Essai sur la sainteté en Russie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ivan KOLOGRIVOV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ô Très Sainte Trinité ! Recevez en hommage comme prémices et encens précieux, des mains de la Terre Russe, tous ceux qui l’ont habitée jadis ou l’habitent encore, connus ou inconnus, et qui se sont rendus agréables à Vous par leurs services. Écoutez leurs prières et gardez-nous ainsi que la Terre Russe de tout mal !

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

Cet ouvrage représente la version française complète du cours que j’ai donné en latin à l’Institut Pontifical Oriental de Rome.

Lorsqu’en 1947, j’ai été chargé de préparer un cours sur l’histoire de la spiritualité russe, je ne disposais d’aucun manuel, d’aucune synthèse qui pût servir de base à ce travail. Je crois bien que même les séminaires et académies russes orthodoxes n’ont jamais eu dans leurs programmes quelque chose d’approchant. Je devais donc littéralement « créer » mon cours presque de toutes pièces. J’ai eu à ma disposition les chroniques, les vies de saints et quelques livres qui, plus ou moins, répondaient au but qui m’avait été assigné, entre autres ceux du professeur G. Fédotov, « Les Saints de l’antique Russie » et du professeur A. Kadloubovski, tous deux en langue russe, ainsi que les articles de Mme E. Behr-Sigel sur l’hagiographie russe, dans la revue « Irénikon », qui suivent d’assez près, en français, l’ouvrage de Fédotov.

J’ai largement puisé à ces sources pour une partie de mes leçons, notamment pour celle qui a pour objet les saints d’avant l’époque de Pierre le Grand. La bibliographie indiquée à chacun des chapitres donne consciencieusement au lecteur toutes les sources dont je me suis servi au cours de ce travail. Elles sont presque toutes, il va de soi, russes et écrites en russe. C’est pourquoi je n’ai pas jugé nécessaire d’indiquer à chaque citation l’auteur, l’ouvrage et la page citée, me contentant de la donnée générale fournie au début de chaque chapitre.

Ce travail est loin d’être complet en tant qu’histoire de la spiritualité. En revanche la biographie de tel ou tel saint pourra paraître un peu trop détaillée. On se référera alors au titre de l’ouvrage : il s’agit d’un essai. Pour le moment, cet essai est unique en son genre, et le désir de son auteur est que d’autres études suivent celle-ci en approfondissant et en élargissant les thèmes indiqués ici.

I. Kologrivov

 

Rome, le 8 juin 1952.

 

En la fête de la Très Sainte Trinité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Fondements psychologiques

 

 

L’Église, étant la continuation mystique de la Vie du Christ, Verbe Incarné, n’est pas et ne peut jamais être étroitement nationale ou internationale. Comme le Christ elle est supranationale, œcuménique, universelle. Par suite tout peuple, en vivant à sa manière les vérités que l’Église énonce, leur imprime son caractère propre : le peuple russe tout comme les autres. En effet, chaque peuple a sa vocation religieuse propre. Cette dernière est réalisée le plus pleinement par ces génies religieux que sont les saints. Si donc on désire connaître la spiritualité russe authentique, il ne suffit pas de se familiariser avec les idées et les courants spirituels russes des derniers siècles (Soloviev, Dostoïevski, Berdiaev, Kireyevsk, Khomiakov, Boulgakov [1] et autres), mais il est nécessaire d’étudier la tradition spirituelle russe, l’esprit qui est répandu dans l’atmosphère que respire le peuple russe et qui est sa vie. Cet esprit se retrouve dans le culte, les icônes, la piété russe, l’institution des startsi (Startchestvo), dont il sera question plus loin, ainsi que dans les écrits des penseurs laïques indiqués plus haut. Il se retrouve même dans certains aspects des sectes mystiques russes ainsi que dans les restes du paganisme ancestral, vivace encore dans bien des endroits. Mais surtout nous trouverons cet esprit dans les vies de saints. Le saint russe n’est ni un saint byzantin, ni un saint syrien ; il n’est pas non plus un saint latin : français, italien, espagnol, ou un saint allemand. Il est un saint russe. On veut dire par là qu’il est l’enfant d’un peuple particulier qui, comme tel, a son visage naturel propre, son cheminement historique propre, déterminés par sa race, sa culture et le sol qu’il habite. Berdiaev a raison de dire qu’il existe une relation nullement fortuite entre la géographie de l’âme et la géographie tout court.

Avant donc de commencer l’étude de la spiritualité russe, c’est-à-dire avant de nous occuper de l’histoire des saints et de la sainteté russe, il est opportun de s’arrêter sur cet élément qu’on peut désigner comme « la géographie naturelle ou originelle de l’âme russe ».

Les plaines immenses et monotones, les horizons illimités, où l’infini démesuré, le sur-naturel font en quelque sorte partie du quotidien, forment cette âme et conditionnent sa structure spirituelle. Tout comme les espaces du pays natal, elle ne connaît pas de limites. Le sens de la forme bien définie, dont les Latins et les Grecs sont si fiers, lui est étranger. L’absence de bornes et de mesures, les contradictions poignantes, semblables aux grandes variations de son climat, lui sont naturelles. Comme ses steppes natales, elle est secouée par les orages, balayée par les tempêtes.

« Nous sommes immenses, immenses », se plaisait à répéter Dostoïevski, « aussi immenses que notre mère, la Russie !... » Le Russe souffre de l’immensité et de l’ampleur de sa terre. L’importance de la terre pour l’esprit russe, pour l’homme russe est considérable. Il y a quelque chose de mystique dans ses rapports avec la terre. L’élément dionysiaque primordial n’est point encore éteint en lui. Il est entré dans le christianisme russe et lui a donné un caractère spécial qu’on ne trouve pas dans le christianisme byzantin. Ainsi le culte de la sainte Vierge s’en ressentira pour une certaine part. Le trait spirituel radical du peuple russe et qui consiste dans un grand détachement du monde et de ses biens est, lui aussi, déterminé en grande partie par la géographie du sol russe. Dans ce pays aux horizons illimités, aux proportions démesurées, au ciel inclément, au relief presque inexistant, sans limites géographiques, ouvert largement à toutes les invasions, l’homme prend facilement conscience de sa faiblesse physique et de la nature périssable de toute son œuvre. À quoi bon, se dit-il, amasser et s’attacher à ce qui est voué à se perdre ? À quoi bon se soumettre à des normes juridiques, qui, valables aujourd’hui, perdront tout sens demain ? D’instinct, c’est sur le bien intangible et immatériel que l’homme mettra l’accent. Il concentrera son affection sur ce que l’on ne saurait lui ravir. Ce radicalisme spiritualiste ne cache pas cependant un désir d’anéantissement total. Il ne s’attaque pas au principe même de la vie. « Détruire c’est créer » s’écriera Bakounine, le négateur russe le plus radical [2] !

Ce détachement ne signifie aucunement que le peuple russe soit moins pécheur que les autres [3]. Au contraire, c’est peut-être un peuple plus pécheur que les autres, mais il est pécheur d’une autre manière. C’est par ses péchés qu’il sera attaché aux biens terrestres, aux choses vaines et passagères de la terre, et non pas par ses vertus ou par sa notion de la vérité et de la justice ou par son idéal de sainteté. En effet, l’homme occidental tient à sa position sociale, à sa propriété, à son confort de vie, non en raison de ses faiblesses et de ses vices, mais en raison de ses vertus sociales, fondées et justifiées religieusement. Il a une idéologie qui justifie tout cela. Le Russe non. Dans le fond de son âme, il n’est nullement assuré que sa propriété soit sacrée, que la jouissance des biens de la vie soit justifiée, qu’elle s’accorde avec la vie parfaite.

Ce renoncement, cette liberté d’esprit, conditionnent la révolte russe contre le monde bourgeois, et dans cette révolte, révolutionnaires et réactionnaires se rencontrent. L’idée russe est opposée à l’idée de civilisation bourgeoise. Elle a conscience de n’avoir point ici-bas de cité permanente et de n’avoir point à chercher la cité à venir : elle n’aura donc pas trop d’attaches avec la cité terrestre. Le nomadisme spirituel est un trait caractéristique russe, inhérent à l’idéal russe, et le type de pèlerin, ou pour mieux dire de « pérégrinant », est le type russe le plus expressif. Gogol, Tolstoï, Dostoïevski, Leontiev, Soloviev sont tous des pérégrinants et par le type de leur esprit et par leur destinée. Ils sont tous des chercheurs de la vérité. L’amour de la pérégrination s’oppose à tout ce qui est bourgeois au sens moral du mot.

Ce trait éthique de renoncement et de détachement sera sublimé par le christianisme qui l’orientera vers le ciel. Bien plus que le christianisme byzantin, le regard du christianisme russe sera tourné vers la Jérusalem céleste, vers la « cité future ». Il aspirera à la transformation de la vie, à la transfiguration, à l’avènement d’un « ciel nouveau » et « d’une terre nouvelle », d’un Royaume de Vérité et de Justice ici-bas.

Cette aspiration à la transfiguration du cosmos est un des traits les plus saillants de l’esprit religieux russe. Ce dernier veut, à l’encontre de l’esprit occidental, comme le dit Berdiaev, « s’unir avec les sources de l’être ; il cherche la transfiguration de la vie et non la création de valeurs culturelles ou l’obtention de résultats généralement obligatoires, soit dans le domaine de la connaissance, soit dans la morale, dans l’art, etc. » L’âme russe ainsi ne se sent enchaînée ni par les normes de la civilisation ni par la morale ou la science ; rien ne lui voile la réalité de Dieu. C’est pourquoi tout son dynamisme se concentre sur la transfiguration qui devra avoir lieu à la fin des temps. Une grande attente messianique se cache dans la vie spirituelle russe et c’est pourquoi la fête de Pâques est la fête particulièrement aimée du peuple russe. Elle n’est pas seulement, pour un Russe, la commémoraison de la Résurrection du Christ mystiquement revécue, mais encore l’attente de la résurrection cosmique, résurrection et glorification de la création entière vécue d’avance « in spe ». Le Russe croyant est déjà tourné vers la Lumière de Celui qui viendra. La tendance vers la vision du Christ à venir est étroitement liée à cette idée. Le Christ a apporté avec lui la promesse de la glorification et de la transfiguration, c’est-à-dire la promesse du Royaume de Dieu. Ce ne sera ni une évolution, ni un progrès historique, mais un miracle, une catastrophe mondiale. Cette attente, cette recherche de la Cité à venir vit toujours en quelque manière dans les profondeurs de l’esprit russe. Cela nous fait comprendre pourquoi le peuple russe, s’il oublie Dieu, tombe dans le nihilisme. Par là il revient à ses sources ethniques, qui sont nihilistes, ennemies de toute aspiration spirituelle, et ancrées dans la matière. Ne tenant pas aux valeurs de la civilisation et n’ayant pas la foi en Dieu et en l’immortalité de l’âme, le Russe non-croyant s’imagine, en ce cas, tout permis. L’objet de ses désirs sera toujours le même, c’est-à-dire le salut et la transfiguration, la vie nouvelle. Mais, ne voyant aucun acheminement évolutif vers ce monde nouveau, il accepte que tout périsse. Il veut que tout finisse le plus tôt possible, que tout ce qui est passager passe effectivement ; que le temps s’arrête ; qu’un nouveau monde, qu’une vie nouvelle prennent commencement. Il veut opérer une révolution cosmique : s’il n’en résulte pas de « transfiguration », les valeurs vitales cependant s’écroulent. Pourtant, même dans ce cas, parce que la foi chrétienne a pénétré au cours des siècles dans la substance spirituelle de l’homme russe, les motifs chrétiens constitueront le fond de son être et ses mobiles resteront profondément religieux. On a très bien caractérisé son cas en disant que le Russe est toujours avec ou contre Dieu, jamais sans Dieu.

Prétendre déduire de ce qui précède que la spiritualité russe est une négation de ce monde et qu’elle ne s’intéresse qu’à la vie future, serait l’accuser d’une sorte de faux « monophysisme ». Ce serait aussi faire fausse route, s’égarer en ne saisissant pas son essence, en ne comprenant pas que, si elle tend à la transfiguration et au monde « nouveau », c’est parce qu’elle affirme l’évangile du Verbe qui s’est fait chair afin de vaincre la mort. En effet, en regardant le monde où nous vivons, il est impossible d’éviter le dilemme : ou il n’y a ni Dieu, ni idée, ni rien de réellement consistant, ou Dieu doit nous révéler sa victoire, son triomphe sur le monde. De fait, il l’a révélé en mourant sur la croix et en ressuscitant. En d’autres termes, cela veut dire que Dieu s’est incarné pour nous appeler à la participation de sa vie divine, et que la souffrance (la croix) est la voie unique qui mène au triomphe. L’humanité déifiée, le monde transfiguré, voilà le terme de l’histoire et l’unique solution positive de l’énigme de l’existence. La résurrection, c’est-à-dire la transfiguration universelle, est l’achèvement de l’œuvre de Dieu. La vie vaut donc la peine d’être vécue ; il vaut la peine d’engendrer et d’élever pour elle les générations futures. Il vaut la peine aussi de mourir, car c’est seulement ce qui meurt qui peut ressusciter. C’est la raison profonde de l’attitude que l’homme russe a en face de la mort. « Il est étonnant de voir comment meurt le paysan russe », écrit Tourgueniev. « L’état où il se trouve en mourant ne peut être appelé ni indifférence ni hébétude. Il meurt comme s’il accomplissait un rite : froidement et simplement. » L’acceptation sereine de la croix et de la souffrance, qui ne sont que la menue monnaie de la mort, font partie intégrante de la spiritualité russe. L’histoire du peuple russe est une histoire très douloureuse, très crucifiante, très sanglante. La souffrance, d’après le mot du poète Nekrassov, « s’y déverse à larges flots, plus larges encore que ceux du Volga pendant la saison printanière, lorsqu’il inonde de ses eaux les champs et les prairies avoisinantes ». Le Russe est naturellement habitué à souffrir. Le christianisme ne fera que sublimer cette habitude ou vertu en ne lui montrant dans la félicité future qu’une transfiguration merveilleuse de la souffrance : « Toutes les larmes brilleront comme des diamants sur le manteau de la Mère de Dieu... et celui qui suit le Seigneur sur le chemin qu’il a parcouru lui-même comprend la grandeur du Règne du Ciel. » Ces paroles de l’Impératrice Alexandra Féodorovna, avant sa mort violente en 1918, rendent bien l’état d’esprit d’un chrétien russe devant la souffrance et la croix. Cette dernière ne se laisse pas séparer de la gloire. Elles sont les deux faces de la même médaille. L’esprit pascal ne va pas sans l’esprit du Calvaire. Bien plus, il en est le résultat. « Le peuple russe est du petit nombre de ceux qui aiment ce qui est l’essence du christianisme – la croix », écrit Leroy-Beaulieu. « Il n’a pas désappris la valeur de la souffrance ; il en goûte la vertu, il sent l’efficacité de l’expiation et en savoure l’amère douceur [4]. » « Par la souffrance tout est expié », dit à son tour Dostoïevski, « elle est une bonne chose [5]. » En effet le Russe estime la souffrance en elle-même, c’est-à-dire indépendamment des vertus qui peuvent l’accompagner, parce que toute souffrance est une participation à la passion et à la mort du Verbe Incarné, lequel, comme l’enseigne saint Irénée, « a imprimé sa croix sur tous et sur tout [6] ». Il accepte la souffrance, parce qu’elle se profile sur le fond de l’unique sacrifice du Fils de Dieu fait homme (on est ici loin du monophysisme), comme quelque chose d’excellent en soi, comme quelque chose qui conduit aux trésors de la grâce. Par le fait même que l’homme souffre et qu’il porte sa croix, les portes du Paradis s’ouvrent devant lui. Par le fait même qu’il accepte la solidarité entière de l’humanité dans la faute comme dans la souffrance qui en résulte, il triomphe de l’une comme de l’autre et prépare la voie à la solidarité de la rédemption et de la grâce.

Il faudrait souligner encore qu’il s’agit ici, non pas tant d’une expiation dite juridique, mais bien d’une participation pénétrante, souffrante, organique, ontologique à la vie souffrante et débordante du Christ.

À l’idée de la transfiguration de la création tout entière est liée, dans la conscience religieuse russe, l’idée du salut général. Ceci n’a rien d’étonnant, car : transfiguration, « terre nouvelle » et « ciel nouveau », salut, c’est tout un. C’est toujours la même idée envisagée sous des aspects différents. La conscience religieuse russe ne s’est jamais contentée de contempler le salut individuel d’une âme, mais toujours le salut commun. Toutes les âmes sont unies l’une à l’autre, et pas une ne va à Dieu sans en entraîner d’autres avec elle. Il faut se sauver donc en commun et non séparément. Dostoïevski a bien exprimé cette idée en disant que « tous sont responsables pour tous ». Nous sommes ici en présence d’une sorte de collectivisme spirituel qui pourrait bien avoir comme fondement le collectivisme ancestral de la commune rurale, le « mir », dont les origines se perdent dans la nuit des temps, et qui durera jusqu’à la révolution, tant il était enraciné dans les us et coutumes du pays. Ce trait de collectivisme spirituel, d’aspiration au salut général du peuple, de l’humanité et du monde entier est commun à toute pensée russe, croyante ou non. « Sera sauvé celui qui aura sauvé », dira Vladimir Soloviev, et par là il se rencontrera non seulement avec ceux qui partagent son credo comme Dostoïevski, Leontiev, les Slavophiles, mais avec ceux du camp adverse, Bielinski, Bakounine, Herzen, Tchernychevski, Lénine. Ces derniers chercheront eux aussi, sous une forme sécularisée, le salut du peuple et de l’humanité, et professeront que la délivrance des maux et des tourments de la souffrance doit s’accomplir non seulement au profit de l’individu mais au profit du monde entier.

Mais c’est surtout, évidemment, chez les saints russes que ce trait caractéristique de l’âme russe va atteindre sa vraie grandeur surnaturelle. Rien ne sera donc plus faux que de considérer les saints russes comme recroquevillés sur eux-mêmes, s’occupant exclusivement du salut de leurs âmes individuelles. Même les plus mystiques d’entre eux ne se désintéressent jamais du sort de leur prochain et du monde. Jamais la séparation d’avec le monde ne sera pour eux autre chose qu’un moyen, une voie vers l’union plus intime avec Dieu. Presque jamais, d’ailleurs, elle ne sera une séparation définitive. Une fois leur but atteint, ils reviendront vers les hommes pour leur apporter le message consolant du salut. Les saints russes sont à la fois très humains et très actifs. Beaucoup d’entre eux eurent des talents d’organisateurs de premier plan, des tempéraments de lutteurs et d’apôtres. Ils combattront, avec la même force et le même courage, le paganisme et la mauvaise volonté des princes. La mystique russe a toujours été très active. Elle est très profonde, très intense en intériorité, mais en même temps toujours prête à combattre tout mal, partout où il se trouve. Par là, elle se distingue de la mystique bien plus contemplative et passive de Byzance.

Étant donné toutes ces tendances et aptitudes de l’âme russe, on conçoit aisément que la foi chrétienne, en pénétrant sur les rives du Dniepr, ait trouvé dans cette âme un terrain particulièrement propice. Le grand message chrétien lui fournissait, dans l’absolu, un point d’appui qui lui manquait dans le temporel. Il justifiait métaphysiquement cette discrimination instinctive que l’homme russe opérait dans les réalités d’ici-bas. Le Royaume de Dieu ne se heurtait dans son âme à aucune de ces tendances sécularisatrices, si puissantes dans le monde romanisé. Le Russe ne connaissait ni despotismes orientaux, ni le culte impérial, ou celui de l’État. C’est avec un radicalisme qui lui est propre qu’il acceptera donc l’enseignement de la foi nouvelle, de cette foi qui répondait à son appel intime, qui creusait ses aspirations confuses, qui indiquait un but sublime à son invincible nostalgie. Les saints seront les hérauts et les représentants par excellence de la spiritualité russe, et leurs vies la vraie « philosophie existentielle » du peuple russe. C’est à eux que s’applique surtout cette belle parole de Dostoïevski : « L’unique amour du peuple russe est peut-être le Christ et il l’aime aussi à sa façon à lui, c’est-à-dire jusqu’à la souffrance [7]. » Leur idéal nourrit la piété russe durant des siècles ; toute la « Sainte Russie », – c’est-à-dire non pas la Russie sainte d’une sainteté morale (pareille attitude est contredite par toute l’histoire russe), mais sainte, parce que l’idéal de la sainteté représente pour elle la plus grande valeur qui puisse se concevoir, – toute cette « Sainte Russie » allumait sa lampe à leur flamme.

 

 

 

 

 

 

L’Hagiographie russe et ses sources [8]

 

 

LES SOURCES

 

Les sources essentielles pour la connaissance des saints russes sont les « vies de saints » manuscrites (jitié). Ces « vies » constituent un genre littéraire particulier, ayant ses propres lois, qu’il faut connaître si on veut les comprendre.

Tout comme le christianisme russe, l’hagiographie russe doit son origine à une impulsion venue du dehors, de Byzance ; en acceptant la nouvelle religion de Constantinople, la Russie du Sud, la seule qui était alors connue, adopta aussi le culte des saints tel que le pratiquait l’église byzantine. Les illustres saints grecs, saint Jean Chrysostome, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Damascène, saint Démétrios de Salonique (Dimitri Solounnski), saint Nicolas de Myre, sainte Hélène, se font en quelque sorte naturaliser en Russie de Kiev. Leur image pénètre profondément dans l’imagination populaire et, par suite, exerce son influence sur les hagiographes russes. En même temps, par l’intermédiaire de Byzance, la Russie fait la connaissance des Saints Pères du désert égyptien et syrien, en particulier de saint Sabbas, dont la vie inspira les premières vies des saints moines russes. L’hagiographie proprement russe se constitua relativement assez vite et devint très abondante. Le professeur Klutchevski à lui seul a étudié, à la fin du XIXe siècle, deux cent cinquante rédactions de vies de saints antérieures à la découverte de l’imprimerie. Depuis lors un nombre considérable d’autres rédactions a été découvert. Il existe par exemple cent cinquante copies de la vie des seuls saints Boris et Gleb. Ce chiffre donne une idée de la diffusion de la production hagiographique ancienne.

On distingue dans la Russie du moyen-âge trois principales zones hagiographiques : celle de Kiev, celle de la Russie septentrionale (Novgorod, Pskov) et celle de Moscou. C’est à Kiev que furent écrites les premières vies des saints russes. Le centre spirituel de la Russie de Kiev fut le célèbre monastère appelé « la laure des Cryptes de Kiev » (Kievo-petcherskaja Lavra). C’est là que se trouvait le premier foyer de culture nationale qui compte parmi ses productions les plus belles une riche floraison hagiographique.

L’hagiographie de Kiev concerne surtout les « saints princes » et les « saints moines ». C’est là que furent rédigés les premières vies de sainte Olga et saint Vladimir, « égaux aux apôtres » (Ravnoapostoljnye), ainsi que la biographie des saints princes Boris et Gleb. C’est dans la laure de Kiev que se constitua aussi le premier recueil hagiographique contenant les biographies des saints moines du couvent et qui est appelé en russe « Paterik », du mot grec « Paterikon », qui veut dire « livre des pères ». Ce Paterik est célèbre, il embrasse la période entre le XIe et le XIIIe siècle et raconte la vie d’environ quatre-vingts moines canonisés qui vécurent dans la laure, entre autres ses fondateurs : saint Antoine et saint Théodose. Le plus ancien manuscrit date du XVe siècle, alors que l’original a dû être rédigé au XIe.

L’hagiographie du Sud, la première en date, est considérée à juste titre comme la première au point de vue littéraire. En effet, quelques vies de saints joignent à la beauté de la forme littéraire un style à la fois naïf et artistique, et une richesse très grande de détails concrets et personnels. L’invasion mongole anéantit toute cette culture. En 1240, la laure fut brûlée et saccagée et, vers la fin du XIIIe siècle, tout le Sud de la Russie devint un désert. C’est dans le Nord du pays que se concentrera dorénavant la vie nationale. Une nouvelle école hagiographique y prendra naissance. Ce sera d’abord celle de Novgorod, puis, celle de Moscou, avec des ramifications vers l’extrême Nord, et les couvents par delà du Volga. Coupée de toute grande culture littéraire, aussi bien de celle de Byzance que de celle de l’Occident, l’école du Nord du XIIIe et du XIVe siècle se distingue par sa sobriété, sa concision et, pourrait-on dire, par sa sécheresse. Comme vie de saints, elle se contenta de donner de courtes notices, qui souvent ne disent pas plus sur le saint en question que ce que l’on chante à son sujet aux matines de sa fête.

L’école hagiographique du Centre, la troisième de la Russie, s’est développée autour de Moscou au XIVe siècle. De même que la laure de Petchersk (Kiev) a été le centre religieux du Sud, ainsi la laure de la Trinité, fondée par saint Serge de Radonège, fut le centre de la vie spirituelle de la Russie centrale. La Vie de saint Serge, écrite au début du XVe siècle par son disciple Épiphane le Sage, est le plus important monument hagiographique de cette école. Épiphane, ainsi qu’un autre hagiographe serbe nommé Pakhôme le Logothète, introduisirent dans la Russie centrale, probablement sous l’influence grecque et sud-slave, un style hagiographique nouveau : le style dit « orné », c’est-à-dire un style ouvert aux amplifications et à la rhétorique. Ce style dominera jusqu’au XVIIe siècle. D’après lui furent malheureusement « retravaillées » les vies anciennes des saints, et c’est sous cette forme qu’elles entrèrent dans le grand recueil hagiographique manuscrit que, sous le Tsar Ivan IV, le Terrible, le métropolite Macaire de Moscou, au XVIe siècle, fit compiler par ses scribes. Cet ouvrage est connu sous le nom de « Tchetji Minei » qui signifie, en traduction slavonne du mot grec, « ménologe à lecture ».

La découverte de l’imprimerie diminua beaucoup l’importance et la qualité de la littérature hagiographique manuscrite. Cependant ce genre littéraire a subsisté jusqu’à l’époque proche de la nôtre. Ainsi voit-on la biographie imprimée de Séraphin de Sarov (mort en 1832) reposer sur une collection de cahiers manuscrits rédigés dans son entourage et connue sous le nom de « Ljetopisj (Annales) de Divéevo ».

 

 

ÉDITIONS DES SOURCES

 

Une grande partie des sources hagiographiques russes ont été très soigneusement éditées en Russie au siècle précédent. Ce furent tout d’abord les éditions publiées par la Commission Archéologique, instituée au temps de l’empereur Alexandre II pour l’étude des monuments littéraires et historiques russes. Bien que l’hagiographie ne fût pas de son domaine propre, elle a été naturellement amenée à s’occuper des matériaux hagiographiques. On les trouve donc dans les quatre premiers volumes publiés par la Commission à partir de 1860.

L’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg a fait paraître à son tour d’importantes publications de sources hagiographiques. Il suffit de signaler l’édition phototypique de la vie manuscrite des saints Boris et Gleb parue en pleine guerre, en 1916.

La Société des Amis de la Science ecclésiastique, dès 1865, a édité trois vies manuscrites de Joseph de Volokolamsk. Parallèlement à ces publications collectives, beaucoup de savants russes ont, à titre individuel, édité d’anciens documents hagiographiques. Ainsi le professeur Jablonski (1908) édita la vie de saint Cyrille de Belozërsk ; Abramovitch (1911) le Paterik de Petchersk, etc. Il ne faut pas oublier non plus les publications de l’Académie ecclésiastique de Kazan.

 

 

CRITIQUE HAGIOGRAPHIQUE

 

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle la critique scientifique s’occupa de l’hagiographie en Russie. C’est le professeur Basile Klutchevski (1841-1911), de l’Université de Moscou, qu’on doit nommer le Maître de l’hagiographie scientifique russe, qui, en 1871, publia sa « Vie des anciens saints russes comme source historique » (Drevnerusskija jitija Svjatych kak istoritchesskij isstotchnik). Ce livre découvrait des perspectives toutes nouvelles. Klutchevski était avant tout un historien. Ce qu’il cherchait principalement dans l’hagiographie à cette époque, c’était des renseignements sur la colonisation de la Russie du Nord. Son intérêt s’élargissant avec le temps, il comprit que l’étude scientifique des vies de saints était une voie sûre pour entrer dans les problèmes les plus brûlants de la culture spirituelle et nationale de la Russie. Son ouvrage, paru vingt ans après, sur « La signification de saint Serge pour le peuple russe » en est le témoin. L’œuvre de Klutchevski fut complétée à certains égards par celle d’Arsène Kadloubovski qui publia, en 1902, des « Esquisses d’histoire et de littérature russes anciennes des vies des Saints » (Otcherki po istoriji drevne-russkoj literatury jitij svjatych). Le grand mérite de Kadloubovski consiste à ne pas s’être limité aux recherches biographiques et chronologiques, mais d’avoir essayé de déterminer les différents « types de sainteté ».

L’histoire de l’Église russe du professeur Goloubinski est malheureusement restée inachevée. Elle aurait été sûrement le meilleur traité d’hagiographie russe. Ce que nous avons de lui donne déjà beaucoup de matériaux. Comme hagiographe Goloubinski fit ses preuves dans la Vie de saint Serge de Radonège (1893). Son « Histoire de la canonisation des saints dans l’Église russe » (1903 et 1913) contient aussi de riches matériaux hagiographiques. Nous devons signaler aussi le livre du professeur Georges Fédotov : « Les saints de la Russie antique » (Svjatye drevnej Russi), publié à Paris en 1931. C’est un résumé des cours donnés par l’auteur à Paris. Cet ouvrage reproduit de larges extraits des sources hagiographiques manuscrites, qui sont pour la plupart actuellement inaccessibles. C’est ce qui le rend très précieux. De plus Fédotov analyse les textes en se servant d’une méthode d’investigation nouvelle et originale.

La plupart du temps, les documents hagiographiques russes anciens sont pauvres en renseignements concrets et pittoresques. Aussi furent-ils considérés comme privés d’intérêt historique et donc peu utilisables. Souvent on n’a en main que des manuscrits composés des siècles après la mort du saint. Et même, si ce document est ancien, ou écrit par quelqu’un de l’entourage du héros, le récit paraît bien schématique et conventionnel. C’est le résultat des lois mêmes du style hagiographique qui sont comparables à celles du style iconographique. Ces règles exigent en premier lieu que l’hagiographe, comme le peintre d’icônes, donne de la vie ou de la personne extérieure du saint une idée qui ne choque pas la conception traditionnelle qu’on a du saint en question. L’artiste doit exprimer non sa vision subjective, personnelle, du saint, mais la vision collective, la vision de l’Église. Or les traits extérieurs de cette vision sont fixés. Pour chaque catégorie de saints, il existe une image reçue, transmise « con amore » de génération en génération.

De même que les progrès de l’iconographie ont permis de reconnaître les traits discrets par lesquels l’image d’un saint diffère d’une autre, et dont chacun est l’expression parfois réaliste, parfois symbolique d’une particularité spécifique du personnage représenté, de même la méthode d’investigation proposée par Fédotov aide à discerner les traits par lesquels l’ami ou le disciple du saint ont indiqué ce qu’ils connaissaient du caractère unique et individuel de leur héros. Il n’en est pas moins vrai que presque tous les récits hagiographiques sont pauvres en détails historiques, sociologiques et politiques. C’est le résultat d’une autre loi de l’hagiographie qui exige qu’à la mémoire collective de l’Église soit transmise l’image spirituelle glorifiée du saint et non pas tant le souvenir de son existence terrestre. Cette dernière fut passagère ; elle est destinée à disparaître dans la clarté de la gloire éternelle. Ce qui reste de la vie terrestre du saint, et ce qui seul importe, ce sont les traces du chemin spirituel parcouru par lui pour s’élever jusqu’à la sainteté. C’est tout ce qui subsistera de son humanité terrestre dans les splendeurs de la transfiguration.

Demander aux Vies de Saints quel fut l’état social, économique ou politique de leur temps, c’est leur poser des questions auxquelles elles ne peuvent ni ne veulent donner une réponse. Par contre ces Vies, comme le prouvent Fédotov et Kadloubovski, nous fournissent un tableau des plus intéressants quand nous leur demandons des renseignements d’ordre religieux et ascétique sur les voies spirituelles qu’ont suivies ceux qui, en Russie, portaient en eux la nostalgie de la sainteté. Elles nous permettront aussi de retrouver les traces de plusieurs écoles et d’établir les divers types spirituels de saints russes, c’est-à-dire cela même que nous cherchons à acquérir en les étudiant.

 

 

LITTÉRATURE D’ÉDIFICATION

 

Un mot seulement sur les « Vies de saints » dites « d’édification ».

Il existe une vaste hagiographie russe populaire de vulgarisation et d’édification. Si on exclut les écrits de pure dévotion qui n’ont aucune portée scientifique, nous aurons plusieurs ouvrages, qui tiennent compte dans une certaine mesure, des résultats de l’hagiographie scientifique, mais qui visent avant tout à l’édification du lecteur. À cette catégorie appartiennent par exemple « La Sainte Russie » de l’archimandrite Léonide (1897) et les douze volumes des « Vies des Saints de l’Église russe » par André Mouraviev (1855-1858).

En dehors de cette catégorie ont paru, dans les dernières années, des ouvrages hagiographiques de vulgarisation de première valeur. En voici quelques-uns : saint Philippe de Moscou par G. Fédotov, saint Serge de Radonège par Boris Zaitzev, saint Séraphin de Sarov par Vladimir Ilijn, saint Tikhon de Zadonsk par A. Guippius, et autres.

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

Les Temps avant l’Invasion Mongole

 

 

 

 

Les Strastoterptsi [9]

 

 

Les premiers saints canonisés de la terre russe, au point de vue chronologique, les premiers thaumaturges reconnus comme intercesseurs auprès de Dieu pour la « nova gens christiana » furent les saints Boris et Gleb, fils cadets du grand-duc Vladimir. Leur culte fut institué immédiatement après leur mort et devint général, précédant ainsi leur canonisation. De plus, cette dernière n’a certainement pas eu lieu sur l’initiative de l’autorité hiérarchique, c’est-à-dire des métropolites grecs qui tenaient la sainteté des nouveaux thaumaturges pour douteuse. Il faut convenir que ces doutes étaient très naturels. Boris et Gleb n’étaient point des martyrs pour le Christ. Ils ont péri victimes d’un crime politique sur l’ordre de leur frère. En même temps qu’eux périt de la même manière un autre de leurs frères, Sviatoslav, dont la canonisation n’a jamais été préconisée par personne. D’autre part l’Église grecque ne connaît que très peu de saints laïques. Presque tous ses saints sont ou des martyrs pour la foi, ou des saints ascètes, ou des évêques.

Il faut tenir compte de ces faits, dit Fédotov, pour bien comprendre tout ce qu’il semble y avoir de paradoxal dans la canonisation de deux jeunes hommes tués dans une querelle de famille, d’autant plus qu’il s’agissait d’une première canonisation dans l’Église d’un peuple qui, hier encore, était païen.

Cette canonisation pose donc devant nous un vrai problème. Ce ne sont pas les miracles qui la provoquèrent : on n’en signale que deux avant la canonisation. Et cependant toute la Russie de Kiev ainsi que celle de Varègues (c’est-à-dire celle de Novgorod) accourait en quête de guérisons vers la tombe des héros. Les miracles ne sont pas non plus le thème principal des vies de nos jeunes princes.

C’est finalement à ces vies, qui sont les monuments les plus anciens de la littérature russe, que nous devons nous adresser pour trouver la réponse : en quoi l’Église ancienne et tout le peuple russe voyaient-ils la sainteté de ces princes, ou en d’autres termes, quel est le sens exact de leurs hauts faits chrétiens, de leur « Podvig » ?

Pour nous renseigner, nous possédons sur leur histoire de très bonnes sources hagiographiques. Ce sont : 1) Le récit de la « Chronique de Nestor » sous la rubrique de l’année 1015 ; 2) Le « Récit, passion et louange des saints martyrs Boris et Gleb », attribué au moine Jacob, qui a vécu à la fin du XIe siècle ; 3) « Tchténie (Lecture) sur la vie et l’assassinat des bienheureux passionistes (Strastoterptsi) Boris et Gleb » par Nestor, qu’on identifie, probablement à faux, à l’auteur de la Chronique.

Toutes ces sources nous apprennent au fond peu de chose sur la partie de la vie des héros précédant leur assassinat. Par contre elles nous racontent longuement leur mort par ordre de leur frère aîné, Sviatopolk, qui les fit tuer pour empêcher qu’ils ne devinssent ses rivaux. Le jeune Boris, en revenant d’une expédition guerrière contre la peuplade païenne des Petchenègues, apprend que son frère veut le tuer. Au lieu de songer à une résistance armée, il renvoie sa « doujina » c’est-à-dire la milice formée par ceux qui se sont mis librement à son service, et reste seul avec son serviteur près de la rivière Alta, pour attendre l’arrivée des meurtriers. Il passe sa dernière nuit dans les larmes et la prière. L’angoisse de mourir l’étreint. Mais les paroles des psaumes et de l’Évangile le réconfortent. Pour ranimer son courage, ii se remémore la fin des martyrs Nicétas, Venceslas, Barbe, tués par leurs proches parents, et il prie Dieu de lui donner la force de prendre sur soi « la passion ». Vers le matin du 24 juillet, l’assassin Putcha et ses complices pénètrent dans la tente de Boris et se jettent sur lui comme des bêtes féroces. Le fidèle serviteur du prince, un Hongrois, Georges, essaie de sauver son maître en le couvrant de son corps. Il tombe, lui aussi, sous les coups des meurtriers. Après les premiers coups de lance, Boris blessé supplie son frère et les assassins de lui laisser encore quelques moments à vivre pour prier Dieu : « Mes frères, chers et bien aimés, laissez-moi encore un peu de temps pour que je prie mon Dieu » (Récit, passion et louange). Puis il s’offre comme un agneau à ses meurtriers et dit en pleurant : « Frères, hâtez-vous d’achever votre office et que la paix soit avec mon frère et vous, mes frères » (Récit, passion et louange).

Gleb, de quelques années plus jeune que Boris, est tué un peu plus tard sur le Dniepr. Sviatopolk l’a traîtreusement invité à venir à Kiev. Près de Smolensk, le bateau sur lequel il descend le fleuve rencontre la barque des meurtriers, engagés par son frère. Selon la légende, son propre cuisinier le trahit et l’égorge avec un couteau, « comme un boucher qui tue une brebis ». Cinq ans après (1020), un autre frère des deux victimes, Jaroslav, surnommé « le Sage », vengea ses cadets et fit placer leurs corps dans l’église de saint Basile à Vysgorod. Aussitôt leur tombe devint un lieu de pèlerinage. La canonisation de Boris et de Gleb eut lieu la même année (1020). Ils reçurent le privilège d’un jour de fête spécial et d’un service religieux composé en leur honneur. Leur culte a été reconnu par l’Église romaine [10].

Les deux princes ne furent pas canonisés comme « martyrs », mais comme « Strastoterptsi », c’est-à-dire comme des hommes « ayant souffert une passion ». C’est de ce nom que les désigne le chroniqueur Nestor. Nous assistons donc ici à l’apparition d’un nouveau type de saints, spécifiquement russe et manifestant un idéal de sainteté proprement russe. Cet idéal, nous le saisissons quand nous cherchons à comprendre les motifs des deux frères, la « non-résistance » et leur humble acceptation de la mort, tels que nous les donnent leurs hagiographes. Il faut remarquer que les deux princes ne recherchent pas cette mort. Ils se contentent de l’accepter, quand elle vient à eux, comme un don envoyé de Dieu.

Si on entend par héroïsme une certaine insensibilité à la souffrance, un comportement froid et calme en face de la mort, l’attitude de Boris et de Gleb ne présente rien d’héroïque : on a parlé des larmes de Boris et de ses supplications. C’est avec un réalisme plus grand encore qu’est dépeinte la faiblesse humaine de Gleb : « Tout son visage était couvert de larmes. » Il a pitié de lui-même. Ce n’est pas seulement un moment de répit qu’il demande. Il supplie son assassin de l’épargner : « Ne me tuez pas, mon frère chéri, ne me tuez pas..., ayez pitié de ma jeunesse, ayez pitié, mon seigneur. Vous serez mon seigneur et je serai votre esclave » (Récit, passion, louange). Mais malgré cette peur, malgré l’angoisse de leur chair en face de la mort, les deux frères, à la fin, acceptent la mort avec résignation. Est-ce manque d’énergie, lâcheté ? Chez Boris, qui est dépeint comme un jeune et vaillant guerrier, qui licencie librement et de plein gré sa milice, ce motif est tout-à-fait exclu.

Les raisons, qui expliquent aux yeux de l’hagiographe ainsi qu’à ceux du peuple pieux dont il est l’interprète la résignation finale des saints frères, se trouvent clairement exprimées dans les documents hagiographiques. Ce sont des raisons essentiellement religieuses. Certes le devoir d’obéissance au frère aîné joue un certain rôle chez Nestor qui fait dire à Boris : « Il ne me sied pas de lever la main contre mon frère aîné. Puisque mon père est mort, c’est lui qui me tient lieu de père. » Cependant, même le pouvoir d’un père dans la conscience de l’ancienne Russie ne pouvait pas dépasser les limites de ce qui était moralement permis. Un frère criminel ne pouvait exiger d’être obéi. La résistance en ce cas était toujours justifiée. Ainsi, par exemple, la juste vengeance du prince Jaroslav dont parlent les hagiographies. De plus, en Russie, les dynasties devenues populaires, celles qui ont réalisé l’unité du pouvoir et de l’État, étaient toujours les dynasties issues des branches cadettes. Ceci montre que l’idée de l’ancienneté n’avait pas une valeur absolue dans la conscience de l’antique Russie, et qu’elle ne se confondait pas avec celle du pouvoir monarchique. Il s’ensuit que la mort des enfants de Vladimir n’était nullement considérée comme un devoir politique. Ce motif, s’il existait, ne pouvait être qu’un motif secondaire. Les seuls motifs vraiment importants sont les motifs religieux. Parmi ceux-ci il y a, et il est très accentué, celui du mépris ascétique du monde. Boris, pendant la nuit qu’il passe seul avant sa mort, médite sur la vanité du pouvoir, des richesses, de tout, « excepté les bonnes œuvres et le vrai amour ». Même le royaume de son père et ses grands biens ont peu de valeur aux yeux d’un chrétien, et Boris répète les paroles de l’Ecclésiaste : « Tout est vanité... Il n’y a de secours que dans les bonnes actions, la vraie foi et l’amour désintéressé. » Cependant ce motif ascétique ne prédomine pas. Il ne suffit pas à lui seul pour expliquer l’attitude des « passionistes ». Ni Boris ni Gleb ne sont des moines. Si la richesse et le pouvoir comptent peu pour eux, s’ils désirent pratiquer l’humilité et la charité, ils pleurent pourtant d’avoir à quitter la « merveilleuse lumière ». Boris regrette sa jeunesse perdue, sa femme, et il « a pitié de son bon et beau corps, et de sa belle intelligence » (Récit, passion et louange). Les pleurs de Gleb sont plus touchants encore. Il pleure la mort de son père, de son frère Boris tendrement aimé, assassiné loin de lui. Cet amour de la parenté, amour des consanguins, enlève au mépris ascétique du monde, que manifestent les deux frères, toute son austérité apparente. De ce « mépris » nullement monastique est exclu le monde humain surtout le monde des proches, le monde consanguin et tendrement aimé. Ce qui réconforte nos héros, c’est l’exemple des martyrs. Mais plus encore, ce sont les paroles et l’exemple du Christ, qui les exhortent à accepter la souffrance avec humilité et reconnaissance. Des paroles évangéliques sont sur les lèvres de Boris la nuit de son agonie. Il se rappelle que « celui qui dit : J’aime Dieu, et hait son frère est un menteur ». Le matin de l’assassinat, c’est vers une image du Christ en croix qu’il adresse cette belle prière : « Seigneur Jésus-Christ, Toi qui as daigné apparaître sur terre sous cette forme humaine et qui t’es laissé volontairement clouer sur la croix, Toi qui as accepté la passion à cause de nos péchés, donne-moi aussi d’accepter la mienne. Je la reçois non pas des ennemis, mais de mon frère : Seigneur, ne la lui impute pas comme un péché » (Récit, passion, louange). Et lorsque les assassins sont déjà sous la tente, les dernières paroles du prince sont : « Daigne, Seigneur, me donner d’imiter les saints martyrs. Tu sais que je ne résiste ni ne m’insurge... » Puis s’adressant aux meurtriers et continuant à pleurer : « Approchez, frères, et terminez votre travail, et que la paix soit avec mon frère et avec vous. »

Gleb de son côté, après ses adieux à son père et à son frère déjà défunts, s’adresse au Christ par une prière. Cette dernière commence par une plainte « d’être égorgé sans aucune raison » et se termine par l’assurance de la conviction de « mourir pour le Christ ». La dernière pensée de Gleb, selon l’hagiographe, est que tout disciple du Christ se trouve dans le monde pour y souffrir et que toute souffrance volontaire ou infligée à un innocent est une souffrance pour le nom du Christ. Cet esprit de souffrance volontaire, sous la forme de non-résistance, triomphe en Gleb sur sa faiblesse humaine. Tel est l’idéal religieux au nom duquel, selon leurs biographes, Boris et Gleb ont accepté la mort. Plutôt qu’une idée, c’est la vision du Christ humble et doux, s’offrant pour le salut des hommes, comme une victime innocente. C’est parce qu’ils comprennent que leur « passion » ressemble à celle de Jésus-Christ qu’ils l’acceptent avec reconnaissance. C’est le désir de se conformer à son exemple, de lui ressembler spirituellement, qui inspire leurs paroles et leurs gestes. Comme lui, ils se sentent « des brebis qu’on mène à la boucherie », des victimes innocentes sans tache, qui ne résistent pas à leurs meurtriers et pardonnent à ceux qui les persécutent et les frappent. C’est la mise en pratique des paroles de saint Pierre : « Christus passus est pro nobis, relinquens nobis exemplum ut sequamur vestigia ejus. » Des trois sources hagiographiques que nous possédons sur la vie et la mort des jeunes princes, c’est surtout dans le « Récit, passion et louange » que cette idée de sacrifice, distinguée cependant de celle du martyre, est principalement accentuée. Et il est intéressant de constater que c’est justement ce « Récit » qui, des trois autres sources, a eu le plus de vogue parmi le peuple russe. Sur cent cinquante copies qui nous sont parvenues de ces sources on ne trouve que trente manuscrits de la relation dite de Nestor.

Le peuple russe fut attiré dès les premières années de sa conversion par cette forme particulière de témoignage de l’attachement au Christ. Ce « martyre », ce « podvig [11] » est un podvig national russe, une vraie « trouvaille » de ce peuple nouvellement baptisé qui n’a pas ses précédents dans l’histoire hagiographique [12].

Nestor compare le peuple russe aux ouvriers de la onzième heure. Avec une simplicité géniale, une simplicité d’enfant, ces ouvriers de la dernière heure surent se laisser séduire par l’image du Christ souffrant et par la beauté de la voie préconisée par l’Évangile. Boris et Gleb ont fait ce que l’Église, en tant que tradition vivante, n’exigeait nullement qu’ils fissent. Mais ils ont accompli ce qu’attendait d’eux le Maître de la vigne.

On pense involontairement au troisième degré d’humilité des Jésuites. Le voilà dans toute sa grandeur, vécu jusqu’à ses dernières conséquences sur les rives du Dniepr quelque 500 ans avant saint Ignace. Ainsi pourrait-on dire qu’entre la spiritualité espagnole et la spiritualité russe, il y a des points de contact qu’un examen superficiel ne permettrait pas de supposer.

Les saints Boris et Gleb ne sont pas des isolés, « uniques » dans leur genre. Bien au contraire : ils ne sont que les « prémices », les chefs de file des personnes de tout métier et de toute condition, canonisées par l’Église russe ou seulement vénérées par la piété populaire au même titre de « strastoterptsi ». En voici quelques-uns : a) Le prince André Bogolubski, c’est-à-dire prince par apanage de Bogolub près de Vladimir (1110-1174) ; b) Basile de Mangaseja (en Sibérie), jeune employé chez un marchand. Sollicité par ce dernier au vice contre nature, il refusa obstinément tout comme la sainte Marie Goretti d’accomplir le péché. Son maître le roua de coups, le soumit à un vrai martyre et, après l’avoir accusé injustement de vol, le tua (1602). c) L’empereur Paul Ier (1754-1801)... etc. Bien que beaucoup d’entre eux n’aient jamais été officiellement canonisés (c’est le cas par exemple pour Basile et l’empereur Paul), la vénération dont ils jouissent parmi le peuple russe n’en est pas moins une preuve de leur héroïcité. La non-résistance à la mort violente qu’ils ont pratiquée revêt aux yeux de la piété russe le caractère d’un sacrifice volontaire, qui a comme fin de sanctifier la victime et de suppléer là où la pureté propre à l’enfance ferait défaut. Dans les cas du prince André et de l’empereur Paul, on pourrait invoquer encore d’autres raisons. En effet tous les deux furent lâchement et traîtreusement assassinés par des personnes de leur propre entourage, comblées par eux de bienfaits. Le sang versé par suite de la trahison semble être considéré par la piété populaire russe (le cas de l’empereur Paul) ainsi que par l’Église russe (le cas du prince André de Bogolub, car ce dernier est canonisé) comme un bain de purification lavant les victimes de tous les péchés et de toutes les souillures. Ni Paul ni André, celui-ci malgré sa bravoure, ses facultés de grand homme d’État et son action culturelle (c’est lui qui, en transportant le centre de la vie culturelle russe de Kiev dans le Nord, est le fondateur de la Russie moderne) n’ont été ce qu’on est habitué à nommer des « saints ». Et cependant l’amour et la piété populaire sont allés à eux de préférence qu’à d’autres, et c’est précisément en eux qu’elle a cherché les traits aimés de l’Unique Modèle.

Mais c’est surtout vers les enfants, victimes de mort violente, que se porte avec prédilection la piété russe. Ici en effet l’immolation du sacrifice s’unit à la pureté de l’innocence. De là la canonisation du prince Dimitri d’Uglitch (1581-1591), fils d’Ivan le Terrible ou si l’on préfère, de l’enfant inconnu égorgé à sa place ; le culte populaire de Gabriel de Slutzk († 1690), victime d’un crime rituel attribué aux juifs de l’endroit, du petit Jean d’Uglitch, âgé de sept ans, tué par un ouvrier de son père (1663) on ne sait trop pourquoi, et d’autres.

De même que par les récits évangéliques, par les récits de vies de ces « strastoterptsi », l’image du Sauveur souffrant et doux est entrée à jamais dans le cœur du peuple russe comme un de ses plus grands trésors.

Résumons : Les chroniques hagiographiques russes anciennes témoignent de l’existence, pour la conscience religieuse du peuple russe, d’un nouvel idéal de martyre. Ce sera non seulement le chrétien qui meurt pour avoir confessé sa foi devant les tribunaux des païens ou des hérétiques, mais encore celui qui souffre innocemment et meurt sans résister aux méchants, pour se conformer par là à l’exemple du Christ.

Le « Strastoterpets », c’est celui qui souffre une passion, en ressemblant spirituellement au Christ par la douceur, la soumission, la victoire sur l’amour de la vie et du monde au nom de l’amour de Dieu et de ses frères. Bref, tout comme les enfants de Bethléem, il confesse le Verbe Incarné « non loquendo sed moriendo ».

 

 

 

 

Saint Théodose de Petchersk et sa laure [13]

 

 

L’Église russe est la fille de l’Église de Byzance. Lorsqu’à la fin du Xe siècle, la Russie reçut le baptême, l’Église grecque venait de sortir des luttes entre « zélotes » et « politiciens » qui avaient rempli tout le IXe siècle. La victoire finale fut remportée par le clergé régulier. Il avait eu le courage de défendre contre l’empereur et le patriarche l’indépendance du pouvoir religieux et le caractère strictement obligatoire des dogmes et canons pour tous les membres de l’Église, quelle que fût leur position dans la société humaine. Il sortait de la lutte jouissant de l’estime générale et considéré comme le gardien fidèle de la tradition ecclésiastique.

« Les monastères byzantins étaient nombreux et très riches : l’Empire entier en était couvert ; aussi apparaissait-il comme un couvent continu, comme un royaume monastique [14]. Les grands couvents de Constantinople, comme celui des studites et des acémètes, avec leurs institutions annexes, écoles, hôpitaux, bibliothèques, orphelinats, exerçaient une influence profonde sur la vie sociale et intellectuelle de Byzance. En même temps les idées monastiques et ascétiques pénétraient profondément dans la société laïque. « Le solitaire ayant renoncé à tout commerce avec le monde devait servir d’exemple à l’homme pieux » (ibidem). C’était l’idéal, sinon toujours à suivre, du moins à ambitionner. Du double devoir imposé par le Christ « ora et labora », l’Église byzantine « n’a bien compris et mis en pratique que le premier... Tout tendait à soumettre la société humaine à une organisation où l’homme ne devait s’occuper que d’invoquer et apaiser un Dieu sévère et impérieux... Le solitaire complet se trouvait au faîte de cet arbre, où les oiseaux du ciel viennent s’abriter ; plus bas se tenait la communauté monastique, plongée dans sa vision pieuse... et hors de cette société idéale se trouvait le monde, n’ayant pour tout moyen de salut que la prière de l’anachorète secondé par le chœur des cénobites... » (ibidem).

C’est avec cette conception du Christianisme que les Grecs sont venus baptiser la Russie. En d’autres termes, le Christianisme fut importé en Russie sous sa forme monastique. Ce caractère cependant fut tempéré dès son avènement même par le caractère propre des nouveaux convertis.

En effet, si le Christianisme prescrivait des vertus nouvelles, s’il apportait les idées ascétiques de la nécessité salutaire d’une abnégation et du mépris de ce monde, s’il rendait respectables la faiblesse, la pauvreté et le travail des mains, il élevait aussi les vertus anciennes, celles par exemple de l’hospitalité et de la bienfaisance. Mais surtout, et c’est ici que nous touchons du doigt l’originalité de la réceptivité russe, la parole divine sera comprise, sur les bords du Dniepr, non seulement comme un appel au renoncement, mais aussi comme une loi de charité, comme un message de l’amour agissant.

Des traces de vie monacale se trouvent en Russie même avant le baptême officiel (988). Au temps de Vladimir nous les reconnaissons sûrement. Mais ces essais monastiques étaient, semble-t-il, d’importation étrangère, des fondations princières, de médiocres imitations des couvents de Byzance.

Le monachisme ne devint vraiment populaire en Russie que lorsque fut fondée la laure de Petchersk près de Kiev, sans l’aide d’aucun grand de la terre, et uniquement grâce au labeur spirituel, « aux jeûnes et aux larmes » (comme dit la chronique) de quelques moines russes. Chronologiquement ce couvent est le premier monastère russe, et si l’on en juge par le nombre des biens spirituels versés par lui dans le trésor de la piété russe, il est le berceau de la vie spirituelle russe, « un monastère exclusivement du peuple russe : fondé par ses sueurs, soutenu par ses labeurs et chéri dans la pensée populaire comme le palladium le plus incontestable de la vraie foi » (Sipiaguine). Il rayonna sur toute la superficie de la Russie primitive. De son milieu il envoya les premiers missionnaires dans les forêts vierges du Nord et dans les immenses steppes du Sud. Les moines furent les premiers laboureurs sur l’immense terre vierge de la piété russe. Ils la défrichèrent pour les temps à venir et servirent longtemps de modèles pour la vie ascétique russe. Leurs mérites et leur gloire animèrent des générations entières, éclairant leurs voies vers le progrès spirituel. Dans la laure et par elle la nouvelle religion fut prêchée non pas seulement par la parole, mais aussi et surtout par l’exemple.

Réduite plusieurs fois en ruines par les Tatars (en 1240, 1299, 1316) la laure de Petchersk fut chaque fois relevée. Transformée en musée antireligieux après la révolution, elle a été rouverte en 1946 et reste encore de nos jours un lieu de pèlerinage cher à tout Russe religieux.

Ce rayonnement spirituel, auquel on est encore sensible aujourd’hui, émane de la personne des fondateurs du célèbre monastère, de saint Antoine et surtout de saint Théodose de Petchersk († 1074). « Ils furent », comme le dit une chronique, « les premiers grands cierges allumés au nom de la Terre russe devant l’image universelle du Christ ».

De saint Antoine nous ne savons que peu de chose. Le récit ancien de sa vie fut très tôt perdu, si jamais il a existé. C’est dans la Chronique de Nestor, « Sur la fondation du monastère de Petchersk », qu’il faut aller tirer sur lui les renseignements nécessaires. Antoine y est dépeint comme un solitaire, à la manière des anachorètes égyptiens ou des reclus du Mont Athos. C’est aussi la bénédiction de cette sainte montagne qu’Antoine est censé avoir apportée en Russie et par laquelle il sanctifie le lieu où plus tard s’éleva la laure. Originaire de Lubetch, dans la terre de Tchernigov, Antoine avait fait un pèlerinage au Mont Athos et c’est dans l’un des couvents qu’il devint moine. Il voulut y demeurer, mais l’higoumène lui ordonna de rentrer en Russie, lui donna sa bénédiction et lui promit que de lui « sortirait une foule de religieux ». Revenu à Kiev, Antoine ne put se plaire dans aucun des couvents byzantins. Il erra donc longtemps et finit par s’établir dans une grotte creusée dans une colline avoisinante de la ville. « Il se mit à vivre en cet endroit, ne mangeant que du pain sec et ne buvant qu’un peu d’eau, creusant sa caverne, passant les nuits et les jours à travailler, à veiller et à prier... On venait à lui pour demander sa bénédiction et il devint célèbre dans toute la terre russe. » D’autres hommes pieux lui demandèrent de les accepter comme disciples. À la différence des autres higoumènes de Kiev, il les acceptait tous, qu’ils fussent riches ou pauvres, libres ou serfs. Ils creusèrent une grande crypte (pestcherou), une église et des cellules. Mais Antoine, qui ne pouvait supporter le « tumulte », les quitta pour creuser une nouvelle cellule dans la montagne plus solitaire, et il y termina ses jours dans le silence complet et la prière (vers 1073). Il semble qu’après sa mort il fut presque oublié et ce n’est qu’aux XIIe et XIIIe siècles que son image et son exemple exercèrent une influence sensible sur la vie des moines de la laure. C’est à ce moment, en effet, que les moines les plus célèbres furent des « reclus » comme Antoine. Antoine et ses disciples représentent dans l’histoire de la spiritualité russe le côté de l’ascétisme sombre, hostile à toute vie sociale. Mais la figure de saint caverneuse et émaciée par l’ascétisme n’est représentative ni de la spiritualité russe, ni de sa sainteté monacale, et c’est vraisemblablement la raison foncière pour laquelle son prototype – saint Antoine – fut si vite oublié.

C’est dans la personne de son élève, saint Théodose († 1074), que la Russie antique a trouvé son idéal de vie religieuse. Il est le vrai père des « prepodobnyj [15] ». Avec saint Serge de Radonège, saint Tikhon de Zadonsk et saint Séraphin de Sarov, il est le plus populaire parmi les saints monastiques russes. Sa face lumineuse et douce contraste avec l’aspect sombre de son maître Antoine. Il fut le second saint canonisé en Russie, en 1108, trente-quatre ans après sa mort et bien avant saint Antoine. En son image l’ancienne Russie a contemplé les traits du « religieux idéal » auquel elle restera fidèle des siècles entiers. Plus tard, lorsque de nouveaux courants se feront jour dans la vie spirituelle russe, cet idéal ne s’estompera jamais et gardera toujours sa fraîcheur primitive.

Nous possédons la Vie de saint Théodose écrite environ dix ans après sa mort par Nestor, dans le couvent même de Petchersk. L’image hagiographique du saint est donc très ancienne et sans doute proche de la vérité.

L’ouvrage de Nestor deviendra un modèle pour toute l’hagiographie russe postérieure en montrant la voie russe normale de la sainteté monacale et en comblant par des traits communs et nécessaires les lacunes de la tradition biographique. À quel higoumène saintement décédé les auteurs de leurs vies n’attribuent-ils pas les dernières paroles de saint Théodose ?

Tout cela confère à l’œuvre de Nestor une portée exclusive dans l’élaboration du type russe de sainteté ascétique. Nestor avait été reçu comme moine à Petchersk par l’higoumène Étienne qui fut le successeur immédiat de Théodose, et tous ses récits nous obligent à voir en lui un témoin oculaire. Non pas qu’il ait tout vu par lui-même. Mais il se trouvait dans l’ambiance d’une tradition très riche et encore récente, qui n’avait pas encore eu le temps de dégénérer en légende. Il nous cite les noms de ses informateurs. L’impression générale qui se détache de son œuvre est que nous sommes en présence d’une vie et non pas d’une « littérature ».

Cependant pour créer une première biographie de « prepodobnyj » en Russie, il ne suffisait pas d’avoir sa vie comme source unique. Il fallait pour cela encore recourir à une tradition littéraire toute prête à Byzance (différence d’avec le cas des « passionistes »), et Nestor a parfaitement bien su s’approprier cette dernière. Grâce aux travaux très fouillés des savants russes Chakmatof et Abramovitch nous pouvons actuellement saisir l’influence des différents modèles hagiographiques dont il s’est servi. Nous savons de même que parfois il copiait à la lettre les textes grecs dont il usait dans les traductions slaves. Cependant ces emprunts et ces influences n’ont presque jamais altéré la substance de son œuvre. Peut-être dans deux cas seulement : a) l’imposition prophétique du nom de Théodose (qui signifie « Dieu donné ») par le prêtre au baptême est inspirée par un récit semblable pris de la vie de saint Euthyme. Le nom de Théodose dans le cas de notre saint serait vraisemblablement son nom de religion, donné par saint Antoine ; b) Tout l’épisode de la venue de Théodose dans la caverne d’Antoine, le refus de ce dernier de l’accepter, ainsi que l’interprétation prophétique des paroles d’Antoine sont copiés à la lettre de la vie de saint Sabbas.

Parmi la littérature hagiographique grecque qui exerça une influence sur Nestor il faut signaler les vies du grand saint Antoine, de saint Jean Chrysostome, de saint Théodore Studite et celle de saint Théodore d’Édesse. Mais c’est surtout dans l’hagiographie palestinienne qu’il est allé chercher ses modèles. Le monachisme palestinien est devenu ainsi l’école russe de salut ; c’est la branche de l’arbre monastique oriental de laquelle s’est détachée la tige russe. Le modèle qu’on imitera en Russie sera saint Sabbas, et non le grand saint Antoine. Si les saints palestiniens sont plus modestes, moins remarquables extérieurement que ceux d’Égypte, ils possèdent tous cette vertu que saint Antoine considérait comme étant la première chez un homme s’adonnant à l’ascèse : la prudence, le tact spirituel, le sentiment de la mesure. Les Palestiniens ne recherchent ni n’emploient d’exercices artificiels excessifs pour mortifier leur corps. Il ne s’agit pas de le tuer, mais d’en modérer et dominer les désirs. Les moyens seront le jeûne, la continence, le travail. Leur vie est partagée entre la vie de prière solitaire, dans la cellule, au désert, durant le carême, et les biens spirituels de la vie cénobitique : la prière liturgique commune, les repas en commun réunissent les frères chaque dimanche et jour de fête. Les palestiniens trouvent aussi le temps de servir le « monde ». Saint Sabbas fonde des hôpitaux et saint Euthyme convertit au christianisme toute une peuplade arabe. Ils participent tous les deux à la lutte qui s’était engagée au sein de l’Église de leur temps. Ils attaquent l’hérésie dans les villes et jusque dans le palais de l’Empereur. Leur idéal, tout en étant très sévère, est plus large et plus accessible. Il n’a rien de surhumain, bien que ce soit justement de la vie de saint Sabbas que la spiritualité russe ait pris sa définition favorite du Saint : « un ange terrestre, un homme céleste ».

C’est cet idéal que la Russie antique s’est proposé de suivre dès les premiers jours de sa conversion, en lui imprimant les traits de son génie propre et en communiquant à son austérité mesurée la douceur de son parfum personnel. Nous le trouvons réalisé pleinement dans le premier « prepodobny » de l’Église russe, saint Théodose.

Théodose appartenait à une famille aisée et en vue qui habitait Vasilkov, puis Koursk. La mort prématurée de son père le laissa au pouvoir d’une mère aimante, mais très despotique. D’après les chroniqueurs c’était une vraie « virago » : « Elle était forte et robuste de corps comme un homme, et si quelqu’un, ne la voyant pas, l’entendait parler, il devait croire que la voix provenait d’un homme. » Ce portrait peu louangeur pour une tendre mère ne peut certainement avoir été inventé. Il explique bien des traits de la vie de notre saint. Par contre on trouve dans sa biographie d’autres traits qui ne sont pas si individuels, lorsque, par exemple, nous lisons que l’adolescent s’adonnait à la contemplation, fréquentait les églises et « méprisait les jeux de ses semblables auxquels il ne voulait jamais prendre part ». Ce « mépris des jeux d’enfants » passera de la biographie de Nestor dans l’hagiographie de tous les saints russes, et deviendra une formule commune servant à remplir les lacunes de la tradition. Cependant, dans le cas présent, ce détail n’a pas le sens qu’il aura plus tard. Nestor ne suit pas saint Athanase dans la vie du grand saint Antoine et ne nous dit pas que Théodose, en fuyant la société de ses compagnons d’âge, ne voulut pas non plus s’adonner à l’étude. Tout au contraire : Théodose, de son propre gré, « se choisit un maître et s’adonna à l’étude des saintes Écritures » et bientôt « il étudia toutes les grammaires, provoquant l’étonnement par sa sagesse et son intelligence ». L’auteur, sans aucun doute, comprend dans ce nom de « grammaires » les sciences littéraires, l’instruction littéraire du temps. Cet amour de Théodose se conserva aussi au monastère où nous verrons bientôt dans sa cellule le moine Hilarion « écrire des livres nuit et jour » tandis que le saint higoumène (Théodose) filait des fils pour les reliures, avec « le maître des livres Nikon ». L’image de l’enfant s’éloignant des jeux se lie trop bien avec son caractère doux et calme pour être inventée. Le grand mérite de Nestor est d’avoir transmis dans le canon hagiographique russe non seulement cette douceur enfantine, mais aussi l’amour pour l’étude, les livres et l’instruction spirituelle. Par là la tentation de mépriser la culture au nom de l’ascétisme a été enrayée en Russie dès les premiers temps du monachisme national.

Il y a encore un trait dans l’enfance de saint Théodose qui, si on le rapproche des tendances de sa religiosité, reçoit une signification très particulière : « Ses habits étaient pauvres et rapiécés. » Bien des fois ses parents lui ordonnaient de se vêtir selon son rang, mais Théodose, bien que toujours docile et obéissant, « ne les écoutait pas dans ce cas ». Plus tard, lorsque ses parents le mirent au service du gouverneur (possadnik) de Koursk et qu’il fut obligé de se vêtir de beaux habits, il les portait « comme un joug » pour les donner aux pauvres dès qu’il le pouvait, « Les habits pauvres » seront de même le signe distinctif de Théodose, lorsqu’il deviendra higoumène de la laure. En général « ils » occupent une large place dans la vie du saint et ne sont qu’une partie de tout l’ensemble de son attitude religieuse. C’est ainsi qu’après la mort de son père, il « ira travailler avec les serfs au village et travailler avec grande humilité ». Ce dernier trait ne pouvait être inspiré à Nestor par aucune hagiographie traditionnelle. Dans cet abaissement social, bien propre à Théodose, se manifeste l’invention ascétique du premier « podviznik » russe. Dans les travaux de paysan comme plus tard dans le métier de boulanger des prosphores, c’est-à-dire du pain eucharistique, la mère de Théodose voit avec raison une dégradation sociale, un outrage à l’honneur de la famille. Mais le saint veut être « comme un parmi les miséreux » et il supplie sa mère d’une manière touchante : « Écoute, ma mère, je t’en conjure, écoute : Le Seigneur Dieu, Jésus-Christ, est devenu lui-même pauvre et humble pour nous donner l’exemple, afin que nous aussi, à cause de lui, nous nous humilions. » Dès son enfance, Théodose se sent attiré par la figure terrestre du Christ des Évangiles et des Béatitudes. C’est encore l’amour pour la chair du Christ qui le pousse à devenir boulanger du pain eucharistique et à ce propos, il rappelle encore une fois à sa mère l’exemple du Seigneur qui, lui aussi, avait travaillé de ses mains. « Il faut que je me réjouisse de ce que le Seigneur ait daigné vouloir que moi aussi je pétrisse ce pain qui se transformera en son corps. » Ce sont des traits très personnels et qui témoignent d’une intuition religieuse particulière. Pour toutes ces épisodes Nestor n’a pas de parallèle grecque. L’amour des pauvres (mendicophilie = nichtchelubije) et l’aumône deviendront dorénavant les traits distinctifs de la spiritualité russe authentique, l’idéal de la sainteté du peuple russe. L’aumône, d’après la spiritualité russe, est la meilleure expression de cet amour qui est la source de la Vie de tous les hommes et par lequel le monde sera sauvé. « Les riches se sauveront par l’aumône, les miséreux par la patience, le monde entier par l’amour », dit un ancien prédicateur russe.

« L’idée du salut le travaillait tout le temps », dit son biographe. Rien d’étonnant que dans ces circonstances Théodose ait été attiré très tôt par la Terre Sainte. Il s’enfuit donc de la maison maternelle, mais fut vite rattrapé. Sa mère le battit et alla même jusqu’à l’enchaîner pour l’empêcher de renouveler pareille tentative. Quelque temps après, sa mère l’ayant trouvé occupé à pétrir la pâte pour les prosphores et tout noirci par la flamme du four, elle voulut par des menaces et des coups le forcer à abandonner cette occupation qui le faisait un objet de risée pour ses amis. Théodose en fut tellement peiné qu’il résolut encore une fois de quitter sa mère. Il se leva donc la nuit et s’en fut dans une ville voisine où il continua à s’occuper du même travail. Cependant sa mère parvint à le retrouver. Elle le ramena à la maison en le rouant de coups. Le jeune homme supportait ces traitements en silence et en redoublant de prières. On le voyait tous les jours à l’église. Un jour, il alla chez un forgeron et le pria de lui faire des chaînes qu’il enroula autour de son corps. Les chaînes étaient très étroites et s’enfonçaient dans la chair en la blessant. Théodose ne montrait à personne la douleur qu’il ressentait et continuait à mener sa vie habituelle. Un dimanche, devant aller faire son service chez le gouverneur de Koursk, il fut contraint par sa mère de mettre des habits de fête. Voulant se convaincre qu’il exécuterait son ordre, la mère résolut d’assister à sa toilette. Théodose dut donc s’exécuter devant elle. Ayant vu du sang sur sa chemise et les chaînes sur son corps, elle fut prise d’une telle colère qu’elle déchira sur lui les vêtements et lui arracha les fers en le criblant de coups. Le jeune homme la laissa faire et, calmement, se rhabilla et alla à son service comme si rien n’était advenu. Remarquons que dans cet épisode Nestor met l’accent non pas tant sur les chaînes que sur les vêtements, bien que nous soyons ici en présence d’une forme d’ascèse qui appartient surtout à l’esprit des Pères égyptiens. Il y a une grande analogie entre les chaînes de Théodose et la corde de saint Siméon le Stylite dans sa jeunesse : les taches de sang qu’il avait sur sa chemise trahirent de même sa pénitence à son supérieur. Dans la suite le biographe ne parle plus de chaînes. Il semble que saint Théodose ne les portait pas à Kiev. Elles ne furent qu’un instrument passager pour combattre les passions juvéniles. Il est intéressant de remarquer que Nestor passe sous silence les tentations de la chair de notre saint. Ce silence si délicat devint une tradition de l’hagiographie russe. Nous savons par ailleurs que Théodose était fort et de constitution robuste. Ce corps exigeait d’être dompté : de là les chaînes que le saint, sans le vouloir (s’il les avait abandonnées), a léguées à tout l’ascétisme postérieur russe.

Cependant le jeune homme ne cessait d’entendre cet appel : « Qui aime sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi. » Il le suivit donc encore une fois. La troisième fuite réussit. Il vint à Kiev et se présenta chez Antoine qui l’accepta comme moine dans sa caverne.

Si le dialogue de Théodose avec Antoine, les scrupules de ce dernier à accepter le jeune homme semblent être copiés littéralement de la vie de saint Sabbas (où les paroles prêtées par Nestor à Antoine appartiennent à saint Euthyme), la scène dramatique qui eut lieu entre Théodose et sa mère est pleine de vérité vraiment vécue. Nombreux sont les exemples des jeunes moines refusant de voir leurs parents. Mais le cas de Théodose se distingue nettement de tous. Son refus obstiné est basé sur un autre motif que celui de saint Théodore ou celui de saint Siméon le Stylite. En effet ce n’est pas l’austérité mais la timidité, le manque d’assurance en ses forces devant le despotisme terrible de l’amour maternel que nous voyons chez le saint russe. Le fait que Théodose finalement se laisse toucher par les prières, ou les menaces, de sa mère et sort de sa grotte, est aussi pour lui très caractéristique. Il n’est point un radical, un rigoriste. Il place la loi d’amour plus haut que la norme objective de la conduite. Vaincu apparemment dans cette lutte, il en sort en vérité vainqueur, car ce n’est pas lui qui rentre chez sa mère, mais sa mère qui non seulement accepte qu’il suive sa vocation, et qui plus est, se décide elle aussi à quitter le monde « de la vanité duquel elle s’est dorénavant persuadée », et elle entre dans un monastère.

Dès lors Théodose, libéré des soucis que lui causait l’attitude de sa mère, va s’adonner entièrement au service religieux. Dans sa biographie, Nestor nous parle à divers endroits et assez brièvement du tableau spirituel et de l’activité personnelle de Théodose. En général Nestor préfère raconter que décrire. En réunissant en un tout ces traits épars nous pouvons nous faire une idée assez exacte du type ascétique de notre saint.

Le haut fait ascétique le plus austère nous est relaté, et certes non pas fortuitement, dans le récit des premières années de sa vie monastique dans les cavernes. « Théodose se dénudant jusqu’à la ceinture se mettait la nuit sur une colline voisine et là livrait son corps aux morsures des moustiques qui abondaient dans ces régions marécageuses. Pendant que les insectes le couvraient de leurs piqûres, il filait la laine en chantant des psaumes. » Inspiré peut-être par l’exemple de saint Macaire d’Égypte, Théodose léguera cet exemple aux ascètes russes du Nord. D’après les paroles de Nestor, il semble que lui-même ne l’ait pratiqué qu’une seule fois, peut-être comme dans le fait des chaînes, pour dompter une fois pour toutes les tentations de sa chair. Quoi qu’il en soit, nous ne verrons plus, dans la suite de sa vie, Théodose à la recherche de pénitences extraordinaires. Elles seront chez lui toujours modérées, discrètes. Son ascèse sera une chose intime, presque sacrée, qu’il cachera soigneusement et avec pudeur. Il portera la haire, mais cachée sous ses vêtements ; il ne dormira jamais « en s’étendant » mais « assis sur une chaise » dans sa cellule, sans être vu des autres. Une nuit, un moine voulant le voir s’approcha de sa cellule et l’entendit « prier en pleurant et frappant de sa tête le plancher ». Théodose ayant aussi entendu des pas ne répondit au moine qu’après le troisième coup, feignant ainsi d’avoir dormi très profondément. Cette ascèse relativement modérée sera compensée chez Théodose par un labeur incessant. Tout comme saint Sabbas, il travaille pour lui et pour les autres. Durant les nuits, il moud le blé pour la farine nécessaire à toute la communauté. Plus tard, devenu supérieur, il sera toujours prêt à prendre la hache pour fendre du bois, à porter l’eau du puits au lieu d’envoyer quelqu’un des frères. »Je suis libre », disait-il au cellérier. C’est surtout cette vie active et laborieuse de Théodose qui se présente aux regards. Elle remplit de préférence les pages de sa vie. Mais le saint garde jalousement aussi l’harmonie de sa vie spirituelle. Il prie beaucoup et puise dans la prière les forces nécessaires à son activité. En dehors de la prière réglementaire, il passe ses nuits en oraison. Le temps du carême est consacré exclusivement à la prière. Il avait l’habitude pendant cette période de se retirer dans une caverne (retraite de quarante jours). Alors il se couvrait de poussière et ne parlait à personne, disant seulement quelques mots par une fenêtre quand il avait besoin de quelque chose d’indispensable. « Car », disait-il, « c’est pendant ces jours que l’âme se purifie ; puis après, elle célèbre la résurrection du Seigneur. » Le carême terminé, il revenait chez les frères pour fêter joyeusement avec eux la fête de Pâques en mangeant pour cette occasion « du blé cuit dans le miel et de l’huile de pavot ». En effet, ce n’est pas à la laure de Kiev que saint Jean Climaque eût pu faire l’observation que le moine gourmand se réjouit du dimanche et calcule une année d’avance les jours de Pâques. Nestor ne nous donne aucune indication d’où nous puissions tirer des conclusions précises sur le caractère mystique de la prière de Théodose ; il ne parle pas d’extase ni d’états extraordinaires d’oraison. Théodose prie cependant « avec des larmes, se prosternant sur terre » et très souvent cette prière est troublée par les démons. Les apparitions démoniaques n’ont pas le caractère de tentations ; mais elles ont pour objet de provoquer la peur. Dans une exhortation à la communauté des moines, Théodose raconte comment, durant la prière, il fut pourchassé par un « chien noir. » Par le moyen de la prière et de la persévérance, il parvint à s’immuniser complètement de la peur devant ces phénomènes et à aider ainsi ses disciples à se libérer des incitations nocturnes.

Devenu higoumène, Théodose mit fin à la vie monastique souterraine instituée par saint Antoine. Déjà auparavant, sous l’higouménat de son prédécesseur, l’église du monastère avait été transférée à la surface de la terre. Théodose fit bâtir les cellules au-dessus de la caverne. Cette dernière ne resta dorénavant disponible que pour Antoine et quelques reclus comme lui. Pareille décision caractérise bien toute la tendance spirituelle de Théodose. Si la caverne était devenue trop étroite pour le nombre accru des moines (c’est la raison que donne la Vie de Nestor à la décision de Théodose), elle pouvait facilement être agrandie. Mais le caractère triste et afflictif de cette vie sous terre ne convenait pas à l’idéal qu’avait Théodose de la vie cénobitique. Dès qu’il eut terminé la construction de son nouveau couvent, il envoya un de ses moines à Constantinople pour y chercher la règle du monastère de Studion qu’il voulait donner à sa communauté. Inspirée de l’esprit de saint Basile, cette règle studite exige des moines une obéissance très stricte et spontanément acceptée à leur supérieur, élu librement par la communauté. Au-dessus de la recherche solitaire du salut individuel elle place le devoir de charité, et tend, d’une part, à organiser la vie des moines en communauté, d’autre part, à mettre la communauté monastique elle-même au service de l’Église et de la société.

Le statut parvenu à Théodose fut introduit dans la laure pour être suivi plus tard par tous les couvents russes. Loin de penser que comme supérieur il n’avait pas à tenir compte de la règle, Théodose voulait servir d’exemple à tout le monde : il coupait le bois, portait l’eau, moulait le blé, non seulement pour sa portion de pain mais souvent aussi pour la portion de ses confrères. Les jours ouvrables il se contentait de pain sec ; aux fêtes il prenait quelques légumes cuits à l’eau, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir au réfectoire le visage « gai » et « radieux. » « Il faut s’abstenir de manger beaucoup », disait-il à ses moines, « car boire et manger beaucoup produisent de mauvaises pensées. » Ce qui lui importait ce n’était pas tant la mortification du corps que la pureté du cœur et de l’esprit. En effet, « quand de mauvaises pensées se produisent, le péché arrive ». Cette ascèse corporelle, saint Théodose la subordonnait à la pratique des vertus évangéliques de l’humilité et de l’amour. Ici encore il servait de modèle en se rappelant les paroles du Christ : « Qui de vous est le premier – qu’il soit le serviteur des autres » (Matt. XX, 26). C’est presque à chaque page de son récit que Nestor nous parle de son humilité, de son obéissance et de sa charité vraiment universelles. « Ne soyez jamais brusques, colères, mais miséricordieux et doux », disait-il aux siens : « Ayant fait profession de vie religieuse, faisons pénitence sans cesse pour nos péchés ; c’est la clé du royaume des cieux... Que les jeunes écoutent les anciens avec humilité et obéissance... Quant aux anciens, qu’ils prodiguent aux jeunes l’amour, les enseignant et les consolant. Que tous s’adonnent à la prière, chacun comme il peut. » Mais, selon l’idéal de Théodose, ce n’est pas seulement à ses frères que le moine doit se sentir lié par un amour dénué d’orgueil et d’égoïsme, mais aussi aux laïcs. La situation de la laure aux portes de Kiev la prédestinait, dirait-on, au service de la société. Théodose ne craindra pas d’aller lui-même vers « le monde. » Nous le voyons comme hôte dans les familles de Kiev ; il prend même part aux fêtes et aux festins chez le prince et chez ses amis. De nuit il va dans les quartiers juifs déjà nombreux à Kiev pour discuter avec les habitants et les gagner à la foi au Christ. Il avait le don d’unir à toutes ses visites aux séculiers la leçon nécessaire, le mot qui porte et qui fait du bien sans que l’on s’en aperçoive, sans jamais faire de l’« édification » le but de ses relations avec les hommes. Loin d’isoler ainsi le couvent du monde, Théodose le lia étroitement à la société.

La laure vivait d’aumônes qu’elle recevait en abondance, soit du prince, soit des fidèles attirés par le rayonnement de sainteté qui émanait de la vie de la communauté et de son higoumène. Théodose voulait que, vivant des aumônes de la société, les moines lui rendissent de leur superflu spirituel aussi bien que matériel. C’est la raison pour laquelle il pourvoira son couvent d’institutions de charité publique : il fera construire un hôpital et une hôtellerie dans l’enclos du couvent pour y accueillir les pauvres, les estropiés et les pèlerins. Tous les samedis, il enverra dans les geôles aux prisonniers des voitures remplies de pains. Même les brigands qui attentaient contre le couvent trouvaient chez lui grâce et table garnie. Il les renvoyait libres de toute poursuite et avec une aumône. « Il est bon pour nous », aimait-il à répéter aux moines qui murmuraient parfois à cause de cette prodigalité, « de nourrir par notre travail les pauvres et les miséreux de toute sorte au lieu de rester oisifs en rôdant de cellule en cellule. »

Tel fut le testament qu’il légua au monachisme russe et auquel ce dernier ne resta pas fidèle, hélas !

Bon, doux, humble envers tout le monde, Théodose devenait inexorable lorsqu’il s’agissait d’une violation de la justice. Alors il oubliait sa douceur et son humilité et résistait opiniâtrement sans craindre les forts ni les grands, leur reprochant ouvertement les injustices commises. Ainsi il refusa de reconnaître le prince Sviatoslav qui avait usurpé le trône de son frère. Ne cédant pas aux flatteries princières, il refusait toutes ses invitations et ne voulait même plus commémorer l’usurpateur aux offices divins. Théodose considérait comme son devoir d’exhorter les princes et comme le leur de l’écouter docilement. Il est un trait dans le caractère de Théodose qui mérite d’être relevé très particulièrement. C’est sa confiance en la Providence. Il n’espérait en aucune aide terrestre et ne mettait sa confiance en rien de ce monde, « mais de toute son âme et de toutes ses pensées s’adressait à Dieu seul ». Nestor relate une quantité de miracles du saint higoumène qu’il avait recueillis de témoins oculaires. Tous ces miracles ne sont qu’une illustration de cette vertu chrétienne foncière qui risque parfois de s’atténuer chez les supérieurs et tous ceux qui sont chargés de pourvoir au bien matériel d’une communauté. Théodose défend aux siens de se tracasser pour le lendemain, de cultiver « l’esprit d’économie », de se lamenter sur une indigence éventuelle. Il leur demande de se rappeler les paroles du Christ, de « chercher avant tout le royaume de Dieu, le reste venant par surcroît », car « Dieu n’abandonne jamais ceux qui de tout cœur ont confiance en lui ». Dans sa prodigalité en matière de bienfaisance le saint ne s’arrêtait pas à l’aumône des derniers restes de pain ou de vin du couvent, mais comptait sur un miracle, s’il le fallait, pour combler le vide occasionné par les exigences de la charité.

« Tout donner à Dieu, tout attendre de Dieu », ce principe fondamental de toute vie spirituelle a été, comme on le voit, compris et appliqué dès ses origines par ce maître de la spiritualité russe authentique. Inutile de dire combien ce trait de la spiritualité de Théodose se trouve en contradiction avec « l’économie prudentielle » dont firent preuve les couvents russes dans les temps postérieurs. Par contre il est en parfaite harmonie avec le tréfonds de la conscience populaire russe, qui se refuse à toute justification et réhabilitation religieuse de l’imparfait. « C’est un peuple bien pécheur », dira Berdiaev du peuple russe, « plus pécheur peut-être que les autres peuples d’Europe, mais il l’est d’une autre manière [16] ». C’est par ses péchés qu’il est attaché aux biens terrestres et aux choses de la terre, non pas par ses vertus, encore moins par sa notion de vérité-justice ou par son idéal de sainteté.

En lisant la vie de Théodose, on a l’impression que, malgré toute la sagesse spirituelle dont il fait preuve, il y a dans son esprit quelque chose de simpliste, qui nous le rend doublement sympathique. Au spirituel comme au sens physique, il aime à se vêtir « d’habits pauvres ». Ainsi un jour allant chez le prince de Kiev, il fut forcé par le cocher de ce dernier qui l’avait pris pour un pauvre va-nu-pieds de descendre de la voiture, de monter à cheval « comme un serf » et de traîner ainsi le cocher étalé à sa place dans la voiture. Théodose s’exécuta sans mot dire et avec joie. Il aimait à être socialement humilié. Ce trait, nous l’avons vu, lui était personnel dès son enfance. Il persistera dans son âge mûr, et sera aussi le trait le plus caractéristique et en même temps le plus national de sa sainteté.

La douceur et la simplicité n’empêchaient pas Théodose de gouverner son couvent d’une main paternelle mais ferme. Il voulait que tout se passât dans sa communauté selon la règle et avec dévotion. Ainsi, chaque soir, il faisait la ronde du monastère (ces rondes nocturnes deviendront un des traits caractéristiques de toute l’hagiographie russe), et s’il entendait les moines bavarder dans leurs cellules après la prière, il frappait doucement à la porte. Puis le jour suivant, faisant venir le délinquant, il l’exhortait de loin en usant de « paraboles » afin de l’amener au repentir. Il recommandait aux moines « de ne pas se laisser aller, d’être forts ». Il exigeait de ses subordonnés une obéissance à toute épreuve. Toute modification d’un ordre reçu était considérée par lui comme péché grave. Il visitait les cellules et condamnait au feu tous les objets gardés sans permission. Cependant il n’aimait pas punir et préférait maintenir la discipline non pas par sa sévérité, mais par l’exemple contagieux de son humilité. Quand un moine refusait d’exécuter un travail, il l’accomplissait lui-même. Quand un frère commettait une faute, il pleurait sur lui et l’accueillait avec joie s’il se repentait. Il pardonnait facilement et il arrivait que les frères profitassent de son indulgence. Mais le rayonnement de sa vie spirituelle était tel que dans l’ensemble, durant sa vie, la discipline régnait au couvent. Sa communauté était une grande famille et l’amour qui régnait parmi les frères était si grand que si quelqu’un tombait et en recevait une punition, « on partageait à trois ou à quatre la pénitence avec un grand amour », dit Nestor.

