariage de convention donne de meilleurs résultats que le pur mariage d’amour. Et ceci n’est pas vrai seulement du point de vue de la postérité et du niveau culturel perpétué par l’atmosphère familiale : c’est vrai surtout au point de vue du bonheur personnel. Car le bonheur conjugal est chose complexe, et l’amour-passion, toujours passager, est rarement capable de voir juste et de créer les conditions nécessaires. Or comment préserver ce qu’a de bon la conception traditionnelle du mariage à une époque où tous les jeunes gens, s’ils n’aspirent pas à un collectivisme qui annule jusqu’à l’idée même de l’union conjugale, s’accordent le droit d’épouser qui bon leur semble ? Car c’est là l’idée directrice des jeunes générations, même chez les peuples latins. Le problème du mariage paraît bien plus difficile à résoudre aujourd’hui qu’il ne le fut jamais, et cela seul explique pourquoi tant de gens préfèrent l’abolir d’un seul coup. Que la vie était donc facile dans la Chine antique – et encore dans la Chine actuelle – où le mariage, par définition, n’était pas un problème personnel, mais un problème de la famille, et où une suprême culture des sentiments familiaux faisait paraître secondaires les relations d’époux à époux ! Aujourd’hui encore, en Chine, la vie matrimoniale n’entraîne presque jamais de tragédies, puisque par convention générale les conflits conjugaux ne sont pas pris au sérieux. Et jusque dans l’Inde moderne, pour autant qu’elle perpétue l’antique tradition, l’infortune conjugale est presque inconnue, parce que la jeune fille est éduquée à voir dans son mari un pur idéal sur lequel elle médite religieusement dès sa plus tendre enfance. Dans ce cas, les « faits » comptent peu. Il en était de même, quoique à un moindre degré, et dans les plus hautes classes seulement, en Europe, tant que régna la loi du mariage de convention au sens de Standes-Ehe ; alors, peu de gens s’accordaient à eux-mêmes le droit de se sentir malheureux dans le mariage s’il ne leur apportait pas le bonheur parfait. Aujourd’hui, tout cela a changé ; et là où le changement ne s’est pas encore produit, il arrivera sûrement tôt ou tard. Que faire alors pour sauver le sacrement du mariage dont les vertus uniques ont été démontrées par une expérience millénaire ? C’est ce qu’il nous faut examiner dans les dernières pages de cette étude.

 

L’histoire évolue souvent d’après une loi qui ressemble à celle du contrepoint musical. Ainsi, la baronne Léonie d’Ungern-Sternberg a magistralement formulé dans son essence le problème d’un avenir meilleur, en disant que l’inévitable mécanisation de la vie extérieure doit conduire à une personnalisation de la vie intérieure, seule voie qui permette d’éviter une décadence définitive.

Les institutions perdent de plus en plus leur vie propre ; de plus en plus elles se fossilisent en cadres neutres, sans possibilité d’action immédiate, bienfaisante ou néfaste, sur l’individu. Mme d’Ungern-Sternberg, dans son essai, traite surtout la question du malheur personnel ; c’est pourquoi elle développe son idée en affirmant, comme corollaire direct de sa thèse générale, que les institutions, en perdant leur vie propre, représenteront de moins en moins un « destin » capable de briser une vie. Elle va même jusqu’à déclarer : « Aujourd’hui déjà, la femme incomprise est un type périmé, car sa souffrance passive est en contradiction avec les possibilités qu’offre la vie moderne. De nos jours, l’idée d’un mariage malheureux est encore courante ; dans l’avenir, un tel mariage constituera sans doute une curiosité. Car deux voies s’ouvrent à la personnalité active : ou bien elle divorce, ou bien elle prend en patience le lien conjugal avec les souffrances qu’il comporte. Dans ce cas, elle n’est pas un être malheureux, mais un être capable de diriger sa destinée. »

Mme d’Ungern-Sternberg ne prend en considération que le type actif de la femme modernisée, et je doute fort que la majorité des femmes doive appartenir jamais à ce type-là ; en tout cas, j’espère pour ma part qu’il n’en sera jamais ainsi. Mais la thèse générale vaut en effet pour tout le monde : la mécanisation de la vie, d’une part, et la perte de prestige subie par toutes les institutions, d’autre part, sont désormais des faits acquis. Pour parer à la fossilisation de la vie qui correspond au durcissement des institutions, il n’est d’autre moyen que de personnaliser la vie intérieure à mesure que s’effectue la mécanisation extérieure.

