LE TASSE MÉDIUM
par
Seymour KIRKUP
Florence, le 20 décembre 1862.
Mon cher Monsieur,
Il y a des lettres de Tasso lui-même encore conservées, dans lesquelles il parle des Esprits qui se manifestèrent longtemps en sa présence. Je vous envoie quelques extraits qui confirment le fait mentionné dans la lettre de Giambatista Manso, que vous avez publiée dans votre dernière livraison, cet ami vraiment noble et généreux qui le soutint pendant tout le temps de sa pauvreté et misère, et dont le témoignage au sujet des Esprits est d’autant plus précieux qu’il était opposé à la croyance dont son ami disait avoir des preuves. Manso a donné dans cette lettre, très-logiquement pour son siècle, tous les raisonnements possibles ; mais ils ne s’appliquent plus à l’état actuel de notre nouvelle science. Le nom de Manso doit aussi être cher à nous autres Anglais, car il fut l’ami de Milton dans sa jeunesse, et probablement il lui avait persuadé d’imiter l’exemple de Tasso. Il formait un trait d’union entre les deux plus grands poëtes épiques de cet âge. Les Esprits du Tasse sont mentionnés rarement dans ses lettres ; il en parle seulement dans celles qu’il a écrites à ses amis les plus intimes.
Les bons Esprits lui offraient des consolations dans ses grandes souffrances, et les mauvais ne faisaient que le vexer. Des premiers la lettre de Manso donne un exemple. Les derniers le persécutèrent surtout pendant son long et cruel emprisonnement par le tyran de Ferrare. Il y avait dans ce temps-là en Italie huit tyrans, dont six ducs, le pape et un vice-roi espagnol à Naples. (Pavera Italia ! E viva Vittorio Emanuele, re costituzionale !)
Tasso vécut sept années dans un sombre réduit (squallido), n’ayant qu’une seule fenêtre au-dessus de la porte, donnant dans une cour. Le Tasse vécut là ayant sa santé détruite, sa fortune ruinée, le produit de ses œuvres volé par ses éditeurs, et ses ouvrages mutilés. Aussi est-il étonnant qu’il ne devint pas absolument fou. Ses nombreuses lettres et poèmes écrits en prison font preuve de la parfaite conservation de sa raison jusqu’à la fin, malgré son désespoir. Il ne croyait plus sortir vif de sa geôle. – Voici ce qu’il écrivit alors à un de ses amis :
« Aujourd’hui, étant le dernier jour moins un de l’an, le frère du révérend Licino m’a apporté deux lettres de vostra signoria, dont une a disparu après que je l’avais lue, et je crois que l’Esprit (il Folletto) l’a emportée, parce que c’est celle-là où il est fait mention de lui. Ceci est un de ces miracles dont j’ai été témoin si souvent dans cet hôpital (celui de Sainte-Anne, où il était renfermé), et pour cette raison je suis sûrement d’avis que c’est l’acte de quelque sorcier (mage), et j’en ai beaucoup d’autres preuves, mais particulièrement celle d’un petit pain enlevé visiblement devant mes yeux, une demi-heure avant le coucher du soleil ; d’un plat de fruits emporté de devant moi l’autre jour, lorsque cet aimable jeune Polonais, si digne d’admiration, est venu me voir. J’ai aussi la preuve de l’enlèvement de plusieurs autres choses destinées à mes repas, quand personne n’est entré dans ma prison ; celles d’une paire de gants, de lettres et de livres, enlevés des boîtes où ils étaient renfermés, et que j’ai, le matin, trouvés par terre, tandis que d’autres n’ont jamais été retrouvés. Ceux de ces objets pourtant qui ont disparu pendant mon absence peuvent avoir été emportés par les hommes qui, à ce que je crois, ont les clefs de toutes mes boîtes. Comme on le voit, je ne puis rien conserver de mes ennemis ou du Diable, excepté ma propre volonté, par laquelle je ne consentirai jamais à apprendre la moindre chose de lui ou des siens, ni d’avoir aucune familiarité avec ses magiciens (maghi), qui, comme Ficino le déclare, peuvent exciter l’imagination ; mais qui, sans le consentement de notre intellect, ne peuvent avoir sur nous aucune autorité ou aucun pouvoir, parce que cela dépend immédiatement de Dieu. Et on apprend cela d’un nombre de philosophes tant platoniciens que péripatéticiens. Alexandre d’Aphrodisie surtout n’admet pas que l’imagination de l’homme doive régler son jugement, et il prétend que tout ce qui se fait avec préméditation est dans les limites de notre propre pouvoir. Peut-être il vous semblera que je suis en contradiction avec moi-même, qui, dans le Dialogue du messager, ai feint de m’entretenir avec un Esprit. Mais vous savez que ce Dialogue fut écrit il y a beaucoup d’années, pour obéir à la volonté d’un prince (Vincenzo Gonzaga) qui peut-être n’avait aucune mauvaise intention, et qui ne croyait pas commettre une faute ou