Il est évident que cette douceur, cette miséricorde, cette charité ne sont pas de ce monde. Elles attiraient donc à Théodose l’inimitié de ceux qui étaient animés par l’esprit du monde. Nous avons vu comment il fut traité dans sa jeunesse par sa mère ou par les domestiques du prince de Kiev. Certains frères de son couvent se moquaient aussi de lui. Même le choix qu’il fit, sur son lit de mort, de son successeur ne fut pas respecté, et c’est lui qui dut céder aux vœux de ses subordonnés. Cet élément de souffrance dans la vie de Théodose donne à ses traits une expression à la fois humaine et divine. Il accentue encore davantage sa ressemblance avec le Christ. Nestor, de même que les auteurs de la littérature russe ancienne, nous ont conservé des exemples des prédications et des exhortations de Théodose. Elles sont très simples de forme et passablement éclectiques. C’est surtout contre les vices « nationaux » qu’il lance sa parole autoritaire et forte. Ainsi dira-t-il en parlant de l’ivrognerie, ce péché mignon de la Russie : « Le prêtre chasse facilement le démon d’un énergumène, mais le chasser d’un ivrogne russe cela serait au-dessus des exorcismes des prêtres du monde entier. » N’attendons pas de Théodose la tolérance. Elle ne pouvait être de mise en son temps. Il est sévère contre les incroyants et les hétérodoxes. S’il conseillait aux fidèles de vivre en paix avec leurs ennemis, il ajoutait « mais seulement avec vos ennemis personnels, non pas avec ceux du Christ. Qui loue sa religion et une autre à la fois (Théodose a ici en vue le paganisme encore bien vivace dans les masses populaires), celui-là est un “bicroyant”. Et qui te dit que c’est Dieu qui a créé cette religion ou une autre, demande-lui si Dieu peut être “bicroyant” ». C’est aussi à cause du danger que présentaient pour la nouvelle foi les réviviscences plus ou moins déguisées du paganisme ancestral que Théodose condamnait les musiciens et les histrions dont aimait à se divertir le prince Sviatoslav de Kiev. Un jour, arrivant chez ce dernier et l’ayant surpris à s’amuser entouré de ses musiciens favoris, le saint ne fit que baisser la tête. Puis, après un moment d’attente, il leva les yeux sur Sviatoslav et dit doucement : « Crois-tu que dans l’autre monde il en sera de même ? » Le prince fut ému et, assure Nestor, une larme brilla sur ses paupières, puis il ordonna aux musiciens de cesser leur chant et dès lors, chaque fois qu’il savait que Théodose devait venir, il renvoyait ses histrions ou leur prescrivait le silence.

Si nous n’avions de Théodose que ses écrits, sans posséder le récit de sa vie, nous aurions bien de la peine à reconstituer son image lumineuse et à comprendre les raisons de son immense influence sur la spiritualité russe. À cette occasion, il est bon de remarquer qu’à l’encontre des maîtres de la vie spirituelle tant occidentaux qu’orientaux ou byzantins, les saints russes nous ont laissé très peu d’écrits. C’est surtout par l’exemple de leur vie, par leurs faits et gestes qu’ils ont enseigné et que leur mémoire se perpétua dans la postérité.

Théodose fut le directeur d’âmes et le confesseur de très nombreuses personnes. Princes et courtisans venaient à lui pour demander lumière et conseil et lui dire leurs péchés. Par là Théodose inaugura l’usage fermement établi dans l’ancienne Russie qui voulait que les laïcs se choisissent un confesseur surtout parmi le clergé régulier. Il est évident que cet usage était un moyen des plus efficaces pour exercer une influence éducatrice salutaire sur la société russe et l’enraciner en Dieu. Du coup le problème des relations entre l’Église et l’État se trouvait tranché d’avance. L’État et l’Église contribuaient à réaliser l’œuvre de Dieu sur terre. L’un dans la personne de ses princes, de ses guerriers et autres ministres en gouvernant, surveillant et défendant le patrimoine national ; l’autre par ses prêtres et ses moines en conseillant (même en matière politique), en distribuant la vie divine aux gouvernants et aux gouvernés, en priant pour les uns et les autres, en servant de conscience à tous, et en se sentant responsables pour tous.

La dernière image que nous voudrions retenir de saint Théodose est celle qui nous le dépeint soignant pendant deux ans dans sa propre cellule le frère Isaac, tellement « affaibli de corps et d’esprit qu’il ne pouvait ni se retourner sur le côté, ni se lever, ni s’asseoir, et que ses urines et ses excréments engendraient des vers sous ses reins » ! Le saint le soignait avec la tendresse d’une mère, le lavait, l’habillait, lui apprenait de nouveau peu à peu à marcher et à manger comme à un enfant.

Tel est Théodose en tout et partout. Très éloigné de tout radicalisme et de tout exclusivisme, il a vécu la plénitude de la vie chrétienne. On dirait que la lumière du Christ brille des profondeurs de son être, mesurant par la règle évangélique la portée des vertus et des actions. Cette image est restée gravée dans l’histoire du monachisme russe dont Théodose est le vrai fondateur et le modèle. C’est l’image d’un maître de vie spirituelle pleine et intégrale, n’admettant qu’une seule infraction à la loi de la mesure, celle qui, pareille à une folie d’humilité, découle de l’image évangélique du Christ humilié et couvert d’opprobres. De même que dans le cas des « strastoterptsi », nous sommes ici en présence d’un idéal très voisin de celui du troisième degré d’humilité préconisé des siècles plus tard par la spiritualité espagnole de saint Ignace de Loyola et de son école, mais très différent de celui de l’ascète et du rude lutteur contre l’hérésie que fut le moine byzantin.

Théodose mourut un an après Antoine, le 3 mai 1074, ayant recommandé son âme aux prières de tous les saints et particulièrement à celles de la Sainte Vierge qu’il affectionnait par-dessus tout. Il fut le premier saint russe dont la vénération ait été imposée officiellement à toute l’Église russe. Sa canonisation fut proclamée en 1108 par un concile d’évêques russes sous la présidence du métropolite Nicéphore. On décida que « Théodose devait avoir les honneurs dans l’Église orthodoxe entière, étant égal à tous les anciens saints ».

 

 

 

 

La Sainte Pléiade [17]

 

 

Après la mort de Théodose, le niveau de la vie spirituelle des moines de la laure de Petchersk baissa assez rapidement. Il y eut cependant parmi ses moines des disciples du saint qui, à des degrés variables et avec des nuances diverses, reproduisaient dans leur vie ses vertus dominantes : l’humilité, la pauvreté et la douceur.

Les vies des « Podvijnik » (champions) de la laure de Petchersk, réunies dans le recueil appelé « Patérique », constituèrent longtemps une des lectures favorites du peuple russe. On connaît de nombreux manuscrits de ce recueil. Le plus ancien date du XVe siècle ; quant aux vies particulières, il y en a qui remontent jusqu’au XIe siècle, et c’est une des raisons pour lesquelles l’étude de la spiritualité russe d’après le Patérique de Kiev est si difficile. Il contient la biographie de près de trente personnages dont les reliques reposaient dans les cavernes de la laure de Petchersk. Dans ces cavernes se trouvaient en tout, cent dix-huit corps de moines qui, pour la plupart, avaient vécu avant le temps de la domination mongole. Ils furent canonisés en bloc par le métropolite Pierre Moguila ou Movila en 1643, mais ce n’est qu’en 1762 qu’ils furent inscrits au catalogue général des saints russes.

La partie principale du Patérique est formée de deux écrits du XIIIe siècle composés par l’évêque Siméon de Vladimir et le moine de la laure Polycarpe. Le récit relatant la construction de l’église de Petchersk est aussi du même Siméon. Deux chapitres seulement (sur Titus et Évagre et Aréthus) sont écrits par des témoins oculaires et deux d’après des récits de témoins oculaires. Tous les autres décrivent des évènements et donnent les biographies de personnages à plus d’un siècle de distance.

Dans ces conditions rien d’étonnant si la légende recouvre de son tissu épais la tradition orale. Dans certains récits on ne réussit même plus à discerner la réalité. Il suffit de comparer la relation de Siméon sur l’érection de l’église de Petchersk avec celle si simple, bien que non dépourvue de faits miraculeux, que nous donne Nestor dans sa Vie de saint Théodose, pour voir les progrès faits par la légende dans l’espace d’un siècle et demi. Étant donné que, pour l’étude des différents courants de la spiritualité russe, la légende a souvent une importance aussi grande que la réalité, le Patérique de Petchersk constitue une source très riche et, de plus, unique dans son originalité puisqu’elle représente un courant sans lequel nous n’aurions qu’une vue très incomplète de la spiritualité russe ancienne. Il suffit de se rappeler que ce courant n’a été fixé que dans les écrits du XIIIe siècle et que ce n’est qu’avec une très grande réserve et circonspection qu’on pourrait le reporter au XIIe ou surtout au XIe siècle.

L’impression générale qui se dégage à la lecture du Patérique est qu’il est pénétré d’un esprit bien différent de celui de saint Théodose. Il semble presque incroyable qu’il existe un lien entre lui et les héros du Patérique qu’on désigne comme « ses enfants ». Tout dans le Patérique est extraordinaire, rude, démesuré – l’ascétisme aussi bien que la démonologie ou la thaumaturgie. Le service social des moines, préconisé, nous l’avons vu, par Théodose, passe au dernier plan. Au reste le couvent de Petchersk lui-même semble avoir perdu sa physionomie propre. La vie cénobitique, à ce qu’il semble, n’existe plus. La pauvreté et la richesse ne s’excluent pas. Les plus grandes austérités des uns se font dans l’ambiance de la vie licencieuse et désordonnée des autres. Néanmoins l’esprit de saint Théodose continue à vivre encore parmi quelques moines du monastère. Le prince Nicolas Sviatoslav, dit Svjatosa, des princes de Tchernigov, le premier prince religieux de Russie, devenu moine en 1106, lui est fidèle dans son humble labeur. Trois ans, il servit par obéissance à la cuisine, à la grande indignation de sa parenté ; puis il passa à la porterie, servit au réfectoire jusqu’au moment où le supérieur l’obligea à aller habiter une cellule bâtie pour lui. Personne ne l’a jamais vu oisif. En travaillant soit dans le potager, soit à la confection des habits, il ne cessait, assure le Patérique, de prier en récitant la prière de Jésus (« Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi pécheur »). C’est le premier cas connu en Russie de la pratique de cette prière [18]. Très sobre, il n’usait pas d’autre nourriture que la plus commune, dont il souffrait à cause de sa santé délicate. Et bien que les médecins lui enjoignissent de penser à sa santé afin de « mieux porter le joug du Seigneur », il continuait quand même sa pénitence. Sa bonne volonté à obéir à son supérieur était à toute épreuve. Il employa sa fortune, qui était grande, à soulager les pauvres et à construire des églises. La bibliothèque du monastère reçut de lui des dons très riches en livres. Après sa mort, son frère Isiaslav, qui avait été guéri par l’imposition de sa haire, la revêtait toujours quand il devait livrer une bataille.

Un autre saint du Patérique, Prochore, servait son prochain d’une manière très originale. Devenu moine vers la fin du XIe siècle, il fut surnommé « le chénopodiaque » (Lebednik) à cause de sa méthode d’abstinence. Il ne mangeait jamais d’autre pain que celui qu’il se pétrissait avec les grains de chénopodium (plante amère) qu’il récoltait lui-même. Il est remarquable, pourtant, que Polycarpe, l’auteur de sa vie, souligne la facilité particulière avec laquelle il « parcourait sa voie » comme une imitation de la pauvreté du Christ : « Sa vie était semblable à celle d’un oiseau », dit-il. Durant le temps de la famine, l’ascèse du saint se transformait en œuvre de bienfaisance. Il pétrissait alors son pain pour une multitude de gens qui venait à lui, et ce pain amer se transformait miraculeusement en un pain succulent. Cependant les pains qui lui étaient volés restaient amers « comme de l’absinthe ». Lorsque le sel vint à manquer aussi, Prochore distribua des cendres qui se transformèrent en sel. Il en résulta d’abord un conflit entre lui et les marchands de Kiev qui cherchaient à spéculer avec cette denrée, et aussi avec le prince Sviatopolk qui n’hésita pas, dans son amour pour le gain, à donner l’ordre de faire piller les réserves de sel du saint. Le sel se transforma évidemment en cendres, et le prince se réconcilia avec Prochore. Plus tard, ayant appris la mort de ce dernier, il abandonna même le champ de bataille pour venir assister à ses funérailles, et comme récompense il remporta la victoire sur ses ennemis grâce à la prière de Prochore.

À ces vrais disciples de saint Théodose il faut ajouter encore l’humble saint Spiridon, boulanger des pains eucharistiques (prosphores), qui était « inculte quant à la parole, mais pas quant à la raison ». Il accomplissait le travail imposé avec grande dévotion, récitant sans discontinuer les psaumes « qu’il avait appris de vive voix ».

Mais déjà dans les vies de saint Agapit et de Grégoire le Thaumaturge, malgré leur proximité avec Théodose on trouve des traits nouveaux étrangers à ce dernier. Agapit était médecin – « anargyre » (désintéressé) – qui s’était consacré au service des malades. Reconnaissant l’égalité des hommes devant la souffrance, il ouvrit une infirmerie au couvent où il recevait même les malades princiers en refusant de se rendre à domicile. « Si je vais chez le prince pour une telle affaire, je devrai aller chez tous les malades », disait-il, car il ne voulait pas quitter son monastère. Agapit traitait ses malades au moyen de la prière, leur donnant en fait de « médicaments », pour la forme, ces mêmes légumes qu’il mangeait lui-même. Sa vie, remplie de charité, se transforme dans le Patérique en un récit exclusivement consacré à sa lutte contre un médecin arménien et sa méthode de traiter les maladies à la manière « mondaine ». De cette lutte le saint sort victorieux et l’Arménien finit par se faire moine. Cependant cette victoire est emportée au moyen de miracles et non par la douceur, ce qui nous éloigne déjà de saint Théodose.

Grégoire dit le Thaumaturge a été instruit par ce dernier « à la vie religieuse, à l’humilité, l’obéissance et le détachement ». Cette dernière vertu lui fut si familière qu’il fit même vendre tous ses livres et distribuer l’argent reçu aux pauvres. Mais son action principale fut la prière. En récitant toujours des « prières exorcistes » il acquit un pouvoir particulier sur les démons ainsi que le don de thaumaturgie. Il avait coutume de prier dans une cave, ce qui le rapproche des reclus des cavernes. Les trois rencontres qu’il fit avec les brigands rappellent beaucoup les épisodes analogues de la vie de saint Théodose. Les brigands, qui tentaient de dévaliser l’église, n’avaient pas été punis par Théodose, qui se contenta de les convertir et de les mettre sur la bonne voie. Grégoire aussi de son côté les convertit, mais en les punissant. Les voleurs, qui avaient essayé de lui voler ses livres, s’endormirent par sa prière pour cinq jours, après quoi ils se réveillèrent exténués par la faim. Cette punition leur suffit. En apprenant que le gouverneur de la ville avait donné l’ordre de les « torturer », Grégoire s’empressa de les racheter et de les sauver de la mort. Avec d’autres voleurs qui avaient dévalisé son potager il procéda plus sévèrement. Trois jours durant ils ne purent bouger de place ; suppliant le saint de leur pardonner, ils entendaient toujours le même verdict : « Puisque vous ne faites rien qui vaille et passez toute votre vie à voler le travail d’autrui, ne voulant pas travailler vous-mêmes, restez maintenant ici sans rien faire jusqu’à la fin de vos jours. » Cependant les prières et les promesses de ces malheureux de se corriger touchèrent finalement Grégoire qui leur octroya un pardon conditionnel : ils devront travailler jusqu’à leur mort pour le couvent. Il procéda de la même manière avec d’autres voleurs, dont l’un périt tragiquement, étouffé sur les branches d’un arbre. Le saint ne lui infligea pas ce supplice mais il le lui prédit. Cependant le fait de la sévérité des punitions reste.

La mort de Grégoire lui-même fut tragique. Pour avoir prédit au prince Rostislav qu’il périrait dans l’eau comme punition pour l’avoir outragé par ses valets, il fut noyé par ordre de ce prince, dont la cruauté témoigne qu’il avait bien mérité pareille mort, mais a-t-on jamais vu saint Théodose se laisser diriger dans ses rapports avec les hommes par la loi du talion ?

Les portraits que nous venons de voir se rapprochent encore, malgré tout, plus ou moins de celui du saint fondateur. Avec les saints reclus nous allons entrer dans un monde absolument nouveau.

Voici le moine Isaac, qui commença sa vie religieuse au temps de saint Antoine. Riche marchand, il distribua tous ses biens, et voulant pratiquer « la vie extrême », il ne se contenta pas du cilice mais revêtit une peau de bouc fraîchement écorchée qui se durcit avec le temps sur son corps, comme une écorce. Il fut enfermé par Antoine dans une caverne large de quatre coudées et nourri par lui tous les jours d’un pain bénit qu’il lui passait par une petite lucarne. Ainsi passa-t-il sept ans. Isaac se sentait assuré de son salut, mais le diable allait lui tendre une embûche très simple, qui devait le faire tomber. Un jour il lui assure que le Christ en personne viendra visiter sa caverne. Effectivement le moine vit apparaître un personnage entouré de lumière et, le prenant pour le Visiteur promis, il se jette à genoux pour l’adorer. Hélas ! Les anges se changent en démons, munis de tambours et autres instruments ; l’orgie infernale commence. Le pauvre Isaac doit lui aussi danser. La clé de l’énigme était dans sa présomption de sainteté : il s’est cru digne de voir le Christ et a oublié de se munir d’un signe sauveur : la croix. La danse coûta à Isaac une longue paralysie et une amnésie complète. Sa guérison se fera attendre plus de deux ans. Rétabli, il « reprend de nouveau la vie austère à l’excès » mais non plus en réclusion. « Tu m’as séduit dans la caverne quand j’étais seul », répondait-il au démon qui recommençait à le tenter, « il suffit. À présent je te vaincrai par la grâce de Dieu, mais en vivant parmi les frères. » Il devint « fou » au nom du Christ. C’est le premier cas de ce genre en Russie. Pour commencer, sa « folie » s’exprimait par des abaissements volontaires et peut-être aussi par des étrangetés de conduite qui lui étaient restées par suite de sa maladie. Il travaillait à la cuisine où l’on se moquait de lui. Un jour, en exécutant l’ordre des moqueurs, il attrapa des mains un corbeau, et ses confrères se prirent à le vénérer comme un thaumaturge. Alors sa « folie » devint consciente. « Ne voulant pas de gloire humaine, il commença à faire le fou et à faire des farces aussi bien à son supérieur qu’à ses confrères. » Il allait « par le monde » et réunissant des enfants dans la caverne, jouait avec eux « au moine ». Il recevait pour cela des « blessures » (des corrections) de la part de son supérieur. Vers la fin de sa vie il atteignit un triomphe complet sur les démons qui lui confessaient leur impuissance.

Isaac est considéré par les Russes comme le protecteur universel contre les pièges sataniques. Dans son cas, l’opposition entre la vie érémitique et la vie d’humble obéissance est ostensiblement rattachée aux noms d’Antoine et de Théodose. La crainte de la vie érémitique semble avoir persisté dans la génération des disciples de saint Théodose. Ainsi l’higoumène Nicon en dissuadera le jeune Nicétas en se référant à l’exemple d’Isaac. Nicétas s’enferma quand même de son propre chef et tomba à son tour. Sa tentation fut beaucoup plus subtile et astucieuse. Le démon, sous la forme d’un ange, le persuada de ne pas prier et de ne s’adonner « qu’à la lecture ». Il le rendit imbattable sur l’ancien Testament. Sa science, ainsi que le don qu’il avait de lire dans l’avenir, lui attirèrent le respect et l’attention des gens du monde. Mais les « anciens » du couvent avaient deviné la fraude du démon. « Nicétas, tout en connaissant si bien les livres juifs, ne voulait jamais ni lire ni entendre lire, ni voir le Nouveau Testament. » Des exorcismes sérieux durent être appliqués, qui sauvèrent Nicétas. Le démon fut chassé, et avec lui disparut aussi la prétendue sagesse du moine. Lui qui auparavant, dans son orgueil, ne priait plus, prétendant qu’un ange accomplissait les offices pour lui, devint un saint et fut trouvé digne d’être élu évêque de Novgorod.

Après de semblables expériences les supérieurs défendirent au moine Laurent de se faire reclus dans la laure. Comme il persistait dans son propos, il dut quitter le couvent. Il alla s’enfermer dans un monastère voisin, gardant un sentiment de reconnaissance envers la laure. Il se sanctifiera, vivant la vie érémitique dans le couvent de saint Dimitri, sans atteindre cependant le pouvoir puissant de dominer les démons, qui avait été donné aux « meilleurs » d’entre les anciens de la laure de Petchersk.

Cette crainte devant les dangers de la vie de réclusion, qui distingue les Pères du couvent de Petchersk du XIe et du commencement du XIIe siècles, disparaît totalement dans les siècles qui suivent. Nous voyons au XIIe siècle des reclus comme Athanase, Jean, Théophile et autres atteindre de hauts degrés de perfection. Il ne nous est pas dit non plus qu’ils aient eu à subir des tentations particulières. Mieux encore, les vies de ces reclus constituent le point spirituel central du Patérique. Ce sont eux qui vont illuminer tout un siècle de vie du célèbre monastère. Si nous sommes en droit de voir dans les premières réclusions l’influence personnelle de saint Antoine, il faut convenir que dans les récits du XIIIe siècle conservés dans le Patérique, la personnalité de ce même Antoine, jadis plus ou moins éclipsée par celle de saint Théodose, surgit à nouveau au premier plan. Son nom est souvent commémoré et toujours avant celui de Théodose, parfois même sans lui. Simon, de même que Polycarpe, se réfèrent à la vie d’Antoine qui ne nous a pas été conservée. Avec Antoine c’est la tradition du mont Athos qui triomphe sur celle de Palestine. « La bénédiction de la Sainte Montagne », soi-disant donnée à saint Antoine, est sans cesse remémorée. Semblable résurrection de la tradition antonienne et athonique ne pouvait se faire que grâce à une nouvelle impulsion spirituelle venue de l’Athos et des influences littéraires de cette école, telles que, par exemple, les anciens patériques égyptiens et syriens dont on trouve les traces dans celui de Petchersk. Les sources littéraires de ce dernier sont encore peu étudiées, mais la tradition orientale s’y fait sentir ostensiblement. Ainsi le récit sur la contrition de Théophile qui ramasse ses larmes dans un vase et auquel un ange en apporte un autre plein de larmes qu’il avait versées dans le secret, est prise de toutes pièces dans le Patérique égyptien.

Des tentations terribles, une démonologie extraordinaire, des souffrances atroces, tel est le climat dans lequel vivent et accomplissent leurs exploits les disciples posthumes de saint Antoine.

Voici par exemple Jean Polypathète (Mnogostradaljnyj) qui passa trente ans en réclusion « bardé de fer ». Dans sa jeunesse, il souffrait beaucoup des tentations de la chair, et, un jour, priant devant le cercueil de saint Antoine, il entendit sa voix qui lui ordonnait de se faire reclus sur-le-champ. Il vivait, « se sauvant » tout nu, « souffrant du froid et torturé par les fers ». Non content de cette pénitence, il s’enterrait durant le carême dans le sol jusqu’à la poitrine, sans réussir cependant à se libérer des tentations. Ses jambes brûlaient, ses os craquaient, ses tendons se tordaient... La nuit de Pâques, le « serpent maudit » mit dans sa gueule la tête et les mains du reclus et lui brûla les cheveux. De la gueule du diable, Jean cria vers Dieu, et l’ennemi disparut, laissant résonner la voix divine qui ordonnait de demander sa libération par l’intercession de Moïse, le Hongrois enterré dans la même caverne.

La violence des tentations, ainsi que le danger de la damnation, sont illustrés dans le Patérique par de nombreux récits sur les « chutes et les péchés des saints ». Ainsi le « pope Titus » vit dans la haine et l’animosité envers le diacre Évagre. Théophile, à cause de ses mouvements de colère vaniteuse, a presque mérité de mourir, comme Titus, sans pénitence. Érasme, après avoir distribué tous ses biens à l’église, commence à mener une vie « désordonnée et pleine de négligence ». Arethas est « avare et sans pitié » ; non seulement il n’a « jamais donné un liard à un pauvre », mais il intente des procès, même à des innocents, et les malmène injustement. Théodore a succombé à la tentation du gain. Ayant trouvé un trésor dans sa caverne, il veut déjà clandestinement quitter le couvent. Il est sauvé par Basile, son ami spirituel ; d’autres sont sauvés par l’intercession de la Sainte Vierge, de saint Antoine ou de saint Théodose. Les auteurs de toutes ces tentations sont les démons. Ils jouent dans le Patérique un très grand rôle, bien plus grand que dans la vie de Théodose où ils se limitaient à inculquer la crainte. Ils prennent pour tenter les reclus tantôt l’aspect humain, tantôt l’aspect angélique. Mathieu voit le démon à l’église sous la forme d’un « Polonais » jetant sur les moines des fleurs qui les font s’attiédir pendant la prière. Il les voit aussi en masse montés sur des porcs, etc. La démonologie, pour les récits postérieurs du Patérique de Petchersk, est tout aussi caractéristique que pour celui d’Égypte. La grandeur des tentations et de la lutte intense menée contre elles font que les souffrances et leur force purificatrice reçoivent une auréole particulière. Cette idée est spécialement exprimée dans le « récit sur la vie de Pimène le Dolent ».

Le jeune homme, malade depuis sa naissance, ne voulait pas de guérison. Il demandait à Dieu « de le garder malade », et sa prière prévalut sur celle des moines qui demandaient sa guérison. Tonsuré moine miraculeusement par les « castrats lumineux », – les anges, – ou plutôt par les moines, il resta toute sa vie couché dans le couvent, victime d’un mal pénible qui provoquait « le dégoût » des frères désignés pour le soigner. Mais ce qui est très caractéristique de cette école d’Antoine, c’est que ce pauvre martyr volontaire conservait la force de châtier. Il punit de maladie les moines négligents préposés aux soins des malades. Après vingt-cinq ans de souffrances, le jour de sa mort, Pimène se leva de son grabat et ayant fait le tour de toutes les cellules, il vénéra tout spécialement le tombeau de saint Antoine, comme s’il voulait indiquer par là quel était son maître.

Le récit de la vie de Moïse le Hongrois n’est qu’une histoire de souffrances sans fin encourues par lui lorsqu’il fut prisonnier en Pologne. Il dut subir l’amour passionné d’une riche veuve qui voulait à tout prix l’avoir pour mari. Adulé, tenté par tous les moyens imaginables, il tint ferme. Même les pires traitements ne l’ébranlèrent pas. Et pourtant la femme ne sollicitait pas au péché, puisqu’elle demandait à Moïse de l’épouser et que ce dernier était un laïque. Mais il voulait garder sa pureté, soit qu’il pensât déjà entrer au couvent, soit qu’il fût dégoûté par l’insistance de cette femme. Ce qui de la part d’un jeune homme beau, fort, est psychologiquement fort compréhensible. Pour cette raison, nous sommes portés à le considérer plutôt comme un héros de la vertu de douceur que de celle de chasteté. Tout autre, en effet, aurait répondu bien autrement aux provocations d’une telle femme. Lui n’a fait que lui tenir tête en méprisant ses assiduités et ses cruautés – preuves irrécusables de sa fureur impuissante. Une nuit, perdant le sang, mutilé sur ordre de la veuve enragée qui voulait se venger de son obstination, Moïse vit apparaître un ange (un moine ?) qui lui donna la tonsure monacale et le revêtit de l’habit monastique. Cette tonsure miraculeuse a été reconnue plus tard comme valide par les autorités de la laure de Petchersk, où Moïse, rentré enfin de captivité, demanda l’accueil. Dix années durant, il y servit d’exemple par ses vertus.

Eustrate est aussi un prisonnier crucifié par les juifs en Crimée, probablement pour avoir refusé d’accepter la loi de Moïse – celui-là serait alors un vrai martyr de la foi.

Mais Nicone, captif aussi des Polovtzy, fut torturé pour avoir refusé de payer la rançon imposée pour sa libération, se remettant à la volonté de Dieu. Si nous ajoutons à ces noms ceux de Koukcha, apôtre des Vjatitch tué par les païens, de Grégoire, de Théodore et de Basile, égorgés par ordre des princes russes, nous aurons une liste assez longue des martyrs et des « Strastoterptsi » volontaires et involontaires parmi les saints du Patérique de Petchersk. Les souffrances dont est semé le chemin de la vie ascétique ne correspondent-elles pas aux sacrifices de l’amour sur la voie de l’action ?

Nous voyons ainsi très nettement deux courants de la vie spirituelle dans le monastère d’Antoine et de Théodose : 1°) le courant érémitique, ascético-héroïque, 2°) le courant humblement obéissant, social et charitable. Tous deux remontent à leurs saints fondateurs et, par eux, à la double tradition orientale : la tradition palestinienne-studite, et la tradition égyptienne-syrienne-athonique. Comme on l’a vu, il n’est pas toujours facile de tracer entre elles une ligne de séparation bien nette. Cependant leur opposition est un fait. Dans l’ordre esthétique religieux, ces deux tendances trouvent leur expression peut-être la plus frappante dans deux portraits, dans deux caractères, celui de Marc le Fossoyeur, et celui du peintre d’icônes Alypius (Olympe).

Le premier est un vieillard austère, ayant passé toute sa vie sous terre, occupé à creuser des tombes pour ses frères, étrangement familier avec la mort. Il ressuscite les trépassés pour quelques heures afin de pouvoir terminer de creuser la fosse et les fait « remourir » le lendemain. Ou bien pour rectifier les défauts de son travail, il les fait se retourner dans la tombe. Très austère avec les vivants, il est prêt à les punir de mort pour un mauvais mouvement du cœur et leur ouvre le chemin de la pénitence austère et des larmes. Olympe est un artiste lumineux, le premier peintre russe. Une de ses icônes, sous le vocable « la reine est à sa droite », conservée à Moscou dans la cathédrale de la Dormition, brille d’une ornementation fine, semblable à une mosaïque ; l’autre se trouve à Rostov. Olympe mourut en 1114. Lui aussi fut un homme de labeur incessant, ne donnant pas de repos à ses mains. Il est lui aussi un anargyre (désintéressé), qui distribue aux pauvres ce qu’il reçoit comme rétribution de son travail. Calomnié, persécuté par les moines ses confrères, il garde sa douceur, ne punit personne, mais place son espoir et sa confiance en la force de Dieu. Les splendides couleurs de ses icônes guérissent un lépreux, et les anges, en forme humaine, descendent du ciel pour l’aider à peindre les belles icônes.

Il reste à dire quelques mots sur l’état actuel de la célèbre laure. Sa cathédrale, il faut l’avouer, ne conserve que très peu de chose de son antique splendeur. Les invasions, les incendies réitérés en sont la cause. Très peu d’antiquités se sont conservées aussi dans la sacristie du monastère : quelques encensoirs et un évangéliaire manuscrit du XVIe siècle. La bibliothèque ainsi que les archives furent réduites à néant lors d’un grand incendie en 1718. Ce qui reste (cent vingt-neuf manuscrits de peu de valeur) ne remontent pas plus haut que le XIVe siècle. Ce monastère, qui est le palladium de la piété russe, a passé durant son histoire par de nombreux et tragiques moments. Dès les premiers jours de son existence, il fut agité par les incursions des brigands nomades ; réduit plusieurs fois en ruine par les Mongols, il fut chaque fois relevé, plus beau et plus riche, par la piété du peuple russe. Il fut le noyau autour duquel le peuple se concentrait pour lutter contre les colonisations étrangères. Et – durum verbum, sed verum – la laure ne s’est jamais montrée propice aux idées de l’union avec Rome ; de tout temps elle fut et est restée, peut-être à cause des luttes contre les Polonais, le fort imprenable de l’« Orthodoxie » russe. En 1920, le monastère fut transformé en musée antireligieux, le plus important de tout le sud-est de la Russie. Actuellement, il est rendu au culte.

 

 

 

 

Saint Abraham de Smolensk [19]

 

 

Avant de passer à l’étude de la spiritualité russe au temps de la domination mongole, il est opportun de s’arrêter à la personne d’un saint pré-mongolien dont la spiritualité, bien que marquée de traits absolument originaux et personnels, a contribué à donner dans la suite à la spiritualité russe en général certaines tendances caractéristiques. Il s’agit de saint Abraham de Smolensk († 1221). Sa biographie, écrite par son disciple Éphrem (entre 1224-1227), est, à l’exclusion de celle de saint Théodose, la seule vraie biographie de saint de la période pré-mongolienne qui soit parvenue jusqu’à nous. Elle se trouve dans la « Pravoslavnaja Myslj », 1858 T. III, p. 136 et 369, qui reproduit la copie de 1558. Par son contenu, par les évènements extraordinaires qu’elle relate, par sa connexion avec bien des questions encore mystérieuses pour nous sur l’état de l’instruction dans la Russie ancienne, cette vie, d’après G. Fédotov, se présente comme un monument extraordinairement précieux de la culture russe. On en compte pas moins de trente-six copies, preuve de sa grande diffusion. Saint Dimitri de Rostov l’a insérée dans une belle traduction littéraire dans ses Tchetiji Mineje en date du 21 septembre, parmi un petit nombre d’autres vies de saints choisies par lui.

La « Vie » nous donne très peu de détails sur l’enfance et la jeunesse du saint. Après la mort de ses parents, il distribua ses biens aux pauvres et, refusant le mariage, se vêtit de « pauvres habits » (comme saint Théodose) et « s’en alla comme mendiant en faisant le fou ». Aucun détail n’est donné sur cette « folie au nom du Christ ». Peut-être consistait-elle comme celle de Théodose en des humiliations d’ordre social. Bientôt on voit le jeune homme se faire moine sous le nom d’Abraham dans un monastère près de Smolensk. Vivant « en veillant et en jeûnant » jour et nuit, Abraham se livre avec zèle « aux travaux de la lecture ». Il étudie les Pères de l’Église, les vies de saints et se compose une bibliothèque « en copiant de sa propre main et en faisant copier par des scribes. » Parmi les Pères de l’Église, ses auteurs préférés étaient saint Jean Chrysostome et saint Éphrem le Syrien. Smolensk, à cette époque, était un centre de vie intellectuelle : ainsi l’érudition d’Abraham dans ce milieu n’apparaissait pas chose étonnante. Mais par cette érudition, on voit combien il se distingue déjà du « simple » Théodose qui ne faisait que filer le chanvre et préparer des reliures pour les autres. Toutefois le récit de la vie d’Abraham dépend étroitement, du point de vue littéraire, de la biographie de Théodose. Il n’est pas douteux qu’Abraham dans sa jeunesse ait suivi l’école du saint de Petchersk et l’ait imité. Comme Théodose, ses lectures préférées sont les vies des saints palestiniens. Néanmoins sa figure se distingue bien nettement et apparaît sous des traits très personnels sur ce fond kiévo-palestinien. Évidemment il s’agit ici de nuances spirituelles, difficilement exprimables par des paroles et dans le style des vies de saints. De là chaque éloignement du prototype (Vie de saint Théodose) doit être considéré comme voulu et ayant une portée particulière. Ainsi on a vu que Théodose, selon son biographe, fréquentait les grands et, bien qu’en soupirant, écoutait la musique des histrions du prince de Kiev. Abraham « ne prend jamais part aux festins », il garde « aussi, plus tard, dans l’âge mûr », les mauvais vêtements que Théodose portait dans sa jeunesse. « La personne du bienheureux », écrit Éphrem, « ainsi que son corps respiraient l’accablement ; ses os et ses membres apparaissaient dénudés comme ceux des reliques, la couleur de son visage était pâle à cause des grandes veilles, des abstinences et des fatigues dues aux prédications incessantes. » L’ascète de Smolensk, comme on le voit, ne cadre pas avec la tradition de saint Sabbas adoptée par la Russie dans la personne de saint Théodose. Et cependant, c’est cette image de l’ascète exténué par la lutte que l’auteur de la vie veut imprimer dans la mémoire du lecteur, en présentant le portrait, non d’un vieillard, mais d’un homme de cinquante ans. « Il ressemble, par sa figure, à saint Basile le Grand, ayant la barbe noire et la tête chauve. » Après la maigreur due aux excès ascétiques, voici le caractère de la prière. Nestor s’étend très peu sur l’ascèse de Théodose, laissant indirectement conclure qu’elle était dépourvue de qualités extraordinaires : ni extases mystiques ni transports émotifs. C’est le contraire chez Abraham. « Il dormait peu pendant la nuit ; prosterné à genoux et versant des larmes abondantes, se frappant sans discontinuer la poitrine, il suppliait Dieu d’avoir miséricorde des hommes et de détourner sa colère... » Cette componction et cette contrition au caractère sombre ne l’abandonnent même pas sur son lit de mort. Si la vie de saint Théodose nous parle beaucoup de sa charité, ce côté n’est que peu ou pas relevé dans celle d’Abraham. Son biographe nous parle d’aumône, mais ce n’est pas l’aumône au sourire miséricordieux de Théodose, c’est une aumône avec une parole d’édification faisant trembler celui qui la reçoit. Le « don et le service des études sacrées » remplacent chez Abraham « le service social », sans lequel il est difficile de se représenter un saint russe de l’antiquité.

Dans son zèle pour la liturgie et le service religieux du culte, saint Abraham est déjà plus près de la tradition russe. Nous le voyons prendre soin et orner « avec beauté » le monastère où il a reçu asile après qu’on l’eut chassé de celui où il était. Il est très sévère pour l’ordre dans les églises, surtout pendant les offices sacrés. Il semble avoir eu un culte spécial et personnel pour la Sainte Eucharistie. Il offre le Saint Sacrifice « tous les jours », depuis son ordination (chose bien rare en Russie) ; c’est pourquoi la défense de dire la messe a dû lui être particulièrement sensible. Dans ces traits épars et passablement maigres se profile devant nous la figure d’un ascète, insolite en Russie, à la vie intérieure très intense, au tempérament fougueux, vibrant, qui se manifeste par une prière émotive très accentuée, un homme torturé par le sort de l’humanité qu’il se représente tragique et pour laquelle il ne cessa de faire pénitence, un maître austère, ne distribuant pas de baume, guérisseur, mais se laissant peut-être guider par l’inspiration prophétique. Bref, le type d’un saint apparenté à celui que nous donne la vie monastique de Syrie. Son ancêtre serait saint Éphrem et non saint Sabbas, ou saint Théodore le Studite, et son frère Savonarole et non saint Théodose.

Abraham ne fut pas seulement un savant exégète mais encore un hardi prédicateur de l’Évangile. Ce qui distingue sa prédication, c’est encore son caractère sombre et eschatologique. Il appelait ses auditeurs au repentir en annonçant la fin du monde et le Jugement dernier. Son influence fut très grande, mais sa hardiesse lui attira des persécutions de la part des autres prêtres et moines qui l’accusèrent d’hérésie. Ils parvinrent à exciter contre lui presque toute la ville, au point que sa vie même était en danger. Finalement il fut jugé devant l’évêque et le prince, et acquitté par les juges séculiers. Alors l’évêque le fit juger une seconde fois par un tribunal ecclésiastique. Le biographe ne nous rapporte pas l’arrêt de ce tribunal mais nous dit seulement « qu’Abraham n’en eut aucun mal ». Cependant il fut renvoyé dans son monastère avec défense de dire la messe. Alors l’évêque fut prévenu par « deux justes » que Dieu allait punir la ville à cause de la persécution du saint. La punition arriva sous la forme d’une terrible sécheresse. Les prières de l’évêque et du peuple restèrent vaines. L’évêque fit venir Abraham, revit de nouveau l’accusation portée contre lui et reconnut que « tout était calomnie et mensonge ». Alors il lui demanda pardon de l’avoir persécuté. Les dernières années de la vie d’Abraham se passèrent en paix dans un monastère dont il fut nommé supérieur. Il survécut à son évêque et mourut après cinquante ans de vie religieuse.

La persécution dont le saint fut victime, de même que le caractère peu ordinaire de sa vie, de son « podvig », nous mettent en présence d’un problème sur les causes de ces difficultés. L’auteur de la vie d’Abraham nous dit à plusieurs reprises, et en insistant sur le fait, que le saint avait été victime des intrigues du clergé de Smolensk. Son érudition, ses dons de pasteur d’âmes sont mis en opposition avec « les ignares qui assument la dignité sacerdotale ». Au tribunal, tandis que le prince et les autorités ont « les cœurs attendris par la grâce de Dieu, les higoumènes et les prêtres sont prêts à le manger vivant ». En raison de la réconciliation postérieure de l’évêque avec Abraham, le biographe tâche d’adoucir le rôle du prélat dans ce malencontreux procès : il le présente comme victime lui-même des « popes et des moines ». Mais l’auteur n’a pas voulu passer sous silence le conflit aigu qui éclata entre son héros et la majeure partie du clergé, bien au contraire. Quelles sont donc, à son avis, les mobiles du parti adverse ? Quelques-uns sont purement des motifs gros siens d’intérêt humain. Abraham recevait un grand nombre de personnes et était « père spirituel » de beaucoup de gens. De là l’envie des « popes » et les basses calomnies qui en découlent. Mais voici un autre genre d’inculpations, plus graves et plus intéressantes : « D’autres l’appelaient hérétique, et quelques uns l’accusaient de vénérer les livres profonds (gloubinnyja knigui)... d’autres encore l’appelaient prophète. »

Hérétique, faux prophète, lecteur assidu de livres suspects, telles sont des accusations qui se rapportent au contenu même de sa doctrine. Quelle était cette doctrine si extraordinaire et déconcertante que même le supérieur d’Abraham – lui-même homme docte – en fut troublé ? Elle avait, ceci ne fait aucun doute, une relation avec la question du salut. Nous savons en effet que le saint prêchait avec succès la pénitence aux pécheurs. Mais cela seul ne pouvait attirer sur lui l’accusation d’hérésie. Son biographe parle souvent « du don des paroles divines données par Dieu à Abraham... Rien n’était caché pour lui dans les Écritures ». On pourrait en conclure que le danger se trouvait dans le domaine de l’exégèse. C’est pour sa prédication exégétique qu’il fut, d’après ses propres paroles, « cinq ans durant tenté par l’épreuve, vilipendé et déshonoré comme un malfaiteur ». Éphrem nous donne aussi le fil conducteur qui permet de deviner l’intérêt théologique que présentait principalement Abraham. Le saint n’était pas seulement un savant, mais encore un artiste. « Il avait peint deux icônes : une représentant le jugement dernier, l’autre les peines de ceux qui souffrent des épreuves après la mort », écrit le biographe, et il ajoutait que la réalité serait encore plus terrible que ces représentations iconographiques. À sa mort, Abraham est hanté par des représentations semblables à celles qu’il avait dépeintes sur les icônes. Il parle d’un fleuve de feu qui engloutira tout et tous en partant du tribunal de Dieu, « juge terrible », etc. On ne peut pas ne pas voir une parenté entre cet état d’esprit et le caractère pénitentiel de son ascèse. Les détails de ces visions ne se recoupent ni par l’Apocalypse, ni par le Livre de Daniel, mais se placent en entier dans la littérature eschatologique patristique et apocryphe. Ainsi les détails sur le Jugement dernier se trouvent chez saint Éphrem le Syrien, dans son célèbre sermon sur « l’Avènement du Seigneur, la fin du monde et la venue de l’Antéchrist ». La source classique dont on se servait en Russie pour la description des épreuves de l’au-delà était la vie en grec de saint Basile le Nouveau, dans les visions de Théodora. Mais d’où pouvait venir l’accusation d’hérésie ? Nous comprenons déjà pourquoi Abraham était qualifié de « prophète ». L’intérêt eschatologique orienté vers l’avenir – probablement supposé comme proche – découvre le mystère : Abraham prophétise. Mais voici une autre incrimination : « Il vénère les livres profonds » (gloubinnyja knigui). Cela indique que la source même de ces prophéties est suspecte : la tradition eschatologique grecque. Et peut-être non sans raison. Il est connu que les œuvres eschatologiques authentiques des Pères se couvraient parfois de pseudo-épigraphes et qu’ils inspiraient ainsi des apocryphes anonymes. Dans l’Église grecque comme dans l’Église russe circulaient des listes de livres condamnés et prohibés à la lecture. Mais ces listes n’avaient pas de caractère officiel, elles se contredisaient l’une l’autre et ne constituaient pas une norme suivie strictement par tous. La preuve en est que des manuscrits apocryphes de ce genre se sont conservés jusqu’à nos jours dans les bibliothèques de certains couvents. Faute d’une école critique et de culture philologique, la distinction entre les apocryphes et les écrits patristiques authentiques était, pour la Russie d’alors, chose impossible.

Qu’étaient ces « knigui gloubinnyja » ou « goloubinyja », livres de colombes ? Nous ne le savons pas au juste. Peut-être était-ce des livres qu’on croyait écrits sous l’influence spéciale du Saint-Esprit, une sorte d’évangile spirituel. Le mot « goloubinaja », c’est-à-dire « de colombe », l’indiquerait, si on voulait y voir une allusion au Saint-Esprit. Le professeur Fédotov y voit des écrits cosmologiques de provenance bogomile. Cette secte représentait des restes du manichéisme antique et ses écrits étaient très répandus au moyen-âge dans les pays slaves du Sud : Serbie, Bosnie, Bulgarie. C’est au Sud-Slave que la Russie a emprunté presque toute sa littérature ecclésiastique ; elle ne pouvait donc manquer d’en recevoir, avec le blé, la zizanie. En effet, nombre de traits de la littérature bogomile se retrouvent dans la poésie populaire russe, dans les légendes, les contes et les cantiques dits « spirituels » dont il sera question plus loin. L’accusation portée contre Abraham était donc très concrète ; il nous est difficile d’établir si elle était justifiée. Dans sa vie on ne trouve aucune trace de manichéisme. Son ascétisme farouche n’a rien de manichéen. S’il avait lu les livres qu’on lui reprochait, c’était assurément de bonne foi, comme la grande partie de leurs lecteurs russes. Son attachement à l’Église ne fait pas l’ombre d’un doute. Il semble donc que, dans le cas d’Abraham, il a dû se passer quelque chose d’analogue à ce que nous voyons se passer souvent de nos jours : des personnes ignares et parfois même bien intentionnées crient à l’hérésie lorsqu’elles entendent une doctrine qui ne cadre pas avec la leur ou dépasse leur manière de voir et de comprendre, ou leur érudition. Il semble donc que saint Éphrem, le biographe de notre saint, a raison d’estimer les persécuteurs de son héros comme il le fait. Nous serions ici, pour la première fois dans l’histoire de la spiritualité russe, en présence d’un conflit entre la pensée théologique vraie et l’obscurantisme ignare d’une clique.

Saint Abraham de Smolensk nous intéresse pour une autre raison encore. En effet, la Russie n’a pour ainsi dire rien donné au point de vue de la pensée théologique. Les leçons reçues de Byzance n’ont pas servi à grand-chose et furent assez vite oubliées. De tous les thèmes de théologie, elle n’a choisi avec prédilection (et à juste titre, puisqu’il répondait au caractère naturel de son âme, au trait ethnique du renoncement et du détachement) que le thème eschatologique. Ce dernier est devenu un des traits caractéristiques de la spiritualité russe, une des vocations religieuses fondamentales de la Russie. Saint Abraham, dans l’orientation de sa spiritualité personnelle, a deviné et comme frayé la voie à cette vocation.

Que dire des autres saints de la période pré-mongole ? Ils ne présentent pas des traits nouveaux de spiritualité qui méritent d’être signalés ; quelques-uns suivent les traces de saint Antoine et des saints ascètes de Petchersk. D’autres, et c’est la majorité, sont les disciples spirituels de saint Théodose : comme lui ils prennent part à la vie sociale, comme lui ils sont les confesseurs préférés des gens du monde. Il nous suffira ici de citer quelques noms : Abraham de Rostov, fondateur du monastère de Rostov ; Antoine le Romain ; Nicéta de Perejaslav qui s’était fait reclus dans une tour, d’où son nom de « Stylite » ; Barlaam de Khoutynj à Novgorod († 1192). Ce dernier appartenait à une famille de boyards de la maison de Radcha, d’où proviennent les familles des Boutourline, Kologrivov et Pouchkine. Le travail continuel uni au jeûne sont les traits caractéristiques de sa vie. Barlaam n’était ni le premier fondateur de couvent à Novgorod ni le premier saint de cette ville, mais sa popularité et la vénération dont il jouit après sa mort dans la province de Novgorod égalaient celles de saint Serge de Radonège à Moscou. Nombreuses sont les légendes liées à son nom et qui le représentent comme un intercesseur céleste pour son pays. Elles furent consignées par écrit au XVe siècle, c’est-à-dire à l’époque des luttes entre Novgorod et Moscou.

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Temps de l’Invasion et de la Domination Mongoles

 

 

 

 

Les saints Princes [20]

 

 

Les saints princes « Blagovernye » (fidèles au bien) constituent une classe spéciale dans la hiérarchie des saints de l’Église russe. D’après Fédotov, on compte cinquante princes et princesses canonisés. Bien que la vénération des saints princes ait commencé dès les premiers temps du christianisme en Russie, comme on l’a vu pour le cas des saints Boris et Gleb, il se développa surtout au temps de la domination mongole et prit fin avec cette dernière, c’est-à-dire vers la fin du XVe siècle. Dans le premier siècle de la domination des Tatars, par le fait de la destruction des monastères, la sainteté monastique a traversé une période d’étiolement presque total. C’est alors qu’apparaît la sainteté des saints princes. Leur service historique devient non seulement un service de la cause nationale mais aussi un service de la cause de Dieu.

Cet ordre de sainteté pose un problème encore plus difficile à résoudre que celui de la canonisation des saints Boris et Gleb. Tout d’abord, étant donné le nombre restreint des saints laïcs en général, on est frappé du grand nombre de cette catégorie de saints. En effet, plus de la moitié des saints russes laïcs sont des princes. D’autre part, pour la majeure partie de ces saints, l’histoire ne nous a conservé aucun témoin. Ni vies, ni récits des chroniques, ni légendes populaires, rien que les noms et les reliques. Dans ces circonstances, on comprend combien sont précieuses les rares vies qui sont arrivées jusqu’à nous et qui nous permettent de juger de la qualité des actions couronnées du titre de « sainteté » par la piété russe.

Il convient d’abord d’écarter une explication possible du caractère de la sainteté des princes russes : L’Église grecque a connu et connaît encore un culte des saints empereurs et impératrices. Ce sont pour la plupart des personnes qui ont rendu des services à l’orthodoxie de la foi dans les luttes contre les hérésies au temps des grands conciles œcuméniques. Dans ces canonisations s’est exprimé l’idéal du service théocratique des empereurs romains. Il serait faux de voir dans le culte des princes russes un reflet de cet idéal. Le prince russe ne peut être, par son état social, mis au même niveau que le César byzantin. Son pouvoir était limité par le « Vetsché [21] », par sa « droujina [22] » et par la hiérarchie ecclésiastique. Il incarne moins le principe de l’autorité que celui du service, étant le représentant politique et surtout le chef militaire d’un petit monde local. Il est très significatif que dès que la Russie s’approprié l’idéal byzantin du pouvoir et le transporte avec le titre de César (Tsar) sur les grands-princes de Moscou, la sainteté princière prend fin. Pas un seul des Tsars « très pieux » n’a été canonisé. Ceci est une preuve négative que la canonisation des princes n’a rien de commun avec la « divinisation » de l’autorité séculière. S’il fallait chercher une tradition grecque, dit Fédotov, on pourrait rapprocher les saints princes russes de Joachim le Juste, officier en Asie Mineure au IXe siècle, dont la vie a été assez connue en Russie. Par contre les hagiographies slaves et surtout l’hagiographie serbe présentent beaucoup d’analogies. Bien que les influences slaves sur l’hagiographie russe ne soient pas du tout étudiées, il est hors de doute que le culte des princes s’établit en Russie déjà au XIe siècle et qu’il a des fondements spirituels indépendants. Les analogies avec l’occident sont également manifestes, même avec l’occident romano-germanique, qui vénère des saints rois et des chevaliers féodaux. Mais cela n’est qu’un de ces nombreux phénomènes qui montrent la parenté spirituelle de l’occident avec le monde oriental et le russe en particulier. Afin de saisir dans toute sa pureté et son originalité l’essence du « podvig » des princes, il faut distinguer dans l’ensemble des saints princes plusieurs groupes différents : a) les princes « égaux aux apôtres » (ravnoapostoljnye) ; b) les princes moines ; c) les princes qui se sont sanctifiés par leur service social ; d) les princes « strastoterptsi » dont nous avons déjà parlé.

Parmi les princes russes, les princes « égaux aux apôtres » ne furent pas les premiers à être canonisés. Du moins furent-ils les premiers au point de vue de la chronologie. Tels sont la princesse Olga et son fils Vladimir († 1015). Tels sont ceux aussi dont l’image hagiographique reflète peut-être le plus fortement l’influence de Constantinople. L’hagiographe qui a écrit leur « éloge » cherche à les représenter comme les répliques du « saint » empereur Constantin et de sa mère sainte Hélène, aux biographies desquels il emprunte le titre de « princes égaux aux apôtres ». Le moine Jacob, à la plume duquel est dû l’ancien panégyrique du grand-prince Vladimir et de la grande-princesse Olga (du XIe siècle), les nomme même « une nouvelle Hélène » et « un nouveau Constantin. » Mais ce n’est là au fond que l’expression du naïf patriotisme du chroniqueur qui veut montrer que la terre russe est aimée de Dieu et qu’elle a produit, elle aussi, un prince chrétien et une princesse chrétienne dignes d’êtres égalés au grand Constantin et à sa mère. Abstraction faite de ces quelques expressions religieuses, on découvre dans ce document une image de prince bien différente de celles d’un saint empereur et d’une sainte impératrice byzantins. Avec beaucoup de réalisme, l’hagiographe russe décrit leurs faiblesses et leurs péchés avant leur conversion. Leurs vices sont ceux du peuple russe, non purifié encore par la grâce du baptême. Ce sont des hommes naturellement intelligents mais cruels et pleins de sensualité. Olga fait échauder dans un bain de vapeur les délégués des Drevlianes qui ont tué son mari. Elle en fait massacrer cinq mille autres qu’elle avait invités à un festin, et incendie leur ville. Vladimir est un débauché « qui était vaincu par son désir de la femme » (Chronique de Nestor). Mais ce qui en fait des intercesseurs célestes pour le peuple russe, c’est la grâce de Dieu qui, malgré leur péché, les a choisis pour être les prémices du « nouveau peuple chrétien ». Olga semble avoir été la première baptisée parmi les Russes. Au milieu des tentations d’un monde encore païen, elle demeure ferme dans la foi et prie nuit et jour pour son fils et son peuple. Vladimir, une fois baptisé, renvoie ses femmes, brûle les idoles et exhorte son peuple à recevoir dans le Dniepr le baptême de renouvellement. Ce n’est pas leur mérite, mais la miséricorde de Dieu envers le peuple russe qui en a fait des saints. C’est « par des insensés que le diable a été vaincu » (Chronique de Nestor). Dans ces paroles transparaît déjà un aspect de la conception spécifiquement russe du saint. C’est un pécheur repentant que la grâce a mystérieusement choisi « de préférence à beaucoup de personnes justes, vivant selon la loi de Dieu et qui se détournent de la bonne voie à la mort. Tandis que celles-ci périssent, celui-ci (Vladimir) reçoit le pardon [23] » (Nestor).

Autre trait caractéristique de la spiritualité russe, c’est l’idée que la conversion d’Olga et de Vladimir n’est pas une manifestation de la grâce accordée à leur personne, mais qu’elle est un don de Dieu au peuple russe tout entier. Leur « podvig » n’est pas un exploit d’ascèse personnelle. Il consiste dans le service d’amour chrétien qu’ils ont rendu au peuple. C’est parce que le Seigneur Jésus-Christ a aimé le peuple russe qu’il les a choisis et qu’il a effacé les péchés de leur vie païenne. « Les Russes se les rappellent quand ils songent à leur propre conversion », dit Nestor ; ils les louent « parce qu’ils sont les prémices de leur réconciliation avec Dieu et, après leur mort, les intercesseurs pour les Russes auprès de Dieu » (Chronique). Ainsi dans cette conception le saint est non seulement un pécheur que la miséricorde de Dieu a sauvé, mais il est encore celui que le Seigneur a élu pour rendre à une collectivité tout entière un service d’amour.

Il faut ajouter que, dans le tableau des vertus nouvelles d’Olga et de Vladimir, le peuple russe a contemplé aussi son propre idéal de vie évangélique. Ainsi, lorsque Vladimir s’apercevait « qu’il y avait des malades et des estropiés qui ne pouvaient venir à sa cour pour recevoir l’aumône, il faisait passer par la ville des voitures chargées de vivres pour les nourrir. » La charité, la douceur et l’humilité, se manifestant par le pardon des offenses, ainsi que le repentir sincère des propres fautes, sont les vertus essentielles de saint Vladimir. « Quand Vladimir avait commis un péché d’emportement, il cherchait à le réparer par le repentir et les aumônes », dit la Chronique. Il se demandait même si, une fois chrétien, il pouvait encore punir les brigands et les voleurs. Il ne s’y décida que sur l’intervention de la hiérarchie ecclésiastique byzantine, qui, elle, s’étonnait de pareils scrupules. Enfin, sur son lit de mort, Vladimir, voulant se faire tout à fait pauvre, distribua tous ses biens personnels à ses amis et aux indigents.

Le soin personnel des pauvres, l’humilité, la mansuétude poussée jusqu’au refus de punir, de condamner et de tuer, même des criminels, la nostalgie du dépouillement de toutes les richesses, voilà les vertus du saint prince russe telles qu’elles se dégagent de l’étude de l’image hagiographique de saint Vladimir.

La tradition locale du pays de Mourom (ville du gouvernement de Vladimir) place au nombre des « égaux aux apôtres » son prince Constantin Jaroslavitch, dont la fête commune avec ses fils Michel et Théodore se célèbre le 21 mai. Ces princes sont absolument inconnus aux Chroniques. La tradition assez tardive consignée au XVIe siècle représente le prince Constantin comme l’apôtre du pays de Mourom. Bien que sa mort soit survenue en 1205, le paganisme était tellement enraciné dans la région que le prince dut assiéger sa ville et la prendre de force avant de pouvoir la baptiser. Certes cela est en contradiction avec ce que nous savons d’autre part sur la diffusion du christianisme en Russie. Il semble que les habitants de Mourom aient perdu complètement la mémoire de leur prince. Ils créèrent de toutes pièces une légende centrée sur le nom de « Constantin » et fixèrent même la fête du saint au jour où l’Église grecque commémore l’empereur Constantin et sa mère (21 mai). En réalité il faudrait rapporter ces saints de Mourom à la catégorie des saints « inconnus », titre assez fréquent dans l’ordre des saints princes (Fédotov).

Les princes moines. Nous en avons déjà signalé un en parlant du prince Nicolas Sviatoslav dit Sviatosa († 1142), moine de la laure de Petchersk, disciple de saint Théodose. Voici encore quelques noms : Le jeune prince André Zaozerski (XVe siècle). Il renonça à son apanage et se fit moine, sous le nom de Ioasaph en mémoire du héros de la fameuse légende. Il mourut peu après, en 1453, après cinq ans de vie contemplative et de sévère réclusion. Sa vie, vraiment remarquable sous bien des rapports, montre que, malgré son jeune âge, ce Louis de Gonzague russe avait atteint un très haut degré de vie mystique. À la catégorie des princes moines il faut ajouter presque toutes les saintes princesses fondatrices de monastères. Le culte des « princes moines » ne se distingue pas du culte rendu aux saints moines en général. Leur vie est une vie de sainteté personnelle qui ne nous apprend rien sur le caractère distinctif du « podvig » du prince.

Avant de considérer la catégorie des princes qui se sont sanctifiés par leur service social au bien de leurs sujets et pour comprendre en quoi consiste le caractère spécial de leur sainteté, il sera profitable de nous arrêter à l’« Instruction » du prince Vladimir Monomaque à ses enfants. Vladimir (1053-1125) était le petit-fils de Jaroslav le Sage, par conséquent arrière-petit-fils de saint Vladimir. Il fut grand-prince de Kiev après son père et passa toute sa vie dans des expéditions contre des ennemis de toute sorte. Monomaque ne fut pas un saint mais un prince instruit, d’une moralité parfaite et d’une grande piété. Son ascendant et sa popularité furent immenses, même après sa mort. Dans une de ses expéditions, il écrivit pour ses enfants une Instruction à laquelle son nom est resté attaché et qui nous donne le portrait idéal d’un prince russe tracé par la main d’un des meilleurs représentants de sa race. Voici quelques extraits caractéristiques de cette Instruction :

« Écoutez-moi, et si vous n’acceptez pas tous mes conseils, acceptez-en au moins la moitié. Si Dieu attendrit vos cœurs, versez des larmes sur vos péchés en disant : « Comme tu as eu pitié de la pécheresse, Seigneur, du larron et du publicain, aie aussi pitié de nous pécheurs ! » Faites cela dans l’église et en vous couchant. Ne manquez pas un seul soir, si vous le pouvez, de vous prosterner jusqu’à terre au moins trois fois, si vous ne pouvez pas davantage. Car par ces adorations nocturnes et par les chants (des cantiques) l’homme est vainqueur du démon. Il rachète ainsi ses péchés de la journée... Et quand vous allez à cheval, si vous n’avez affaire à personne et si vous ne savez pas d’autre prière, répétez sans cesse en secret : « Seigneur, ayez pitié de moi », car c’est la meilleure de toutes les prières. Et cela vaut mieux que de penser à de mauvaises choses. Par-dessus tout n’oubliez pas les pauvres, mais autant que vos moyens le permettent, nourrissez-les, donnez à l’orphelin, protégez le droit de la veuve et ne permettez pas aux puissants de perdre leur prochain. Ne tuez aucun homme juste ou criminel. Quand vous racontez quelque chose de bien ou de mal, ne jurez pas par Dieu, ne vous signez pas. Il n’en est nul besoin. Si vous baisez la croix pour faire un serment à votre frère ou à quelqu’un d’autre, sondez bien votre cœur pour voir si vous êtes disposé à tenir votre parole : alors baisez-la et ensuite prenez bien garde de perdre votre âme par une transgression. En ce qui concerne les évêques, les prêtres, les higoumènes, recevez leur bénédiction avec amour, ne vous éloignez pas d’eux. Aimez-les suivant vos forces et tâchez d’obtenir qu’ils prient Dieu pour vous. Surtout n’ayez pas d’orgueil dans le cœur ni dans la pensée, mais dites : « Nous sommes tous mortels... Aujourd’hui nous vivons, demain nous sommes dans le tombeau ; tout ce que Dieu nous a donné n’est pas nôtre, mais sien. Il nous l’a confié pour peu de jours. » Ne soyez pas négligents dans votre maison, mais voyez tout par vous-mêmes ; ne comptez ni sur votre intendant ni sur votre serviteur, de peur que les hôtes qui vous visitent ne se moquent de votre maison ou du festin que vous leur offrez. À la guerre ne soyez pas négligents, ne vous fiez pas à vos généraux, ne vous abandonnez ni à l’ivresse, ni au manger, ni au dormir. Évitez le mensonge, l’ivrognerie et la débauche, car c’est par là que périssent le corps et l’âme. Dans vos voyages, partout où vous passez à travers vos possessions, ne permettez pas à vos serviteurs ni à ceux des autres de faire des dommages ni dans les villages ni dans les champs, pour qu’on ne vous maudisse pas. Partout où vous allez, où vous vous arrêtez, donnez à boire et à manger au mendiant. Surtout honorez l’hôte, d’où qu’il vienne, pauvre, noble, ambassadeur. Si vous ne pouvez lui faire des présents, offrez-lui à boire et à manger. Car les voyageurs vous feront connaître en tous pays pour bons ou pour mauvais. Visitez les malades, accompagnez les morts, car nous sommes tous mortels. Ne passez pas devant un homme sans le saluer et lui dire une bonne parole. Aimez vos femmes, mais ne leur laissez pas prendre pouvoir sur vous. Enfin, ce qui est au-dessus de tout, ayez par-dessus tout la crainte de Dieu... Ce que vous savez de bon ne l’oubliez pas et ce que vous ne savez pas apprenez-le ; mon père (le prince Vsevolod) tout en restant chez lui avait appris cinq langues ; cela fait honorer un homme dans les autres pays. Car la paresse est la mère de tous les vices. Ce qu’on savait, on l’oublie, et ce qu’on ne savait pas, on ne l’apprend pas. Quand on fait du bien on ne doit rien négliger du bien, surtout en ce qui concerne l’Église. Que le soleil ne vous trouve pas au lit. Ainsi faisait feu mon père, ainsi font tous les gens vraiment bons.

« En lisant cet écrit rendez-vous propres à toutes bonnes œuvres, louant Dieu et les saints... Mes enfants, ne craignez la mort ni à la guerre, ni à la chasse, mais faites œuvre virile selon que Dieu le permettra. Si ni la guerre, ni la chasse, ni l’eau, ni les chutes de cheval n’ont pu me faire de mal, personne d’entre vous ne peut subir de dommage ni perdre la vie sans l’ordre de Dieu. Si la mort vient de Dieu, ni père ni mère ni frère ne pourront l’empêcher. S’il est bon de se protéger soi-même, la protection de Dieu est meilleure que celle de l’homme [24]... »

Comme tous les princes canonisés au titre de « princes », c’est-à-dire comme serviteurs de Dieu, chefs et serviteurs de leur pays, sont postérieurs à l’Instruction de Vladimir, on peut conclure que c’est dans cette Instruction qu’ils ont cherché leur idéal. Nous le trouvons en effet, épars d’abord dans les Chroniques manuscrites de ce temps qui relatent la vie de ces princes. Elles ont été éditées par la Commission Archéographique (volume 1-4 de ses publications), puis dans les vies soigneusement étudiées par l’historien Serebrianski. Nous trouvons aussi dans le livre de Fédotov des extraits de chroniques intéressants. Telle qu’elle nous apparaît, l’image hagiographique d’un saint prince n’a rien de sombre ni d’ascétique. Elle est peinte par les chroniqueurs en tons clairs, chauds, rayonnants. Ce sont vraiment les représentants d’une sainteté laïque, on pourrait presque dire mondaine.

Une des images de prince les plus lumineuses, qui est devenue le prototype de toutes les autres, est celle du prince Vasilko, mis à mort par les Tatars en 1238 pour avoir refusé de se soumettre et de prendre part à leur repas. L’antique chronique manuscrite dit qu’« il était beau de visage. Ses yeux brillaient et son regard était pénétrant ; il était courageux au delà de toute mesure et gai de cœur. Tout homme qui le servait, qui mangeait son pain, qui buvait à sa table, qu’il fût prince ou vassal, était aimé de lui. Il était plein d’un amour débordant pour ses serfs. Le courage et la sagesse habitaient en lui, la justice et la vérité l’accompagnaient. » Beauté physique et spirituelle, limpidité du regard et pureté d’âme, voilà ce qui caractérise le saint prince. Ses vertus n’ont rien d’inhumain ou de surhumain. Ce qu’on vante, c’est sa générosité envers les pauvres et l’Église, son amitié prodigue en témoignages d’amour envers ses compagnons d’armes, sa bonté plutôt que sa justice. Bref, les traits mêmes qui se trouvent dans l’Instruction de Vladimir Monomaque. Mais en tout cela le saint prince ne dépasse pas le niveau spirituel exigé de tout bon chrétien. Ce qui le rend digne de vénération et de culte, c’est le service rendu à ses frères, à sa patrie, – service qui, presque toujours, se termine par le don de la vie. En d’autres termes : la piété russe a considéré comme saints les princes qui ont cherché à réaliser dans leur vie la parole du Christ : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jo. 15, 13).

C’est surtout la résistance aux envahisseurs mongols qui fournit l’occasion à ce service désintéressé au pays, allant jusqu’au sacrifice de la vie. C’est la raison pour laquelle le type du saint prince esquissé déjà par l’hagiographie Kiévienne va se développer en s’enrichissant durant la période de la domination tatare. Les saints princes « défenseurs du peuple » et « lutteurs pour la terre russe » vont paraître précisément à cette époque. Nous nous arrêterons surtout à deux d’entre eux : le Prince Michel Jaroslavitch de Tver († 1318) et le Prince Alexandre Nevski († 1263).

Dans la vie du premier, qui est une des plus belles vies de prince que nous possédions, nous saisissons au vif l’idéal du podvig princier tel que le veut la piété russe pour en faire un saint.

Le prince Michel de Tver fut victime d’une intrigue politique ourdie contre lui par son rival et neveu, le prince Georges de Moscou. Le récit de sa vie souligne son désintéressement personnel et son humilité dans cette lutte. Dans tous ses actes, à la guerre comme dans la paix, il se laisse guider uniquement par le bien de son peuple. Quand Georges s’allie au Khan tatar, Michel lui abandonne le grand-duché de Moscou dont il était l’héritier légitime. Il ne conserve que son apanage de Tver. Mais lorsque Georges et ses alliés veulent s’emparer aussi de Tver, Michel décide, d’après le conseil de son évêque, de leur opposer une résistance armée. Victorieux, il pardonne à son ennemi, mais s’attendant à la colère du Khan, il décide d’aller porter devant le tribunal de ce dernier son litige avec son neveu. Il prévoit sa perte, mais il veut détourner l’invasion tatare de son pays, s’offrant comme victime à la colère du Khan. Tout le long de la route à partir de Vladimir, le prince jeûne et prie en communiant chaque dimanche. Arrivé dans la Horde, il est jeté en prison et mis aux fers. Il passe ses nuits à se préparer à la mort en veillant, priant et lisant les psaumes. Durant le jour il trouve encore la force de consoler ses amis par l’aspect « clair et joyeux » de son visage. Une des plus grandes humiliations qu’il endure est celle qui le tient obligé de s’agenouiller devant les chefs tatars, portant au cou un joug de bois comme une bête de somme. La foule amassée sur la place se moque de lui. À partir de ce moment, « ses yeux sont remplis de larmes ». Mais il refuse de fuir comme le lui proposent ses amis. « À Dieu ne plaise que je songe à une chose semblable », répond-il. « Si je me sauvais, moi seul, en provoquant la perte de mon peuple, quel jugement m’attendrait-il là-haut ? »

Le 22 novembre 1318, pressentant sa fin proche, le prince demanda la communion. Il assista à la messe, lut lui-même les prières réglementaires pour la communion « avec les yeux pleins de larmes », dit son historiographe. Après la communion il fit venir son fils âgé de douze ans et s’entretint avec lui, lui parlant de sa mère, de ses autres enfants, leur envoyant son dernier adieu et partageant entre eux son patrimoine. « Mon âme est triste jusqu’à en mourir », répétait-il, puis prenant le livre des psaumes, il l’ouvrit au psaume 55. Il commença à le réciter, puis s’adressant aux prêtres qui étaient présents à cette scène leur demanda : « Que me présage ce psaume ? » Ne voulant pas le troubler encore davantage, un des prêtres, tournant la page, lui indiqua les paroles : « Remets ton sort à Dieu et il te soutiendra, il ne laissera jamais chanceler le juste » (ps. 55). Le prince avait à peine terminé la lecture qu’un serviteur accourut tout tremblant : « Prince, prince », s’écria-t-il, « voici venir des envoyés du Khan et le prince Georges est avec eux et une foule de gens. » Michel se leva : « Je sais, ils viennent pour me tuer », dit-il, et renvoyant en hâte son fils vers la femme du Khan, il se mit lui-même en prière.

À ce moment les meurtriers s’élancèrent dans la tente. Se jetant sur le prince, ils le traînèrent par le joug qu’il avait sur le cou et le précipitèrent avec force contre la paroi de la tente qui se brisa ; puis rouant le moribond de coups de pieds, ils lui frappèrent la tête contre le sol. Enfin un Russe, peut-être un Moscovite, du nom de Romanetz, saisissant un grand couteau, l’enfonça dans les côtes de Michel en lui arrachant le cœur. Quand le Khan, avec le prince Georges, entra à son tour dans la tente, tout était déjà fini : la tente pillée, le corps nu et ensanglanté de Michel gisait sur le sol. En voyant ce spectacle le Khan ne put comprimer un geste d’horreur et de fureur : « N’est-il pas ton aîné, n’a-t-il pas été comme un père pour toi ? » s’écria-t-il en s’adressant au prince de Moscou. Alors seulement Georges ordonna de couvrir le cadavre de son oncle. Quelque temps après, le corps du prince fut transporté à Moscou et de là à Tver où on le découvrit quelques années plus tard « sans corruption ».

Bien des détails, comme on le voit, rapprochent ce récit de celui de la mort des princes passionistes Boris et Gleb. Cependant, dans le cas de Michel, le motif du sacrifice est différent. Ici c’est l’amour pour son peuple, la disposition à « donner sa vie pour ses amis » qui est mise en relief et qui domine.

La même conception du sacrifice de la vie pour le peuple chrétien et pour la patrie (cela ne faisait qu’un), considéré comme un titre à la gloire céleste, se trouve exprimée dans le récit du départ pour la guerre de Mstislav Rostislavitch († 1179) de Novgorod. « Frères », dit-il à ses compagnons, « ne pensez à rien de plus : si nous mourons pour les chrétiens, nous serons purifiés de nos péchés et Dieu comptera notre sang comme celui des martyrs... » On se tromperait fort en pensant « que ces lutteurs pour la terre russe » furent canonisés à cause de leurs succès politiques. Le cas de Michel de Tver est là pour prouver le contraire. Il n’est pas le seul. Beaucoup de saints princes échouèrent comme lui du point de vue humain et perdirent à la fois et leurs états et leur vie. Il est intéressant aussi de voir que la piété russe n’a pas même glorifié la guerre sainte contre les infidèles. Il y a des Vies nettement favorables aux Tatars. En étudiant les documents hagiographiques anciens, on sent que ce que le peuple chrétien de Russie a admiré en ses princes, c’est l’intention d’amour, de sacrifice, le zèle avec lequel ils partaient pour la guerre pour servir. Ils ont été vénérés non pas parce qu’ils faisaient la guerre aux païens, mais parce que partout et en toutes circonstances ils étaient prêts à donner leur vie pour le bien de leur patrie et de leurs sujets.

Parmi les « lutteurs pour la terre russe » la première place appartient sans contredit au prince Alexandre Nevski (1220-1263). Il lutta non contre les Tatars, avec lesquels il poursuivait une politique de conciliation, mais contre les Suédois (1240) et les chevaliers teutoniques (1242). Sa Vie, écrite au XIIIe siècle et retravaillée au XIVe, se présente comme un tissu inextricable d’éléments héroïques et d’éléments religieux. Alexandre y est dépeint comme le type parfait du guerrier chrétien, beau, courageux, demandant l’aide de Dieu avant la bataille et secondé par des forces surnaturelles. C’est ainsi que la légende raconte qu’à la veille de la bataille contre les Suédois, un bateau chargé d’ombres mystérieuses descendit la Néva. C’était les princes Boris et Gleb, entourés de rameurs célestes, qui venaient au secours de « leur frère Alexandre ». Au moment de sa sépulture, lorsque le métropolite voulut lui mettre, selon l’usage de l’Église orientale, la prière d’absolution entre les doigts, le prince ouvrit sa main et prit lui-même la feuille sur laquelle était écrite la prière. Et la chronique se termine par des paroles inspirées du Livre des Macchabées qui expriment très bien l’idée chère à la spiritualité russe du dévouement « aux frères et à la terre natale » : « C’est pour cela que Dieu a glorifié son juste serviteur, parce qu’il a beaucoup travaillé pour la terre russe et pour Novgorod et pour Pskov, et pour toute la Terre russe, et qu’il a donné son corps pour la chrétienté orthodoxe. »

Si la piété russe vénère le service national, il n’est pas étonnant que dans la vie des saints princes nous voyions souvent s’exprimer d’une manière artistique l’idée nationale-chrétienne. Cette idée était assez difficile à faire saisir par la conscience chrétienne et à christianiser. Elle n’avait de place ni dans les traditions de l’Église primitive, ni dans celle de Byzance. En effet, le « Bas-Empire » prolongeait l’Empire romain et se posait en royaume. Dans cette conception, l’idée d’une vocation nationale, particulière, d’un peuple ne pouvait naître. C’est Nestor qui, dans ses Vies de saints et surtout dans le prologue de la Vie des saints Boris et Gleb, l’esquissa le premier en donnant le tableau de l’histoire générale de la Rédemption et en comparant le peuple russe « à l’ouvrier de la dernière heure », appelé par le Maître au travail dans son champ à côté des autres et pour le même salaire.

Dans les Vies postérieures des saints princes, cette idée ne fait que s’épanouir dans toute sa beauté. Cette patrie, cette terre russe – non pas l’État russe, qui alors n’existait pas encore – ensemble avec le domaine de la cité – ou petite patrie – y est représentée comme l’objet de leur tendre et religieux amour. Dans certains « prologues » des Vies, cet amour prend la forme d’un hymne à la terre russe : « Ô claire et lumineuse terre russe, ornée de tant de rivières et de tant d’espèces d’oiseaux, d’animaux et de toutes sortes de créatures que Dieu, pour réjouir l’homme, a créés pour divertir et sustenter les différentes nécessités de la nature humaine ; après quoi il lui fit présent de la foi vraie, du saint baptême, et il l’a remplie de grandes villes, d’églises et de livres pleins d’amour de Dieu, lui montrant ainsi la voie du Salut... etc. » Il ne faut pas entendre par là que dans l’image du saint prince le patriotisme ait été canonisé comme tel et déclaré sacré. Ce n’est que lorsque le sentiment patriotique n’est pas exclusif et quand il s’exprime par un acte d’amour et de sacrifice, en d’autres termes : lorsqu’il devient l’occasion de mettre en pratique le commandement du Christ sur l’amour du prochain, qu’il se trouve élevé et placé dans la sphère des vertus qui conduisent à la sainteté chrétienne. Quoi de plus juste et de plus beau [25] ?

Parmi les princes canonisés du temps de l’invasion tatare, on rencontre un groupe de princes très populaires et particulièrement aimés du peuple russe. Ce sont les princes Romain de Rjazanj ; Vasilko, Georges Vsevolodovitch de Vladimir et surtout Michel de Tchernigov. À l’héroïsme du guerrier ils ont joint le martyre pour la foi. C’est pourquoi nous ne nous arrêterons pas à eux. Canonisés comme martyrs, ils ne nous donnent dans leurs vies rien de spécial au point de vue de l’étude de la spiritualité russe dont nous nous occupons.

Après le refoulement des Tatars (1380) et l’établissement au XVe siècle de l’empire moscovite, la sainteté princière disparut peu à peu comme réalité historique et fut remplacée par d’autres formes de sainteté laïque. Mais avant de parler de ces dernières il importe de s’arrêter à la sainteté hiérarchique, c’est-à-dire à la catégorie des saints évêques, ou « Sviatiteli », de l’ancienne Russie.

 

 

 

 

La sainteté hiérarchique : Sviatiteli [26]

 

 

L’Église russe vénère parmi ses saints environ soixante-dix évêques, hiérarques, « Sviatiteli [27] », qui constituent une classe spéciale de saints. À la différence des « strastoterptsi » et des « saints princes », l’Église russe avait pour leur canonisation un modèle établi par l’Église grecque. Il faut noter avant tout que, semblables aux saints laïcs, les saints évêques ne sont pas couronnés du titre de bienheureux pour des hauts faits ascétiques ou, pour mieux dire, non pas exclusivement pour ces faits. Ils ne se confondent donc pas avec les « prepodobnye », mais se distinguent d’eux qualitativement. Évidemment il se trouve des saints évêques dans la vie desquels le moine ou l’ascète dominent le pasteur. On se les représente plutôt dans une cellule de couvent que dans la chaire épiscopale. Tels sont par exemple les évêques nommés parmi les moines de la laure de Petchersk pendant la première période de son existence, comme saint Nicéta de Novgorod († 1108), saint Étienne de Vladimiro-Volynsnk († 1094) ou saint Éphrem de Perejaslavl († 1100) ou bien plus tard au XVIIIe siècle saint Tikhon de Zadonsk.

Dans l’Église russe l’usage veut que tout évêque soit moine – donc un homme par vocation adonné à l’ascétisme. Mais dans beaucoup de cas, cet ascétisme du saint évêque est caché à nos yeux ou seulement marqué par deux ou trois traits stéréotypés. En d’autres termes, l’ascèse convient à un saint évêque plus, par exemple, qu’à un saint prince, mais elle n’épuise pas son « podvig. » Ce dernier, pourrait-on dire, réunit d’une manière originale le service du moine avec celui d’un prince, c’est-à-dire d’un laïc, en ajoutant de plus un service spécial : le service à l’église.

L’idéal d’un saint évêque, d’un sviatitelj, nous est manifesté dans sa plénitude au XVe siècle dans les vies écrites par Pakhôme le Logothète. Ce dernier était un Serbe venu en 1440 à Moscou du Mont Athos. Vers cette époque la Russie était déjà en possession de beaucoup de souvenirs sur des personnages qui se signalèrent par un service rendu à l’Église et par la sainteté de leur vie. On éprouvait la nécessité de réunir tous ces récits et ces souvenirs détachés et de les mettre au service de l’Église et des fidèles. Pour cela il fallait leur donner la forme soit d’un office, soit d’une vie édifiante de saint. C’est de ce travail que fut chargé Pakhôme le Logothète par le métropolite de Moscou et plus tard par l’archevêque de Novgorod. L’hagiographie russe lui doit un nouveau « canon », c’est-à-dire un nouveau procédé constant et uniforme pour composer une vie de saint. C’est lui aussi qui créa le modèle-type d’une « Vie » de Sviatitelj. Avant lui il n’y avait que des notes et des souvenirs de traditions séparées. Selon Klutchevski, Pakhôme n’écrivit pas moins de dix-huit canons, trois ou quatre panégyriques (louanges) de saints, six récits (Skazanie) et dix vies de saints. De tous les saints dont il nous a laissé la vie, il n’en a connu personnellement qu’un seul, l’archevêque de Novgorod, saint Éthyme. C’est justement dans le prologue de sa vie qu’il nous présente « l’icône », le prototype des « saints évêques. » Ces derniers sont « sanctifiés dès le sein de leur mère » et « honorés par Dieu comme pontifes ». Ils sont les « instructeurs » (nastavniki) des hommes qu’ils mènent « sur le chemin du salut ». Beaucoup d’eux ont accepté « de grands maux de la part des impies » en prenant soin du troupeau qui leur a été confié. C’est pourquoi ils sont vénérés actuellement au même titre que « les martyrs et plus haut que les martyrs ». C’est la raison ultime pour laquelle on ne trouve pas de saints parmi les évêques de la période pré-mongole de Kiev. Le peuple voyait en eux surtout des hauts dignitaires, des chefs de gouvernement ecclésiastique, mais non des instructeurs et des pasteurs de leur troupeau, dont ils étaient pour maintes raisons trop éloignés. Pakhôme insiste surtout sur la confession sociale de la foi de l’évêque, en tant que chef de la communauté spirituelle. Pendant les temps de paix et de prospérité, ils doivent être « leurs propres bourreaux » en se créant des persécuteurs.

« Voyant les injustices des rois et des grands, voyant comment les orphelins sont malmenés, comment on vole et on s’adonne au brigandage... ils doivent rappeler aux rois leurs devoirs. » Un renvoi à saint Jean Chrysostome nous transporte dans le climat du IVe siècle. Ce qui est surtout remarquable dans cette image d’un saint évêque sous la plume de Pakhôme, c’est sa fidélité à l’idéal de l’antiquité chrétienne, à ce IVe siècle qui le premier a commencé à canoniser les évêques (Fédotov). Presque tous les grands évêques de ce temps furent des confesseurs, persécutés par le pouvoir civil à cause de leur défense de l’orthodoxie contre les hérésies. Leur lien avec les martyrs et les confesseurs de la foi, évident pour les contemporains de saint Athanase et de saint Jean Chrysostome, reste vivant encore dans la Russie du XVe siècle.

C’est dans l’enseignement de la vraie doctrine chrétienne, dans la défense de la pureté de la foi, dans le service au salut de tous que consiste le caractère spécial du « podvig personnel du saint évêque, du « Sviatitelj ». Évidemment tous ne sont pas des « confesseurs de la foi », tous ne sont pas des persécutés. La vie de l’évêque est même entourée extérieurement d’un certain faste. « Il y en a qui vivent dans la prospérité et se couvrent d’habits clairs afin de ne pas abaisser la dignité épiscopale. » Mais ici prend place l’élément ascétique nécessaire. « Il faut posséder tout cela comme quelque chose de transitoire... semblable à un rêve, à une ombre... ne manger jamais de pain à satiété et avoir continuellement sur les lèvres les paroles du psaume : Mon cœur est affermi, Seigneur... »

La vie de saint Éthyme a été écrite par Pakhôme devant sa tombe encore ouverte. L’auteur est loin de vouloir faire de son héros un confesseur de la foi, un nouveau Chrysostome, mais tous les traits typiques d’un évêque tel que le veut l’idéal de la spiritualité russe y sont présents. Premièrement : l’aumône très généreuse que le riche évêque de Novgorod envoie même à Byzance, au Mont Athos et à Jérusalem. Deuxièmement : le zèle pour la construction de nouvelles églises à Novgorod. Dans un autre jitié en liaison avec ce trait, le Logothète en marque encore un troisième : le travail à la transcription et à la composition des livres. Parmi les constructions des églises et des monastères, il signale aussi des monuments profanes comme les murs de la ville et même le palais épiscopal « admirablement beau », couvert de fresques à l’intérieur et ayant, chose rare à Novgorod au XVe siècle, une horloge « très merveilleuse » sur un socle au milieu du jardin épiscopal. Le constructeur de ce palais portait des chaînes. Le biographe fait entendre que le déploiement de tout ce faste était conditionné par le désir de rehausser l’autorité du pouvoir spirituel qui se trouvait alors, surtout à Novgorod, au centre de la vie publique. L’évêque de cette ville en était beaucoup plus le souverain que ne l’était son défenseur militaire, le prince. Dans les jours de troubles et de luttes civiles, il apparaissait dans l’assemblée populaire (le vetche) pour réconcilier les partis ennemis ou, se plaçant avec une croix sur le pont du Volkhov, il arrêtait l’effusion du sang. Pacificateur à l’intérieur de la cité, l’évêque était aussi son défenseur contre les ennemis extérieurs. Évidemment, dans ce cas il ne pouvait que rendre à sa cité des services diplomatiques. C’est ainsi que saint Éthyme « apaisait » le prince Vitovt de Lithuanie par des paroles et « de l’argent ».

Enfin la sévérité envers les délits commis par les riches et les grands de ce monde complète le service ecclésiastique social de l’évêque. Si, dans la vie de saint Éthyme, le biographe fait remarquer sa sévérité à exiger l’observation des règles canoniques sur le mariage, dans celle de saint Moïse (autre évêque de Novgorod), il loue son héros d’avoir été « une aide pour les offensés, un intercesseur à l’endroit des veuves et des orphelins », ce qui n’est que l’autre côté de la médaille de cette même justice civique : « Il n’a pas craint les puissants. »

Le service doctrinal de l’évêque est assez faiblement dépeint dans les « Jitié » de Novgorod. Cependant ce service ne faisait pas absolument défaut chez les sviatiteli russes. L’histoire de la littérature nous a conservé des restes d’oraisons et des sermons des saints Cyrille de Tourov, surnommé le Chrysostome russe, et Luc de Novgorod. Cyrille avant sa consécration épiscopale nous est présenté par son biographe comme un grand ascète, même comme stylite. Il semble cependant que, dans son cas comme dans celui de Nicéta de Perejaslav, nous sommes en présence d’une sorte de réclusion particulièrement sévère, dans une cellule se trouvant dans une tour et non sur la tour (v stolpe, et non pas na stolpe).