C’est là évidemment l’intention sous-jacente de ce même individualisme outrancier qui de nos jours risque de ruiner de fond en comble toute l’institution du mariage. Une Suédoise répondit l’autre jour, comme on la félicitait à l’occasion de son mariage : « Oh ! c’est tellement instable ! » Pour un peu, on pourrait aujourd’hui donner du mot de Bichat : « La vie, c’est la mort », cette paraphrase : « Le mariage, c’est le divorce. » On en est presque arrivé là aux États-Unis. Et le mariage n’est guère moins en péril là où l’attirance amoureuse – dont la forme suprême est le « coup de foudre » – décide en dernier ressort. Là, ou bien le refroidissement inévitable de tout engouement fait penser au divorce dès qu’un nouvel intérêt surgit, ou bien il se produit un tel éloignement des époux que l’union conjugale ne représente plus qu’une coopérative économique et sociale. Dans les deux cas, le mariage n’est plus rien de ce qui fait sa grandeur et sa beauté. Car l’amour libre légalisé n’est précisément pas le mariage, et il a une influence moins féconde que l’amour illégitime, puisque le caractère d’obligation qu’il conserve malgré tout dépouille le pur amour de ce qui constitue son essence et sa beauté : sa liberté. Au cas extrême, qui est fréquent surtout en Amérique – où l’attrait sexuel prime tout et où seul il compte souvent – on peut dire sans exagération : de toutes les courtisanes, les femmes qui se marient indéfiniment sont les moins respectables. Mais choisissent-ils une voie meilleure, ces soi-disant individualistes, hommes ou femmes, qui – tout en gardant les apparences d’une harmonie conjugale intacte et sous prétexte que cette union ne leur apporte pas le bonheur spécial qu’ils en attendent – se soustraient à la consommation du mariage spirituel tel que nous l’avons défini pour chercher dès lors la plénitude en dehors du foyer ? Certes non, car leur individualisme n’est pas du tout ce personnalisme qui désormais est indispensable pour compenser la mécanisation extérieure. Ce personnalisme est l’expression d’une personnalité qui a son centre dans les couches les plus profondes du Soi-même spirituel. Mais ce « Soi-même », le Self des Anglais, l’Atman des Hindous, n’est précisément pas le moi de l’égoïste. Ce dernier moi est ce qu’il y a de plus superficiel. Ce moi est la prison de l’homme, non pas le tabernacle de sa liberté. Ce moi-là n’est que le faisceau des instincts de puissance et de plaisir ; quoique né de l’irruption de l’Esprit dans l’organisme de la Gana, irruption qui disjoignit l’âme individuelle de l’être collectif – cette scission est en effet la condition première de toute conscience d’unicité spirituelle – ce moi n’est en lui-même qu’entrave et chaîne. Il faut qu’il éclate ou se désagrège, qu’il meure, comme s’exprimait le Christ, afin qu’il puisse y avoir réalisation du vrai Soi-même. C’est du reste ce qu’ont enseigné toutes les religions et toutes les morales supérieures. Il y a erreur ou équivoque dans les doctrines traditionnelles en ceci seulement qu’elles opposent à l’égoïsme l’altruisme. Ce dernier ne vaut guère mieux que le premier. En pratique, sa prépondérance posée comme règle entraîne tout simplement un affaiblissement de la personnalité. Les États-Unis en fournissent l’illustration classique. Là, c’est toujours le prochain, the other fellow, qui a raison, ce qui confère une telle suprématie à l’opinion des masses – car le nom de l’other fellow, comme celui du démon dans le Nouveau Testament, est Légion – que l’individu indépendant, pour ne rien dire de l’individu supérieur, ne peut survivre que s’il se cache comme les premiers Chrétiens se terraient dans les catacombes. Ce qui est véritablement opposé au Moi, ce n’est pas le Toi, situé exactement sur le même plan que lui, mais le Soi-même spirituel.