courir à un grand danger en traitant un tel sujet presque poétiquement. Mais Dieu sait que je n’ai jamais été magicien ni luthérien, et que je ne lis pas des livres hérétiques, ou de nécromancie, ou d’autres sciences défendues. De même, je ne me plais nullement dans la conversation des huguenots, occupé à louer leur doctrine. Au contraire, je les ai blâmés par mes paroles et mes écrits, et jamais je n’ai eu une opinion contraire à la sainte Église catholique, bien que j’avoue cependant que j’ai quelquefois prêté trop d’intérêt aux raisonnements des philosophes, mais jamais au point de refuser de soumettre mon intellect aux théologiens, ayant voulu seulement m’instruire, et non discuter. Je ne vous cacherai pas mes malheurs, seigneur, afin que vous puissiez m’assister avec toute votre force, toute votre diligence et toute votre bonne foi. Sachez donc qu’outre ces miracles du Folletto, que je vous raconterai plus en détail en quelque autre occasion, il y a beaucoup de terreurs nocturnes : car, étant éveillé, certains feux (fiammette) apparaissent dans l’air, et quelquefois mes yeux étincellent d’une telle manière que j’ai craint de perdre la vue. Les étincelles se sont montrées dehors visiblement. J’ai vu au milieu du bois de mon lit des ombres de souris qui ne pouvaient arriver à cette place par aucun moyen naturel, et souvent j’ai entendu siffler, sonner des cloches, et une horloge qui répétait souvent le son d’une heure. J’ai craint l’épilepsie, l’apoplexie et l’aveuglement. J’ai eu des douleurs de tête, mais pas très-fortes ; j’ai aussi souffert dans les intestins, le côté, les cuisses, les jambes, etc., et je suis affaibli par les vomissements, les saignées et la fièvre, et au milieu de tant de terreurs et de douleurs il m’est apparu dans l’air la figure de la glorieuse Vierge avec son Fils dans ses bras, dans un demi-cercle de couleurs et de vapeurs : c’est pourquoi je ne dois pas désespérer de sa protection. Et, quoique cela puisse paraître facilement un effet de l’imagination et du délire, encore que je sois souvent troublé par des fantômes et une mélancolie infinie, néanmoins, par la grâce de Dieu, je puis cohibere assensum, quelquefois, ce qui est l’acte d’un homme sage, comme Cicéron s’est plu à le dire ; c’est pourquoi je dois préférer de croire à un miracle de la Vierge. Si je ne me trompe pas, mon délire a été causé par certaines conserves que j’ai mangées, il y a trois ans, quand ces infirmités ont commencé. Signor Maurizio, souvenez-vous que j’ai quarante ans et plus, pendant lesquels j’en ai passé vingt au service de la maison d’Este et en prison. Assurément il est temps de mettre une fin à mes espérances ou par le désespoir ou par le pardon. »
Cette lettre de Torquato Tasso est la quatre-vingt-cinquième du volume XIVe de ses œuvres publiées à Pise. Elle est adressée au signor molto reverendo Maurizio Cataneo, et elle est sans date. Mais il faut qu’elle ait été de l’an 1584, puisqu’il y mentionne son âge de quarante ans, étant né en 1544. Dans une autre lettre au même seigneur, il écrit ainsi :
« Vous savez que j’ai été malade et que je n’ai jamais été guéri. Peut-être j’ai plus besoin d’un exorciseur que d’un médecin, parce que mon mal est l’effet de magie. On doit sentir de la compassion pour mes longues souffrances. Du Folletto je vous dirai encore quelques particularités. Le petit voleur m’a volé beaucoup de scudi, je ne sais pas combien, parce que je n’en tiens aucun compte, comme font les avares, mais peut-être ils se montent jusqu’à la vingtaine. Ce Folletto renverse mes livres, ouvre mes boîtes, vole mes clefs, tant que je ne saurais me défendre de lui. Je suis toujours très-malheureux, mais davantage dans la nuit, ne sachant pas si ma maladie est délire, ou ce que c’est, etc. »
Le révérend Maurizio Cataneo était secrétaire du cardinal Albano. Le Tasse lui a écrit beaucoup d’autres lettres, et aussi à d’autres personnes. Celles qui sont citées ci-dessus contiennent les faits plus intéressants sur la manière dont il fut obsédé, et les fréquents apports que les Esprits ont exécutés, même en sa présence. De la possibilité de tels faits j’ai eu moi-même des preuves parfaites et incontestables, ici à Florence, pendant sept ans, et j’en ai tenu un journal durant tout ce temps.
Le Tasse était un médium sans aucun doute, et il y en a eu en tous temps en Italie. Cardano et son frère, Paracelsus, Marsiglio, Agrippa, sainte Catherine de Sienne, et grand nombre de saints, l’ont aussi été à cette époque.
J’ai l’honneur d’être votre tout dévoué,
SEYMOUR KIRKUP.
Paru dans la Revue spiritualiste en 1863.