Si les saints évêques byzantins servaient l’Église en luttant contre les hérésies, pour ceux de Russie ce champ d’action à été très restreint, faute d’adversaires sérieux. C’est seulement vers la fin du XIVe siècle qu’apparurent à Novgorod la secte des « Strigolnik » et au siècle suivant celle des « Judaïsants ». Les évêques de Novgorod et de Souzdal luttèrent contre l’une et l’autre et parfois même avec des moyens semblables à ceux de l’inquisition espagnole. Mais c’est surtout dans l’évangélisation des païens que se manifestait le service doctrinal des saints évêques russes. Nombreux sont, parmi les fondateurs des sièges épiscopaux, ceux qui ont été des apôtres de ces contrées : ainsi par exemple à Novgorod, Rostov, Perm, Kazan. L’hagiographie nous a conservé l’image de saint Léonce de Rostov, apôtre et thaumaturge. N’ayant pas eu de succès auprès des grandes personnes, il se tourna vers les enfants et par ses caresses les attira à la foi chrétienne. Les infidèles se jetèrent sur lui « avec armes et bâtons », mais l’évêque sans se troubler vint à leur rencontre vêtu des habits pontificaux. « En voyant alors son visage aussi lumineux que celui d’un ange, beaucoup furent terrassés, d’autres aveuglés », dit le biographe. Dans la personne du grand apôtre des Ziraines, saint Étienne de Perm, le missionnaire éclipse entièrement le moine et l’évêque. Il occupe une place très spéciale dans le martyrologe des saints russes et mérite une étude particulière. Nous reviendrons sur ce sujet. Après la conquête de Kazan (1555), une chaire épiscopale y fut fondée avec saint Gourias comme évêque. Il reçut pour l’assister un groupe de moines missionnaires parmi lesquels se trouvaient les futurs saints évêques Germain de Kazan et Barsanuphe de Tver. L’évangélisation du pays fut le but principal de l’activité du nouvel évêque. D’après l’instruction qui lui fut donnée par le métropolite Macaire et le Tsar Ivan IV, nous pouvons voir de quel esprit était animé son apostolat. Toute violence et contrainte en étaient exclues ; à leurs places venaient en premier lieu la bonté et la douceur. Les nouveaux baptisés étaient reçus par le saint évêque dans sa maison et à sa table. Il avait le droit, et il en usait largement, d’intercéder auprès du gouverneur pour les délinquants, même païens, quand ces derniers s’adressaient à lui. Non content de prêcher personnellement la parole divine, saint Gourias fonda un établissement spécial où les moines devaient préparer les enfants indigènes à remplir dans l’avenir le rôle de missionnaires. Ce fut la première école missionnaire en Russie, la mère spirituelle de la future Académie de Kazan.

Il est intéressant de remarquer que la vocation pédagogique se développa très tôt chez Gourias, quand il était encore moine au couvent de saint Serge, puis à celui de Moscou. Il écrivait des petits livres d’éducation pour enfants, il les vendait et distribuait aux pauvres l’argent ainsi acquis. On peut le considérer comme le patron de la pédagogie religieuse russe, et c’est la raison pour laquelle, à Kazan, on lui adressait une prière avant le commencement de la classe.

Dans les temps modernes, les « saints évêques » Innocent d’Irkoutsk, Jean et Paul de Tobolsk, sont connus comme les apôtres de ces pays.

L’idéal de la sainteté épiscopale tel que le concevait la piété moscovite se distingue de celui de Novgorod, surtout quant à l’exécution de la fonction sociale. Le service des saints métropolites de Moscou, Pierre, Alexis et Jonas, porte un caractère bien plus politique que celui des saints de Novgorod. Grâce à l’importance que la chaire métropolitaine devait recevoir dans l’histoire du développement et de la consolidation du pouvoir autocratique, ce service politique des sviatiteli de Moscou reçut un caractère national.

Le culte du métropolite Pierre, premier métropolite russe (de Kiev) canonisé, s’est établi dès sa mort (1326, 21/XII). Déjà à son enterrement il y eut des miracles, selon la lettre du grand-prince Jean Kalita aux habitants de Vladimir. Sa vie fut écrite un an après sa mort par l’évêque Prokhore de Rostov. Sans nul doute, la personne du métropolite Pierre avait produit une grande impression sur les contemporains bien qu’il ait été un étranger à Moscou (il venait de Volhynie) et eût eu un ennemi acharné dans la personne de l’évêque de Tver, qui alors luttait contre Moscou. Nous savons malheureusement très peu sur son activité comme pasteur d’âmes, mais le peu que nous connaissons nous parle de ses enseignements, de ses voyages et de sa sollicitude pour ses ouailles « affaiblies à cause des immondes incroyants » (Tatars). C’est lui qui transféra le siège métropolitain de Vladimir à Moscou et qui commença la construction de la cathédrale de la Dormition dont il légua l’achèvement au prince. La prophétie qu’il fit à propos de cette construction sur la grandeur future de Moscou ne se trouve que dans une vie écrite plus tard, mais l’idée est tout à fait dans l’esprit de Pierre, dans la personne duquel la postérité reconnaît un des fondateurs du royaume moscovite. Après saint Serge, le métropolite Pierre a peut-être été le plus vénéré de tous les saints de Moscou.

Dans la personne de saint Alexis († 1378) nous avons un portrait complet de l’évêque administrateur et de l’homme politique russe. Il fut le second métropolite national de Moscou. Par contre c’est sur son activité en tant qu’évêque que nous sommes le moins informés. Sa vie a été écrite soixante-dix ans après sa mort, mais les chroniques contemporaines sont pleines des récits de son activité en tant qu’homme d’État. Il consacra ses brillantes facultés à la création et la consolidation de l’État moscovite et fit pour lui beaucoup plus que maints de ses princes. Chef du tribunal ecclésiastique avant sa nomination à la chaire métropolite, c’est là qu’il acquit l’expérience administrative et qu’il étudia le grec. Il fut un des Russes, très peu nombreux au dire du professeur Fédotov, qui connaissaient bien cette langue. Nous possédons un monument de ses études grecques : sa traduction de l’Évangile avec des corrections. C’est ce texte qui a servi au XVIIe siècle pour l’impression de la traduction moderne. Une fois nommé métropolite, Alexis se trouva à la tête non seulement de l’Église mais aussi de l’État. La peste ayant emporté le prince Siméon le Fier, le métropolite devint régent du royaume durant le règne du faible prince Jean et la minorité de Dimitri, dit Donskoï. Dans sa politique il suivit la ligne traditionnelle : paix avec l’Orient, lutte contre l’Occident et concentration des forces nationales autour de Moscou.

Ayant guéri la femme du Khan des Tatars d’une grave maladie, il jouissait auprès de l’occupant d’un grand prestige personnel. Les libertés de l’Église russe lui furent garanties. La menace venait de l’Occident, de la Lithuanie, dont le prince Olguerd était parvenu à assiéger le Kremlin de Moscou. Pour leur alliance avec la Lithuanie, il n’hésita pas à excommunier les princes de Smolensk et de Tver. Le métropolite semble, de plus, avoir contribué à l’arrestation de ce dernier à Moscou où il avait été perfidement invité. Les princes de Souzdal ayant eux aussi entrepris de lutter contre Moscou, Alexis exploita habilement tout d’abord les querelles de cette famille princière, puis envoya saint Serge pour lui faire conclure la paix entre ses membres. Même les mesures prises sur le terrain spirituel servaient au métropolite à des fins politiques. Ces dernières cependant n’étaient jamais étroites, mais vraiment nationales. La victoire remportée sur les Tatars dans la plaine de Kulikovo deux ans après sa mort fut le résultat de l’œuvre politique du « Richelieu » russe. L’élévation de Moscou apparut comme une œuvre nationale russe. Mais cette élévation était unie à la ruine de l’ancien ordre des apanages et, dans l’emploi des moyens spirituels pour les buts de cette politique révolutionnaire, il était difficile de garder toujours la juste mesure. Pour beaucoup de contemporains l’activité du métropolite Alexis a dû paraître un scandale. D’autre part l’amitié spirituelle qui l’unissait à saint Serge de Radonège, la tentative avortée de nommer ce saint ermite comme son successeur sur la chaire de Moscou témoignent que l’homme d’État n’avait pas étouffé en lui le moine et qu’à ses yeux l’humble sainteté valait bien plus que la sagesse et l’expérience politiques, si grandes qu’elles pussent être.

Le troisième et dernier bâtisseur du royaume de Moscou fut le métropolite Jonas († 1461). À l’encontre de celle d’Alexis, son activité était surtout d’ordre ecclésiastique, bien que lui aussi fût souvent mêlé à la politique moscovite, – politique rude et pas toujours exempte de reproches. En 1451, lors d’une nouvelle invasion des Tatars sur Moscou, il soutint le courage de la ville assiégée par ses prières et ses paroles. Au milieu des flammes l’évêque faisait le tour des murs à la tête des processions religieuses. Jonas est connu par son activité aux côtés du prince Basile l’Aveugle contre le métropolite Isidore et le concile de Florence. Il fut le premier métropolite nommé sans la confirmation du patriarche de Constantinople et fit beaucoup pour relever le prestige de l’autorité métropolitaine aux yeux des évêques russes. Il n’hésitait pas à les déposer pour des fautes même légères contre les règlements ecclésiastiques. On sait qu’il fit emprisonner saint Paphnuce de Borovsk après lui avoir fait donner la bastonnade, parce que ce dernier avait refusé de reconnaître comme légitime sa nomination sans la confirmation patriarcale.

En lisant la vie de Jonas, écrite, il est vrai, bien après sa mort, il nous est difficile de voir le trait que la piété russe a le plus admiré en lui pour le faire mettre sur les autels. Ses contemporains, cependant, ont dû le voir puisqu’il fut canonisé onze ans seulement après sa mort (saint Alexis soixante-dix ans) et que longtemps avant l’archevêque de Novgorod, bien que le métropolite de Moscou se fût présenté comme son rival, avait demandé à Pakhôme le Logothète de composer un « canon » en son honneur. Le seul rôle politique de ces évêques n’aurait pas impressionné si profondément les masses populaires, mais il est vrai, d’autre part, que ce ne fut pas seulement la sainteté personnelle – Alexis cependant était considéré comme un grand thaumaturge, même de son vivant –, mais aussi le rôle de chefs spirituels de tout un pays en formation qui désigna ces « sviatiteli » pour un culte après leur mort.

Parmi les quatre saints hiérarques (Pierre, Alexis, Jonas, et Philippe) que l’Église russe met volontiers en face des grands hiérarques byzantins Basile, son frère Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome, saint Philippe est certainement le plus aimé de la piété russe. Il est l’idéal de l’évêque pasteur d’âmes et confesseur intrépide de la vérité, donnant sa vie pour en témoigner. Fils de boyard de la famille des Kolytchev, Philippe (dans le monde, Théodore) naquit en 1507. Il était déjà un homme lorsqu’il décida d’entrer dans le couvent de Solovki sur la Mer Blanche. Là il fut élu higoumène, puis, par le Zemski Sobor [28] de 1566, désigné malgré sa résistance à occuper la chaire du métropolite de Moscou. Dès les premiers jours, il se montra intransigeant en face des cruautés du Tsar Ivan le Terrible et de toute la licence qui les accompagnait. « Depuis que le soleil a commencé à briller au ciel, il n’est pas admissible que les Tsars très dévots révoltent leurs royaumes par leurs actions », disait-il au souverain d’abord en secret. Puis, voyant que ses paroles ne produisaient aucun effet, il parla ouvertement, sans crainte, à l’église. Un jour, en pleine cathédrale de la Dormition, il apostropha le Tsar qui était présent : « Sire, nous offrons ici le sacrifice non sanglant, tandis que derrière ce sanctuaire coule le sang des chrétiens. » Et lorsque le Tsar furieux le menaça et lui ordonna de se taire, il répondit : « Je ne puis le faire, car je ne puis obéir à ton commandement plus qu’au commandement de Dieu. Je combats pour la vérité et le bien, et je continuerai à le faire même si je devais perdre ma dignité et souffrir les maux les plus cruels. »

Pour Philippe la confession de la vérité était aussi obligatoire que celle de la foi, « sinon », disait-il au Tsar, « notre foi sera pour nous vaine, vaine aussi la dignité apostolique ».

L’impression produite par ces paroles de vérité fut considérable, mais à Moscou, démoralisée par la tyrannie du Terrible, il était difficile de trouver des fidèles qui prissent ouvertement parti pour le métropolite. Un concile d’évêques aux écoutes des volontés du Tsar déposa Philippe et l’envoya en exil, comme simple moine, dans le monastère d’Otrotch près de Tver. Là en 1569, il fut étranglé personnellement par Maluta Scouratof, le bourreau en chef et favori du Tsar. Saint Philippe, comme il est dit plus haut, est un des saints les plus aimés de la piété russe, le vrai « sviatitelj », qui montre par sa vie, scellée par le martyre, quel devrait être le rôle de l’Église et de ses hiérarques dans un État, surtout quand ce dernier se dit chrétien.

 

 

 

 

Saint Serge de Radonège [29]

 

 

Le premier siècle après la conquête tatare ne se présente pas seulement comme une débâcle de la vie civile et culturelle de l’ancienne Russie. Il fit tarir, et pour longtemps, sa vie spirituelle. Les ruines matérielles étaient si grandes, la lutte pour la vie était devenue tellement âpre qu’il en résulta une grossièreté de mœurs et un état de sauvagerie générale. Pendant presqu’un siècle, l’Église ne connaîtra pas de saints moines, de « prepodobnyj ». La seule forme de sainteté qu’elle canonisera en ces années sombres sera celle, comme nous l’avons déjà vu, du service héroïque du bien commun : la sainteté princière et en partie la sainteté épiscopale. Pour réveiller cette faim spirituelle qui fait quitter le monde, il fallait que la confusion qui suit généralement les catastrophes publiques fût passée et le courant normal de la vie plus ou moins rétabli. Cela n’a pu se faire avant le XIVe siècle. La nouvelle vie monastique que nous allons voir refleurir à partir de la seconde moitié du XIVe siècle se distingue par ses traits essentiels de celle d’avant l’invasion mongole. Ce sera la vie monastique dans les solitudes, dans les déserts des forêts encore vierges du Nord. Tous les couvents anciens étaient situés dans les villes ou près des villes. Beaucoup d’entre eux survécurent à l’invasion ou furent rétablis, comme la laure de Kiev. Il s’en construisit même de nouveaux. Mais on va voir la plupart des moines fervents de cette époque quitter les villes et s’en aller dans les forêts, dans le désert (poustynja). Quels étaient les motifs de cet exode général ? Ici, nous ne pouvons que faire des conjectures. D’une part la vie des villes était devenue très difficile et n’était jamais assurée, car les Tatars revenaient de temps en temps ; d’autre part la vie spirituelle dans ces couvents de villes était devenue elle-même très médiocre. Tout cela pouvait pousser les hommes remplis du désir réel de la perfection à chercher des voies nouvelles. En choisissant la vie au désert, ils manifestèrent un détachement du monde et de son destin plus grand que firent leurs ancêtres de Kiev. Le professeur Fédotov estime que le choc culturel et social éprouvé à l’époque de l’invasion mongole en a pu être la cause. Quoi qu’il en soit, une chose reste acquise ; en prenant sur eux un « podvig » aussi difficile et, de plus, nécessairement lié à la prière contemplative, les moines de la formation nouvelle firent monter la vie spirituelle à une hauteur jamais encore atteinte jusqu’alors en Russie.

On considère souvent saint Serge comme l’initiateur et le maître du mouvement des « poustynniki ». Nul doute que la majeure partie des saints russes du XIVe et du commencement du XVe siècle, de cet âge d’or de l’hagiographie russe, sont ou des disciples ou des « interlocuteurs », c’est-à-dire des personnes qui ont expérimenté d’une manière ou d’une autre l’influence spirituelle de saint Serge. Cependant il est juste de signaler que le mouvement débuta à plusieurs endroits simultanément et aboutit à la constitution de plusieurs centres de vie monastique. Saint Serge en est en quelque sorte le « récapitulateur. » C’est ainsi que, vers 1329, un autre Serge, poussant plus encore au Nord, se rendit à Valamo, sur le lac de Ladoga, et y fonda un monastère qui a existé jusqu’à nos jours. Environ à la même époque, saint Cyrille fonda dans les confins désertiques de Kargopol le monastère de Tchelm. Les deux couvents furent inaugurés sur la terre de Novgorod, donc sur le territoire qui n’avait connu ni l’invasion tatare ni la destruction de la culture qui en fut la suite. La ville de Vladimir nous donne encore un saint fondateur, Pakhôme († 1384). Ce dernier choisit pour ses exploits les forêts de Kostroma. Malheureusement les vies contemporaines de tous ces saints nous font défaut. Ce n’est que pour saint Serge que nous avons une biographie vraiment contemporaine écrite par son disciple Épiphane le Sage, qui nous a laissé aussi une biographie de saint Étienne de Perm. Épiphane était moine au monastère de la Trinité du temps de saint Serge et, durant les vingt ans qui suivirent la mort du saint, il réunit des notes et des matériaux divers pour écrire sa vie. Malgré l’inévitable rhétorique et les lieux communs qui s’y trouvent, cette vie est vraiment substantielle et parfaitement sûre. Incapable de nous reproduire la vie intérieure de saint Serge, Épiphane nous présente son portrait extérieur à travers lequel transparaît cependant la lumière intérieure. Cette biographie démesurément longue fut abrégée plus tard par Pakhôme le Logothète, dont la version, très bien faite, réussit à évincer complètement en Russie l’œuvre d’Épiphane. Saint Serge est avec saint Théodose, saint Tikhon de Zadonsk et saint Séraphin de Sarov une des grandes figures de la sainteté russe. Il n’est pas seulement un saint, un maître de spiritualité, un chef de file, mais encore un des grands constructeurs de l’unité nationale russe. Tout comme saint Théodose, pour le Sud du pays, il est, lui, un centre autour duquel gravite la vie spirituelle du Nord de la Russie, c’est-à-dire du royaume moscovite. Sa figure, nous le verrons, est des plus attrayantes : Il est simple, bon, pur. « Une odeur de copeaux et de sapins frais se dégage de sa personne et de sa vie », dit Zaitzev.

Il naquit probablement en 1314 dans la propriété de son père, aux environs de Rostov-la-Grande au Nord de la Russie. Dès avant sa naissance, il fut marqué par un signe que son entourage reconnaissait comme divin. Un jour  que sa mère, enceinte de lui, se trouvait à l’église, voici qu’au grand étonnement de tous, par trois fois – au commencement de la lecture de l’évangile, avant l’hymne des chérubins et au moment où le prêtre prononce les paroles : « sancta sanctis » – l’enfant commença à crier à voix forte dans le sein maternel.

Serge était le puîné de deux frères, Étienne et Pierre, et portait lui-même le nom de Barthélemy. Son père Cyrille et sa mère Marie étaient de riches boyards, familiers du prince de Rostov. Quand Barthélemy eut sept ans, ses parents le mirent à l’école où se trouvaient déjà ses frères. Mais, tandis que ces derniers faisaient des progrès rapides, Barthélemy manifestait peu d’aptitude à l’étude, ce qui lui attirait des punitions de la part du professeur, les remontrances de ses parents et les moqueries de ses camarades. Souvent, les larmes aux yeux, l’enfant demandait en secret à Dieu de lui donner les capacités nécessaires pour comprendre et assimiler le savoir. Sa prière fut entendue. Un jour, son père l’envoya dans les champs pour ramener les chevaux. En approchant d’un chêne, Barthélemy vit tout à coup devant lui un vieillard inconnu, tout resplendissant de lumière et qui semblait plongé dans la prière. Il s’approcha de lui et attendit qu’il eût fini de prier. Ayant terminé sa prière, le vieillard le bénit, l’embrassa et lui demanda ce qu’il cherchait et ce qu’il désirait. Barthélemy lui répondit qu’il désirait surtout posséder l’intelligence afin de comprendre et d’assimiler l’étude, et il pria l’inconnu de la demander pour lui à Dieu. Alors le vieillard leva les bras et commença une fervente prière. (Voilà une preuve que du temps d’Épiphane on priait en Russie encore avec les bras étendus.) Ayant achevé de prier, il prit dans sa poche une espèce de vase, en sortit une parcelle qui semblait être du pain bénit et, la donnant à Barthélemy, lui ordonna de la manger, promettant que Dieu lui octroierait ainsi la raison et l’intelligence pour l’étude. Après quoi le vieillard voulut continuer son chemin. Mais Barthélemy le supplia d’aller avec lui chez ses parents. Lorsqu’ils furent rentrés à la maison, l’inconnu, avant d’aller prendre le repas qui lui était offert par les parents de l’enfant, prit Barthélemy avec lui dans la chapelle domestique pour réciter les heures du jour. Là il lui ordonna de commencer un psaume, et lorsque le petit garçon s’excusa en disant « qu’il ne savait pas le faire », le mystérieux vieillard lui répondit : « À partir de ce moment, le Seigneur te donne le savoir », après quoi Barthélemy commença à réciter le psaume d’une manière parfaite et devint dès ce moment très apte à tout ce qui concernait le savoir. Après avoir partagé le repas commun, le vieillard prit congé des parents de son petit ami et les assura qu’ils avaient en ce fils un enfant spécialement béni de Dieu, qu’il serait par sa vie grand devant Lui et devant les hommes. Marie et Cyrille sortirent ensemble avec leur hôte pour le reconduire un bout de chemin, mais il disparut tout à coup à leurs yeux. Ils en conclurent qu’il devait être un ange de Dieu.

Cette vision ne manque pas d’intérêt. Le biographe semble chercher à nous présenter la culture spirituelle comme quelque chose de bon parce que sanctifié par la vertu et l’autorité de la grâce. Cela lui semble avoir encore plus de poids que la simple glorification des dons naturels de saint Théodose ou de saint Abraham de Smolensk, que mettent en valeur leurs biographes respectifs. Quoi qu’il en soit, l’ancienne Russie a retenu, en ce qui touche à ses saints, ces deux manières de justification de la culture, la naturelle et la surnaturelle, et n’a jamais connu le reniement de cette dernière au nom de l’ascétisme, si répandu dans tout l’Orient chrétien.

Les vies de saints n’omettent pas de signaler que les cœurs de ces personnes élues s’enflamment souvent dès leur jeune âge, d’un zèle ardent pour leur salut, et qui les tiendra jusqu’à leur mort. Ce fut aussi le cas de Barthélemy. Avant même d’avoir atteint ses douze ans, sans être gêné par ses parents, il va s’efforcer de vivre la vie ascétique qu’il n’abandonnera plus jusqu’à la fin de ses jours. Il pratique un jeûne strict, ne mange rien le mercredi et le vendredi (pratique des personnes pieuses de ce temps) et se contente pour les autres jours de pain et d’eau. Il fréquente souvent les églises pour y prier et passe des nuits entières en oraison dans sa chambre.

Quand Barthélemy eut quinze ans, Rostov fut occupé par le prince Jean Kalita de Moscou. À la suite de cette occupation, commença une persécution violente de tous ceux qui étaient les fidèles sujets de leur prince légitime, et partant, de ceux qui ne voulaient pas accepter le joug moscovite. Cyrille, qui était un des proches boyards du prince déchu, résolut de s’exiler. Il était de plus, à cause des circonstances politiques, complètement ruiné et préférait dès lors habiter un coin de terre où il n’était pas connu. Il choisit donc pour lui et sa famille la petite bourgade de Radonège dans la province de Moscou, à cinquante-quatre kilomètres de cette ville et à quatorze du couvent actuel de la Trinité.

Lorsque Barthélemy eut vingt ans, il demanda à ses parents de lui permettre de mettre à exécution son ancien désir de se faire moine. Les parents n’avaient rien à redire, mais ils le prièrent seulement d’attendre leur mort, car leurs deux autres fils, étant déjà mariés, vivaient à part, et lui parti, ils n’avaient plus de soutien. Barthélemy se soumit et se consacra au service de ses parents, se préparant ainsi aux austérités extraordinaires qu’il s’était proposé de pratiquer après leur mort. Bientôt Cyrille et Marie moururent après être entrés tous deux au monastère de Khotjkov près de Radonège, qui était un monastère mixte, comme on le voit, hommes et femmes vivant en deux communautés séparées, comme sainte Brigitte (1303-1373) en fondait à cette époque en Occident. Devenu libre, Barthélemy céda la part de son maigre héritage à son frère Pierre et se hâta de mettre à exécution son projet.

Cependant il n’alla ni au couvent de Khotjkov, qui avait recueilli ses parents et où son frère Étienne, devenu veuf, s’était fait lui aussi moine, ni dans un autre couvent. Il voulait être moine hors d’un monastère. Cela ne veut pas dire qu’il cherchât pour lui une vie monastique plus légère et plus imparfaite. Au contraire, il désirait la vie la plus austère et la plus absolue. À cette époque, les couvents russes ne connaissaient plus la vie cénobitique introduite par saint Théodose, ni la séparation totale du monde par une réclusion dans la solitude loin de toute habitation humaine. C’est pourquoi Barthélemy, voulant devenir moine au vrai sens de ce mot, décida de suivre l’exemple des anciens fondateurs du monachisme saint Paul, saint Antoine, saint Pakhôme, et de s’en aller loin des villes, dans le désert. Ce désert, en Russie, c’était la forêt, et pour Barthélemy celle qui s’étendait alors autour de Radonège. Ayant invité son frère Étienne à le suivre, Barthélemy s’enfonça dans l’immense forêt et là, dans un lieu isolé, à côté d’un petit torrent, les deux frères choisirent l’emplacement de leur future demeure. S’étant construit pour commencer un abri provisoire, ils se mirent à couper le bois pour bâtir une petite église et une cellule. Ils le firent probablement sous la direction et sur les indications d’un charpentier de leur connaissance. Quand l’église fut prête, les frères s’en allèrent à Moscou chez le métropolite Théognoste et lui demandèrent d’envoyer un prêtre pour la bénir. Ce qui fut fait. La petite église fut consacrée en l’honneur de la Très Sainte Trinité. Cette consécration en l’honneur de la Très Sainte Trinité ne peut être considérée comme habituelle et généralement répandue en Russie avant saint Serge. C’était plutôt une nouveauté, une témérité même, d’autant plus extraordinaire que le jeune ermite était très humble. Et cependant, la vie du saint le dit expressément, c’est Barthélemy qui imposa résolument et sans hésitation le nom de la Sainte Trinité à son église. Lorsque Étienne le proposa à son frère, celui-ci lui répondit : « Tu as dit cela même qui se trouve depuis longtemps dans mon cœur, ce que je désirais ardemment, mais n’osais pas prononcer. Ta parole m’est chère. Que cette église soit donc bénie au nom de la Sainte Trinité. C’est par obéissance que je t’avais posé la question ; je ne voulais pas faire selon ma volonté propre, et voilà que le Seigneur n’a pas voulu priver mon cœur de son désir. »

Nous sommes ici en présence d’une réponse de Barthélemy au don spécial qu’il avait reçu dès le sein de sa mère et qui l’attirait spécialement vers le mystère de la Sainte Trinité. En effet, comment expliquer autrement ce fait extraordinaire qu’un jeune villageois, sans grande instruction, tout boyard qu’il était, dans cette Russie si pauvre en spéculation théologique, se choisit comme patron de sa vie religieuse le dogme le plus sublime, mais aussi le plus mystérieux et le plus difficile de toute la foi chrétienne ? Une église consacrée à la Sainte Trinité, cela ne s’était encore jamais vu en Russie. Serge sera le premier à en ériger une, et bien que sa vie nous fournisse la preuve de son intelligence innée, une des plus remarquables de la terre russe, il ne semble cependant pas qu’il ait été un spéculatif ou un théologien.

Le désert de la forêt était un vrai désert, aride et très austère. Étienne ne put le supporter et, quittant son frère, s’en alla à Moscou au couvent de la Théophanie. Barthélemy resta seul, dans l’immense forêt vide, sans autres compagnons que les bêtes, ours, loups, renards, qui la peuplaient et les oiseaux du ciel.

Une fois Étienne parti, Barthélemy s’empressa de devenir un vrai moine, c’est-à-dire de recevoir la tonsure. Il trouva dans les environs un prêtre-moine nommé Métrophane qui avait le droit de donner la tonsure monastique à ceux qui le désiraient. Métrophane vint donc dans l’ermitage, y célébra la messe, fit communier Barthélemy et lui donna la tonsure en lui imposant le nom de Serge. Les sept premiers jours qui suivirent cet évènement, Serge les passa en prière dans sa petite église, ne mangeant que le pain bénit que lui avait donné Métrophane après la messe. Ce dernier resta quelque temps avec le jeune moine afin de l’initier à la vie nouvelle qu’il s’était choisie, puis il partit laissant Serge « seul dans le désert pour vaquer au silence et à la solitude ».

Cela dut se passer en 1337. Si Serge était né en 1314, il avait alors vingt-trois ans.

Dans les siècles suivants, XVe, XVIe et XVIIe, la vie monastique solitaire dans le désert de la forêt en Russie ne représentait pas en soi une chose bien extraordinaire. Mais il ne faut pas oublier que c’est précisément saint Serge qui l’a inaugurée. Il a été le premier, le chef de file. Il n’est pas très difficile de faire quelque chose de pénible lorsque d’autres avant nous ont fait la même chose. Mais il est différent de se résoudre à prendre des initiatives. Il n’est pas tellement effrayant de passer une nuit dans une maison inhabitée quand beaucoup d’autres l’ont déjà fait, mais il est effrayant d’aller le faire le premier. En choisissant la solitude, saint Serge n’avait pas tant l’intention d’y rester absolument seul que de travailler au salut de son âme en plus ou moins grande compagnie avec d’autres, loin des villes et en général loin des habitations humaines. Mais lorsque son premier compagnon l’eut abandonné, il dut commencer sa vie de moine dans une complète solitude, inaugurant ainsi un « podvig » et un genre de vie jusqu’alors inconnus en Russie. Pendant une période de deux à quatre ans (son biographe n’est pas clair sur ce point) Serge vécut de la sorte. En soi, deux à quatre ans ne représentent pas un temps très long, mais deux à quatre ans de vie dans le désert, dans une solitude complète, est bien autre chose. Il est effrayant de passer seul, sans compagnons, dans la forêt, même une nuit. Elle nous semble plus longue qu’une année. Mais si on se représente deux ans de pareilles nuits, alors vraiment cela paraît terrible et le cœur tressaille lorsqu’on pense à tout ce que ce jeune homme devait endurer. Serge a dû être terrifié par les représentations de son imagination propre, qu’il est si difficile de dompter ; il a dû subir la peur provoquée par les différentes apparitions de forces démoniaques qui, selon son biographe, étaient nombreuses ; de plus, et ceci en réalité et non pas seulement en imagination, il a dû lutter contre la peur physique que devaient lui donner les hurlements des bêtes fauves, des loups et des ours rôdant autour de sa cabane. Et après chacune de ces nuits remplies de craintes venait le jour, durant lequel il fallait lutter non plus avec la peur, mais avec quelque chose de bien plus terrible encore, l’abattement et la tristesse morose de l’âme abandonnée à elle-même. Mais ces années de lutte et de vie rude furent aussi pour Serge des années de grâces et de très grand profit spirituel. Seul, vaquant à la prière, à l’oraison continuelle, y puisant force et courage, il dut consolider en soi cet état d’âme auquel il avait toujours aspiré. Sa bibliothèque n’était pas riche : l’évangile et le psautier, qu’il lisait et relisait en se les gravant dans le cœur. Quant au travail physique, il consistait dans le défrichement de la forêt autour de l’église et de la cabane pour y faire la place d’un petit potager. En venant habiter parmi les bêtes sauvages, Serge eut bientôt fait de conquérir leur bienveillance ; quelques-unes même devinrent ses amis. Ainsi cet ours qui venait souvent le visiter dans l’espoir de recevoir quelque chose. Le saint partageait avec lui son frugal repas en lui donnant, quand il en avait, la moitié de son pain. Sa nourriture quotidienne pendant ces années étaient l’eau et le pain. L’eau venait de la source voisine, quant au pain il le recevait vraisemblablement de son frère Pierre.

« Une ville située au sommet d’une montagne ne peut être cachée » (Mat. V, 14). Saint Serge, aussi bien, ne pouvait pas rester longtemps ignoré dans sa solitude. La renommée de ses exploits parvint jusqu’aux moines des environs qui vinrent de temps en temps visiter cet étrange solitaire. Bientôt parmi eux se trouvèrent des âmes ferventes qui désirèrent partager son genre de vie. Serge n’y voyait pas d’inconvénient et, après avoir prévenu les solliciteurs des difficultés de la vie qu’il pouvait leur proposer, il commença avec joie à recevoir tous ceux qui ne la craignaient pas. Ainsi commença le monastère de Serge, qui devait devenir plus tard la célèbre laure de la Très Sainte Trinité.

Tous les couvents qui se trouvaient alors en Russie étaient, plus ou moins, des couvents idiorythmiques. Les moines vivaient sous l’obédience d’un supérieur commun à tous, ayant une église commune. Quant au reste, c’est-à-dire le vêtement, l’habitation, la nourriture, tout était propriété particulière. Chacun était son maître ; chacun avait sa cellule à soi, sa nourriture propre, qu’il se préparait lui-même. La vie cénobitique introduite jadis par saint Théodose dans sa laure de Kiev était complètement tombée en désuétude. Saint Serge pour commencer dut, pour ne pas scandaliser le prochain, faire comme les autres bien qu’à contrecœur.

Un monastère doit avoir un supérieur. Tous désiraient voir Serge à leur tête. Ce dernier n’avait pas encore trente ans et, dans son humilité, craignait d’assumer cette charge. Il proposa comme higoumène l’hiéromoine Métrophane, celui-là même qui l’avait jadis tonsuré. Ce qui fut fait. Mais un an après, Métrophane mourut. Alors la petite communauté, (ils n’étaient que douze autour de Serge, comme les apôtres autour de Notre-Seigneur), exigea résolument de Serge qu’il acceptât la charge de prieur. Malgré sa jeunesse et son humilité, ce dernier dut céder. Il fut fait higoumène et ordonné prêtre en 1344 à l’âge de trente ans. Saint Théodose était encore plus jeune, et on peut croire que le souvenir de son exemple a contribué à vaincre les derniers scrupules de saint Serge.

Le renom du nouveau monastère et de son jeune prieur parvint jusqu’aux confins de la terre de Smolensk et décida l’archimandrite Simon, le plus ancien des archimandrites de la province, un homme très vénéré de tous, à quitter ses prébendes pour aller se mettre sous l’obédience de Serge. Très riche, Simon abandonna toute sa fortune entre les mains de Serge pour l’organisation du monastère. L’église et tout le couvent purent ainsi être reconstruits et agrandis.

Si, même du vivant de son fondateur, le monastère de la Trinité connut le bien-être matériel et même l’opulence, ses débuts furent des plus difficiles. Pendant que Serge était tout seul, il n’avait pas besoin de grand-chose : un peu de pain lui suffisait. Mais ayant accepté des compagnons, il lui fallait songer à les faire vivre. Il fallait du vin pour les messes, de la cire pour les cierges de l’église. Parfois on manquait de l’un et de l’autre, de sorte qu’il fallait s’abstenir de dire la messe. Quant à l’office on le récitait à la lumière d’une torche en bois de sapin et on lisait dans des livres écrits sur de l’écorce de bouleau.

Malgré la modicité de ses besoins, Serge lui-même souffrait de cette indigence. Un jour, quand il était déjà supérieur, il arriva que le monastère manqua totalement de vivres. Serge n’avait plus ni pain ni sel. Trois jours de suite, il supporta la faim, puis, n’y tenant plus, il prit sa hache et alla chez un vieux moine qu’il savait posséder du pain en trop et avoir besoin dans sa cellule d’un travail de menuiserie. « J’ai ouï dire, père », dit-il, « que tu désires te faire construire un vestibule dans, ta cellule ; pour ne pas être oisif, je suis venu te faire ce travail. » – « En effet », lui répondit le vieillard, « j’ai déjà même préparé du bois à cette intention et je n’attends que le charpentier du village. Quant à toi je crains que tu ne me prennes trop cher pour ton travail. » Serge lui dit qu’au contraire il prendrait très peu, et qu’il désirait seulement avoir les morceaux de pain moisi que son interlocuteur avait chez lui et dont lui, Serge, avait bien envie pour se « délecter ». Il ajouta qu’il ferait le travail bien mieux que tout charpentier. Alors le moine apporta à son supérieur toute une corbeille de morceaux de pain moisi. Serge le pria de les garder jusqu’à ce qu’il eût terminé le travail. S’étant mis à l’œuvre, il travailla toute la journée, et le soir, lorsque la construction fut achevée, il put enfin apaiser sa faim. Si, dans les premiers temps, la communauté avait à souffrir de la faim plusieurs jours durant, c’est qu’on se nourrissait surtout d’aumônes. Or, Serge ne voulait pas qu’on allât mendier au dehors, et permettait d’accepter seulement ce qu’on apportait librement au couvent. Quand les moines murmuraient et s’insurgeaient contre ce commandement, Serge les exhortait à ne pas perdre courage et à mettre toujours leur confiance en Dieu. Et Dieu ne permettait jamais que sa confiance en Lui fût confondue. Ce trait de Serge nous rappelle saint Théodose.

Une fois, la communauté resta sans nourriture deux jours entiers, et il se trouva un moine pour ameuter tous les frères contre Serge. Ils déclarèrent au prieur que, ne pouvant plus tenir, ils quitteraient le couvent le lendemain pour ne plus y revenir. Alors Serge leur adressa une exhortation vibrante. Il parlait encore, lorsque le portier accourut annoncer que des chars remplis de vivres envoyés par un inconnu venaient d’arriver aux portes du couvent.

Saint Serge avait l’intention de se faire moine loin de toute habitation humaine, dans le désert de la forêt. Mais avec le temps des séculiers vinrent habiter dans les environs. Le saint ne pouvait évidemment les empêcher. Ainsi, son monastère, bien que restant séparé des habitations humaines, eut bientôt de nombreux voisins établis à une distance plus ou moins grande. Dix ans après sa fondation, les paysans commencèrent à s’établir de tous les côtés, défrichant la forêt et cultivant des champs là où, quelques années auparavant, on ne voyait que des ours et des loups.

La route qui allait de Moscou vers le Nord passa elle aussi près du couvent qui, de ce fait, se trouva être placé au carrefour des chemins les plus fréquentés du pays.

La vie érémitique primitive, que le monastère de Sergé n’a pu conserver, servira de modèle à ceux qui, dans la suite voudront s’adonner à la vie solitaire et organiser des monastères de ce genre, tandis que la séparation des habitations humaines, que la célèbre laure conservera malgré tout, deviendra dorénavant en Russie la condition nécessaire pour toute fondation digne de porter le nom de couvent.

Les environs du monastère une fois peuplés, il était évident que les conditions matérielles de la vie de communauté changèrent du tout au tout. Les voisins, rivalisant de ferveur, comblèrent le couvent de tout ce qui lui était nécessaire. Ce fut le temps où le frère de Serge, Étienne, qui jadis l’avait quitté pour aller dans un monastère de Moscou, revint vivre avec Serge, amenant avec lui pour le faire moine son fils cadet âgé de douze ans. Reçu par Serge dans le couvent sous le nom de Théodore, cet enfant deviendra un jour le fondateur du couvent de Simonov à Moscou et mourra archevêque de Rostov.

La venue d’Étienne devait être l’occasion, comme nous le verrons, d’une grande croix pour son saint frère.

Serge n’est pas seulement un grand saint parmi les saints russes, il est de plus le réformateur de la vie monastique russe. En réintroduisant dans son monastère la règle cénobitique abandonnée par les Studites, jadis introduite par saint Théodose dans la laure de Petchersk, il est devenu le père du monachisme russe du Nord tout comme saint Théodose l’est pour celui du Sud.

Voici comment le biographe de saint Serge présente la chose : Un jour le patriarche de Constantinople, Philothée, envoya à l’higoumène du monastère de la Trinité une croix avec une lettre dans laquelle il le conjurait de couronner son œuvre par l’introduction de la vie cénobitique dans son couvent. Ce que saint Serge, après avoir pris conseil de saint Alexis, métropolite de Moscou, s’empressa de faire. Le professeur Goloubinski, dans sa vie de saint Serge, voit les choses un peu différemment. Il estime que ce n’est pas le patriarche qui avait demandé de son propre chef à Serge d’introduire la vie cénobitique dans son couvent, mais qu’il ne faisait que répondre à la demande du métropolite de Moscou, sollicité lui-même par Serge, en accordant sous cette forme la réponse désirée par notre saint. En effet, d’où le patriarche byzantin aurait-il pu connaître le prieur d’un pauvre monastère perdu dans les plaines moscovites ? Pourquoi, surtout, l’idée lui serait-elle venue d’une pareille innovation, puisqu’à cette époque il ne voyait autour de lui, à Constantinople, que des couvents idiorythmiques ? Quant à Serge, sans cette lettre du patriarche qui semblait non seulement l’approuver mais encore exiger une réponse, il lui aurait été très difficile, sinon impossible, de faire accepter le projet par les moines. Même dans ces conditions, nombreux furent ceux qui quittèrent le monastère secrètement.

Une fois la réforme accomplie, il fallut adapter toute la vie du couvent au nouvel ordre de choses, organiser et construire les bâtiments nécessaires (cuisines, réfectoires, boulangeries etc.), nommer des moines aux nouveaux offices. Serge fit tout cela sur le champ. Prenant comme modèle saint Théodose, il s’efforça en tout de suivre son exemple. Sa biographie répète presqu’à la lettre tout ce que nous savons déjà sur l’activité du grand fondateur de Kiev comme supérieur. Ce sont les mêmes sollicitudes pour ses frères, la même vigilance quant à la discipline, la même bonté et douceur dans les réprimandes. Un détail particulier concerne Serge : il se préoccupait beaucoup d’avoir une bibliothèque bien garnie et pour cela, non seulement il organisa dans le couvent une équipe de copistes, mais il fit encore acheter des livres et des manuscrits, afin que les moines eussent tout ce qui leur était utile en fait de lecture. La bibliothèque de la laure conserva jusqu’en 1917 plusieurs livres du temps de saint Serge, entre autres : le Pentateuque, l’Évangile, une collection de plusieurs livres de l’Ancien Testament, les Instructions de saint Éphrem le Syrien, seize chapitres de saint Grégoire de Nazianze et autres ouvrages encore.

La règle cénobitique exige que tous, le prieur y compris, prennent part aux travaux du monastère. Non seulement Serge travaillait comme les autres, mais, doué par la nature d’une force physique particulière, – Épiphane dit qu’il était « très fort physiquement et pouvait travailler comme deux hommes », – il travaillait effectivement pour deux sans avoir honte de n’importe quel travail. Ainsi on le voyait tantôt à la cuisine, tantôt à la menuiserie, tantôt à la lingerie. Il affectionnait particulièrement les travaux qui avaient trait au service divin, comme de pétrir les hosties (prosphores) pour la messe, moudre la farine à l’aide d’un moulin à bras, couler des cierges, etc.

La règle studite interdit aux moines d’avoir un vêtement distinct des autres par la qualité. Serge, en prenant exemple sur Théodose, préférait pour lui les habits les plus pauvres, d’une étoffe dont personne ne voulait. Ses habits quotidiens, dit son biographe, étaient tellement « mauvais » qu’on pouvait les nommer plutôt des « haillons ». Un jour, raconte Épiphane, lorsque la renommée de Serge s’était déjà répandue par toute la Russie et que beaucoup venaient de toutes parts pour le voir et lui parler, on vit venir des régions lointaines un paysan. Il advint qu’au moment de son arrivée le saint était occupé à bêcher dans le potager. À la demande du paysan de lui indiquer le prieur, les moines lui répondirent qu’il devait attendre un petit moment, car ce dernier travaillait au potager. Brûlant d’envie de voir Serge, le paysan s’en fut à plusieurs reprises vers le mur qu’entourait le potager pour le voir à travers une fente. Il ne vit bêcher la terre qu’un vieux moine dans des habits tout rapiécés. – « Où est donc votre higoumène ? » demanda-t-il alors aux moines, et quand ceux-ci lui répondirent qu’il était en train de le regarder, il crut qu’ils se moquaient de lui et en fut très offensé. Au même moment, on annonça que le prince de Moscou venait d’arriver. Et c’est seulement lorsque notre paysan le vit se prosterner qu’il se convainquit qu’il avait devant lui le saint prieur. Quant à ce dernier, bien loin de se montrer offusqué par la grossièreté du paysan, il le remercia en se mettant à genoux devant lui et en l’embrassant pour « avoir porté un vrai jugement sur sa personne ».

Tout comme saint Théodose de Petchersk, saint Serge était rempli de douceur et d’humilité. Le professeur Kadloubovski [30] remarque que le biographe du saint souligne très particulièrement « qu’il avait un culte pour la vertu d’humilité et de la douceur, laquelle n’en est que la manifestation vis-à-vis du prochain ». Ces deux vertus, humilité et douceur, sont en effet comme le tissu intérieur de la personnalité de Serge. Toute sa vie n’en est que la manifestation. Nulle part on ne trouve en lui de colère, de rudesse et de sévérité envers autrui. Il est la simplicité même sans une ombre d’astuce. Il aime à caresser les enfants, à les rassembler autour de lui et à leur fabriquer des jouets. « Notre saint prieur », écrit Épiphane, « notre père Serge, vieillard saint et admirable (tchoudnyj), orné de toutes les vertus, était très doux, car il avait le caractère humble, bon, affable et aimable, toujours prêt à consoler autrui, pieux, cordial, pacifique, rempli d’amour pour les pauvres et les mendiants. L’humilité surtout brillait en lui, ainsi qu’une charité non feinte envers tout le monde. Il aimait et vénérait tous sans distinction, ne jugeant personne, ne regardant jamais personne de travers, ne montrant ni rancune, ni cruauté, ni emportement, ni méchanceté pour qui que ce soit... »

Comparé à saint Théodose, il semble que chez lui le côté ascétique ait peut-être été moins accentué. Nous ne voyons chez Serge ni chaînes, ni grandes mortifications corporelles (les taons et autres insectes autour de Théodose). Par contre, sa douceur de caractère paraît ne pas avoir de limite. Nous ne voyons jamais Serge punir quelqu’un. Tout comme chez le saint de Petchersk, le manque de sévérité apparaît parfois chez lui presque comme une faiblesse. Mais cette apparence de faiblesse cache une grande force intérieure qui finit par surmonter toutes les résistances. Quand son propre frère et probablement une partie de la communauté commencèrent à intriguer contre lui pour avoir le commandement dans le monastère, Serge ne dit rien, afin de ne pas troubler la paix et quitta le couvent pour aller en fonder un autre dans les environs. C’est seulement sur l’ordre exprès du métropolite saint Alexis, sollicité par la communauté repentante, qu’il rentra dans la laure après plusieurs mois d’absence.

« Bienheureux les pauvres d’esprit ; bienheureux les doux ; bienheureux ceux qui ont le cœur pur », telles sont les béatitudes qui s’appliquent au caractère de notre saint, sans oublier non plus celle de « bienheureux les miséricordieux ». Car Serge était plein de miséricorde pour la misère humaine, misère spirituelle et matérielle. Si les couvents de la Russie du Nord se signalèrent dans l’histoire par leur hospitalité, leur bienfaisance, leur zèle à secourir les pauvres et les miséreux de toutes sortes, c’est indubitablement à saint Serge qu’en revient la gloire, car c’est à lui que remontent l’ordonnance et la prescription de ne jamais laisser partir les mains vides quiconque venait au couvent. Plus tard, aux XVe et XVIe siècles, nous voyons dans la célèbre laure un hospice destiné aux mendiants infirmes qui ne peuvent recueillir eux-mêmes des aumônes. Cette fondation semble remonter à saint Serge. Lorsque la grande route de Moscou passa près du couvent, nombreux furent ceux qui s’y arrêtèrent et tous jouissaient toujours d’une hospitalité pleine de charité fraternelle. « Vieillard admirable, vieillard saint » : telles étaient les épithètes données à Serge dès son vivant : elles prouvent combien il fut vénéré et aimé, tendrement aimé par tous ceux qui l’approchaient. Même dans les miracles que Dieu lui a octroyé de faire, Serge tâche de parfaire son humilité. Ainsi, après avoir fait jaillir par sa prière une source d’eau dont le monastère avait besoin, il défend à ses moines de lui donner le nom de « source de Serge », disant : « Ce n’est pas moi mais Dieu qui nous l’a donnée, à nous indignes. » Ses miracles sont toujours accomplis pour aider ou secourir le prochain, jamais pour le punir, sauf le cas unique où il fit instantanément se putréfier la viande d’un porc volé chez un pauvre par un riche paysan qui refusait de le restituer à son propriétaire malgré la promesse donnée. Mais ici encore cette punition se présente plutôt comme un symbole de condamnation « de la part de l’ennemi », et rappelle les pains de la désobéissance chez saint Théodose.

Avec le don des miracles Dieu donna à son serviteur celui de la prophétie et de la vue à distance. Un cas de vue lointaine est resté particulièrement gravé dans les annales du couvent. Un jour l’ami intime de Serge, saint Étienne de Perm, venant de sa mission, se rendait en hâte à Moscou, à la rencontre du nouveau métropolite Cyprien. N’ayant pas le temps de s’arrêter selon son habitude pour saluer son ami, Étienne, sur la route qui passait en face du monastère de la Trinité, descendit de voiture, récita une prière, puis, saluant du côté du couvent, dit : « Que la paix soit avec toi, mon frère », et il continua sa route. Serge se trouvait à ce moment avec sa communauté au réfectoire. Il vit Étienne à distance et, se levant tout à coup, récita à son tour une prière. Puis saluant du côté de la route, il dit à son tour : « Réjouis-toi aussi, pasteur du troupeau du Christ, et que la paix du Seigneur soit avec toi. » Lorsque après le repas les moines demandèrent au saint la raison de son geste, il leur répondit : « À ce moment l’évêque Étienne a passé sur la route de Moscou. Il a salué la Sainte Trinité et nous a bénis. » Depuis lors, à l’endroit où saint Étienne avait salué saint Serge, s’élèvent une croix et une chapelle, et, dans le monastère même, cet évènement est commémoré par un usage qui dure jusqu’à nos jours et qui veut qu’à dîner, avant de servir le dernier plat, au signal d’une clochette, tous se lèvent et l’hebdomadier prononce la formule traditionnelle : « Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de nous. »

Épiphane nous relate avec une certaine solennité le programme de vie monastique qui se présentait à saint Serge au moment de son élection comme supérieur. « Il méditait sur les vies de ces grandes lumières, de ces anges incarnés sur terre qu’étaient le grand Antoine, le grand Éthyme, Sabbas le Sanctifié, Pakhôme l’Angélique, Théodose le Cénobite et autres. Le bienheureux admirait les vies et les mœurs de ces grands hommes, comment, étant des hommes en chair et en os, ils réussirent à dominer les ennemis spirituels, comment, étant les concitoyens des anges, ils apparurent terrifiants au démon. Les rois et les hommes étaient émerveillés de ces personnages et venaient auprès d’eux, avec des infirmités de toutes sortes dont ils étaient guéris. Ils étaient les doux libérateurs dans les malheurs et les intercesseurs dans la mort, les aides dans les périls des voyages sur terre et sur mer, les nourriciers et les protecteurs des pauvres, le trésor inépuisable des veuves et des orphelins... »

Il est difficile de se représenter une plus grande dissemblance entre l’idéal monastique d’un saint Antoine ou d’un saint Pakhôme et la vocation au service de la charité exprimée dans cette citation d’Épiphane. Qui en fut l’auteur ? Serge lui-même ou son disciple ? Peu importe, mais nous trouvons exprimé ici l’idéal monastique tel que se le représente la spiritualité proprement russe. Nous l’avons déjà constaté dans la personne du premier saint russe, Théodose. La personne de saint Serge nous en découvre quelques traits nouveaux. La « simplicité » dont nous parle son biographe nous prépare à rencontrer des profondeurs mystérieuses dont il n’est pas en état de nous dire quelque chose, mais qui vont se manifester par des visions dont on n’avait jamais entendu parler en Russie.

Si les saints anciens avaient des visions terrifiantes de forces malignes (Cf. le Patérique de Kiev) qui n’épargnèrent pas non plus saint Serge au début de sa vie solitaire, Serge seul a conversé avec les forces de la Lumière. À ces visions prirent part quelques-uns de ses disciples les plus intimes : Simon, Isaac et Michée. Un jour que Serge officiait avec son frère Étienne et son neveu Théodore, Isaac, un de ses disciples les plus parfaits [31] et les plus austères – il était « moltchalnik [32] », c’est-à-dire adonné au silence – se trouvait aussi à l’église. Il vit tout à coup s’adjoindre aux trois officiants un quatrième personnage revêtu de vêtements lumineux. Tout d’abord, il crut que c’était l’aumônier du prince qui était de passage au monastère, mais renseignement pris, il se trouva que le prince était venu sans son aumônier. Après la messe, Isaac se renseigna auprès de Serge et ce dernier lui avoua son secret, à condition de le taire jusqu’à sa mort. « Ô mon enfant, comment puis-je te cacher ce que Dieu t’a manifesté ? Tu as vu un ange du Seigneur, mais ce n’est pas seulement aujourd’hui qu’il était là. C’est chaque jour qu’il concélèbre avec moi, indigne que je suis.... »

Ce même Isaac demanda une fois à Serge de lui donner sa bénédiction, c’est-à-dire son autorisation, pour pratiquer le silence perpétuel. Et lorsque celui-ci étendit sa main pour donner la bénédiction, Isaac vit « comme une grande flamme sortir de sa main » et l’entourer lui, Isaac. Un autre disciple de Serge, Simon, qui était cérémoniaire, raconte qu’un jour, lorsque le saint célébrait la messe, il vit « le feu passer sur la table du sacrifice, puis entourer l’autel et tourner et retourner autour des saintes espèces. Au moment où Serge voulut communier, la flamme divine s’enroula à la manière d’un linceul et entra dans le saint calice ; le vénérable communia de cette façon.

Cette vision remplit Simon de terreur. Lorsque Serge le vit, la messe terminée, il comprit à l’expression de son visage qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. À sa demande Simon répondit : « J’ai vu la grâce du Saint-Esprit qui agit avec toi. » Alors le saint lui défendit d’en parler aux autres avant sa mort.

Nous connaissons aussi deux visions de Serge lui-même. Une nuit qu’il était en prière il entendit une voix l’appeler : « Serge ! » Ayant ouvert la fenêtre ; il vit une lumière éclatante illuminer le ciel et « une quantité d’oiseaux très beaux » voler autour du monastère. La même voix lui dit : « De même que ces oiseaux que tu vois, grande deviendra la volée de tes disciples. Elle ne diminuera pas non plus après ta mort si tes disciples continuent à marcher sur tes traces. » Voulant avoir un témoin de cette admirable vision, le saint appela à lui Simon dont la cellule voisinait avec la sienne. Ce dernier accourut en hâte mais ne put voir que la fin de la vision. Tous deux passèrent ensemble le reste de la nuit, comme le relate le biographe Épiphane, « dans la joie et le tressaillement des âmes à cause de l’ineffable vision ».

En ces temps le nom de Serge était déjà célèbre et connu dans tout le pays. Princes et paysans, boyards et manants, tous accouraient à lui pour demander aide ou conseil, le métropolite saint Alexis de Moscou en tête. Rien d’étonnant que, se sentant sur la fin de ses jours, ce dernier eut l’idée de nommer comme successeur l’higoumène vénéré de tous. Il fit donc venir Serge à Moscou et lui annonça son désir. Pour l’humble moine que n’avait jamais effleuré l’idée de recevoir la dignité épiscopale, la proposition du métropolite fut absolument inattendue. Très troublé, il ne sut d’abord que dire ; puis, se reprenant, il répondit par un refus plein d’humilité mais néanmoins très décisif. Et lorsque saint Alexis voulut insister, Serge s’empressa de lui dire que, dans ce cas, il serait obligé de fuir à nouveau dans la solitude, ce qui régla toute la question.

Saint Serge est le premier saint russe qui ait été jugé digne de jouir de l’apparition de la Sainte Vierge en personne. Cette sublime vision se trouve elle aussi en rapport avec le souci qu’il avait du sort de ses disciples et de son monastère. « Un jour », nous dit Épiphane, « le Bienheureux priait comme à l’ordinaire devant l’image de la Mère de Dieu. Ayant terminé la prière d’action de grâces à la Sainte Vierge, il s’assit pour se reposer un peu, étant déjà très âgé. Tout à coup, il dit à son disciple Michée qui se trouvait avec lui : “Mon enfant, veille et sois attentif, car une visite admirable et terrible est en train de se préparer pour nous.” Au même moment, on entendit une voix : “Voici que la Très Pure approche.” Le saint, en l’entendant, s’empressa vers l’entrée de sa cellule. Une lumière aveuglante, plus éclatante que celle du soleil, l’illumina et il vit alors la Vierge Très Sainte suivre les deux apôtres Pierre et Jean, brillant tous deux d’une lumière inexprimable. En les voyant, Serge tomba le visage contre terre, ne pouvant supporter cette lumière. Alors la Sainte Vierge le toucha de ses propres mains et dit : “Ne crains rien, mon Élu, je suis venue te visiter. Les prières que tu fais pour les disciples et pour ton couvent sont entendues. Dorénavant n’aie aucun souci, car désormais ton monastère a tout en abondance ; non seulement pendant ta vie, mais encore après ton trépas, je ne le quitterai pas et je lui donnerai sans parcimonie tout ce dont il aura besoin, le munissant et le protégeant.” Ayant prononcé ces paroles, elle devint invisible. Quant au saint, il était comme sorti de lui-même et rempli de tremblement et de terreur. Peu à peu il revint à lui, et s’approchant de son disciple qui gisait comme mort tant il était saisi de crainte, il le releva. Mais ce dernier commença par se prosterner devant le vieillard en disant : “Père, dis-moi, de grâce, qui est apparu dans cette vision admirable ? Car mon âme a failli se détacher de mon corps à cause de cette lumineuse apparition.” Le saint avait l’âme remplie de joie et tout son visage en était inondé, mais il ne pouvait donner aucune réponse et se contenta de dire : “Patiente un peu, mon enfant, je ne puis pas encore parler, car toute mon âme tressaille en moi à cause de cette vision merveilleuse.” Ils restèrent donc ainsi dans l’étonnement au-dedans d’eux-mêmes. Puis Serge dit à Michée : “Appelle-moi Isaac et Simon.” Et quand ceux-ci arrivèrent, il leur raconta tout ce qui s’était passé, comment il avait vu la Très Pure avec les Apôtres et quelles promesses admirables Elle lui avait faites. En l’entendant, ils furent tous remplis d’une joie ineffable et ensemble entonnèrent le Te Deum en l’honneur et à la louange de la Mère de Dieu. Quant au saint, il resta toute la nuit sans prendre de sommeil, méditant sur la vision admirable dont il avait été comblé (Fédotov). »

On peut à la rigueur trouver pour deux des visions dont nous parle la vie de saint Serge (les visions liturgiques) des analogies dans la vie de saint Euthyme le Grand, connue depuis bien longtemps en Russie. Il est cependant difficile de parler d’un simple emprunt littéraire, tant toutes ces visions sont en connexion les unes avec les autres. Il est presque sûr que le souvenir en était conservé par les disciples intimes de Serge. Si Isaac et Michée étaient liés par leur promesse de ne pas parler avant la mort de leur maître et quittèrent ce monde avant lui, il reste qu’Épiphane avait pu apprendre de Simon le secret resté ignoré par les autres moines.

« Si nous établissons un lien », dit le professeur Fédotov, « entre ces visions, si nous en rapprochons l’attrait que Serge avait dès son enfance pour la solitude, attrait qui, par l’absence d’une austérité ascétique particulière, ne s’explique que par un caractère contemplatif de l’esprit ; si nous nous rappelons la consécration de toute sa vie au mystère de la Sainte Trinité, mystère qui, pour la Russie si pauvre en théologie, n’a jamais été ni avant ni après Serge un objet de spéculation méditative, nous en viendrons nécessairement à supposer que dans la personne de saint Serge nous sommes en présence du premier saint russe que l’on puisse vraiment nommer, dans le sens orthodoxe du mot, un mystique, c’est-à-dire porteur d’une vie spirituelle particulière, mystérieuse, qui ne s’épuise ni par le « podvig » de la charité pour le prochain, ni par celui de l’ascèse, ni par la prière continuelle. Les mystères de sa vie spirituelle nous sont restés cachés. Les visions ne sont que les signes indicateurs de l’inconnaissable [33]. »

La mystique de saint Serge se caractérise, comme on le voit, par sa sobriété. Elle est robuste comme Serge lui-même, et toute mièvrerie est absente de sa douceur. Toute ivresse panthéiste, tout esthétisme lui font défaut. De même que l’amour de notre saint pour la nature et les bêtes de la forêt – (il appelle ses amis les ours, le feu, et la lumière) – sa mystique est plus virile, plus dépourvue, peut-on dire, de sentimentalité romantique que celle de ses confrères occidentaux. Enfin, un dernier trait, et Dieu sait s’il y faut insister, cette mystique, malgré l’amour pour la solitude et la contemplation, malgré la prière continuelle, est toute pénétrée, toute vibrante de charité active envers le prochain. Telle est la mystique que saint Serge a léguée aux saints russes, ses émules.

Un abîme sépare la politique de la mystique. Saint Serge pourtant va le franchir. De même que, de solitaire, il devint supérieur d’un couvent de cénobites pour le bien spirituel de ses frères, de même il sacrifia la paix que lui donnait son cloître pour le bien et le salut de son pays, quand il se rendit compte que, pour briser le joug infâme qui paralysait la vie nationale, il était nécessaire de créer un pouvoir central fort, pouvant réunir toutes les forces et mener à la victoire. Dans sa sainteté consommée, il sut joindre les deux contraires. Mystique et politique, ermite et cénobite s’unissent harmonieusement dans la grâce dont cette étonnante personnalité était remplie. Au siècle suivant, les voies se sépareront, et nous verrons les disciples de saint Serge prendre des voies différentes. Mais l’intervention de saint Serge dans le destin du jeune État moscovite et la bénédiction qu’il donna par là à l’œuvre nationale fut évidemment une des raisons pour lesquelles Moscou et, après elle, la Russie entière vénérèrent et vénèrent encore Serge comme leur patron céleste. Dans la conscience des hommes du XVIe siècle, il occupa, à côté de Boris et de Gleb, le rang de protecteur national de la Russie.

Les grands-princes de Moscou, ainsi que les apanagés, visitaient Serge dans son couvent, et lui-même allait les voir et acceptait d’eux des missions politiques. Nul doute que dans ses démarches politiques saint Serge ne se soit laissé diriger par la volonté de saint Alexis qui cumulait alors la dignité de métropolite de Moscou et celle de régent de l’État. C’est saint Alexis qui l’envoya à Nijni-Novgorod, vers les princes que séparait une brouille fraternelle, afin de les réconcilier en forçant le plus jeune, qui était adversaire de Moscou, à se soumettre. Par ordre du métropolite, Serge « ferma » toutes les églises de la ville afin d’amener le prince à la soumission. Cette mesure inouïe jusqu’alors en Russie et qui correspond à celle de l’interdit dans l’Église romaine, n’eut pas de succès, mais la responsabilité de sa promulgation et de son échec incombent non pas à Serge mais au métropolite seul.

Vingt ans après, en 1385, Serge fut envoyé par le Grand-prince de Moscou chez Oleg, le prince de Rjazanj, pour solliciter de lui un accommodement avec Moscou. En ce temps, Rjazanj était le seul apanage qui ne se fût pas encore soumis au pouvoir central, c’est-à-dire à Moscou. Le chroniqueur nous dit que « le vénérable higoumène Serge, vieillard admirable, s’est entretenu avec lui (le prince Oleg de Rjazanj) du bien de son âme, de la paix et de la charité avec des paroles douces et suaves et des discours pleins de bienveillance, par la grâce qui lui était donnée de la part du Saint-Esprit. Le grand-prince Oleg en fut très touché, il se calma et, abandonnant la colère pour la douceur, il se sentit confondu devant un homme si saint et conclut une paix éternelle avec le grand-prince Dimitri Ivanovitch » (Chronique de Nikon IV, p. 148).

Il est intéressant de noter que les biographes de notre saint, n’ayant ni sa largeur d’esprit ni sa prudence, ne parlent pas de ses démarches politiques. La raison en est dans la fausse crainte de compromettre l’image de leur héros.

Le nom de saint Serge est irrévocablement lié à la fameuse bataille de Koulikovo, remportée par le prince Dimitri de Moscou surnommé Donskoj, sur le Khan Mamaj, le 8 septembre 1380. Cette victoire, comme on le sait, décida du sort de la Russie. Saint Serge y contribua de diverses manières. Et tout d’abord il aida moralement le peuple russe à remporter cette victoire. Le professeur Klutchevski, dans un discours tenu à l’Académie ecclésiastique de Moscou à l’occasion du cinquième centenaire de la mort de saint Serge, en 1892, relève précisément ce rôle de notre saint et le nomme « éducateur béni de l’esprit du peuple russe » (Blagodatnyj vospitatelij russkago narodnago ducha). Il fait remarquer que, sans la consolidation de l’État national, la libération du joug tatar était impossible. Mais pour être capable de l’un et de l’autre, il fallait que la société russe d’alors pût se mettre au niveau de ces hautes tâches, et redresser et fortifier ses forces morales humiliées et abaissées par des siècles d’esclavage et de découragement. Saint Serge, par l’exemple de sa vie personnelle et par celle de sa communauté religieuse, rééduqua le peuple russe. Le monde qui l’entourait et qui était en contact vivant avec tant d’exemples de vie laborieuse, de prière, de travail sanctifié par la prière, d’obéissance, de charité mutuelle, d’humilité, de joie au service de Dieu et du prochain, s’en imprégnait, s’en retournait réconforté, rafraîchi. L’action de l’influence morale n’est pas une action mécanique mais organique. « Le royaume du ciel est semblable au levain. » C’est le Christ qui l’a dit. Goutte à goutte, l’influence salutaire de Serge et de son œuvre pénétra dans les masses populaires, changea peu à peu les esprits, et transforma insensiblement toute la structure morale de l’âme russe au XIVe siècle.

Cinquante ans durant, saint Serge accomplit dans son désert de Radonège ce travail invisible. Pendant un demi-siècle, les hommes vinrent à lui puiser le réconfort et la consolation, pour les partager avec d’autres une fois rentrés chez eux. « Par ces gouttes d’influence morale », dit Klutchevski, « furent nourris et sustentés deux faits qui devinrent les fondements solides de notre édifice public et politique, et qui sont tous les deux liés au nom de saint Serge. Le premier fut un grand évènement qui s’est produit du vivant de Serge, l’autre se présente comme un processus historique compliqué, de longue durée, et qui ne fit que commencer pendant sa vie. » L’évènement consiste en ce phénomène extraordinaire que le peuple, habitué à trembler au seul nom de « tatar », reprit haleine, et non seulement trouva en lui-même le courage de se dresser contre l’oppresseur mais alla le chercher dans ses steppes et, se ruant sur lui, le terrassa.

Comment cela a-t-il pu se faire ? D’où vinrent ces hommes ? Qui les a préparés à accomplir ce à quoi leurs aïeux craignaient même de songer ?

« Il est impossible de suivre toute la trame de cette préparation ; nous savons seulement que saint Serge bénit le chef de la croisade russe (Dimitri Donskoï) en lui disant : « Va combattre sans crainte et sans hésitation contre les infidèles et tu seras vainqueur. » À la demande du prince, il lui donna, comme symbole de sa propre présence sur le champ de bataille, deux de ses moines qui jadis avaient porté les armes dans le monde et connaissaient le métier militaire (Alexandre Peresvet et Rodion Ossliaba). En guise d’armure, le saint leur donna « l’habit angélique » (la grande schème), leur imposant sur la tête le « Koukoulion » et les exhortant à combattre courageusement pour le Christ contre ses ennemis. Le jour même de la bataille, saint Serge envoya au prince un courrier spécial avec un mot de sa main, lui répétant encore une fois de « marcher sans crainte contre l’ennemi avec confiance en l’aide du Seigneur ». Et lorsque le combat commença, le saint entouré de ses moines se mit en prière, suivant de loin, de ses yeux spirituels, toutes les péripéties de la lutte. Quand elle fut terminée, il annonça à la communauté la grande victoire et fit chanter le Te Deum. Bien que la bataille de Koulikovo ne signifiât pas la libération définitive, elle montra néanmoins au peuple russe que les Tatars n’étaient pas invincibles : le joug mongol était virtuellement aboli.

Le réveil des forces morales et spirituelles que saint Serge a provoqué dans la société russe en général eut une répercussion particulièrement profonde dans le monachisme russe. En effet, à partir de lui, on remarque dans la vie des couvents russes une recrudescence extraordinaire de vocations religieuses. Durant la première période de la domination mongole, le mouvement vers les monastères avait beaucoup diminué. Pendant tout un siècle, de 1240 à 1340, on ne voit guère apparaître qu’une trentaine de nouveaux couvents. Par contre, au siècle suivant, de 1340 à 1440, lorsque le pays commença à prendre du répit, la génération des combattants de Koulikovo et ses proches descendants donnèrent plus de cent cinquante fondateurs de nouveaux monastères. Ainsi nous voyons que l’ancien monachisme russe a été de tout temps un indice exact de l’état moral de la société. La tendance à quitter le monde augmentait, non pas parce que les calamités de toutes sortes y rendaient la vie trop difficile, mais parce que les forces morales reprenaient de la vigueur. Cela veut dire que le monachisme russe authentique n’a jamais été un reniement du monde au nom d’idéals qui lui sont hostiles, mais au nom d’idéals qui le dépassent. C’est ce que Vl. Soloviev relèvera un jour, en disant que toute vraie spiritualité se distingue de la fausse par le fait que cette dernière renie la chair, tandis que la vraie en cherche la régénération, la résurrection, le salut (Œuvres VII, p. 40). Le lien du couvent russe avec le monde se manifestera aussi dans le changement de l’orientation même de la vie monastique qui aura lieu à partir de saint Serge. Ainsi jusqu’à la moitié du XIVe siècle, presque tous les couvents se fondaient soit dans les villes, soit à leurs portes. Désormais les couvents qui se fonderont loin des villes, dans les déserts des forêts, dans l’attente de la hache et de la chaîne, prévaudront en nombre. Ainsi au but fondamental de la vie monastique, – la lutte contre les défauts de la nature spirituelle –, va s’en ajouter un autre, la lutte contre les difficultés de la nature matérielle ou pour mieux dire : ce second but deviendra le moyen d’atteindre le premier.

En fuyant les tentations du monde, les fondateurs des couvents vont servir ses nécessités les plus vitales. Jusqu’à la moitié du XIVe siècle, la masse de la population russe rejetée par l’ennemi entre l’Oka et le Haut-Volga s’entassait furtivement sur quelques parcelles de terrain arable défrichées parmi les forêts et les marécages. Les Tatars et les Lithuaniens bloquaient ce triangle à l’ouest, au sud et sud-ouest. Seule la voie vers le nord et le nord-est, par delà le Volga, restait ouverte. Mais c’était un pays vierge, inconnu, peuplé de-ci de-là par des populations sauvages : le paysan russe avec sa famille et son pauvre avoir ne se hasardait pas dans ces régions sans routes et chemins. Le moine, chercheur de solitude, y alla, servant aux autres d’éclaireur et de guide. À partir de la moitié du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVe, la majeure partie des nouveaux couvents fut fondée dans les bois des régions de Kostroma, de Jaroslav et de Vologda, qui s’étalaient au delà du Volga. C’est là que se forma ce que l’hagiographe André Mouraviev appela très justement « notre Thébaïde du Nord », et qui, non seulement devint un foyer ardent de vie spirituelle, mais de plus l’agent infatigable de la colonisation de toute la Russie du Nord.

Le moine, pour assurer sa subsistance, devait défricher la parcelle de forêt qui entourait sa hutte. Puis d’autres ermites, attirés par le renom de sa vie sainte, commençaient à s’établir auprès de lui ; des paysans les suivaient. Par les efforts mutuels du moine qui partout où il passait faisait œuvre de civilisation, enseignant, prêchant, baptisant, et du paysan qui se mettait vaillamment au travail sous sa direction, se créa peu à peu au delà du Haut-Volga l’État de la grande Russie. La contribution de saint Serge à cette œuvre de culture est immense, car si déjà de son vivant ses disciples fondèrent vingt-cinq couvents du type nouveau qui était le sien, le nombre des couvents essaimés soit par la laure de la Trinité soit sous son influence remonte à plus de soixante-dix. Quand l’auteur de ce mouvement spirituel aura lui-même depuis longtemps disparu, quand tout le train extérieur de son activité aura cessé, l’impulsion donnée par lui persistera et passera de génération en génération, leur communiquant la foi, la force et la confiance en Dieu et en eux-mêmes. « Il est sorti de notre milieu, il est l’os de notre os et la chair de notre chair, et toutefois il est monté à une hauteur sublime que nous n’aurions jamais pu rêver comme accessible à quelqu’un de nous. » Ainsi pensait-on du temps de saint Serge en Russie, et telle était aussi l’opinion de cet évêque byzantin qui, d’après le biographe de Serge, étant venu à Moscou et ayant partout entendu parler du grand « podvinik » russe, s’écriait tout étonné : « Comment semblable lumière pouvait-elle paraître dans ce pays et de nos jours ? L’impression des hommes du XIVe siècle deviendra la foi des générations suivantes. Les pères, en transmettant leur sentiment à leurs fils, lui assureront toujours une nouvelle vie. L’influence de saint Serge survivra à son existence terrestre et se fixera dans son nom qui, d’un souvenir historique, est devenu un aiguillon moral toujours actif et faisant partie intégrante du trésor spirituel du peuple russe.

Saint Serge survécut au prince Dimitri Donskoï qui mourut en 1389 à l’âge de quarante ans, assisté par lui. Le saint était déjà fort âgé lorsqu’en 1392, en avril, il lui fut révélé qu’il allait mourir six mois plus tard. Il réunit de suite la communauté et, après avoir transmis les pouvoirs d’higoumène à son disciple Nikon, il se voua au silence complet. Au début de septembre 1392, une maladie se déclara, qui traîna jusqu’au 25 de ce mois. En ce jour, après avoir adressé à ses frères sa dernière exhortation sur les devoirs d’un bon moine, saint Serge rendit son esprit à Dieu après cinquante-cinq ans de vie religieuse. Il avait soixante-dix-huit ans. Il est très probable que dans le monastère de la Trinité Serge fut vénéré comme saint très peu de temps après son trépas. Nous trouvons en effet son nom dans le martyrologe général des saints de Russie (encore très court en ces temps) à partir de 1449-1450. En 1463, à Novgorod, fut érigée la première église sous son vocable. Son culte, tout comme celui de saint Théodose, est reconnu maintenant par l’Église romaine [34]. Le corps du saint resté intact avec ses habits trente ans sous terre, fut solennellement exhumé le 5 juillet 1422 et déposé dans une châsse où il resta vénéré pendant plus de cinq siècles par des foules accourues vers lui de toute la Russie comme aux temps de sa vie. La révolution bolchevique a brisé cet ordre séculaire. En 1919, la laure de la Trinité fut fermée et les reliques de saint Serge transférées dans un musée de Moscou, jusqu’au jour où, après la dernière guerre, l’accalmie survenue dans les questions religieuses permit de rouvrir le couvent et d’y ramener les reliques vénérées de son saint fondateur. Aujourd’hui donc comme par le passé, les foules se pressent de nouveau autour de la châsse du grand saint russe. De nouveau ses reliques sont devenues la source où les croyants assouvissent leur soif de prière. L’église où elles se trouvent ne désemplit jamais. « Ici les prières s’élèvent des jours entiers ; des jours entiers les hommes restent prosternés à genoux devant la châsse du saint. Voici une femme en sabots, un sac sur le dos. On voit qu’elle vient de loin... Voici un homme à moustaches grises, un chapeau mou à la main ; une jeune fille vêtue avec élégance, celle-ci est venue pour communier... Et la gloire de saint Serge de Radonège croît toujours dans la terre russe ! » (Journal de la Patriarchie de Moscou, N. 7, 1946, p. 22).

« Ô toi qui as pratiqué les vertus héroïques (littéralement : qui as été un « podvinik » des vertus), et comme un vrai soldat du Christ notre Dieu, qui as lutté en veillant dans cette vie terrestre, en donnant l’exemple à tes disciples dans les veilles et le jeûne ; toi qui es devenu pour cette raison la demeure du Saint-Esprit qui t’a admirablement orné de son action, maintenant que tu oses t’approcher de la Sainte Trinité, souviens-toi du troupeau que tu as dans ta sagesse réuni autour de toi et n’oublie pas, selon ta promesse, de visiter tes enfants, ô Serge, notre père vénéré » (Troparion du Saint).

On s’est demandé s’il ne fallait pas établir un rapport entre la vie spirituelle de saint Serge et le mouvement contemporain des néo-hésychastes du Mont Athos. C’est en effet vers le milieu du XIVe siècle que Grégoire le Sinaïte venant à l’Athos provoqua cette explosion de mysticisme qu’on appelle de ce nom et qui se propagera comme une traînée de feu à travers le monde gréco-slave. Nous savons d’autre part qu’à partir du milieu de ce même XIVe siècle et surtout à sa fin, l’influence grecque et sud-slave commença ou recommença à s’exercer d’une manière très intense sur le Nord de la Russie. Ainsi, même du vivant de Serge, des manuscrits grecs étaient déjà étudiés dans un des couvents de Rostov ; le métropolite Alexis traduisait du grec l’Évangile ; saint Serge lui-même recevait dans son monastère un évêque grec et des lettres du patriarche de Constantinople ; un de ses disciples qui portait le même nom que lui, Serge de Nourom, était, selon la tradition, venu du Mont Athos et il y a toute raison d’identifier un autre de ses disciples, Athanase de Serpoukhov, avec cet Athanase le « Russe » qui copia au Mont Athos, en 1431, un recueil de vies des saints pour la bibliothèque du monastère de la Trinité. Cette dernière conserve de Grégoire le Sinaïte les manuscrits slavons très anciens des XIVe et XVe siècles. Au XVe siècle, ont été copiés à l’Athos pour cette même bibliothèque les œuvres de Siméon le Nouveau Théologien.

Tout cela cependant ne prouve rien, surtout quand on compare la vie de saint Serge avec l’idéal des néo-hésychastes. Il suffit de se rappeler son activité comme higoumène d’un monastère où il introduit la règle studite [35] et la part qu’il a prise dans les évènements politiques de son temps. De même, le caractère de ses visions de la Sainte Vierge et des Apôtres témoigne contre pareille hypothèse. Serge était un contemplatif, un homme de prière, un mystique, peut-être le premier mystique russe. Serge n’était pas un néo-hésychaste, il n’était pas un moine ayant rompu rigoureusement tout commerce avec le siècle pour s’adonner à la sanctification individuelle et isolée suivant des méthodes systématisées.

Le saint russe est trop personnel, trop original, trop grand pour s’être mis à la remorque d’une école. Sa mystique pure et simple est mêlée à l’amour des hommes, au parfum des forêts vierges qu’il exhale. Son empreinte est spécifiquement russe.

 

 

 

 

Saint Étienne de Perm [36]

 

 

Nous avons vu dans la période prémongolienne saint Abraham de Smolensk occuper une place à part et pour ainsi dire en dehors de la tradition des autres saints russes. Sous l’occupation mongole, ce rôle incombera à saint Étienne de Perm, apôtre des Ziraines. Il est avant tout un missionnaire qui a consacré toute sa vie à l’évangélisation d’un peuple païen. Cette vie nous est parvenue écrite par ce même Épiphane le Sage qui fut le disciple de saint Serge de Radonège avant d’en être le premier biographe.

Épiphane avait connu personnellement Étienne pour avoir été avec lui dans un monastère à Rostov ; il continua à le rencontrer plus tard lorsque le saint venait visiter saint Serge avec lequel il était lié d’amitié. L’auteur a beaucoup « vu de ses propres yeux » ; il a « personnellement et fréquemment parlé » à son héros. De là la valeur historique de sa biographie.

Saint Étienne est né à Oustugue-la-Grande dans la région de la Dvina du Nord vers 1340, cent cinquante ans environ avant saint François-Xavier avec lequel il a beaucoup de traits communs. Les villes russes de ce pays étaient comme des îlots au milieu d’un océan de peuplades étrangères d’origine mongole. C’est ainsi que les colonies des Permjaks occidentaux ou Ziraines arrivaient jusqu’aux confins d’Oustugue. Il est certain qu’Étienne a connu les Permjaks et leur langue et que l’idée de leur évangélisation lui vint dès son jeune âge. Il était le fils d’un choriste d’église. Épiphane nous dit que l’enfant était très doué et qu’il faisait de grands progrès dans l’art d’écrire et de lire, « ayant acquis dans la ville d’Oustugue toute la science et la sagesse des livres et de l’Écriture ». Ces paroles dithyrambiques d’Épiphane ne sont pas absolument une simple formule : la vie de saint Étienne manifeste une vocation scientifique exceptionnelle. Il semble que, sous l’influence des Saintes Écritures, le jeune homme ait été gagné aux pratiques ascétiques et soit entré au monastère de saint Grégoire de Nazianze à Rostov. La raison du choix de ce monastère est remarquable : « Il y avait là beaucoup de livres. » On peut supposer que le supérieur était grec, et ce fait expliquerait pourquoi la bibliothèque du monastère contenait des livres en cette langue, et que l’occasion s’était ainsi offerte au jeune homme de l’étudier. Saint Étienne, en effet, fut une des rares personnes de la Russie antique qui parlât et lût couramment le grec. Avec la langue ziraine il avait déjà trois langues à sa disposition, chose qui n’était peut-être pas très étonnante à Kiev mais absolument extraordinaire dans le Nord et à Moscou. Épiphane assure qu’Étienne avait aussi « étudié la philosophie extérieure », c’est-à-dire certains éléments de sciences profanes qui lui étaient accessibles en grec et que les traductions slavonnes ne connaissaient pas. Mais l’objet principal de ses études était « les Saintes Écritures ». Épiphane, qui fut le compagnon sinon le disciple d’Étienne dans ces études exégétiques, raconte que le saint ne se contentait pas « d’un pauvre savoir », mais aimait à « scruter à fond » jusqu’à ce « qu’il eût atteint la vérité jusqu’au bout ». Ayant rencontré « un moine âgé, docte et savant », il « l’interrogeait et passait des nuits entières à converser avec lui, cherchant toujours à connaître plus profondément la question qui l’intéressait ». En écrivant ces souvenirs personnels après la mort du saint, Épiphane lui demande pardon de l’avoir « parfois ennuyé et importuné en ergotant sur un mot, sur une strophe ou sur une ligne ». Il nous fait ainsi le tableau d’un séminaire de théologie exégétique dans un ancien cloître russe.

Les livres grecs dont Étienne était inséparable – « il les avait toujours sur lui », dit son biographe – lui ouvraient la voie à la grande culture byzantine. Étienne se ferma volontairement cette voie, qui lui était manifestement chère, au nom de la charité pour les pauvres païens qu’il avait rencontrés jadis dans son pays et qu’il n’a jamais pu oublier. Pour eux il abandonna sa réclusion scientifique ou, comme dit Fédotov, « accomplit sa kénose, qui devra porter de si riches fruits [37] ». Si Étienne, comme helléniste, offrait un cas exceptionnel en Russie, Étienne, comme créateur de la langue écrite ziraine, était un cas absolument unique. Il n’a pas voulu confondre la conversion des Ziraines au Christianisme et leur russification. Il n’a pas voulu aller vers eux avec la liturgie slave en se contentant de la commenter en leur langue maternelle. Il a fait pour ces païens ce qu’ont fait les saints Cyrille et Méthode pour les Slaves en général. Il a traduit pour eux la liturgie et une partie de la Sainte Écriture. Mais pour cela il avait dû au préalable composer l’alphabet ziraine, et le peu de modèles de l’ancienne écriture de cette langue qui nous sont parvenus montrent qu’Étienne se servit pour cela non pas des caractères russes ou grecs, mais plus probablement des « runes » locales, signes qui étaient incisés dans l’écorce des arbres, en quoi il dérogea à l’exemple laissé par les apôtres des Slaves. Tout comme eux, il rencontra dans cette œuvre si neuve et si hasardée beaucoup d’adversaires. Ces « intelligences bornées », dit Épiphane, assuraient qu’il était bien inutile d’inventer une langue écrite « cent vingt ans avant la fin du monde » (7000 après la création du monde !). S’il fallait en trouver une, il devait être plus simple selon eux de donner aux Ziraines l’alphabet russe. Mais Étienne resta inébranlable et, ayant reçu la bénédiction du représentant du métropolite de Moscou, « il partit comme un agneau au milieu des loups » dans la terre ziraine encore sauvage et remplie de réels dangers. Il aurait pu, évidemment, recevoir aide et protection de la part de l’administration moscovite, mais il croyait, non sans raison, que cette aide serait plutôt un obstacle dans l’œuvre qu’il se proposait d’accomplir. Il se mit donc en route seul ou avec très peu de compagnons. Ses succès missionnaires et ses épreuves nous sont dépeintes sur le vif par son biographe, parfois non sans humour, dans des scènes qui caractérisent admirablement bien les conceptions naïves et les mœurs naturellement bonnes des Ziraines. Voici, par exemple, Étienne parmi le petit cercle des disciples déjà baptisés. Ils viennent à lui, prennent place et lui posent des questions. Parfois viennent aussi des non-baptisés. Ces derniers ne l’aiment guère : ils se placent autour avec « des gourdins » et méditent de le tuer ou quelquefois « ramassant de la paille sèche » ils « l’allument pour brûler le serviteur de Dieu ». Plus tard nous voyons Étienne passer lui-même à l’offensive et commencer à détruire les idoles et les temples. Quand, un jour, il brûla l’un d’eux, toute une foule armée de haches et de bâtons l’entoura. Le saint se mit à prêcher la « bonne nouvelle » tout en se préparant à la mort. Mais personne ne se résolut à l’attaquer. Si le charme de sa personne a pu conquérir ces cœurs d’enfants, il n’en est cependant pas moins vrai que la douceur naturelle de ce peuple se manifeste ici avec beaucoup de clarté. Les Ziraines expliquaient de leur côté leur impuissance à porter la main contre le missionnaire moscovite par « le fait qu’il ne les attaquait pas ». Ils n’avaient jamais le courage d’attaquer les premiers.

La destruction des temples était une manifestation pratique de l’impuissance des dieux. Ces temples n’étaient que de pauvres chaumières aux murs couverts de peaux de bêtes qui représentaient des sacrifices. Étienne « d’un coup de hache brisait la tête de l’idole », puis la taillant en pièces, il la brûlait avec toutes les fourrures, ne voulant jamais s’approprier « la part du diable ». Une église bâtie par lui dans le village principal des Ziraines et dédiée à l’Annonciation, une des fêtes les plus aimées des Russes, devait servir de propagande positive à la foi chrétienne. Étienne l’orna « comme une belle fiancée », dit Épiphane. Les vases sacrés furent apportés par lui de Moscou. Les non-baptisés y venaient également nombreux, sinon pour prier, du moins pour « admirer la beauté de l’édifice. » C’était une vraie prédication par la beauté, Les Ziraines en étaient envoûtés comme jadis les envoyés de Vladimir à sainte Sophie de Constantinople. Aux baptisés Étienne donnait des assises raisonnables de la foi : il forçait tous, grands et petits, à apprendre l’alphabet inventé par lui et à lire le Tchasoslov (livre d’heures), le Psautier et « d’autres livres. » Selon les progrès dans les sciences il ordonnait (ayant été sacré évêque à Moscou en 1379) les uns prêtres, d’autres diacres, d’autres encore sacristains ou lecteurs. De plus « il leur apprenait à écrire les livres en langue ziraine et les y aidait lui-même ».

Ainsi, avec la foi du Christ, s’allumait dans ce pays absolument sauvage un foyer de culture et de civilisation chrétiennes. Saint Étienne porta sa science dans le désert des forêts ziraines.