Or, l’individualisme des gens qui se marient en n’obéissant qu’à leur inclination amoureuse ou avec l’intention bien arrêtée de divorcer dès que cela n’ira pas tout seul, n’est que de l’égoïsme. Ceci explique pourquoi jamais de pareils couples ne connaissent les joies propres du mariage ; ils connaissent seulement la joie que peut donner l’assouvissement des instincts sexuels et amoureux. C’est simple logique qu’ils finissent toujours par être malheureux, car pour la satisfaction des seuls besoins amoureux, rien n’est moins indiqué que le mariage. Et avec la liberté de mœurs qui règne de nos jours et qui sans doute continuera de régner, un mauvais mariage n’a plus même cette excuse, autrefois courante, d’avoir été conclu parce qu’il constituait le seul moyen de satisfaire les besoins érotiques. Les réflexions que nous venons de faire expliquent toute la crise actuelle du mariage. Cette crise ne tient nullement à un état de choses prétendu avancé qui ne supporterait plus les chaînes de la convention. La preuve irréfutable en est que là où la convention traditionnelle vit encore, c’est-à-dire chez la plupart des peuples latins, la crise du mariage est moins aiguë qu’ailleurs, si tant est qu’elle existe. La crise tient à la superficialité du personnalisme courant.

 

La formule définitive que nous cherchions est maintenant à la portée de la main. Le postulat de la personnalisation intérieure, qui seule peut sauver le mariage, revient au postulat d’une intégration personnelle, qui est exactement celle que le parfait mariage du passé avait pour résultat. À cette différence près qu’aujourd’hui, ce qui était jadis un résultat souvent conditionné par d’autres personnes ou par des forces impersonnelles, doit être le point de départ, ou au moins le but d’une évolution personnellement préméditée. Et ici – puisque l’exemple concret vaut toujours mieux que la plus claire déduction abstraite – je ne puis m’empêcher de faire l’éloge de la jeune France. Pourquoi, dans ce pays, le mariage est-il moins en baisse que partout ailleurs ? Pourquoi s’y produit-il, d’autre part, un renversement de plus en plus général des coutumes traditionnelles ? C’est probablement en France que se concluent aujourd’hui le plus de mariages d’amour. C’est en France qu’aujourd’hui on se marie le plus tôt. C’est en France qu’aujourd’hui les jeunes gens hésitent le moins à se marier pauvres, sans situation assurée. Il y a bien là une apparente convergence avec l’Amérique. En réalité, c’est juste le contraire qui se passe dans les deux pays. En Amérique, c’est l’autocratie de l’individualisme superficiel. En France, les jeunes gens assument eux-mêmes la responsabilité qu’autrefois les parents prenaient pour eux. Ils « arrangent » donc eux-mêmes leur mariage. À ceci près que personne n’arrange pour soi-même, sauf exception rarement sympathique, un mariage qui ne soit pas un mariage d’amour. Ceci est vrai, en tout cas, de la majeure partie des jeunes filles de bonne famille.

Ne s’agit-il pas là d’un progrès absolu ? Nous avons dit au début de cette étude que l’amour ne nécessite pas par lui-même le lien conjugal. D’autre part, il est rare qu’un mariage se soit consolidé dans le bon sens, si durant les premières années le sentiment amoureux n’a pas été prédominant. La synthèse de ces antithèses n’est possible que sur un plan supérieur. Cette synthèse peut se constituer à la longue ; c’était là l’effet du mariage consacré traditionnel. Mais il est possible aussi d’anticiper sur l’avenir. Jamais un être humain n’est, dès l’âge normal du mariage, une personnalité intégrale et partant placée au-dessus des contingences superficielles de la vie intérieure. Mais on peut se marier de sa propre initiative en prenant pour guide, dès l’abord, l’image directrice du mariage idéal. Dans ce cas-là, on fait soi-même le juste choix. On n’est pas dupe d’impulsions partielles ou superficielles. Et alors, on risque moins de se tromper que ne le faisaient jadis les parents les plus perspicaces, – qui voyaient cependant plus clair que presque tous les jeunes gens qui se marient aujourd’hui dans les pays nordiques.