Un moment très dramatique dans l’Apostolat de saint Étienne fut celui de sa dispute avec le sorcier Pamm. Sa biographie fait ressortir le contraste entre la foi naïve de ce sauvage et la science du missionnaire. Le magicien exhorte les siens à rester fidèles à la foi ancestrale et à ne pas abandonner les sacrifices traditionnels. Les avantages de l’ancienne foi sur le christianisme sont prouvés par le fait que « nous avons beaucoup de dieux, donc beaucoup de protecteurs, tandis que les Chrétiens n’en ont qu’un seul... » ; de plus « nous allons seuls ou à deux pour chasser l’ours, tandis que les chrétiens y vont en foule et malgré cela reviennent parfois sans l’avoir tué ». Quelle force devaient avoir en face de pareils arguments les paroles de saint Étienne ! On disputa de la sorte un jour et une nuit « sans boire ni manger » et sans arriver à un résultat. Alors le saint proposa l’épreuve du feu et de l’eau : on passerait à travers un bûcher et on se jetterait dans le trou fait dans la glace de la rivière. Le sorcier eut l’imprudence de consentir. Mais lorsque le feu fut allumé et qu’Étienne eut pris son bras pour affronter avec lui le tribunal de Dieu, le vieux Pamm fut saisi de frayeur. « Je n’ai pas appris à vaincre l’eau et le feu », dit-il, supposant que le missionnaire avait été initié à ce genre de sortilèges par son père. Voyant le sorcier vaincu, le peuple excité voulait tuer le pauvre homme qui la veille encore jouissait d’une influence sans bornes dans tout le pays. L’intervention du saint le sauva. Étienne se contenta de le mettre au ban de la communauté chrétienne et de le faire exiler.

Pour le biographe cette victoire remportée sur Pamm est de toute évidence le couronnement de l’œuvre missionnaire de saint Étienne. Malheureusement il ne nous dit rien sur l’organisation ecclésiastique du pays conquis au Christ. La tradition locale relate que beaucoup d’églises et de monastères furent fondés du temps du saint. On conserve encore aujourd’hui quelques icônes peintes par lui, car il fut aussi artiste. On sait que les moyens financiers et les collaborateurs lui venaient de son pays d’Oustugue, de Novgorod et de Moscou. Dans les luttes qui divisaient ces deux grands centres, Étienne, comme on voit, ne prenait partie ni pour l’un ni pour l’autre. Cependant il semble qu’il ait été lié plus spécialement avec Moscou. C’est là qu’il fut sacré évêque, et il y allait fréquemment soit pour les affaires de la mission, soit qu’il fût appelé par le métropolite. Il prit ainsi part au Concile de 1390. C’est à Moscou aussi qu’il devait mourir le 26 avril 1396, et c’est là qu’il fut inhumé.

Le « Jitié » de saint Étienne, en racontant sa vie de missionnaire, ne dit malheureusement rien de sa vie intérieure. Le saint lui-même, suivant en cela la tradition de presque tous les saints russes, ne nous a laissé ni lettres ni autres écrits qui pourraient nous renseigner sur sa vie intime. Cette dernière devait être cependant intense, quand on songe à tout ce qu’il a fait et au mobile de son action. Nous savons seulement que saint Étienne était lié d’amitié avec saint Serge. À défaut d’autres témoignages, celui-là suffit pour montrer qu’entre eux deux existait une parenté spirituelle, ce qui à soi seul, est important pour nous.

Il est particulièrement intéressant de voir dans la vie de saint Étienne la manière dont son biographe Épiphane s’y prend pour justifier l’action novatrice de son héros : la fondation d’une église ziraine avec sa liturgie propre et une langue nationale. C’est le prologue de Nestor à la vie des saints Boris et Gleb, ainsi que le récit du Bulgare Khrabra « sur les lettres », qui lui fourniront de quoi établir ses raisonnements.

Tout ce que les anciens auteurs disent pour la défense de la langue slavonne et de la vocation religieuse du peuple russe, Épiphane le reporte au peuple ziraine. Il est, lui aussi, un ouvrier de la onzième heure, appelé par Dieu à la fin des temps, « cent vingt ans avant la fin du monde ». Sa langue est plus glorieuse que celle des Grecs car, comme celle des Slaves, elle est l’œuvre d’un saint. L’idée qu’Épiphane veut exprimer ici, et qui est l’idée de saint Étienne, n’est pas née de l’orgueil national mais bien de l’humilité. En effet, Étienne agit en cela en humble serviteur et humilia sa conscience nationale devant celle d’un autre peuple, et par surcroît, d’un tout petit peuple. La grande idée du saint missionnaire, la fondation de l’église ziraine avec sa langue et sa liturgie propres ne survécut pas longtemps. Elle fut absorbée par la politique « russificatrice » et centralisatrice de Moscou. En soi pourtant, cette idée n’est que la mise en pratique de ce qui a été dit plus haut, à savoir que l’Église, étant supranationale au vrai sens du mot, tout peuple doit et peut pouvoir vivre à sa manière les vérités de foi enseignées par elle en leur imprimant son caractère propre. En pratique, cette idée rencontre souvent des obstacles, car elle n’est familière ni au monde latin ni au monde grec. En effet, tous les deux comprennent l’idée de catholicité, d’universalité plutôt horizontalement que perpendiculairement, en profondeur. L’orthodoxie moscovite, surtout à partir du XVe siècle, c’est-à-dire après s’être déclarée héritière de Byzance, n’a fait que suivre dans ce cas la ligne de conduite de cette dernière. Elle supprima les particularités du culte ziraine et leur imposa sa langue liturgique. Cent cinquante ans plus tard environ, on verra, plus loin à l’Est, en Chine et aux Indes, dans les cas des pères Ricci (1552-1610) et Nobili (1577-1656) quelque chose qui ressemble aux tentatives de saint Étienne. Leurs idées, bien que différentes de celle de l’apôtre russe, lui étaient apparentées. Les deux jésuites allèrent suivant la même ligne, mais plus loin.

Après la mort de saint Étienne, ses disciples continuèrent son œuvre d’évangélisation chez les Ziraines. Saint Gérasime et saint Pitirime donneront leur vie pour eux, massacrés par des infidèles. D’autres entreprendront l’apostolat auprès des peuples voisins. Ainsi par exemple saint Triphon de Petchenga († 1583), sans être même ni prêtre ni moine, abandonnera sa patrie de Novgorod pour aller vers l’Océan arctique prêcher la parole de Dieu aux Lapons. En vain attendra-t-il un prêtre de Novgorod pour assurer le service de la petite église bâtie par lui aux confins de la Russie. Finalement il trouvera un moine prêtre qui bénira l’édifice et le consacrera lui-même moine. Ainsi fut fondé le couvent de Petchenga qui, jusqu’aux temps derniers, était le centre spirituel et culturel de tout ce vaste pays.

La tradition missionnaire inaugurée à l’aurore même de la christianisation de la Russie par les moines de la laure de Petchersk (Saint Abraham de Rostov, saint Koukcha, les saints Léonce et Isaïe de Rostov et autres) et qui fait partie intégrante de la foi chrétienne, continuait à vivre et à porter ses fruits de sainteté sur la terre russe et, quoiqu’on dise, elle ne mourut jamais. Seulement, à partir du XVIe siècle, elle commença à s’ankyloser. Sauf de rares exceptions (saint Innocent d’Irkoutsk, saint Jean de Tobolsk, l’évêque Nicolas du Japon), elle prit, surtout lors de la période synodale (1721-1917), le caractère d’une institution de propagande officielle avec tous les inconvénients propres à de pareilles institutions, ce dont saint Étienne, en refusant pour son œuvre l’aide et la protection de l’administration de Moscou, n’a voulu à aucun prix.

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Expansion de la Sainteté et ses Adversaires

 

 

 

 

La Thébaïde du Nord [38]

 

 

La laure de la Sainte Trinité, dans les personnages de la première génération des disciples immédiats de saint Serge, doit être considérée comme un centre de rayonnement spirituel d’une extraordinaire intensité. Onze de ses membres sont devenus des fondateurs de couvents, et tous sont vénérés comme des saints. Cette ferveur malheureusement ne fut pas de longue durée. La seconde génération des moines ne resta pas à la hauteur de ses devanciers. Le monastère cessa alors de donner des saints et d’essaimer des colonies nouvelles. La proximité de Moscou, les faveurs des princes et les richesses que ces faveurs apportaient avec elles eurent pour résultat l’affaiblissement du feu sacré allumé par le saint fondateur. Par contre plusieurs des monastères qui furent fondés par les porteurs du feu sacré devinrent eux-mêmes des centres lumineux de vie religieuse. Par eux la succession vivante de saint Serge va se perpétuer dans la sainteté russe au moins jusqu’à la fin du XVe siècle. Le torrent spirituel, dont la laure doit être considérée comme le centre, se déversera en deux directions : vers le Sud, c’est-à-dire vers Moscou, dans les monastères suburbains de la capitale et dans ceux qui se trouvent dans la ville même, et vers le Nord dans les forêts désertes du Volga et dans les régions au delà du fleuve (Trans-Volga). Ces deux directions n’ont pas qu’une importance géographique. Elles sont en particulier les lignes de démarcation entre les deux courants fondamentaux de la vie spirituelle russe.

Laissant de côté pour le moment le monachisme moscovite et le type de sa spiritualité qui prévalut manifestement à partir de la fin du XVe siècle, nous verrons d’abord la spiritualité des Pères des régions du Nord et du Volga, que l’hagiographe russe André Mouraviev a si bien désignées du nom de « Thébaïde russe. » Il est impossible de s’arrêter à toutes les figures lumineuses des grands fondateurs et « podviniks ». En voici quelques-uns : Saint Méthode de Pessnocha, saint Abraham de Tchoukhloma, saint Jacques de Jeleznorovsk, saint Paul et saint Silvestre d’Obnorsk, tous disciples immédiats de saint Serge. Parmi les « podviniks » du Nord qui, sans être les disciples immédiats du saint, ont subi son influence spirituelle, les plus célèbres sont saint Therapont et saint Cyrille du Lac-Blanc (Beloozero).

De ce dernier, comme pour saint Serge, nous possédons une biographie rédigée peu après sa mort par le Serbe Pakhôme. Bien qu’elle n’ait pas été éditée, on en possède de nombreuses copies. Des fragments se trouvent dans l’Histoire de l’Église russe du métropolite Macaire, (tome IV, p. 356 et ss. Annexe XXI). Sur les autres saints du Nord on ne trouve ordinairement que des notices biographiques courtes et sèches. Beaucoup d’entre elles n’ont pas encore été éditées. Les travaux du professeur Kadloubovski nous en font connaître l’essentiel.

 

 

I. – Saint Cyrille de Beloozero.

 

Presqu’entièrement oublié de notre temps, saint Cyrille fut un des saints les plus vénérés de la Russie « d’avant Pierre le Grand ». Il naquit à Moscou, probablement en 1337, dans une famille de la noblesse apparentée à celle des boyards Veljaminov, et reçut au baptême le nom de Cosme. Devenu assez tôt orphelin, il fut recueilli par son parent Veljaminov et, dans sa maison, grâce à son intelligence et ses dons naturels, il s’acquit rapidement respect et confiance. Il devint par suite gérant de tous les biens de son tuteur. Ce dernier était un grand seigneur, très en faveur à la cour et jouissant d’une considération telle que le jeune Cosme, malgré l’attrait qu’il éprouvait pour la vie monastique, ne put, pendant longtemps, trouver un higoumène qui voulût l’accepter comme moine dans son monastère. Tous craignaient la colère de son illustre parent. Enfin un ami de saint Serge nommé Étienne osa braver le mécontentement supposé de Veljaminov et, sans pourtant lui donner la tonsure, lui donna l’habit monastique en lui imposant le nom de Cyrille. Puis laissant le jeune homme dans sa maison il alla trouver lui-même le boyard. En voyant arriver l’higoumène Étienne qui lui était connu, Veljaminov s’empressa de venir à sa rencontre en lui demandant sa bénédiction. Étienne le bénit en ajoutant ces paroles : « Et le serviteur de Dieu Cyrille qui prie pour toi (ton bogomoletz) te bénit lui aussi. » – « Qui est Cyrille ? » demanda Veljaminov. – « C’est ton ancien parent, à présent moine, serviteur de Dieu et intercesseur pour vous tous », répondit Étienne. Grande fut la colère de Veljaminov. Malgré son respect pour le saint higoumène, il se permit de l’insulter grossièrement. Ce dernier pour toute réponse lui cita le texte évangélique : « En quelque ville ou bourg que vous entriez... demeurez là jusqu’à votre départ... et si l’on refuse de vous recevoir... sortez de cette maison... en secouant la poussière de vos pieds... » (Matth. X, 11-15). Cela dit, il quitta la maison. C’est alors qu’intervint Irène, la femme du boyard. Effrayée par les paroles sévères du Seigneur prononcées contre sa maison, elle supplia son mari de se réconcilier au plus vite avec Étienne et d’accepter la vocation de Cosme-Cyrille. Le boyard céda. Il fit revenir l’higoumène, lui demanda pardon et permit à Cyrille d’agir selon sa volonté et d’entrer dans un couvent de son choix. Cyrille, après avoir distribué toute sa fortune aux pauvres, choisit le couvent de Simonov à Moscou, où le neveu de saint Serge, le fils de son frère Théodore était alors higoumène.

Le monastère de Simonov était soumis à une règle stricte de vie cénobitique. Chaque novice y était confié à un moine expérimenté auquel il devait une obéissance aveugle. Non seulement il devait lui rendre compte de ses actions extérieures mais il était encore obligé de lui ouvrir sa conscience en le tenant au courant des moindres de ses mouvements et d’accepter ses conseils et sa direction.

Cyrille s’adonna avec zèle et joie à toutes les exigences de son directeur. À tour de rôle on le vit travailler à la cuisine et à la boulangerie, passant des jours entiers devant le poêle incandescent, se répétant sans cesse : « Souffre ce feu, Cyrille, afin de ne pas endurer le feu éternel. » Il jeûnait rigoureusement, priait beaucoup et s’adonnait à une vigoureuse ascèse. Légèrement vêtu hiver comme été, ne dormant jamais qu’assis, au premier coup de la cloche on le voyait accourir à l’église. Les démons s’efforçaient de le tenter par la peur, mais ils étaient contraints de fuir, ne supportant pas le nom de Jésus, que le jeune moine ne cessait de prononcer.

Mais par-dessus tout il s’adonnait à l’obéissance. C’est ainsi qu’ayant demandé la permission de ne manger que tous les deux ou trois jours, il fut contraint par l’ordre formel de son directeur de modérer son zèle intempestif et de faire comme ses frères, se contentant de ne pas manger à sa faim.

C’est pendant ces premières années de sa vie religieuse qu’il fit connaissance avec saint Serge lorsque ce dernier vint visiter son neveu. Le saint devina bientôt le trésor de l’âme de Cyrille et s’attacha au jeune homme de tout son cœur. Lorsqu’il séjournait au monastère de Simonov, on était toujours sûr de le trouver dans la boulangerie auprès de Cyrille, s’entretenant avec lui de questions spirituelles. Cette bienveillance de saint Serge et la vie exemplaire que menait le jeune moine lui donnèrent vite un grand ascendant auprès de ses frères. Il eut peur de s’en glorifier et résolut, pour atténuer la bonne impression qu’il donnait aux autres, de « faire le fou » en simulant des actes pour lesquels l’higoumène lui imposait des pénitences sévères, comme par exemple de jeûner quarante jours au pain et à l’eau. Cyrille se réjouissait de pouvoir jeûner « par contrainte et non par volonté ». Il passa ainsi en pénitence plus de six mois, jusqu’au moment où l’higoumène, ayant compris le but que poursuivait le jeune moine par sa conduite, cessa de lui imposer ces pénitences. Alors Cyrille commença à songer à une occupation qui lui permettrait de se retirer dans la solitude et de se confiner à jamais dans sa cellule. Comme dans le couvent l’obéissance avait le pas sur le jeûne et la prière, il ne pouvait solliciter de lui-même auprès de l’higoumène un changement aussi radical de son activité. Il se taisait donc et n’ouvrait ses pensées qu’à la Sainte Vierge à laquelle il avait coutume de s’adresser dans toutes les circonstances difficiles de sa vie. Quelle ne fut donc pas la joie de Cyrille lorsqu’un jour Théodore le fit appeler pour lui annoncer qu’il était relevé de son emploi à la cuisine et appliqué au travail de copiste dans sa cellule. Bientôt cependant il remarqua avec étonnement que, malgré la solitude où il se trouvait, sa prière était moins profonde et moins remplie de consolations qu’elle ne l’était auparavant. Il fut donc content lorsque, son travail achevé, l’higoumène l’envoya de nouveau à son four.

Ce « charisme » de consolation sensible (oumilenije), ce don de s’attendrir aux souvenirs qui lui rappelaient Dieu et ses bienfaits, est, avec l’obéissance, un trait caractéristique de saint Cyrille. Il finira par ne plus pouvoir manger de pain sans verser des larmes. C’est dans la période des neuf années que Cyrille resta à la cuisine qu’il fut ordonné prêtre, et lorsque, en 1390, Théodore fut nommé évêque de Rostov, la communauté, malgré ses protestations véhémentes, l’élut pour supérieur. Les années qui vont suivre seront des années pénibles pour l’âme si humble de Cyrille. Élu supérieur, mais loin de se prévaloir de son rang, il resta tel qu’il était auparavant, humble et charitable envers ses frères, « respectant les anciens comme ses frères et aimant les jeunes comme des enfants »é. Étant donné le renom dont il jouissait à Moscou, sa cellule ne désemplissait pas. Tous venaient à lui avec leurs soucis, leurs affaires et aussi leurs interminables parlotes. Cyrille les recevait, les écoutait, leur parlait, mais son âme restait troublée par tant de bruit et de frivolité. En 1392, ayant appris la mort de saint Serge qu’il considérait comme son maître, il n’y tint plus et, malgré les protestations de ses frères, abdiqua sa charge et s’enferma dans sa cellule. La jalousie du nouveau supérieur, qui ne pouvait supporter la popularité de son prédécesseur, et aussi les foules nombreuses qui continuaient de venir à lui de tous les côtés forcèrent Cyrille à quitter le monastère pour aller dans un autre, voisin du premier. Il avait alors soixante ans, mais son âme avait toujours soif de nouveaux exploits ascétiques. Il s’adonna donc tout d’abord au silence, mais comme cela ne lui semblait pas assez, il commença à songer à quitter les villes et les hommes pour les forêts ; il y serait seul avec Dieu et s’y adonnerait totalement à la prière et la contemplation. Nous savons que dans les moments de doute et de résolutions, Cyrille avait l’habitude de recourir à la Sainte Vierge. Il agit alors de même en suppliant la Mère de Dieu de lui montrer la voie à suivre pour arriver à son salut. Un jour qu’il récitait l’« Akathistos » de la Bienheureuse Vierge, au moment où il prononçait les paroles du huitième « kontakion » : « Ayant vu cet enfantement inouï, séparons-nous du monde, portant au ciel nos pensées », il entendit une voix, la voix de Marie, lui dire : « Cyrille, va-t’en d’ici et va sur le lac Blanc. Là je t’ai préparé une place où tu pourras te sauver. » Ces paroles furent accompagnées d’une lumière dont les reflets illuminèrent la cellule. Ayant ouvert la fenêtre, Cyrille constata que la lumière venait du Nord, de la direction où l’avait convié à se rendre l’appel de la Vierge. Toute la nuit, Cyrille ne put fermer l’œil, rempli de joie et versant des larmes de consolation. Cette nuit fut pour lui plus claire qu’un radieux matin.

Vers la même époque, un moine de ce monastère nommé Thérapont, qui était un des proches de Cyrille, fut envoyé pour affaires dans les régions du Nord aux environs du lac Blanc. À son retour, Cyrille lui demanda s’il croyait qu’un moine pouvait trouver une place dans ces parages pour vaquer en silence au salut de son âme. Ayant reçu une réponse affirmative, Cyrille n’attendit plus longtemps. Sans parler à Thérapont de l’apparition dont il avait été favorisé, il lui confia qu’il voulait partir pour le lac Blanc. Alors Thérapont lui avoua que, lui aussi, songeait à s’y rendre et que, s’il voulait le prendre comme compagnon, il était prêt à le suivre. Ayant pris l’icône de la Vierge de Smolensk, les deux religieux quittèrent Moscou à pied et se dirigèrent vers le Nord, dans les régions lointaines au delà du Volga. Là, au centre d’une forêt épaisse, sur une colline entourée de toutes parts d’eau et découvrant des horizons immenses, Cyrille montra à son compagnon la place que lui avait indiqué la Mère de Dieu. « Voici ma paix », s’écria-t-il, « c’est là que je resterai toute ma vie. Que le Seigneur soit béni, lui qui a entendu ma prière ! » Ayant chanté le canon d’actions de grâces à la Vierge, Cyrille et Thérapont plantèrent une croix de bois entre les trois lacs – Siverk, Lunsk et Dolgi – en y creusant un abri dans la terre. Il serait vain de dire que la vie dans « ce paradis », comme l’appelait Cyrille, n’était pas douce. Elle fut même si dure que Thérapont ne put la supporter longtemps. Il quitta son compagnon et se choisit à quinze kilomètres de là un autre endroit où il érigea son propre monastère (c’est le monastère de Thérapont célèbre par ses fresques – œuvres du maître Dionysios, et qui devait devenir un des musées artistiques les plus précieux de la Russie). Cyrille resta donc seul dans la forêt vierge. Les privations ne lui faisaient pas peur, il en avait l’habitude et, malgré ses soixante ans, il se sentait vaillant et fort de corps et d’âme. Néanmoins sa vie n’était pas exempte de périls. Une nuit, lorsqu’il dormait, il faillit être écrasé par un arbre ; une autre fois, en défrichant la forêt pour se faire un potager, il provoqua un incendie dont il se sauva à grand-peine. Le premier homme qui vint le trouver fut un paysan des environs. Il lui raconta qu’ayant souvent entendu des chants et le son des cloches dans cette partie de la forêt, lui et ses voisins avaient longtemps cherché en vain sans trouver âme qui vive dans les environs. D’autres paysans suivirent le premier. Puis vinrent trois moines du monastère de Simonov, puis d’autres encore.

Cyrille ne refusait personne, et bientôt une petite communauté fut constituée, centrée autour d’une chapelle dédiée à l’Assomption de la Vierge. Cette consécration indique la dévotion particulière du fondateur pour Marie. Elle marque aussi le lien que la nouvelle fondation voulait avoir avec Moscou et avec le monastère de Simonov, dédié lui aussi à la Vierge.

La règle que Cyrille imposa à son couvent était la règle cénobitique, telle que la voulait saint Serge, mais peut-être encore plus sévère. Son couvent sera une école d’obéissance et de pauvreté, de renoncement et d’amour fraternel, un lieu de retraite, de silence, de prière et de travail.

Saint Cyrille exigeait que tout fût accompli selon la règle, dans la dévotion et le silence. À l’église, chacun avait sa place déterminée ; l’office devait être dit avec dévotion, les chants simples et réglementaires. Cyrille servait de modèle à tous. Jamais on ne le vit se permettre, malgré son âge, de s’appuyer lorsqu’il était à l’église ou de manquer à un office. Au réfectoire il en était de même : les places étaient assignées et tout le service se faisait en silence. Personne, au moment du repas, n’osait parler, et tous devaient écouter la lecture. Tout en recommandant le jeûne, Cyrille faisait néanmoins servir à ses moines « trois plats » et, passant souvent à la cuisine, prenait soin que les frères, comme il disait, « aient des consolations ». À cet effet, se rappelant le temps de son noviciat, il prêtait parfois la main aux cuisiniers. Par contre l’hydromel et le vin étaient sévèrement exclus du menu monastique. C’est une des particularités de la règle de saint Cyrille qui passera plus tard dans celle du couvent de Solovki sur la Mer Blanche. Il ne semble pas que, dans son gouvernement, Cyrille ait eu souvent recours à la punition. Son autorité spirituelle était si grande et si indiscutable qu’il n’avait pas besoin de moyens extérieurs pour la faire prévaloir.

Le signe caractéristique et distinctif de la vie dans le couvent de Cyrille n’est donc pas tant l’austérité que la régularité. De même que saint Serge, saint Cyrille porte de préférence « des habits usés et rapiécés » et, comme lui, il est plein de douceur pour ceux qui l’offensent. À un moine qui le détestait, le saint disait : « Tous se trompent à mon égard ; toi seul, tu es dans le vrai : tu as compris que je suis pécheur. » Le détachement des biens temporels s’exprima chez saint Cyrille, pourrait-on dire, avec encore plus de force que chez saint Serge. Celui-ci ne voulait pas qu’on amasse des provisions. Cyrille, lui, refuse d’entrer en rapports avec les villages dont les bienfaiteurs veulent faire des dons au couvent. Il ne permet même pas aux moines de mendier, exigeant qu’ils se nourrissent uniquement du travail de leurs mains. Il autorise seulement à recevoir les aumônes si elles sont portées au couvent. C’est surtout individuellement que les moines, d’après la règle cénobitique, ne doivent posséder aucun bien. Dans le monastère de Cyrille, ils ne pourront même pas avoir dans leur cellule une écuelle pour leur usage propre ou de l’eau pour boire.

Étant pauvre, le couvent ne pouvait évidemment, du temps de saint Cyrille, se permettre de pratiquer des œuvres de bienfaisance sur une grande échelle. En contrepartie, le saint insiste beaucoup, comme en témoignent ses miracles et les lettres adressées par lui aux princes, sur le service de la charité. Ainsi, pendant une disette qui affligeait le pays, il a multiplié les pains pour nourrir les indigents ; une autre fois, il sauva par sa prière des pêcheurs surpris sur le lac par une tempête : il ressuscite un confrère mort, uniquement pour lui permettre de communier.

Saint Cyrille est un des rares saints de l’ancienne Russie dont nous possédions des écrits authentiques. Dans un recueil du XVIe siècle à la Bibliothèque de Sainte-Sophie de Novgorod (Sbornik Novgorodskoj biblioteki), on trouve trois de ses épîtres aux fils du prince Dimitri Donskoï : Basile, André et Georges. Elles nous manifestent le caractère chrétien et humble du saint, la simplicité de sa pensée, de ses sentiments et des expressions dont il se sert. On y voit de même cette belle union spirituelle qui unissait le saint ermite aux détenteurs du pouvoir dans la Russie de ce temps. C’est ainsi qu’au grand-prince Basile de Moscou, après l’avoir remercié pour les bienfaits à l’endroit de son monastère, Cyrille en tant que pasteur spirituel rappelle, comme à un homme investi du pouvoir souverain, le devoir qui incombe de garder les commandements de Dieu et de détourner ses pas du chemin de la perdition. « De même que sur un navire », écrit-il, « si la défection d’un simple rameur ne représente pas un si grand mal pour ceux qui naviguent avec lui, tandis que celle du capitaine met tout le navire en péril, il en est de même des princes. Quand un boyard commet un péché, il ne fait de mal qu’à lui-même, quand c’est le prince, il nuit alors à tous ceux qui lui sont soumis. » Le saint exhorte Basile à la douceur et la justice pour les princes de Sousdal avec lesquels il avait des litiges à régler et qui s’étaient enfuis chez les tatars, fuyant la colère de leur cousin de Moscou. « Montre-leur ton amour et ta clémence, Seigneur, afin qu’ils ne périssent pas dans les terres des infidèles et n’y trouvent pas la mort. Car ni la souveraineté, ni le pouvoir princier, ni aucun pouvoir au monde ne peut nous libérer des justes jugements de Dieu ; mais si tu aimes ton prochain comme toi-même et si tu consoles une âme qui souffre et qui est remplie d’amertume, cela t’aidera beaucoup au tribunal du Christ. Comme l’écrit saint Jean le Bien-Aimé, celui qui dit : J’aime Dieu mais je hais mon frère, celui-là est un menteur ! De même toi, Seigneur, aime Dieu de toute ton âme et aime aussi tes frères et tous les chrétiens... »

Dans sa lettre au prince André de Mojaïsk, saint Cyrille propose tout un programme administratif et social. Il parle de l’intégrité des tribunaux, de la nécessité d’abolir les douanes, des concessions octroyées aux cabaretiers (kortchemnitchestvo) et aussi de la punition des brigands et des voleurs, de la lutte contre l’habitude russe de blasphémer et du zèle pour la cause de Dieu.

L’indépendance aussi humble que ferme devant les grands de ce monde est aussi un des traits distinctifs de saint Cyrille et de toute son école. Son biographe insiste aussi pour nous le présenter comme rempli de douceur et de miséricorde, toujours soucieux du bien matériel et spirituel de ceux qui l’entourent. Il est manifeste que l’auteur s’applique à mettre l’accent sur les vertus de miséricorde, de douceur et de charité qui se trouvent ainsi mises spécialement en relief. Par contre ; comme d’habitude, la vie intérieure du saint reste voilée à nos regards. Nous n’en savons hélas ! que bien peu de chose. Il faut cependant signaler sa dévotion très particulière à la Sainte Vierge et le don des larmes, ainsi que son attrait pour la contemplation. Était-il un mystique ? Tout dépend du sens qu’on donne à ce terme. Si on veut dire par là que saint Cyrille avait été doué d’une expérience religieuse supérieure, plus directe, plus intime ou plus rare que la plupart des hommes [39], il semble qu’on doive le ranger parmi ces privilégiés. De même, son assiduité à la contemplation, son attrait pour la solitude, les nuits entières passées dans la prière nous permettraient de supposer que cette dernière était une prière d’un degré supérieur à la prière commune. On ne peut guère en dire davantage, le saint, comme la plupart des saints russes, n’ayant pas laissé de journal ou de notes spirituelles.

Saint Cyrille mourut le 9 juin 1427. Il avait quatre-vingt-dix ans. Sa canonisation eut lieu en 1448, au temps du métropolite de Moscou Jonas. Quant à son monastère, il ne persévéra pas longtemps dans la règle de stricte pauvreté si chère à son fondateur. Bien vite après la mort de Cyrille, il devint un des plus riches en immeubles de tous les monastères du Nord, rivalisant sous ce rapport avec la laure de saint Serge. Néanmoins la règle sévère de la vie cénobitique imposée par le saint fut conservée et se maintint jusqu’à la moitié du XVIe siècle, alors que celle de la célèbre laure était depuis bien longtemps en décadence. Aussi bien, aux XVe et XVIe siècles, c’est le monastère de saint Cyrille et non celui de saint Serge qui devint le centre de rayonnement de la sainteté vivante ainsi que celui de la colonisation monastique.

Au XVe siècle, les environs du monastère de Cyrille, devenu avec le temps une ville (Kirillov), ainsi que ceux de son premier compagnon Thérapont, se présentent comme une terre sainte, « la Thébaïde russe ». Autour des grands couvents se construisent des ermitages et des cellules où tout un monde d’ermites s’adonne au silence et à la stricte observance selon la règle prescrite par le fondateur.

 

 

II. – Les Moines des Forêts de Komel.

 

L’immense forêt de Komel qui s’étend au sud de la province de Vologda et pénètre dans celle de Kostroma doit être considérée comme le second centre de la vie monastique et de sainteté dans les régions au delà du Volga. Nombreux sont les saints qui portent son nom : saint Cornélius de Komel, saint Arsène et d’autres. Les rivières qui se trouvent dans la forêt de Komel, l’Obnora et le Nouroma, ont donné asile aux bienheureux Paul d’Obnora et Serge de Nourom, disciples de saint Serge.

Paul d’Obnora († le 10 janvier 1429), est le grand observateur de la loi du silence, qu’il désigne du nom de « la mère de toutes les vertus ». Il représente le type, assez rare en Russie, du parfait anachorète. « Sa personne à elle seule », dit Fédotov, « justifie bien le nom de Thébaïde », donné à ces régions du Nord.

Né en 1317 à Moscou, dans une riche famille de la noblesse, Paul reçut une éducation très soignée. Dès son enfance, il se fit remarquer par sa bonté pour les miséreux et sa générosité pour les pauvres. Jamais, dit-on, il n’a refusé d’aider un nécessiteux. S’il n’avait pas d’argent sur lui, il enlevait ses habits et les donnait à ceux qui lui demandaient l’aumône. Lorsqu’il eut vingt-deux ans, il quitta la maison paternelle et se réfugia sur les bords du Volga pour vaquer à son salut. L’existence qu’il menait dans les monastères dès le début de sa vie religieuse était d’une austérité extrême. Il matait son corps par des travaux pénibles, jeûnant au pain et à l’eau, aspirant toujours à des pénitences nouvelles et se cherchant un directeur éclairé pour le guider sur le chemin de la perfection. C’était le temps où saint Serge brillait à Radonège. Paul vint à lui et fut accueilli avec beaucoup de charité. Serge vit de suite dans ce jeune homme à qui il avait à faire. Il lui enseigna les vertus nécessaires à un moine de sa trempe, surtout celle de l’abnégation totale de la volonté propre. Après quinze ans de vie auprès de Serge, Paul, poussé par son désir de solitude et de silence, pria Serge de lui permettre d’aller vivre complètement dans le désert. Voyant son attrait et estimant qu’il venait de Dieu, Serge bénit son disciple et lui donna une croix en cuivre comme signe de la victoire du Christ sur le monde, après quoi Paul prit le chemin qui le conduisait dans la forêt de Komel. Là il vécut des années entières dans le tronc d’un filleul, où un jour Serge de Nourom, autre amateur de la vie érémitique, le trouva en compagnie d’un ours, de renards, de lièvres et autres bêtes sauvages, donnant à manger aux oiseaux qui s’étaient posés sur sa tête et ses épaules. Plus tard, sous l’inspiration de Dieu, qui voulait que son serviteur pût servir par ses vertus de modèle aux autres, Paul quitta sa solitude et se choisit une demeure sur les bords de la rivière Obnora, toujours dans la même forêt. Là il se bâtit une cabane et creusa un puits. Il resta dans ce lieu jusqu’à sa mort, en 1429, parmi les bêtes sauvages qui venaient sans crainte manger dans ses mains.

Jour et nuit, il ne faisait que louer Dieu, mêlant sa voix à celle des oiseaux de la forêt. La prière le protégeait des démons et des brigands et l’aidait à supporter ces austérités. Cinq jours par semaine, il s’abstenait de toute nourriture, ne prenant qu’un peu de pain et d’eau le samedi et le dimanche. Il vint cependant un moment où, par la permission de Dieu, son refuge fut découvert. Alors les hommes vinrent lui demander de les guider dans la voie de la perfection. Paul dut alors penser à organiser une vie de communauté. Il n’accepta pas cependant la charge de supérieur et continua à vivre en reclus, considéré par ceux qui l’entouraient comme un ange. Il mourut à l’âge de cent-douze ans.

Bien que la vie du bienheureux Paul d’Obnora n’ait été écrite probablement que vers le commencement du XVIe siècle, l’auteur, dont le nom est resté inconnu, s’est servi, d’après ses dires, de sources orales et écrites dignes de foi (N. Konoplev) [40]. Le biographe, qui semble avoir été un moine du couvent d’Obnora, met un accent particulier sur l’amour du bienheureux Paul pour le silence et la solitude, qu’il présente comme tout à fait caractéristiques de son héros. Non seulement Paul les pratique et les recherche pour lui-même, soit dans sa jeunesse, soit auprès de saint Serge ou dans la forêt où il va pour s’y adonner davantage, mais encore il les recommande à ses disciples en en faisant les règles fondamentales de leur conduite : « Aimez le silence qui est la mère de toutes les vertus. » Quelle est la raison de cette prédilection ? C’est que – et le biographe nous le fait comprendre – le silence et la solitude nous aident à rentrer en nous-mêmes et à nous concentrer ; elles facilitent la méditation et l’aspiration à la purification intérieure et à la perfection. De Paul lui-même il nous est dit qu’il « s’adonnait au chant et à la prière en purifiant sans cesse ses pensées », afin « que son esprit ne soit pas attaché aux choses de la terre ». À l’approche de sa mort le bienheureux « se tut complètement et s’abstint de tout commerce avec les hommes, s’absorbant dans la prière et purifiant ses regards en les concentrant dans son cœur afin de contempler, grâce à sa pureté, la gloire du Seigneur ».

Ces dernières paroles indiquent tout particulièrement le recueillement de Paul et l’intensité d’une contemplation qui lui permettait d’atteindre aux plus sublimes consolations spirituelles. Elles nous montrent son état d’âme qui est celui d’un vrai contemplatif. Les mêmes pensées se trouvent exprimées dans les exhortations « aux frères » que le biographe met dans la bouche de Paul un peu avant sa mort. Avant tout il enseigne la prière de louange à Dieu. Il recommande de garder dans le cœur la « crainte de Dieu » et de s’adonner « sans paresse » à la prière et au travail manuel pour Dieu, avec le souci non seulement de bien faire toute action mais encore de prendre garde à la pureté des paroles et des pensées. Le rôle que jouent les mauvaises pensées attire beaucoup l’attention du bienheureux. Il enseigne comment il faut les combattre et ne pas leur céder. Un des moyens d’y arriver sera l’abstinence dans la nourriture, puis la prière, le jeûne, les veilles. Ces exigences de la lutte intérieure et de la perfection intérieure, sans indication des actions extérieures par lesquelles on peut plaire à Dieu, distinguent très nettement les exhortations de Paul d’Obnora de celles qu’on trouve dans les biographies d’autres saints. Paul exhorte ses frères à vaincre la tentation, à ne pas craindre de s’obliger à travailler, si peu que ce soit. « Alors », dit-il, « le Seigneur aidera et donnera les forces pour accomplir un plus grand travail. » Il veut que les moines vivent du travail de leurs mains et puissent aider les pauvres par ce travail. En ce qui touche la prière nous trouvons pour la première fois, dans une instruction aux novices, qui est de son école sinon de lui-même, la recommandation de la prière dite de Jésus. (Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi, pécheur.) On devra la dire en se servant du chapelet monacal. On pense ici à la spiritualité hésychaste. Paul était-il hésychaste ? Il est difficile de le dire, faute de preuves. Les différentes expressions relatives à la contemplation et au recueillement qui se trouvent dans sa vie peuvent facilement donner le change. Il ne faut pas oublier que sa biographie fut écrite au XVIe siècle, avec une terminologie hésychaste mise en l’usage par Nil Sorski. De toute évidence, Paul ne fut pas hésychaste en ce sens qu’il aurait partagé les idées théologiques d’un Grégoire Palamas et les méthodes de prière alors en vogue au Mont Athos. Mais il ne semble pas douteux qu’il a dû subir les influences de son confesseur et voisin dans la solitude, Serge de Nouroma.

Ce dernier avait été au Mont Athos, où il avait reçu la tonsure monastique. C’est de l’Athos qu’il vint un jour chez saint Serge, où il resta quelque temps, ayant conquis par ses vertus la sympathie de son nouveau maître. Nous ne savons rien de précis ni sur ses origines ni sur la raison qui lui avait fait quitter la Sainte Montagne pour venir jusque dans la région de Moscou. Peut-être avait-il fui les troubles dont, à la suite des disputes palamites, étaient alors victimes les couvents de l’Athos [41] ? Était-il partisan des doctrines palamites ? Était-il hésychaste ? Nous serions inclinés à l’admettre si nous nous arrêtons à sa formation première (l’Athos) et aux tendances de sa spiritualité. C’est elle qui lui fit quitter la laure de la Trinité pour l’amener lui aussi dans les forêts du Nord à la recherche de la solitude. Là il rencontra le bienheureux Paul d’Obnora qui avait élu domicile dans le voisinage. Une amitié spirituelle unissait les deux ermites : ils se visitaient, se confessaient mutuellement et se communiquaient toutes leurs pensées et toutes leurs dévotions. Serge de Nouroma mourut en 1413. Sa vie fut seulement écrite en 1584. Cette vie est très courte, peu originale, remplie de rhétorique et ne présente pas d’intérêt, sauf l’exhortation qu’on nous dit avoir été tenue par le saint à ses moines au moment de sa mort. Cette dernière nous manifeste quel était l’idéal, soit de ceux qui ont contribué à composer la dite biographie, soit des moines du couvent qui conservaient le souvenir de leur fondateur. Dans cette exhortation, Serge, après avoir confié ses disciples à Dieu et à la Sainte Vierge, leur demande de garder la crainte du Seigneur et de se souvenir de la parole du Christ : « Celui qui garde mes commandements, celui-là m’aime. » Il les prie de pratiquer entre eux l’humilité, de fuir les paroles mensongères, de haïr la calomnie, de se détourner de toute animosité en pratiquant l’amour à l’endroit des médisants, afin que le soleil ne se couche pas avant qu’ils n’aient vaincu toute colère. Il leur demande d’être soumis aux supérieurs qui ont soin de leurs âmes et de rendre activement à Dieu le culte qui Lui est dû. « En vivant de la sorte, vous serez heureux. » Comme on le voit, ces conseils sont surtout d’ordre intérieur. Le culte extérieur n’est désigné qu’en passant et en peu de mots.

 

 

III. – Les Moines du Lac Kouben.

 

Le lac de Kouben est le troisième centre géographique et spirituel de l’ancienne Russie. Assez étroit et long de soixante-dix kilomètres, il réunit le pays de Vologda à celui du Lac Blanc. Le long de ses rives passait jadis la voie qui conduisait de Vologda et Moscou à Kirillov (monastère de saint Cyrille). Sur une roche (Kamenj) émergeant des eaux du lac fut érigé en l’honneur de la Transfiguration un monastère « Spasso-Kamennyj » dont Païsios Jaroslavov, grand amant de la pauvreté, écrivit l’histoire à la fin du XVe siècle. Le premier higoumène dont le nom nous soit connu était un certain Dionysios, plus tard archevêque de Rostov. Ce Dionysios était d’origine grecque et vint du Mont Athos au temps du prince Dimitri Donskoï (seconde moitié du XIVe siècle), lui aussi probablement, comme Serge de Nouroma, à la suite des mêmes circonstances c’est-à-dire des disputes palamites. Deux de ses disciples, Dionysios Glouchitzki († 1437) et Alexandre Kouchtski († 1439) [42] érigèrent des monastères sur les bords du lac Kouben. La laure de Dionysios, dédiée à la fête de la Protection de la Vierge, donna naissance, à elle seule, à sept colonies monastiques dans le pays de Kouben. Cent ans encore après la mort de son fondateur, elle donnait des saints et fondait de nouvelles colonies de moines. Au milieu du XVe siècle, l’higoumène du couvent Kirillov, Cassien, qui fut un disciple de saint Cyrille, devint supérieur du couvent Spasso-Kamennyj. Ainsi, fut reliée la tradition de saint Cyrille, russe par excellence, à celle du Mont Athos. Cassien, entre autres, fut le directeur et le maître du jeune prince André de Zaozersk, en religion Joasaph, dont il a été question lorsque nous avons parlé des princes moines. Il mourut à l’âge de dix-sept ans, après seulement cinq ans de vie religieuse, en 1453. Il est connu comme mystique, grand amant de la pauvreté et du silence. C’est un des très rares saints russes, saint Tikhon de Zadonsk excepté, qui ait été gratifié d’une apparition du Seigneur lui-même. À la première demande du jeune visionnaire, « Qu’est-ce qui est surtout nécessaire pour le salut ? » le Christ répondit : « La charité » ; à la seconde, relative à la lutte contre les astuces de l’ennemi, le Christ lui recommanda la pratique de la douceur, de la justice véritable (la pravda) et l’humilité du cœur. La biographie du jeune saint, écrite seulement au XVIe siècle, est d’une valeur historique des plus discutées. Elle ne nous donne pas le vrai tableau de ce Louis de Gonzague russe. Ainsi, pour sa prière et sa vie intérieure, elle répète ce qui a été déjà dit pour saint Paul d’Obnora et dans les termes devenus courants seulement après Nil Sorski, c’est-à-dire cent ans après : « Il s’était exercé à purifier la lumière de son intelligence, la tenant concentrée dans son cœur et contemplant la gloire du Seigneur. » Cela n’empêche pas l’auteur de souligner la charité du jeune contemplatif. Même dans la célèbre vision qu’il eut du Christ, c’est encore la charité qui sera l’objet de leur entretien. Et si l’on examine attentivement le contexte et les explications qui le suivent, on verra que cette charité, et ceci est très significatif de la mystique russe, a pour objet non seulement Dieu mais aussi les hommes.

Pour revenir au couvent de saint Cyrille, il donna naissance lui aussi à des colonies de moines au Nord et à l’Ouest. Son influence spirituelle s’exerça également sur les couvents de la région de Novgorod qui, eux, ne cessèrent de rester liés par des liens solides, – à l’époque prémongole, les tatars n’ayant pas touché Novgorod. C’est de Kirillov que sont sortis saint Alexandre d’Ochevensk († 1479), l’apôtre du pays de Kargopol, et saint Sabbatios († 1435), un des fondateurs du célèbre couvent de Solovki. Ce dernier devint l’avant-poste le plus avancé du christianisme et de la civilisation dans les régions septentrionales de Russie, parmi les « Lapons sauvages » (« Lopi dikoj »), le précurseur de toute la colonisation russe dans ce pays. Le second fondateur du couvent, saint Sosime († 1478) est sorti, lui, de Valamo, amenant avec lui la tradition de Novgorod. Le sud moscovite et l’occident novgorodien se croisent ainsi à Solovki dans l’origine de ses fondateurs et même dans les noms de ses églises. Les saints Sosime et Sabbatios ont mené une vie très rude sur cette île de la Mer Blanche, mais déjà Sosime, le véritable organisateur du monastère, apparaît à nos yeux non seulement comme un ascète mais de plus comme un économe, un patron, un entrepreneur plein de zèle. C’est lui qui pour des siècles déterminera le visage propre de ce couvent. En effet les saints « podvinikis » de ces régions nordiques ne se contentaient pas de sauver leurs âmes par le « podvig » de la prière, les jeûnes et la contemplation. Ils cherchaient de plus à répandre autour d’eux les bienfaits de la civilisation bien comprise. Ainsi saint Philippe (1507-1569), plus tard métropolite de Moscou, tué par Ivan le Terrible, étant higoumène de Solovki, imagina une machine à sécher le blé, permettant ainsi au grain de parvenir automatiquement sur le séchoir : lui encore construisit un tarare (instrument pour vanner le grain) perfectionné et actionné par le vent ; il bâtit des briqueteries et des verreries. Le père Taraise, dit la chronique du monastère, enseigna aux indigènes à recueillir du sel pur en l’extrayant de l’eau de la mer. Saint Triphon († 1583), l’apôtre des Lapons, est l’initiateur de pêcheries, de la chasse organisée et de la pêche aux huîtres. C’est lui qui le premier construisit de grands navires capables d’affronter la haute mer [43].

L’union de la prière et du travail, la sanctification religieuse de l’action culturelle et économique – tel est le trait qui caractérise le couvent de Solovki tant au XVIe qu’au XVIIe siècles. Riche exploiteur et commerçant du Nord de la Russie, devenu de plus vers la fin du XVIe siècle une forteresse de premier ordre et par là le gardien militaire des rivages russes, le monastère de Solovki ne cessa pas, même au XVIIe siècle, de donner des saints à l’Église russe.

Tous les centres de rayonnement spirituel que nous venons de parcourir n’épuisent évidemment pas toute la sainte Russie des XIVe et XVe siècles, l’âge d’or par excellence de la sainteté russe. On pourrait citer des noms qui ne sont pas directement liés aux couvents de saint Serge et de saint Cyrille. Tels sont les deux Macaire, celui de Kaliazin († 1483) et celui de l’Ounja (1349-1444), le premier venant de Kachine près de Tver, le second du monastère de Petchersk, aux environs de Nijni-Novgorod. La moisson des saints de Novgorod est particulièrement riche. Le bienheureux Sabba de Vichera, de la famille des boyards Borozdine de Tver, fonda son monastère à sept kilomètres de Novgorod. Il est le premier et le seul saint russe à notre connaissance qui, parmi d’autres exploits d’ascétisme, comme la mendicité, pratiqua celui de stylite, au vrai sens du mot. Un des saints les plus connus et vénérés de la région de Pskov, saint Eufrossine (1386-1481) fut à Pskov le fondateur du monastère d’Éléazar, qu’il dota d’une règle originale écrite par lui, ou, pour parler plus exactement, d’un règlement de vie selon les principes qui devaient régir, d’après lui, un couvent cénobitique. Il met l’accent non pas tant sur la réglementation de la conduite extérieure que sur le côté intérieur de la vie monastique. Eufrossine semble avoir eu une spiritualité très originale à tendance contemplative (il aimait à se retirer dans un lieu désert pour s’y adonner à la contemplation) et liturgique. Ainsi son biographe nous raconte que, persuadé que le fait de tripler ou de doubler « l’Alleluia », – question qui agitait déjà au XVe siècle la société de Pskov, – avait un sens profondément mystique, il entreprit un voyage à Constantinople pour y chercher la vérité. Il revint convaincu de la justesse de l’opinion de ceux qui tenaient au « doublement » et l’introduisit dans son monastère. Quant à la question qui concernait le sens caché de cet usage, Byzance n’avait pas pu lui fournir de réponse. Il dut donc se contenter d’affirmer que cela était et reste un mystère [44].

Le professeur Fédotov remarque avec raison que toute étude approfondie de la spiritualité des saints « podvijnikis » du Nord est entravée par deux difficultés presque insurmontables : la première est que la plupart des vies de saints de ces régions sont restées inédites ; quant à la seconde, elle se rapporte à leur contenu, qui, à l’encontre des vies de saints de la région de Moscou, se distingue par sa pauvreté et une généralisation à l’excès des caractéristiques données. Néanmoins, grâce aux recherches du professeur Kadloubovski, nous avons la possibilité de jeter un coup d’œil sur les manuscrits qui nous sont inaccessibles et dont les pages contiennent les récits des exploits des grands saints jadis vénérés sur toute la terre russe, aujourd’hui pour la plupart oubliés des fidèles. Comme nous l’avons pu constater, tout ce groupe de saints des régions au delà du Volga garde, autant qu’il est possible dans leur pureté, les traditions de saint Serge et de saint Cyrille, à savoir : la douceur, l’humilité, l’amour de la pauvreté et de la méditation solitaire. Les spirituels pardonnent facilement à ceux qui les offensent et les attaquent, même aux brigands qui attentent à la propriété ou aux biens du couvent. Ainsi, par exemple, saint Denis de Glouchitza ne fera que sourire en apprenant le vol des chevaux du monastère. En constatant ces exemples, Basile Rosanov (1856-1919), penseur original et écrivain éminent, remarque, d’ailleurs faussement, que « ce n’est qu’avec le peuple russe dans la personne des solitaires russes que le Christ s’est “apparenté” (ourodnilsja). Tandis qu’à l’Occident, on ne fait que le “connaître” (Znajut). C’est une grande différence [45] ». La pauvreté au sens le plus strict du terme, c’est-à-dire non pas seulement la pauvreté individuelle qui consiste dans le refus de posséder quelque chose en propre, mais la pauvreté collective, le refus de posséder au nom du monastère, tel est l’idéal de leur vie. Ils suivent en cela l’esprit de saint François d’Assise et la règle des ordres mendiants qui, à son exemple, s’est implantée en Occident. Il serait intéressant d’examiner si nous ne sommes pas ici en présence d’une influence directe de l’esprit occidental venue peut-être en Russie par Novgorod.

Saint Dimitri de Priloutzk, comme saint Denis de Glouchitza, refuse même l’aumône des bienfaiteurs et veut qu’elle soit employée à nourrir les serfs et les orphelins et ceux qui souffrent « la nudité et la soif ». Le jeune saint Joasaph (prince André Zaozerski) refuse de même de recevoir les dons qu’on lui apporte. « Nous n’avons que faire de l’or et de l’argent », dit-il. « Évidemment une telle pauvreté complète est un idéal devant lequel reculent même les saints les plus rigides », remarque Fédotov.

Après la mort de leurs fondateurs, la plupart des couvents s’enrichissent. Mais en trahissant l’idéal, ils n’en perdent cependant pas le souvenir. Cette indépendance totale, que les saints du Nord et du Trans-Volga ont vis-à-vis du monde, leur donne la libre audace de juger sans ménagement. Leur douceur habituelle et leur humilité ne les empêchent pas de manifester la vérité et de parler, même lorsque le délinquant est des grands de ce monde. Ainsi le même saint Cyrille qui nous a laissé des exhortations paternelles aux princes refusa de visiter un des fils de Dimitri Donskoï, Georges, qui lors d’une lutte intestine, ayant fait beaucoup de prisonniers, ne voulait pas les relâcher. Le bienheureux Martinian, disciple de saint Cyrille, sans crainte d’être mis en prison, alla lui-même trouver le grand-prince Basile II à Moscou pour lui reprocher d’avoir jeté dans les fers un boyard malgré la parole donnée. Saint Grégoire de Pelchem († 1449) reprocha ouvertement au prince Georges et à son fils Chemiaka d’avoir injustement usurpé le trône de Moscou.

Ces conflits avec le monde, de même que les « sorties » dans le monde, restent cependant des cas isolés. Le saint « podvijnik » du Nord aspire avant tout au silence et à la solitude.

Les vies de nos saints sont d’une parcimonie extrême lorsqu’il s’agit de leur vie intérieure. Néanmoins le professeur Kadloubovski a réussi à en tirer des constatations extrêmement précieuses. Selon le professeur Fédotov, nous pouvons premièrement déduire de tous ces formulaires isolés, d’une forme peu usitée par l’hagiographie russe et qui semblent inspirés par l’ascétisme oriental, que malgré toute la rudesse de la vie des saints des régions du Trans-Volga et du Nord, ils subordonnent toujours l’ascèse extérieure à l’action intérieure. Cette dernière concentre toute leur attention. De plus cette action intérieure se présente comme une purification de l’esprit et une union avec Dieu dans la prière. Ici une remarque s’impose : Le mot russe « oum » qu’on traduit en français par esprit ou intelligence correspond au νοῦς grec. Il désigne non pas l’intellect au sens étroit du terme, mais l’ensemble des facultés cognitives et contemplatives, la lumière de la raison et de la conscience qui fait de l’homme un être personnel et libre... Les « Startsi » russes identifient très souvent l’esprit avec l’image de Dieu en l’homme. En employant une terminologie plus moderne, nous pourrions l’appeler la conscience personnelle illuminant toutes les sphères de la vie humaine, elle-même conçue comme un écheveau complexe de rapports avec divers ordres de réalités. Quant au cœur, il désigne dans la tradition orientale le centre de l’être humain, la racine des facultés actives de l’intellect et de la volonté, le point d’où provient et vers lequel converge toute la vie spirituelle [46].

Ce n’est que dans des cas fort rares que cette action intérieure est décrite en termes techniques empruntés à la pratique des hésychastes. Leur vrai sens n’est vraiment intelligible qu’à la lumière de cette doctrine, dont Nil Sorski (1433-1508) promulguera les fondements et développera les principes. C’est précisément la raison pour laquelle on ne peut rien déduire qui nous fasse connaître l’état d’âme des vies comme celle de Paul d’Obnora ou de saint Joasaph, où les termes hésychastes semblent manifestes, car ces vies furent écrites au XVIe siècle, comme on l’a dit, c’est-à-dire après la parution des ouvrages de Nil Sorski. Elles parlent en termes qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité. Une dernière remarque : les saints du Trans-Volga et des régions du Nord sont des mystiques de la tradition de saint Serge. Leurs figures sont empreintes de santé, de robustesse, et toute mièvrerie est absente de leur douceur. Ils sont les amis des forêts et des bêtes, des ours et des oiseaux. Cependant tout naturalisme, dans le genre de celui d’un Starets Sossima dans « Les frères Karamazov », toute esthétique leur sont étrangers. Ils sont dépeints comme grands, forts et virils. Ils ont les traits du paysan russe du Nord. Leur langage est comme le sien, imagé et un peu chantant. Comme lui, ils sont silencieux. Leurs paroles et leurs gestes ne font pas beaucoup de bruit. Ils sont simples et purs. Ils glorifient tous la charité « comme la reine des vertus » et ont toujours le souci extrême de la faire rayonner à chaque contact qu’ils ont avec les hommes.

Comme on le voit les « Podvijnikis » du Nord et du Trans-Volga gardent bien ce trait caractéristique de la spiritualité russe qu’est la charité active. Et ce trait à lui seul déjà les distingue, même ceux d’entre eux qu’on serait tenté d’assimiler aux partisans de la doctrine hésychaste. Ce sera le cas notamment pour saint Nil Sorski.

 

 

 

 

Les adversaires de la spiritualité chrétienne en Russie [47]

 

 

Avant de passer à l’étude de la tradition spirituelle telle qu’elle s’est développée après saint Serge et d’aborder la crise spirituelle des XVe et XVIe siècles, il est nécessaire d’étudier les vestiges du paganisme et de leur influence sur la formation de la spiritualité russe. On verra ensuite brièvement deux sectes, celles des Strigolnikis et des Judaïsants qui secouèrent profondément la vie spirituelle russe aux XIVe et XVIe siècles. Elles nous permettent d’entrevoir le tréfonds de l’âme populaire russe.

 

 

I. LE PAGANISME RUSSE ET SES VESTIGES

 

Lorsque vers 988 les Russes furent baptisés par ordre du prince Vladimir et devinrent chrétiens, la minorité des habitants, c’est-à-dire les classes les plus cultivées de l’entourage du prince, et la grande masse du peuple furent de manières bien différentes. Les premiers, ayant été plus ou moins instruits par ceux qui leur apportaient la nouvelle foi l’acceptèrent avec une conscience suffisante pour comprendre le sens d’un changement aussi important : ils renièrent le paganisme comme croyance erronée et embrassèrent le christianisme, l’ayant reconnu comme la seule vraie foi. Ainsi ils ne lièrent pas une religion à l’autre et ne devinrent pas « bicroyants ». Mais en répudiant le paganisme comme religion, les classes russes plus évoluées n’abandonnèrent pas pour autant les multiples croyances païennes liées à leurs coutumes. Pour les classes cultivées le paganisme délaissé comme religion resta vivant comme règle pratique de la vie. Pour les masses populaires, ce fut pire encore. Elles ne reçurent aucune instruction sur la foi qu’elles étaient forcées d’accepter et durent se contenter de se laisser conduire en cette circonstance par le point de vue général qu’avait tout païen sur les rapports mutuels entre les différentes croyances. Elles devinrent donc simplement « bicroyantes », mettant l’ancienne religion à côté de la nouvelle, les joignant l’une à l’autre. Le Dieu chrétien avec ses saints et les dieux païens constituèrent deux familles divines distinctes. Le culte nouveau et le culte ancien devinrent deux cultes différents. Avec le temps, la masse du peuple commença, elle aussi, à prendre conscience du fait que la foi chrétienne est la seule vraie foi et que le paganisme n’est que mensonge et astuce du diable. Les dieux païens durent alors disparaître comme personnifications diaboliques. Mais le paganisme ne disparut pas pour autant. Maintes croyances, coutumes, fêtes créées par l’imagination du peuple et constituant son patrimoine ancestral, étaient trop enracinées pour être expulsées à la suite du panthéon antique. Une partie d’entre elles trouva le moyen de se joindre au christianisme et de se mettre sous sa protection ; l’autre continua à vivre parallèlement avec lui dans un état indéfini de croyances, de fêtes, de coutumes populaires tolérées, sinon officiellement admises. Tout cela n’est aucunement propre à la seule Russie, c’est un phénomène inévitable chez tous les peuples.

Cette réserve faite, il reste vrai qu’en Russie le christianisme est demeuré longtemps plus grossier qu’en tel ou tel pays. Plus qu’ailleurs la foi y est restée, jusqu’à là révolution, entachée de notions païennes. Pour être parvenu à rayer de l’âme russe le nom et le souvenir des dieux païens, le christianisme n’a pas toujours réussi à y graver ses dogmes et ses croyances. Entre les vieilles conceptions païennes et les enseignements évangéliques, il y a eu une sorte de superposition qui a persisté jusqu’à nos jours. Ce ne sont pas seulement les rites du paganisme que le peuple a conservé çà et là, c’est, sous une enveloppe chrétienne, l’esprit même du polythéisme, ou, pour mieux dire, le christianisme populaire russe est une sorte de christianisme païen où le polythéisme représente les croyances et le christianisme le culte. C’est surtout dans les chants, les contes, les traditions, dans l’imagination populaire qu’on retrouve cette dualité de croyances persistante à travers les siècles. Ainsi un grand nombre de chants de la Grande Russie et de l’Ukraine sont nettement bireligieux ; de même aussi les « Zagovory », c’est-à-dire les formules d’incantation rythmées et parfois rimées, très en faveur chez le peuple. Parfois le Christ y est invoqué avec la Sainte Vierge en même temps que le Soleil et la « Terre humide » (Syra Zemlja). Les danses paysannes dans beaucoup d’endroits recèlent nettement des gestes et des états d’âmes païens. Elles font songer aux danses des anciennes bacchantes avec leur accompagnement de cris stridents et passionnés. On ne se trompera pas en y reconnaissant les souvenirs de l’ancien culte dionysiaque, comme par exemple dans la province de Smolensk [48]. Ces manifestations païennes sont souvent inconscientes, par exemple ces bacchanales rustiques, comme aussi les restes du culte des serpents qu’on retrouve dans tel conte ou telle légende populaire [49]. Parfois on ne sait si on se trouve devant des actions conscientes : ainsi dans la province de Tambov, immédiatement avant la révolution quand on vendait aux foires devant les églises des icônes et de petites idoles. En effet, si les dieux anciens ont été effacés de la mémoire populaire, le peuple a bien gardé le souvenir de divinités secondaires, de celles du moins qui, par leur nom ou leurs attributs, personnifiaient les forces de la nature. Dix siècles de christianisme n’ont pu supprimer ni le « Vodianoj », l’esprit de l’eau, vieillard au visage boursouflé, aux longs cheveux humides, qui habite les rivières et fait sa demeure près des moulins ; ni les « Roussalkis », sortes de sirènes à la peau d’argent et à la chevelure verte qui attirent les jeunes gens au fond des eaux ; ni le « Léchij », l’esprit des bois qui égare les voyageurs, ni surtout le « Domovoj », le génie de la maison dont le poêle est la demeure préférée. Tous ces êtres fantastiques jouent un grand rôle dans les chants et dans les croyances du peuple qui se montre récalcitrant à abandonner cet animisme mêlé sans cesse aux croyances chrétiennes. C’est surtout dans le culte des saints que le polythéisme a survécu. Si oubliés que soient les dieux d’autrefois, ils n’ont disparu qu’en se travestissant en saints chrétiens. Cela explique la vogue de certains bienheureux et la bizarre hiérarchie du ciel russe. La place assignée par la dévotion populaire à ses saints favoris est sans rapport aucun avec leur rôle dans l’histoire de la spiritualité russe ou leur rang dans la liturgie. On a remarqué que les plus vénérés du peuple étaient souvent les moins historiques, les moins humains, ceux que la légende a le plus librement modelés à son goût. Plusieurs ne sont simplement que des dieux dégradés ou purifiés. Parfois, sous le couvert d’une ressemblance de nom, ils ont transmis à un saint leurs attributs et leurs fonctions. C’est ainsi que saint Blaise, en russe « Vlas », prit l’emploi de l’antique « Volos », le dieu des troupeaux ; le dieu de la foudre Péroune est remonté sur les autels sous la figure du prophète Élie. Lorsqu’il tonne, c’est pour l’homme du peuple le char du prophète Élie qui roule dans les cieux. Et malheur à celui qui travaille le 20 juillet, jour de sa fête. Le saint se venge en envoyant foudre, tempête et grêle qui dévastent les récoltes. C’est un saint extrêmement jaloux. Un conte de la province de Jaroslav le montre se vengeant d’un paysan qui ne célébrait pas sa fête tout en fêtant celle de saint Nicolas. Ce dernier est le saint le plus invoqué et le plus puissant de tous les saints, celui qui, selon la croyance populaire, doit succéder à Dieu lorsque Dieu se fera vieux. Il semble que lui aussi a hérité sa popularité du dieu des récoltes « Mikoula ». Ses vocations sont les plus diverses : Patron des enfants, des pèlerins, des gens en danger, il est, par opposition à Élie, le saint bon, secourable par excellence. En Sibérie il est considéré par les indigènes comme le dieu agricole et le dieu de la bière que l’on a faite pendant la moisson [50]. En Europe et en Asie plusieurs tribus finno-turques officiellement converties au christianisme ne connaissent guère d’autre dieu chrétien que saint Nicolas.

Saint Georges et saint Michel partagent avec Élie et saint Pierre la succession de Péroune. Le jour de sa fête, le 23 avril, saint Georges ou « Egor le brave » est également vénéré, ainsi que saint Blaise, comme l’héritier du dieu Volos. On lui demande de garder pendant l’été les troupeaux qu’on asperge d’eau bénite « Passi nachou skotinnkou ».

La façon dont l’homme du peuple honore ses saints, l’idée qu’il se fait de leur puissance, de leur protection, de leurs rancunes est souvent encore toute païenne. Il redoute leur vengeance ; il cherche à gagner leur faveur et leur en veut de leur négligence : « S’il nous sert, nous le prions ; s’il ne nous sert pas, nous en couvrons nos pots » (Koli sloujat oublajaem, a koli net, gorchki pokryvaem) ; s’il veut commettre un acte qui puisse choquer les saints, il a le soin de voiler la face des icônes qu’il a dans sa chambre (ainsi font les femmes de mœurs légères). Les Russes ont l’habitude d’honorer les saints et le Christ lui-même en brûlant des cierges devant leurs images, comme symbole de leur foi ardente. Dans les églises, durant les offices, les fidèles, debout les uns derrière les autres, se transmettent de main en main les cierges à poser devant telle ou telle image. Un jour un paysan passa ainsi deux cierges pour mettre à brûler devant l’icône de saint Georges. « Pourquoi deux ? » lui demanda-t-on. « C’est », répondit-il, « qu’ils sont deux, saint Georges et le Serpent. » Cette histoire racontée par Leroy-Beaulieu [51] est très caractéristique. Plus d’un homme du peuple serait enclin à rendre ainsi hommage en même temps à saint Georges ou à saint Michel et au dragon terrassé par le saint. Ainsi l’anecdote de cette femme qui élevait son enfant dans ses bras à Kiev pour lui faire baiser « la queue du bon Dieu ». « Embrasse le bon Dieu sur sa petite queue, mon chéri », « Potzelouj Bozenjkou v Khvostik », lui disait-elle.

Il y a dans ces croyances un dualisme inconscient, un manichéisme latent. La vie y apparaît comme la lutte de deux principes opposés. Maintes sectes populaires croient partout découvrir le diable et l’antéchrist. Chose remarquable : l’homme du peuple russe, tout chrétien qu’il est, se laisse très facilement influencer par les superstitions et les croyances idolâtriques des populations parmi lesquelles il vit. Ainsi, en Sibérie, nombre de paysans orthodoxes se laissent prendre aux plus grossières séductions du chamanisme et figurent parmi les ouailles du chaman tout en fréquentant leur église. Dans leurs maisons les icônes voisinent avec les idoles. Dans la région du Volga, le paysan subit la contagion des voisins allogènes. Il semble qu’il soit toujours prêt à se laisser retomber dans le paganisme quand il ne rencontre pas de main pour l’aider à en sortir. Leroy-Beaulieu fait remarquer qu’il est étonnant que chez un peuple animé de telles dispositions, privé d’aide intellectuelle et religieuse, la foi chrétienne ait pu vivre et durer et qu’elle n’ait pas été entièrement étouffée par les ronces du paganisme.

En aucun pays contemporain, la sorcellerie, c’est-à-dire la foi dans les charmes magiques, la crainte du mauvais œil et des mauvais présages, la foi dans les songes et les enchantements, ne sont aussi répandues qu’en Russie. Il est peu de villages qui n’aient leurs sorciers, et l’un des livres les plus répandus, même après la révolution, est le « Sonnik », c’est-à-dire l’interprète des songes.

Le sol et la race sont évidemment pour beaucoup dans cet état de choses. Le Nord a toujours été la terre des magiciens, et la sorcellerie y a conservé un caractère sombre. C’est ainsi qu’entre toutes, la race finnoise a, sous ce rapport, une sorte de primauté. Et les magiciens coudes ont eu de tout temps et encore à présent une grande renommée. Le grandrussien, dans les veines duquel coule beaucoup de sang finnois et qui par la sorcellerie a été l’élève des devins coudes, est demeuré fidèle aux croyances de ces ancêtres et maîtres. Dans toutes les calamités publiques ou privées, en cas de maladie, de disette ou d’épidémie, l’homme du peuple russe va recourir à la science du magicien et à l’expérience du sorcier. En tel village, il fera régulièrement exorciser son champ par le sorcier après l’avoir fait bénir par le prêtre : il se sent ainsi en règle des deux côtés. Ce ne sont pas seulement des paysans isolés qui consultent en secret les maîtres de la science noire, mais des villages entiers, publiquement et en quelque sorte officiellement, parfois après délibération des assemblées communales.

Ainsi, pour chasser la peste bovine, on voit la population des campagnes recourir un peu partout aux rites des ancêtres. Les femmes, rassemblées au milieu des ténèbres pendant que les hommes demeurent enfermés, font à demi nues une procession nocturne, portant en tête les icônes et associant malgré lui le christianisme aux antiques cérémonies païennes. Des jeunes filles sont attelées à la charrue ; elles tracent autour du village un sillon que des incantations traditionnelles interdisent à la peste de franchir. D’autres fois la maladie, personnifiée par une poupée de paille, est noyée dans la rivière, ou enterrée, ou brûlée solennellement avec un chien ou un chat. On a vu, en temps de choléra, des paysans du centre de la Russie, contraindre leurs prêtres en habits sacerdotaux à ensevelir selon les rites de l’Église une poupée de cette sorte représentant le choléra.

C’est contre la sorcellerie que l’Église et le clergé ont eu toujours le plus à lutter. Dans ce combat séculaire le christianisme, loin de toujours triompher de son adversaire occulte, ne l’a emporté qu’en dégénérant lui-même, pour nombre de personnes, en une sorte de magie sainte, officiellement consacrée par l’Église. Aux yeux de maint Russe, les rites de l’Église ne sont que des charmes plus solennels, et ses prières des incantations propres à conjurer les périls réels ou imaginaires. Telle ou telle prière écrite ou imprimée, cousue dans un habit, préservera du mal la personne qui la porte ; telle prière recopiée et envoyée en chaîne à d’autres personnes portera bonheur, et au contraire on sera maudit si on rompt la chaîne ; etc. Pour ces gens-là le prêtre est avant tout le dépositaire des saintes formules et le maître des célestes évocations ; le Christ est le plus doux et le plus puissant des enchanteurs ; Dieu est le magicien suprême. Les classes supérieures, si l’on peut ainsi dire, celles qui se disent plus cultivées, ne se distinguent guère en fait de superstition des classes populaires. Occultisme, théosophie, anthroposophie, recherches pour connaître l’avenir à l’aide des devins, superstitions innombrables et variées, crainte du mauvais œil, du vendredi, du chiffre treize, etc., ont toujours fait et font encore des adeptes fervents et passionnés parmi les Russes. Hélène Blavatzkaja (1831-1891), la fondatrice de la théosophie, Marie Sievers, la grande protagoniste de l’anthroposophie, étaient des Russes, et hier encore Grégoire Raspoutine (1870-1916), ce simple paysan de Sibérie, fut un des hommes les plus puissants de la Russie à cause de son pouvoir d’incantation reconnu « surnaturel ».

L’antique paganisme apparaît aussi dans les rapports et dans le sentiment que l’homme russe a pour la terre. Ce sentiment est bien différent de celui des autres peuples et il est basé sur une conception cosmologique de la « grande terre ». La raison de cette attitude se trouve dans le fait qu’aux temps du paganisme, la terre était vénérée comme une divinité ; « Toi, ciel, tu es le père, Toi, terre, tu es la mère », dit une vieille formule d’incantation, et déjà l’ancien chroniqueur [52] voyait dans ces paroles une abjuration du christianisme. Il est clair que, dans cette représentation condamnée comme antichrétienne, la terre est conçue comme l’épouse du ciel, « Svarogue » : elle rappelle l’idée des Grecs qui nommaient Gaïa l’épouse d’Uranus, le couple qui a donné naissance à tous les autres dieux. Le nom ordinaire que donne le peuple russe à la terre, « mère terre humide » (matj syra zemlja) signifie « la terre humectée, fécondée par la pluie, capable de devenir mère ». « Ce n’est pas la terre qui fait naître le pain, mais le ciel », dit un ancien proverbe populaire russe, ce qui prouve que la terre est considérée comme un élément passif, donc encore comme l’épouse du ciel, « Svarogue ». La terre n’est pas seulement la mère des dieux mais aussi celle des hommes. Cette idée remonte à une haute antiquité. Elle est commune aux Grecs et aux Romains. Ces derniers ont même marqué par le langage, « homo–humus », la parenté qui lie la terre et l’homme. Quand le Christianisme est venu prendre la place du paganisme, nombre de dieux païens, comme il a été dit, se transformèrent par la piété populaire, soit en saints, soit en anges, et se soumirent au pied du trône du « Dieu des dieux ». Ceux d’entre eux à qui les nouveaux convertis n’ont pas pu donner de « contenu » moral ou décent furent rejetés comme des démons dans les ténèbres de l’enfer. Parmi les dieux païens il s’en trouvait cependant quelques-uns qui ne se transformèrent ni en saints ni en démons et qui retinrent leur image primitive dans toute sa fraîcheur. « La Terre – mère – nourricière est de ce nombre. Si par association d’idées elle se place parfois à côté de la Mère de Dieu, elle ne se confond jamais avec Elle [53]. »

Le peuple russe nomme la terre « Sainte Mère » ou simplement « Sainte ». Mais le plus souvent elle est appelée « Mère terre humide » (Matj Syra Zemlja). En soi cette dénomination de mère donnée à la terre n’a rien de païen. On en trouve des exemples dans la littérature patristique (saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome) mais, dans la bouche d’un peuple bicroyant comme l’était longtemps encore après son baptême le peuple russe, cette expression laissait percer un sentiment païen, sentiment qui continue encore à prêter à certaines manifestations de la piété populaire vis-à-vis de la terre un arrière-goût de paganisme. C’est la raison pour laquelle le chroniqueur la condamne comme une apostasie.

La mythologie slave ne s’est jamais développée jusqu’à un anthropomorphisme nettement défini. La terre cependant, au temps du christianisme, se présente dans les dictons populaires et les « Versets spirituels » (Doukhovnye Stikhi) sous les aspects d’un être humain. Les « Versets spirituels » présentent un intérêt très particulier pour l’étude de la cosmologie populaire. On entend par ce mot de « versets » des chants épiques du peuple russe. Jusqu’aux derniers temps, ils furent chantés ou contés sur tout le territoire de l’Empire par des récitants spécialisés, pour la plupart aveugles. Les sources dont ces poésies sont tirées sont ou bien les vies de saints ou bien les apocryphes grecs, plus rarement la Bible. Ce sont ces apocryphes qui semblent avoir fourni la matière de ces mystérieux « livres de Colombes » ou « livres Intérieurs » – (Goloubinyja ou Gloubinnyja Knigui) – dont on avait jadis reproché la lecture à saint Abraham de Smolensk. Beaucoup de ces poésies appartiennent indubitablement en partie au folklore ancestral slave, c’est-à-dire païen, bien que leur caractère général soit chrétien. Les historiens de la littérature ne sont pas d’accord pour déterminer l’époque où cette poésie épique religieuse populaire a commencé. C’est un fait qu’elle existait déjà au XVIe siècle et qu’elle représente aujourd’hui un vestige précieux de l’ancienne culture russe avant l’époque de Pierre-le-Grand et qui a échappé à son œuvre « d’européanisation » générale [54].

Ces « versets spirituels » nous présentent donc la terre non pas comme une créature inanimée mais comme un organisme vivant, semblable au corps humain. Les pierres qui la couvrent en sont le corps ; les racines – les os ; les arbres et les plantes – les veines ; les herbes, – les cheveux. Elle semble n’être pas créée mais « fondée par le Saint-Esprit » et soutenue dans son existence « par le Verbe de Dieu ». Faut-il voir dans ces mots l’idée d’une émanation, d’un engendrement ? C’est possible. La terre est un être du sexe féminin. On la représente parfois dans les manuscrits anciens comme une femme âgée. Elle a un nom de baptême – « Tatiana ». Cependant sa fête onomastique ne se célèbre pas le 12 janvier (jour de sainte Tatiana) mais au printemps, soit le lundi de Pentecôte, soit le 10 mai, le jour qui suit la fête du transfert à Bari des reliques de saint Nicolas, patron de l’agriculture, souvent confondu, comme il a été dit avec le dieu Mikoula. En ce jour, selon un dicton populaire, c’est un péché que de labourer, et de fait, le paysan évitera d’entreprendre un travail quelconque qui puisse « troubler le repos » de la terre.

La terre est considérée comme une vraie mère de l’homme, qui le fait naître de ses flancs, qui pourvoit et veille sur lui durant sa vie, et le reçoit dans son sein après sa mort. « Terre, terre humide ! Pour chaque homme tu es une mère et un père », lisons-nous dans ces « versets spirituels ». L’élément de la maternité de la terre est commun à l’univers entier qui unit en lui tous les domaines de l’être. Grâce à lui l’homme n’est plus un étranger à la nature, au monde des plantes, à celui des animaux. Tous sont unis et animés par le même principe. « La terre et toutes les beautés de l’univers se révèlent proches de l’homme, étant elles-mêmes une incarnation impersonnelle et imparfaite de ce qui constitue son essence [55]. »

En d’autres termes, entre la terre et l’homme il y a le même lien indissoluble qu’entre l’organisme de la mère et celui du fils. On pourrait aller jusqu’au bout de l’idée et dire que, si le monde est d’origine divine, l’homme aussi possède une nature divine, mais que sa divinité n’est pas de second mais de troisième ordre. Il n’est pas le roi de la terre, mais son fils. Ce n’est que par sa mère qu’il porte en soi le signe de la divinité [56].

La terre est une mère compatissante ; elle aime ses enfants, pleure et se lamente sur leur sort dans les grandes calamités. Ainsi, aux jours de l’invasion mongole, elle pleurait devant la Mère de Dieu et devant Dieu lui-même. Pendant la bataille de Koulikovo (8 septembre 1380), elle pleurait aussi sur « ses enfants russes et tatars » qui devaient en ce jour « donner leurs vies par milliers ».

La terre est une source inépuisable de force et de santé pour l’homme. Le seul fait de toucher à elle donne à l’homme des forces nouvelles. Les héros russes « Bogatyri » se remplissaient de forces en « tombant sur la terre mère ». Non seulement elle produit les plantes qui servent à guérir les maladies humaines, mais elle guérit elle-même. « Ceux qui sont malades de fièvre iront sur le lieu où ils pensent avoir contracté leur mal ; là ils verseront autour d’eux des grains d’orge et saluant de tous les côtés diront : Pardonne-nous, mère, terre humide ! Voici des grains pour te faire un repas. » (Il semble bien que nous avons ici un vestige de l’ancien sacrifice à la terre). Dans certaines maladies dont on ne connaît pas la cause, on ira demander pardon à la terre, à l’aurore et au crépuscule pendant neuf jours de suite (neuvaine) en disant : « Pardonne, mère, terre humide, car j’ai commis une faute envers toi. » Tel paysan de la province de Smolensk avait eu le malheur de voir son bétail périr sans cause apparente. On lui conseilla d’aller au lever du soleil dans la cour de sa ferme et, par trois fois, sans faire le signe de la croix, d’adorer la terre. Il accomplit le rite et le bétail ne mourut plus, mais il comprit « qu’il n’avait pas adoré Dieu et considérait son acte comme un péché [57] ».

L’homme trouve dans le sein de la terre le repos éternel. Nés de la terre, nous serons tous cachés dans ses flancs. La terre appelle tout homme qui se trouve près de la mort ; « l’odeur de la terre » se dégage de quelqu’un qui doit bientôt mourir. Cependant la terre ne reçoit pas tous les morts dans « ses flancs très purs ». Selon la croyance populaire, les sorciers, ceux qui se sont livrés au Malin, les maudits par leurs parents, les excommuniés, ne pourrissent pas dans la terre et restent à jamais cadavres. La terre ne les reçoit pas. C’est de là que vient l’usage de souhaiter à son ennemi « de ne pas être accepté par la terre ». De là aussi vient que le Russe manifeste toujours un souci touchant d’être déposé propre dans son tombeau. Le corps d’un mort devra être entièrement lavé et revêtu d’habits nets. Les soldats avant le combat changent toujours de linge. La raison de cette coutume est « qu’il ne convient pas au corps de se coucher en habits malpropres dans le sein de la terre ».

La terre « recouvre » le mort, elle pèse sur lui. De là le souhait « que la terre lui soit légère », qui équivaut au « vetchnaja pamjatj » (repos éternel) que chante l’Église. La terre se présente aussi comme la « demeure des morts ». C’est pourquoi la terre où gisent les ancêtres est considérée comme particulièrement sainte ; c’est une terre « chère » (rodnaja). Les colons russes quittant leur pays pour la Sibérie prenaient de la terre « de chez eux » et la mettaient dans les soubassements de leur nouvelle maison.

Puisque la terre est chose sainte, l’homme peut l’offenser, la souiller, lui faire mal comme à un être vivant. Une légende dit que « lorsqu’on a commencé à travailler la terre avec la charrue, elle était vivante et criait fortement de douleur, tandis que les sillons tracés se remplissaient de sang. Alors Dieu apparut et lui dit : Ne pleure pas et ne laisse pas couler ton sang, tu nourriras les hommes mais tu les mangeras tous aussi. Alors la terre se consola ; elle ne crie plus et ne verse plus de sang ». Dans les anciens livres pénitenciers, on indique un péché étrange, propre aux « hommes mûrs et aux adolescents ». C’est celui de se coucher à plat ventre sur la terre avec l’intention de s’adonner au péché solitaire. Dans ce cas, il est fixé douze jours de pénitence et par jour soixante prostrations. Il est intéressant de noter que cette offense à la Terre-Mère est du même degré que l’offense faite aux parents. « Si quelqu’un a injurié son père ou sa mère, ou leur a donné des coups, ou s’est couché sur la terre à plat ventre pour s’amuser comme avec sa femme, celui-là aura quinze jours de pénitence. »

On offense aussi la terre par des jurons obscènes (maternylja rougatelstva). Un livre ancien de prédications (Drevniy Propovednik), protestant contre cette mauvaise habitude très répandue parmi les Russes, dit que par ces jurons on porte outrage premièrement à la Mère de Dieu, puis à une autre mère, chère à tout homme, enfin à la troisième mère – à la terre dont nous nous nourrissons, nous vêtons, recevons des biens innombrables par ordre de Dieu et à laquelle nous retournons à la mort.

Bref, pour le Russe la terre est une chose sainte. Mais il y a plus encore. Il existe dans l’ancienne conception populaire russe une relation mystérieuse entre la terre et la conscience malade de l’homme, c’est-à-dire les crimes, les péchés et même les secrets intimes. Dans la haute antiquité, la terre, en effet, était considérée comme juge et rédemptrice des péchés. On jurait par elle en la baisant et même en la mangeant. Le « serment par la terre » était considéré comme un des plus terribles. Si on le transgressait, on en mourait. Comme une mère compatissante, la terre couvre les péchés de l’homme, mais, comme juge, elle ne pardonne pas à certains d’entre eux.

L’homme pécheur va se confesser à la terre ; « Un jeune gars faisait pénitence à la terre humide », lisons-nous dans un « vers spirituel » russe. « Ô mère, terre humide, pardonne, pardonne-moi ! » Ses péchés sont au nombre de trois :

1) J’ai insulté mon père et ma mère...

2) J’ai péché avec ma « commère » dans le Christ (Couma christovaja = femme avec laquelle on a tenu un enfant sur les fonds baptismaux).

3) J’ai tué dans le champ mon « frère nommé », trahissant le serment d’amitié donné par le baisement de la croix (brata krestovago = l’homme avec lequel j’ai échangé la croix de baptême, que tout Russe porte sur soi. Par ce rite on « fraternise », on devient comme deux frères).

Et la terre de répondre : « Pour le premier péché, Dieu te pardonne, car tu l’as fait par sottise ; le second péché aussi, Dieu te le pardonne, car alors tu étais encore célibataire ; quant au troisième je ne puis le pardonner. »

Ces trois péchés sont, comme on le voit, commis contre la parenté soit charnelle, soit spirituelle ; ils appartiennent donc comme tels au domaine exclusif de la terre en tant que principe maternel. Et la terre ne pardonne pas le meurtre de l’ami devenu frère par l’échange des croix, car ce crime a été commis contre elle-même. Par là, la piété populaire veut souligner sa vénération spéciale du principe divin de la maternité. Dans la sphère des forces célestes – la Sainte Vierge –, dans le monde naturel, – la Terre, dans la vie sociale et familiale, – la mère, apparaissent aux divers degrés de la hiérarchie cosmique comme porteurs de ce même principe maternel. Leur proximité ne signifie pas leur identité. Jamais, encore une fois, on ne trouve dans la tradition populaire l’identification de la Mère de Dieu avec la Terre mère ou la mère naturelle de l’homme. Par contre la parenté y est affirmée sans équivoque : « La première mère – c’est la très sainte Théotokos ; la seconde mère – la Terre très humide ; la troisième mère – celle qui a pris sur soi les peines... c’est-à-dire les douleurs de l’enfantement. »

On peut, semble-t-il, dire que cette mystique de la terre a profondément influencé la dévotion mariale russe. Et non seulement en ce sens que la Sainte Vierge est envisagée par la piété russe surtout et avant tout comme mère, comme Théotokos bénie, Mère du Verbe Incarné et Mère des hommes, ses autres titres de gloire (pureté, virginité) passant au second plan. Il y a plus encore : Toute la spiritualité russe porte un caractère marial ; le culte de la Mère de Dieu est tellement central que pour ceux qui le regardent du dehors, le christianisme russe apparaît non comme la religion du Christ, mais celle de Marie.

En tous cas, si nous considérons les vies des saints russes en y cherchant les moments les plus sublimes, ceux qui parlent de leurs expériences mystiques d’union à Dieu, nous aboutirons à des constatations bien étonnantes : d’abord, les vies de saints ne contiennent que de très rares indications de telles expériences, et quand elles en donnent, ce n’est généralement pas le Christ qui se trouve être au centre de l’expérience mystique, mais sa Mère. Cette « mystique mariale » est surtout marquée dans les vies des grands saints nationaux russes : saint Serge de Radonège et saint Séraphin de Sarov.

La confession à la terre n’est pas un souvenir archaïque. Sans nommer ici la secte des « Strigolniki », dont il sera question plus loin, elle existait encore en certains endroits avant la révolution et existe sûrement encore. On la trouve surtout chez les « Vieux Croyants » « Raskolniki Bezpopovtzy », c’est-à-dire chez ceux qui ne reconnaissent pas, à partir des réformes du patriarche Nikon (1656), la validité des ordinations des prêtres orthodoxes. On la trouve en Sibérie, par suite du manque de prêtres, même parmi les « Orthodoxes ».

Le rite de la demande du pardon à la terre est apparenté à celui de la confession. Ce rite se fait en certains endroits par exemple dans la province de Vladimir, avant la confession sacramentelle. Après avoir brièvement demandé pardon au soleil, à la lune, aux étoiles, à l’aurore, aux nuits sombres, à la pluie, au vent, le pénitent s’adresse tout spécialement en détail à la terre en disant : « Je t’implore, Mère, Terre humide, ma nourricière, je te supplie, moi pauvre, insensé, pécheur, de me pardonner pour t’avoir piétinée de mes jambes, pour t’avoir jetée de mes mains, pour t’avoir regardée mes yeux, pour avoir craché sur toi de ma bouche... Pardonne-moi, ô mère chérie, pardonne-moi pécheur, au nom du Christ Sauveur et de sa Sainte Mère, la Très Sainte Mère de Dieu et de saint Élie le prophète très sage... »

Si la terre n’est pas couverte de neige, le pénitent ou la pénitente se lavera les mains avec la terre en se prosternant et en récitant encore d’autres prières à genoux. Si elle est couverte de neige, ils le feront avec de la neige prise très profondément. Puis sans s’essuyer les mains ils iront à l’église pour se confesser sacramentellement.

Ce rite de pardon demandé à la terre n’est indubitablement pas autre chose que la confession à la terre comme complément de la confession sacramentelle. Le pénitent confesse seulement à la terre les péchés que le prêtre ne lui demandera pas, les « péchés contre la terre » elle-même. Les autres, il les dira à l’église. Dans la liste des péchés confessés à la terre, on perçoit nettement l’écho du culte de la terre : la dévotion respectueuse envers la sainte terre-mère que l’homme doit fouler de ses pieds et l’effroi sacré du premier agriculteur qui a dû déchirer la poitrine de la Terre-mère pour la contraindre à lui être utile.

Certes ce rite de la confession à la terre est plein de naïveté et prête à sourire. Mais à sa base se trouve une idée bien touchante, celle de notre responsabilité envers notre mère la terre. Ceci évidemment n’est qu’une manifestation de la puissance exercée par la « force de la terre » sur un peuple qui dans sa grande majorité vit de la terre. Mais le même état d’âme n’est pas étranger aux autres classes de la population. Rappelons-nous une scène du roman de Dostoïevski « Crime et Châtiment ». Raskolnikov, meurtrier par idée, par principe, a succombé dans la lutte avec sa conscience. Le voilà sur la place Sennaja à Pétersbourg. Il tombe à genoux au milieu de la place et baise cette terre toute sale avec « délice et bonheur [58] ». De même la poésie de Venceslas Ivanov :

 

          « Mon cœur n’est plus torturé par le remords

          » Car mon péché était mort avec mon orgueil

          » Et, retrouvant le sanctuaire des aïeux,

          » Je couvrais de baisers la Terre.

          » Elle attendait et pardonnait [59]. »

 

Et combien parmi les Russes sont ceux qui, dans leurs prières, demandent à Dieu miséricorde et pardon pour « la Terre » obscurcie par les péchés et les prévarications : « Gospodi, spassi i pomilouj Zemlu grekhami i bezzakonijami zatemnennouju », et la baisent, comme Aliëcha dans les « Frères Karamazov » en promettant de l’aimer « toute l’éternité ».

 

 

II. LES SECTES ANTICHRÉTIENNES

 

A. LES STRIGOLNIKI

 

Pendant les trois premiers siècles qui suivirent sa conversion au christianisme, la Russie ne connut pas de schismes ou d’hérésies au sein de son Église. Les quelques apôtres bogomiles qui, de Bulgarie, parvinrent aux XIe et XIIe siècles jusqu’en Russie ne purent se maintenir et furent sans trop de difficultés éliminés par l’autorité ecclésiastique. À cette époque le peuple russe, comme il a été dit plus haut, était bicroyant, et les doctrines proprement hérétiques, vu son état de culture spirituelle, n’avaient pas de prise sur lui. Il faut arriver au XIVe siècle pour voir éclore l’hérésie proprement dite. Ainsi, dans la vie de Pierre de Moscou († 1326), on mentionne que ce métropolite avait « maudit » un archiprêtre (protopope) de Novgorod qui semble l’avoir accusé de simonie. Comme la question de simonie a été la raison extérieure de l’apparition de l’hérésie des « Strigolniki » à Novgorod et Pskov vers 1376, il y a lieu de croire que les débuts en remontent plus haut, vers le commencement du siècle. L’historique et les péripéties du mouvement des « Strigolniki » ne font pas l’objet de nos études ; ils relèvent de l’histoire de l’Église. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment ce mouvement sectaire reflète l’esprit russe et comment la tradition spirituelle russe en fut elle-même influencée. Les historiens ne sont pas d’accord sur les origines de l’hérésie des Strigolniki. Les uns, comme le professeur Goloubinski et le métropolite Macaire, voient en elle le produit autochtone de la région de Novgorod et de Pskov, en liaison directe avec les abus commis par la hiérarchie ecclésiastique, soit dans le prélèvement des dîmes et des taxes pour les ordinations des clercs, soit dans ses mœurs trop relâchées. D’autres, comme le professeur N. S. Tikhonravov, mettent les Strigolniki de Novgorod en liaison avec les « flagellants » d’Allemagne qui apparurent lors de la peste de 1349 et dont la doctrine coïncide, selon Tikhonravov, avec celle des sectaires russes [60]. D’autres encore, avec le professeur F. Ouspenski [61], assimilent les Strigolniki de Novgorod aux Bogomiles de Bulgarie. En outre Ouspenski établit (p. 372) que ces derniers étaient en relations avec les enthousiastes du Mont Athos, les « euchites » ou « omphalo-psychiques », et profitèrent des luttes palamites, qui alors troublaient l’Église grecque, pour développer leur activité et porter leur doctrine par delà les frontières jusqu’en Russie. Le fait que le nom de Grégoire Palamas (1296-1359) était au commencement lié à l’opposition soulevée contre l’ordre ecclésiastique et la hiérarchie et qu’il couvrait les hésychastes et les « omphalo-psychiques », dans lesquels le parti contraire voyait une forme de bogomiles, donna une force et une intensité particulières à ce mouvement antichrétien.

Car, et ceci est à relever, le mouvement des Bogomiles, comme celui des Strigolniki, n’est pas une hérésie ni un schisme au sein de l’Église chrétienne, mais la négation pure et simple du christianisme. Laissant de côté les Bogomiles proprement dits, voyons la doctrine des Strigolniki. On la connaît peu, et ce qu’on en connaît, on l’explique habituellement mal. Ainsi la plupart des historiens, Goloubinski y compris, déduisent le nom même des Strigolniki de la profession de tondeur (coiffeur) qu’avait exercée le promoteur du mouvement, un certain diacre Carpos de Pskov, excommunié par l’archevêque de Novgorod comme hérétique et jeté dans le fleuve par les Novgorodiens (c’était la peine de mort habituelle à Novgorod) en 1376. Ouspenski affirme avec raison qu’un tel exemple serait pour le moins extraordinaire dans l’histoire des doctrines religieuses [62]. En effet, on n’a jamais vu une doctrine recevoir son nom de la profession qu’avait exercée son chef. Le nom lui vient habituellement d’un signe caractéristique qui la distingue des autres. Dans le cas présent, ce serait vraisemblablement le rite même par lequel on était reçu dans « la secte » qui lui aurait donné le nom : « Strigolniki » voudrait donc dire un homme qui est « taillé » (Strijenn), qui est initié par le rite de « strijenie », c’est-à-dire par la circoncision : un circoncis.

Cette assertion se justifie pleinement par la parenté manifeste des deux sectes des Strigolniki et des Bogomiles qui résulte de l’identité de leurs doctrines respectives, ainsi que du fait, connu par ailleurs, que les Bogomiles accueillaient leurs adeptes par le rite de la circoncision.

Quelle était donc la doctrine que professaient les « hérétiques » de Novgorod ? Le trait le plus saillant est sans nul doute celui de l’opposition radicale à l’ordre ecclésiastique existant, non seulement contre celui de Novgorod ou de Moscou, mais contre l’autorité de l’Église en général. Ils reniaient la hiérarchie ecclésiastique par principe et de façon absolue, en suite de quoi le christianisme lui-même était ébranlé. Selon l’affirmation de la secte, tous, « évêques, prêtres, clercs et chrétiens sont des hérétiques », tous des achetés ou des vendus. Avec le système de simonie qui régnait alors dans les Églises russe et grecque, et contre laquelle l’Église romaine avait dû elle aussi combattre, ils avaient beau jeu. Par leur vie et leurs mœurs vraiment austères, ils présentaient un réel contraste avec les mœurs de leurs concitoyens et celles de leur clergé. À la place de l’ordre ecclésiastique ainsi renié, les Strigolniki préconisaient, le seul devoir des ordres sacrés étant l’enseignement, que tout homme était capable d’enseigner.

En étudiant avec soin les écrits des autorités ecclésiastiques contre la secte, on peut retrouver aussi le motif de cette opposition à toute hiérarchie religieuse chrétienne. Ce motif est d’ordre métaphysique. Ainsi, dans la lettre que le métropolite Photius de Moscou (1427) adressa aux Strigolniki, il leur reprochait de nommer Père le Dieu « Créateur du ciel » et de ne pas vouloir pourtant fréquenter les églises qui sont le ciel sur la terre. « Vous savez bien d’après les Écritures que notre Dieu est au Ciel et sur la terre », leur dit-il. Par ces paroles, Photius touche en passant à l’un des traits essentiels de la dogmatique des hérétiques. On devine qu’ils reconnaissaient comme Dieu non pas le « Créateur du Ciel et de la terre » mais seulement le Père céleste, c’est-à-dire qui a créé le monde supérieur, supraterrestre, abandonnant la formation de la terre à un autre principe. Bref, comme les Bogomiles, ils professaient un certain dualisme et par là revenaient à la tradition ancestrale du paganisme slave, l’ennemi juré du christianisme. De là leur comportement négatif vis-à-vis de l’Église terrestre, dont parle le métropolite de Moscou. Son argumentation d’ailleurs rappelle beaucoup celle que tenait Théodose de Ternov contre les Bogomiles de Bulgarie lorsqu’il leur rappelait que « le ciel et la terre comme toutes les créatures sont créées par Dieu ». Dans l’exhortation du patriarche grec Antoine (1394) aux Strigolniki russes, les fondements métaphysiques sont mis au premier plan. « De même que dans l’antiquité, le diable, par le serpent, a calomnié Dieu devant Adam, l’assurant que c’est par méchanceté et mauvaise envie que Dieu lui avait défendu de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, de même aujourd’hui l’hérésiarque Carpos détourne les hommes de la manducation à l’arbre de vie, c’est-à-dire de la communion, en donnant pour appui à ses paroles l’arbre de la connaissance – les écrits des livres. » Ainsi, la négation du sacrement de l’Eucharistie est motivée par d’autres raisons que la négation de la hiérarchie ecclésiastique et du culte chrétien. Les Strigolniki, d’après le texte qu’on vient de lire, devaient donner aux paroles de la consécration un autre sens, s’il est vrai qu’ils opposaient « l’arbre de vie » à « l’arbre de la connaissance » et entendaient par ce dernier les Écritures, il est manifeste qu’ils comprenaient les paroles « Ceci est mon corps... etc. » non pas au sens de la présence réelle mais, de même que les Bogomiles, au sens de la doctrine du Christ en général.

Il est impossible de ne pas remarquer que, si la lettre de Photius permet de reconnaître dans les doctrines de nos hérétiques un credo dualiste, celle du patriarche Antoine donne l’envie comme motif de leurs sentiments. Or il est avéré que le principe de l’envie dans l’acte de la création joue le rôle principal dans les religions dualistes. Ce sont aussi les mêmes principes métaphysiques qui expliquent l’attitude des Strigolniki vis-à-vis de l’Église et de ses rites, par exemple leur répulsion à faire dire des messes ou d’autres prières pour les morts, de les porter à l’église ou de donner des aumônes pour le repos de leurs âmes. Déduire logiquement cette attitude de leur refus de la hiérarchie ecclésiastique est excessif, car les sectateurs avaient remplacé les prêtres officiels par leurs propres serviteurs du culte. Simplement les Strigolniki considéraient qu’avec la mort terrestre de l’homme tout prend fin. Ils niaient la résurrection des morts et toute vie au-delà.

Dans les exhortations adressées à la secte, on remarque des signes très nets du rationalisme reproché aux chefs de l’hérésie. Habituellement ce trait est qualifié de « vanité et d’orgueil spirituel ». Il serait peut-être plus juste d’y voir, avec le professeur Tikhonravov, « une aspiration à libérer la raison de la foi ».

En général ceux qui écrivaient contre la secte dégageaient au hasard soit un trait essentiel de la doctrine incriminée, soit une attitude de ses adeptes, sans pouvoir leur donner l’explication nécessaire et sans même soupçonner un système d’après lequel chaque point dépend d’un autre. Ainsi le trait, sinon le plus caractéristique, du moins le plus manifeste, à savoir le refus de l’Église, n’est pas mis en relief dans les écrits accusateurs. Ces derniers reprochent aux Strigolniki de ne pas fréquenter les églises pour prier en préférant le faire à ciel ouvert et expliquant cette attitude par un manque d’humilité et l’esprit de vanité.

Il est hors de doute que les Strigolniki fuyaient les églises et estimaient contraire à l’esprit de leurs convictions d’y prier. Mais le motif de cette attitude est tout autre chose que de la vanité. S’ils ne reconnaissaient, comme les Bogomiles, que le Dieu céleste et voyaient dans toute création terrestre l’œuvre d’un principe mauvais, les églises elles aussi devaient être pour eux des habitations démoniaques et par là ils préconisaient ces prières à ciel ouvert.

Un des traits originaux de la secte, qui de tout temps a attiré l’attention des savants folkloristes et moralistes, est celui de la pratique de la confession à la terre.

En quoi consistait-elle ? Le professeur Ouspenski voit encore ici un rite des Bogomiles. Ces derniers se confessaient en public à ciel ouvert. En présence d’un « diacre », un des pénitents récitait la formule : « Nous sommes venus confesser nos péchés devant Dieu et devant toi, car nous avons péché par paroles, par actions, par la vue et par les pensées. » Après ces paroles, tous s’inclinaient vers la terre. Puis le « diacre » prononçait l’absolution. C’est cette inclination profonde, geste absolument extérieur que tous pouvaient voir, qui a été compris par Ouspenski comme une « confession à la terre » [63]. Tikhonravov de son côté rapproche la confession à la terre des Strigolniki de celle des Flagellants allemands qui, « lorsqu’ils voulaient faire pénitence se couchaient tous en rond par terre [64] ». Il semble que pour le cas des sectateurs russes il faille chercher l’explication ailleurs. Tout en admettant leur parenté très proche avec les Bogomiles, il ne faut pas perdre de vue qu’ils étaient des « Bogomiles russes » qui, comme les « Chrétiens russes », pouvaient avoir et avaient leurs usages et leurs rites à eux qui les distinguaient soit des Grecs soit des Bulgares. Ainsi, pour la confession, ils pratiquaient manifestement un rite différent de celui des Bogomiles bulgares et des Flagellants allemands, pour qui jamais la terre ne jouait le rôle principal dans les rites de la pénitence. Chez les derniers ni l’inclination vers la terre ni la prostration sur la terre ne sont déterminants. Or la lettre du patriarche Antoine reproche aux Strigolniki « de se confesser non au prêtre, mais à la terre », autrement dit de remplacer la fonction sacerdotale par celle de la terre. En le faisant les Strigolniki n’inauguraient d’ailleurs rien de nouveau. Le culte de la terre considérée comme chose sainte était – on l’a vu – très vivace dans les milieux populaires ; de même aussi l’idée de la terre juge et rédemptrice du péché. Cette dernière idée n’était pas non plus étrangère à la dévotion populaire de l’Orient chrétien. Il est même possible que cet usage de la « confession à la terre » soit né en Orient (Bulgarie) et qu’il ait été accepté comme tel par les sectateurs russes. Dans ce cas le culte populaire de la terre aurait été seulement une occasion d’accepter avec empressement tout ce qui était apporté par les traditions populaires orientales. Mais, comme il ne se trouve aucune indication sur l’existence en Orient de « confession à la terre » proprement dite, et que d’autre part ce rite a été et est connu en Russie, rien n’empêche de conclure que les Strigolniki l’aient simplement adapté à leur cause. Cela est d’autant plus vraisemblable que la secte, telle qu’on peut la juger d’après les indices d’ailleurs assez pauvres qui nous sont parvenus sur elle, se présente comme une résurrection, sous une forme nouvelle, de l’ancien paganisme russe. Cette résurrection s’est produite en l’occurrence sous l’influence dominante du mouvement bogomile. L’occasion en fut donnée par la simonie, les abus et les mœurs du clergé qui faisaient scandale. En se dressant contre la simonie et contre la concussion du clergé en général, les Strigolniki attaquaient l’ordre ecclésiastique établi et, par lui, le pouvoir matériel et idéologique qu’exerçait l’aristocratie ecclésiastique sur les masses populaires. Et comme cet état de choses ne faisait que refléter les relations économiques et politico-sociales qui existaient alors entre les classes dirigeantes et les masses populaires, la secte prenait le caractère d’un mouvement révolutionnaire dirigé contre la sécurité de l’État. Le gouvernement civil le comprit et prit des mesures pour y mettre fin. Mais la raison profonde du mouvement des Strigolniki ne se trouvait certainement ni dans la simonie du clergé ni dans les injustices sociales. Elle lui venait de ces forces ethniques, « telluriques », qui somnolent toujours dans l’âme russe et se réveillent dès que l’occasion se présente.

La secte, ou pour mieux dire la religion des Strigolniki, dura environ, une cinquantaine d’années. Les autorités ecclésiastiques et civiles en eurent raison soit par des exhortations, soit par l’emprisonnement des plus récalcitrants et des chefs. Mais, comme l’esprit ethnique russe qui lui servait de base, elle demeura vivace, couvant son feu sous les cendres et attendant le moment propice pour pouvoir se rallumer d’une flamme nouvelle. Trente-cinq ans après que le métropolite Photius de Moscou eut remercié les habitants de Pskov pour l’extermination de « l’hérésie des Strigolniki », un mouvement nouveau se déclarait, lui aussi, à Novgorod. Il est connu sous le nom de l’hérésie des Judaïsants. Que Novgorod en fût encore une fois le foyer, il ne faut pas s’en étonner. Cette ville, comme sa voisine Pskov, était de tout temps connue pour son esprit de liberté (voljnosti) et d’indépendance. Pareil état d’esprit s’harmonise à merveille avec celui de l’opposition à l’autorité et de rébellion qu’on trouve toujours à la base de tout mouvement religieux de ce genre.

 

 

B. LA SECTE DES « JUDAÏSANTS »

 

Si les éléments essentiels de la doctrine des Strigolniki étaient surtout d’ordre économique (protestation contre le pouvoir matériel du haut clergé) et mystique (persuasion de l’union directe de l’homme pauvre et humble avec Dieu), la secte des Judaïsants se présente comme un mouvement rationaliste, éliminant tout ce qui dans le christianisme apparaît comme surnaturel et inaccessible à la raison.

L’élément économique, sans être mis au premier plan, reste cependant présumé, car toute la doctrine de la secte n’est que la négation pure et simple du christianisme : elle est finalement aussi une protestation, mais rationaliste, contre le pouvoir dominant des autorités ecclésiastiques. Il est très difficile, les documents faisant défaut, de définir exactement ce que représentait de fait cette secte qui, d’après les paroles de son plus grand adversaire Joseph, higoumène de Volokolamsk (1440-1515), troubla et agita si terriblement l’Église russe pendant trente-quatre ans.

En effet, ayant commencé à se manifester à Novgorod vers 1471, elle apparut à Moscou dans la personne du protopope de la Cathédrale de la Dormition, Alexis, et de son ami Denis, prêtre à la cathédrale des Archanges. Bientôt la haute société et le haut clergé en furent contaminés. Elle prit racine à la cour du grand-prince Ivan III dont l’ami Théodore Kouritzine et son frère, de même que la bru du souverain Hélène, en devinrent des adeptes. Par leur intermédiaire un fervent de la secte, l’archimandrite Sosime, du monastère de Simon, renommé pour ses talents et sa science, « judaïsant » convaincu, fut élevé à la chaire métropolitaine de Moscou d’où il faisait, d’après Joseph, ouvertement profession d’un matérialisme grossier, reniant la foi à la vie éternelle, à la résurrection, blasphémant contre le Christ, sa Croix, sa Mère, et s’adonnant à l’ivrognerie et à la sodomie.

Comme sources d’appréciation il nous en reste deux : le « Prosvetitelj » (Illuminateur), ouvrage écrit précisément contre la secte par Joseph de Volokolamsk, orthodoxe convaincu et accusateur passionné, qui, en dépit de son érudition et de sa sincérité, ne donne pas tous les détails nécessaires pour qu’on puisse se former un jugement adéquat sur la question ; 2) l’« Exposition » de la doctrine des Judaïsants, composée probablement au Concile de 1491 et qui répète mot à mot ce qu’en dit Joseph. C’est tout ce que l’on possède. Ni les écrits des partisans de la secte, ni les livres qu’ils lisaient, ni leurs dépositions authentiques, qui ont servi de matière au jugement prononcé contre eux par ce Concile, ne sont parvenus jusqu’à nous, ou du moins n’ont pas encore été retrouvés.

Les jugements des savants russes sont partagés sur la question. Le professeur E. Goloubinski, qui suit ici le métropolite Macaire, voit dans la secte des Judaïsants le Judaïsme pur. D’autres, comme A. Servitzki, voient les choses d’une manière plus complexe. L’histoire extérieure de la secte n’appartient pas à l’objet de notre étude. On la trouvera très bien exposée, soit chez Goloubinski dans son Histoire de l’Église russe, soit chez Servitzki. Pour nous, nous tâcherons de voir de plus près la portée du mouvement et l’influence exercée par lui sur la spiritualité russe.

Tout d’abord en lisant sans parti pris l’histoire de l’hérésie des Judaïsants, on constate qu’elle n’apparaît pas tout d’un coup comme une doctrine déterminée, mais qu’elle se développe au fur et à mesure sous l’influence de circonstances favorables. Bien loin d’être un Judaïsme pur et simple ou quelque chose de complet, elle se présente comme un ensemble d’opinions différentes, parfois homogènes, parfois non, un mélange de doctrines les plus différentes, unifiées arbitrairement (ou par dérision) sous le nom de « Judaïsme ». Elle est une sorte de pot-pourri et en même temps un ferment sous l’influence et la direction du rationalisme et du matérialisme. Elle n’a même, à proprement parler, jamais eu de commencement, n’étant plutôt qu’une explosion violente du sentiment de ce criticisme dirigé contre la foi et contre l’Église qui se manifesta pour la première fois ouvertement aux temps des Strigolniki et qui dès lors continuait à couver et à se développer en secret. Sous l’influence des circonstances intérieures de la vie ecclésiastique et civile russe et de la libre pensée rationaliste venue de l’extérieur, cette explosion se produisit à la fin du XVe et au commencement du XVIe siècle. D’après le « Prosvetitelj » de Joseph et « l’Exposition » de la doctrine des « Judaïsants » que nous possédons, les déviations principales de la foi chrétienne admises par la secte étaient :

1) La négation du dogme fondamental chrétien de la Sainte Trinité et la profession du monothéisme selon l’Ancien Testament.

2) Le rejet du dogme de l’Incarnation, Jésus-Christ n’étant Fils de Dieu que par grâce, tout comme les prophètes. Il est mort, il n’est jamais ressuscité et ne viendra pas juger le monde. Ce jugement, si jamais il doit avoir lieu, sera exercé par le Tout-Puissant lui-même. Le vrai Messie sera aussi un fils de Dieu selon la grâce, mais comme il n’est pas encore venu, il faut « s’en tenir à la loi de Moïse ». De là le rejet du culte de la Sainte Vierge, de la Croix, et les blasphèmes contre eux, le rejet du culte des saints en général, des sacrements, notamment de l’Eucharistie, de tout le culte liturgique, de la messe, des temps de carême, etc.

3) Enfin la condamnation de l’état monacal comme contraire à la loi instituée par Dieu.

Tout cela indique effectivement une croyance et une tendance de portée nettement judaïques. C’est aussi par suite de cette croyance que plusieurs parmi les sectateurs pratiquaient, selon les dires de Joseph, la circoncision [65], offraient des sacrifices en secret et célébraient la Pâque d’après les coutumes et rites juifs.

Tous ces éléments juifs peuvent avoir comme source l’influence du Juif « Skharija » ou Zacharie, que Joseph désigne comme l’instigateur et l’inspirateur principal de la secte. Mais, à voir les choses de plus près, on ne pourra pas ne pas reconnaître dans la secte des Judaïsants, en plus des éléments judaïques, des éléments rationalistes de caractère plus général. En effet, en rejetant la doctrine chrétienne, les rationalistes font habituellement preuve de respect vis-à-vis de l’Ancien Testament. Ils admirent l’idée monothéiste et reconnaissent en Jésus un homme ordinaire. C’est à cet élément rationaliste que la secte devait sa force et son influence parmi les classes dirigeantes. Quant au commun du peuple russe, il n’était pas difficile de le prendre par les rites juifs. L’homme du peuple, dans la Russie de cette époque, était surtout adonné à ta lettre et aux formes rituelles sans trop s’attacher à l’esprit, En donnant son adhésion à une secte rationaliste et en abandonnant ses rites traditionnels, il exigeait un succédané. On lui servit donc les rites du judaïsme. Il faut remarquer d’ailleurs que le caractère de ces rites dont nous parle Joseph ne nous sont pas connus. Le fait même qu’ils étaient pratiqués en secret les rendait inaccessibles aux profanes et, si on se rappelle qu’en ce temps on désignait à Moscou les rites de l’Église latine comme rites de la « foi juive », on conviendra que le témoignage de Joseph sur la question nous apprend peu de chose. Ce dernier d’ailleurs, en affirmant que les judaïsants sont des descendants des « antiques manichéens et marcionites », ne nous permet pas de mettre ces paroles en accord avec ses autres affirmations. L’archevêque de Novgorod Gennadius († 1505), le premier qui eut découvert l’existence de la secte, lui reproche d’être une « hérésie messalienne », ce qui fait penser à sa parenté avec les Strigolniki et par eux avec les Bogomiles.

Tout cela nous permet de ne pas admettre les conclusions du professeur Goloubinski ou du métropolite Macaire, et de préférer celles de Servitzki exposées plus haut, à savoir : la secte a pu être appelée secte « des Judaïsants » à cause des éléments de la religion juive qu’elle contenait et aussi parce que les juifs avaient contribué à son développement et à sa diffusion. Peut-être également voulait-on par là la rendre méprisable aux yeux des chrétiens « orthodoxes ». Quant à l’élément essentiel de l’hérésie, il consistait dans l’indifférentisme religieux qui donnait libre jeu aux principes matérialistes et leur permettait d’atteindre jusqu’aux dernières limites.

Il est un détail ignoré ou sous-estimé par Joseph, qui cependant, à le regarder de plus près, nous donne une lumière nouvelle sur le mouvement des Judaïsants en expliquant le succès et l’attrait exercé par lui sur les Russes. Dans une Chronique [66] manuscrite du commencement du XVIe siècle, il est dit en effet qu’en l’an 6979 après la création du monde il se trouvait à Novgorod un grand nombre de Juifs qui s’occupaient de commerce et que fréquentaient beaucoup d’ecclésiastiques prêtres et diacres, faisant bombance avec eux et s’initiant auprès d’eux aux livres de la magie.

Joseph lui-même en parlant dans son « Prosvetitelj » de l’incompréhensible indulgence manifestée par le grand-prince Ivan III pour l’hérésie qui s’étalait devant lui à Moscou, l’explique par les pratiques de sorcellerie qu’exerçait Alexis, archiprêtre de la Cathédrale de la Dormition. La secte joignait donc au mouvement doctrinal antichrétien tout un enseignement ésotérique sur l’astrologie et la magie noire. Par là, comme les Strigolniki, elle rejoignait l’ancien paganisme russe, ou pour mieux dire, le réintroduisait dans la vie spirituelle russe sous une forme nouvelle. De là l’attrait de la secte, de là sa diffusion dans tout le pays et sa viabilité, même après qu’elle eut été solennellement condamnée au Concile de 1505 et cruellement supprimée. En effet, ses principaux chefs furent ou brûlés vifs ou déportés dans différents monastères, sans espoir d’obtenir grâce, même en faisant pénitence. Cette sanction fut principalement l’œuvre de Joseph de Volokolamsk et de l’archevêque de Novgorod, Gennadius. Ce dernier, « séduit par la sévérité inexorable de l’inquisition », tenait beaucoup à une punition exemplaire et invoquait devant le grand-prince l’exemple « du roi d’Espagne, lequel avait bien nettoyé ses terres [67] ». Par contre Nil Sorski (1433-1508) et ses disciples, les moines du Trans-Volga, plaidaient pour les condamnés, demandant le pardon pour les repentis et les égarés. Leurs efforts furent vains, mais trente ans après la suppression violente de l’hérésie des Judaïsants, Moscou fut le théâtre d’un nouveau mouvement hérétique connu sous le nom d’« hérésie de Matthieu Bachkine ou Bakchine » et d’hérésie de Théodose le Borgne (Fedosejevzy). Cette hérésie, ou ces hérésies, avaient un contenu rationaliste bien plus nettement déterminé que leur devancière. Elles rejetaient, elles aussi, l’Église chrétienne, sans pour autant parler de Judaïsme, niaient la consubstantialité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ne reconnaissaient pas la présence réelle, rejetaient le culte des images, la tradition, les Conciles et les Saintes Écritures. Toutes deux se donnaient pour maîtres et comme partageant les mêmes idées des « latins » de Pologne et de Lithuanie où, on le sait, fleurissaient alors le socinianisme et le néo-arianisme, et se réclamaient de la secte des Judaïsants. Par là ils rejoignaient, eux aussi, les Strigolniki, le paganisme et les Bogomiles. Chose curieuse, Bachkine trouva une protection inattendue chez quelques moines des monastères du Trans-Volga, et de même Théodose. Ce dernier apparaît même prêchant sa doctrine après qu’il eut séjourné sur le Lac Blanc, au delà du Volga, dans la région habitée par les célèbres moines jadis formés par saint Nil Sorski.

Si on rapproche ces données de celles que nous connaissons sur les Bogomiles et leur activité en Thrace et au Mont Athos, si nous nous rappelons de plus l’influence du Mont Athos dont se réclamaient les moines du Trans-Volga, il faut avouer qu’on a ici matière à réflexion.

Quelle fut l’influence exercée par toutes ces hérésies sur la vie spirituelle russe ? Elle fut, pour le dire en un mot, considérable. Presque tous les sombres côtés qu’on trouve dans la spiritualité russe sont conditionnés par l’hérésie des Judaïsants. Son influence dans la formation des communautés hérétiques et sectaires qui se sont formées postérieurement et se forment encore en Russie est indubitable. D’une manière ou d’une autre, toutes, ou presque toutes, se rattachent à elle, même les sectes mystiques, « Khlysty » et « Skoptsy » lui sont redevables soit de leur doctrine, soit de leur ésotérisme, soit de leur enthousiasme.

D’autre part, cette hérésie des Judaïsants a provoqué de la part de l’Église une réaction énergique à laquelle sont redevables maints côtés lumineux de la vie spirituelle russe. L’activité de l’Église russe au XVIe siècle devint particulièrement intense. Que de conciles se sont réunis pendant ce seul siècle ! L’état de la foi et de la morale, les conditions de la vie du clergé séculier et régulier, la vie monastique, l’instruction populaire, l’administration ecclésiastique, tout cela attire l’attention et préoccupe la hiérarchie autant que le pouvoir civil. L’hérésie était favorisée par les conditions intérieures de la vie russe. Elle fut entre autres une réaction populaire contre ce ritualisme extérieur qui envahissait déjà la vie religieuse russe à la fin du XVe siècle, époque où apparut la secte des Judaïsants. De son côté, elle avait agi intensément sur l’esprit populaire et mis à nu beaucoup d’abus et de désordres jadis inobservables et imperceptibles. Elle força donc l’Église à prendre les mesures nécessaires pour enrayer le mal à l’extérieur et à l’intérieur, prouvant ainsi une fois de plus la vérité de la parole de l’Apôtre : « Il faut qu’il y ait parmi vous des sectes afin que les frères d’une vertu éprouvée soient manifestés parmi vous. » (I Cor. II, 19).

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Le Siècle d’Or de la Sainteté Russe

 

 

 

Les saints Nil Sorski et Joseph de Volokolamsk et leurs écoles

 

 

La seconde moitié du XVe et la première du XVIe siècle se présentent dans la vie russe comme une époque sombre où l’état de la société tant intellectuel que moral était tombé à un niveau très bas. L’analphabétisme régnait presque partout. L’extérieur, la forme, aussi bien dans les questions théoriques que pratiques et morales, dominait l’intérieur. La décadence ne ménagea ni l’Église, comme nous l’avons vu en parlant des hérésies des Strigolniki et des Judaïsants, ni les centres de vie religieuse et spirituelle qu’étaient les monastères. Ceux-ci, pour des raisons multiples, tant spirituelles que sociales et politiques, regorgeaient de monde. En grande partie, cette masse de moines, peu faite pour la vie du cloître, ne répondait nullement aux exigences sévères qui lui étaient présentées. De là un relâchement extraordinaire de la vie monastique et de sa discipline. D’une part, le cumul de propriétés énormes, en transformant les couvents en vastes entreprises agricoles et commerciales, forçait les moines à une activité purement séculière ; d’autre part, elles les mettaient en conflit avec le pouvoir séculier et la société elle-même. Cette dernière, de son côté, manifestait son mécontentement de l’état de choses en vigueur dans la vie de l’Église et insistait vivement sur la nécessité de spiritualiser la religion, devenue un code de normes extérieures. Les extrémistes allèrent jusqu’à rompre complètement avec l’Église (Judaïsants), et demandèrent la suppression pure et simple des couvents. Une réforme de la vie religieuse et en premier lieu de la vie monastique s’imposait, et la hiérarchie ecclésiastique s’en rendait très bien compte. Tel le métropolite Cyprien († 1406), qui considérait que posséder et gérer de grandes propriétés ne convenaient pas à l’esprit monastique ; tel encore le métropolite Photius († 1431), qui résolut, bien que sans résultats, de réformer la vie monastique.

Les vrais champions de la réforme sortirent eux-mêmes des cloîtres. Ce furent Nil Sorski (de Sora) et Joseph Volokolamski (de Volokolamsk), deux hommes de premier plan, deux contemporains qu’il suffit de regarder pour comprendre la fausseté de l’opinion qui estime que l’Église russe à cette époque se trouvait dans une sorte de léthargie spirituelle et morale. Tout, sauf le but qu’ils poursuivaient, était différent en ces deux personnages : caractère, tendances religieuses, attitude, moyens d’actions. Si Nil voulait réformer par le dedans, conquérir le monde par la transformation et l’éducation de l’homme nouveau, Joseph voulait aboutir au même résultat par les voies de l’activité extérieure et du service social. Ils furent des adversaires, mais tous deux furent vénérés de leur vivant comme des saints et mis sur les autels après leur mort.

 

 

 

Saint Nil Sorski (1433-1508) [68]

 

LA VIE

 

« Le grand Starets », – c’est de ce titre que l’hagiographie russe nomme Nil Sorski, – portait dans le monde le nom de Maïkof. Il était grand-russien et dans sa jeunesse exerça le métier de « copiste » de livres. La famille des boyards Maïkof le réclame pour sien, mais lui-même se dit être paysan, ce qui d’ailleurs cadre beaucoup mieux avec le genre de travail auquel il s’adonnait avant son entrée dans le cloître. En lui la tradition muette des ermites du Nord a reçu son porte-parole, car Nil est sans doute un des rares parmi les saints de l’ancienne Russie qui ait laissé des écrits et qui fut même un grand écrivain. Nous possédons de lui des « épîtres » « poslanija », au nombre de dix adressées à ses amis, sa « Règle de la vie monastique » (Monastyrskij Oustav) en onze chapitres, divers fragments, ainsi que son « Testament ». En revanche, nous ne possédons pas de biographie ancienne du Saint. Elle aurait été brûlée lors d’une incursion tatare dans les couvents de la région de Vologda en 1583. Il semble que Nil devint moine très jeune dans le couvent de saint Cyrille de Beloozersk, qui fut un couvent de stricte observance, ayant gardé la tradition de son fondateur aux temps du relâchement général. Son maître des novices fut le célèbre Starets Paissi Jaroslavov, particulièrement vénéré de ses contemporains pour ses qualités et son genre de vie. Le métropolite Gérontius avait voulu faire de lui son successeur, mais il refusa, préférant à cette dignité le silence et la vie d’un « podvinik ».

En dehors de ses relations personnelles avec son Maître, Nil pouvait continuer à exercer son métier de copiste de manuscrits et son travail intellectuel dans la bibliothèque du monastère, une des plus riches de la Russie. Nous ignorons le nombre d’années qu’il passa ainsi à Kirillov avant d’entreprendre son voyage en Orient. Les relations de la Russie avec Constantinople et le Mont Athos étaient assez fréquentes à cette époque. Nombreux sont les moines russes qui firent ce voyage, soit pour prendre contact avec la vie des monastères estimés particulièrement austères et « orthodoxes » soit pour étudier les richesses de leurs bibliothèques. Au XVe et au XVIe siècle l’influence du Mont Athos sur la littérature spirituelle russe devient particulièrement grande.

Il se forme alors tout un cercle de moines dont l’occupation principale consiste à traduire les œuvres patristiques en slavon. Les moines russes y travaillent à copier les manuscrits, comparent les textes slavons de l’Écriture avec les originaux grecs, traduisent les livres liturgiques. Les bibliothèques de la capitale de l’Empire, ainsi que celles de la Sainte Montagne, étaient des centres où s’exerçait leur activité intellectuelle et où se parfaisait leur instruction spirituelle.

Rien d’étonnant donc que Nil, lui aussi, soit venu de Kirillov en Orient. Ce voyage eut sur lui une influence décisive. Il y reçut l’idée de la vie du « skit », qu’il rapporta en Russie ; il y put étudier dans la traduction slavonne et dans le texte original (Nil savait le grec) ceux des auteurs dont les citations se trouvent sans cesse dans ses écrits : Éphrem, Nil le Sinaïte, Jean Chrysostome, Basile le Grand, Jean Climaque, Barsanuphe, Isaac le Syrien, Maxime le Confesseur, Dorothée, Siméon le Nouveau Théologien, Grégoire le Sinaïte, et autres. Mais c’est surtout son long séjour au Mont Athos qui influença tout particulièrement ses idées en leur donnant une orientation mystique. C’est à l’Athos qu’il a dû connaître sinon la pratique de l’oraison hésychaste [69], du moins sa théorie et les termes techniques dont se servait cette école. Il fut le premier en Russie à employer sa terminologie technique sans cependant, comme on le verra dans la suite, en partager les excès. Les monastères du Mont Athos ont toujours été considérés en Orient comme les centres de la vie contemplative. Les œuvres de Siméon le Nouveau Théologien, de Grégoire le Sinaïte ou d’Isaac le Syrien y jouissaient d’une faveur particulière. À l’époque du séjour qu’y fit saint Nil, cette tendance était particulièrement forte, les disputes palamites [70] ayant pris fin en 1351 par la victoire complète de l’opinion soutenue par les moines athonites. Saint Nil se trouvait à l’Athos au temps où y régnaient les idées de Siméon le Nouveau Théologien et de Grégoire le Sinaïte. Il ne pouvait donc pas ne pas subir leur influence, d’autant plus qu’elles étaient en contradiction flagrante avec les tendances religieuses qu’il avait connues dans son pays et qui régnaient dans ses couvents.

De retour en Russie Nil revint au monastère de Kirillov mais, comme il le dit lui-même, il se bâtit « une cellule hors de ses murs », qu’il habita pendant une période sur laquelle nous ne sommes pas fixés. La raison pour laquelle il la quitta nous est aussi restée inconnue. Il est à croire qu’elle gît dans la nature de son caractère qui aspirait à la solitude et au silence. C’est à une quinzaine de kilomètres du monastère que dorénavant saint Nil va s’établir. « Lieu sauvage, désertique, sombre... le terrain y est plat et marécageux. Autour s’étend une forêt d’arbres à feuilles à aiguilles... La petite rivière Sora, qui donnera au serviteur de Dieu son surnom Sorski, ne serpente pas gaîment mais, dirait-on, s’étend sur ce lieu et ressemble plus à un marais qu’à une source... Il est difficile de trouver parmi les régions du Beloozero un lieu plus solitaire que ce désert. » Ainsi parle l’historien Chevyrev qui a visité l’ermitage de saint Nil au milieu du siècle dernier. Il suffit de contempler ce paysage pour comprendre le caractère de notre saint et ce qu’il cherchait en y choisissant son lieu d’habitation. Il semble que, les premiers temps, Nil demeura absolument seul. Cependant assez vite il fut rejoint par d’autres aspirants qui voulaient rester auprès de lui afin de jouir de ses conseils. Malgré les refus qu’il leur opposait, ils s’obstinaient dans leurs désirs, et Nil finit par y accéder. Alors quelques huttes s’élevèrent autour d’une petite église de bois au milieu de la forêt, rappelant le souvenir des premiers ermites du XIVe siècle. Mais, à leur différence, Nil ou ses disciples ne sortent pas pour abattre les arbres et défricher les champs. Ils préfèrent le travail « sous un toit, dans un endroit clos ». Ils s’adonnent aux ouvrages de l’esprit, surtout à la copie et à la traduction des manuscrits grecs. C’est ce caractère d’intellectualité assez raffinée qui différencie l’aspect hagiographique des ermites de la Sora de celui de saint Serge et de ses compagnons. Nil Sorski sent moins le terroir et « les copeaux » que Serge, ou plutôt, si ce dernier est comparable à un arbre majestueux de la forêt septentrionale, le premier ressemble à la pâle et délicate fleur qui se cache à l’ombre mystérieuse de ces bois du Nord. L’humilité et la douceur sont poussées chez Nil jusqu’à leurs extrêmes limites. Dans ses rapports avec ses disciples règne l’amour, à l’exclusion de toute contrainte. Il les appelle « frères et non disciples », car « un seul est notre maître, Jésus-Christ ».

À cette douceur et humilité se joint une grande finesse intellectuelle. Les œuvres de Nil témoignent, nous le verrons, d’une connaissance approfondie de la littérature patristique grecque et, dans ses lettres, il manifeste un génie personnel et original. Bien qu’étranger à tout rationalisme sec, il tient en haute estime l’activité intellectuelle, « car sans l’intelligence le bien même peut devenir un mal ». Sa méthode intellectuelle se manifeste dans ce passage : « Je sonde surtout les Écritures et leurs commentaires, puis les traditions apostoliques et les doctrines des Pères : ce qui concorde avec ma compréhension, je le copie pour plaire à Dieu et pour être utile à mon âme, et par là je m’instruis. » C’est pour faire connaître à ses premiers frères les « commandements de Dieu et les traditions des Pères », nécessaires à tout vrai moine, que Nil écrivit sa « Tradition aux disciples », qui n’est au fond que la première rédaction succincte de la « Règle monastique » dont il sera question plus loin.

Ainsi commença l’ermitage de Nilo-Sorsk (Nilo Sorskaja poustynj). C’est là que Nil passa le reste de sa vie dans le travail et la prière. Travail, nous l’avons dit, surtout intellectuel. Il est intéressant de s’arrêter sur sa manière de faire il sonde les Écritures, il analyse, procède avec esprit critique. « Il y a beaucoup d’écrits », dit-il, « mais tout ce qui est écrit n’est pas divin. C’est pourquoi, en lisant, il faut éprouver ce qu’on lit et si cela répond à l’exigence de la Vérité, il faut le suivre. » On remarquera cependant que Nil limite par la tradition la liberté de l’examen des Écritures. « C’est seulement quand l’idée qu’on s’est faite (ponimanie) de la parole de Dieu concorde avec le commentaire des Pères et des Apôtres, qu’elle peut être tenue pour vraie. » D’autre part la confiance en la force et dans le caractère salutaire de la tradition patristique est toujours fondée chez lui sur la concordance qu’elles ont avec la parole et les commandements manifestes de Dieu. « Avant tout les commandements du Seigneur... puis les vies et les enseignements des Pères... De tout cela je fais l’objet de mes réflexions », écrit-il à un frère « bien-aimé en le Christ, désiré de Dieu plus que les autres ».

C’est avec le même procédé critique que Nil s’occupera des Vies de saints. Nous en avons une certaine quantité écrites de sa main. « J’ai consulté différents manuscrits en tâchant de trouver l’authentique », écrit-il. « J’y ai trouvé beaucoup d’erreurs et j’ai corrigé ce que ma faible intelligence m’a permis de corriger. » Là où il ne peut le faire, il se contente d’écrire en marge des remarques qu’il croit nécessaires.

En Nil Sorski nous nous trouvons en présence pour la première fois en Russie de « l’image d’un saint intellectuel. » Mais plus peut-être que par l’érudition, la finesse de son esprit se manifeste par son sens de la mesure jusque dans le domaine religieux. C’est dans cet esprit de modération qu’il préconise une vie moyenne entre l’isolement complet de l’anachorète et la vie dans une grande communauté : c’est précisément la vie du « Skit », c’est-à-dire la vie en commun de deux ou trois frères, qui ne nécessite pas une réglementation compliquée et unit à la liberté, à l’absence de soucis matériels, la possibilité d’exercer l’amour et l’entraide fraternelle.

Saint Nil non seulement conseille de « profiter des avis et des entretiens des Startsi, c’est-à-dire des personnes expérimentées et spirituelles » mais il demande l’abnégation de la volonté et le détachement des biens matériels. Il n’est nullement un « Samotchinnik », un de ceux qui se conduisent « à leur guise ». Il cherche la direction sûre dans « la loi des Écritures divines » et conseille à ses disciples de « se lier par cette loi et de la suivre ».

Sensible aux nuances individuelles, Nil sait que « tous les hommes ne peuvent être mis sous une même règle ». L’ascèse en général doit être subordonnée au but spirituel : « Qu’on se préoccupe de la nourriture de l’âme plus que du jeûne. » Il faut tenir compte pour chacun de son âge, de sa robustesse, du degré spirituel auquel il est parvenu. C’est pourquoi il conseille : « Qu’on s’accorde une quantité de nourriture et de bois – suivant ses forces... Que ceux qui sont jeunes et forts fatiguent leurs corps par le jeûne, la soif et le travail (selon leurs forces), que les vieillards se soignent un peu. » Le meilleur en fait de nourriture est de « ne pas choisir et de manger un peu de tout. Cela empêche l’orgueil et le mépris des dons de Dieu ». Nil demande surtout de garder « la mesure en toute chose et de faire chaque chose en son temps », et il sait « qu’il y a un temps pour le silence et un temps pour la parole paisible, un temps pour la prière ininterrompue et un temps pour l’obéissance sincère ». Il sait aussi « qu’il ne faut pas vouloir pénétrer avant l’heure dans les régions supérieures ». Cette modération si caractéristique de Nil Sorski n’est nullement l’indice d’un idéal de vie médiocre. La voie sur laquelle il entraîne les siens n’est pas facile et elle doit conduire aux sommets de la vie spirituelle. Mais, il sait que toute initiation à ce, genre de vie doit être lente et progressive.

La vertu préférée de Nil est la pauvreté. Il l’aime d’autant plus qu’elle le conforme à l’image évangélique du Christ pauvre et humble. « Aime la pauvreté, le renoncement à toute acquisition de biens temporels (Nestiajaniè) et l’humilité », enseigne-t-il. La pauvreté pour lui n’est pas seulement un idéal personnel ou monastique (le refus du droit des monastères à posséder des biens immeubles n’en est que la conclusion logique), mais aussi celui de l’Église elle-même. Nil est peut-être le seul écrivain spirituel russe (si non pas le seul saint) qui trouve à redire à la richesse des ornements et à la parure des églises : « Il ne nous convient pas de posséder des vases d’or ou d’argent, ainsi que tout le reste qui est superflu », et se référant à saint Jean Chrysostome, il conseille à celui qui apporte aux églises des dons pour les orner, de les distribuer aux pauvres. Nil ne perd d’ailleurs jamais de vue que l’essentiel de l’ascèse n’est pas « l’activité corporelle, qui n’est qu’une feuille mangée par les vers, mais bien l’activité intérieure, celle de l’esprit qui en est le fruit ». Cette « activité intérieure de l’esprit » ou « activité spirituelle » (doukhovnoje délaniè), c’est la prière qui est à la fois moyen, dans ses formes inférieures, et but de la vie spirituelle, à son degré le plus élevé.

Saint Nil passa toute sa vie dans son « skit », dans la solitude, s’adonnant à la prière et à ses écrits, entouré de quelques disciples « selon son choix ». Quelques visites « ennuyeuses » de gens du monde interrompaient seules parfois le rythme du travail et de la contemplation. L’amitié, l’affection n’étaient cependant pas absentes de sa vie. Dans la solitude naissaient des amitiés profondes dont les « épîtres » (poslanija) de Nil nous donnent le témoignage. Alors que chez les Grecs et au Mont Athos l’amour de la contemplation solitaire n’était souvent tempéré par aucun attachement humain, Nil était préoccupé de faire part de ses expériences à ses amis. Il attribuait l’impossibilité de demeurer dans un état de prière constante à l’économie de l’amour : « C’est afin que nous ayons le temps de penser à nos amis et de leur prodiguer des paroles d’aide et de soutien. » Parole charmante et tout à fait dans la tradition de la vraie spiritualité russe.

Il n’avait pour ses disciples que des paroles de tendresse et de consolation. Si parfois il peut sembler qu’il ait considéré cet amour fraternel comme une faiblesse, il n’a jamais pu ni voulu y renoncer, et son amour trouvait, quand il s’adressait à ses amis, des expressions nouvelles pleines de tendresse, analogues à celles d’un François-Xavier. « Mon bien-aimé frère en le Christ, désiré de Dieu plus que les autres », ou « mes vrais frères qui êtes de ma maison », c’est ainsi qu’il appelle ses amis.

Telle est la figure attachante de saint Nil Sorski. Citoyen dès ici-bas d’un autre monde, il ne semble être retenu sur terre que par l’amour de ses frères. Pour quelque temps il sort du fond de ses bois solitaires pour défendre la vie de quelques malheureux ou l’intégrité de la vie spirituelle monastique. Puis il y retourne pour s’adonner de nouveau à la seule prière.

Nous avons vu, en parlant des obstacles que la vie chrétienne rencontrait en Russie à cette époque, qu’une des questions les plus graves qui occupait les contemporains de Nil était celle des « hérétiques de Novgorod ». Les dernières années de sa vie correspondent à l’époque où la lutte contre ces hérétiques atteignit son point culminant. Nous n’avons pas de témoignages directs sur le rôle que joua notre saint dans cette lutte. On sait seulement qu’en 1489, l’archevêque de Novgorod Gennadius avait manifesté le désir de consulter sur la question le starets Paissi Jaroslavov et notre Nil. Ce qui résulta de cette consultation nous est inconnu, mais comme dorénavant il ne sera plus question de relations quelconques entre Gennadius et Nil, il semble que ce résultat ne correspondit pas à l’attente de l’archevêque. De deux choses l’une : ou bien les consultants ont déclaré ne vouloir prendre aucune part à la lutte, ou leur point de vue sur l’hérésie et sur les moyens de la combattre étaient complètement différents de celui des acteurs principaux du drame. Le second cas semble le plus probable.

Nil prit part au Concile de 1490, qui émit une sentence assez bénigne pour les accusés. On sait d’autre part que Gennadius réclamait, la veille des assises, dans une lettre aux pères du Concile, la peine capitale et le supplice du feu. Que se passa-t-il ? On accusa plus tard le métropolite Zosime d’avoir par son opinion fait triompher la clémence. Il est difficile d’admettre que l’opinion du seul métropolite ait pu influencer à un tel point toute l’assemblée. Il se pourrait que saint Nil n’ait pas été non plus étranger à ce revirement du Concile. Il est certain qu’au Concile de 1504 qui revint sur l’affaire des Judaïsants et les condamna soit à la peine de mort soit à la réclusion, saint Nil n’approuva pas la cruauté avec laquelle, sous l’influence de Joseph de Volokolamsk, on avait résolu de procéder. Il demanda aussi, mais en vain, que les hérétiques qui manifestaient leur repentir et voulaient se convertir fussent réintégrés dans le sein de l’Église. Après sa mort, ses disciples reviendront à la charge avec cette demande de leur maître, ce qui créera entre eux et les partisans de l’opinion contraire des dissensions dont les suites seront funestes pour toute la spiritualité russe.

Sans aucun doute l’évènement le plus marquant de la vie de saint Nil fut la démarche faite par lui au Concile de 1503, au nom de la tradition de renoncement à toute acquisition de biens (nestiajaniè), chère aux ermites du Nord, pour faire adopter la motion suivante : « Les monastères ne doivent point posséder de villages et les moines doivent vivre dans la solitude en se nourrissant du travail de leurs mains. » Cette question était très complexe. Le monachisme russe, dès les premières années de son existence, apparaît, comme personne juridique, apte à posséder des biens fonciers. Du vivant de saint Théodose le monastère de Petchersk est pourvu de biens immeubles et de villages qu’il gouverne par le moyen de divers employés. À partir du XIIe siècle, le fait que les monastères possèdent la terre avec ses habitants est devenu règle générale. Faut-il dire que pareil état de choses contribuait grandement à la démoralisation de la vie monastique ? Dans les siècles qui vont suivre, les richesses des couvents iront en s’accroissant. Au XVIe siècle ils détiennent le tiers de tout le territoire cultivable de l’État. Tel monastère possède non seulement des villages et des bourgs, mais des villes et des provinces entières. La baisse de la moralité dans les monastères va de pair et atteint, en ce même XVIe siècle, des proportions scandaleuses. Tous ceux qui considéraient sérieusement la vocation religieuse ne pouvaient pas ne pas avoir conscience de la contradiction flagrante qui existait entre les vœux monastiques et la réalité des choses. Déjà saint Théodose († 1074) était en principe contre ce droit de possession et « ne céda qu’à cause de la faiblesse de la foi de ceux qui étaient autour de lui » (Nestor). De même saint Serge († 1396), saint Cyrille de Belozersk, saint Denis de Glouchitza, saint Paul d’Obnorsk, et autres. Dès les XIVe et XVe siècles, le peuple lui-même commença confusément à se rendre compte de cette étrange situation. Lorsque les Strigolnik firent leur apparition à Novgorod et Pskov, on les montrait en les donnant comme exemple aux moines. « Voyez-les, ils ne volent ni ne ramassent de propriétés. » La société devenait de plus en plus hostile aux biens monastiques : parfois même les princes se permettaient de s’en emparer, tandis que les masses populaires ne se privaient pas de piller les monastères au cours des émeutes. Un peu plus tard, les Judaïsants, sans s’élever directement contre la propriété monastique, renièrent purement et simplement le monachisme. Tel était le côté religieux et moral de la question qui apparaissait évident à tous. Elle en avait d’autres encore : le côté économique, celui de l’intérêt de l’État, et finalement des moines eux-mêmes. Ces derniers étaient généralement honnis, détestés et méprisés à cause de leurs richesses et de leur cupidité à les accumuler.

Il est vraisemblable que saint Nil n’a pas ignoré tous les aspects du problème, cependant c’est le côté religieux qui l’occupait avant tout. Son opinion, soutenue unanimement par les moines des régions du Trans-Volga qui se trouvaient au Concile, se heurta à une résistance acharnée de la part des membres influents de l’assemblée. Ils firent appel à Joseph de Volokolamsk qui, ayant déjà quitté Moscou, revint et se dressa résolument contre Nil et ses partisans en opposant à leur point de vue idéal et ascétique des considérations historiques et pratiques. « Les propriétés sont nécessaires », disait-il, « afin que les couvents puissent exister. Il ne suffit pas de bâtir une église dans un couvent, il faut encore l’entretenir sans cesse ;  dans les églises se fait le service divin, ce qui exige aussi des dépenses. Il faut faire vivre les ministres sacrés. Les propriétés monastiques n’empêchent nullement les moines de faire leur salut. On s’est bien sauvé autrefois, on peut continuer à se sauver encore maintenant. Les monastères préparent à l’Église ses futurs évêques. Si on enlève aux couvents leurs propriétés et si tous les moines doivent se nourrir du travail de leurs mains, qu’adviendra-t-il ? Comment dans ce cas un homme d’extraction noble et de condition réputée pourra-t-il se faire moine ? Et si on n’en trouve plus, où prendra-t-on le métropolite, les archevêques ou les évêques ? De même que les donateurs, les fondateurs des couvents avaient aussi en vue, lorsqu’ils faisaient leurs dons, d’instituer une aide aux malades et aux indigents. N’ayant plus de biens, les couvents seront privés de moyens pour réaliser ces fins. »

L’opinion de saint Nil fut battue sous le coup de tels arguments. C’est en vain qu’il leur opposait son point de vue sur le caractère que devait avoir, selon lui, l’aumône monastique, savoir : être avant tout spirituelle, ne pas consister en un morceau de pain, mais dans l’enseignement, le soutien et la direction morale et spirituelle, le monastère devant être le centre religieux et moral de la vie du peuple. La question soulevée par Nil n’eut pas de succès. Mais sa pensée ne se perdit pas. Elle devint l’objet d’une polémique acharnée qui débuta au lendemain du Concile et qui dura toute la première partie de ce XVIe siècle. Les suites de cette dispute furent très graves pour toute l’histoire de la spiritualité russe, car si le différend semble au premier abord ne porter que sur la question de la propriété monastique, il n’est tel qu’à la surface. En réalité les causes du conflit étaient très profondes. Il s’agissait effectivement des principes mêmes et des buts de la vie et de l’action chrétiennes. C’était l’affrontement de deux idées religieuses, de deux intentions religieuses, de deux vérités religieuses : celle du service social de l’Église et celle du Royaume des Cieux au dedans de l’homme, de l’union mystique de l’âme avec Dieu. Derrière les péripéties du drame extérieur, c’était un drame spirituel qui se jouait en réalité.

Saint Nil ne put voir que le commencement de la lutte qu’il avait déclenchée. Il mourut en 1508 à l’âge de 75 ans. Avant de mourir il écrivit pour ses disciples un testament qui répond pleinement à son caractère : « Jetez mon corps dans le désert. Que les bêtes sauvages et les oiseaux le dévorent, car il a beaucoup péché contre Dieu et n’est pas digne d’une sépulture. Je supplie tous de prier pour mon âme pécheresse et je vous demande pardon à tous et je vous pardonne. Que Dieu pardonne à tous. » Les disciples de saint Nil n’accomplirent pas pleinement ce testament : ils ensevelirent avec honneur le corps de leur maître et posèrent sur sa tombe une pierre indiquant l’année, le mois et le jour de sa mort. Ivan le Terrible fit construire une église sur l’emplacement de son ermitage. Pour le reste le désir de Nil fut pleinement exaucé. « La gloire du siècle » qu’il ne voulait pas avoir après sa mort lui fut longtemps refusée. Tandis qu’on canonisa trois fois Joseph de Volokolamsk au cours du XVIe siècle, Nil ne fut jamais officiellement canonisé par Moscou. C’est d’une manière presque imperceptible que la vénération de son nom grandit au cours des siècles, et ce n’est qu’en 1903 qu’il fut inséré au calendrier ecclésiastique officiel. Aujourd’hui Joseph de Volokolamsk est presque oublié, tandis que la figure de Nil Sorski apparaît de plus en plus rayonnante et lumineuse parmi les saints de l’ancienne Russie.

 

 

LA DOCTRINE

 

La doctrine de saint Nil se trouve exposée soit dans ses « Épîtres » à ses disciples traitant de questions spirituelles déterminées, soit dans les onze chapitres de sa « Règle de vie monastique » (Oustav Monastyrskij). Ce dernier représente non pas une « Règle » au sens strict du mot, mais plutôt un traité systématique et presque exhaustif, malgré sa concision, d’ascétisme russe. Dans l’idée de Nil, et bien qu’adressé à des moines, ce traité devrait être pratiqué par tout chrétien sincère. Car la voie qui mène au salut est ouverte à tous : moines et laïques. Et c’est la voie de la renaissance intérieure, de la rééducation morale, et non celle des rites extérieurs.

Cet ouvrage nous manifeste une étonnante érudition quant à la littérature mystique grecque et un talent, rare chez les Russes, dans l’exposition systématique.

Dans l’introduction à son travail Nil parle de la nécessité et de l’importance pour un moine de travailler à sa perfection intérieure, de surveiller sans cesse les mouvements de son esprit et de son cœur. Comme point de départ à toutes ses considérations, il prend l’Évangile et les Actes des Apôtres en citant les paroles du Christ : « Ce qui sort de la bouche vient du cœur, et c’est là ce qui souille l’homme. » (Math. 15, 18), L’enseignement des Pères répète la même chose : « Qui ne fait que prier avec la bouche sans s’occuper de son esprit, celui-là prie en l’air : Dieu écoute l’esprit... Sans la disposition intérieure, il est vain de s’occuper de l’extérieur... » Donc, conclut saint Nil, d’après les paroles du Sauveur et des Apôtres, commentées par l’enseignement des Pères, on voit combien pour l’homme est nécessaire et importante la purification intérieure du cœur et de l’esprit. C’est seulement par cette purification que la voie du salut est possible. Quant aux moyens pour acquérir la science de cette perfection intérieure, le meilleur est l’étude directe de l’Écriture. Directe, car si auparavant on pouvait l’apprendre en fréquentant des hommes spirituels et expérimentés en la matière, il est difficile à présent de trouver pareils directeurs. Il faudra donc aller soi-même directement à la source et écouter le Seigneur lui-même. « Scrutez les Écritures, parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle » (Jean. V, 39).

L’Introduction est suivie de onze chapitres. Le premier parle « des différentes luttes qu’il faut mener contre les passions et avec quel soin il est nécessaire d’y résister ». Saint Nil s’y manifeste comme un psychologue pénétrant. Il analyse les passions de l’âme humaine et indique les différents moments de leur action : d’abord le germe, puis sa progression, semblable à une croissance dans le cœur, enfin l’enracinement total, et donne des conseils pour combattre et détruire la passion dans ses phases différentes. Imitant les écrivains byzantins, Nil indique cinq phases de la passion : a) La suggestion (prilog) ; b) L’affrontement (sotchetanie) ; c) Le consentement (slojenie) ; d) La capture (plenenie) et e) La passion (strastj).

a) La suggestion n’est que l’impression, le premier mouvement qui apparaît dans l’esprit ou dans le cœur. En d’autres termes c’est toute pensée involontaire, tout sentiment involontaire qui se forme dans l’âme humaine. Comme ces sensations apparaissent en nous sans notre vouloir sous l’influence de ce qui nous entoure, l’homme n’en est pas responsable. Mais s’il se soumet à la mauvaise pensée ou au mauvais désir, s’il s’arrête à eux et les retient volontairement, alors il donne lieu au second temps, à « l’affrontement ». Autrement dit :

d) L’affrontement est cette attention que l’homme prête soit à la pensée formée fortuitement, soit au sentiment éveillé sans que sa volonté y soit complètement engagée. Ce second temps se distingue du premier par la présence d’un germe de volonté. Le devoir de l’homme, dit saint Nil, consiste « à transformer en bien » toute mauvaise pensée et tout désir impur dès qu’il les remarque en son âme. Nous sommes ici déjà en présence d’un commencement de lutte.

c) Le consentement fait un pas de plus. C’est déjà le commencement d’un entraînement passionnel vers la pensée ou le désir, une inclination vers l’image ou l’impression formées dans l’âme. L’homme est presque prêt à réaliser la pensée qui lui était venue, à suivre le désir éveillé en lui. Mais ici comme dans le premier temps (suggestion) l’homme est encore indécis. Ou bien il résiste aux pensées et aux désirs, ou bien il est presque prêt à s’y livrer. L’entraînement définitif par la pensée ou par le sentiment mauvais se nommera « capture ».

d) La capture. Cela a lieu en deux cas : 1) ou bien l’homme est involontairement porté aux pensées mauvaises et est séduit par elles contre son désir. Puisque, dans le cas, cela se produit « involontairement », ce genre de « Plénéniè » ne présente presqu’aucun péché. 2) Mais lorsque l’homme suit ses pensées et ses désirs déréglés avec pleine conscience, cet état d’âme est particulièrement nuisible. L’âme est excitée, l’homme perd la maîtrise de lui-même, il est comme ballotté sur les vagues par la tempête, vaincu par les pensées déréglées. Ceci a surtout lieu à la suite de « conversations trop fréquentes et oisives ».

Tous ces états d’âme sont des états plus ou moins temporaires. Ils passent sur l’homme puis s’en vont. Telle n’est pas la « passion. »

e) La passion. Cette dernière s’installe pour longtemps dans l’âme humaine, elle lui devient habituelle et semble être partie intégrante de son caractère. Ce à quoi l’homme au début se donne volontairement et librement, cela même le possède à un tel point qu’il n’a presque plus la force d’y résister. Le vice prend alors racine dans le cœur de l’homme, il se transforme en une passion qui domine l’homme tout entier. Celui-ci devient son esclave.

Telle est la marche progressive de l’enracinement des passions dans l’âme humaine. Ayant montré l’objet de la lutte intérieure qui est le but du « podvig » monastique, Nil indigue les moyens de mener le combat. Le premier sera de couper court à toute pensée mauvaise dès qu’elle se présente. « Il faut attaquer la passion quand elle est dans le germe ; plus tard il sera difficile de lutter contre elle. » Le second est la prière. En indiquant la prière comme un moyen de combattre les passions, saint Nil s’arrête longuement sur les conditions et l’essence de la prière. Il entend par prière non pas la psalmodie ordinaire ou l’office liturgique, mais une prière spéciale, intérieure, la « prière spirituelle ». Nous touchons ici au point central de toute la spiritualité du saint. Dans ce second chapitre et aussi dans le huitième, on le sent particulièrement sous l’influence des œuvres de trois écrivains contemplatifs orientaux : Isaac le Syrien (VIIe siècle), Siméon le Nouveau Théologien (XIe siècle) et Grégoire le Sinaïte (XIVe siècle). Il les cite sans cesse et emploie souvent leurs expressions et leurs paroles. Néanmoins le sens de la mesure qui est si caractéristique de saint Nil le retiendra toujours des excès de langage auxquels parfois n’ont pas résisté ses écrivains favoris.

Pour arriver à la « bonne prière » il faut commencer, dit Nil, par écarter toutes les pensées étrangères à Dieu, même les représentations sensibles des choses spirituelles qui au premier abord semblent bonnes. Il faut « s’efforcer de se taire par l’esprit » (moltchatj mysleju). Ce premier aspect de la prière qui consiste à détourner « les énergies de l’esprit de tout objet sensible », Nil l’appelle « la garde de cœur » (Trezvénie), d’après la terminologie hésychaste. Mais cela ne suffit pas. Ce qui peut seul purifier le cœur et même le fonds inconscient de la personnalité, c’est la présence spirituelle de Jésus-Christ. C’est pourquoi il faut concentrer toute sa force, toute sa volonté dans le cri incessant : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi » (Gospodi Issoussé Khristé, Syne Bojij, pomilouj mja). « Il faut le faire soit debout, soit assis, soit couché, en enfermant son esprit dans son cœur, en retenant son souffle autant que cela est possible et en ne respirant pas trop souvent. » Si tu ne peux retenir pleinement ton cœur, si les mauvaises pensées continuent à te troubler, ne perds pas courage et continue à prier... Si les pensées étrangères, en envahissant notre âme, entravent notre prière, cela ne se fait pas par notre volonté. Nous ne devons pas permettre que cela nous arrive sciemment. La prière intérieure ne doit être interrompue par rien d’extérieur : ni par le chant des louanges, ni par la psalmodie. Elle est plus haute que la prière extérieure ordinaire, cette dernière n’en étant que la préparation. Si par la grâce de Dieu l’homme sent en lui la douceur de la prière et éprouve dans son cœur un attrait vers elle, il faut tâcher tout particulièrement de conserver cette disposition de l’âme. La prière intérieure spirituelle n’est pas seulement un moyen essentiel pour purifier notre cœur des passions. « Elle est surtout le but le plus haut de la perfection humaine (monacale) ; elle est supérieure à toutes les vertus. Des vertus, il y en a beaucoup et chacune d’elles n’est qu’une parcelle du bien ; tandis que la prière spirituelle, la prière du cœur est la source de tout bien. » Le but auquel aspire notre saint, c’est la vision spirituelle « cordiale » de la lumière du Christ, qui ne peut évidemment être qu’un don du Saint-Esprit. C’est la nostalgie de ce bien qui doit armer de courage et de persévérance la volonté du moine. L’auteur ne dit rien de ses propres expériences et recourt aux mystiques grecs, surtout à Siméon le Nouveau Théologien, pour décrire les états sublimes de la « prière parfaite ». C’est peut-être par humilité, ou parce qu’il n’avait pas été lui-même gratifié de ces états.

« Quelle langue le dira ? Quelle intelligence l’exprimera ? Quelle parole l’expliquera ? Car c’est chose terrible en vérité et qui dépasse les mots. Assis dans ma cellule, sur ma couche, je vois la lumière qui n’est pas de ce monde, et, au dedans de moi, je contemple le Créateur du monde ; je converse avec Lui et je l’aime et me nourris abondamment de la seule connaissance de Dieu. Uni à Lui je m’élève au-dessus des cieux... où se trouve alors mon corps, je ne sais. »

À la fin du chapitre Nil se tourne vers lui-même et vers les moines, ses contemporains : « Nous autres pécheurs », dit-il, « nous ne sommes pas dignes d’écouter même ces paroles. Je n’ai osé les citer que pour nous persuader combien nous sommes fous, lorsque nous nous acharnons à rechercher les biens périssables du monde et que nous nous en prévalons devant les autres, si nous les possédons. »

La lutte contre les passions, soit par la répression des pensées, soit par la prière du cœur, est longue et exige des efforts incessants. Comment faire pour persévérer dans ce combat ?

Le troisième chapitre indique ces moyens de persévérance. Ce sera d’abord pour l’homme son énergie propre, sa résolution ferme de combattre. De plus, en se livrant au « podvig » de la perfection intérieure, l’homme doit espérer aussi l’aide directe de Dieu, l’appui de sa grâce « qui te porte dans ses bras et te garde de tout mal ».

La lutte contre ses passions, tel est le « podvig » essentiel de la vie monastique. « La prière spirituelle », tel est son but primordial. C’est pourquoi l’ordre du jour d’un religieux devra être tout entier pénétré par l’inspiration de tendre vers les buts sublimes de sa vie. Il devra « toujours et partout, à chaque chose qu’il entreprend, par parole, par action et par pensée, être à l’œuvre de Dieu ».

Le chapitre quatrième décrit l’ordre journalier de la vie de religieux. Le chapitre cinquième, après celui qui est consacré à la prière, présente la partie centrale de tout le traité. Saint Nil s’inspire ici largement des auteurs grecs, ce qui ne veut pas dire qu’il renonce à l’indépendance. Il ne commente pas servilement ses modèles, il choisit ses citations et les tire d’auteurs différents, tels que : saint Jean Climaque, saint Barsanuphe, saint Maxime le Confesseur, saint Basile, Siméon le Nouveau Théologien, etc. « L’homme possède en lui huit passions », lisons-nous : « 1) L’esprit de gourmandise ; 2) l’esprit d’impureté ; 3) l’esprit de cupidité (avarice) ; 4) l’esprit de colère ; 5) l’esprit de tristesse ; 6) l’esprit d’acédie ; 7) l’esprit de vaine gloire ; 8) l’esprit d’orgueil. Avec chacune de ces passions que Nil tente d’analyser il faut lutter différemment. »

Nous ne suivrons pas Nil dans toute son exposition. Elle n’a rien de spécialement original. Relevons seulement qu’il atteste une expérience psychologique de premier ordre. Il considère la passion non seulement dans son vice radical, mais aussi dans toutes ses ramifications. Il tient compte de son fondement physiologique et psychique, il suit ses replis les plus subtils dans l’âme et met en évidence le lien secret qui existe non seulement entre les différents vices qui n’ont apparemment rien de commun entre eux, mais aussi celui qui unit l’impassibilité apparente et le vice, – en vertu de quoi il donne des conseils particuliers très judicieux et très psychologiques. Toutes les opinions de Nil sur les différentes vertus particulières se distinguent, comme nous l’avons déjà vu pour la question du jeûne, par leur clarté et leur loyauté. En voici quelques exemples : parlant des pensées de colère, il dit qu’il est nécessaire de les chasser du cœur, et « celui qui prie pour le frère qui l’a offensé remporte une grande victoire sur la passion de la colère ». À ce propos le saint insiste sur « la charité et la miséricorde », deux vertus qui faisaient grandement défaut à la société russe de son temps.

Nil conseille de combattre à tout prix, dès le commencement, la tristesse et l’affliction afin qu’elles ne se transforment pas en « sombre mélancolie », en « acédie », (Ounynie), passion terrible à supporter. Si cela nous arrive, tâchons surtout de ne pas murmurer contre Dieu, car c’est par là que l’ennemi cherche à surprendre notre âme. Alors il faut lutter tout particulièrement et prier plus que jamais.

Comme meilleur remède contre cette mélancolie saint Nil indique le silence, le recueillement et l’ouverture du cœur à un directeur expérimenté. Non moins grand doivent être le souci et le soin de combattre la passion de vanité. « Elle est très subtile et se glisse en nous furtivement, nous faisant accomplir notre travail non pour Dieu mais pour nous glorifier nous-mêmes devant les hommes. » Elle est la mère de « l’orgueil », elle « porte des noms variés, mais toujours et partout elle est détestable » (Merzka). « Dieu résiste à l’orgueilleux, dit l’Écriture. Un pareil homme est l’ennemi et le démon de soi-même et il porte en lui même sa perte. »

Aux germes de l’orgueil il faut opposer l’humilité. « Chacun doit s’estimer pire que toutes les créatures, même les démons, car ces derniers triomphent de nous. Parmi les frères il faut occuper le dernier rang, porter des vêtements pauvres (toujours le souvenir de saint Théodose et de saint Serge, l’esprit « authentique » de l’ascèse russe), aimer le travail humble, servile (tchornoujou rabotou), ne pas se rechercher dans les conversations ni vouloir à tout prix placer son mot dans la discussion, même s’il est bon... » Mais surtout qu’on ne se glorifie pas de ses actions ni des distinctions accidentelles. Nil insiste là-dessus très particulièrement, et pour cause ; les moines russes se prévalaient volontiers soit de la richesse de leurs couvents, soit de leurs qualités et succès personnels, soit des relations qu’ils avaient dans le monde, soit enfin de leurs parents, de leurs titres ou des emplois qu’ils avaient eus avant leur entrée au monastère. « Cela surtout », conclut saint Nil, « il importe de le cacher. »

Le chapitre sixième parle de la nécessité de l’aide de Dieu dans ce combat avec les passions. Avec l’assistance divine un moyen puissant contre toutes les passions de l’âme est le souvenir incessant de la mort et de la vanité des choses terrestres. « De même que pour la nourriture du corps le pain est l’aliment principal, de même pour une vie vertueuse la pensée de la mort est une chose essentielle et nécessaire. » Qu’on se rappelle que c’est « à travers les tristesses amères, l’indigence et les voies étroites que dans les anciens temps les saints se sont sauvés ». Le chapitre septième est consacré à ce sujet. Le huitième parle des larmes, qui sont aussi une arme puissante dans la lutte. « Les larmes du repentir sont les larmes du salut qui purifient l’obscurité de l’esprit. » Un jour arrive cependant où elles deviennent une source de joie. L’état psychique que Nil désigne par le terme de « larmes » est proche de celui qu’il désignait par « prière spirituelle intérieure ». Il suppose le même degré d’élévation spirituelle. Il n’est pas rare que les larmes soient provoquées par la prière « spirituelle », et très souvent elles l’accompagnent.

Après « les larmes du salut » (blagodatnya), comme après la prière « spirituelle », il est nécessaire de garder tout particulièrement son cœur de toutes « pensées illicites ». C’est le chapitre neuvième qui parle de cette « sauvegarde de l’âme » après les états mystiques.

Tout ce processus de la perfection intérieure exige de l’homme qui l’entreprend le reniement complet du monde, la mort à toutes les autres choses. Nil cite ici les paroles de saint Climaque sur les trois conditions nécessaires à l’homme pour être un vrai moine : a) l’abandon de toute sollicitude pour les choses matérielles ; b) la prière fervente ; c) l’incessante garde et perfection du cœur.

Peut-on nommer « abandon de toute sollicitude terrestre l’usage que nous avons de posséder des propriétés et des villages ? » demande le saint non sans ironie. « De même que si on n’apprend pas à lire il est impossible de lire un livre et de réciter l’office divin, il est impossible sans renoncement à tout ce qui est du monde d’entreprendre le « podvig » intérieur de la perfection. Ce dernier exige avant tout le silence, le recueillement intérieur, toutes choses impossibles sans le renoncement complet au monde » (Chapitre dixième).

Telle est, d’après saint Nil Sorski, la voie de la perfection morale de l’homme, son essence, ses exigences et les moyens d’y arriver. Mais pour que tout cela soit vraiment bon et puisse atteindre son but, Nil demande qu’on « le fasse avec intelligence, sans quoi même le bien se transforme en mal » (Chapitre onzième). L’autorité de saint Basile renforce la parole de l’ascète russe. « Comme partout ailleurs, dans l’exercice du « podvig » monastique, il est nécessaire de tout faire en son temps et avec mesure. Le podvig lui-même ne doit pas être entrepris sans grande réflexion ; il faut d’avance mesurer attentivement ses forces. En particulier, il ne faut pas vouloir pénétrer avant l’heure dans les régions supérieures. »

En indiquant pour terminer les trois formes ordinaires de la vie monastique : isolement complet, vie dans le « skit » et vie cénobitique en grandes communautés, Nil donne sa préférence à la vie du « skit », c’est-à-dire en commun avec deux ou trois frères, car elle est selon lui plus conforme à la nature humaine. En choisissant cette forme, « chaque frère aide l’autre comme une ville forte ; les religieux se soutiennent mutuellement, s’entr’édifient, ayant un maître commun à tous, les Écritures inspirées ».

Le saint termine son traité en protestant qu’il l’a écrit en se servant des écrits inspirés et de ceux des Pères, que s’il s’y trouvait quelque chose qui déplaise à Dieu ou qui soit nuisible aux âmes, il le condamne d’avance et en demande pardon. Mais si on le considère bon et édifiant, il s’en réjouit. « Quant à celui qui y trouvera de l’utilité, qu’il prie pour moi, pécheur, afin que moi aussi je trouve miséricorde auprès de Dieu. »

Il est juste de terminer ce long exposé consacré à un saint des plus intéressants de Russie en imitant sa manière de faire, c’est-à-dire en donnant un résumé succinct et systématique de sa spiritualité.

1) La tendance générale de la pensée de saint Nil est une tendance strictement ascétique. La vie présente n’est que la préparation de la vie future. Ici-bas tout est caduc, tout passe, le sort de tous est de mourir. Le meilleur de ce que l’homme possède dans cette vie, ce sont les tribulations et la souffrance. Il faut les accepter avec joie et en remercier Dieu, car elles purifient l’âme et mènent l’homme à la béatitude.

2) La meilleure part que l’homme peut avoir sur la terre, c’est la vie monastique. Les moines sont par excellence les serviteurs de Dieu. Mais le monachisme ne doit pas se contenter d’être uniquement corporel ; il doit être spirituel. Il n’exige pas seulement la mortification de la chair, mais surtout la perfection intérieure et spirituelle de l’homme. L’ascétisme de saint Nil est un ascétisme spirituel. Il a pour but la perfection morale intérieure de l’homme et non l’épuisement et l’exténuation du corps. Le terrain du combat pour le moine n’est pas sa chair, mais son cœur et ses pensées. Le moine peut et doit nourrir et sustenter son corps autant que ce dernier en a besoin, et parfois même le détendre. Le jeûne physique n’est pas chose essentielle dans la vie du moine. La quantité de nourriture à prendre doit être proportionnée aux forces et aux exigences de chacun. Le moine doit lutter non contre son ventre, mais contre les pensées mauvaises de son âme, les passions de son cœur. La voie par laquelle tout homme atteint son salut c’est la voie de la régénération morale, de la rééducation intérieure, et non celle des rites extérieurs.

3) Ce point de vue de Nil sur le caractère et le but de la vie monastique détermine en partie sa conception du monde. Le fond de ses idées, le trait caractéristique de sa conception du monde, c’est la primauté de l’intérieur, du spirituel, de l’idéal, sur l’extérieur, le rituel. Son point de départ est l’Évangile, et ce caractère évangélique se reflète dans toute sa spiritualité. « Aimez vos ennemis... C’est en esprit et en vérité qu’il faut adorer le Père. » Ces paroles peuvent servir d’épigraphe à toute l’œuvre de Nil. Il juge tout du point de vue de l’Évangile, et c’est par l’Évangile qu’il définit aussi les devoirs du moine et de chaque chrétien, sans se préoccuper d’aucune considération pratique, un peu comme le prince Mychkine chez Dostoïevski (l’Idiot).

4) La même tendance spirituelle fait que Nil est l’ennemi de toute richesse d’ornementation extérieure dans les églises. « Personne encore n’a été condamné par Dieu pour ne pas avoir orné richement les églises », écrit-il. Faire des dons coûteux aux églises ne sert pas à grand-chose. Il vaut beaucoup mieux les distribuer aux pauvres.

5) Le caractère spirituel et idéaliste du saint prend très souvent une orientation mystique, j’entends par là une contemplation infuse. Ce dernier élément est un des plus essentiels de sa personne. Nous avons vu son enseignement à propos de la prière spirituelle et des larmes. Toutes deux supposent un état d’âme et d’oraison identiques.

6) « Le podvig » de la perfection morale de l’homme doit être conscient et sensé. Le moine doit s’y adonner non pas par ordre mais, « par propre conviction de sa nécessité », « avec entendement » et « considération. » Bref l’obéissance ne doit pas être machinale et mécanique. Le moine, comme le chrétien ordinaire, peut et doit profiter des conseils de spirituels expérimentés, mais il ne doit pas le faire sans avoir au préalable considéré quelle est la vie des personnes auxquelles il veut s’adresser, quelle est leur connaissance des Écritures et comment elles mettent ces connaissances en pratique dans leur vie. C’est raisonnablement que chacun doit prendre sur soi le joug de la vie religieuse, c’est raisonnablement qu’il faut « prendre la nourriture », « lire les Écritures », lutter contre ses passions. Tout en se dressant avec véhémence contre ceux qui veulent tout faire à leur guise sans vouloir plier leur volonté, saint Nil ne détruit pas dans le moine la volonté personnelle raisonnable. Au contraire c’est cette volonté qui doit toujours l’accompagner dans l’activité intérieure de son perfectionnement. Même en donnant ses conseils, Nil n’opprime pas la volonté propre de celui auquel il les donne. Il les propose toujours sous condition, « si c’est possible », « si Dieu le désire et si c’est bon pour l’âme ».

Cette exigence de rapports conscients et raisonnables, à la place d’une obéissance servile, représente un trait très intéressant dans la sphère générale des idées de saint Nil.

7) En reconnaissant dans l’homme la volonté propre et consciente, Nil la soumet pleinement aux exigences « des Écritures ». Le moine doit employer sa volonté à vivre « selon les Écritures et la tradition des Pères ». Mais pour les vivre, il doit les connaître, « les éprouver ». C’est en cela que consiste « ma propre vie et mon souffle », et à celui qui « s’unit à moi par amour spirituel je conseille de faire la même chose ». Nil demande de ses disciples non le respect aveugle de la lettre, mais l’étude critique, consciente, intelligente des Écritures. Cette exigence était particulièrement nécessaire à l’époque. Le schisme (Raskol) qui devait un siècle plus tard déchirer l’Église russe en est la meilleure justification.

Telles sont les idées fondamentales de saint Nil. On le voit, il est un pur spirituel, un contemplatif ayant assez peu de contact avec le monde qui l’entoure, ce qui ne l’empêche pas de voir ses tares et de les fustiger en passant. Ainsi trouvons-nous chez lui des remarques très véhémentes sur le relâchement de la vie monastique contemporaine, sur l’ignorance des moines en matière d’Écriture, sur leur paresse et leur manque de volonté à étudier la Bible.

Il y a une question cependant où les idées du saint touchent de près à un point pratique. C’est celle des biens monastiques. Nil en est l’ennemi déclaré ; et il est le prédicateur de la pauvreté monastique primitive. Pareille attitude découlait nécessairement de l’idée qu’il professait sur le but et l’essence de la vie religieuse. La possession des biens lui apparaît en contradiction flagrante avec les vœux monastiques et absolument incompatible avec les aspirations d’un vrai religieux. Et ce qui est obligatoire pour un religieux est d’obligation aussi, selon lui, pour le monastère, ce dernier n’étant qu’une réunion de personnes unies par les mêmes buts et les mêmes aspirations, ayant toutes les mêmes nécessités et les mêmes besoins. Et s’il s’agit de faire l’aumône, celle que doit faire le monastère est différente de celle qui incombe aux gens du monde. Le monastère étant un centre religieux et moral dans le monde, l’aumône qu’il fait ne doit pas être, comme celles du, monde, matérielle, mais spirituelle.

Certains hagiographes russes représentent saint Nil comme un isolé dont les idées se distinguent, jusqu’à s’y opposer, de celles des autres saints russes et de la spiritualité russe en général. Ainsi, par exemple, le professeur S. A. Arkhanguelski dans son œuvre magistrale « Nil Sorski et Vassian Patrikeev [71] » et le professeur Fédotov. Nous préférons nous ranger à l’opinion contraire soutenue par le professeur Arseni Kadloubovski [72].

Et tout d’abord, si saint Nil, avec son culte de l’Évangile, sa prédication de charité et de miséricorde, était un étranger, un isolé dans le monde spirituel russe, comment expliquer l’existence en quantité considérable de copies de son Oustav ? De plus les vies des saints des régions du Trans-Volga témoignent que Nil, non seulement avait des adhérents parmi ses contemporains, mais aussi des disciples après sa mort. À ce point de vue les vies de la seconde moitié du XVe siècle sont particulièrement importantes, car elles nous donnent le tableau de la tendance spirituelle primitive qui régnait chez les moines du Trans-Volga. Rappelons-nous ce qui a été dit dans les vies des saints du Nord, ou encore ce fait que les biographes de saint Serge ou de saint Cyrille suppriment ou passent sous silence des faits de la vie de ces saints qui leur semblent peu conformes à l’idéal de saint Nil. Cet idéal n’était en réalité ni absolument neuf ni totalement inconnu en Russie. Remarquons en passant que les œuvres patristiques mêmes dont Nil se servait, avaient déjà été traduites avant lui. Saint Nil, et cela s’applique aussi mutatis mutandis à son adversaire saint Joseph de Volokolamsk et à son idéal de vie, n’a fait que condenser un idéal qui s’était formé peu à peu avant lui et qui était partagé, parfois inconsciemment, par beaucoup. Néanmoins le rôle de Nil fut un rôle de premier plan. Il a développé cet idéal, l’a rendu clair, précis, conscient, lui a donné son unité et ses fondements. Par sa parole et son exemple, il s’est efforcé de le faire passer dans la conscience et la vie de la société.

Comme en témoignent les historiens, les tendances de joseph, celle de la dévotion ritualiste extérieure, étaient alors dominantes. Néanmoins tous ne partageaient pas ses idées. Les meilleurs, les âmes intérieures, recherchaient une dévotion plus spirituelle, plus conforme à l’esprit évangélique de charité et de douceur. Ainsi les moines de la Thébaïde du Nord. Ainsi saint Cyrille de Beloozero et son entourage. Ainsi bon nombre de disciples de Serge et le saint patriarche lui-même. Ainsi avant lui saint Barlaam de Khoutynj, les saints de Novgorod et de Pskov, et même les saints Théodose et Antoine de Petchersk et leurs écoles. Toutefois, jusqu’au XVe siècle, l’attitude des représentants de la vie spirituelle russe devant beaucoup de questions ne se différencie pas encore en systèmes déterminés, comme c’est le cas à partir de cette époque. Nous avons vu saint Serge, qui par ses tendances et sa vie était sûrement très proche de Nil Sorski et de ses émules, accepter des missions politiques analogues à l’activité des adversaires de Nil. Il est caractéristique que le biographe de saint Serge ne parle déjà plus de ces missions. Peu à peu les différents éléments moraux et religieux de la conception qu’on avait du monde se groupent en deux tendances distinctes. Ce processus, dont les traits caractéristiques se dessinaient bien avant saint Nil, se cristallise pleinement vers la fin du XVe siècle, lorsque chacune des tendances atteint son expression déterminée et se pose nettement contre l’autre. Les aspects des deux tendances ou écoles se forment aussi visiblement vers cette même époque. Ce seront le Nord avec la région du Trans-Volga d’une part, et la région du Centre autour de Moscou, de l’autre.