Nous pouvons résumer en deux mots le sens de ce véritable progrès accompli : aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, le mariage d’amour devient le mariage normal et indiqué. Comme à aucune époque antérieure, la conclusion d’un mariage d’amour est une promesse de bonheur qui a des chances d’être tenue. Et ceci est dû précisément à la liberté plus grande des mœurs modernes, qui font tant trembler les vieilles gens pour l’idéal même du mariage. Car, du moment qu’une femme n’est plus obligée de se marier pour satisfaire ses besoins physiologiques, les raisons superficielles qui l’induisaient si souvent à épouser le premier venu, ne jouent plus de rôle. Dès lors, la prudence, la circonspection originelle et innée de la femme dans cette question fatidique entre toutes, peut s’exercer avec moins d’entraves que jamais. Mais pour la même raison, le jeune homme aussi se mariera désormais moins à la légère. De tout temps, l’homme a porté en soi deux images de femmes, dont l’une correspond au type de la mère et préfigure l’épouse à venir, et dont l’autre est le type de l’amie. Au niveau suprême, l’amie, c’est la Muse inspiratrice, au cas le plus banal la courtisane qui assouvit des besoins momentanés. Or, toujours l’homme aura besoin d’amies, et jamais ces deux types de l’épouse et de l’amie ne coïncideront. Sauf exceptions dues à une nature tout à fait spéciale ou à une harmonie personnelle qui ne se trouve que deux ou trois fois par siècle – exceptions si rares que nous pouvons les négliger ici – jamais homme ne trouva son bonheur conjugal en épousant une femme du type de l’amie. Aujourd’hui, cette constellation, éternelle en principe, s’affirmera plus que jamais, puisqu’il est tellement plus facile qu’autrefois de trouver des amies dans son propre milieu. D’où, entre autres phénomènes, l’aversion croissante qu’éprouvent les jeunes gens à épouser des étudiantes, parmi lesquelles ils trouvent, par contre, leurs « amies ». D’où, d’autre part, par contraste, le prestige croissant de l’épouse prédestinée.

Ce qui est vrai des deux types de femmes préfigurés dans l’âme de l’homme, est vrai également, mutatis mutandis, de l’âme féminine. Avec cette différence que, grâce à sa nature sentimentale et émotionnelle plus différenciée, la femme est capable de varier bien davantage les nuances des relations personnelles qu’elle a avec des hommes. Mais, d’autre part, il y a chez la femme une distinction plus nette encore que chez l’homme entre le type acceptable comme mari, d’un côté, et les divers genres d’amis qu’elle peut choisir, de l’autre. Une fois tombé le préjugé officiel qui veut qu’une femme ne puisse avoir dans sa vie qu’un seul homme, et que celui qui lui plaît d’une façon quelconque soit nécessairement l’époux désirable et prédestiné, la femme sera libre d’affirmer mieux qu’elle ne l’a jamais fait, sa tendance naturelle à discriminer. Dans tous les pays, les jeunes gens remarquent déjà, non sans regrets, que les jeunes femmes, mariées ou non, deviennent bien plus difficiles que durant la première décade de l’après-guerre, période la plus propice depuis des siècles aux purs amateurs de la chasse au gibier féminin. L’instinct atavique des femmes, qui les pousse à choisir avec circonspection, reprend le dessus. Ceci naturellement favorise un choix plus juste dans le mariage, car c’est toujours la femme qui prononce le dernier mot (ce qui n’empêche pas que ce soit presque toujours elle également, chaque fois que les circonstances le lui permettent, qui tende les premiers filets). Et une fois que la femme, cet être sérieux par excellence, choisira son conjoint avec tout le sérieux qui est en elle, l’antique prestige du mariage connaîtra inévitablement une restauration, car la femme y a toujours cherché et trouvé son idéal.