Ce que nous venons de dire en général de la tendance spirituelle de Nil Sorski s’applique de même à son « hésychasme. » C’est surtout le professeur Radtchenko [73] qui a voulu voir en lui, sans trop le prouver, un pur disciple des contemplatifs de l’Athos et « un vrai gardien de la tradition hésychaste ». En est-il vraiment ainsi ? L’accord entre le saint russe et les contemplatifs grecs est-il si parfait ? Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire des querelles hésychastes pour voir que les chefs du mouvement étaient loin d’être pénétrés de cette tolérance et de cette condescendance qui sont si caractéristiques de saint Nil. Les hésychastes luttaient contre leurs adversaires par toutes sortes de moyens, y compris l’anathème, la polémique, les condamnations véhémentes. Il est difficile de croire qu’une doctrine qui préconisait la prière et la persuasion par la douceur comme seuls moyens de lutte contre les erreurs puisse y avoir sa source. De plus, où voit-on chez Nil cet amour des phénomènes de caractère démonologique, dont les écrivains hésychastes sont si friands ? Cette manière d’argumenter à l’aide de citations et de textes sans aucune critique ni considération de la valeur des sources ? Saint Nil n’est donc nullement un gardien « vrai et pur » de la tradition athonique. Il n’y a pas purement et simplement puisé sans condition ni accepté tout ce qu’elle lui proposait. Son auteur préféré est Grégoire le Sinaïte, dont les écrits ont exercé une influence considérable sur son Oustav. Sans parler des écrivains hésychastes, Nil va chercher ses sources dans d’autres auteurs bien plus anciens. Nous l’avons dit : ce sont saint Jean Climaque, saint Jean Chrysostome, saint Basile, Isaac le Syrien et Siméon le Nouveau Théologien. Cela étant, on est bien forcé de lui reconnaître une indépendance considérable qui se manifeste surtout par le choix et l’appréciation de ses sources. Cette indépendance, il la garde même à l’égard de Grégoire le Sinaïte. Ainsi tandis que ce dernier ne tient pas en estime le travail manuel (Radtchenko), Nil, au contraire, pense que vivre du travail de ses mains est une des idées essentielles de sa spiritualité, et elle lui est chère.

Ce qui distingue les idées de saint Nil de celles de son entourage, c’est d’abord :

1) La tournure critique de son esprit qui n’accepte pas tout sans discernement et cherche toujours à examiner les conceptions morales et religieuses afin de les rejeter ou de les admettre en pleine conscience de cause, en les systématisant. C’est cette tendance qui l’a porté à s’adresser, pour étancher sa soif de perfection personnelle et réformer la vie monastique, à ses sources, en Grèce, et particulièrement au Mont Athos d’où elle arriva en Russie. (Rappelons-nous Antoine de Petchersk et le commencement de la vie monastique à Kiev.)

2) En plus de l’élément critique, c’est l’élément mystique et contemplatif qui distingue saint Nil de la plupart des saints russes, et même de ses disciples chez lesquels on ne trouve pas, ou très peu, d’esprit mystique. Cet élément n’est que l’expression extrême de son aspiration à la perfection intérieure et spirituelle, un don de Dieu, peut-être aussi une réaction spontanée contre la dévotion purement ritualiste et extérieure dont il était témoin. Ce côté de son tempérament trouva surtout son expression dans sa doctrine sur la prière.

Qu’il ait subi les influences des hésychastes, personne ne peut le nier. Cependant là encore il faudrait préciser. Il est hors de doute que la pratique de la prière dite de Jésus a été connue bien avant Nil. Nous l’avons vue déjà pratiquée dans la laure de Petchersk ainsi que dans celle de saint Serge et par Paul d’Obnorsk et ses disciples. Sa théorie par contre ne se trouve nulle part consignée avant l’Oustav de saint Nil. Mais il suffit de comparer les paroles de ce dernier avec celles du fameux « Methodos tès hieras proseukhès » (faussement attribué à Siméon le Nouveau Théologien, Cf. Orientalia Christ. II. n. 36, p. 101-210) dont on se servait à l’école du Mont Athos, pour voir combien l’ascète russe est réservé, sobre dans ses paroles et l’expression de ses sentiments. Toutes les descriptions des méthodes corporelles que les hésychastes athonites avaient associées à la prière, tous les traits qui peuvent choquer ou tout au moins surprendre sont supprimés. Ce trait, remarquons-le en passant, est resté dans la pratique générale des directeurs spirituels russes. Tout en recommandant l’exercice de « la prière de Jésus », ils mettent toujours en garde les fidèles contre certaines expériences hésychastes que la lecture des maîtres athoniques aurait incité à pratiquer. « La prière de Jésus rend libre de tout », disent-ils, « sauf de Jésus lui-même. » En cela ils sont fidèles à l’esprit de saint Nil. Ce dernier, en vrai Russe, ne se contente pas, lorsqu’il emprunte les idées d’autrui, de les répéter et de les pratiquer à la lettre, mais il les adapte et les transforme selon son génie national ou personnel. Cela s’est produit pour le monachisme grec, l’hésychasme athonique, l’idéalisme allemand et jusqu’au communisme marxiste.

D’ailleurs cet élément mystique ne prédomine nullement dans la doctrine de saint Nil. Son Oustav veut être un directoire pour tous les ascètes en général, donc aussi pour ceux d’entre eux qui aspireraient à pratiquer des vertus plus hautes et à atteindre le niveau de perfection le plus élevé. Il présente avant tout, comme on l’a vu, une doctrine sur la lutte entre les passions et le développement des vertus, doctrine qui a joué un rôle considérable dans la vie de l’ancienne Russie. C’est dans la prédication des principes spirituels, de la perfection intérieure et des vertus évangéliques de la charité, de la douceur et de l’indulgence pour autrui que gît l’importance essentielle du « grand Starets » pour l’histoire de la spiritualité russe. Ce n’est pas sa doctrine mystique, mais précisément cette prédication, qui trouvait un écho parmi les âmes russes.

 

 

 

 

Saint Joseph de Volokolamsk (1439-1515) [74]

 

 

Nous avons dit plus haut, en parlant de l’immense influence spirituelle de la laure de saint Serge, que cette influence s’exerça surtout en deux directions : vers le Nord et les régions au delà du Volga, et vers le Sud, c’est-à-dire vers le centre du pays dont le foyer culturel et religieux était Moscou.

Si saint Serge, dans sa riche personnalité, pouvait réunir, et réunissait de fait, le mystique et l’homme d’action, ses disciples, moins doués que lui sous ce rapport, laissèrent prévaloir, même inconsciemment l’un ou l’autre des deux traits caractéristiques du saint patriarche. Par suite de circonstances historiques et notamment du développement de l’État russe, cette distinction entre les deux tendances spirituelles suivit les limites géographiques. Au Nord se concentra l’esprit mystique de Serge, au Sud prévalut la tendance sociale et active du saint. Le monachisme de Moscou sera un monachisme citadin, cénobitique, occupé d’intérêts sociaux, culturels et politiques. Son influence civilisatrice fut immense, mais il est pauvre en vies de saints.

Un jour viendra où les deux tendances, les deux écoles spirituelles, issues du même Serge, deviendront entièrement étrangères l’une à l’autre et s’affronteront dans une lutte ouverte. Ce sera l’histoire du conflit qui mit aux prises saint Nil Sorski et saint Joseph de Volokolamsk, conflit tragique pour le monachisme et toute la sainteté russe. Si la question concrète à propos de laquelle les deux esprits se heurtèrent fut celle de la propriété terrienne des monastères, le conflit avait des racines bien plus profondes que celles de la pauvreté. C’étaient deux conceptions religieuses qui se heurtaient : l’idéal de l’action sociale dans le monde et celui du renoncement au monde au nom de la perfection spirituelle, renoncement qui dans la plupart des cas était purement et simplement la négation du monde et de ses besoins.

Joseph était surtout un propagandiste puissant et le partisan d’une vie cénobitique rigoureuse. Dans son monastère on vivait durement, non pas tant à cause des excès de pénitence ou d’ascétisme qu’à cause de la tension continuelle de la volonté tenue jour et nuit en éveil par une règle minutieuse et rigide. L’originalité de Joseph consistait précisément en ce qu’il concevait la vie monastique elle-même comme une sorte de joug social, un service religieux au service des intérêts sociaux. Son idéal « cénobitique » porte, lui aussi, comme on le voit, des traits nouveaux et étrangers à Byzance. De même que l’idéal mystique renferme des dangers (l’oubli de la misère sociale du monde et du prochain), de même l’idéal opposé a les siens. C’est avant tout le danger d’un excès d’attention au côté social ; de là une certaine tendance à l’esprit primaire et à la simplification excessive. Ni Joseph ni ses disciples, qui furent pourtant des bâtisseurs, ne seront jamais, comme leurs adversaires, des créateurs de valeurs spirituelles et culturelles, et donc de sainteté, qui en est la plus haute expression. Néanmoins, ou peut-être justement à cause de cela, la tendance de Joseph l’emporta. Les disciples de Nil furent persécutés par les « Joséphiens », mais purent se maintenir encore longtemps dans les ermitages du Nord. La question de l’hérésie permit à leurs ennemis de leur porter le coup décisif. L’Église russe était alors préoccupée de combattre l’hérésie des « judaïsants. » Nil Sorski avait toujours affirmé son orthodoxie, mais lui et ses amis étaient, nous l’avons vu, opposés à toute cruauté à l’égard de ceux qui étaient coupables d’une erreur de croyance. Ce fut le prétexte qui permit de les accuser d’être eux-mêmes hérétiques. L’accusation trouvait un point d’appui dans la liberté intellectuelle, le goût des études grecques que manifestèrent souvent les moines de l’école de Nil.

Aux Synodes de 1525 et de 1531, deux d’entre eux, Maxime le Grec († 1556) de son vrai nom Michel Trivolis [75] et Vassian prince Patrikéev furent condamnés. On profita, pour le faire, du dépit qu’éprouvait contre eux le grand-prince Basile III, à la suite de leur refus de justifier son divorce et son second mariage.

Vers 1553-1554, on découvrit que les ermitages du Nord étaient devenus des lieux d’asile pour les hérétiques. Ce fut l’occasion pour les évêques, tous sortis de l’école de Joseph, de détruire ces ermitages et de disperser les moines. Par là la rupture entre la vie contemplative et la vie active dans la spiritualité russe devenait définitive. Ce fait devait avoir une portée incalculable. Car si la vie contemplative sans aucune relation avec l’action risque de devenir de plus en plus individualiste et par suite sans influence sur le monde et stérile, la vie active, si elle n’est pas fécondée par le dedans, dégénère soit en humanitarisme social, soit en formalisme, n’ayant tous deux du Christianisme que le nom. La dissolution des communautés des solitaires du Nord marque l’extinction de la tendance mystique dans le monachisme russe et le triomphe complet de la tendance adverse, celle des « Joséphiens » dans l’Église russe. Dorénavant dans la vie religieuse russe va s’établir pour longtemps ce type de « piété réglementaire » (oustavnoje blagotchestie), « de confessionnalisme rituel » (obriadovoje ispovednitchestvo) qui frappera d’étonnement les étrangers et qui semblait « pénible à porter » même aux Grecs orthodoxes, malgré toute l’admiration qu’ils en exprimaient. En même temps, la vie familiale et la vie publique deviennent de plus en plus rigides et terre à terre. Si pour Ivan le Terrible la piété rituelle la plus fervente était compatible avec la cruauté la plus raffinée, dans toute la Russie en général la cruauté, la luxure et la sensualité s’accommodaient facilement de la sévérité rituelle. Tous ces côtés négatifs de la vie russe, dans lesquels on voulait voir les restes de l’influence tatare, se développent surtout dès le XVIe siècle. En face de lui, le XVe siècle apparaît comme un siècle de liberté, de souplesse spirituelle, un siècle que les icônes de Novgorod et les primitifs de Moscou nous représentent avec tant d’éloquence. Quelle différence avec l’époque postérieure ! Aujourd’hui ce n’est plus un mystère pour personne que la voie fondamentale de la piété moscovite menait droit au raskol (schisme) avec toutes ses suites. Ce n’est pas pour rien que Joseph de Volokolamsk, ainsi que le Concile dit des « Cent Chapitres » (Stoglav) (1551), qui codifia les rites et usages du confessionnalisme rituel, ont toujours été chers au Raskol. Avec le schisme une grande force religieuse, bien qu’étroite, quitta l’Église russe, lui infligeant ainsi une saignée de plus. Il ne faut pas cependant oublier que la première grande saignée avait été faite cent cinquante ans plus tôt. C’est alors que fut coupé le fil de la tradition spirituelle qui remontait à saint Serge.

Nil Sorski n’avait fait que condenser un courant d’idées existant avant lui. Son rôle principal a été de les clarifier, de les rendre conscientes et de les ordonner en un tout systématique. De même, saint Joseph de Volokolamsk. Sa personnalité vraiment remarquable sous bien des rapports récapitule autour d’elle beaucoup de conceptions et d’idées dont vivait la pensée russe antique... et par suite une tendance particulière, très fermée en soi, dans la sphère de la vie spirituelle et publique russe. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la vie du maître de Joseph, Paphnuce de Borovsk. Paphnuce († 1477) était disciple de l’higoumène Nicétas qui, lui, était un disciple de saint Serge. C’est donc à Serge lui-même que nous fait aboutir cette lignée des saints de Moscou. Paphnuce fonda son monastère à deux kilomètres de la ville de Borovsk et le trait qui le caractérise avant tout est celui d’un bon administrateur et d’un travailleur infatigable. Son disciple favori, Innocent, qui a écrit sa vie, nous raconte qu’avant de mourir Paphnuce le fit venir près de l’étang, sur la digue qui venait d’être emportée, et là « il commença à m’enseigner comment il faut faire pour barrer le chemin à l’eau ». L’ascèse de Paphnuce ne se distingue pas par une rigueur extrême, mais elle est très sévère quant à l’observation des règles, surtout celles qui touchent aux prescriptions rituelles et au bon ordre. Ses disciples éprouvaient pour lui une crainte révérencielle : dans sa dernière maladie, ils s’approchaient avec appréhension du chevet de son lit, et lui répondait à leurs questions soit par des paroles austères soit par le silence. Presque tous ses miracles ont un caractère pénal. Deux fois seulement sa vie nous parle d’un sourire qui adoucit un peu l’austérité de ses entretiens. Gardien intransigeant des canons ecclésiastiques, Paphnuce ne voulut jamais reconnaître la validité de l’élection du métropolite Jonas au trône métropolitain de Moscou sans la confirmation du patriarche byzantin, ce qui lui valut l’emprisonnement et la bastonnade de la part du métropolite. Paphnuce n’était pas moins sévère pour les séculiers. Ainsi la veille de sa mort, il refusa de recevoir les lettres et les dons des princes et des boyards. Cependant le respect qu’il leur inspirait était si grand que, malgré tout, les dons affluaient à son couvent. Ce dernier était si riche que princes et boyards s’en étonnaient et admiraient les capacités administratives de l’higoumène. Le grand-duc lui-même le respectait et le vénérait au point que Paphnuce après sa mort devint comme un « saint de famille » des princes de Moscou. La naissance d’Ivan IV (le Terrible) avait été attribuée à ses prières. Le Tsar le nommait toujours à côté des grands saints russes : Serge et Cyrille. De son côté Paphnuce aimait lui aussi le grand-prince de Moscou et sa famille. Il conservait le souvenir des anciennes traditions moscovites, des vertus de Jean dit Kalita et en parlait souvent à ses disciples. Le portrait de Joseph de Volokolamsk est ainsi esquissé dans ses traits essentiels.

Sa vie nous est bien mieux connue que celle des autres saints russes. Ses disciples, Sabba, surnommé le Noir (Tchernyj), un Anonyme et son neveu Dosithée Toporkov nous en ont laissé trois rédactions différentes. De plus ses nombreux écrits personnels nous permettent de reconstituer sans difficultés sa physionomie spirituelle.

 

 

L’HOMME ET L’ŒUVRE

 

Joseph de Volokolamsk, dans le monde Jean Sanine, est né en 1439 dans une famille noble d’origine lithuanienne. Ce dernier fait explique à lui seul les traits de son caractère qui semblent en contradiction, comme nous le verrons, avec toute la mentalité russe et qui ont choqué même ses partisans. À l’âge de huit ans, ses parents le mirent dans un couvent pour lui faire donner l’instruction primaire. D’après ses biographes, Jean se distinguait dès sa jeunesse, par sa beauté, sa force et sa prestance virile autant que par son intelligence et sa volonté. Lorsqu’il eut vingt ans, il résolut d’entrer au couvent, mais voulant demander d’abord conseil à un sage directeur, il s’en alla dans les environs de Tver voir un ermite de grand renom, Barsanuphe, promettant de faire tout ce que ce dernier lui demanderait (un trait bien caractéristique de Joseph). Barsanuphe envoya le jeune homme au couvent de Paphnuce, à Borovsk, où il se rendit de suite. Lorsque Jean arriva au monastère qui lui était désigné, il vit l’higoumène travaillant parmi ses moines. Paphnuce portait et dégrossissait des solives. Au premier son de la cloche, il laissa son travail et s’empressa d’aller prendre part au service du soir. C’était la première leçon que recevait le nouveau venu. Alors il se jeta aux pieds de Paphnuce, le suppliant de bien vouloir l’accepter parmi ses moines. En homme d’une grande expérience, Paphnuce devina de suite de quelle trempe était l’âme du jeune homme qui se trouvait à ses pieds et lui donna l’habit dès le soir même.

Jean, devenu Joseph, passa dix-huit ans dans le couvent aux côtés de Paphnuce. Ces années furent d’une immense importance pour sa formation spirituelle. Nous avons déjà parlé de l’attachement de Paphnuce pour la maison princière de Moscou, de ses qualités administratives, de son amour spécial pour la régularité. Voici comment Joseph lui-même nous dépeint son maître et les leçons qu’il avait puisées auprès de lui : « J’ai vu ses travaux et ses souffrances, ses jeûnes et ses actions, la pauvreté de ses vêtements, la fermeté de sa foi en Dieu et son amour pour Lui, l’espérance bien connue qu’il avait en la Mère de Dieu. Son esprit était rempli de confiance en elle et sa bouche en parlait toujours. À cause de cela Dieu lui a donné la grâce de connaître les secrets des cœurs et les pensées de ses frères, ainsi que le don de guérir les maladies. Et tout ce qu’il demandait à Dieu ou à la Sainte Mère de Dieu était exaucé. Il était généreux et miséricordieux quand il fallait l’être ; rigoureux et intolérant où c’était nécessaire. » Tous ces traits se retrouveront dans la suite chez son disciple.

En 1477, après la mort de Paphnuce et selon son désir, agréé par le grand-duc Jean III, Joseph fut élu higoumène. Cependant il ne resta pas longtemps supérieur. Dès les premiers mois de sa charge, il avait décidé d’introduire la vie cénobitique sous une forme encore plus sévère. La communauté dans sa majeure partie s’y opposa ; alors Joseph résolut de vérifier l’idéal qu’il s’était formé pour ce temps de la vie monastique, en parcourant et en étudiant la vie dans les différents couvents de Russie. Il quitta donc en secret son monastère et pendant un an entier passa de cloître en cloître sans être reconnu, accomplissant les travaux les plus humbles. C’est au couvent de saint Cyrille de Beloozersk qu’il se plut le mieux. Après ce laps de temps, il fut fixé et résolut de fonder son propre monastère d’après son plan et sa règle à lui. Il se rendit à cet effet dans les forêts de son pays natal et, ayant reçu du seigneur du lieu un terrain et une aide matérielle, il fonda, non loin de la ville de Volokolamsk, non pas un ermitage, mais un couvent cénobitique idéal qui devait, quelques années après, acquérir un renom des plus célèbres. Les ressources matérielles du nouveau monastère croissaient rapidement et six ans après sa fondation il possédait déjà une église en pierre qu’il avait édifiée en l’honneur de la Dormition de la Vierge et qui avait coûté mille roubles, somme immense pour le temps. Parmi les moines, on comptait dès les premiers jours de nombreux boyards, bien qu’on y vît aussi des hommes d’extraction plus simple, des paysans et des serfs. Ce caractère aristocratique qu’avait pris le nouveau monastère à l’aurore même de son existence ne rabaissait cependant nullement le niveau de l’austérité de la vie commune. Le but principal de Joseph était de restaurer la vie cénobitique dans sa forme primitive, telle qu’elle avait été jadis acceptée par saint Théodose. L’absence de toute propriété privée, les habits, la nourriture commune pour tous, l’exécution rigoureuse des prescriptions rituelles, telles étaient les caractéristiques de cette vie. À cela s’ajoutait la confession journalière des fautes au père spirituel. Toute boisson alcoolique, ainsi que l’entrée dans le monastère de femmes et de jouvenceaux « imberbes », étaient interdites. En vertu de cette prescription, Joseph lui-même refusa de recevoir sa mère, un jour qu’elle était venue le visiter.

S’il est vrai de dire que la règle de Joseph ou son « rite de vie » (obriad jisni) se caractérise par son rigorisme extérieur et la prédominance du ritualisme, il n’en résulte pas qu’elle doit éclipser la vie intérieure. L’observation extérieure de la règle produira la sanctification intérieure, le corps influant sur l’âme. Ce que Joseph exigeait du moine de Volokolamsk, c’était avant tout l’obéissance absolue. À tout instant le moine devait sentir sur lui la férule extérieure de son supérieur. Le pouvoir de ce dernier était illimité et son contrôle sans bornes. À toute heure du jour et de la nuit, il pouvait soit lui-même, soit par des « surveillants spéciaux », pénétrer dans les cellules et y vérifier tout ce qui s’y trouvait. L’œil du supérieur, aidé de ces multiples surveillants, voyait tout, et aucune action, si minime qu’elle fût, ne pouvait échapper à ce contrôle. L’ordre est la condition essentielle de la vie commune. L’idéal de la communauté, ce n’est pas le petit groupe de frères, librement unis par la prière et l’amour (comme chez saint Nil), mais la troupe disciplinée des lutteurs spirituels, combattant le péché sous la conduite d’un chef expérimenté. Comme dans une troupe de soldats, toute la conduite et l’attitude des moines étaient minutieusement réglées. Le règlement les liait même au réfectoire, même à l’église où chacun avait sa place marquée ; la porte par laquelle on devait entrer ou sortir était elle-même l’objet d’un article.

« Joins tes mains, réunis tes pieds, ferme tes yeux et recueille ton esprit. » Toute la démarche spirituelle de joseph est caractérisée par ce précepte. À la conviction de l’interaction de l’âme et du corps s’ajoute chez lui le souci esthétique, l’amour de l’ordre, parce qu’il est beau et digne de la majesté de Dieu. Il aime la beauté extérieure dans l’église, et son livre dont il sera question plus loin, le « Prosvétitelj » (l’Illuminateur), dirigé contre les Judaïsants, contient à la fois des règles de morale, de religion et de bienséance.

Bien que pour Joseph l’essentiel ne fût pas l’ascèse mais l’observation stricte de la règle, la vie dans son monastère était sévère. Le sentiment dominant qui y règne est la crainte de Dieu. « Chaque heure est pour les moines comme l’heure de la mort » (Vie, par Sabba). Ils sont pauvrement vêtus et quelques-uns portent sous leurs habits, « avec la permission du supérieur », des fers et des cilices. Ils travaillent pendant la journée et prient tard dans la nuit soit en cellule, soit dans l’église, où l’on gelait pendant l’hiver, n’ayant pour se chauffer que la pensée « de l’enfer brûlant ». Parmi les travaux, celui de la copie des manuscrits pour la bibliothèque est spécialement recommandé. Joseph lui-même a laissé onze copies de sa propre main. La bibliothèque du couvent contenait 705 manuscrits et était célèbre. Plus tard elle sera divisée en trois parties. La plus grande (236 manuscrits), – la meilleure –, sera attribuée à l’Académie ecclésiastique de Moscou ; une autre à la bibliothèque diocésaine ; le reste se trouvait encore au couvent avant la révolution (1917). Au monastère, les faibles ne pouvaient supporter pareille austérité de vie et s’enfuyaient. Mais ceux qui y résistèrent se soudèrent en une troupe forte et rigoureuse qui, après la mort du fondateur, continua la vie inaugurée par lui. Le souvenir s’en perpétua dans les écrits du couvent de Volokolamsk ; ces écrits forment un véritable « Patérique » le seul que nous ayons de la Russie du Nord. Joseph devait donner l’exemple à sa troupe. Ses biographes nous parlent de son ascétisme et de ses habits usés et rapiécés. Mais ces mêmes biographes nous le présentent toujours non pas sous les traits exténués d’un jeûneur, mais comme un type idéal de la beauté russe, aux cheveux châtains, à la barbe moyenne et arrondie. Il est étonnant de voir, d’après ses biographies ; comment sa sainteté personnelle se dissout pour ainsi dire dans celle de ses disciples. Il semble que, sur ce terrain aussi, il n’a pas admis la recherche d’une sainteté individuelle, d’exploits ascétiques particuliers. Il est étonnant que ses biographies, si riches en traits divers sur sa vie, ne parlent pas de sa vie spirituelle et intérieure. Rien, ou presque rien sur la prière qui occupe chez saint Nil la place d’honneur. Lui-même n’en parle qu’en relation avec la prière liturgique qui avait lieu en commun à l’église et conseillait de s’exciter à la piété par le souvenir de la mort, du jugement dernier, du feu de l’enfer et aussi de Dieu (cela en dernier lieu). « Si tu ne peux pour quelque raison prier à l’église », ajoute-t-il, « prie quand même. Celui qui a le cœur pur et qui fait de bonnes actions verra ses prières exaucées, en quelque endroit qu’il prie. Et toi, où que tu te trouves, sur mer, en chemin ou à la maison, si tu marches ou si tu es assis, ou si tu dors, partout prie sans cesse avec la conscience pure disant : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi [76]. »

Le professeur Chevyrev dans ses conférences sur l’histoire de la littérature russe (Moscou 1860, Conf. 19) assure, probablement d’après une tradition locale, qu’à un kilomètre du couvent, on voyait encore de son temps les restes d’une forêt où Joseph aimait à se retirer pour vaquer à la contemplation et à la prière « à l’instar des ermites russes ». C’est fort douteux. Sa piété et le caractère de sa sainteté sont toutes sociales et ne cadrent nullement avec pareilles affirmations. Ni pour lui-même ni pour les autres, Joseph n’admettrait la recherche d’une sainteté individuelle. Sa sainteté personnelle se dissolvait pour ainsi dire dans celle de ses disciples. C’est pour eux qu’il prie, c’est pour leurs péchés, qui retombent sur lui, qu’il espère dans la miséricorde de Dieu. Joseph avait sans aucun doute une âme profondément religieuse et préoccupée du salut de son prochain. Il a lu et relu lui aussi l’Évangile ; il l’a médité, mais il en a surtout retenu l’exhortation à travailler à son salut avec crainte et tremblement. L’idée eschatologique, chère aux Russes, plane au-dessus de toute sa vie. Mais tandis que, pour saint Nil, elle représente surtout l’espérance des joies ineffables de l’union avec le Christ et de la transfiguration du monde, elle se résume pour Joseph de Volokolamsk et ses émules dans l’image du « terrible et impitoyable jugement de Dieu ». Notre âme aura à rendre compte du moindre détail des commandements de Dieu. De cette attente du Jugement découle le sérieux moral de Joseph, l’attention qu’il prête à toutes les fautes, son repentir, son sentiment aigu d’être un pécheur. Il se sent responsable non seulement de ses fautes, mais de celles de son troupeau, de tous ceux qui lui ont été confiés par Dieu, et il se sent coupable pour eux non seulement de leurs péchés moraux, mais de leurs moindres infractions aux lois ecclésiastiques.

« La grandeur de Joseph de Volokolamsk est d’avoir su pénétrer une vaste communauté de moines des idées qui dominaient sa propre vie intérieure et d’avoir poursuivi avec une énergie inlassable la réalisation de son idéal monastique [77]. »

De même qu’un certain goût esthétique tempère la sévérité ascétique de l’higoumène de Volokolamsk, de même sa sagesse en matière administrative lui permet de faire un certain nombre d’infractions au communisme intégral. Si l’élite de ses moines est formée de « lutteurs spirituels », les « podvijnik », il lui faut aussi des agriculteurs, des administrateurs, des commerçants. C’est pourquoi il distinguera dans sa Règle trois catégories de moines selon le degré de leur ascèse et de leurs travaux, et il réglementera avec minutie les habits, la nourriture et les occupations de chacune d’elles. La sagesse du saint en matière d’administration se manifeste dans la richesse du couvent. On ne peut cependant l’accuser d’avarice, car il thésaurise pour donner et pour aider le prochain. Une grande partie de la fortune de son monastère est consacrée par lui à des œuvres sociales, « à nourrir les pauvres, les pèlerins, les voyageurs ». En temps de famine, il nourrit chez lui jusqu’à sept cents personnes par jour et, quand il n’y a plus d’argent, il emprunte « pour que personne ne s’en aille sans être rassasié ». Il fonde une école pour les enfants abandonnés au couvent et un asile pour les malades et les miséreux. Cette largesse de vues se manifeste aussi dans le domaine social par l’aide économique accordée aux paysans. Ceux-ci viennent avec confiance chez le « Père » pour lui demander des instruments agricoles, des chevaux et des vaches. Il nous est parvenu une lettre de Joseph à un boyard ; il l’y exhorte à être « bon et miséricordieux envers ses serfs », à les traiter avec douceur et à les nourrir ne fût-ce que par intérêt propre. « Car comment un laboureur réduit à la misère pourra-t-il payer la  dîme ? Comment pourra-t-il nourrir sa famille ? » La menace du jugement de Dieu vient renforcer ces paroles. Dans une autre lettre, au prince de Dmitrovsk, pendant un temps de famine, Joseph exige de lui la fixation d’un prix obligatoire pour le pain. « C’est seulement de cette manière qu’on peut venir en aide au malheur commun », écrit-il. Rien d’étonnant donc si un de ses biographes nous dit, non sans emphase, que « grâce à Joseph tout le pays de Volotzk, en ces temps, jouissait d’une vie heureuse ».

Ces sollicitudes sociales ont pour fondement le même souci du salut de l’âme humaine « en comparaison de laquelle le monde entier ne vaut rien ». C’est donc moins la pitié pour le pauvre, mais plutôt le souci du riche, risquant de perdre son âme à cause de l’avarice, qui est mis ici en relief. En d’autres termes, le service social de Joseph est conditionné non pas tant par la compassion (vertu caractéristique de la piété russe) que par le devoir chrétien.

À l’idée qu’il avait du Dieu-Juge se superpose celle du Dieu-Roi, qui, elle aussi, est inspiratrice de respect et de crainte sacrée. La comparaison de Dieu avec le Tsar et celle de la vie de cour avec l’office divin se trouvent à chaque instant dans la Règle de Volokolamsk. De là à la reconnaissance d’un caractère sacré du pouvoir séculier, il n’y avait qu’un pas. Les idées de Joseph sur le pouvoir de l’État sont élaborées et formulées, surtout d’après des sources byzantines et sont très apparentées à ces dernières. Cette auréole de divinité dont il entoure le pouvoir royal (tsariste) le mène tout droit à lui attribuer un caractère absolu et illimité. Du Tsar ou du prince de Moscou découle tout. « La vie et la grâce, Dieu a tout déposé entre vos mains », écrivait-il au prince Basile III. Ou bien : « Le Tsar d’après sa nature est semblable à tous les hommes ; quant au pouvoir il est semblable à Dieu. » Bien qu’en théorie Joseph considère le pouvoir de l’Église comme plus élevé que celui du prince, en pratique il ne le soustrait pas au pouvoir royal. Selon lui, le Tsar est aussi bien chef de l’État que de l’Église : il est le gardien suprême et le protecteur de la foi et de l’Église. L’action essentielle du pouvoir séculier est de protéger tous les intérêts de l’Église, d’en supprimer les schismes, les hérésies et tous les désordres. La sollicitude du souverain envers l’Église se manifeste surtout en ce qu’il a toujours été « le vengeur du Christ contre les hérétiques ». La négligence à s’occuper du bien de l’Église est considérée par Joseph comme un des plus grands crimes imputables à un souverain et pour lequel Dieu « punit tout le pays ». Joseph unit ainsi en la personne unique du souverain le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. C’est lui, et non pas Pierre le Grand, qui est le fondateur de « l’orthodoxie russe de l’État ». Un peu plus tard Ivan le Terrible, en se basant sur la doctrine de l’higoumène de Volokolamsk, pourra dire que « le Tsar est appelé à sauver les âmes de ses sujets ».

C’est pourquoi Joseph assimile devant la loi les hérétiques aux criminels de droit commun et réclame pour eux la peine capitale. Le souverain est la dernière instance dans l’Église, à lui appartient le droit de juger même les évêques. « Les canons divins », écrit Joseph, « ordonnent de vénérer le Tsar,... et les anciens évêques n’osaient jamais lutter contre lui, ni les quatre patriarches, ni le Pape de Rome... et lorsque le Tsar montrait de la colère contre quelqu’un d’entre eux, celui-ci lui demandait pardon humblement, avec douceur et larmes. »

Le point de vue que Joseph avait sur les relations de l’Église et de l’État acquiert une signification toute particulière du fait qu’il ne lui était pas seulement personnel, mais était celui de membres notables du clergé et d’une partie de la société russe de son temps, et de plus parce qu’il coïncidait, et non pas fortuitement, avec l’époque de la formation de l’État russe et de l’inauguration d’une forme nouvelle de régime monarchique.

L’amour que Joseph avait pour l’ordre et la discipline sociale trouvait son compte dans l’autocratie. Cette dernière ne veut pas dire « pouvoir arbitraire », car elle suppose le Tsar lié par la loi de Dieu et ses commandements, de telle sorte qu’il se trouve lui aussi, comme tout le reste, l’Église y comprise, sous le joug de l’ordre social et du service pour la cause de Dieu. Il était évident qu’une nature de la trempe de Joseph de Volokolamsk, avec ses dons exceptionnels, son érudition et sa volonté, ne pouvait se contenter d’une activité limitée par la vie de son couvent. Il prit une part intense à toutes les questions qui agitèrent son temps, si riche en évènements, et imprima plus que tout autre un cachet particulier au royaume moscovite durant les deux siècles que ce royaume avait encore à vivre, ainsi que sur le caractère de sa piété. Le service social du couvent s’amplifiait et devenait ainsi un vaste service national. Alors qu’il était encore moine du couvent de Paphnuce, Joseph fut connu du grand-prince de Moscou Jean III. Son héritier Basile III le considérait avec une déférence religieuse particulière, écoutait ses conseils, protégeait son monastère, s’intéressait au moindre détail de sa vie et aimait à se faire appeler « le serviteur de Joseph ».

Dans les questions religieuses son opinion était décisive. C’est lui, nous l’avons vu, qui au Synode de 1503 se dressa contre Nil Sorski et son projet de spoliation des biens monastiques ; il l’emporta même contre le souverain qui penchait pour l’opinion de Nil. Et lorsque, après le Synode de 1490, convoqué à cause de l’hérésie des Judaïsants, ces derniers continuèrent d’agir comme par le passé sans se soucier des canons du Concile, l’archevêque de Novgorod, Gennadius, fit appel à Joseph pour les combattre. Immédiatement Joseph entreprit la lutte avec une énergie à toute épreuve. C’est contre les Judaïsants qu’il écrivit son œuvre principale « l’Illuminateur » (Prosvetitelj), œuvre polémique et théologique composée non pas d’un trait mais au fur et à mesure des nécessités du moment. Dans sa lutte contre l’hérésie, Joseph ne se limita pas à la polémique. Simultanément il insistait auprès des évêques et du grand-prince Jean III pour une persécution sans merci contre les hérétiques et pour la peine de mort. Selon lui, il n’y a qu’un moyen pour anéantir le mal, c’était la réclusion à vie ou la mort pour les fauteurs d’hérésie. Croire à leur repentir était chose vaine. Dans la peine de mort des hérétiques il voyait une preuve du « zèle pour la foi orthodoxe et de l’amour de Dieu et de la Très pure Mère de Dieu. Elle n’est pas seulement sanctifiante pour ceux qui l’exercent, mais encore rédemptrice pour les hérétiques eux-mêmes en ce qu’elle diminue leur responsabilité devant Dieu ». Pareil état d’esprit n’était pas coutumier à la piété russe. Joseph inaugurait une tendance nouvelle. On peut conjecturer qu’elle provenait de son caractère et de son tempérament, et donc finalement de ses origines. En Lithuanie l’intolérance religieuse, qui se manifestait par l’inquisition, était une loi de l’État. Les récits sur l’activité de l’inquisition ont dû être familiers à Joseph dès son jeune âge. Quoi qu’il en soit, lorsque Basile III ordonna « de couper la langue aux uns et de brûler les autres », Joseph fut pleinement satisfait. Mais ce triomphe sur les hérétiques devait provoquer un schisme douloureux dans la conscience religieuse de la société orthodoxe russe elle-même. Car la cruauté avec laquelle l’higoumène de Volokolamsk avait procédé dans l’affaire des Judaïsants souleva contre lui une grande partie de la société qui trouva son porte-parole dans le prince-moine Vassian Patrikéev, disciple de Nil Sorski et des ermites du Trans-Volga. La première attaque vint de leur côté. À la lettre adressée par Joseph au prince Basile III sur les hérétiques, les moines du Trans-Volga répondirent par une épître collective. De même que la lettre de Joseph, la réponse des moines présente un intérêt particulier, car toutes les deux nous donnent en peu de mots les traits essentiels et les particularités des deux tendances. Si Joseph écrivait au prince que « tuer un pécheur ou un hérétique par la prière, c’est-à-dire en le convertissant, ou par la main, c’est tout un », les moines répondaient : « Il est prescrit d’emprisonner les hérétiques qui ne veulent pas se soumettre et faire pénitence. Quant à ceux qui se repentent et détestent leur erreur, l’Église les reçoit à bras ouverts : car c’est à cause des pécheurs que le Fils de Dieu s’est fait homme et est venu pour rechercher et sauver ce qui était perdu. » Joseph pour soutenir sa thèse faisait appel à l’Ancien Testament et à l’histoire des premiers siècles du Christianisme. Les moines, sans nier ces faits, leur donnaient une explication historique nouvelle en recourant à d’autres faits de l’Écriture et concluaient en sapant à la base l’argument de l’adversaire. « Il y eut un temps où l’Ancien Testament était la norme de toute action. Quant à nous qui vivons à l’époque de la grâce, le Seigneur nous a manifesté une alliance nouvelle, celle de la charité, où il n’est pas permis à un frère de juger son frère, où il est dit que ceux qui condamnent seront condamnés, et que Dieu seul peut juger les péchés des hommes. » L’auteur de cette réponse est resté inconnu. Cela aurait pu être Nil lui-même, car il vivait encore ; mais il est beaucoup plus probable que ce fut Vassian Patrikéev. Dorénavant c’est lui qui mènera la polémique jusqu’à la mort de Joseph (1515) dans l’esprit de cet humanitarisme populaire russe qui, non sans raison, considérait comme des martyrs les hérétiques qui avaient manifesté leur repentir. Quant à Joseph il détruisait sans le vouloir les traditions de saint Serge devenues trop étroites pour le fastueux empire de Moscou. Après sa mort la dispute sera reprise par ses disciples. Elle s’envenimera encore davantage lorsque l’on examinera la question jadis soulevée par saint Nil sur la pauvreté religieuse et l’esprit monacal en général ; elle revêtira même un caractère d’âpreté et d’attaques personnelles. L’animosité devint si grande que Joseph défendait à ses moines et à ses partisans d’avoir des relations quelconques avec les moines qui se tenaient aux côtés de Vassian. On connaît la fin de cette malheureuse polémique. Profitant de l’attitude agressive et parfois vraiment blessante du prince-moine, les partisans de Joseph l’attaquèrent comme leur ennemi personnel, et comme ils étaient puissants à la cour, le sort de Vassian, malgré sa parenté avec le grand-prince, fut décidé. En 1531 un Synode réuni par le métropolite Daniel, disciple de Joseph et ancien higoumène de Volokolamsk, prit à partie l’opinion erronée de Vassian sur le corps de Notre Seigneur, qu’il considérait comme divin et incorruptible par essence, et le condamna à la réclusion dans un monastère. Le métropolite, qui connaissait la haine de Vassian pour le couvent de Volokolamsk, centre et rempart de ses ennemis les plus acharnés, l’y envoya. Il y mourut quelques années plus tard, peut-être après 1539, époque où le métropolite Daniel lui aussi fut déposé et relégué dans le même couvent. Dans ce cas la Providence a pu leur donner la possibilité de se réconcilier avant la mort.

On a voulu voir dans cette querelle une continuation des polémiques byzantines et bulgares du XVIe siècle. Cette opinion ne répond pas à la vérité. Les polémiques byzantines tournaient autour de questions dogmatiques et métaphysiques, tandis que celles de Moscou avaient pour objet, comme on l’a vu, des questions pratiques et morales.

Dans l’histoire de la querelle entre les moines du Trans-Volga et les Joséphins, un des épisodes les plus marquants est sans conteste la condamnation de Maxime le Grec. Sa personnalité présente un grand intérêt. Tour à tour dominicain, puis moine athonite, Michel Trivolis était de plus un humaniste platonisant, d’un style religieux très byzantin. À Moscou il s’occupait surtout de traductions, tout en écrivant sur les thèmes moraux à l’ordre du jour. Il discutait aussi avec zèle contre les Latins et produisait en général une grande impression. Sa condamnation (elle avait des raisons nettement politiques) signifiait la rupture avec la succession de Byzance, la décision de ne plus suivre Byzance sur le chemin de la création des valeurs spirituelles. Pour les « Joséphins » il était acquis que Moscou était la « troisième Rome ». Ils se considéraient comme les bâtisseurs d’un grand et nouveau royaume chrétien. Pour Maxime, au contraire, la Cité était « en route », car « la route de ce monde n’a pas de consistance ».

Cruel et intransigeant vis-à-vis des hérétiques, Joseph le fut aussi pour ses autres adversaires. Nous venons de le voir aux prises avec les disciples de saint Nil ; sa manière d’agir avec son évêque canonique, l’archevêque de Novgorod, Sérapion, n’est pas moins caractéristique. L’incident survint à la suite d’un différend que Joseph avait eu avec le prince de Volokolamsk qui « opprimait le couvent et ses moines ». L’higoumène se tourna alors vers Moscou, le grand-prince et le métropolite, les priant de prendre son monastère sous leur protection, et il changea de diocèse sans en demander la permission à son évêque. En réponse Sérapion le suspendit « a divinis » et lui défendit de s’approcher de la Sainte Table. Joseph en appela à Moscou, demandant aide et protection. Le grand-prince et le métropolite firent venir l’archevêque et le firent juger par un Synode. Sérapion fut déposé, privé de la dignité épiscopale et même de son état de religieux, et enfermé dans un monastère de Moscou.

Le verdict du Synode était des plus injustes. Tous les canons de l’Église plaidaient pour Sérapion. Toutes les sympathies de la société contemporaine étaient aussi du côté du pauvre archevêque de Novgorod. Même les amis de Joseph éprouvaient de la confusion. Ils l’exhortaient à demander pardon à Sérapion. Ne se sentant pas en faute, joseph refusa. L’auteur de sa vie nous dit qu’avant de mourir, les adversaires se réconcilièrent. C’est peu probable. Le biographe de Sérapion se contente de dire qu’avant sa mort l’archevêque pardonna à Joseph. Ce dernier devenu à la fin de ses jours presque aveugle et marchant à grand-peine, n’abandonnait cependant pas la polémique contre ses adversaires, dictant ses lettres à des disciples bénévoles. Sentant sa mort proche, il demanda au grand-prince de ne pas priver le monastère de sa protection lorsqu’il aurait disparu et proposa de lui nommer un successeur sans attendre ce jour. Un peu avant sa mort, au dire de son biographe, il se concentra dans la prière. On le portait à l’église où, dans un lieu séparé et non vu des autres, il suivait encore les offices. Enfin le 8 septembre 1515, il communia, bénit sa communauté et lui adressa quelques paroles d’exhortation. Le jour suivant, à la messe, pendant le chant du « Trisagion », après s’être signé, Joseph rendit son âme à Dieu. Il était âgé de soixante-quinze ans. À l’encontre de saint Nil, qui ne fut officiellement jamais canonisé, Joseph de Volokolamsk fut canonisé deux fois. La première, en 1578, eut lieu la canonisation locale ; puis en 1591 la canonisation nationale. Son office fut inclus dans « les Tchetji Minei » du métropolite Macaire [78] à la date du 9 septembre. Son autorité et son influence après sa mort furent très grandes en Russie. On le révérait plus que tous les autres saints « nouveaux. » Dans la hiérarchie « moscovite céleste » du XVIIe siècle, il prenait place immédiatement après saint Serge et saint Cyrille.

Cependant, et cela fait honneur au sentiment religieux russe, nombreux furent ceux, surtout parmi le clergé des confins de Novgorod, qui, tout en ne partageant nullement les erreurs des Judaïsants, ne révéraient pas Joseph et ne sympathisaient pas avec ses idées. Ils ne reconnaissaient pas non plus sa sainteté. L’auteur de la biographie de l’higoumène de Volokolamsk doit en convenir lui-même : « Nombreux sont ceux qui le vilipendent. »

Aujourd’hui, à part les historiens et les vieux croyants fervents, le saint Jérôme moscovite n’est connu presque de personne, tandis que la vénération de saint Nil et son culte vont toujours grandissant. Quant à son idéal, sous la férule du Tsar moscovite « le royaume orthodoxe », le « Raskol » devait lui porter un coup mortel, et Pierre le Grand y mit un terme définitif.

 

 

L’ÉCRIVAIN

 

Les écrits de Joseph de Volokolamsk sont pour la plupart étroitement unis aux diverses circonstances de sa vie et reflètent le même esprit. Le même zèle pour la gloire de Dieu et le salut de ses frères qui avait animé l’higoumène de Volokolamsk se retrouve dans ses écrits. Les uns se rapportent à son activité en tant que moine et supérieur d’une communauté religieuse, les autres sont conditionnés soit par les luttes directes contre les Judaïsants, soit par sa polémique avec ses adversaires, les moines du Trans-Volga. D’autres enfin sont des écrits de circonstance adressés à diverses personnes avec lesquelles il était en relations.

D’après le caractère de ses œuvres, Joseph appartient à l’école des anciens lettrés russes, des érudits à la manière rabbinique, des « natchettchiki », « scribes » au sens évangélique du mot. C’est pourquoi on ne peut pas le considérer, malgré toute son érudition, comme un théologien à strictement parler. Comme tous les « natchettchiki » de l’ancienne Russie, Joseph possède les mêmes défauts. Fidèle à la manière de voir de son temps, il considère l’instruction, et en général tout le savoir, du point de vue exclusivement religieux et, comme d’autres scribes russes, il adopte une manière assez originale de concevoir les sources de la doctrine et de la morale chrétiennes. Le principe directeur de toute la vie humaine, la source et le critère de la vérité pour toute pensée religieuse sont pour Joseph, comme pour Nil Sorski, les Saintes Écritures. Seulement, à l’encontre de ce dernier, il comprend sous le terme de saintes « Écritures » non seulement les Écritures inspirées, mais en général tout ce qui est écrit et porte un caractère religieux. Le point de vue de Joseph sur les sources de la doctrine chrétienne est remarquable par l’absence totale d’élément critique par rapport aux autorités religieuses. Cette façon de concevoir le principe des « Saintes Écritures » se trouve dans tous les écrits de notre auteur, qui l’applique aussi à toutes les sphères de sa vie pratique. On trouve dans ses œuvres des données empruntées aux Écritures vraiment inspirées à côté d’autres dont les sources sont pour le moins suspectes. Ainsi met-il sur le même plan les paroles de l’Évangile et celles des Pères et des anciens ascètes. De même il attribue une autorité particulière aux vies des saints et aux paroles des chants liturgiques. Il puise dans les œuvres apocryphes et même dans celles qui sont manifestement fausses. Ainsi use-t-il comme d’un argument particulièrement sacré des paroles d’une exhortation attribuée à l’empereur Constantin, ou d’un prétendu anathème du cinquième Concile œcuménique, etc. Il attribue même aux lois civiles et aux décrets des empereurs byzantins la même dignité qu’aux canons conciliaires et patristiques. Ce manque d’esprit critique marquera de ses conséquences spécifiques toute la « conception du monde » de Joseph. On ne trouvera dans ses œuvres aucune différence dans l’évaluation des autorités qu’il cite. Pour toutes sans distinction il éprouve la même vénération. Telle opinion particulière d’un Père est mise par lui sur le même plan que les paroles de saint Paul. En général, dans sa manière de faire avec les différentes autorités ecclésiastiques, se manifeste la tendance formaliste qui lui est propre. Il se sert dans ses écrits de l’autorité des écrivains comme de documents juridiques qui ne permettent aucune réplique et au sujet desquels toute discussion est vaine et même scandaleuse. Faut-il dire que pareille manière de traiter les sources de la foi chrétienne est unilatérale à l’excès ; elle se manifeste clairement dans telle ou telle de ses opinions dogmatiques. Sans s’en rendre compte, Joseph, à côté d’opinions parfaitement vraies, en émet parfois d’autres qui sont simplement fausses et erronées. Telle est par exemple sa doctrine dogmatique sur « l’astuce et la ruse » en Dieu, doctrine qu’il fonde sur une fausse citation de saint Jean Chrysostome. De même, dans les questions morales, il ne s’est pas toujours tenu dans les limites de la vérité. En se basant sur un acte particulier et unique d’un saint personnage, il développe, sur « la ruse et l’astuce de Dieu » une doctrine générale, dont il usa avec beaucoup de succès pour découvrir les hérétiques.

Ne possédant pas de critère établi une fois pour toutes pour déterminer la vérité de ses jugements, Joseph, dans l’exposition de la doctrine morale, passe souvent d’un sujet à l’autre, glisse entre deux conceptions différentes et finit par s’attacher à des prescriptions extérieures qui arrêtent l’attention plus facilement que la logique et la psychologie de la doctrine. De là les traits caractéristiques de la doctrine morale de Joseph de Volokolamsk :

a) absence d’un principe moral unique avec ses conséquences nécessaires ;

b) manque de logique et insertion de considérations pratiques ;

c) enfin – et ceci est le plus grave – prédominance des prescriptions extérieures.

En général Joseph limite l’action de la pensée humaine à la sphère des constructions logiques dont le contenu entier doit être puisé dans les Écritures qui offriraient une forme toute prête et pour toujours établie. Un de ses disciples, resté anonyme, répondant à un adversaire, a donné une définition remarquable de cet état d’esprit de son maître : « L’opinion pour lui est la mère de toutes les passions, l’opinion signifie la seconde chute » (Pissjmo o Nelubkakh).

L’héritage scriptural de Joseph de Volokolamsk est très riche. Joseph est certainement l’auteur de son temps qui a le plus écrit. Rares ont été, avant et après lui, parmi les maîtres de la spiritualité russe, les personnes aussi érudites et, ce qui est plus important, qui surent profiter, pour elles-mêmes et pour les autres de leur érudition, comme il a su le faire. Il nous reste de lui plus de vingt épîtres de contenu moral ou théologique adressées à des personnes différentes, plus son Oustav ou « Règle » dont il dota son monastère, enfin seize discours (Slov) réunis sous le titre de « Illuminateur » (Prosvetitelj), composés contre les Judaïsants. Voyons tout d’abord l’Oustav ou Règle.

 

A. L’Oustav.

 

Il fut écrit vers la fin de sa vie. Joseph y codifia les usages et la forme de vie introduits par lui dans son couvent [79]. Dans sa substance, cette « Règle » ne présente rien de particulièrement neuf. D’ailleurs, par le caractère même de ses opinions, Joseph ne pouvait être un novateur. Pour établir les règlements d’une vie monastique idéale, il a dû nécessairement recourir à ce qui existait avant lui et y puiser ses leçons. Ses pérégrinations dans les monastères lui donnèrent aussi la possibilité de choisir ce qu’il estimait le meilleur. Le tout rédigé et généralisé représente notre Oustav. Il n’est somme toute que la répétition et la restauration, mais avec plus de détails, de la règle cénobitique donnée avant lui par saint Théodose de Petchersk. Il faut avouer que nulle part la tendance de l’auteur à concevoir la morale d’une manière formaliste ne se manifeste avec plus de clarté que dans la « Règle ».

Des quatorze chapitres qui la composent, neuf traitent de questions matérielles. La vie religieuse y est réglée jusqu’au plus menu détail. Chaque pas, chaque action, chaque parole du moine s’y trouvent réglementées et les infractions sévèrement punies par des punitions prévues d’avance. En général elles ne sont pas très pénibles : de cinquante à cent prostrations (poklony), jeûne au pain sec et, parfois, pour une action plus grave, punitions corporelles. Joseph ne considère pas seulement la bienséance extérieure comme un moyen qui conduit à la perfection intérieure du religieux, mais il s’en sert parfois pour « édifier » les témoins de l’extérieur et par là gagner leur bienveillance. Ainsi il prescrit une ferveur plus spéciale pendant la prière liturgique lorsqu’un séculier ou un moine étranger y assiste.

Parcourons d’un peu plus près cette règle. Comme il a été déjà dit, l’Oustav de Joseph est composé selon le modèle de celui des Studites avec les adaptations conditionnées par les besoins de son monastère. Chacune des règles séparées est accompagnée de textes tirés des « Écritures », comme l’higoumène de Volokolamsk les entendait. L’Oustav manifeste l’érudition exemplaire de son auteur et aussi le même manque d’esprit critique signalé plus haut pour toutes ses œuvres. D’après son contenu, l’Oustav peut être divisé en trois parties. Dans la première, qui contient onze chapitres, sont exposées les règles concernant la vie, l’activité et la conduite de tous les moines sans distinction entre les supérieurs et les subordonnés. La seconde (XIIe et XIIIe chapitres) parle des devoirs de l’higoumène et des anciens parmi les frères, c’est-à-dire du supérieur et de son conseil. Enfin la dernière partie (chapitre 14) détermine les limites de l’étendue du pouvoir des supérieurs sur les inférieurs en général et sur les moines coupables en particulier.

Il a été dit que l’Oustav réglait la vie des moines jusqu’au plus menu détail et, comme l’idée de communauté dans un couvent cénobitique est l’idée dominante, rien d’étonnant si, dans l’Oustav de Volokolamsk, c’est à elle que tendent toutes les règles et les prescriptions particulières.

Au premier chapitre, où il est question de la prière de communauté et de la bienséance à l’église, il est dit que le moine au premier son de la cloche doit se hâter d’aller à l’église. Là il lui est défendu de passer d’une place à l’autre, de parler et de rire. Après l’office il ne doit pas rester à l’église. Joseph renforce ces exigences par des exemples : ainsi il nous raconte que les moines de Jérusalem sentaient mauvais, ce qui fit dire à un saint vieillard que le feu seul pouvait les purifier ; et de fait les Persans vinrent et les brûlèrent.

Les prescriptions sur la conduite du moine au réfectoire ne sont pas moins savoureuses. Ayant défendu aux moines de parler au temps de la réfection, Joseph, sans cérémonie, leur rappelle le porc qui mange toujours en grognant. Il considère non sans raison que l’ivrognerie est très préjudiciable à la vie d’un moine et en conséquence il défend aux religieux d’avoir des boissons fortes dans le couvent.

Chaque action, si peu importante qu’elle soit, ne peut être accomplie sans la bénédiction du supérieur ou de l’ancien. De ce fait le moine n’a pas le droit de disposer de lui-même. « Sa volonté n’est pas la sienne mais celle du monastère. »

Dans le dixième chapitre, Joseph nous a conservé des détails curieux sur le mode de vie dans quelques monastères célèbres de son temps. Sans avoir vu lui-même les grands fondateurs comme Serge, Cyrille ou Barlaam, Joseph nous dit avoir connu nombre de ceux qui furent leurs disciples. Très souvent les règlements des couvents légués par les fondateurs avaient subi des changements de la part des nouveaux supérieurs, bien qu’on eût aussi trouvé des moines qui, même au prix du martyre, luttaient pour le maintien et la fidélité aux traditions anciennes. Ces détails suffisent pour qu’on se fasse une idée de l’idéal monastique tel que se le représentait l’higoumène de Volokolamsk. Le monastère doit être pour lui une société régulièrement organisée où tous jouissent des mêmes droits et devoirs. L’exception n’a lieu qu’en faveur des moines expérimentés dans la vie monastique, mais eux aussi doivent se soumettre aux conditions générales de la vie d’après lesquelles aucun ne doit jouir de sa volonté. En développant ses idées dans son Oustav, Joseph s’occupe seulement de la conduite extérieure du religieux et exige que toutes ses prescriptions soient exécutées le plus exactement possible. Il est convaincu que cela suffit et que la bienséance extérieure, par le fait qu’elle s’accomplit grâce à un effort commun et conscient, mènera à la perfection de la vie intérieure. Entre les deux il y a concordance et réciprocité parfaite. Joseph pense qu’un moine constamment occupé par la prière publique, par des travaux particuliers et en commun, ne peut faillir, n’ayant le temps ni de s’adonner à des pensées coupables, ni de les réaliser. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle l’Oustav pourchasse tellement l’oisiveté, mère de tous les vices, et la paresse. L’une et l’autre sont considérées comme les premiers pas sur la route du péché.

La perfection intérieure trouve, on le voit, peu de place dans l’Oustav de Joseph. Il l’abandonne à la prudence des moines et ne parle ni des tentations ni des degrés de la vie spirituelle. Sur cette matière il se contente de deux conseils : Afin de se garantir contre le péché et de conserver la conscience pure, qu’on pense constamment à la mort et au jugement dernier, et si quelqu’un a péché et si l’on veut corriger le délinquant, il faut avant tout lui faire prendre conscience de sa faute. L’amendement en sera la suite nécessaire.

Devant servir de modèle non seulement aux habitants du monastère, mais aussi aux gens du dehors, le moine doit, selon la pensée de Joseph, faire connaissance lui-même avec la vie du siècle et les besoins du monde en dehors du couvent. Pour cela, il faut qu’il soit pleinement satisfait dans tous ses besoins extérieurs, afin que le manque des choses matérielles ne l’empêche pas de vaquer à sa tâche de moine. Il doit travailler lui-même pour apprécier la dignité du travail et mériter sa subsistance. Il ne doit pas s’appliquer au travail uniquement pour lui-même mais pour tous, afin de n’avoir ni pensée de propriété personnelle, ni d’attachement aux biens matériels qui le détourneraient de Dieu. Le moine, d’après les exigences de Joseph, doit connaître les besoins du couvent ainsi que la façon dont il est administré, il doit avoir reçu ou s’appliquer à recevoir une bonne instruction. Ce dernier trait est voulu par Joseph avec l’idée de préparer en ses moines la relève des pasteurs de l’Église.

Tout en n’admettant pas que la Règle dans ses parties substantielles subisse des changements, Joseph permet des modifications accidentelles conditionnées par les usages, les mœurs et les lois des différents pays. Cette concession prouve bien qu’il aurait voulu voir sa Règle pratiquée non seulement à Volokolamsk, mais au delà de ses frontières, et faire d’elle la « Règle monastique » par excellence.

L’Oustav est rempli, comme il a été dit, de citations. Bien qu’elles soient dépourvues de sens critique, elles touchent souvent à des questions de la vie russe contemporaine, et présentent par là un intérêt considérable pour qui s’occupe d’histoire russe.

Ce que nous venons de dire sur l’Oustav de Joseph de Volokolamsk suffit à montrer la différence considérable qui existe entre lui et l’Oustav de saint Nil Sorski, entre sa conception de la vie monastique et celle de Nil. Elle va absolument au rebours de cette dernière. Nil exige du moine une séparation complète et définitive du monde. Le monde, la société ne doivent plus exister pour lui ; c’est au salut de son âme qu’il doit s’adonner tout entier. C’est la raison pour laquelle sa Règle s’occupe avant tout de la perfection intérieure, de la lutte contre les mauvaises pensées, de la prière spirituelle et de la contemplation. L’ermite, d’après Nil, doit vivre avec un ou deux compagnons (la solitude complète n’est permise que pour les moines très expérimentés), observer incessamment ses pensées, les ouvrir à ses compagnons et confesser quotidiennement ses fautes au supérieur. Abnégation totale, pauvreté volontaire, renonciation à tout ce qui est extérieur, combat contre les pensées et les passions, liberté complète quant au choix du « podvig », oraison continuelle – telles sont les qualités exigées par saint Nil. En refusant pour lui-même le titre de « maître », Nil n’a jamais au fond considéré sa Règle comme absolument obligatoire pour tous ses disciples. « Si quelqu’un croit trouver quelque chose de mieux et de plus utile que ces règles », écrivait-il, « qu’il agisse selon sa lumière, nous nous en réjouissons. »

Bref, autant Joseph précise, détermine, subtilise, autant Nil aime à laisser agir le Saint-Esprit et pratiquer la « sainte liberté des enfants de Dieu ». Nul doute que cette conception réponde mieux aux tendances de la spiritualité russe. La question est de savoir si elle serait viable, pratiquée par un grand nombre de personnes et en tant que règle de perfection de vie monastique.

La conception joséphienne eut une grande vitalité, ce qui d’ailleurs ne prouve rien quant à sa valeur intérieure. Elle a pour elle la discipline, nécessaire partout et surtout en Russie, l’organisation et l’ordre. Son défaut principal est de ne pas s’occuper de la formation des âmes, mais de leur dressage. Le moine qui en sort est un type « standardisé. » L’école de Joseph sera une pépinière d’évêques qui imprégneront de leur esprit l’Église officielle. Elle donnera très peu de saints, exactement deux.

 

B. Les Épîtres.

 

Elles sont au nombre de vingt, adressées à des personnes diverses sur des sujets différents. Elles attestent le caractère varié de l’activité de leur auteur. Les unes sont écrites pendant sa lutte contre les Judaïsants, les autres doivent leur origine à la participation de Joseph à la vie publique de son temps, d’autres encore dépendent de son activité comme higoumène ; quelques-unes sont simplement personnelles. Toutes ces épîtres sont caractérisées par le sens pratique, si propre à Joseph de Volokolamsk. Les règles liturgiques, les notions historiques, tout est toujours orienté dans ses lettres pour former chez leur lecteur une juste idée du Christianisme en général et des devoirs de chaque Chrétien en particulier. Malheureusement elles ne répondent pas toujours à la vérité objective, mais abondent en invectives, intolérances, astuces et autres défauts qui rendent la personne de leur auteur assez peu sympathique. C’est justement dans ces épîtres qu’on trouve le conseil de recourir à la « ruse prudente » pour rechercher les hérétiques et suivre l’exemple du patriarche Flavien d’Antioche, lequel par « une astuce dont il fut divinement instruit » aurait découvert et abattu l’hérésie messalienne.

 

C. L’Illuminateur (Prosvetitelj).

 

Ce livre est le monument que Joseph de Volokolamsk nous a laissé de sa lutte contre les Judaïsants. Il n’a pas été écrit d’un seul trait, et c’est après la mort de l’auteur qu’il a reçu du Synode de 1553 le titre qu’il porte depuis. Pendant une période de plus de trois siècles il ne fut conservé qu’en manuscrit et ce n’est qu’en 1859 que les professeurs de l’Académie théologique de Kazan l’éditèrent et le rendirent accessible au public.

« L’Illuminateur » présente un phénomène très important dans l’histoire de la littérature russe spirituelle. Il concentre, peut-on dire, toute l’érudition spirituelle russe de son temps. Et comme alors toute l’érudition des Russes consistait surtout dans la connaissance des œuvres patristiques, on peut dire à priori que l’influence qu’elles ont exercée sur le livre de Joseph, de par le but que ce dernier se proposait, devait être particulièrement grande. En effet, cette œuvre est tellement pénétrée de l’esprit patristique, des pensées et des paroles des Pères, que même sans en comparer les textes avec les originaux grecs, on a peine à croire qu’elle fut écrite en Russie à un moment où l’instruction était en décadence, par un Russe qui ignorait la langue grecque.

« L’Illuminateur » contient presque tout ce que doit savoir un Chrétien sur sa foi. Sa composition est réglée de telle sorte qu’il suffit de le lire attentivement pour pouvoir donner une réponse à toute question qui pourrait troubler cette foi chrétienne. Le livre est divisé en seize discours (Slova), précédés d’une introduction relatant brièvement l’histoire de l’hérésie des Judaïsants, ainsi que le contenu général de chacun des discours. Le quinzième discours contient la suite de l’histoire des Judaïsants. D’après le but poursuivi par l’auteur, on peut diviser les discours en deux parties. La première, onze discours, présente la partie théologique. L’auteur y dévoile la fausseté des thèses des adversaires et expose les vérités de la foi chrétienne. Cette partie doit avoir été composée avant le premier Concile réuni contre la secte (1491), lorsqu’on avait encore l’espoir de la ramener en usant d’arguments persuasifs. La seconde partie, cinq discours, a un caractère nettement « persécuteur » et semble avoir été écrite au temps où la force de la conviction se serait transformée en persécution haineuse.

Joseph manifeste dans cet ouvrage une érudition hors de pair. Plus de quarante écrivains ecclésiastiques et Pères y sont cités, sans parler des textes proprement inspirés. Parfois on y rencontre des phrases entières d’auteurs divers. Peut-on estimer cette œuvre comme une œuvre originale ? N’est-elle pas plutôt une compilation et le résultat des lectures faites par l’auteur des œuvres patristiques ? Telle est, par exemple, l’opinion des professeurs de l’Académie de Kazan qui furent ses premiers éditeurs. Quoi qu’il en soit, il reste à Joseph le mérite d’avoir réuni cette matière en un seul tout, de l’avoir coordonnée et fait servir aux besoins contemporains de l’Église russe.

« Le Prosvetitelj » débute, comme il a été dit, par une introduction sur la nouvelle hérésie. Cette partie est indubitablement l’œuvre personnelle de Joseph. Le premier discours contient la doctrine chrétienne sur le dogme de la Sainte Trinité. C’est tout un traité très bien exposé, contenant en germe les termes de la langue philosophique russe, malheureusement abandonnée et tombée en désuétude. Dans le second discours il est question de l’Incarnation du Verbe. Les Judaïsants la niaient, Joseph la prouve en se servant du songe de Nabuchodonosor. Tout ce passage semble être le développement d’une source byzantine. Ce qui est à noter, c’est l’idée qu’avec l’avènement du royaume du Christ prend fin l’idée de la conquête universelle et terrestre. Une monarchie universelle devient impossible, de même que la prédominance des uns sur les autres. On sent briller dans ces méditations d’un penseur russe du XVe siècle les idées fondamentales d’une philosophie chrétienne de l’histoire. La partie consacrée au mystère de la Rédemption est composée exclusivement de textes de l’Écriture.

Le troisième discours, où il est question de l’abolition de la loi de Moïse que prônaient les hérétiques, semble être une œuvre originale de Joseph. Il commence par l’exposition du Chapitre XV des Actes des Apôtres où il est question du Concile de Jérusalem. Après avoir anathématisé les hérétiques et leur doctrine, l’auteur recourt à l’Ancien Testament et examine la circoncision et les sacrifices de l’ancienne loi.

Le quatrième discours s’occupe de prouver qu’en théorie l’Incarnation est possible pour Dieu et qu’elle n’est pas indigne de Lui. Ce discours est une exposition théologique empruntée à des textes de l’Écriture et aux grands docteurs de l’Incarnation : Athanase, Cyrille d’Alexandrie, Basile, Grégoire de Nazianze, Jean Damascène. C’est dans ce discours que Joseph professe cette opinion pour le moins étrange que Dieu, par l’Incarnation de son Fils, « l’a emporté en ruse sur le diable ».

Le cinquième discours est consacré à justifier par la vision d’Abraham l’usage d’avoir une icone de la Sainte Trinité. Les Judaïsants niaient que le patriarche ait vu la Trinité, mais seulement Dieu et deux anges. Joseph prouve le contraire par l’examen du texte biblique. Ce discours est intéressant pour la doctrine du symbolisme iconographique. Les pèlerins qui représentent la Sainte Trinité doivent être assis sur des trônes (prestol) afin qu’on puisse reconnaître par là leur origine « royale, seigneuriale et dominatrice » (tzarstvennoje, gosspodstvennoje i vladytchestvennoje) ; ils doivent porter sur la tête des couronnes circulaires car le cercle symbolise le Dieu infini et sans principe ; ils doivent avoir des ailes, afin que par là on puisse voir leur « sublimité... leur mouvement (dynamisme) et leur séparation des choses terrestres ».

Le sixième discours, qui a pour but de prouver par des exemples de l’Ancien Testament le devoir du chrétien de vénérer les saintes images, est écrit d’après saint Jean Damascène et présente une paraphrase de son discours contre les iconoclastes. Il en est de même pour le septième discours. Ce dernier traite lui aussi du culte des images, de la Sainte Croix, d’autres objets sacrés et des sacrements, ainsi que des différents aspects du respect dû à Dieu et aux hommes. En parlant des objets du culte liturgique il explique leur symbolisme caché. Suit un long article sur la distinction et la consubstantialité des Trois Personnes divines, sur l’union des deux natures dans le Christ, sur la procession du Saint-Esprit du Père seul. Cette dernière partie est dirigée contre les Latins. Cet article est suivi d’un traité sur le culte de Dieu. L’auteur y parle de la prière, de la nécessité de dompter ses sentiments pendant la prière, de la pensée de la mort et d’autres moyens propres à exciter en soi les dispositions propices à la prière ; de l’excellence de la prière publique sur la prière privée, de celle de l’église sur celle faite à la maison, enfin de la possibilité et de l’efficacité de la prière même en dehors de l’église, dans le cas où le fidèle est privé de la possibilité d’y aller.

Le discours se termine par une exhortation ayant pour sujet : « Comment faut-il servir aujourd’hui le Dieu unique ? » On y trouve exposée sous forme d’aphorismes une synthèse claire et exhaustive des devoirs du chrétien. Le tout est écrit dans une langue parfaite et avec beaucoup de sincérité. Nous voyons ici combien un auteur peut être redevable à l’étude approfondie des œuvres patristiques. Ce discours à lui seul permet de ranger Joseph parmi les meilleurs écrivains [80].

Les discours VIII, IX, et X combattent les assertions hérétiques sur la fausseté des écrits soit patristiques (discours VIII), soit apostoliques (discours IX), soit de saint Éphrem le Syrien (discours X) par rapport à la fin du monde qu’on croyait alors prochaine, parce que l’ordre de la « Pascalie », c’est-à-dire l’ordre fixant la date de la célébration de la fête de Pâques, n’allait pas au delà de l’an 7000.

Le onzième discours est composé pour la défense de la vie religieuse. Il est bien de Joseph et nous manifeste combien ce dernier était vraiment moine dans l’âme et combien le symbolisme même des habits monastiques lui tenait à cœur. N’a-t-il pas affirmé, en se référant à saint Clément de Rome, que les monastères, les moines et les habits monastiques de couleur noire ont été institués par saint Pierre en personne ?

Le douzième discours ne se trouve que dans de rares manuscrits. Il parle de l’inefficacité de l’excommunication prononcée par un évêque hérétique et vise le cas du métropolite Josime. Ce dernier fut accusé d’hérésie et finalement déposé, le 17 mai 1494. Il est difficile de savoir au juste si cette punition eut pour cause les accusations de Joseph ou s’il fut déposé « pour ivrognerie et incurie », comme le dit le chronographe.

Tous les discours que nous venons de parcourir, malgré leur caractère polémique, ne sont pas dépourvus d’une certaine sérénité académique. Malheureusement, à partir du douzième, le ton change de tout au tout. De doctrinal et persuasif il devient haineux et trahit une tendance à la cruauté, inhabituelle pour un moine russe. Les cinq derniers discours se trouvent par leur ton en parfaite contradiction avec les paroles qui se trouvent dans le quatrième discours : « Dieu lui-même est la Vérité et l’Amour et Il ramène tous de l’impiété à la piété, non pas par la force des armées et les violences, non pas en noyant dans l’eau, en brûlant par le feu, mais par la douceur et la patience, l’humilité, la miséricorde et la charité. » Dans l’âpreté de la lutte, Joseph semble les avoir oubliées. Lui qui exhortait à la charité envers les ennemis, il manifeste une cruauté implacable contre les hérétiques. Chaque fois qu’il en parle, ou presque, il les traite des noms les plus injurieux et leur souhaite la mort la plus infâme. Ces quatre derniers discours sont écrits exclusivement dans le but de persuader les autorités civiles de punir les hérétiques soit par la réclusion à vie, soit par la peine de mort, en ne tenant nullement compte s’ils manifestent du repentir. Il est regrettable que Joseph, un des plus brillants esprits de son temps, n’ait pas su dépasser le niveau de ses contemporains, dont la plupart faisaient preuve d’une austérité voisine de la cruauté et d’une mentalité fondée sur le principe que la fin sanctifie les moyens.

La composition du « Prosvetitelj » ayant été conditionnée par les exigences de la société russe contemporaine, cet ouvrage, comme œuvre unique en son genre et répondant parfaitement à sa destination, ne put pas ne pas exercer, par sa partie positive, une influence profonde sur la pensée et les mœurs moscovites. Il ne contient aucune idée philosophique sur la vie, l’État ou la société, mais il est rempli de paroles de bon sens, pénétré de piété et de fermeté dans ses convictions. Le code des devoirs qu’il propose pour les relations des hommes entre eux (discours septième) et avec Dieu est simple, clair et de forme lapidaire. S’il provoque notre sourire, nous ne devons pas oublier l’époque à laquelle il a été écrit, ni le lieu de sa composition. Le célèbre « Domostroj » du prêtre Silvestre († 1566 ?), qui présente un code de règlements embrassant toute la vie, ses fondements et ses côtés journaliers, le Concile des « Cent Chapitres » (le Stoglav) s’en sont inspirés, ce qui prouve que ces idées prirent profondément racine dans le sol russe [81]. Elles donnent le ton à la vie moscovite jusqu’à Pierre le Grand. Quelques-unes d’entre elles lui survécurent et ont cours encore jusqu’à nos jours. Voici quelques exemples entre beaucoup d’autres :

1) Le Russe en priant se tourne de préférence vers l’Orient. Il le fait même quand il est en route, ancienne coutume chrétienne dont nous trouvons déjà l’indication dans Origène et que Joseph expliquait par ce fait « que si Dieu se trouve partout, c’est en Orient qu’Il a surtout manifesté sa force et ses miracles ».

2) La dévotion particulière qu’a le Russe pour la croix et le signe de la croix est connue. Voici ce que dit Joseph à ce propos : « Ce n’est pas seulement la croix sur laquelle le Seigneur a été crucifié qui est digne de respect et d’adoration, mais toute croix qui en est l’image est digne du même culte que celle où fut cloué le Christ. Partout où se trouve une croix, sur quelque objet que ce soit, réside la grâce et la sanctification... C’est là notre bouclier et notre arme. »

3) Le Russe respecte les sacrements de l’Église sans considérer la dignité de celui qui les administre. Voici les paroles de Joseph qui ont trait à cette manière de voir du fidèle : « Nous acceptons les sacrements non de la main d’un homme ordinaire ni d’un prêtre, mais de celle d’un Séraphin, avec tremblement et crainte. Même si nous voyons que la vie de celui qui les administre n’est pas en règle, ce n’est pas à nous de le juger. Son Juge est celui qui le voit dans le secret. Quant à toi, que chacun te semble digne, du moment qu’il n’est pas mis au ban de l’église. »

Les idées que l’homme du peuple russe a sur la prière et l’Église sont très proches de celles que nous donne Joseph. Elles ont résisté aux siècles et à toute la laïcisation dont le peuple russe a été l’objet à partir de Pierre le Grand. Elles ont leur origine dans la foi aveugle aux fondements moraux, religieux et politiques de Moscou, « la troisième Rome », foi qui découlait de l’assurance de l’immutabilité et de l’intangibilité de ces fondements.

Cette influence positive de Joseph de Volokolamsk ne rachète cependant pas le coup porté par lui et les siens à la tradition de saint Serge. Car c’est là que se trouve la racine de toute la tragédie de la sainteté russe. Non pas qu’il y ait eu lutte d’une tendance spirituelle contre l’autre, mais une tendance moins sainte l’emporta sur une meilleure. La « Sainte Russie » en mourut. À sa place s’élèvera le « Royaume orthodoxe ».

 

 

DERNIÈRES LUMIÈRES

 

Le triomphe des idées de Joseph marque un évènement crucial dans l’histoire de la spiritualité russe. À partir de ce moment, la sainteté commence à décliner. Si le second quart du XVIe siècle nous donne encore de grandes figures spirituelles, après la mort des disciples immédiats de saint Nil et de saint Joseph la décadence est manifeste. Il reste encore des saints laïques, des femmes, – elles ne sont pas nombreuses –, des fous au nom du Christ, dits « Jourodivyje », mais au fond l’histoire de la sainte Russie se termine avec la fin de ce XVIe siècle, qui fut le témoin de la lutte entre les deux tendances de la spiritualité russe. Ces deux tendances se sont reflétées dans les vies des saints de l’époque. Bien que ces vies soient loin d’être toutes étudiées, ni même éditées, les recherches du professeur Kadloubovski permettent d’observer au XVIe siècle les mêmes deux types de sainteté qu’au XVe. Il est parfois difficile de déterminer à quelle école appartient tel ou tel saint, soit à cause du caractère par trop général du récit de sa vie, soit à cause du caractère du saint lui-même lorsqu’il a choisi une via media. Néanmoins on peut noter que la tendance qui avait fini par triompher dans la vie et dans la hiérarchie russe est loin de se montrer aussi triomphante sur le terrain de la sainteté. Ici au contraire on remarque plutôt une corrélation contraire. En fait de saints on ne peut avec assurance ranger parmi les « Joséphins » que deux seulement : Daniel de Perejaslavlj et Gérasime de Boldino. Pas un seul des disciples immédiats de Joseph de Volokolamsk n’a été canonisé. Daniel († 1540) fut moine dans le monastère de Borovsk au temps de Paphnuce et, partant, condisciple de Joseph dans cette école de spiritualité. Il fut à son tour le maître de Gérasime de Boldino.

La vie de Daniel, très riche en faits extérieurs, nous dépeint le saint adonné dès sa tendre enfance à une ascèse très rude. Imitant saint Siméon le Stylite, l’enfant vivait serré d’une corde sous ses vêtements. Ses parents furent longtemps à ne pas comprendre de quoi souffrait leur fils jusqu’à ce qu’ils eurent constaté « que ses chairs pourrissaient et remplissaient la maison de puanteur ». Un autre trait de sa vie, lui aussi emprunté aux vies des ascètes de l’antiquité : personne ne pouvait le convaincre de prendre un bain. Cette sévérité vis-à-vis des bains réapparaîtra plus tard lorsqu’il sera higoumène dans son monastère.

Après douze ans de vie au monastère de Borovsk, Daniel retourne à Perejaslavlj où il habite dans plusieurs couvents et où il reçoit la prêtrise. Un trait original de sa sainteté, c’est l’hospitalité (Stranopriimstvo) qui s’étend non seulement aux vivants mais encore aux morts. Il recherche pour les ensevelir ceux qui ont été victimes de mort subite. Ayant fondé son propre monastère, il se montra un supérieur sévère et très attentif aux prescriptions les plus menues des règlements. Il exigea aussi de ses moines de faire ce que lui-même avait fait dans sa jeunesse. Ainsi il supprima les bains dans le monastère. Un bain lui semblait être quelque chose de contraire à la volonté de Dieu. L’ascétisme farouche de sa jeunesse devint néanmoins plus doux. Tout comme Joseph il plaça son monastère sous la tutelle des princes de Moscou. C’est Basile III qui lui nomma un successeur et l’invita à être parrain de ses propres fils.

Gérasime de Boldino († 1554) reçut la tonsure et l’habit à treize ans chez Daniel dont il fut durant vingt ans le fervent disciple. Son biographe nous raconte ses exploits ascétiques en ne ménageant pas les expressions. Tantôt ce seront des jeûnes extraordinaires (il mange un jour sur deux), tantôt la prière toute la nuit, du soir jusqu’à matines, tantôt sa résistance au froid et à la chaleur. Tous ces exploits lui servaient à dompter « la bête féroce et sauvage qu’était son corps ». Après quoi, avec la bénédiction de son higoumène, il s’en alla au désert, non pas dans les régions du Trans-Volga mais dans les forêts de Smolensk où il vécut en souffrant beaucoup de la part des démons et des brigands. Là, il avait suspendu à un arbre un petit panier afin que les passants y déposent l’aumône qui devait le sustenter. Un corbeau (l’oiseau préféré de Paphnuce de Borovsk) veillait à ce que les bêtes ne s’emparent du contenu du panier. Cette histoire de corbeau semble avoir été inspirée par la vie de saint Gérasime anachorète qui, lui, avait été servi par un lion. C’est un exemple entre beaucoup d’autres qui montre combien les hagiographes russes aimaient à comparer les saints nationaux aux saints antiques de l’Église universelle, surtout à leur patronyme. Ils y voyaient un moyen de rehausser et de glorifier leurs héros.

Deux ans après, Gérasime fonda son propre couvent près de Dorogobouge et, étant allé à Moscou, il reçut une riche aumône de Basile III. Si, comme il semble, Gérasime avait éprouvé dans sa jeunesse un attrait pour la vie solitaire, il se montra plus tard un bâtisseur infatigable de couvents cénobitiques. Il en fonda à lui seul quatre, qu’il plaça sous la férule de ses disciples. Son biographe, l’higoumène Antoine, nous a transmis l’exhortation que le saint adressa avant de mourir à ses frères. Elle coïncide pleinement avec « la Loi » ou testament qu’il a laissé après sa mort. Exhortation et testament ont trait à la discipline monastique et sont écrits dans l’esprit de la Règle de Joseph de Volokolamsk. Gérasime emprunte aussi à ce dernier l’institution des douze anciens avec lesquels l’higoumène partage son autorité. Bien que l’hagiographe indique la douceur comme vertu caractéristique de Gérasime, les quelques exemples qu’il en donne nous autorisent à entendre cette affirmation avec beaucoup de circonspection. Ainsi un jour, lorsque le saint et deux de ses compagnons furent attaqués dans un village par des chiens et que les habitants se moquèrent d’eux, Gérasime, tout en défendant à ses disciples d’invectiver les paysans, fit lui-même quelque chose de plus fort en prédisant à ces paysans une épizootie de leur bétail et de leurs chiens. Une autre fois qu’un employé de l’État, furieux de la préférence des paysans à passer sous la domination du monastère de Gérasime, eut commencé à les frapper et à les accabler d’impôts sans prendre en considération les demandes du saint, ce dernier le punit en le livrant au démon, à la terreur de tous. Délivré de cette possession par la prière de Gérasime, l’homme resta cependant malade. Il en fut de même avec le fils d’un employé de la ville de Dorogobouge. Lui aussi devint possédé du démon en punition de ses invectives, jusqu’à ce que Gérasime vint l’en délivrer.

Comme on le voit, nous sommes en présence d’un curieux alliage de douceur et de dureté. La première était dictée par toute la tradition antique, et en premier lieu par l’exemple du Christ lui-même sur la question des offenses personnelles ; en conséquence de quoi l’hagiographe parle en général de la douceur du saint. Mais les manifestations particulières de l’état d’esprit de Gérasime, de ses « tendances », qui n’étaient pas immédiatement dictées par cette tradition, sont pénétrées d’un tout autre esprit. C’est un esprit de dureté, pourchassant sinon l’offense personnelle, du moins l’injure portée contre l’état monastique.

De l’école de Joseph, ou pour mieux dire de celle de Paphnuce, nous passons à celle de saint Nil et des ermites du Trans-Volga. Deux des disciples immédiats de Nil furent canonisés : Cassien d’Outchema et Innocent de Komel. Le premier, dans le monde prince de Mangoup, d’origine grecque, reçut la tonsure monacale au couvent de Thérapont sur le Lac Blanc et fonda son propre monastère à Outchema à quinze kilomètres d’Ouglitch. Innocent Okhliabine († 1491) fut le disciple préféré de saint Nil, qu’il accompagna lors de son voyage en Grèce. Ayant quitté le « skit » de Nil, il s’en alla dans les forêts de Komel (gouvernement de Vologda) où, après des années passées dans la solitude, il fonda un « skit » pour quelques disciples selon la règle de saint Nil. De sa propre main il la copia et la munit d’une « Préface » et d’un « Appendice ». Il mourut en 1491, bien avant son maître et ami. Sa biographie, comme celle de Nil, fut détruite lors d’une invasion de Tatars. Le peu qui nous en reste nous le montre comme un vrai disciple de saint Nil, de caractère humble et doux, « étudiant laborieusement les saintes Écritures et les scrutant avec tout son esprit ».

Un autre saint de ces mêmes régions de Komel, saint Corneille († 1537), retiendra notre attention pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’en lui nous avons affaire à un grand saint et à un chef de file. On peut dire qu’il fut le troisième et dernier animateur de la vie monastique et spirituelle dans les confins du pays de Vologda, car sa laure devint la pépinière d’autres couvents, comme celle de saint Dionysios de Glouchitza ou celle du Lac de Kouben, mais bien plus tard.

Nous possédons sa vie écrite en 1589 par un de ses disciples qui l’avait personnellement connu, Nathanaël, vie que le professeur Klutchevski range, soit pour sa véracité historique, soit pour la richesse des faits rapportés, parmi les meilleurs monuments de l’hagiographie russe. Par le fait que l’auteur était personnellement lié d’amitié avec saint Corneille, son ouvrage acquiert un caractère circonstancié et porte les marques d’une exactitude historique. Enfin, l’étude de la personne de Corneille et de sa pensée nous est facilitée par un autre document historique de premier ordre : l’Oustav ou Règle qu’il a donnée à son monastère.

Comme saint Serge, Corneille naquit à Rostov, dans la famille des boyards Krjukov vers la fin du XVe siècle. La maison de ses parents était une des plus riches de la ville et sa famille proche de celle du grand-duc de Moscou. Son oncle Lucien habitait Moscou auprès de la grande-duchesse Marie, femme de Basile II. Le père de Corneille se rendit aussi à Moscou auprès de son frère et prit avec lui son fils, qui fut lui aussi admis à la cour. Lucien, devenu vieux, résolut de se faire moine au monastère de saint Cyrille sur le Lac Blanc. Il emmena avec lui son neveu (notre saint) qui n’avait alors que treize ans. Ainsi commença la vie monastique de Corneille. Il appartient donc, comme on le voit, non pas à la souche de saint Serge mais à celle de saint Cyrille. C’est dans son monastère qu’il reçut à dix-neuf ans l’habit et la tonsure monacale. Devenu moine, Corneille s’appliqua avec un zèle tout particulier à la vie de novice, et tout d’abord dans la boulangerie du couvent. « Qui ne connaît les boulangeries de saint Cyrille ? » demande l’auteur de la biographie, voulant exprimer par là toute la rigueur du travail imposé au jeune moine. Corneille non seulement accomplissait ce qu’il était difficile de faire pour un seul homme, mais prenait volontiers sur lui le travail des moins zélés. De plus, il portait sur lui des chaînes de fer et consacrait ses loisirs à la copie des manuscrits. Tel fut Corneille dans sa jeunesse et tel il resta jusqu’à sa mort : pénitent et travailleur infatigable.

Après quelque temps nous le voyons dans sa patrie, à Rostov, où il était revenu pour persuader son frère cadet de se faire lui aussi moine. Puis, suivant les conseils de saint Jean Climaque, il partit, en cherchant la solitude et le silence, visiter les monastères (Strannstvovatj) et par là chercher le bien de son âme. Ce pèlerinage spirituel, dont Corneille donne un des premiers exemples en Russie, l’amena tout d’abord à Novgorod chez l’archevêque Gennadius, l’ami de Joseph de Volokolamsk, puis, passant par les couvents de la région de Tver, il arriva dans la forêt de Komel, où tout encore respirait le désert, et là se logea dans une chaumière abandonnée par des brigands. Ceci se passait en 1497, au temps du métropolite Simon (1495-1511). Ce dernier ayant entendu parler de Corneille et de sa sainte vie profita de son passage à Moscou pour le faire ordonner prêtre malgré ses scrupules et ses protestations. La vie dans la forêt de Komel était pleine de difficultés. À peine le moine eut-il fini de se construire une petite cellule et de débrousser la forêt tout autour qu’il fut attaqué par des brigands. Le saint ne possédait rien, sauf des livres. On les lui prit, mais les brigands ne pouvant retrouver leur chemin se virent ramenés vers la chaumière de Corneille. Ils crurent y voir le doigt de Dieu. Ils demandèrent pardon au saint, lui rendirent ses livres et s’en allèrent pardonnés et en paix. Avec le temps le nom de Corneille fut connu dans les environs. Des hommes qui cherchaient la voie du salut et voulaient y travailler vinrent à lui. Corneille avait soixante ans, dont dix-neuf de vie solitaire, lorsqu’il bâtit pour lui et ses disciples une première petite église en l’honneur de la Présentation de la Sainte Vierge (21 novembre). Cependant ce n’était pas un ermitage (un « skit ») qu’il allait instituer aux jours de sa vieillesse, mais un couvent cénobitique doté d’une règle sévère. La communauté croissant, il fallut bientôt la pourvoir d’une plus grande église. Tous se mirent au travail, Corneille en tête. Les uns bâtissaient les murs, d’autres peignaient les icones ou copiaient les livres, d’autres encore défrichaient le terrain pour le monastère. Le saint lui donna la forme quadrangulaire dont les côtés étaient formés par les cellules, le centre occupé par l’église, l’infirmerie, la cuisine et la boulangerie. Un autre hospice pour recueillir les pèlerins et les mendiants se trouvait en dehors des murs. Saint Corneille imposait à ses moines d’aider avec empressement les pauvres et les indigents. Il en donnait lui-même l’exemple. Lorsqu’un jour la disette s’abattit sur le pays, des foules d’affamés se pressèrent autour du couvent. Les parents apportaient leurs enfants, les déposaient au pied des murs et s’en allaient. Corneille les recueillait tous, les nourrissait, les caressait comme un père. Jamais personne ne sortit éconduit de son couvent, et grâce à lui des milliers de personnes eurent la vie sauve. Un jour, à la fête de saint Antoine, lorsque Corneille était occupé à distribuer aux pauvres du pain, de l’argent et des prosphores, beaucoup se présentaient pour recevoir l’aumône plusieurs fois. Les moines en prévinrent leur supérieur qui répondit : « Ne les touchez pas, car ils sont venus pour cela. » Le soir même, étant en prière, Corneille se sentit fatigué. Il s’assit et s’assoupit un instant. Il lui sembla alors voir venir à lui un beau vieillard à cheveux et à barbe blancs, comme on représente habituellement saint Antoine. Le prenant par la main, le vieillard le conduisit dans une plaine et lui montra d’un côté les pains et de l’autre les prosphores. « Voici », lui dit-il, « les prosphores et les pains que tu as distribués aux pauvres. Donne-moi ton manteau... » Et lorsque, Corneille le lui présenta, le vieillard commença à le remplir de pains et de prosphores. S’étant réveillé le saint comprit que son rêve était l’approbation céleste de sa manière de faire. « Il nous le raconta lui-même les larmes aux yeux », dit son biographe, « et nous prescrivit de faire l’aumône aux pauvres non seulement de son vivant mais aussi après sa mort. » L’aumône spirituelle n’était pas non plus oubliée. Quantité de gens venaient vers le saint pour recevoir de lui soit un conseil, soit une réponse à leurs doutes, soit une consolation dans leurs difficultés, soit une simple bénédiction. Corneille ne refusait jamais rien à personne.

La charité est le trait de sa personnalité que son biographe ne cesse de relever. Il souligne l’affabilité et l’amabilité avec lesquelles le saint « bénissait, consolait, faisait du bien et parlait à tous ceux qui avaient recours à lui ».

Un des plus grands soucis de Corneille fut la surveillance de la conduite de ses moines. C’est à cette fin qu’il composa une Règle. Cette Règle, Oustav, est particulièrement intéressante en tant qu’elle nous donne une image de la vie monastique au XVe siècle et qu’elle servit de modèle à un grand nombre de couvents. Cet Oustav contient en tout quinze chapitres et présente l’heureuse fusion des deux Oustav qui l’ont précédé : celui de Nil Sorski et celui de Joseph de Volokolamsk. Moine du monastère de saint Cyrille, saint Corneille ne pouvait pas ignorer les idées et l’idéal de l’ermite de Sora. Il partageait son point de vue sur la propriété monastique (son « nestiajanie »), il voulait comme lui que les moines vivent du travail de leurs mains. Il exigeait même qu’ils travaillent pour avoir la facilité de secourir les indigents. Un coup d’œil jeté sur la préface des deux « Règlements » suffit à déceler les traces de l’influence de son maître. Il en est de même pour tout ce qui se rapporte aux vertus monastiques, l’obéissance, la charité mutuelle, l’aspiration à la perfection intérieure, le désir du ciel, le souvenir de la mort etc. Tout cela rappelle beaucoup les idées de saint Nil. Néanmoins cette influence, quelque profonde qu’elle soit, n’est pas exclusive. En effet, l’idéal proposé par saint Nil, ne fût-ce que par sa pureté et sa grandeur, était difficilement accessible à la majorité des moines russes. Ainsi la prière intérieure qu’il préconisait était comprise par un très petit nombre, la prière extérieure étant alors la forme courante de la piété. De plus la Règle de Nil était étroitement liée à la forme de sa propre vie monastique, qui était la vie à deux ou trois dans les ermitages séparés (« skit »). Pour une communauté cénobitique de moines aux qualités ordinaires il fallait une règle moins raffinée, plus adaptée à leur niveau d’instruction et de spiritualité. Telle est celle de Joseph de Volokolamsk. De sa jeunesse passée au monastère de saint Cyrille, Corneille avait gardé une estime particulière pour les principes de la vie cénobitique. Les outrances de certains disciples de saint Nil, qui, par des abus manifestes au nom de l’idéal monastique, rejetaient les principes mêmes de la vie commune, lui étaient étrangères. Rien d’étonnant donc que saint Corneille, en composant sa Règle monastique, ait puisé en dehors de saint Nil dans l’Oustav cénobitique de Joseph.

Toute une série de prescriptions (onze chapitres) régularisant la vie du couvent lui est empruntée. On serait tenté de taxer Corneille d’éclectisme si sa vie n’était pas là comme un reflet fidèle de l’unité de ses idées et de son idéal. Il semble que, dans son désir de réunir l’idéal spirituel de saint Nil à l’idéal social de Joseph de Volokolamsk, Corneille soit revenu à l’image lointaine de saint Cyrille. Tout en restaurant l’unité de son action, il l’enrichit de la double expérience cénobitique et érémitique qui avait été expérimentée dans la suite. Pour mettre cet idéal en pratique, Corneille, malgré toute sa charité, était très ferme, surtout que, comme le montre la biographie, les moines n’étaient pas des modèles de discipline. Aussi un jour que le boulanger avait cuit ses pains sans la bénédiction du supérieur, comme l’exigeait la Règle, Corneille, imitant saint Théodose, ordonna, en guise de punition, de les jeter sur la grand-route. D’autres moines manifestaient des vices plus graves. Ainsi un frère, préposé à recevoir l’aumône à l’église pour le couvent, s’appropriait une partie de l’argent qu’il dépensait pour ses besoins. Il fut effrayé par un signe venu du ciel. Un jour qu’il voulait baiser une icone, il la vit s’éloigner de lui. Alors accourant vers Corneille, il lui confessa sa faute. Le saint lui pardonna en l’exhortant à ne plus pécher à l’avenir.

Si l’on compare ce genre d’action morale sur les coupables aux punitions dont nous parlent les vies d’un Paphnuce de Borovsk ou d’un Joseph de Volokolamsk, on ne peut pas ne pas remarquer la différence de mentalité attestée dans ces différents documents. Cependant, malgré cette patience et cette douceur, l’higoumène de Komel semblait trop sévère au goût de certains. Aussi deux frères résolurent de le supprimer. Trois fois de suite, ils se cachèrent sous le pont qui menait à la rivière et où ils savaient que le saint devait passer, et chaque fois ils étaient arrêtés par la vue d’une quantité de gens qui escortaient leur victime quand elle passait devant eux et qui devenaient tout à coup invisibles une fois Corneille hors de leur portée. Saisis enfin de terreur, les deux mécréants se jetèrent aux pieds du saint, lui confessant leur projet avec larmes. Corneille les exhorta avec des paroles de l’Écriture et leur pardonna « en les laissant aller avec charité ».

L’humilité, la patience et la douceur de saint Corneille sont glorifiées par son biographe en maints endroits. « De combien de calomnies, de haine, d’envie il fut l’objet de la part des étrangers et de la part des siens ! On alla même jusqu’au souverain pour le diffamer. Lui cependant, comme un précieux diamant, restait ferme, rendant grâce pour toutes ces méchancetés. » Dès lors rien d’étonnant que le vieillard se soit senti mal à l’aise dans son couvent. Un jour il réunit la communauté, choisit parmi les moines douze de ses disciples et, leur ayant transmis les pouvoirs du supérieur, il s’en alla lui-même sur le Lac de Sour à soixante-dix kilomètres du couvent. Là il s’établit près de Kostroma dans la forêt et s’adonna de nouveau au « podvig » de la prière et de la solitude.

Cependant la communauté délaissée lui demanda de revenir. Le saint refusa et persista dans son refus plusieurs années. Enfin, grâce à l’insistance du grand-duc Basile III, auquel la communauté des moines s’était adressée pour convaincre Corneille, ce dernier céda. Son retour fut acclamé avec grande joie. « On lui baisait les mains et les pieds », dit le biographe. Rentré au monastère Corneille reprit sa vie habituelle. « Il défrichait la forêt et ensemençait les champs » que le grand-duc donna au couvent et que le saint n’accepta qu’à la condition de pouvoir « les travailler de ses propres forces pour manger ainsi le pain de notre sueur ». Bientôt cependant le saint fut de nouveau en butte à l’indocilité des moines. Un jour un frère vint à lui se plaignant de la pauvreté des habits qui lui avaient été donnés et en réclamant de plus beaux. Sans mot dire Corneille se revêtit de son habit et lui passa le sien. Tout cela ne pouvait cependant pas manquer de peiner la délicatesse du vieillard qui, de plus, sentait ses forces s’en aller. Il décida d’aller terminer ses jours dans le couvent de sa jeunesse religieuse et partit pour Kirillov. Là il s’enferma dans une cellule, décidé à y rester jusqu’à la mort. Dieu en jugea autrement. Une fois encore ses moines vinrent le réclamer. Ils s’adjoignirent cette fois l’higoumène du monastère de saint Cyrille et sa communauté. Corneille promit de revenir, à condition que les moines se choisissent un autre higoumène. Selon sa désignation ils en choisirent un, Laurent, qui après bien des tergiversations finit par accepter la charge. Alors le saint retourna encore une fois à Komel où, comme à Kirillov, il s’enferma dans une cellule, s’adonnant exclusivement à la prière et au silence. Il devait cependant encore quitter sa retraite, mais cette fois par contrainte, devant l’invasion des Tatars en 1536. Toute la population ayant pris la fuite, les moines vinrent vers Corneille en demandant ce qu’ils devaient faire : rester ou fuir comme les autres ? « Faisons comme le reste des hommes, fuyons nous aussi afin de ne pas être soupçonnés d’orgueil », répondit le vieillard, et se mettant à la tête de la communauté il l’emmena vers les régions du Lac Blanc. Cependant, le monastère ayant été épargné par l’ennemi, on put bientôt rentrer. Quelque temps après, se sentant mourir et déjà détaché du monde par une vie de contemplation et de prière, Corneille fit venir l’higoumène et la communauté et les conjura encore une fois de garder fidèlement la Règle, d’être assidus et fervents dans l’accomplissement de tout le service divin et de ne pas oublier les pauvres en souvenir de lui.

Il vécut encore quelques semaines entouré de ses frères qui ne le quittaient pour ainsi dire plus, lui demandant ses prières et ses bénédictions. Il bénissait tout le monde et priait chacun de lui pardonner et de prier pour lui. Un jour il demanda qu’on lui lise l’Akathistos du Seigneur Jésus et celui de la Sainte Vierge. Puis se levant de son grabat il prit un encensoir et encensa toutes les icones de sa cellule, après quoi il se recoucha et rendit son âme à Dieu avec les derniers mots de sa prière. Son visage s’illumina ; il ne semblait pas mort mais endormi. On était le 19 mai 1537. Corneille était âgé de quatre-vingt-deux ans. Son culte local dans le pays de Vologda suivit de très près la date de sa mort. Le 25 janvier 1600, le patriarche Job l’étendit à toute l’Église russe. Sa fête est fixée au jour de sa mort, le 19 mai.

Que l’idéal de saint Corneille ait répondu pleinement aux besoins spirituels de ses contemporains, nous le voyons dans l’influence exercée par son couvent et par sa Règle. De son vivant, six de ses disciples fondèrent des couvents dans les régions du Nord de la Russie, un septième le fit après la mort du saint. La plupart d’entre eux sont canonisés. Parmi eux Gennadius († 1565) avait contribué par ses labeurs aux fondations de Kostroma et de Lubimograd. Il hérita d’une manière spéciale de la charité et de la douceur de son maître. Gennadius aimait à causer avec les paysans dans les champs, à passer les nuits dans leurs chaumières, ne cessant de les instruire et de les catéchiser – trait peu courant chez les saints russes. Un autre, Cyrille de Novoejersk († 1532), hérita de Corneille l’amour des pèlerinages (Strannitchestvo). Vingt ans durant il erra, pieds nus, couvert de haillons, par les forêts et les bourgades de la Russie du Nord, ne passant jamais la nuit sous un toit mais de préférence sous les porches des églises. Puis il fonda un couvent dans une île au milieu du Lac Novyj (Nouveau Lac) à trente kilomètres de Beloozersk. Ses mœurs se présentent sous un aspect plus sévère que celles de son maître. Les nombreux miracles, dont la liste était encore tenue au XVIIIe siècle, témoignent de sa popularité et de la véritable étendue de son culte. Ivan le Terrible lui-même le vénérait ; on lui attribue une prophétie sur les calamités des Temps de Trouble. Au XIXe siècle son culte éclipsera dans la conscience populaire celui du grand saint Cyrille.

La région de Novgorod continue au XVIe siècle de donner de grands serviteurs de Dieu. Nombre d’entre eux s’en vont sur le littoral nordique. Et pour la plupart il nous est impossible de déterminer la tendance de leur spiritualité. Suint Alexandre de Svir, ayant pris l’habit monastique à Valamo, fonda son couvent sur la rivière Svir. On sait qu’il était lié par des liens d’amitié avec saint Corneille de Komel, chez lequel il envoya un de ses disciples.

Saint Nil Stolbenski († 1555) reçut la tonsure monastique des mains de saint Sabba, higoumène à Pskov, et se choisit comme « podvig » une vie de solitude absolue. Pendant treize ans il s’était caché dans les forêts de Rzev (région de Tver), jusqu’au moment où l’affluence du peuple le força à se fixer dans l’île de Stolben ou Stoloben (d’où son nom) sur le lac Seliguer. Là, vingt-sept ans durant, il vécut seul dans sa cellule, sans aucun disciple. Il ne se bâtit même pas de chapelle, exemple fort rare parmi les saints russes. Il se contentait de prier devant l’image de la Sainte Vierge et de l’encenser. Ignorant ce qu’était un lit, il avait placé dans sa cellule deux béquilles sur lesquelles il s’appuyait pour dormir. Voilà tout ce qu’ont pu raconter de lui les habitants avoisinants qui, du reste, firent beaucoup souffrir le saint. Ils incendièrent par deux fois la forêt de sapins qui couvrait l’île, afin d’en chasser le pieux ermite. Ce n’est que bien des années après qu’on érigea dans l’île un couvent. On ne sait au juste pourquoi saint Nil est considéré comme le patron et le protecteur des enfants. En tous cas au caractère exceptionnel de sa vie répond un trait exceptionnel, lui aussi, de son culte : dans le couvent de Stolbensk, jusqu’aux derniers temps avant la révolution, on vendait aux pèlerins des statuettes en bois à l’effigie du saint, et ceci malgré la défense générale portée par le Saint Synode contre toute image sculptée.

Nicandre de Pskov († 1582) lui aussi fit son salut dans une cabane solitaire sans avoir fondé de couvent. Il commença sa vie solitaire dès l’adolescence, avant même de devenir moine. Cette solitude fut seulement interrompue par les années de son noviciat au couvent de l’higoumène Sabba de Pskov, où il reçut l’habit qu’il dut quitter à deux reprises à cause des intrigues et de la jalousie des moines, mécontents de la sévérité de la règle.

Plus explicite est pour nous l’image de saint Antoine de Sisk († 1558). C’était un Paysan de Novgorod devenu veuf à l’âge mûr. Il se fit moine dans un monastère du Nord. Après avoir parcouru les marais et les lacs qui longent la côte de la Mer Arctique, il fonda son couvent sur la rivière Sija, dans le district de Kholmogory. Travailleur infatigable, il a versé beaucoup de sueur sur cette terre du Nord inhospitalière et récalcitrante aux efforts humains. Il aimait à pêcher le poisson dans la solitude, se donnant lui-même en pâture aux myriades de moustiques des marécages. Nous avons ici le « podvig » de saint Théodose, renouvelé depuis dans le Nord par Alexandre de Svir. Amant du désert, il laissa son couvent aux soins d’un higoumène choisi par lui. Cependant, avant sa mort, il dut revenir, réclamé par sa communauté. Ce solitaire, qui avait pénétré dans des régions si éloignées, crut néanmoins nécessaire d’entrer en relations avec Moscou. Il envoya demander au prince Basile III la permission de construire sur les terres de l’État ; il exhortait ses moines à prier pour l’obtention d’un héritier au trône ; avant de mourir il prescrivit de prier pour le Tsar Ivan le Terrible et tous les chefs de la terre russe. Il ne refusait pas non plus le droit de posséder des villages. Dans les exhortations que nous a conservées son biographe et aussi dans son testament, il insiste sur la fidélité à garder la règle cénobitique, ainsi que la charité fraternelle et la douceur. Il manifesta cette douceur et cette humilité dans toute sa vie : « Jamais il n’a eu recours à son bâton de pasteur », nous dit son biographe.

Pour conclure nous pouvons dire que, bien que les images des saints des régions du Nord du XVIe siècle nous apparaissent assez voilées, nous pouvons cependant reconnaître es grandes lignes de leur spiritualité. Ainsi nous y voyons une certaine union des traits de la spiritualité de Joseph et de ceux de Nil, et cette union adoucit les traits saillants et par trop tranchants de l’un et de l’autre : la dure austérité de Joseph et la prière spirituelle de Nil. La sévérité modérée suivant la règle et la charité fraternelle font revenir les derniers saints de l’ancienne Russie à leur point de départ : le couvent de saint Cyrille. C’est l’empreinte de saint Cyrille et non celle de saint Serge (il y a une différence dans la gradation de l’humilité et de la sévérité) qu’on trouve le plus nettement exprimée dans nos cénobies du Nord. Le professeur Fédotov estime que ce retour à saint Cyrille, après l’expérience mystique de la tradition de saint Serge, fait songer involontairement à un certain épuisement des forces spirituelles. Dans l’histoire de la spiritualité russe, le XVIe siècle cède incontestablement le pas au XVe, en ce qui constitue le cœur même de toute spiritualité, la sainteté.

À ceux à qui pareille affirmation semblerait par trop subjective, le professeur Fédotov propose un autre critère qu’il nomme statique. Fédotov n’ignore pas que si la sainteté réelle est quelque chose de difficilement mesurable, la canonisation de la sainteté peut être, elle, sujette à une évaluation, et qu’entre les deux il existe une certaine relation. La hiérarchie russe, d’autre part, a aimé de tous temps, au XVe comme au XVIe et au XVIIe siècle, canoniser ses saints et elle le faisait volontiers. Et cependant si on parcourt les listes des saints canonisés aux XVIe et XVIIe siècles, on constatera une « fuite » manifeste de la sainteté. Si on examine, par exemple dans les listes dressées par le professeur Goloubinski, les noms des moines, c’est-à-dire des « prepodobnyj », on aura vingt-deux saints dans la première moitié du XVIe siècle ; ils ne seront que huit pour la seconde ; pour la première moitié du XVIIe siècle on en aura onze – pour la seconde deux. La situation au XVIIe siècle est particulièrement parlante : comparant les quarts de siècle on aura les chiffres 7, 4, 2, 0, autrement dit, le dernier quart du XVIIe siècle, celui qui correspond à la jeunesse de Pierre le Grand, aura comme coefficient de sainteté : zéro. « À l’aurore de son existence », écrit Fédotov, « l’ancienne Russie a préféré la voie de la sainteté à celle de la civilisation européenne. Pendant le dernier siècle de sa vie, elle s’affirmait orgueilleusement « sainte », comme étant la seule terre vraiment chrétienne dans le monde. Mais la sainteté vivante l’avait abandonnée. Pierre le Grand ne fit que détruire l’écorce vieillie de la Sainte Russie... C’est aussi pourquoi la dérision avec laquelle il la traita ne rencontrera qu’une infime résistance spirituelle [82]. »

La vie spirituelle russe semblait éteinte pour toujours ; son âme, la sainteté, s’était envolée. Heureusement cette mort n’était qu’une léthargie. Le feu continuait à couver sous la cendre et la grâce nourrissait encore le tréfonds du sol aride. Il était échu précisément à l’époque impériale, apparemment si peu favorable à la renaissance de l’ancienne religiosité, de faire revivre la vie mystique et, partant, la sainteté russe.

Au seuil même de l’époque moderne, Paissij Velickovski (1722-1794), un disciple des moines d’Athos, trouve les œuvres de saint Nil Sorski et les lègue au monastère d’Optina. Saint Tikhon de Zadonsk (1724-1783) garde sur sa douce figure les traits de famille du patriarche de Radonez. Au XIXe siècle, deux centres spirituels vont s’allumer en Russie, dont les flammes réchaufferont la spiritualité russe engourdie : Optina et Sarov. L’image angélique de Séraphin (1759-1832), avec les Startzy d’Optina, ressusciteront le siècle classique de la sainteté russe.

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Saints Laïcs

 

 

 

Les fous pour le Christ ou « Yourodivyj » [83]

 

 

Un Français, grand connaisseur de la Russie, Leroy-Beaulieu, remarquait très justement que « le peuple russe est du petit nombre de ceux qui aiment ce qui est l’essence du Christianisme : la Croix. Le Russe n’a pas désappris la valeur de la souffrance, il en goûte la vertu, il sent l’efficacité de l’expiation et en savoure l’amère douceur [84] ». La « folie au nom du Christ », ou comme on dit en russe le « Yourodstvo [85] », n’est qu’une forme, un aspect de cet amour, que signale Leroy-Beaulieu, pour la Croix. À la base de ce « podvig » (un des plus grands qui puisse se présenter pour les forces humaines), gît le sentiment d’une terrible culpabilité de l’âme envers Dieu, qui l’empêche de jouir de tous les biens de ce monde et l’oblige à souffrir et à se crucifier avec le Christ. L’essence de ce « podvig » consiste à prendre sur soi volontairement les humiliations et les insultes, afin d’amener l’humilité, la douceur et la bénignité du cœur à leur plus haut degré et de développer ainsi l’amour, même pour ses ennemis et ses persécuteurs. C’est la lutte à mort, non pas seulement contre le péché, mais aussi contre la racine même du péché, l’amour-propre dans ses manifestations les plus secrètes et les plus intimes. Le « fou » ou « l’imbécile pour le Christ » veut suivre le Christ crucifié et mener une vie de détachement, mais il sait aussi que cette attitude risque de lui faire une réputation de sainteté parmi les hommes et de nourrir son amour-propre en cultivant en lui l’orgueil de la grâce d’élection, l’écueil le plus redoutable dans l’effort de la sanctification. Pour éviter de passer pour un saint, le « Yourodivyj » rejettera l’aspect extérieur de dignité et de paix qui incite au respect, et préfétera qu’on voie en lui un pauvre être incomplet, digne de raillerie et même de brutalité. Les mortifications qu’il s’impose, les exploits d’un ascétisme héroïque, presque surhumain, tout cela devra être dépourvu de mérites aux yeux de la foule et ne laisser place qu’au mépris. C’est, en d’autres termes, l’abdication de toute dignité humaine, et même de toute valeur spirituelle, c’est l’humilité poussée jusqu’au degré héroïque, le dépassant parfois et versant apparemment dans l’excès. Mais le souvenir de la Croix et du Crucifié, des soufflets, des crachats, de la flagellation est vivant en son cœur et le presse de supporter pour le Christ à chaque instant opprobres et persécutions.

C’est ainsi que certains « Yourodivyj » se sont crus affranchis des devoirs les plus élémentaires envers la société humaine, ses convenances et ses mœurs, pour mieux lui jeter leur défi. Non seulement ils affectèrent une presque nudité et la crasse comme preuves de dépouillement, mais même (et parmi eux on trouve des hommes dont le renom de sainteté fut sanctionné par la canonisation) l’immoralité apparente. Le « fou au nom du Christ » ne recherche nullement le respect ni l’amour des hommes ; il ne veut pas non plus leur laisser un bon souvenir de sa personne. C’est dans cette attitude fondamentale que se trouve la source de cette force, de cette audace et de ce courage dont les « fous au nom du Christ » ont fait preuve en parcourant le chemin douloureux de l’exil terrestre et en se dressant toujours contre le mal et l’injustice sans égard à leur origine, ni à la dignité ou au rang de ceux qui les commettaient. Le professeur Fédotov [86] propose un schéma qui fait très bien comprendre les différents moments qui se réunissent dans ce « podvig », par ailleurs si paradoxal.

1o. – Le mépris de l’orgueil spirituel, toujours très dangereux pour qui aspire à la perfection. En ce sens la « folie au nom du Christ » est une folie ou imbécillité feinte, ou encore une immoralité feinte dans le but de subir des outrages de la part des hommes.

2o. – La manifestation de la contradiction qui existe entre la justice chrétienne profonde, le bon sens ordinaire et la loi morale dans le but de se rire du monde comme le fait saint Paul (I Cor., 1, 18-31 ; 2, 1-9).

3o. – La prédication non par la parole ou par les actes, mais par la force de l’esprit, c’est-à-dire par la force spirituelle de la personnalité, qu’accompagne souvent le don de prophétie.

Ce don est attribué à presque tous les « Yourodivyj ». Le don de seconde vue, la raison « sublimée » apparaissent comme la récompense pour le mépris de la « raison humaine », de même que le don du thaumaturge est presque toujours uni à l’ascèse du corps, à la puissance qu’on acquiert sur sa propre chair.

Les premier et troisième moments de la « folie pour le Christ » constituent un « podvig », un « service », un « Labeur », et ils ont une signification spirituelle concrète. Le second moment exprime un besoin de l’âme religieuse. Entre le premier et le troisième il y a une contradiction profonde : la mortification de l’orgueil spirituel personnel s’achète au prix du scandale du prochain, puisqu’elle est l’occasion de lui faire commettre un péché de jugement et même de cruauté. Saint André de Constantinople (IXe siècle) demandait à Dieu de pardonner aux persécuteurs qu’il avait provoqués. D’autre part, tout acte accompli pour le salut des hommes entraîne la reconnaissance, le respect, et donc détruit le sens ascétique de la « folie pour le Christ ». La vie d’un « Yourodivyj » apparaît ainsi comme une sorte de balancement continuel entre les actions morales utiles au salut du prochain et d’autres où ce même prochain est persiflé et méprisé. Jusqu’au XVe siècle c’est le premier moment, c’est-à-dire le côté ascétique qui domine chez les « Yourodivyj » russes. Ce sera ensuite le troisième, le service du bien social.

Le genre de sainteté qu’est la « folie pour le Christ » n’est pas propre à la spiritualité russe. L’Église grecque vénère six saints « saloï » pour le Christ. De deux, saint Siméon (vers 550) et saint André (880-946), nous possédons de longues et intéressantes biographies [87]. Les Russes aimaient et aiment encore particulièrement les révélations eschatologiques de la vie de saint André. La fête de la protection de la Sainte Vierge au 1er octobre (Pokrov) a été de tous temps une des fêtes les plus vénérées en Russie. Or c’est justement saint André qui avait vu, lors d’un service liturgique à l’église des Blachernes à Constantinople, la Vierge intercédant pour le monde et le couvrant de son omophorion [88]. De plus ce genre d’ascèse est venu en Russie, non pas de Byzance mais, par un détour étrange, de l’Occident latin, de Novgorod. Il est intéressant de noter que le premier saint « fou » de Russie, Prokope d’Oustioug († 1302) était, si on en croit sa vie écrite au XVIe siècle, un allemand, « un marchand des régions occidentales, de langue latine, de terre allemande [89] ». Avant le XIVe siècle la vocation spéciale des « fous pour le Christ » était inconnue à la spiritualité russe. Lorsque saint Théodose de Petchersk portait des vêtements pauvres pour s’humilier, ou que saint Isaac de Petchersk faisait le fou devant ses frères pour provoquer leurs railleries, ce n’étaient guère que des formes passagères d’ascétisme. À partir du XIVe siècle le « Yourodstvo » deviendra une forme spéciale du service de Dieu et de la société pour la gloire de Dieu. Il aura au XVIe siècle son apogée. Les « fous pour le Christ » seront alors acceptés par l’Église au même titre que les « Saints Princes », comme des lutteurs pour le triomphe de la justice du Christ, dans la vie sociale. Après le XVIe siècle le « Yourodstvo » ira en déclinant, et bien que les « fous au nom du Christ » ne disparaîtront jamais totalement des annales de la spiritualité russe, les autorités ecclésiastiques, à partir du XVIIIe siècle, ne les reconnaîtront plus et ne béniront plus ce genre de sanctification.

Il est très intéressant de noter que le « podvig » de « folie pour le Christ » apparaît en Russie au moment où va s’éteindre la sainteté laïque représentée par les saints princes. Cette coïncidence n’est pas fortuite. Les temps nouveaux exigeaient des chrétiens laïcs une nouvelle forme de sanctification. Le « fou » devient le successeur du « saint prince », dans le service de la société. D’autre part ce n’est peut-être pas un simple hasard si le défi jeté par les « Yourodivyj » aux formes usitées de la vie coïncide avec le triomphe du ritualisme dans les us et coutumes de la vie, sanctifiées une fois pour toutes par le concile dit « Stoglav » et le « Domostroj [90] ». En tout cas, les « fous » rétablissent l’équilibre rompu.

Si le « Yourodstvo » a été réellement, comme il semble, d’importation occidentale, c’est sur le sol russe qu’il atteignit un épanouissement jusqu’alors inconnu. On peut dire sans exagération que ce genre de « service » de Dieu fit vibrer dans l’âme russe des cordes profondes et s’harmonisa parfaitement avec la conception populaire de la vie religieuse. Déjà les voyageurs étrangers venus en Russie au XVIe siècle parlent dans leurs relations de voyage des « fous pour le Christ », en les signalant comme « des hommes étranges, marchant dans les rues les cheveux flottants, une chaîne de fer au cou, sans autre vêtement qu’un lambeau de toile autour des reins [91] ». Ou encore : « Ces fous, vénérés comme prophètes, pouvaient prendre dans les magasins tout ce dont ils avaient besoin, et les marchands se confondaient en remerciements sans se faire payer [92]. » Ceci nous permet de conclure que les « Yourodivyj » étaient nombreux à Moscou au XVIe siècle et qu’ils constituaient une classe à part. Le respect général dont ils étaient entourés – respect qui n’excluait évidemment pas des cas de moquerie, surtout de la part des enfants, – les fers portés avec ostentation transformaient profondément le sens même de ce « podvig ». L’humilité y faisait défaut. « La folie au nom du Christ » était devenue une forme de service « prophétique », ayant quelque analogie avec le prophétisme de l’Ancien Testament, uni à une forme d’ascèse particulièrement sévère. Ce n’est plus désormais le monde qui injurie les « saints », ce sont eux qui se gaussent du monde.

L’abaissement général du niveau de la vie spirituelle à partir de la seconde moitié du XVIe siècle ne pouvait pas manquer d’avoir une répercussion sur le « Yourodstvo. » Au XVIIe siècle les « fous pour le Christ » deviennent plus rares, et ceux de Moscou vont cesser d’être canonisés par l’Église. Comme la sainteté monacale, les « Yourodivyj » vont, eux aussi, se localiser dans le Nord ; ils retournent ainsi à leur pays de Novgorod. Les derniers saints parmi les « fous » se trouveront dans les villes de Vologda, Kargopol, Vjatka (Kirov), Arkhangelsk. À Moscou l’autorité civile et ecclésiastique commence à les suspecter. Elle remarque parmi eux la présence de faux « Yourodivyj », des fous ordinaires et des imposteurs. Leur nombre considérable fut peut-être même la raison principale de cette méfiance. Le rite des fêtes « des Yourodivyj » déjà canonisés sera rabaissé. À partir de Pierre le Grand, le Saint Synode (1721-1917) cesse en général de les canoniser. Privé du soutien des ecclésiastiques cultivés, traqués par la police pour vagabondage, mendicité ou refus de travailler, les « Yourodivyj », conservent la faveur du peuple qui, malgré sa décadence manifeste, ne cesse de voir en ses représentants les témoins les plus authentiques d’un héroïsme agréable à Dieu. Ainsi la « folie pour le Christ » « continue à être un des aspects les plus caractéristiques de la religiosité populaire russe, souvent en marge de l’Église, fusionnant avec des sectes hostiles à elle, mais plus souvent encore lui restant fidèle, à condition de ne sentir aucun frein, et d’organiser à sa fantaisie un genre de vie et d’austérité en dehors de toute discipline ecclésiastique sociale [93] ».

Un des traits saillants de cette paradoxale spiritualité demeure, en effet, l’individualisme absolu.

On a vu que le premier « fou pour le Christ » connu en Russie fut un certain Procope, venu d’Allemagne au début du XIVe siècle et parlant latin. Était-il Germain ou seulement venait-il de l’Empire, on l’ignore. C’est de Novgorod qu’il ira s’établir à Oustioug, contrefaisant l’imbécile et se soumettant à d’incroyables austérités, dormant nu sur le parvis des églises, priant pendant la nuit « pour la ville et les hommes », n’acceptant à manger que des pauvres et méprisant les riches. Insulté, battu, il finit par imposer le respect et devint après sa mort l’objet d’une profonde vénération. Un siècle plus tard, les gens d’Oustioug voulurent même lui consacrer une chapelle, mais le clergé s’y opposa et fit détruire l’édifice commencé. Le culte local finit pourtant par triompher et fut confirmé au Synode de Moscou en 1547.

Ce premier exemple en fit surgir d’autres. Mais pendant longtemps ce sont les provinces du Nord-Est de la Russie, en contact immédiat avec l’Occident, et, en particulier la grande ville commerçante et demi-européenne de Novgorod, qui semblent avoir été les pépinières de ces saints d’un nouveau genre. Voici par exemple en quels termes les « Mineï » russes, à la date du 14 mai, parlent du « saint Yourodivyj » Isidore, mort en 1474.

« Le Bienheureux Isidore, originaire des pays occidentaux de langue romaine, de race allemande (ces paroles sont littéralement empruntées à la vie de Prokope), ayant aimé par-dessus tout la vraie foi quitta sa maison, se dépouilla de ses vêtements et embrassa la vie de folie pour le Christ à l’ex, emple des saints anciens André et Siméon, et autres qui servirent Dieu par cette folie, vaine aux yeux des hommes mais dépassant toute sagesse humaine aux yeux de Dieu. En se faisant ainsi fou pour le Christ le bienheureux (blajennyj) Isidore quitta son pays et sa patrie (le renoncement à la patrie est un « podvig » d’ascétisme particulièrement lié avec le Yourodstvo), se dirigeant vers les contrées orientales, et il eut à subir bien des insultes et des coups de la part des insensés, et il supportait avec patience le froid de l’hiver et les brûlures du soleil, nu et mortifiant sa chair... (Ce genre d’ascèse presque surhumaine dans le climat de la Russie était bien de la tradition de la « folie au nom du Christ », telle que l’avait connue l’Orient ancien) et il arriva ainsi jusqu’à la ville de Rostov [94]. » À cette notice biographique est ajouté le récit des miracles et des prophéties d’Isidore dont le culte local à Rostov [95] fut, comme celui de Procope, reconnu par la Concile de Moscou et étendu à toute l’Église russe.

Voici encore un autre saint du même type : Jean le Chevelu (Vlassatyj), mort à Rostov en 1580. Parmi les reliques qui lui avaient appartenu, se trouvait jusqu’aux dernières années posé sur son sépulcre un psautier latin dont, selon la tradition, il avait fait usage jusqu’à sa mort ; ce fait confirmerait son origine étrangère. « Il n’est pas rare », remarque non sans malice Fédotov, « que les Allemands orthodoxes manifestent, dans le zèle religieux et le sentiment slavophile, le maximum d’esprit russe [96]. »

Au XVIe siècle nous voyons à Moscou les « saints Yourodivyj » Basile le Bienheureux (Blajennyj) et Jean surnommé le Grand Bonnet (Bolchoj Kolpak). L’image de Basile s’est conservée dans la légende populaire, remplie de non-sens historiques et faite en partie d’emprunts à la vie grecque de saint Siméon. Mais c’est l’unique source que nous possédons pour connaître l’idéal populaire russe d’un « Blajennyj » (Bienheureux) [97]. Nous ne savons même pas s’il coïncide vraiment avec celui de Basile.

D’après la légende, Basile dans son enfance fut donné comme apprenti à un cordonnier ; il possédait déjà alors le don de seconde vue. Il se moqua ainsi d’un marchand qui se faisait faire des bottes neuves et il pleura sur lui. En effet, la mort le guettait. Basile quitta peu après son maître et commença une vie de vagabond, marchant nu dans les rues de Moscou et passant la nuit dans la maison d’une veuve de boyard. Comme le « fou » syrien (Siméon) il détruisait les marchandises sur le marché, punissant ainsi les commerçants malhonnêtes. Toutes ses actions ont un sens caché « très sage », poursuit la légende. Lorsque Basile jette des pierres dans les maisons des « gens de bien » et embrasse les murs des maisons où ont lieu des « impiétés », il le fait parce que dans le premier cas il voyait des diables accrochés aux parois et, dans le second, des anges pleurant devant les murailles. Quand il distribue l’or qu’il a reçu du tsar, non aux mendiants, mais à un marchand proprement vêtu, c’est qu’il sait que ce marchand avait perdu sa fortune, souffrait de la faim et n’osait pas mendier. Enfin lorsque Basile semble commettre une action monstrueuse et révoltante en brisant l’image vénérée de la sainte Vierge près de la porte Sainte-Barbe à Moscou, c’est qu’il y voyait encore ce que d’autres ne voyaient pas : au dessous de l’icone se trouvait peinte l’image du diable. Il démasque le diable partout où il se cache, sous quelque forme que ce soit, et il le poursuit sans trêve. Plus d’une fois le « Bienheureux » nous est représenté réprimandant le tsar Ivan le Terrible. Il le blâme de se tenir à l’église avec les pensées fixées sur le Mont des Moineaux où alors il se faisait bâtir un palais. Mort vers 1555, Basile n’a pas été le témoin des années de la terreur déclenchée par Ivan à Moscou. La légende le fait cependant intervenir lors du sac de Novgorod par le tsar (1570). Caché sous le pont du fleuve le bienheureux invite le tsar qui passe à venir chez lui. Il lui offre du sang frais et de la viande crue. Ivan allègue le carême et refuse. Alors Basile l’embrasse et lui montre de la main les âmes des martyrs montant au ciel. Le tsar terrifié ordonne d’arrêter le carnage, et les mets sanglants se transforment sur l’heure en vin et en melons très succulents. Le bienheureux fut canonisé en 1588 et, dès le XVIe siècle, des églises lui furent dédiées à Moscou. Celle où il est enterré, érigée en l’honneur de la Sainte Vierge, fut même rebaptisée par le peuple en « cathédrale de saint Basile ». C’est la fameuse église de « Vassili Blajennyj » sur la Place « Rouge » aux portes du Kremlin.

Il semble qu’à partir du XVIe siècle le droit de réprimander le tsar et les grands soit devenu un droit imprescriptible des « Yourodivyj ». Un exemple frappant nous en est conservé dans la chronique qui relate l’entretien dramatique entre un « Yourodivyj » de Pskov, saint Nicolas, et le tsar Ivan le Terrible. En 1570 Pskov étant menacé du même sort que Novgorod, Nicolas, d’accord avec le gouverneur de la ville, fit disposer dans les rues des tables avec le pain et le sel, selon l’usage russe, pour accueillir le tsar avec honneur. Quand ce dernier après l’office, vint chez le saint pour lui demander sa bénédiction, Nicolas posa devant lui de la viande saignante, lui proposant de la manger. « Je suis chrétien et je ne mange pas de viande en carême » dit le tsar. – « Et le sang des chrétiens, tu le bois bien ? » répondit Nicolas.

On reconnaît sans peine dans ce festin sanglant du Yourodivyj de Pskov l’influence de la légende du bienheureux Basile de Moscou.

Le fait que la « folie pour le Christ » prend au XVIe siècle le caractère d’un service social et même politique n’est pas fortuit. C’était l’époque où la hiérarchie ecclésiastique, pour des raisons politiques, commençait à se désintéresser de son devoir d’intercession en faveur des persécutés et du triomphe de la justice. Les « Yourodivyj » prennent sur eux l’office des anciens saints évêques et des saints moines. De plus, les différentes circonstances de la vie de l’État suscitent de nouvelles formes de service religieux et national. Les Yourodivyj prennent la place occupée jadis par les « princes ». Ces derniers personnifiaient l’idéal des chefs, des bâtisseurs d’un État national russe fondé sur la justice. Les princes de Moscou formèrent un État fort et stable. Désormais l’État existera par la force de la contrainte, par le devoir du service obligatoire pour tous, et n’exigera plus cet esprit de sacrifice qui mène à la sainteté. L’Église abandonne aux mains du pouvoir civil l’œuvre de la formation et de la construction de l’État national à laquelle elle avait pris jusqu’alors une part active. Mais l’injustice qui règne dans l’État moscovite, comme partout dans le monde, exige un correctif de la conscience chrétienne pour contrebalancer et redresser cet état de choses. Cette conscience portera son jugement avec d’autant plus de liberté et d’autorité qu’elle aura moins de liens avec le monde, qu’elle l’aura plus radicalement renié. Les « fous pour le Christ » furent acceptés par l’Église comme des lutteurs pour le triomphe de la justice du Christ dans la vie sociale. Il est impossible de signaler ici tous les « Yourodivyj » vénérés par le peuple russe, canonisés ou non. L’Église en a canonisé trente-six, ce qui est relativement peu. Le nombre des non-canonisés est très élevé.

Il est cependant nécessaire de signaler encore une figure de « Yourodivyj » relativement moderne, du XVIIIe siècle. C’est celle d’une femme du nom de Xénia, très célèbre surtout à Saint-Pétersbourg, où son tombeau est un lieu de pèlerinage des plus fréquentés. Elle est invoquée à l’égal des plus grands saints, et d’innombrables miracles sont attribués à son intercession. Xénia était mariée. Son mari s’appelait André Petrov et était chantre à la chapelle de la Cour. Elle avait vingt-six ans lorsque son mari, qu’elle adorait, mourut. Alors elle se fit « folle pour le Christ ». Les mauvaises langues assuraient qu’elle avait simplement perdu la raison de chagrin. Elle distribua son petit avoir, jusqu’à ses robes, mais garda les vêtements de son mari et s’en revêtit, déclarant ne plus s’appeler désormais Xénia mais André. Elle s’installa dans un des faubourgs de la ville sans avoir de domicile fixe, errant de maison en maison et disparaissant pour la nuit. On la voyait souvent sortir de la ville et aller prier dans les champs, se tournant alternativement vers les quatre directions de l’horizon. On la voyait aussi travailler furtivement la nuit, en portant des briques pour construire une grande église qui s’érigeait dans son faubourg. Peu à peu, les vêtements de son mari étant tombés en lambeaux, Xénia reprit des vêtements de femme, mais toujours bizarres : un jupon et une blouse de couleur verte ou rouge, les pieds nus ou chaussés de souliers déchirés et sans bas. Elle renonça aussi peu à peu à se faire appeler d’un prénom masculin et reprit son vrai nom. Mais elle ne s’assujettit plus jamais à une existence normale et ne renoua pas de relations avec sa parenté. Elle disait n’avoir besoin de rien. La population du faubourg où elle habitait l’adorait. Les mères lui tendaient leurs enfants à bercer ou à embrasser, en signe de bénédiction. Les cochers de fiacre la suppliaient de prendre place dans leur voiture pour quelques instants, sûrs que cela leur assurerait une bonne journée. Les marchands lui glissaient de force dans la main leur pacotille, car si elle la touchait les clients ne manqueraient pas. Xénia était devenue de son vivant un grand thaumaturge. On se répétait ses prédictions. N’avait-elle pas, la veille de la mort de l’impératrice Élisabeth (5 janvier 1762), parcouru la ville en criant : « Faites cuire des blinys (sorte de crêpes qu’on sert en Russie aux repas funéraires), demain toute la Russie fera cuire des blinys ! »

La ferveur avec laquelle on l’invoquait ne cessa de croître après sa mort et gagna les classes supérieures. L’empereur Alexandre III, encore alors héritier du trône, tomba malade d’une fièvre typhoïde, et sa femme, la future impératrice Marie Fédorovna, traversait des heures d’une grande anxiété. Un domestique du palais lui apporta une poignée de sable pris sur la tombe de Xénia et conseilla de la glisser sous l’oreiller du malade en invoquant la bienheureuse. La jeune femme suivit ce conseil et se vit exaucée. Bientôt après la guérison du futur empereur, une fille lui vint au monde qui reçut le prénom de Xénia en l’honneur de l’humble « folle pour le Christ ». Et jusqu’aux dernières années de l’ancien régime, parmi les innombrables fidèles qui venaient s’agenouiller au tombeau de Xénia, on pouvait voir l’impératrice douairière [98].

La littérature russe aussi nous a consacré le type du « fou pour le Christ ». Le poète Pouchkine dans son « Boris Godounov » met en scène le saint « Yourodivyj » Jean le Grand Bonnet (Bolchoj Kolpak), qui vivait à Moscou du temps du tsar Théodore Ivanovitch, fils d’Ivan le Terrible. On racontait qu’il « aimait à regarder le soleil en méditant sur le Soleil de Vérité ». Les enfants se moquaient de lui, mais lui ne les punissait pas et se contentait de sourire en leur prédisant l’avenir. Un autre « Yourodivyj » nous est présenté sous le nom de « Gricha » (Grégoire) par Léon Tolstoï dans « Enfance, Adolescence et Jeunesse. » Les pages qui décrivent la prière nocturne du vagabond sont très belles et valent celles de Dostoïevski sur le Starets Zosima dans « Les frères Karamazov », (qui, d’ailleurs, ne furent jamais considérés par les moines du monastère d’Optina comme le tableau authentique d’un vrai Starets ou de la spiritualité russe). Tolstoï, lui, nous donne le portrait d’un « fou pour le Christ », « Vassenjka » (petit Basile), qui jouissait d’un renom de sainteté dans le gouvernement de Toula dans la première moitié du XIXe siècle.

Après tout ce qui précède, il semble qu’on puisse conclure que le type de sainteté des « Yourodivyj » rend mieux que tout autre les traits caractéristiques ethniques et spirituels de l’homme russe. L’amour du Christ et de sa Croix jusqu’à la mort pour l’imiter davantage vit au cœur de tout Russe qui s’affirme chrétien convaincu. Cet amour est poussé chez les « fous » jusqu’à ses dernières limites. Le moyen qui y conduit c’est, surnaturalisé par la grâce, le détachement du monde et de ses biens. Le « nomadisme » spirituel et la liberté poussés jusqu’à l’individualisme anarchique s’épanouissent à plein dans la vie des « fous ». Le mépris de la forme, de la mesure, la soif de « l’absolu » en tout, la haine du « bien coiffé », de la règle établie une fois pour toutes, de l’esprit bourgeois dans tous les domaines, reçoivent leur expression parfaite dans le « Yourodstvo ». On bafouera tout cela au nom du Christ et de sa « Justice », on s’en moquera et on se sanctifiera en acceptant la croix et les souffrances sans mesure qui en résulteront, assuré de la transfiguration en félicité future. Voilà la synthèse des tendances les plus intimes de l’homme russe, l’explication dernière du succès de l’ascèse presque surhumaine de la « folie pour le Christ ». Ce succès est-il réservé à la Russie ? On peut en douter. Sans revenir sur le fait que les premiers « Yourodivyj » russes furent des Occidentaux, combien d’autres âmes brûlantes d’amour pour le Christ et sa croix, et élevées dans une discipline spirituelle apparemment bien différente, ressentirent bien loin des confins de la Russie les mêmes élans et furent portées à de semblables exploits. Rappelons seulement sainte Ulphe au VIIIe siècle, les débuts de la vie ascétique de saint François d’Assise, le bienheureux Jean Colombini au XIVe siècle, saint Jean de Dieu et les « originalités » de saint Philippe de Néri au XVIe siècle.

Dans un recueil de « Cantiques spirituels de l’amour divin pour l’instruction et la consolation des âmes dévotes » du XVIIe siècle, nous lisons :

 

          « Mais il ne faut que ma chanson décrive

          Le grand abisme où je suis descendu,

          C’est un estat qui n’a ni fond, ni rive,

          Et de bien peu je serois entendu.

          Au revenir de cet heureux naufrage

          Je veux parler à la face des Roys,

          Je veux paroistre en ce monde un sauvage

          En mesprisant ses plus sévères lois.

          Je ne veux plus qu’imiter la folie

          De ce Jésus qui sur la croix un jour,

          Pour son plaisir perdit honneur et vie,

          Délaissant tout pour sauver son amour [99]. »

 

Ce cantique est, malgré ses faiblesses poétiques, vraiment remarquable. On se croirait à Moscou au XVIe siècle avec un Basile le Bienheureux, ou à Saint-Pétersbourg au XVIIIe siècle avec une Xénia. Pourtant nous sommes à Bordeaux et l’auteur n’est autre qu’un jésuite, Joseph Surin (1660-1665). Il est difficile de trouver une synthèse meilleure et plus exhaustive de l’état de « Yourodstvo ». Quoi qu’en disent certains théologiens « orthodoxes » modernes, entre la spiritualité de l’Occident et celle de l’Orient, malgré des diversités inévitables de nuances dues aux caractères différents des races et des peuples, il n’y a pas de différence fondamentale. D’où viendrait-elle, puisque la source des deux spiritualités est la même, le Père qui attire, le Fils qui conduit et l’Esprit Saint qui unit ?

 

 

 

 

La sainteté féminine [100]

 

 

Si entre la sainteté réelle et la canonisation de la sainteté, il existe une certaine corrélation, nous sommes amenés à faire une triste constatation lorsque nous avons à parler de la sainteté des femmes en Russie. En effet, à strictement parler, l’Église russe n’a que cinq saintes russes dont on peut dire qu’elles furent vraiment canonisées. Le professeur Goloubinski, dans son « Histoire de la canonisation des saints dans l’Église russe », nous donne les noms suivants : les saintes Olga, Efrossine de Mourom, Efrossine de Souzdal, Glikerie et Kharitida. De cette liste on devrait rayer sainte Olga qui n’est pas une sainte russe, mais varègue. On ignore du reste quand elle fut admise au calendrier des saints. En tous cas, elle est vénérée comme « égale aux apôtres » dès l’époque prémongole. Pour Efrossine de Polotzk, on ne sait pas si elle fut canonisée, et on n’en a aucune preuve. Efrossine de Polotzk († 1173) n’est pas reconnue comme russe par tous les savants. Elle était la cousine de Manuel Comnène, fille du prince Sviatoslav de Polotzk, et donc d’origine varègue-normande. Sa vie, écrite bien plus tard (XVe- XVIe siècle), est riche en traits biographiques qui font croire que l’auteur avait sous les yeux une source plus ancienne. Précisément ces traits biographiques nous prouvent son origine normande. Elle apparaît comme une femme douée d’une volonté mâle, instruite, très active. Jeune fille, elle refusa tous les fiancés qui se présentaient et elle se fit religieuse dans le couvent de sa tante. Cependant elle n’y resta pas, mais reçut de l’évêque l’autorisation d’aller habiter près de l’église cathédrale. Là elle s’occupait à copier des livres qu’elle vendait pour pouvoir aider les miséreux. Après quelque temps l’évêque lui donna l’église du Sauveur dans la banlieue de la ville. Elle la rebâtit en pierre et y érigea un couvent de femmes dans lequel elle sut attirer, malgré la résistance de ses parents, sa sœur, sa cousine et ses deux nièces. Ne se contentant pas de son couvent, elle en construisit encore un pour les hommes.

Elle avait une grande vénération pour les sanctuaires et les objets de piété de l’Orient chrétien. La preuve en est sa croix, qui contenait des reliques des saints grecs, et l’icone qu’elle reçut de son cousin Manuel de Constantinople et qui est une copie d’une de ces icones attribuées par les Grecs à saint Luc. Enfin, déjà âgée, elle entreprit avec sa sœur et son frère un voyage en Terre sainte par Constantinople. Elle voulait mourir en Palestine. C’est ce qui lui fut accordé. Ayant placé une lampe d’or au Saint-Sépulcre, elle n’eut plus la force d’aller jusqu’au Jourdain. Elle mourut le 24 mai 1173 et fut enterrée à Jérusalem dans le couvent de saint Théodose. Lorsque Jérusalem fut prise par Saladin (1187), son corps fut, dit-on, emporté par les moines russes à Kiev (ce qui d’ailleurs semble invraisemblable) et déposé dans les grottes du couvent de Petchersk. Elle y resta jusqu’en 1910 lorsque, par décision impériale, les reliques de la pieuse princesse, ou ce qu’on disait l’être, furent rendues à son couvent de Polotzk.

Quant aux saintes vraiment russes, sainte Glikerie fut mise au nombre des saints à l’occasion de l’invention de son corps en 1572 à Novgorod et probablement à cette date même. On ne connaît absolument rien d’elle.

Sur sainte Kharitide ou Kharitine de Novgorod, dont la tradition fait une princesse lithuanienne, probablement du XIIIe siècle, nous ne savons non plus absolument rien. Pour un historien de la spiritualité russe, cette sainte ne compte donc pas plus que les précédentes. Restent Efrossine de Mourom et Efrossine de Souzdal. La première était une paysanne qu’épousa le prince Pierre de Mourom en reconnaissance de la guérison qu’elle lui avait obtenue. Cette mésalliance provoqua l’indignation, mais les époux furent heureux jusqu’à la fin de leurs jours. Devenus vieux ensemble, ils entrèrent au couvent où ils moururent en 1228. La mémoire des deux époux fut vénérée à Mourom et leur canonisation locale reconnue par le Synode du métropolite Macaire en 1547. Il n’existe pas de biographie de ces deux personnages mais seulement une légende semi-païenne, vraie perle du folklore russe, mais sans valeur au point de vue de l’histoire de la spiritualité.

Efrossine de Souzdal était la fille du prince Michel de Tchernigov, martyrisé par les Tatars en 1276. Ayant perdu son fiancé à l’âge de quinze ans, elle entra au couvent. Son culte local fut reconnu à une date imprécise par le métropolite Antoine, qui exerça sa charge entre 1572 et 1581. De sa vie, écrite probablement au milieu du XVIe siècle, il résulte que la jeune princesse, devenue religieuse, travaillait activement de ses mains, jeûnait, prenait part aux offices, étudiait et lisait avec zèle la Sainte Écriture non seulement aux religieuses (qui elles-mêmes ne devaient pas savoir lire) mais aussi aux pèlerins, accompagnant les lectures d’entretiens pieux. Lorsque en 1244, son père partit chez les Tatars pour y être martyrisé, elle lui écrivit une lettre l’exhortant à rester fidèle à la foi. Après la mort de son père elle se revêtit de haillons et refusa de porter un bel habit qui lui fut apporté par un habitant de Souzdal. Elle dit à ce propos : « Le poisson recouvert de neige et congelé ne se gâte pas, son goût en devient même meilleur. De même, nous religieuses, si nous souffrons le froid, nous devenons plus fermes en esprit et nous sommes plus agréables à Dieu. »

En résumé il est bien difficile de dire pour quelles raisons les deux princesses furent reconnues dignes d’un culte et de la gloire des autels. Pour Efrossine de Souzdal ce fut peut-être parce que sa vie fut remplie d’épreuves : mort de son fiancé, martyre de son père, ce qui témoignerait d’un sentiment moral très délicat de la part de contemporains. Ce serait aussi le cas de la sainte princesse Anne de Kachine († 1368 ?). Nous ajoutons son nom à la liste de Goloubinski, car son culte, proclamé en 1649, fut prohibé en 1678 par suite de plusieurs erreurs historiques contenues dans sa vie et surtout parce que la main de la princesse avait été retrouvée avec trois doigts pliés et non deux comme l’exigeaient les canons réformés du patriarche Nikon. Les « vieux croyants » (raskolniki) s’appuyant sur ce fait, les autorités russes résolurent de « décanoniser » Anne. Ce n’est seulement qu’en 1909, six ans après l’édition du livre de Goloubinski sur la canonisation des saints en Russie, que son culte fut rétabli. De cette sainte on ne sait pas non plus grand-chose. Sa vie a été écrite vers 1650 et se présente, selon l’opinion du professeur V. Klutchevski, bien plus comme un exercice de rhétorique que comme une biographie. Elle contient des erreurs historiques et chronologiques. D’après cette biographie, Anne aurait été la femme du prince Michel de Tver tué chez les Tatars par son rival le prince de Moscou et vénéré comme « Strasstoterpetz » par l’Église russe. Après sa mort et celle de ses deux enfants, elle aurait pris le voile et serait morte en 1368. C’est tout ce qu’on sait d’elle. Lorsqu’au XVIIe siècle, les Lithuaniens, qu’on trouvait partout en Russie, tentèrent à plusieurs reprises d’occuper la ville de Kachine, ils ne purent y réussir. Les habitants comprirent qu’ils étaient protégés par un habitant du ciel, mais ne savaient pas le nom de leur protecteur. Anne alors apparut au sacristain de l’église de l’Assomption qui était malade, le guérit, et lui dit qui elle était, ordonnant d’entourer de respect sa tombe. Le culte était né. Faut-il dire que tout cela est bien vague et que toutes ces cinq saintes n’apportent rien au sujet qui nous intéresse ?

Il en est malheureusement de même pour toutes les femmes russes qui jouissent d’une vénération religieuse sans avoir été canonisées, à l’exception d’une seule, la vénérable Julienne de Lazarevskoje dont il sera question plus loin. Aucune ne manifeste des traits spirituels caractéristiques, aucune ne fut martyre de la foi, aucune ne s’est illustrée par l’apostolat chrétien (à l’exclusion de la princesse normande Olga ou Helga), aucune ne fut une podvijnitza au sens réel de ce mot. Parce que les couvents de femmes en Russie avait surtout pour but d’être des maisons de refuge et des hospices pour des veuves et des vierges restées sans époux (de préférence du milieu de la classe des boyards), on ne voit nulle trace de vertu héroïque dans le sacrifice, d’initiative religieuse ou de spiritualité intérieure. Rien de semblable à une Catherine de Sienne, à une Thérèse d’Avila, à une Élisabeth de Hongrie ne se trouve dans les annales de la spiritualité russe. Il est difficile de se représenter que de tels personnages auraient pu exister sans attirer l’attention et rester inconnues. D’après le professeur V. Tchi [101], ce serait même la raison pour laquelle la piété populaire, ne trouvant pas de saintes semblables à celles d’Occident, considéra dignes de culte des personnes dont le destin tragique et la vie douloureuse suscitaient particulièrement sa sympathie, et les entoura de vénération pour satisfaire son besoin de piété et de respect.

Nous aurions dans ce cas la preuve négative d’un trait caractéristique de la spiritualité russe qui considère que la sainteté ne s’acquiert pas seulement par l’exercice héroïque des vertus mais aussi par la souffrance. Selon ce point de vue, le chrétien le plus ordinaire peut, par souffrance imméritée, être purifié de ses péchés et gratifié de l’auréole de la sainteté, c’est-à-dire de la perfection la plus haute que puisse atteindre un être humain. « La souffrance dans une vie est la preuve de sa fécondité » pourrait-on résumer en donnant à cette conception chère aux Russes la forme d’un adage.

Diverses sont ainsi les voies qui mènent à la sainteté. L’une sera la voie du martyre, l’autre celle d’une vie consacrée à l’exercice héroïque de la vertu (podvijnitchestvo), une troisième sera remplie de souffrances volontaires (la voie des Yourodivyj) ou de mérites spéciaux en faveur de la foi ou de l’Église, même sur le terrain de l’action politique et militaire, une autre enfin sera la voie de la souffrance injustement infligée (celle des « Strastoterptsi »). Les martyrs de la foi, les podvijniki, les Yourodivyj, les évêques et les princes qui ont bien servi la cause de l’Église, les « Strastoterptsi », tels sont les saints russes.

Il serait intéressant de découvrir la raison profonde de ce phénomène vraiment étrange que les femmes russes n’ont pas, ou presque pas, participé directement à la création de l’idéal religieux et moral de leur nation [102]. L’expliquer par l’influence byzantine est impossible, car c’est de Grèce que nous avons précisément reçu l’opinion solidement établie que la femme, aussi bien que l’homme, peut atteindre la sainteté. C’est d’Orient que nous a été transmis le culte de nombre de martyrs et de saintes. De plus, les quelques saintes que possède la Russie, comme Éfrossine de Souzdal et Éfrossine de Mourom, Kharitine, Anne de Kachine, vivaient précisément à l’époque où les influences byzantines étaient encore vivantes. À l’époque postérieure, au XVIe siècle, c’est-à-dire au siècle de la floraison même de la vie ascétique, on ne canonisa que Glikerie, ce qui prouve qu’alors encore on considérait absolument possible qu’une femme fût digne de mériter la gloire des autels. N’en ayant pas d’autres, on a reconnu Glikerie comme sainte pour la seule raison que son corps ne s’était pas corrompu. Depuis lors, si on laisse de côté Anne de Kachine, dont le culte fut tantôt permis tantôt prohibé pour être de nouveau permis, pas une seule femme russe, avant et après Pierre de Grand, ne fut canonisée. Pas une femme russe dont la mémoire fasse l’objet d’une vénération spéciale à l’exclusion de la vénérable Julienne de Lazarevskoje, pas une qui jouisse d’une vénération universelle. Ce qui prouve qu’aucune d’elles ne s’était élevée très haut au-dessus du niveau commun des mortels. La vénérable Xénia, dont il a été question plus haut, la princesse Julienne Viazemski († 1406) n’entrent pas en ligne de compte, la première étant vénérée au titre de « Yourodivaja », c’est-à-dire folle au nom du Christ, la seconde devant être rangée indiscutablement parmi les « Strastoterptsi ». En effet, elle fut massacrée par le prince Georges de Smolensk pour avoir voulu garder la fidélité conjugale. Détail curieux : le meurtrier ayant repris ses sens et terrifié de son méfait, s’enfuit au couvent de Venëv où il mena une vie de pénitence. Lui aussi jouit de la vénération populaire locale.

Toutes les autres princesses ou femmes qui avaient pris le voile, soit volontairement soit par force, et dont le souvenir s’est perpétué d’une manière ou d’une autre, n’ont rien apporté d’original dans la piété ou dans la conception de l’idéal monastique. Elles ne souffrent donc aucune comparaison avec les grandes figures de l’Orient et de l’Occident. Si on voulait absolument chercher une influence étrangère pour donner une explication à cet état de choses, on pourrait à la rigueur proposer celle du monde tatar. En effet, les Musulmans ne connaissent pas de sainteté féminine. Cependant pareille réponse ne fait que reculer la difficulté, car il faudrait alors savoir pourquoi les Russes se seraient approprié à l’égard de la femme le point de vue musulman, alors qu’ils défendaient jalousement leur Église contre l’influence tatare et méprisaient les Mahométans et les païens ; pourquoi les Tatars auraient-ils exercé sur leurs conceptions religieuses et morales une influence telle qu’ils se séparèrent de la manière de voir de l’Église de Byzance et acceptèrent le point de vue des Musulmans sur la femme ; pourquoi, de plusieurs opinions différentes, c’est précisément celle qui a été la plus contraire à la spiritualité russe qui l’emporta.

Ajoutons qu’après l’institution du Saint Synode (1721), la question d’une canonisation de femme ne s’était même jamais posée. Donc après les réformes de Pierre le Grand, ni l’Église ni l’ensemble du peuple croyant russe n’ont changé leur point de vue sur le rôle de la femme dans notre spiritualité. Cela ne manque pas d’intérêt, car on doit entendre que, ni avant, ni après Pierre le Grand, la Russie n’a connu de femmes qui, par leur perfection religieuse et morale, ont été vraiment dignes d’une canonisation authentique.

Avant Pierre le Grand, la femme n’a pas eu de part dans le développement et le perfectionnement de la vie religieuse et morale à cause de son état de soumission, en quoi on veut voir l’influence tatare. Mais après les réformes de Pierre le Grand, lorsque la Russie subit l’influence de l’Occident et que la femme fut émancipée du « terem » où elle était jusqu’alors confinée, il se trouva que l’Église ne connut pas davantage de saintes ni même des femmes dont la mémoire ait joui d’une vénération spéciale auprès de la généralité des fidèles. Ceci est d’autant plus étonnant que la femme russe s’est signalée dans tous les domaines de la vie : dans les arts, les sciences, la littérature, la politique même, par ses talents et ses aptitudes. Seul le domaine de la sainteté reconnue et proposée comme modèle aux autres par l’autorité religieuse lui restera apparemment fermé. C’est un fait dont la gravité ne peut être niée et auquel les historiens russes n’ont pas donné jusqu’à présent d’explication. Il ne nous appartient pas ici de le faire. Il nous suffit de ne pas l’avoir passé sous silence.

La seule femme qui jouisse, comme par exception, d’une vénération particulière et reconnue par tous est, comme il a été dit plus haut, la vénérable Julienne de Lazarevskoje. Ce fait à lui seul suffit pour que nous nous arrêtions à sa personne et que nous lui accordions une attention toute spéciale. En effet, étant unique dans son genre, la Vénérable nous montre sur le vif ce que la piété russe recherche, aime, et révère dans ceux qu’elle considère comme saints, c’est-à-dire des amis particuliers de Dieu et ses intercesseurs auprès de Lui. On verra que, pour les femmes comme pour les hommes, ces qualités seront invariablement les mêmes, ce qui permettra de mieux déterminer le caractère de la spiritualité russe.

Pour connaître la vénérable Julienne, nous possédons un document meilleur qu’une biographie ordinaire, à savoir les souvenirs personnels de son fils Droujina Ossorjine (Ossorguine) écrits en 1614, c’est-à-dire dix ans après la mort de l’héroïne. Le professeur Klutchevski estime que ce document est un tableau peint de main de maître et qui nous offre le portrait idéal d’une femme russe de l’ancien temps, – document unique, absolument remarquable par la simplicité de la narration, la véracité et la richesse dans la description de la vie du XVIIe siècle. Le « podvig » même de la vénérable Julienne, dans son humble beauté, nous fait voir jusqu’à quelle profondeur l’Évangile pouvait transformer une vie humaine en Russie du XVIIe siècle, – ce siècle qu’on aime à représenter comme une époque d’obscurantisme. L’image de Julienne jette un rayon lumineux sur ce tableau par trop sombre. « Au temps du Tzar et grand-prince orthodoxe de toute la Russie, Jean Vassilievitch, se trouvait à sa cour un homme pieux et aimant les pauvres, du nom de Justin Nedurov ; il avait rang de sommelier (Klutchnik) et une femme comme lui dévote et aimant les pauvres, Stéphanie, fille de Grégoire Loukine, du pays de Mourom. Ils vivaient dans la vraie foi et dans la pureté et eurent nombre de fils et de filles ; ils étaient très riches et avaient une grande quantité de serfs. C’est de ces deux époux que naquit notre bienheureuse Julienne. » Ainsi le fils commence-t-il ses souvenirs sur sa mère. Restée orpheline à l’âge de six ans, Julienne fut recueillie par sa grand’mère maternelle qui s’occupa d’elle jusqu’à sa mort, après quoi la fillette, ayant douze ans, passa chez sa tante. Lorsqu’elle eut seize ans, on la donna en mariage à un homme de la noblesse, riche lui aussi, nommé Georges Ossorjine ou Ossorguine, habitant dans sa propriété de Lazarevskoje aux confins de la ville de Mourom. La famille des grands-parents de Julienne, celle de sa tante et plus tard celle de son mari vivaient comme la majorité des familles de cette époque, c’est-à-dire très dévotement sous la direction de l’Église, remplissant strictement tous les devoirs imposés par elle et se conformant autant que possible aux règlements du « Domostroj » et du « Stoglav » selon l’esprit de Joseph de Volokolamsk.

Dès son enfance, Julienne était une fillette douce et obéissante, nous dit son fils, « habituée à donner beaucoup de temps à la prière et faisant plus de cent de prostrations par jour ». En plus des jeûnes ordinaires elle s’imposait des abstinences particulières, ce qui provoquait même le mécontentement de sa tante et de ses sœurs, qui craignaient pour sa santé et sa beauté. Julienne supportait les reproches avec patience et douceur mais n’abandonnait pas ses pratiques. « Elle n’aimait ni les jeux ni les chants légers, et lorsqu’on la forçait d’y prendre part, elle faisait semblant de ne pas pouvoir le faire et de n’y rien comprendre, ce qui lui permettait de se tenir à l’écart des divertissements par trop bruyants de ses compagnes sans les blesser. » Ce détail malgré sa banalité (de quel saint n’a-t-on pas entendu dire la même chose ?) peut dans ce cas répondre à la vérité objective, étant donné la personne du narrateur. Habitant chez sa tante à la campagne, Julienne n’avait pas l’occasion de fréquenter souvent l’église qui se trouvait éloignée. Elle ne lisait pas non plus les livres saints, car elle ne savait ni lire ni écrire, n’ayant pas eu de maîtres pour le lui apprendre, ce qui ne l’empêchait pas, comme dit son fils, « de briller comme une pierre précieuse, illuminant de sa clarté la fange dont elle est entourée ». Plus tard, lorsqu’elle sera plus âgée, elle aimera, le soir, une fois le travail terminé, se faire lire par un de ses enfants la Sainte Écriture qu’elle commentera, aux dires de son fils, « en vrai philosophe ».

Mariée à un homme honnête et probe, Julienne acquit tout de suite l’amour et le respect des parents de son mari. Elle entoura leur vieillesse de sollicitude et d’affection, et eux de leur côté le lui rendirent en lui faisant don de leur entière confiance et en lui transmettant la gestion de leur maison et de leurs propriétés. Julienne se révéla une maîtresse de maison modèle. « Levée avec l’aurore et couchée la dernière... Elle prenait quelques heures de repos pour se relever ensuite et s’adonner à la prière nocturne. Quand son mari était là, elle faisait parfois avec lui cent prostrations chaque soir. Lorsqu’il était absent pour le service du Tzar, – et il arriva que ce fut pour trois ans, – Julienne passait des nuits entières sans se coucher en priant et en travaillant. » Car n’ayant pas le droit de disposer seule de sa fortune, elle ne pouvait faire l’aumône que de ce qu’elle gagnait de ses mains. Chargée de la maison et des gens de service, elle était obligée de les nourrir, de les vêtir, de leur assigner le travail à faire. Jamais elle ne se laissa elle-même servir par eux. Elle ne permettait pas qu’on l’aidât à s’habiller, à enlever ses chaussures ou à faire sa toilette. Elle servait de ses mains les veuves et les orphelins, les lavait elle-même, ainsi que les malades, surtout ceux qui étaient atteints de maladies contagieuses et que tous évitaient. Tout cela, Julienne le faisait en secret, de peur que ses beaux-parents ne l’apprissent.

Des familles entières furent habillées et nourries par le travail de ses mains. Elle cachait soigneusement ses œuvres de bienfaisance, consacrant les nuits à la couture et à la broderie pour gagner l’argent nécessaire à ces charges. Seule une petite servante qui devait porter ses aumônes était dans le secret de sa maîtresse. Celle-ci ne pouvait voir la souffrance humaine sans frémir intérieurement ; aider à la supporter devint pour son cœur un véritable besoin. Sa bienfaisance ne connut pas de bornes lorsque la disette s’abattit sur le pays au temps d’Ivan le Terrible. Ne pouvant pas trouver assez d’argent pour aider tout le monde, Julienne eut recours à un stratagème. Elle demanda à sa belle-mère de lui faire servir les repas du matin et de l’après-midi qu’elle avait toujours refusés auparavant. L’excellente femme en fut très contente, ayant toujours reproché à sa belle-fille de manger trop peu. L’auteur nous reproduit le dialogue pittoresque qui s’engagea à ce propos entre sa mère et son aïeule : « Ô ma fille, sois convaincue de toute ma joie de savoir que tu mangeras plus souvent. Mais je n’en reviens pas de voir combien ta manière de faire a changé. Lorsqu’on avait du pain en abondance, on ne pouvait te forcer à prendre le déjeuner et le repas de l’après-midi ; maintenant qu’on trouve difficilement à manger tu te résous à faire ce qu’on te proposait depuis toujours. » À cela Julienne de répondre : « Lorsque je n’avais pas encore mis des enfants au monde, je n’éprouvais pas la faim, mais depuis que je suis devenue plusieurs fois mère, je me sens affaiblie et ne parviens pas à me rassasier. Ce n’est pas seulement le jour mais aussi la nuit que j’ai faim, et j’ai honte de vous demander la nourriture. » Il semble que la belle-mère fut pleinement satisfaite de cette réponse, car dorénavant Julienne aura sa double ration et pourra nourrir ainsi plus d’un malheureux. La vénérable n’était pas satisfaite de prendre à cœur la misère des vivants ; elle n’oubliait pas non plus les trépassés. Si quelqu’un mourait dans son village, « elle ne le laissait pas qu’elle n’eût beaucoup prié pour son âme » ; si le mort était un mendiant, elle le faisait enterrer à ses frais. Julienne eut beaucoup d’enfants – fils et filles – mais il semble qu’ils ne lui donnèrent que peu de joie, car ils étaient querelleurs et malmenaient les serviteurs. Ils étaient le contraire de leur mère qui « traitait les serviteurs comme ses enfants et intercédait toujours pour eux, s’ils se trouvaient en faute ou en retard dans leur travail ». Le fils aîné fut tué par un manant, un autre au service du Tzar. Julienne en eut le cœur brisé et, résolue d’entrer dans un cloître, elle supplia son mari de ne pas contrecarrer son désir. Toujours docile et obéissante, elle résolut, dans ce cas, d’insister et de faire triompher sa volonté. Son mari s’opposa avec fermeté à toutes les prières de Julienne en lui répondant que son devoir était de rester avec lui et leurs petits enfants et qu’en les quittant pour sauver son âme elle serait la cause de leur perte. Julienne sentit que son mari avait raison et comprit que son devoir était de rester avec sa famille. Toute sa vie durant elle s’était oubliée pour les autres, elle le fit cette fois encore. Cependant son mari lui fit une concession : il la dispensa, vu son âge et ses infirmités, de remplir désormais le devoir conjugal. À partir de ce temps Julienne mènera dans le monde une vie monastique. Toujours très sobre, elle réduira davantage encore les besoins de son corps ; elle jeûnera sévèrement et consacrera des nuits entières à la prière, ne se permettant que deux ou trois heures de sommeil, couchant sur la dure avec quelques bûches en guise de coussins. Dès l’aube on la verra s’empresser sur le chemin de l’église pour y entendre les matines et la messe.

Sa vie en vérité était devenue depuis longtemps une oraison continuelle. En effet, comme le dit si bien le Père Léonce de Grandmaison, à côté de l’oraison actuelle qui consiste à se mettre et à se maintenir délibérément en présence de Dieu pour s’inspirer de ses pensées et se conformer à ses dispositions, il en existe une autre : l’oraison virtuelle, qui par rapport à la première est au point de vue du travail mental un état faible ou même nul. Elle consiste dans un état sentimental, affectif, volontaire, conscient seulement par intermittence et compatible avec des occupations actives toutes différentes. Elle est caractérisée par une abnégation habituelle du point de vue égoïste, intéressé, acceptée délibérément et consciemment, et d’autre part par l’acceptation corrélative, habituelle, à se laisser guider par le point de vue divin et chrétien. Bref : aimer délibérément et définitivement le service et la gloire de Dieu plutôt que son propre avantage, temporel et humain (1).

Après Dieu et la Sainte Vierge, sa dévotion allait surtout à saint Nicolas qui, disait-elle, la protégeait des malices du démon. Après dix ans de cette vie son mari mourut. Elle fut dorénavant libre de prodiguer sa fortune pour les œuvres de charité. Son fils témoigne qu’en fait de deuil sa mère accumula « jeûne sur jeûne et larmes sur larmes » pour demander à Dieu le salut de l’âme du défunt. On était en hiver, et Julienne, n’avait pas de pelisse pour aller à l’église. Elle demanda humblement à son fils un peu d’argent pour s’en confectionner une. La pelisse cependant ne fut jamais faite, car l’argent s’en alla aux pauvres. Quant à la vénérable, elle continuait d’aller à l’église sans vêtements chauds. Il faisait pourtant « terriblement froid », relate le biographe, « la terre semblait se rompre tant il gelait ». Julienne mettait des bottes sur ses pieds nus et, en guise de semelles intérieures, des écales de noix. Quand les siens lui reprochaient de torturer de la sorte son corps dans ses vieux jours, elle répondait : « Eh ! bien, ce qui sera détruit de mon corps présentement ne deviendra pas après la pâture des vers... C’est cela de gagné ! Quel avantage y a-t-il à engraisser la chair pour perdre son âme ? » Dans ses dernières années, sa manière de vivre prit de plus en plus le caractère d’une vie monastique. Sans discontinuer, elle répétait intérieurement la prière de Jésus, que ses lèvres murmuraient même en dormant. Faut-il ajouter qu’ici encore nous ne sommes pas en présence d’une hésychaste ? Il est même douteux que la Vénérable en ait jamais entendu parler. Elle récitait la prière de Jésus sans user pour cela de méthode spéciale corporelle, simplement parce que cette invocation était, au XVIe siècle, courante en Russie et, qu’elle était préconisée, non seulement par Nil Sorski et son école, mais aussi par ses adversaires, les « institutionnalistes », disciples de Joseph de Volokolamsk. Unissant en elle une confession de foi explicite et un sentiment de propitiation et d’apaisement, cette prière répondait admirablement à l’état de son âme. Nous ne craindrons pas d’avancer que cette âme devenait de plus en plus unie à Dieu, et partant plus mystique, et peut-être jouissant déjà des grâces de la prière infuse. Quoi qu’il en soit, les courtes invocations dans le genre de celle de la « prière de Jésus » sont, d’après un des maîtres de la mystique du XVIe siècle, Dom Backer O. S. B., un des meilleurs moyens d’initiation à cet état. Par ces courtes prières, qui sont un raccourci plus rapide et plus assuré que la voie du « discours », l’âme traduit en dehors, non pas ce qu’elle tâche d’acquérir, mais ce qu’elle tient déjà, à savoir l’adhésion à la volonté et à la force divines. Elle en escompte l’infaillible bienfait et le renouvelle en l’affirmant [103].

Une âme de cette trempe ne pouvait manquer d’éprouver la haine du démon. « Un jour », raconte le fils de la Vénérable, « en entrant dans son oratoire, ma mère fut assaillie par les démons qui voulaient la tuer. Elle ne perdit pas son sang-froid et supplia Dieu d’envoyer saint Nicolas à son secours. Aussitôt elle vit le saint se dresser entre elle et les démons, un bâton à la main. Les diables s’enfuirent, semblables à la fumée devant le feu.... » Cependant un des esprits malins, menaçant la Vénérable, lui prédit qu’en ses derniers jours, elle « se sentirait elle-même mourir de faim sans pouvoir nourrir les autres ».

En effet, le « podvig » de la vie de Julienne étant celui de la charité, c’est à sa mort qu’elle en devait donner pleine mesure. On était alors sous le règne de Boris Godounov. Une des plus terribles famines qui aient jamais frappé la Russie dévastait tout le pays. Elle dura plus de deux ans : 1601-1602. Les hommes furent réduits à manger de la chair humaine et mouraient en masse. Les greniers de Julienne étaient depuis longtemps vides. La vénérable vendit tout le bétail et tout son avoir et, réduite elle-même à une pauvreté extrême, « ne laissa personne de ceux qui venaient à elle partir les mains vides ». Lorsque ces moyens furent à leur tour épuisés, Julienne se transporta dans sa propriété de Nijni-Novgorod où la famine n’était peut-être pas aussi grande, et là elle mit ses serfs en liberté et les congédia. Plusieurs ne voulurent pas profiter de cette grâce, préférant mourir auprès de leur sainte maîtresse. Avec son énergie habituelle, Julienne fit tout pour les soutenir et les sauver de la mort. Elle leur apprit à faire du pain avec l’écorce des arbres et de l’arroche et bientôt ce pain fut renommé pour son goût « très doux » (l’arroche est très amère), et nombre de gens venait de loin pour en avoir. « Nul ne comprenait », dit le narrateur, « que c’était par la prière que son pain était devenu doux. »

Ces années de famine furent des années terribles. Les hommes avaient perdu toute maîtrise d’eux-mêmes et étaient devenus semblables à des bêtes. Julienne devait lutter non seulement contre la mort pour sauver la vie de ses enfants et de ses domestiques, mais, ce qui était encore plus terrible, elle devait les protéger des chutes morales toujours à craindre en temps de crise. La Vénérable non seulement aimait ses serviteurs, elle se sentait responsable de leurs âmes qui, disait-elle, « lui étaient confiées par Dieu ». Pendant les trois ans que dura la famine et que Julienne fut réduite à la pauvreté, on ne l’a jamais vue aussi pleine d’entrain et de courage. « Jamais un mot de murmure ou de tristesse ne tomba de ses lèvres, au contraire, elle semblait être plus gaie que pendant les années précédentes », dit son fils.

Mais la fin n’était pas loin. Julienne devait avoir alors soixante-dix ans. Tombée malade à Noël, elle communia et fit ses adieux à ses enfants et à ses serviteurs en les exhortant à la charité et au devoir de l’aumône. Elle-même confessa que depuis longtemps elle avait désiré devenir religieuse mais que Dieu ne l’en avait pas jugée digne à cause de ses péchés. Après avoir demandé pardon à tous et embrassé tout le monde, elle enroula son chapelet autour de ses mains, se signa trois fois et poussa un soupir en prononçant les paroles : « Gloire à Dieu pour tout... En vos mains Seigneur, je rends mon esprit. » Ce fut tout. Ceux qui assistaient à cette mort vraiment chrétienne virent au-dessus de la tête de Julienne un nimbe lumineux « semblable à celui qu’on voit sur les icones ». On était le 10 janvier 1604. Dix ans après, lors de l’enterrement d’un des fils de la Vénérable près de l’église de Lazarevskoje, on ouvrit par hasard sa tombe et on la trouva remplie d’un liquide semblable au Saint-Chrême. Les malades qui en usaient se sentaient soulagés et dans quelques cas délivrés de leur mal. Son fils nous relate qu’il n’avait pas eu le courage de regarder de plus près le contenu du cercueil pour se convaincre de l’état du corps de la défunte. « Nous pûmes voir seulement les jambes et les hanches parfaitement conservées », note-t-il. Son culte, à la fois populaire et familial, se répandit à partir de ce jour. Quant à la « certification » officielle de l’Église qui précède légalement la canonisation, elle n’a pas encore eu lieu depuis. Comme Nil Sorski, Julienne de Lazarevskoje n’a jamais été solennellement canonisée ; comme le nom de Nil, son nom fut simplement inscrit (on ne sait par qui) au calendrier ecclésiastique officiel de 1903, et comme celui de saint Nil, son culte, bien loin de disparaître, croît d’année en année et gagne toujours en popularité.

On serait peut-être tenté de se demander s’il y eut en Russie beaucoup de femmes semblables à la Vénérable Julienne et dont le souvenir, à l’encontre du sien, ne se serait pas conservé au cours des siècles, ou bien si nous sommes en présence d’un cas exceptionnel, et pour cela même resté vivace dans la mémoire des générations ? Nous pencherons plutôt pour la dernière explication, bien que pour notre part nous ayons été mis en rapports avec deux femmes qui peuvent être considérées comme de dignes émules de Julienne de Lazarevskoje. Dans d’autres circonstances et à des époques bien différentes, elles ont rempli comme elle leur vocation personnelle. Sans quitter le monde elles ont servi Dieu et le prochain dans la charité et accompli héroïquement leur devoir de chrétiennes, d’épouses et de mères. L’une d’elles nous a été personnellement très proche. De l’autre, la princesse Catherine Troubetzkoy (1800-1854), nous avons écrit la vie [104]. La mémoire de l’une et de l’autre a été bénie par tous ceux qui les ont connues et approchées.

 

 

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

 

La Sainteté russe pendant et après Pierre le Grand

 

 

 

Saint Dimitri de Rostov (1651-1709) [105]

 

 

L’HOMME

 

Le XVIIe siècle a été selon l’opinion des uns (Soloviev, Kostomarov, Zabéline) un siècle de décadence, selon d’autres (les Slavophiles) un siècle glorieux et fécond dans lequel la vie russe a atteint le degré suprême de son expression. Nous ne nous arrêterons pas à prendre parti pour l’une ou l’autre de ces deux opinions : cette étude dépasserait le cadre de cet ouvrage. Ce qu’il y a de certain c’est qu’au XVIIe siècle agissaient en Russie, en se confrontant, deux courants d’idées : le courant traditionnel, c’est-à-dire celui de l’isolement national et de la pétrification, non sans analogie avec le « rideau de fer » moderne et qui, dans ses représentants extrêmes, aboutit à une ignorance grossière, et le courant qui portait en lui une aspiration confuse à aller de l’avant à la recherche d’un idéal nouveau.

Ces deux courants se manifestèrent avec une force toute particulière dans la vie religieuse russe. Le premier se divisa à son tour en deux parties, l’une contenant les meilleurs éléments du point de vue moral, rompit avec l’Église officielle et aboutit au Schisme (Raskol) à l’occasion des réformes du patriarche Nikon ; l’autre, qu’on pourrait désigner de « parti vieux moscovite », se soumit au patriarche, mais, en acceptant extérieurement ses innovations, resta néanmoins fidèle à ce ritualisme rigide qui s’attachait surtout à l’ordre extérieur de la vie religieuse ou civile, et dont l’ancien royaume moscovite était si fier. Les représentants de ce parti seront le patriarche Joachim († 1691), qui fit brûler sur les bûchers pravoslaves les raskolniki (protopope Avakoum) et les pauvres fous exaltés, venus de l’Occident (Koulmann), le moine Euthyme, vrai type d’inquisiteur, l’archimandrite Vincent et d’autres.

Le second courant ne se manifesta pas tout d’un coup. C’est peu à peu que, parmi la masse ordinaire du clergé et des fidèles, commencent à se manifester des personnes isolées ayant l’étincelle divine dans le cœur et cherchant le Royaume de Dieu sur la terre. Le métropolite Paul de Sarsk († 1675) « vrai père des hommes de lettres », le grand bienfaiteur de ses frères : le boyard Théodore Rtischev [106], l’homme d’État : prince Basile Galitzine (1643-1734), seront de leur nombre. C’est à ce groupe qu’appartient aussi saint Dimitri, métropolite de Rostov, dont nous avons à étudier maintenant la vie. En lui l’amour du progrès s’unit heureusement à la sainteté personnelle, au zèle du prédicateur, au talent de l’écrivain et à une activité inlassable. Il se présente comme un des personnages les plus attrayants de la spiritualité russe.