Mais le prestige du mariage augmente également aux yeux des hommes partout où l’influence bolchévico-américaine n’est pas la plus forte. L’homme recommence à s’intéresser aux caractéristiques et aux vertus différentielles de la femme. Longtemps, sous l’influence des femmes virilisées qu’il courtisait, il a cru n’y pas penser – quoique la décadence générale de l’érotisme masculin, de la passion à la simple puissance sexuelle, eût dû avertir tous ceux qui ont des yeux pour voir qu’il devait y avoir là-dessous une raison psychologique. Aujourd’hui, l’homme se rend compte de ce qu’il aurait toujours dû savoir, c’est-à-dire qu’un être de l’autre sexe qui est pareil à lui ne saurait véritablement l’intéresser. La femme amazone, la femme herculéenne, – non seulement herculéenne par sa force musculaire, mais capable aussi d’abattre douze travaux surhumains par jour, – peut bien être pour lui une concurrente dangereuse, mais jamais un sujet de compensation et d’adoration. Et que dire de la femme qui en remontrerait à Falstaff dans l’ingurgitation des alcools concentrés, et surtout de la femme-ascète, qui a fait vœu de jeûne perpétuel ? Cette dernière aberration est bien l’une des plus perverses qui ait jamais ravagé l’humanité. De tout temps, on a connu la mortification de la chair au profit du salut de l’âme ; mais nul anachorète n’a accumulé les sévices pour s’assurer la beauté du corps. C’est bien le contraire qui est fatalement le résultat final d’une vie de jeûne ; aussi est-il infiniment probable qu’une vieillesse particulièrement repoussante guette les jeunes femmes qui espèrent demeurer belles à perpétuité à force d’émaciation. Toutes ces perversités sont en train de passer de mode. Les femmes sont bel et bien en train de se reféminiser. C’est qu’elles perdent enfin ce complexe d’infériorité qui conduisit jadis au féminisme et qui en était demeuré l’âme. Les femmes retrouvent la fierté d’être femmes. Point n’est besoin d’être prophète pour prédire qu’à la période de nivellement des sexes succédera une période de suprême différenciation. Et c’est là la condition essentielle pour que les sexes s’attirent et cherchent l’un dans l’autre leur compensation et leur accomplissement.

Sûrement, les positions conquises par l’assaut féministe sont en grande partie assurées pour toujours. Désormais tout être humain conservera le droit (c’est un fait caractéristique que la Révolution française n’ait parlé que des droits de l’homme !) de gagner sa vie comme il pourra ; il y aura, pour ainsi dire, un droit de l’homme indépendamment du sexe, un droit de l’être humain neutre. Mais bientôt tout le monde comprendra que ces droits-là n’incarnent pas l’idéal ; ils constituent la base dont on ne parle pas. Et à la longue cette base neutre contribuera à accentuer la différence des sexes, bien que ce soit elle précisément qui conduisit au nivellement. Si la femme qui travaille dans les bureaux ou les usines accentue sa féminité autant qu’elle le fit dans les salons du XVIIIe siècle, le fond neutre fera ressortir les différences avec une netteté incomparable. Tout parle donc en faveur d’un accroissement, et non d’une perte de prestige promise au mariage véritable.

 

J’ai dit exprès mariage véritable, car au contraire les mariages qui ne sont tels que de nom perdent de plus en plus leur prestige. Je ne crois pas pour cela qu’il se produise à l’avenir beaucoup de changements dans les institutions extérieures : celles-ci ont tellement peu changé depuis l’époque, lointaine cependant, d’Adam et Ève. De toute façon, les transformations extérieures qui surviendront et que ceux qui ignorent l’histoire considéreront comme inouïes, auront peu d’importance relativement à ce qui restera immuable. Il y aura sûrement, par exemple, bien moins de modifications d’ordre légal que n’en attendent les milieux avancés. Ceci me paraît certain pour cette raison surtout que, plus la conscience sera éclairée par la lumière de la compréhension, plus elle se rendra compte qu’il est impossible d’instituer un ordre parfait ; la vie est trop complexe pour cela et trop contradictoire. Les changements profonds qui surviendront seront plutôt des changements de points de vue, de jugements. L’opinion publique acquerra de plus en plus cette largeur et cette hauteur de vues qui furent de tout temps l’apanage des grands seigneurs et des grandes dames. Les grands ont toujours vécu, en bonne partie, au-dessus et en dehors des cadres tracés par la loi ; et ils n’ont jamais pensé à légaliser leur conduite ni à créer des lois spéciales adaptées à leur propre cas. Dans le même sens, je doute fort que l’avenir doive légaliser beaucoup des manières de vivre qui autrefois passaient pour illégitimes. Comme au XVIIIe siècle un grand seigneur pouvait à l’occasion laisser publiquement sa fortune à une femme de condition non mariée qui avait été sa maîtresse, sans que celle-ci eût à pâtir de cette publicité, de même à l’avenir on tolérera probablement plus de filles-mères qu’on ne l’a fait autrefois. Mais on n’insistera pas ; et il n’y a pas de pire insistance que la légalisation. Comment veut-on abolir la distinction tranchée entre enfants légitimes et illégitimes, entre union conjugale et liaison sans que des intérêts généraux de premier ordre en souffrent ? Le seul fait que le mariage représente un lien spirituel, et non pas naturel, prouve le non-sens de toutes ces idées dites avancées. Je crois qu’ici, exactement comme dans les cas que nous avons examinés de la Propriété et du Droit, la solution de principe sera celle-ci : la Loi en elle-même perdra tout caractère « sacré ». Il faudra toujours qu’il y ait des lois. Mais un système juridique sera de moins en moins apte à rendre justice à la réalité, à mesure que celle-ci se différenciera davantage. Toute statistique laisse échapper le cas unique en son genre, et plus l’humanité évolue, plus ce sera précisément l’unicité de chaque individu et de chaque cas particulier qui comptera.

Le progrès possible consiste donc bien dans la personnalisation progressive de la vie. Lorsque je lis aujourd’hui ces utopies, en majeure partie américaines, qui toutes se proposent pour idéal l’insectification de l’homme, je me sens véritablement plongé dans la nuit des temps : dans cette époque lointaine où l’impulsion créatrice n’avait pas résolu encore si elle choisirait le chemin qui aboutit à l’homme ou au termite futur. Rien de plus arriéré, de plus rétrograde, de plus réactionnaire en réalité que ce progressisme nord-américain. Durant ma tournée de conférences aux États-Unis, je dus constamment, indéfiniment, perpétuellement parler mariage. Mais jamais je n’ai remarqué un intérêt véritablement personnel pour cette question qui ne saurait être, par définition, que d’ordre intime. Si une femme me consultait sur son propre problème, c’était toujours comme si elle m’eût interviewé pour un journal. On ne saurait aller plus loin dans la dépersonnalisation. Mais on ne saurait non plus prendre une position plus fausse en principe devant la question du mariage. Celui-ci fut toujours la question personnelle par excellence. Elle deviendra personnelle de plus en plus. Mais elle cessera d’être personnelle au sens de la velléité superficielle. La restauration du prestige conféré au mariage véritable, que l’on observe dans tous les pays chez les meilleurs d’entre les jeunes, tient à un approfondissement de leur conscience. Et ici nous gagnons du coup une nouvelle perspective sur cet étrange phénomène, que précisément les plus collectivistes d’entre les peuples ont les vues les plus individualistes sur le mariage. Tout comme l’obstination ne révèle pas la force de la volonté, mais est au contraire le signe certain de sa très grande faiblesse, de même les êtres à peine individualisés, comme ils sont malgré tout des individus, mettent excessivement en lumière leur pauvre unicité en grossissant de façon insensée l’importance de leurs sympathies et de leurs antipathies superficielles. Mais le lien conjugal n’a de sens, n’a de réalité que comme lien de profondeur.

 

 

 

Comte Hermann de KEYSERLING,

La vie intime, Stock, 1947.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net