« Moi pauvre pécheur, hiéromoine Dimitri, je suis né de parents chrétiens, Sabba et Marie, époux légitimes, dans la ville de Makarov à sept milles de Kiev. Je reçus le nom de Daniel et fus purifié par le Saint Baptême en décembre 1651. » Telle est la notice rédigée par le Saint lui-même dans son journal. Son père était un cosaque de l’Ukraine, plus tard promu au grade d’officier, et portait le nom de Touptalo. Les années d’enfance et de jeunesse de Daniel étaient des années pénibles pour l’Ukraine. Elle luttait alors sans trêve pour son indépendance politique et religieuse contre les Polonais, les Turcs et les Tatars, jusqu’au moment où Bogdan Khmelnitzki se résolut à demander aide et protection à Moscou. Comme résultat de cette démarche, l’Ukraine fut unie au royaume moscovite en 1654. Cet évènement n’apporta cependant pas la paix désirée, la Pologne ne voulant pas se désintéresser du pays. La guerre éclata donc à nouveau, et en 1660 presque toute l’Ukraine se trouvait occupée par les Polonais. Dans ces circonstances la vie dans la petite bourgade de Makarov, livrée aux excès de la soldatesque, était devenue impossible. La famille Touptalo se transféra à Kiev.

Nous ne savons rien ou presque rien de l’éducation première de Daniel. De ce que ses trois sœurs sont devenues religieuses, on peut conclure qu’un climat de religiosité profonde régnait dans le sein de cette famille, et que le petit Daniel fut, lui aussi, élevé dans les mêmes sentiments de piété chrétienne. Lui-même nous dit seulement qu’il commença à écrire en 1662, c’est-à-dire à l’âge de dix ans. C’est sans doute peu après qu’il fut placé par ses parents dans le célèbre collège académique fondé par le métropolite Pierre Moghila. Son entrée au collège coïncida avec l’installation de l’image de la Sainte Vierge dite « Bratskaja », dans la nouvelle église du collège. Cette image s’était signalée depuis peu par un miracle : un Tatar qui se noyait dans le Dniepr fut sauvé en se cramponnant à l’icone qui nageait sur le fleuve. Cet évènement ainsi que l’installation solennelle de l’icone qui le suivit ont certainement contribué à développer et à approfondir la piété de l’enfant. Le système d’instruction adopté par le collège depuis Pierre Moghila était scolastique et non sans une influence occidentale – c’est-à-dire catholique-latine. Malgré la situation politique du pays, la guerre et les difficultés qui en résultaient, Daniel resta, semble-t-il, assez longtemps au collège pour terminer le cycle complet. Ses écrits, même les tout premiers, nous le montrent comme un homme parfaitement et profondément instruit. C’est au collège qu’il apprit la poésie et l’éloquence et qu’il se persuada de la puissance de la parole humaine, dont il sut si bien se servir plus tard.

Il semble que, dès son jeune âge, Daniel fut attiré par la vie contemplative. En effet il n’avait que dix-sept ans, lorsque le 9 juillet 1668, après avoir sollicité la permission de ses parents, il entra au couvent de saint Cyrille à Kiev et reçut le nom de Dimitri. L’année suivante, le 25 mars 1669, il fut ordonné diacre. Pendant les six années qu’il resta dans cet ordre, le jeune moine s’adonna entièrement, comme le dit une de ses anciennes biographies, à la prière, aux exercices ascétiques et à l’étude. Nul doute que dès ses premières années religieuses il a dû se montrer au-dessus de l’ordre commun et être remarqué par ses supérieurs. En 1675 il fut élu comme le meilleur parmi les candidats préposés à la charge de prédicateur dans la chaire du suppléant du métropolite de Kiev, et le 23 mai de la même année, le jour de la Pentecôte, il fut ordonné hiéromoine. Il est probable que c’est alors que commença à se fonder la renommée de Dimitri comme prédicateur éminent. C’est aussi de cette époque que datent ses premières œuvres écrites : « La toison couverte de rosée » (1675-1677), livre consacré aux miracles de la Sainte Vierge. En 1677, va commencer une période nouvelle dans la vie de Dimitri. Il quitte l’Ukraine et s’en va en Lithuanie, alors occupée par les Polonais. Dans son journal, il explique ce voyage par le désir de faire un pèlerinage à un sanctuaire de la Sainte Vierge. Mais en Lithuanie on avait déjà dû entendre parler de lui comme d’un moine érudit et un grand prédicateur.

Bientôt il gagna la sympathie du clergé et des fidèles du pays, et on le pria d’y rester plus longtemps. Ayant reçu de son supérieur de Kiev l’autorisation de « semer la parole de Dieu dans les cœurs », Dimitri, après avoir prêché deux mois à Vilno, se fixa à Sloutsk comme prédicateur de la Confrérie de la Transfiguration. Cette mission prit fin en janvier 1679. Rappelé par ses supérieurs qui ne voulaient pas le perdre, Dimitri rentra en Ukraine et alla résider au couvent de saint Nicolas à Matourine. Le biographe nous conte que là il « consacrait son temps au travail imposé par l’obéissance et à la lecture assidue des livres utiles à la vie de l’âme et surtout à la prédication de la parole de Dieu ».

Dès son retour en Ukraine, Dimitri fut sollicité par plusieurs couvents d’accepter la charge d’higoumène. Il résistait tant qu’il le pouvait. Enfin, en août 1681, il accepta de devenir higoumène du couvent de Maksakov dans la province de Tchernigov. Le 5 septembre, il reçut la bénédiction de l’évêque qui lui fit présent d’une « belle crosse », comme le note Dimitri « et me renvoya avec bonté ». Dimitri ne resta à Maksakov que quelques mois. Le poste d’higoumène à Batourine étant devenu vacant en 1682, il y fut nommé. Là encore il ne resta pas longtemps et, librement, sans motif apparent, déposa sa charge en 1683. Peut-être savait-il déjà la tâche qui devait lui incomber et se sentait-il poussé à s’y préparer en pleine liberté. En effet, le 23 avril 1684, il quitta Batourine pour Kiev et vint habiter la laure de Petchersk. Quelques jours après, le 5 mai 1684, l’higoumène le fit venir et lui demanda d’entreprendre, au nom de l’obéissance, la composition de l’œuvre qui sera l’œuvre littéraire principale de sa vie, « l’Histoire de la vie des Saints » (Tchetije-Minei).

« J’ai commencé avec l’aide de Dieu et par obéissance », note Dimitri dans son journal, « la composition des Vies de Saints pour toute l’année. Que Dieu me donne la force d’accomplir ce travail. » Dès lors, enfermé dans sa cellule, entouré de manuscrits et de livres, Dimitri donnera à ce travail toutes ses forces, toute son attention et son amour. Il le considérait avec raison comme une « œuvre de la sainte obéissance », qui lui avait été imposée par son Église et destinée au bien de tout le peuple russe. Dans ce travail il trouva les joies de l’inspiration et celles que donne le sentiment de se savoir créateur d’une œuvre utile et sainte. En effet, les « Vies de Saints » rédigées par Dimitri deviendront dès leur parution le livre favori des âmes pieuses dans toute la Russie. Que de générations en ont été nourries et y ont puisé leur doctrine spirituelle, leur morale et même leur théologie !

Le temps partagé entre le travail et la prière passait vite. Dimitri consacrait ses jours et ses nuits à la composition de son œuvre, donnant le minimum nécessaire au repos. Parfois, comme il dit lui-même, il lui arrivait de s’étendre sur son lit sans se dévêtir une heure avant les matines, qu’il tâchait de ne jamais manquer. Cependant, à l’extérieur se déroulaient des évènements historiques d’une importance exceptionnelle : la soumission de la métropole de Kiev au patriarche de Moscou, l’élection d’un métropolite, enfin l’incorporation de Kiev à l’État moscovite. Absorbé par son travail, Dimitri ne remarquait même pas toute la lutte terrible des passions humaines déchaînées autour de lui et ce n’est que rarement qu’on trouve notés par lui, sur les pages des manuscrits qu’il travaillait alors, ses sentiments et ses impressions à propos des évènements qu’il avait sous les yeux.

La composition du livre avançait rapidement et le travail allait allègrement. Un an et demi après qu’il eut accepté l’ordre reçu, Dimitri avait terminé les trois premiers mois (septembre, octobre, novembre). Ce travail fécond, mené dans la paix du cloître, prit fin en février 1686. Le métropolite nouvellement élu, Gédéon, prince Sviatopolk-Tchetveretinski, persuada Dimitri de reprendre la charge d’higoumène dans le couvent de Batourine.

Pendant les six ans qu’il exerça cette charge, Dimitri continua son travail des Vies de Saints. En mars 1688, il l’avait menée jusqu’à la fin du mois de février et espérait pouvoir bientôt en commencer l’impression. En effet, en 1689, le premier quart de l’œuvre (septembre, octobre, novembre) sortit des imprimeries de la laure et fut présenté au patriarche Joachim. Ce dernier se montra peu favorable au travail de Dimitri et l’accusait « d’y avoir émis des idées non orthodoxes » empruntées aux Latins. Il s’agissait de la Conception de la Sainte Vierge que Dimitri affirmait avoir été conçue et née sans péché originel, et de la vie de saint Jérôme. À propos de ce dernier, le patriarche de Moscou prétendait que l’Église « ne le comptait pas parmi les saints et n’admettait pas ses doctrines ». Cette accusation frappa Dimitri. Il eut même un moment l’intention d’y répondre et commença à recueillir les matériaux nécessaires pour prouver le bien-fondé de ses opinions. L’incident cependant fut clos sans l’intervention de l’auteur et d’une façon inopinée. Voici comment Dimitri nous le conte dans son journal. Le 21 juin 1689, le nouvel hetman Mazeppa partit pour Moscou où il devait se présenter à la cour. Dimitri se trouvait dans sa suite. L’accueil fut des plus gracieux et la réception splendide. On profita de l’occasion pour offrir aux jeunes souverains Jean et Pierre (25 août 1689) un exemplaire de la Vie des Saints qui fut accepté avec bienveillance et honoré par le don de « deux précieuses fourrures de renard ». Il est plus que probable que Dimitri dut avoir à Moscou des explications avec le patriarche à propos de son livre. Ce qu’il lui dit nous est inconnu. Mais l’affaire se termina par une bénédiction qu’il reçut pour continuer son travail. Le 17 mars de l’année suivante, Joachim mourut et fut remplacé par Adrien (dernier patriarche avant 1917). L’affaire des Tchetije-Mineï se trouvait ainsi définitivement réglée quant aux « infiltrations latines » : les autorités ecclésiastiques de Moscou et plus tard celles de Saint-Pétersbourg s’en chargèrent. De fait les œuvres de saint Dimitri que nous avons entre les mains subirent de nombreuses corrections de la part du Saint Synode, ce qui parfois rend difficile à saisir la véritable portée de ses idées. Les relations du nouveau patriarche avec l’Église et le clergé ukrainiens s’étant améliorées dès le commencement de son intronisation, Dimitri reçut la bénédiction patriarcale pour son premier volume des Tchetije-Mineï déjà paru et des encouragements.

Le travail avançait rapidement. En février 1692, Dimitri résolut de résigner son higouménat pour s’adonner « avec plus de tranquillité à la composition de son œuvre ». Les premiers temps, il se contenta de rester dans le « skit » du monastère à Batourine, puis il regagna Kiev qui lui offrait plus de facilité pour continuer sa tâche. Dès le 10 juillet 1693, l’imprimerie de la laure commença l’impression de la nouvelle série des Vies de Saints, à savoir celles des mois de décembre, de janvier et de février. Le livre parut en janvier 1695 et fut expédié au patriarche de Moscou qui le reçut cette fois avec bienveillance. Il remercia chaleureusement Dimitri et lui fit parvenir comme récompense de sa part « dix roubles ». Les marques d’intérêt qui lui arrivaient de toute part pour son œuvre encourageaient le saint auteur. Comme auparavant il continuait assidûment son travail tout en exerçant (à partir de juin 1694) la charge d’higoumène d’un petit couvent à Gloukhov. En 1697, à la mort de l’higoumène du monastère de saint Cyrille à Kiev, Dimitri fut nommé supérieur de ce couvent qui avait été le témoin de ses premières années de vie religieuse. En juin de la même année, il fut élevé à la dignité d’archimandrite et reçut successivement l’higouménat du couvent d’Ielets à Tchernigov et de celui de Novgorod Seversk (1699). Pendant ce temps, il ne cessait de travailler à son œuvre hagiographique. Avec les années il avait acquis une certaine facilité de travail, de sorte que les changements fréquents de résidence ne le gênaient pas. Ces changements étaient d’ailleurs provoqués par le louable désir qu’avaient les autorités ecclésiastiques de faire profiter les monastères de la région de la direction, même provisoire, d’un religieux en qui les vertus éminentes, l’érudition et l’esprit de prière faisaient pressentir un saint.

La troisième partie des « Tchetije Mineï » parut en 1700. « En l’an 1700 », écrit le chroniqueur ukrainien, « en janvier, parut le troisième volume des Vies de Saints, fruit des labeurs du hiéromoine Dimitri Savitch Touptalenko, homme inspiré, qui remplira de joie spirituelle les personnes curieuses de la lecture des livres. » À cette époque, la Russie était en pleine transformation à la suite des réformes de Pierre le Grand. Rencontrant une résistance sourde à ses plans chez le patriarche Adrien, le Tsar résolut de faire appel au clergé d’Ukraine qu’il estimait, non sans raisons, plus cultivé et partant plus ouvert à ses vues. Ainsi Stéphan Javorski fut nommé évêque de Riazan en attendant de devenir « suppléant » du trône patriarcal ; Théophane Prokopovitch fut archevêque de Novgorod et de Pskov, et Dimitri désigné pour devenir métropolite de Sibérie et « servir avec la grâce de Dieu à amener peu à peu les hommes de Chine et de Sibérie demeurant dans l’aveuglement du paganisme à l’adoration et au service du vrai Dieu ». Le coup fut dur pour saint Dimitri. Le climat de Sibérie était mortel pour sa santé débile, et, – cela surtout lui brisait le cœur, – son œuvre tant aimée risquait de rester inachevée faute de moyens de travail dans ces régions lointaines. Mais comment résister à l’empereur ? Dimitri, le cœur meurtri, dit adieu à sa chère Ukraine et prit le chemin de Moscou. Le Tzar fut plein de bienveillance pour lui et confirma sa nomination. Le sacre eut lieu à Moscou le 23 mars 1701. Ne pouvant partir à cause du dégel, le nouveau métropolite dut attendre à Moscou pendant plusieurs mois que les routes devinssent praticables. Pendant ce temps, il fit la connaissance de beaucoup de personnes intéressantes et se lia d’amitié avec plusieurs d’entre elles. C’étaient pour la plupart des gens instruits et ouverts aux idées nouvelles. Plus tard il entretiendra ces relations par une correspondance suivie et en profitera pour ses travaux d’écrivain. Cependant les émotions qu’il avait éprouvées au cours des derniers mois eurent une répercussion si forte sur sa santé que Dimitri tomba gravement malade. À cette occasion Pierre le Grand en personne vint le visiter. Le saint en profita pour lui parler de ses appréhensions quant à la Sibérie, et Pierre, complaisant, ou peut-être influencé par Stephan Javorski, l’ami et le compagnon de Dimitri, qui était aussi un des collaborateurs les plus proches du Tzar, revint sur sa décision. Le 4 janvier 1702, il nomma Dimitri métropolite de Rostov.

Le 1er mars de la même année, le nouveau métropolite arrivait à Rostov et prenait possession de sa chaire. Il alla d’abord au monastère Spasso-Jakovlevski, dans l’église dédiée à la conception de sainte Anne (voulait-il par là souligner sa dévotion à l’Immaculée Conception au sujet de laquelle on l’avait accusé ?) et là, désignant une place qui se trouvait à l’angle sud-ouest de l’édifice, il dit à son entourage : « Voici le lieu de mon repos, c’est ici que j’habiterai jusqu’au jour de l’éternité. » Du monastère le saint s’en fut dans sa cathédrale où il chanta sa première messe et prononça un sermon qui, transcrit à des milliers d’exemplaires, fut répandu dans la ville et dans toute la région.

« Je suis venu vers vous », disait-il, « non pour être servi, mais pour servir ; je suis venu non pas pour rechercher des complaisances, mais pour éclairer ceux qui se conduisent mal, consoler les pusillanimes, protéger les faibles, aimer les bons, punir les mauvais avec miséricorde, montrer de la sollicitude pour le bien de tous, chercher ardemment le salut de tous, prier pour tous. »

En effet le « service » du nouvel évêque n’était pas une sinécure. Les fidèles, y compris le clergé du diocèse, se trouvaient à un niveau de culture religieuse tellement bas qu’on a peine à le croire. Pour l’érudit, le saint et l’homme cultivé qu’était Dimitri, cet état de choses était doublement pénible. Dans un de ses sermons, il en parle avec sa force habituelle et son langage imagé : « Époque impie qu’est la nôtre ! Époque où l’ensemencement de la parole de Dieu est tellement négligé ! Je ne sais plus qui il faut d’abord accuser : les semeurs ou la terre, les prêtres ou les cœurs humains, ou les deux ensemble. Le semeur ne sème pas et la terre ne veut rien recevoir. Les prêtres n’enseignent pas et les hommes restent ignares. Les prêtres ne prêchent pas la parole de Dieu, et les hommes ne l’entendent pas et ne veulent pas l’entendre. Le mal vient des deux côtés : les prêtres sont stupides et les hommes sont incultes. Beaucoup de femmes et d’enfants de prêtres ne communient jamais. Les fils de prêtres viennent à nous pour être nommés aux postes de leurs pères. Nous leur demandons s’ils ont communié récemment et ils répondent qu’ils ne se souviennent même pas quand ils l’ont fait. Prêtres impies, qui ne prennent pas soin de leur maison ! Comment prendront-ils soin de la Sainte Église, ces hommes qui ne conduisent pas les membres de leur propre famille à la communion ? »

Pareille situation exigeait des mesures d’administration, sinon, plus encore, d’éducation religieuse. Saint Dimitri s’adonna avec courage et zèle au redressement de ses ouailles. Il considérait que c’était là son devoir primordial. « L’archevêque n’est pas créé pour se glorifier mais pour montrer en sa personne l’image de l’humilité du Christ », écrivait-il. Le saint attribuait une grande importance à la parole convaincue et sincère. « Une mauvaise parole rend méchants même ceux qui sont bons ; une bonne parole au contraire transforme les méchants en bons. » Il prêchait donc sans se lasser. Sa parole frappait à un tel point que, de son vivant, on le désignait déjà comme « le Chrysostome russe ». Pour mieux faire entrer ses paroles dans le cœur et l’intelligence de ses prêtres, le saint fit transcrire ses discours à leur usage : ils devaient les lire pour eux à la maison et pour tous à l’église. Il leur adressait des épîtres. Deux de ces épîtres, dans lesquelles il les exhorte à avoir une révérence spéciale pour la Sainte-Eucharistie et à respecter le secret de la confession, nous sont parvenues. « Il advint qu’en allant à Jaroslav, en 1702 », lisons-nous dans la première de ces épîtres, « nous sommes entrés dans une église. Voulant rendre l’hommage habituel au Saint-Sacrement, j’ai interrogé le prêtre pour savoir où se trouvait l’Eucharistie. Ce prêtre n’a pas compris ma question et resta sans répondre. Je lui demandai encore une fois : Où se trouve le Corps du Christ ? Même silence. Alors un des prêtres de ma suite lui demanda : Où est la réserve ? Alors notre pope sortit d’un coin de l’église un petit vase malpropre et nous montra les saintes espèces que les anges adorent en tremblant et que lui osait conserver avec tant de négligence. Et mon cœur saigna de voir avec quelle irrévérence était conservé le Corps du Christ dont les prêtres vont même jusqu’à ignorer le nom propre. »

La lettre sur le sacrement de pénitence a pour but de corriger les indiscrétions qu’on se permettait alors au sujet du secret de la confession. « Plusieurs mauvais prêtres racontent les péchés de leurs fils spirituels », écrit Dimitri, « et ils les manifestent et, lorsqu’ils sont ivres, se moquent des pénitents... Les péchés sont comme des pierres qui nous écrasent. La miséricorde de Dieu, c’est la mer. De même que les pierres jetées dans la mer restent cachées à tous les yeux, de même doit-il en être avec nos péchés, que la confession précipite dans l’océan de la miséricorde. Le prêtre qui trahit le mystère de la confession n’échappera pas aux peines éternelles de l’enfer... » Le saint évêque ne se contentait pas d’exhorter et d’instruire ses prêtres. Tout en considérant avec raison que c’était par eux qu’il fallait commencer, il ne négligeait pas pour autant les simples fidèles. À cet effet il prêchait dans les églises lorsqu’il y célébrait l’office divin, organisait de fréquents voyages dans le diocèse avec conférences et instructions dans les localités par où il passait. Il ordonna au clergé de prêcher tous les dimanches et jours de fêtes et de faire apprendre à ceux qui ne savaient pas lire la prière de Jésus, le Gloria, le Trisagion, le Pater, le Credo, l’Ave Maria [107], et si cela n’était pas possible pour le moins la prière de Jésus, le Pater et l’Ave [108]. Il exigeait que les prêtres le fassent à l’église après l’office. Pour faciliter la tâche des fidèles, le prêtre devait commencer la récitation des prières à haute voix pour que les assistants les répètent après lui. Enfin, désirant élargir autant qu’il était en son pouvoir le cercle des personnes qu’il voulait atteindre, le saint évêque composait des écrits qu’il propageait parmi le peuple en copies manuscrites ou imprimées. Il considérait ce labeur comme son devoir de pasteur. « Il convient à ma charge (dont je ne suis pas digne) », écrivait-il à un ami, « de prêcher la parole de Dieu non seulement par la parole, mais aussi par l’écrit. C’est mon devoir, c’est ma vocation, c’est mon office. »

Pour ses ouailles saint Dimitri, administrateur et docteur, a vraiment fait tout ce que pouvait faire la charité ardente et éclairée d’un vrai pasteur d’âmes. Ses écrits sont aussi nombreux que variés. D’après leur caractère ils peuvent être divisés en écrits doctrinaux, d’enseignement, (Sermons, Vies de Saints, etc.), apologétiques (« Rozysk », c’est-à-dire enquête sur la loi des Raskolniki), historiques (le Chroniqueur), théologiques (traités séparés), dramatiques (la Nativité, Esther), enfin poétiques (psaumes et cantiques spirituels). Mais malgré cette variété ils ont tous le même but : instruire, montrer la bonne voie à suivre. Tous sont pénétrés de la même idée et du même désir : rendre les hommes moralement meilleurs.

La personnalité d’un vrai prédicateur de la parole de Dieu ne peut être séparée de sa doctrine. Saint Dimitri, par sa vie, a donné à ses ouailles la leçon même qu’il leur proposait dans ses sermons et ses écrits. On a remarqué avec raison, en parlant des saints russes en général qu’en comparaison avec les ascètes byzantins et orientaux, il y avait en eux un adoucissement des motifs austères, une humanisation de l’austérité orientale. Cette observation vaut « mutatis mutandis » lorsqu’on compare entre eux les saints des différentes régions russes : les saints de la Russie centrale et septentrionale et ceux de la Russie du Sud. Évidemment on y trouve les mêmes vertus, devenues en quelque sorte l’apanage de la spiritualité russe (humilité, douceur, miséricorde, amour de la pauvreté), mais vécues, pratiquées dans un climat plus lumineux et partant plus joyeux. Nous le constatons sur le vif en saint Dimitri. Ses vertus brillaient aux yeux de tous, aussi bien dans sa cellule de moine que du haut de la chaire archiépiscopale de Rostov. Son credo sera le même que celui d’un Joseph de Volokolamsk, son idéal ne différera pas de celui des saints de notre Thébaïde du Nord, et cependant la lumière qui se dégage de sa personne aura un reflet différent, plus familier, plus doux, plus chaud. La prière, le jeûne, l’humilité furent les compagnons fidèles de sa vie. « Bien que la nourriture maigre ne soit pas agréable au goût, elle est très utile à la santé de l’âme », disait-il. « Je ne suis pas tel que ton amour pense que je suis », écrivait-il à un ami. « Je ne suis pas bon, j’ai un mauvais caractère, rempli de mauvaises habitudes, et comme intelligence je suis bien en arrière de ceux qui sont vraiment intelligents. Je suis violent, grossier, et ma lumière n’est que ténèbre et poussière. » Dans la chaire de Rostov, parmi les hiérarques qui entouraient l’empereur Pierre, il observait sévèrement son vœu de pauvreté monastique. Après sa mort il ne laissa rien, sauf quelques livres, un certain nombre d’objets d’usage courant et six roubles. Tous les revenus dont il pouvait disposer étaient employés par lui au profit des nécessiteux et pour les besoins des églises. Il fut un vrai père pour les orphelins et les pauvres. Souvent il organisait pour eux des repas, leur distribuait des habits et d’autres secours, en se privant lui-même du nécessaire.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les écrits du saint pour se sentir subjugué par son amour pour Dieu et le prochain. Toute sa vie ne fut dans l’ensemble qu’une contrainte perpétuelle qu’il s’infligeait pour porter généreusement le joug du Christ. Ayant choisi de Le suivre dès son jeune âge, il ne céda jamais, ne jeta jamais un coup d’œil en arrière, marchant tout droit à la suite du Seigneur adoré. Encore adolescent, puis comme novice, il s’était astreint à vaincre ses tendances naturelles et il acquit ainsi une maîtrise remarquable de ses passions. Il dominait non seulement les inclinations peccamineuses de son corps, mais encore celles qui ne l’étaient pas, comme par exemple le besoin de boire et de manger. Chaque jour pour lui était un jour de jeûne. La première et la dernière semaine du Carême, il ne prenait qu’un peu de nourriture le jeudi ; quant aux autres jours il se nourrissait de prières. Il aimait à rester prosterné à terre, les bras en croix durant trois heures en souvenir des heures passées par le Christ sur le Calvaire. En été il s’exposait volontiers dans sa maison de campagne aux morsures des moustiques, se souvenant probablement de son compatriote saint Théodose. Avec cela bon, affable, plein de sollicitude pour tout le monde, les gens de sa maison et ceux du dehors, même les étrangers. « Vir optimus, vir (quod raro) germanae sinceritatis », disait de lui un jésuite qui a dû le connaître à Moscou [109]. Petit de taille, les cheveux blonds parsemés de gris, maigrelet, le dos voûté, le menton prolongé par une petite barbe en pointe, portant des lunettes, vêtu généralement d’une soutane vert foncé (sa couleur préférée), saint Dimitri n’avait extérieurement rien qui fît penser à la force. Pourtant ce corps si frêle était animé d’une vigueur d’esprit extraordinaire qui lui permettait de supporter une tâche considérable de travail surtout spirituel. Ce travail le nourrissait, le fortifiait, de sorte que, même au seuil de la tombe, il étonnait par la lucidité et la fermeté de sa pensée.

« Je ne puis écrire vite », disait-il de lui-même, « non seulement parce que le travail que j’écris est difficile (il s’agissait de la Chronique), mais à cause de ma faiblesse. Souvent je n’en puis plus, et Dieu sait si jamais j’arriverai à terminer ce que j’ai commencé, car mes indispositions fréquentes me font tomber la plume de la main et jettent au lit l’écrivain lui-même : c’est pour lui un cercueil qui le force à penser à la mort. De plus, les yeux ne voient pas bien et les lunettes n’aident pas beaucoup, la main qui écrit tremble et toute la tente de mon corps est proche de la destruction. »

C’est en 1705 que saint Dimitri acheva enfin l’œuvre de vingt ans de labeur : les « Tchetije Mineï ». Durant les trois premières années de son épiscopat, il employa tous ses loisirs à ce travail. Le 9 février 1705, en terminant le dernier volume consacré aux saints des mois de juin, juillet et août, il pouvait en toute vérité écrire : « Hodie, die octava festi praesentationis Christi in templo, ubi Simeon Jesum in ulnas suas accipiens dixit : Nunc dimittis servum tuum, hodie feria sexta, die qua Dominus in cruce pendens dixit : Consummatum est [110]. » La joie qu’il éprouvait était bien justifiée. En effet, il est difficile de trouver après l’Évangile un livre qui eut une plus grande influence sur la société pieuse de Russie. Ce livre fut pour elle un trésor moral d’une richesse inépuisable, une école vivante et pleine de persuasion qui lui indiquait ce qu’il fallait chercher avant tout dans la vie et montrait comment on devait la vivre ici-bas.

Saint Dimitri se rendait très bien compte que le grand moyen pour transformer son clergé en un instrument apte à servir la gloire de Dieu était avant tout une école de formation religieuse. Dès qu’il put mettre son plan à exécution, il fonda à Rostov un collège pour la préparation des candidats au sacerdoce, le premier de ce genre en Grande Russie. Ce collège a été, semble-t-il, la copie fidèle de celui de Kiev où lui-même avait été élevé. Outre la lecture, l’écriture et le chant, on y enseignait les langues grecque et latine, et ses coutumes se rapprochaient de celles des écoles des jésuites. L’ordre de vie y était très familial, grâce à la bonté et à la sollicitude du saint évêque. Il affectionnait en effet d’une manière toute spéciale son collège et s’en occupait personnellement. Souvent il venait à l’improviste et prenait part aux leçons et aux divertissements des élèves. En hiver il expliquait l’Ancien Testament aux meilleurs d’entre eux, en été le Nouveau dans sa maison de campagne. Souvent il remplaçait lui-même un professeur malade. Durant le Carême il confessait personnellement les enfants et leur donnait la sainte communion, les encourageait à bien étudier, leur promettait de prier pour eux, les aidait matériellement lorsqu’ils en avaient besoin. Les élèves chantaient aux offices pontificaux et suivaient parfois leur évêque dans ses voyages à travers le diocèse. L’école était gratuite et ouverte à tous les enfants du diocèse, même aux mendiants, car pour Dimitri, tous les enfants étaient égaux, du moment qu’ils promettaient de travailler sérieusement et de devenir de bons prêtres. L’œuvre promettait un rendement magnifique, mais elle fut interrompue faute de moyens financiers.

La politique de Pierre le Grand à l’égard de l’Église provoque un véritable étonnement. D’une part il exigeait de propager l’instruction, de l’autre il privait le clergé de toute possibilité matérielle pour y parvenir. Il semblait que l’effort de saint Dimitri dût être soutenu et encouragé. Il n’en fut rien. Son école fut fermée à son insu pendant son absence par ordre de la chancellerie « prikaz » des monastères de Moscou, cette mesure étant motivée par le manque de moyens financiers. Ce fut un coup dur pour le Saint. Voici en quels termes il parle de cet évènement dans une lettre qui s’est conservée : « Moi, pauvre pécheur, en arrivant dans la chaire de Rostov, j’avais commencé par ériger un collège grec et latin ; les élèves y ont suivi les cours pendant deux ans et plus et ils ont commencé à comprendre assez bien la grammaire. Mais par la permission de Dieu la pauvreté de la maison archiépiscopale a été un obstacle à cette œuvre. Celui qui nous nourrit (le Tzar) en fut indigné, prétextant qu’on dépensait trop pour les professeurs et les élèves, et il nous a enlevé tout ce qui permettait à l’archevêché de se sustenter. »

Ainsi prit fin l’œuvre si bien amorcée et dont la suppression est assurément une des taches honteuses de cette époque. Époque étrange et pleine de contradictions. Et cependant notre saint ne lui fut pas absolument opposé ni hostile. Témoin cet épisode caractéristique dont il fut l’occasion à Jaroslav. Un jour, en sortant de l’église, le métropolite fut accosté par deux individus barbus qui lui demandèrent ce qu’ils devaient faire à l’occasion du nouvel oukase de l’empereur prohibant de porter la barbe sous peine de châtiment cruel. « On nous ordonne de nous faire couper nos barbes, mais nous sommes prêts à perdre nos têtes plutôt que de nous séparer de nos barbes... Que nous conseillez-vous, Monseigneur (Vladyko) ? » Les interlocuteurs semblaient être des Vieux croyants spécialement récalcitrants à l’oukase impérial, car ils tenaient cette parure virile comme un signe de leur ressemblance avec Dieu. « Que croyez-vous », leur demanda à son tour Dimitri, « que votre tête va repousser si on vous la tranche ? » – « Non. » – « Et la barbe ? » – « La barbe, oui. » – « Et bien, laissez-vous couper la tête et attendez que la barbe repousse », répondit l’évêque. Il ne se contenta pas pour sa part de cette réponse burlesque et ayant appris que nombre de ses diocésains éprouvaient de la crainte pour leur salut parce qu’ils avaient suivi l’ordre impérial concernant la barbe, il composa pour les tranquilliser et fit partout distribuer un écrit : « Sur l’Image de Dieu et sa Ressemblance en l’homme. » Saint Dimitri savait distinguer ce qui, dans les réformes de Pierre le Grand, était bon et indispensable et s’en déclarait ouvertement partisan, ce qui ne l’empêchait nullement de ne pas courber la tête là où la justice ou le service de Dieu l’exigeaient. En vrai « Sviatitelj », tel que la piété russe nous en donne l’idéal, il savait élever la voix et condamner ce qui était condamnable.

Lorsque parut l’oukase abolissant la loi du jeûne dans les régiments, Dimitri en fut révolté et prononça un violent sermon dans sa cathédrale sur le thème des deux festins : Celui du Christ et celui d’Hérode. Il y fustigea sans ménagement les fornicateurs, les ivrognes imitateurs du disciple de Bacchus que fut Luther, l’auteur de l’abrogation du jeûne dans les régiments. L’allusion ne pouvait pas être plus claire : tout y était et ces paroles du métropolite de Rostov durent évidemment arriver aux oreilles du tsar qui eut l’esprit de ne pas les relever. Une autre fois, dans un de ses meilleurs sermons, il éleva la voix contre ceux qui s’adonnent à des crises de colère excessives. Pierre y était nettement visé. Une autre fois il l’apostropha : « Souviens-toi que tu es mortel, ô tzar, et ne crois pas que tu vivras éternellement. Aujourd’hui tout le monde te rend hommage, mais demain tu te trouveras tout seul dans le sein de la terre. Aujourd’hui tous te craignent, mais demain qui craindra un mort ? Aujourd’hui tu es inaccessible, mais demain, lorsque tu seras couché dans le cercueil, tous te fouleront de leurs pieds. »

Les dernières années de la vie de saint Dimitri sont marquées par un redoublement de travail. À ses soucis quotidiens pour le bien de ses fidèles vinrent s’ajouter la lutte contre la propagande du Raskol et les indispositions et souffrances physiques dues au climat de la région et à ses propres rigueurs ascétiques. Il envisageait la fonction de missionnaire comme inhérente à sa fonction épiscopale, surtout dans un diocèse comme le sien où les partisans du « Raskol » (schisme), et nommément la branche qui renie la hiérarchie et considère l’Église comme disparue du monde (bezpopovtzy), étaient nombreux et jouissaient d’un grand ascendant auprès du peuple. En effet, à cause des nombreuses mesures et réformes qui semblaient ou étaient réellement vexatoires, la propagande des « Vieux croyants » hostiles aux réformes religieuses ou civiles gagnait beaucoup de terrain dans les masses populaires, d’autant plus que ces dernières avaient toujours eu un certain penchant pour la piété ritualiste ancienne favorisée par le bas clergé. L’homme de la masse se préoccupait peu des nuances et des détails de la doctrine dogmatique. Toute sa religion consistait surtout à bien remplir les rites prescrits par l’Église. De la sorte, le côté extérieur de la religion avait acquis, du fait même de son antiquité, (on l’a vu dans le cas de Joseph de Volokolamsk et de son école) une auréole de sainteté. Dans l’action de saint Dimitri contre la propagande des « Vieux croyants », nous pouvons distinguer nettement deux périodes. La première (1705-1708), dans laquelle il se contente d’explorer et d’apprécier les faits particuliers, et la seconde (1708-1709), où il passe à l’action directe en découvrant devant ses fidèles les côtés faibles de la doctrine et de la morale de ses adversaires. Dimitri commence par la prédication en prononçant des sermons et en composant de petits traités contre les sectateurs. Puis il écrit un grand ouvrage intitulé : « L’Enquête (Rozysk) sur la foi des Raskolniki. » Le ton général de ces œuvres, comparées à celles d’autres polémistes « orthodoxes », se distingue par sa sérénité. Sa parole est remplie d’amour pour ceux qu’il considère dans l’erreur. Cela est d’autant plus surprenant qu’à cette époque il était déjà très souffrant. On y sent le caractère naturel du saint rempli de charité pour tous. De plus, en Ukraine, vivant loin de Moscou, il n’était pas imbu des passions qui caractérisaient les polémistes des deux camps opposés. La composition du nouveau livre avançait rapidement et l’auteur espérait le terminer dans l’année même (1709). Il réussit à le faire pour la Pentecôte. Comme cet écrit était destiné aux masses populaires, son langage est extrêmement souple et compréhensif. Mais la notion même du « Raskol » n’y est pas assez déterminée, et les circonstances historiques et sociales qui ont contribué à sa stabilisation ne sont pas assez prises en considération. Le schisme y est simplement mis en face de la vérité évangélique. Il en résulte que les phénomènes du « Raskol » n’apparaissent que comme étant en désaccord avec la foi « orthodoxe » et la compréhension sensée de l’évangile, et comme autant de manifestations d’une obstination inculte, ce qui est absolument faux. C’est que Dimitri écrivait son livre uniquement d’après les témoignages de personnes qui disaient connaître le « Raskol » et les « Raskolniki ». Parfois même il attaque des opinions que ces derniers n’ont jamais soutenues, par exemple celles qui ont trait au rejet des icones et des reliques. S’il est vrai que les tendances iconoclastes se faisaient sentir alors en Russie, leurs sources étaient ailleurs. À l’époque de Dimitri on couvrait du nom de « Raskol » toutes les erreurs et toutes les hérésies.

Malgré toutes ses faiblesses, le livre de « l’Enquête » fait date dans la polémique religieuse dirigée contre les Vieux croyants. Auparavant ces derniers étaient ni plus ni moins anathématisés. Rien de semblable dans le livre de notre saint. Pour lui le rite n’a pas une importance essentielle dans l’affaire du salut. Ce qui est important, ce n’est pas la forme mais l’idée qu’elle exprime. Ce n’est pas de l’antiquité de l’icone ou de la quantité de prosphores que dépend notre salut, mais de la foi véritable et des bonnes œuvres accomplies avec un cœur pur. Et dans le « Raskol », Dimitri attaque, non pas tel ou tel rite, mais l’intolérance obstinée avec laquelle ses partisans s’accrochent à leur ritualisme. Le saint ne comprend pas que de telles bagatelles aient pu être la cause d’un schisme entre ceux qui avaient composé auparavant une seule Église. Il est plein de compassion pour un « Raskolnik » qui s’obstine dans son opiniâtreté et qui se prive ainsi des secours de l’Église qu’il renie. Les meilleures actions d’un tel malheureux, ses jeûnes, sa prière, ses prosternations, etc., si elles ne sont pas sanctifiées par la force de la grâce divine, restent « sans mérite pour le salut », car en dehors du Christ il n’y a pas de salut (ch. 5, ch. 21).

La méthode du saint pour convaincre ses adversaires peut être appelée « scientifique-comparative ». Il abandonne résolument les discussions sur les mots et la lettre et tâche d’atteindre et d’approfondir le sens qui s’y trouve caché. Ainsi procède-t-il en discutant sur le nom de Jésus, que les vieux croyants voulaient écrire « Issouss » au lieu de la manière adoptée depuis le patriarche Nikon par l’Église « orthodoxe » : « Iissouss ». Laissant de côté la question de savoir comment ce nom était écrit dans les anciens livres slavons, Dimitri explique comment il se prononçait en hébreu, comment il résonna dans la bouche de l’Archange Gabriel. De là il conclut que la manière d’écrire ce saint nom à la mode grecque avec deux « i » est la meilleure. Saint Dimitri ne se moquait pas de l’adversaire mais examinait scientifiquement la dispute.

Tout ce travail intense l’exténuait. Il continuait cependant à écrire, soutenu par l’exemple de ceux dont il nous a décrit les vies, et aussi par un goût naturel qu’il avait pour le travail d’écrivain, le jour devant une petite fenêtre, la nuit à la lumière d’une bougie de suif. Parfois la pauvre plume d’oie dont il se servait tombait de ses mains. Il n’avait pas encore atteint la soixantaine, mais il sentait ses forces s’en aller. « En pensée je suis par delà les mers, tandis que la mort se trouve derrière mes épaules », écrivait-il à son ami Étienne Javorski. Et comment s’étonner de la chose ? Voici un extrait de son journal, consigné par une autre main, et qui nous donne le programme d’une de ses journées. « Le vendredi 18 novembre 1708, l’archevêque se leva deux heures avant les matines et partit à pied de Rostov à Jaroslav (49 kilomètres). Marchant d’un pas rapide il arriva à Jaroslav à deux heures de la nuit, vingt-quatre heures après, avant les matines. Ne manquant jamais aux matines, il y assista, puis dit la messe dans la cathédrale et prêcha au peuple. Le 24 novembre il s’en retourna à Rostov, également à pied. »

Ses sentiments intimes à cette époque se manifestent dans ses lettres à ses amis, où il se nomme « archipécheur ». Il écrit notamment à l’un d’eux : « Je présume que le Christ s’est caché dans le petit réduit de ton cœur et se repose sur la couche de tes pensées remplies d’amour de Dieu, et tu t’en réjouis et lui offres le vin de ta tendresse. Demande-lui de me visiter, moi aussi, car je me sens faiblir... » À un autre : « L’âme voudrait aller au paradis mais les péchés ne l’y laissent pas entrer ; je voudrais écrire (le Chronographe) mais la santé est mauvaise. »

Ce livre qu’il intitula le « Chronographe » est le dernier que le saint évêque entreprit d’écrire. Il voulait donner au clergé et au peuple russe un exposé court, succinct, compréhensif et véridique de l’histoire biblique et universelle. Il se souvenait qu’en Ukraine, il était difficile de se procurer la bible slavonne et que nombre de clercs ignoraient la chronologie des évènements de l’histoire sainte. Un higoumène d’un couvent ne lui demanda-t-il pas « si le prophète Élie vivait avant ou après Jésus-Christ, si les Macchabées étaient avant ou après les apôtres... et si le glaive avec lequel saint Pierre avait coupé l’oreille de Malchus était le même que celui avec lequel le prophète Élie égorgea les prêtres de Baal » ! « Ô Galates insensés », s’écria Dimitri. Pour remédier à cet ordre de choses il résolut de donner à tous ces « Galates » un livre « maniable, facile à lire et de prix modique afin que tous puissent l’acheter ». Pour ce travail il avait besoin de beaucoup de livres, qu’il prit la peine de rechercher un peu partout, même à l’étranger, et, les ayant reçus, il était plein de joie. « Écrits vraiment précieux ! Autant de pages que je tourne, autant de fruits que je récolte. Les pays qui les ont produits sont vraiment dignes de louanges. » Les lettres qu’il écrivait à ses doctes amis sont pleines de questions en rapport avec son travail : « Où puis-je trouver le Chronographe de Rostov, dit : le grand ?... » – « J’attends les feuilles et supplie de les copier... » – « Merci pour la table... Donnez un rouble au scribe... » – « Qu’est-ce que veut dire le pays des Varègues et où se trouve la ville de Tmoutarakanij ? »... et ainsi de suite. Ne se fiant pas à lui-même, il faisait contrôler son travail par des personnes qu’il estimait plus doctes que lui. Ainsi, le 11 décembre 1707, envoie-t-il au suppléant du trône patriarcal, son ami Étienne Javorsky, les premières feuilles du « Chronographe » avec prière de les lire et de les faire lire par d’autres. Il prévient son correspondant que « son pot-pourri (Mechanina) » ne plaira guère car « il est comme le “sbitènj [111]” russe : il y a un peu d’histoire, un petit commentaire emprunté à Cornelius, à Lapide ou à d’autres auteurs, parfois une petite leçon de morale... Dans les livres scientifiques, ces éléments, historiques et moraux, sont distincts, dans le “Chronographe” tout est mélangé comme les petits pois avec des choux »...

Ce travail, malgré tout l’effort déployé par Dimitri pour le mener à bonne fin, resta inachevé. Le saint évêque était bien proche d’entendre la voix du Maître, qu’il avait servi jusqu’au bout de ses forces, l’inviter à entrer dans la joie éternelle.

Le 26 octobre 1709 était son jour d’anniversaire. Malgré la toux qui le minait, il pontifia à la cathédrale, mais, ne pouvant prononcer son sermon comme d’habitude, il le fit lire par un chantre. Le lendemain, il eut encore la force et la patience de visiter une religieuse qui voulait le voir. Tout d’abord Dimitri refusa l’invitation, se sentant trop faible, alors la sœur, en vraie femme, vint elle-même « insister » auprès de l’évêque afin qu’il la voie chez elle. Le saint céda mais il n’eut plus la force de rentrer. On dut le ramener à la maison en le tenant sous les bras. En ce même jour, par un nouvel effort de volonté, Dimitri écrivit encore une lettre à un de ses amis qui était moine au couvent de Tchondov à Moscou. C’était sa dernière lettre. « Je n’en peux plus... Tu me demandes des nouvelles de ma santé... En vérité, je te le dis, je n’en peux plus. Dans le temps ma santé était toujours une demi-santé : j’étais moitié bien-portant, moitié malade, mais maintenant les maladies ont pris le dessus et il ne me reste qu’un tiers de santé, cependant il semble que je tâche de faire le fort et de me mouvoir dans le Seigneur entre les mains de qui je remets ma vie. Je ne puis faire maintenant aucun travail : tout ce que j’entreprends me tombe des mains, les journées sont devenues sombres pour moi, les yeux y voient mal et, la nuit, la lumière de la bougie n’aide guère, elle me gêne plutôt lorsque je force trop la vue, et les infirmités m’astreignent à rester couché et à gémir. Dans un pareil état de faiblesse je ne sais qu’attendre la vie ou la mort : que la volonté du Seigneur se fasse ! Pour la mort je ne suis pas prêt, mais, pour répondre à l’ordre du Seigneur, je dois l’être. Mon Seigneur est puissant, il fortifiera ma faiblesse. Cet automne est trop pénible pour moi. L’air de Rostov est très mauvais et l’eau est malsaine. Pardonne-moi, mon bien-aimé, je ne puis écrire beaucoup : Dimitri pécheur ! »

Le soir Dimitri fit venir les chantres de sa cathédrale pour qu’ils chantent des cantiques spirituels de sa composition pendant qu’il se chauffait devant le poêle allumé : « Jésus, mon bien-aimé », « Je mets mon espérance en Dieu », « Tu es mon Dieu, Jésus, Tu es ma joie ». Après quelque temps il les remercia et les congédia tous, sauf un qu’il affectionnait particulièrement et qui l’aidait toujours dans la copie de ses manuscrits. Resté seul avec le jeune garçon il commença à l’entretenir de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, comment il avait vécu alors et comment il avait toujours beaucoup prié. Il termina son récit par ces paroles : « Et vous, mes enfants, priez aussi... » puis après un moment de silence il ajouta : « Maintenant, mon enfant, il est temps pour toi aussi d’aller à la maison. » Le petit chantre s’approcha de lui pour recevoir la bénédiction. L’ayant béni, l’évêque l’accompagna jusqu’à la porte, puis tout d’un coup le salua très bas presque jusqu’à terre et le remercia pour l’aide qu’il lui avait prêtée dans ses travaux. Le garçon tressaillit et regarda le saint d’un air embarrassé. « Merci, mon enfant », répéta Dimitri. Le chantre se mit alors à pleurer, mais l’évêque avait déjà fermé la porte. Le jour suivant, au matin, lorsqu’on entra dans la chambre on le trouva déjà froid à genoux sur le plancher. Il avait dû mourir la nuit pendant sa prière. Le 25 novembre, Dimitri fut enterré selon son désir, dans l’église de sainte Anne au couvent de saint Jacques. Dans son cercueil en guise de coussin on déposa, comme il l’avait demandé dans son testament, les brouillons de ses manuscrits. Quarante-trois ans plus tard, sa dépouille fut retrouvée presque intacte lors d’une réparation survenue dans les fondations de l’église. Des miracles multiples ne cessant pas de se produire et la vénération populaire allant toujours croissant, le Synode décida une enquête. Celle-ci se termina en 1757 par une canonisation, suivie en 1763 par l’exposition solennelle de ses reliques. Sa fête est fixée à la date du 21 septembre au calendrier russe.

La glorification de saint Dimitri a une importance capitale dans l’histoire de la spiritualité russe. Dimitri est devenu un des saints les plus aimés des peuples de Russie : vrai père et docteur, vrai pasteur d’âmes comme le furent à leur époque saint Athanase, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome. En lui comme en eux on trouve la même synthèse harmonieuse d’une haute sainteté personnelle et de l’amour de la vraie culture, jointe à l’abnégation héroïque au service des âmes dans le ministère pastoral. Le Tropaire et le Kondakion de sa fête (21 septembre) célèbrent justement ces traits de saint Dimitri, en le nommant « luth spirituel » (psalterion) : « étoile du pays russe qui jeta ses rayons de Kiev et, ayant atteint Rostov, illumina tout le pays de sa doctrine ». Ils le chantent aussi comme « le docteur au verbe d’or qui écrivit pour tous et sur tout, afin de les conduire tous, comme un autre saint Paul, au Christ ».

 

 

 

La doctrine spirituelle de Saint Dimitri

 

 

Saint Dimitri, on l’a vu, a beaucoup écrit. On pourrait l’envisager comme théologien, comme moraliste, comme docteur spirituel, enfin simplement comme écrivain. Nous ne nous arrêterons qu’à sa doctrine spirituelle. Pour la présente étude de l’histoire de la spiritualité russe, c’est elle qui importe en premier lieu. À cet effet on étudiera successivement la doctrine de saint Dimitri sur la perfection en général, sur la vie active et contemplative et sur les vertus principales, et en second lieu sur la dévotion qui fut le centre de toute la vie et de la doctrine spirituelle de notre saint : sa dévotion à la Passion du Seigneur.

 

 

DE LA VIE PARFAITE

 

Saint Dimitri était un homme instruit, doué d’un esprit éclectique. Sa doctrine n’est ni abstraite ni systématique, mais, d’après l’exemple de saint Jean Chrysostome, de saint Basile, de saint Théodore Studite, de saint Dorothée, elle nous exhorte à la vertu en nous inculquant la charité pour Dieu et le prochain, l’abnégation de soi-même, l’humilité, la mansuétude, etc. En d’autres termes, c’est la doctrine spirituelle traditionnelle russe, ou plutôt la doctrine dont se nourrissait le peuple russe, en grande partie grâce aux écrits de notre saint.

« L’homme chrétien », enseigne saint Dimitri, « doit selon ses forces agir de telle sorte qu’avec l’aide de Dieu il progresse de jour en jour, d’heure en heure dans la perfection des bonnes œuvres » (Instruction in feriam V, 20e dimanche après la Pentecôte). La perfection consiste, de manière générale, dans la charité. C’est par cette vertu qu’on parvient à l’union avec Dieu. Comment cela ? Il faut aimer ce que Dieu aime et ne jamais aimer ce que Dieu n’aime pas. Il faut faire ce qui plaît à Dieu et éviter avec diligence ce qui Lui déplaît » (Instr. du 6e dimanche après Pâques). Dimitri admet divers degrés de perfection. Ainsi il distingue, selon le motif de l’action, la charité servile, mercenaire et filiale. Cette dernière est la charité parfaite. Le propre de la charité parfaite est de ne pas « rechercher son propre intérêt » (1 Cor. 13, 5). Ce qui veut dire que « la vraie charité du cœur aime non pas pour soi-même, c’est-à-dire à cause de ce qu’elle aime, de ce qui lui plaît ou lui est utile, mais pour l’amour lui-même. Pour l’aimé elle ne recherche pas son intérêt propre » (Instr. du 15e dimanche après la Pentecôte). Il arrive parfois que quelqu’un est aimé pour un bien qu’on attend de lui, ou bien seulement par crainte de la punition. L’amour vrai ne recherche rien pour lui-même. Saint Dimitri cependant ne condamne pas l’amour qui aime Dieu pour la récompense éternelle qu’on attend de Lui : « Je ne puis seulement le considérer, dit-il, comme vrai et parfait. » Tout amour n’est donc pas un amour parfait, et il y a des degrés dans la perfection. Mais tous peuvent et doivent tendre à la perfection.

Lorsque le Christ a appelé les apôtres à son service, il appela en leur personne le monde entier. La vie chrétienne parfaite n’est pas un privilège réservé à un petit nombre, elle n’est pas le monopole des moines ; tout chrétien né de l’eau et de l’Esprit-Saint doit être un spirituel, même s’il est laïc et vit dans le monde (Instr. in festum S. Michaelis).

En quoi consiste cette perfection ? Saint Dimitri n’ayant jamais traité ex professo de l’essence de la perfection, mais seulement en passant, dans ses sermons et dans le Chronographe, nous trouvons chez lui à l’occasion d’un texte de la Genèse, des réponses diverses à la question. « Qu’est-ce qui est parfait ? Est parfait ce dont on peut dire qu’il ne lui manque rien », répond Dimitri. « De même qu’une maison sans toit et un corps humain sans bras ou sans pieds ne peuvent être nommés parfaits, de même dans la vie morale celui qui n’observe qu’un seul précepte de Dieu et transgresse les autres n’est pas parfait. Les préceptes du Seigneur forment un tout comme les cordes d’une lyre. Si dans une lyre une corde n’est pas bien accordée, la mélodie n’en sera pas harmonieuse. Ainsi pour les préceptes divins. Si l’un d’eux n’est pas observé, les autres ne valent rien (Runo orotchennoje). »

La perfection ne consiste pas dans des actes variés de piété et de mortification externes, mais dans la charité parfaite envers Dieu et le prochain. Les patriarches Abraham, Isaac, Jacob, plurent à Dieu et furent ses amis, bien qu’ils n’aient pas construit d’églises, qu’ils n’aient pas ni jeûné ni observé la virginité, qu’ils n’aient pas quitté le monde ni souffert le martyre pour le Christ. Pour eux il n’y avait de loi que cette loi naturelle : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux » (Luc VI, 31), ou autrement dit : Ce qui ne vous plaît pas, ne le faites pas aux autres. Ces patriarches plurent à Dieu parce qu’ils observaient parfaitement, en parole et en action, la justice dans leurs rapports avec leur prochain.

Cependant la justice parfaite envers le prochain ne suffit pas pour être absolument parfaite. Dans son sermon en l’honneur de saint Siméon, Dimitri ajoute à l’exemple qu’il cite des patriarches, que « Siméon n’était pas seulement juste mais encore pieux ».

Il ne suffit donc pas à l’homme d’être juste, il faut qu’il soit pieux, car « la justice se manifeste dans les relations avec le prochain et la piété dans les relations avec Dieu. La justice aime le prochain mais la piété aime Dieu. Pourtant l’une et l’autre sont nécessaires à l’homme comme les deux yeux, les deux mains, les deux jambes, ou comme à l’oiseau sont nécessaires deux ailes ». Ailleurs notre Saint enseigne que l’observation des commandements ne suffit pas, qu’il faut y ajouter l’observance des conseils. Citant les paroles de l’épouse du Cantique des Cantiques : « Les nouveaux et aussi les vieux fruits, mon bien-aimé, je les ai gardés pour toi » (Cant. Cant. VII, 14), il ajoute : « Les fruits vieux sont les bonnes œuvres qui nous sont prescrites par la loi de Dieu et que nous devons absolument accomplir ; les fruits nouveaux sont les bonnes œuvres que nous accomplissons par notre bonne volonté en plus de ce qui nous est commandé. Ainsi la loi nous ordonne de ne rien convoiter ou dérober de ce qui appartient au prochain ; mais le vrai chrétien ne gardera pas parcimonieusement son avoir, il se montrera généreux et donnera tout à son prochain ; la loi ordonne de mener une vie pure ; le vrai chrétien ne se permettra pas de s’arrêter même à une pensée impure. »

Cette dernière assertion risque de donner le change en faisant croire que saint Dimitri considère le péché en pensée comme appartenant au domaine des conseils. Il n’en est rien. Dans un sermon (2e, 4e Dim. après la Pentec.), il dit nettement : « Seront rejetés du Royaume des cieux ceux qui, bien qu’ils conservent leur corps dans la pureté, souillent leur âme par des pensées impures et se complaisent en elles », et il insiste : « Le démon entre dans l’âme de celui qui pèche par pensée » (Instr. 2, 5e Dim. après la Pentec.). Puisque le Christ s’est livré pour nous pleinement et a satisfait pour nos péchés plus qu’abondamment, nous aussi nous devons non seulement accomplir les préceptes mais les dépasser. C’est, pour qui veut être parfait, une véritable nécessité. « Dès lors l’observance seule des préceptes n’est plus une perfection qui est louée devant Dieu, elle n’est que le devoir servile, comme le dit le Christ lui-même : “De même vous quand vous aurez fait ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire” (Luc 17, 10). Ceux-là ont accompli leur devoir mais ils n’ont pas mérité la louange ; ils ont échappé à la punition mais ils n’ont pas reçu de couronne » (Instr. en la Ve férie du 20e Dim. après la Pentec.).

De tout ce qui précède on voit que la perfection chrétienne est présentée chez saint Dimitri de différentes manières. Néanmoins elle consiste toujours pour lui dans l’accomplissement des œuvres et la pratique des vertus.

Si la perfection de Dieu est la cause exemplaire de la perfection humaine, on peut dire sans exagération que cette dernière consiste dans la ressemblance avec Dieu. Le saint insiste, ayant en vue les « Vieux croyants » : L’image et la ressemblance avec Dieu n’existent pas dans le corps mais dans l’âme. C’est l’âme qui est une et qui est douée d’une triple faculté, image de la Sainte Trinité, laquelle est une nature divine en trois personnes : La Mémoire – le Père ; l’Intelligence – le Fils ; la Volonté – le Saint Esprit (Enquête II p. art. 18). Saint Dimitri distingue la ressemblance et l’image. La première consiste dans l’imitation des perfections divines, en une certaine ressemblance morale qui est supposée se trouver dans le baptisé. La seconde « se trouve aussi dans l’âme de l’infidèle, mais la ressemblance ne se trouve que dans un chrétien vertueux. Et si ce dernier pèche gravement, il perd seulement la ressemblance avec Dieu, non pas l’image » (Annales). Le saint insiste surtout sur l’imitation de la miséricorde, de la charité et de la compassion de Dieu. Cette ressemblance avec Dieu comporte des degrés comme la perfection même. Ainsi, le chrétien ressemble à Dieu (podoben) ; le moine est supposé parfait et plus ressemblant (prepodoben), tandis que la Sainte Mère de Dieu est, entre toutes les créatures, la plus ressemblante à Dieu (prepodobnejchaja). (Instr. en la fête de saint Georges, Arch. de Kazan).

Dans ses « Annales » (Ljetopis), parlant des deux femmes de Jacob, Lia et Rachel, saint Dimitri traite la question de la vie active et de la vie contemplative. Nous avons déjà vu combien elle était devenue importante en Russie depuis le différend entre Joseph de Volokolamsk et les Startsi du Trans-Volga. Dimitri est on ne peut plus clair sur la question. Pour lui, la loi de la vie active s’accomplit dans le travail pour le prochain : aider les pauvres et les indigents dans leurs nécessités ; nourrir les affamés de son travail, vêtir ceux qui sont nus, donner asile aux pèlerins, visiter les malades et les détenus, ensevelir les morts, accomplir les autres œuvres de miséricorde et porter diligemment le fardeau imposé par l’obéissance. La règle de la vie contemplative comprend : la séparation de toute rumeur et de toute préoccupation des choses de ce monde et l’adhésion à Dieu seul pour mieux Le connaître par l’esprit et par la pensée. Ces deux règles, dit le saint auteur, sont nécessaires à celui qui cherche son salut, de même que deux yeux et deux bras sont nécessaires à un homme. Certes on peut travailler aussi avec un bras, mais on travaille mieux avec deux. Il en est de même pour la vie active et contemplative. Celui qui accomplit seulement une de ces règles de vie peut rechercher son salut, mais il est mieux de les tenir toutes les deux. Pour Dimitri la vie active n’est donc pas subordonnée à la vie contemplative, mais l’une se juxtapose à l’autre : toutes les deux se parfont mutuellement, comme un œil complète l’autre. C’est la position adoptée, comme on l’a vu plus haut, par saint Corneille de Komel dans sa règle.

Si l’on compare la vie active et la vie contemplative en les considérant en elles-mêmes, la seconde est préférable à la première. Rachel plaisait plus à Jacob que Lia. Dimitri l’explique en se servant surtout de l’exemple classique tiré de l’Évangile de Marthe et Marie (Annales). Marthe travaille pendant que Marie reste assise aux pieds de Jésus, écoutant ses paroles. Marthe fut active et Marie contemplative. C’est pourquoi le Seigneur dit à Marthe : « Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous agitez pour beaucoup de choses », tandis que Marie est louée : « Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée. » Le Seigneur cependant n’éconduit pas Marthe. Le travail de Marthe ne lui déplaisait pas, puisqu’elle travaillait précisément pour lui seul ; afin de lui préparer un bon souper. Néanmoins Marie est louée davantage que Marthe. Pourquoi ? « Parce que Marie, sans aucun souci des choses extérieures, appliquait tout son esprit à connaître Dieu en écoutant les paroles de Dieu, tandis que Marthe, négligeant les paroles de Dieu, ne faisait que le servir de son travail. C’est pourquoi elle est reprise par le Seigneur de sa trop grande sollicitude des choses de cette vie. Car le travail pour lequel on abandonne la parole de Dieu, l’oraison et la contemplation, est vain, même si en soi il est bon. » (Annales.) Considérée séparément, la vie contemplative l’emporte donc sur la vie active. Cependant la manière de vivre la plus parfaite est celle où les deux sont unies, en d’autres termes : la vie mixte.

Quelles sont maintenant les vertus que le saint s’efforce d’inculquer davantage et qui doivent selon lui orner de préférence l’âme d’un homme qui tend à la perfection ? Ce seront surtout la sincérité, l’harmonie entre la doctrine et l’action. Toute hypocrisie, toute simulation encourent son blâme sévère. C’est en raison de son amour pour la sincérité qu’il exhorte fréquemment à la révérence et à l’attention pendant les temps consacrés à la prière et dans les églises [112]. « La prière sans attention est semblable à un encensoir sans feu ni encens, c’est une lampe sans huile, un corps sans âme. Celui qui veut prier doit préparer son cœur, c’est-à-dire déposer toutes les pensées vaines, les préoccupations terrestres, et diriger tout son esprit vers Dieu en se tenant devant Lui avec décence et crainte (révérencielle), comme on se sentirait tenu devant un roi (ou, si l’on préfère, un gouverneur). Car quelle utilité peut avoir une prière qui se fait sans attention ni intelligence ? Quelle utilité, si la prière ne se trouve que sur les lèvres, tandis que l’esprit est rempli de pensées qui déplaisent à Dieu, ou bien si la langue prie et si le cœur offense Celui à qui la prière est adressée ? » (Annales).

Saint Dimitri insiste sur le culte et la révérence dus à la Sainte-Eucharistie [113]. Ce culte et cette révérence sont fondés sur la foi vivante à la présence réelle. Le saint exige que nous manifestions cette foi par nos actions extérieures et que nous nous comportions comme si nous étions visiblement en présence du Roi du Ciel.

Bien que saint Dimitri exhorte à la pratique de toutes les vertus, il parle, dès qu’il en a l’occasion, avec une prédilection spéciale, de celles qu’on pourrait appeler « les vertus de l’Agneau » comme la mansuétude, l’humilité et la patience. Elles sont caractéristiques pour la piété russe. On les nomme à tort « vertus passives » sans se rendre compte qu’elles exigent le déploiement d’un maximum d’activité intérieure.

L’amour des injures et le support patient des calomnies, des offenses et de la diffamation est chose très difficile à la nature humaine. Elle est « néanmoins très utile ». Le calice des douleurs et des offenses qui nous est présenté par nos ennemis, Dieu le permettant, est amer. Mais si nous buvons ce calice par amour pour Dieu, avec patience et en aimant nos ennemis, il se transforme pour nous en délices éternelles et donne à notre âme la santé éternelle (Instr. 2. 19e dim. après la Pentec.). Nous pouvons vaincre nos ennemis par la mansuétude et la patience, d’abord, parce que la mansuétude triomphe de toute colère, mais surtout parce que Dieu a l’habitude d’assister celui qui est humble et doux. À un homme doux on peut appliquer la vision de saint Jean dans l’Apocalypse (5, 1-10) : C’est un agneau qui a la force d’un lion. « Si tu veux vaincre les ennemis sans combat et sans armes, sois humble et doux, rempli de mansuétude. »

De tout ce qui précède apparaît clairement l’importance que saint Dimitri attribuait à ces vertus, particulièrement chères à tous les saints russes. Sa doctrine spirituelle nous le montre mettant l’essentiel de la vie parfaite dans l’exercice des vertus, dans l’abnégation de soi-même et dans l’humilité. En cela il ne fait que suivre les grands docteurs comme saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Théodore Studite et les exemples des saints dont lui-même a écrit la vie. C’est d’ailleurs, comme on l’a vu, la doctrine spirituelle de presque tous les saints russes.

 

 

LA DÉVOTION DE SAINT DIMITRI POUR LA PASSION DU CHRIST

 

Le Père Serge Boulgakov, dans son livre « Orthodoxie » [114], n’a pas hésité à écrire : « L’image du Christ rayonne sur l’âme chrétienne et lui montre le chemin de la vie... Mais ce n’est pas l’image du Christ crucifié qui est entrée dans l’âme du peuple orthodoxe (russe) et s’est emparée d’elle... » Faut-il dire que nous sommes ici, encore une fois, en présence d’une de ces affirmations par lesquelles certains théologiens modernes pravoslaves aiment à exercer la crédulité des lecteurs occidentaux ignorant tout ou presque tout de la spiritualité russe authentique. Sans parler des prières de la liturgie et surtout de celles de la semaine sainte, le fait que l’hagiographie russe connaît une classe propre à elle de saints désignés par le nom de « Strastoterptsi » dont le « podvig » consiste à se laisser tuer pour imiter la mort du Christ, le rôle de premier rang qu’occupent dans cette même hagiographie les « fous pour le Christ », ces hommes dans le cœur desquels la croix avec le Dieu crucifié est toujours dressée, tout cela suffit amplement à réfuter l’assertion de Boulgakov. L’exemple de saint Dimitri de Rostov, ainsi que ses écrits, mettront encore davantage en lumière cette attitude traditionnelle de la spiritualité russe. Car, ne l’oublions pas, saint Dimitri est un saint parmi les plus aimés du peuple russe. Ses écrits furent toujours très lus par le clergé et les fidèles, ce qui ne serait pas le cas si ni les uns ni les autres n’y avaient retrouvé leurs sentiments personnels.

Quels étaient les sentiments de saint Dimitri pour la Passion du Sauveur ? La Passion ne fut pas pour lui un simple objet de dévotion parmi beaucoup d’autres. Toute sa vie spirituelle fut enracinée à l’ombre de la croix ; c’est là qu’elle a crû et s’est développée. « Il faut éviter les péchés », disait-il, « car les péchés renouvellent la Passion du Christ et le clouent de nouveau sur sa croix. » Par contre « il faut exercer les vertus dont le Christ nous a donné le modèle dans sa Passion ». Saint Dimitri avait l’habitude, surtout le vendredi, de méditer sur la Passion et la mort du Sauveur. Il aimait à considérer les évènements qui survenaient dans sa vie le vendredi, en liaison avec le mystère de la croix. Ainsi note-t-il dans son journal le 29 mars 1689 : « En ce grand jour du Vendredi Saint de la Passion du Christ-Sauveur, ma mère Marie Mikhailovna est morte à neuf heures, c’est-à-dire à l’heure même où notre Seigneur, souffrant sur la croix, a rendu son âme entre les mains du Père pour notre rédemption. Et je considère comme un signe de son salut ce fait que le Seigneur ordonna à l’âme de ma mère de se séparer de son corps le même jour et à la même heure qu’il ouvrit le paradis au bon larron, au moment où mourut ce dernier. » De même les sermons qu’il prononçait le vendredi, Dimitri les mettait en rapport avec la croix du Christ. On a vu plus haut qu’il aimait à rester prosterné par terre, les bras en croix pendant trois heures en souvenir du temps que le Seigneur resta sur la croix.

Dans son premier opuscule « Rouno Orochennoje », (La Toison baignée de rosée), il considère comment la Très Sainte Vierge Marie reçoit saint Jean pour fils sous la croix et il en déduit que personne n’est digne d’être appelé fils de la Sainte Mère de Dieu s’il n’est pas pur, s’il n’est pas disciple du Christ et s’il ne se tient pas sous la croix. « Que veut dire se tenir sous la croix ? » demande-t-il, et il répond : « Cela veut dire avoir toujours devant les yeux de l’esprit le Seigneur crucifié. Il faut que nous soyons crucifiés avec Dieu par la compassion et par la mortification de la concupiscence et des passions du péché. » « Tout bon chrétien », dit-il dans son beau sermon sur les femmes myrrhophores (porteuses de myrrhe), « est un temple de notre Dieu. La croix se trouve elle aussi dans ce temple. Cette croix, c’est le souvenir constant de la Passion du Christ. »

Saint Dimitri laissa encore plusieurs courts écrits consacrés exclusivement à la Passion, et qui, par leur amour tendre pour le Christ souffrant, rappellent les écrits des spirituels occidentaux sur le même sujet. Ce qui ne doit pas étonner, si on se souvient que Dimitri fut élevé dans l’Académie de Kiev où l’influence latino-polonaise était toujours très grande.

Dimitri fait commencer ses méditations sur la Passion du Christ soit par Gethsémani soit par la Dernière Cène, et suit le Seigneur dans tous ses mystères, exhortant les fidèles à méditer eux aussi sur la Passion du Christ. Il propose une belle image du Christ comme pèlerin rejeté par le genre humain : « Qui ne sera pas ému en regardant un pèlerin revenant si misérablement dans sa maison ? Il a été notre hôte. Nous avons commencé par le loger dans une étable ; puis nous l’avons chassé en Égypte chez les idolâtres. Chez nous il n’avait pas où reposer sa tête. Il vint chez les siens et les siens ne l’ont point reçu... » Le saint ne se contente pas de décrire la Passion du Christ telle qu’elle eut lieu historiquement ; il la présente encore en images et symboles. Il est à noter qu’il emploie presque les mêmes images que saint Bernard et saint Bonaventure. Le Christ est proposé comme la vigne mystique, comme l’arbre de vie. Par sa Passion il blesse d’une blessure d’amour, comme d’une flèche, le cœur de l’homme.

Dans son sermon en l’honneur de saint Démétrius, martyr à Salonique, le saint métropolite représente Dieu comme un archer lançant sa flèche pour blesser le cœur des hommes. Les blessures du Christ peuvent être reçues par le corps hu main de trois façons. Premièrement par le martyre, comme l’ont fait les Apôtres et les martyrs. Secondement par la mortification volontaire comme le font ceux qui quittent le monde et s’adonnent à différents modes de pénitence pour soumettre la chair à l’esprit ; troisièmement par l’impression de ces blessures dans le cœur. Cette dernière façon est la raison et le principe des deux autres.

Porter dans le cœur les blessures du Seigneur Jésus signifie « avoir le cœur blessé d’amour par le Seigneur Jésus qui pour nous fut blessé à la croix par les clous et par la lance ». Dimitri fait intervenir l’épouse du Cantique assise sous un pommier au milieu de la forêt et disant qu’elle est « malade d’amour ». « Pourquoi le dit-elle ? » demande le saint, et il ajoute : « Peut-être l’amour a-t-il un arc et des flèches avec lesquelles il frappe et blesse le cœur de l’épouse ? » À cette question Dimitri répond par les paroles de saint Grégoire de Nysse : Dieu blesse les cœurs des hommes par la flèche qui n’est autre que son Fils Monogène. Cette flèche que Dieu lance dans les cœurs atteint l’archer lui-même [115].

Le Saint applique ces paroles à la croix sur laquelle le Christ est tendu comme la corde d’un arc, blessant par les flèches de son sang le cœur des hommes. « Je contemple la cité de Jérusalem et je vois... le Christ notre Sauveur céleste sortant de la ville et marchant vers le Golgotha en portant sa croix, comme un arc sur ses épaules, et les gouttes de sang de son corps sont comme des flèches dans un carquois avec lesquelles il désire blesser et prendre beaucoup d’hommes... Peu après, voici qu’on verra apparaître la croix sur le Calvaire. Les membres, les nerfs et toute la chair de notre Seigneur Jésus-Christ sont tendus sur elle comme les cordes d’un arc. Cet arc, c’est Dieu le Père ; c’est lui qui le tend lui-même, c’est lui-même qui livre son Fils à la mort de la croix, pour nous. Puis va venir le soldat avec la lance. Il en frappera le côté du Christ. Ainsi va s’ouvrir le carquois rempli de flèches. “Et aussitôt il sortit du sang et de l’eau” (Jo., 19, 35). Voici les flèches. Car autant de gouttes du précieux sang du Christ et de l’eau très pure sont sortis de son côté, autant de flèches furent lancées par Lui pour frapper et blesser les cœurs des hommes... »

Enfin saint Dimitri considère le Christ en croix comme chantant son dernier cantique. « Le Christ étendu sur la croix élève un chant suave semblable à la corde d’une harpe. Voici qu’il prie pour ses bourreaux : “Père pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font” ; il sauve le bon larron : “En vérité je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis” ; il confie sa mère à saint Jean et pousse un cri vers son Père... le chant cesse lorsque la corde se rompra, lorsque l’âme le séparera du corps » (Sermon sur la Passion du Christ).

Telle est la dévotion de saint Dimitri à la Passion en général. Voyons maintenant quels étaient les éléments de la Passion que le saint méditait de préférence. On trouve chez le saint évêque une dévotion explicite aux cinq plaies de Jésus. Parmi elles il entourait d’un amour spécial la plaie du côté qui fut aussi celle du cœur. Cela ne veut pas dire que ces cinq plaies prises à part forment l’objet d’une dévotion spéciale, comme ce fut le cas pour cette dévotion en Occident, mais seulement que Dimitri considérait les plaies du Christ comme un objet particulièrement parlant à une âme dévote, et présentant au prédicateur un vaste champ d’applications morales. Dimitri les nomme « les gros raisins de la vigne mystique ». « Apprenons », dit-il, « de ces cinq plaies à aimer les bons et à avoir miséricorde pour les pécheurs. Marchons dans la voie de la justice et abandonnons la voie de l’iniquité. Enfin, de la plaie du cœur, apprenons à aimer non seulement les amis mais aussi les ennemis. Ne laissons pas de côté non plus les raisins plus petits, ne négligeons pas les autres plaies du corps du Christ, car toutes ont la même force pour nous sauver de nos péchés » (2e Instr. du 13e Dim. après la Pentec.). Dans son opuscule « Adoration de Notre Seigneur Jésus-Christ », le saint auteur parle encore des cinq plaies. Avec saint Thomas, il invite à toucher les plaies avec les mains, non d’une manière physique mais en esprit et par le cœur, en méditant longuement et attentivement sur le sujet : « Ô Mains de Notre Seigneur Jésus-Christ ! » s’écrie Dimitri, « mains pleines de bonté et de miséricorde. Ô plaies si douces des mains saintes ! Nous vous vénérons d’une vénération remplie de gratitude, nous vous baisons en esprit et nous étendons nos bras vers vous afin que vous nous soyez propices... » Des plaies des mains le saint passe aux plaies des pieds. Ces pieds sont blessés pour satisfaire à la transgression d’Adam. « Ne sommes-nous pas, nous aussi, coupables des plaies des pieds, nous qui marchons toujours dans les voies de l’iniquité ?... » « Ô pieds si purs du Seigneur ! Nous vous vénérons et nous baisons les traces des clous que vous portez et nous vous rendons grâces pour votre passion volontaire. »

Si, comme nous l’avons vu, saint Dimitri vénère les plaies du Seigneur en général et celles des mains et des pieds en particulier, il était à prévoir que la plaie du côté jouirait de sa prédilection. La plaie du côté et la plaie du cœur ne font pour Dimitri qu’une seule et même chose. Car, par une lance longue et tranchante, le côté a été ouvert jusqu’au cœur (Instr. du Dim. de Quasimodo (S. Thomas). « Le Christ en croix a incliné la tête pour indiquer aux Juifs l’endroit de son cœur... Par cette inclinaison il semble rendre grâces à Dieu le Père pour le calice de la Passion... En inclinant sa tête il indique son cœur comme s’il voulait par là dire aux Juifs : Voyez, je n’ai plus rien dont vous pouvez encore vous moquer, que vous pouvez encore insulter, mais voici mon cœur que je vous promets... » (Sermon sur la Passion du Christ). Ailleurs (Pleurs sur la sépulture du Christ), il donne une autre raison, peu banale, pour laquelle le Christ a permis de blesser son cœur. « Le cœur de Jésus », dit-il, « était rempli d’un amour ardent pour les hommes. Afin de pouvoir jouir d’un peu de fraîcheur et de tempérer le feu qui le consumait, il permet au tranchant du fer froid d’entrer dans son cœur. Il se laisse ouvrir le côté comme une porte, et le cœur blessé est ouvert, semblable à une fenêtre. Le côté du Christ est la porte par laquelle nous pouvons accéder à son cœur... Voici la porte ouverte : chacun peut entrer et sortir et trouver un pâturage. Le côté est ouvert par une lance qui l’a percé jusqu’à l’intérieur et a atteint et blessé le cœur même. Elle a blessé le cœur qui fut la source et le principe de toute charité ; elle a blessé le cœur qui a aimé jusqu’à la fin les siens qui étaient dans le monde... Elle a blessé le cœur rempli de bonté, de miséricorde, de compassion pour ceux qui souffrent. Le monde a blessé le cœur de Jésus, car le Christ a aimé le monde de tout son cœur. Maintenant nous savons comment le Christ a aimé le monde rempli d’ingratitude. »

Comme on le voit d’après ce texte, saint Dimitri considérait non seulement le cœur comme organe physique, le cœur humain transpercé par la lance, mais encore en tant que la source d’où découlait l’amour dont le Christ nous a aimés. Les fidèles sont invités à leur tour à ne pas se contenter de méditer la passion extérieure et corporelle du Christ, mais à vénérer les souffrances intérieures de son cœur.

« Le Cœur du Christ est un trésor d’une richesse infinie. En effet c’est à la croix que naquit l’Église, sortie du côté percé du Christ. Du côté du Seigneur on vit sortir de l’eau et du sang. L’eau pour nous purifier, le sang pour nous sanctifier. »

Ces paroles indiquent les conclusions pratiques que saint Dimitri déduit de cette dévotion. La Passion du Christ n’est pas pour lui un simple fait historique ayant eu lieu depuis des siècles, mais un évènement qui se renouvelle continuellement par les actions des pécheurs. Celui qui pèche crucifie de nouveau le Christ. « Nous le crucifions par nos actions mauvaises, viles et impures. Nous vénérons l’image du Christ et en même temps nous foulons aux pieds son précieux sang versé pour nous, en nous rendant ainsi sa Passion inefficace. » « Tu adores le Christ et tu le frappes en même temps, lorsque tu irrites ou agaces ton prochain. Tu pries le Christ et en même temps tu lui craches au visage, lorsque tu parles mal de ton prochain, que tu l’offenses ou le juges. » Le pécheur renouvelle la triste histoire des ennemis du Christ. Si un homme médite sérieusement sur la Passion du Christ il est certain de ne plus pécher. Au moment de la tentation il faut lever nos yeux corporels vers l’image du Christ crucifié et nos yeux spirituels sur le Christ lui-même qui règne au Ciel, et lui dire : « Voici que Notre Seigneur est conduit à la mort sur la croix pour cette insolence, pour ce péché, pour cette transgression. Comment donc pourrais-je accomplir cette action et crucifier ainsi encore une fois le Fils de Dieu ?... Si après cette réflexion, la mauvaise pensée persiste et si l’on est sur le point de commettre la faute, que l’on regarde les bras étendus du Christ, ses mains blessées et que l’on pense : « Pourquoi le Seigneur étend-il ses bras ? Pour me sauver du péché... » – « Ne vois-tu pas mes blessures », dit le Christ, « ces blessures que moi, Dieu, j’ai reçues pour toi ? Veux-tu peut-être me blesser encore une fois ? » (Instr. pour le Dim. de Quasimodo).

Ainsi pour saint Dimitri la Passion du Christ est un remède contre le péché, mais en même temps un moyen de perfection. Car tous ne tirent pas les mêmes conclusions de la Passion du Seigneur. Le pécheur en la méditant entend la voix de sa conscience lui dire : « Si ton Seigneur est mort pour toi, pourquoi, toi, vis-tu pour le péché ? Pourquoi ne combats-tu pas tes passions mauvaises ? » Un autre, contemplant Jésus crucifié, sera attiré par la pensée que le Christ est crucifié pour lui afin de le vivifier, de le guérir, de le purifier. La voix de sa conscience lui dira : « Si ton Seigneur a souffert tout cela pour toi, pourquoi, toi, te laisses-tu aller à la paresse et à la négligence ; pareil à un mort, tu dors sans rien faire dans ton tombeau ? » Enfin celui qui est parfait et expérimenté (dans les choses spirituelles) en regardant son Seigneur fixé sur la croix, réfléchira sur son amour qui le fait sacrifier sa vie pour nous. Pareille méditation l’affermira dans les adversités et les souffrances. « Si mon Seigneur m’a aimé, moi qui suis pécheur, d’un amour tel qu’il a donné sa vie pour moi, moi aussi je dois supporter cette petite souffrance par amour pour Lui. » De cette manière, la méditation de la passion du Seigneur apportera au pécheur la conversion, au tiède la ferveur et au fervent la générosité.

Saint Dimitri affirme explicitement que, comme la vie du Christ, toute sa Passion nous doit servir d’exemple. Nous devons, en tant que fils, disciples et serviteurs, faire ce qu’a fait notre Père, notre Maître et notre Seigneur. « Le Christ a souffert, nous laissant son exemple afin que nous suivions ses traces. » Notre croix, ce sont « nos souffrances, les adversités, les malheurs, les maladies, toutes les tristesses par lesquelles Notre Seigneur nous éprouve durant cette vie, ainsi qu’on éprouve l’or dans le creuset... Voici notre croix. Et nous devons la porter en rendant grâces à Dieu, en union avec la Passion du Christ » (2e Instr. en la fête de l’Exalt. de la Croix).

Dimitri insiste beaucoup sur la reconnaissance. Nous devons toujours être reconnaissants dans ce monde et dans toute l’éternité pour la Passion du Christ. Chacun de nous doit rendre grâces au Seigneur souffrant, comme si le Seigneur n’était mort que pour lui seul. « Moi Dimitri, moi pécheur, je te rends grâces, mon Sauveur, ma Lumière, ma Vie et ma Résurrection, pour ce que tu m’as aimé et que tu t’es livré pour moi. Vous aussi, qui que vous soyez, Pierre, Jacques ou Jean, vous aussi dites de même : “Je te remercie Seigneur pour ce que tu m’as aimé et que tu t’es livré pour moi...” » Cette reconnaissance doit se manifester par le souvenir continuel de la passion du Christ. Au souvenir doit s’ajouter l’amour qui sera un amour sincère. C’est ce que Dieu désire principalement et parfois même uniquement. « Que désire Notre Seigneur pour tant d’amour ? Rien d’autre que notre amour en disant : “Je t’ai aimé, toi aussi aime-moi. J’ai été frappé pour toi, couvert de crachats, et toi pour cela aime-moi. J’ai été pour toi couronné d’épines, frappé à la tête avec un roseau, condamné à la peine capitale, et toi pour cela aime-moi. J’ai été pour toi attaché à la croix, percé avec la lance, et toi aime-moi pour cela. Pour l’effusion de mon sang je ne demande de toi qu’un cœur aimant. Mon fils donne-moi ton cœur, aime-moi.” » (1re Instr. sur le 13e Dim. après la Pentec.)

Tous ces textes montrent clairement la manière tendre et éloquente avec laquelle Dimitri proposait cette dévotion aux fidèles. Pour lui-même elle était le centre de toute sa vie spirituelle, et en vrai pasteur d’âmes qu’il était, il savait en tirer les applications morales pratiques et adaptées à ses ouailles. Il est difficile de trouver un auteur spirituel russe (sauf peut-être saint Tikhon de Zadonsk) qui parle aussi souvent et d’une manière aussi vivante de la Passion du Christ. Cela vaut surtout pour ce qui a été dit plus haut, à propos des cinq plaies et du saint Cœur de Jésus.

Il reste à dire quelques mots sur une question délicate : Quels sont les auteurs dont Dimitri dépend en cette matière ? Présentement cette question ne peut être pleinement résolue pour la raison que nous n’avons entre les mains que les œuvres du saint éditées en Russie avant la révolution. Or ces dernières furent en maints endroits « corrigées » par le Saint Synode. Il n’est donc pas exclu qu’il soit possible de voir un jour plus clair en étudiant les manuscrits de Dimitri qui ne sont pas encore édités. Dans une des méditations sur la Passion du Christ pour chaque vendredi, composée en 1702, saint Dimitri nous indique lui-même ses sources : « Les chroniqueurs, historiens, témoins, docteurs et écrivains ecclésiastiques suivants : saint Athanase, Eusèbe de Césarée, Paul de Samosate, saint Jean Chrysostome, saint Cyprien, saint Épiphane de Chypre, saint Ambroise de Milan, Théodoret, saint Jérôme, saint Jean Damascène, saint Léonce Pape de Rome (sic) (il veut probablement dire saint Léon le Grand), saint Jean Climaque, saint Isidore et autres saints. » Dimitri n’énumère pas tous les auteurs dont il s’était servi, car dans ses sermons il en cite d’autres, par exemple saint Basile, saint Grégoire de Nysse, saint Éphrem le Syrien.

Dans les œuvres de ce dernier notamment (ou dans celles qui lui sont attribuées), on trouve beaucoup de passages sur la Passion et sur les cinq plaies qui nous rappellent les paroles de notre saint sur le même sujet. Nous savons d’autre part que dans sa bibliothèque le saint évêque possédait plusieurs ouvrages, par exemple les œuvres de saint Bonaventure, de Thomas a Kempis, de saint Pierre Canisius, de Cornelius a Lapide, etc., où l’on pouvait trouver aussi les mêmes idées. On en peut déduire que le saint auteur a pu aussi profiter des écrits des auteurs latins. Cela n’a rien d’étonnant, si l’on se rappelle que saint Dimitri fut élevé à l’Académie ecclésiastique de Kiev, qui de tous temps fut assez ouverte à l’influence de la théologie latine. Cette influence latine a pu s’exercer sur lui de deux façons : directement, c’est-à-dire par les œuvres des auteurs latins, et indirectement par l’Académie de Kiev. Pareille influence semble très probable en ce qui touche sa dévotion assez rare en Russie pour le Cœur de Jésus [116]. Il serait cependant hasardé de croire que Dimitri ait connu la dévotion au Sacré-Cœur, telle qu’elle s’est fixée dans la spiritualité occidentale depuis les révélations de Paray, qui n’eurent lieu qu’entre les années 1673-1675. Bien que le saint ait été en relations avec les jésuites de Moscou [117], ces derniers ne devaient pas encore propager la nouvelle dévotion, surtout en Russie et auprès d’un métropolite orthodoxe, puisque le livre du Père Jean Croiset traitant de la question venait d’être mis à l’Index (1704). Il semble plus conforme à la vérité de penser que saint Dimitri, par des lectures assidues et des méditations pieuses, se soit assimilé la manière de considérer la Passion qu’il trouvait dans les textes des auteurs latins en sa possession et qui était bien connue dans les milieux spirituels polonais et lithuaniens qu’il fréquentait. En mettant ses méditations par écrit, le saint a parlé par conviction intérieure en se servant du langage des auteurs occidentaux. Toutes considérations faites, il semble qu’on peut dire que, si la forme concrète sous laquelle saint Dimitri propose sa dévotion à la Passion est empruntée aux auteurs latins, les exemples et les témoignages des écrivains occidentaux sur lesquels il s’appuie montrent bien que cette dévotion n’est ni occidentale, ni orientale, mais simplement chrétienne. Le fait que les écrits de saint Dimitri ne choquèrent personne et furent particulièrement aimés dans les milieux spirituels russes prouve de plus qu’ils sont parfaitement conformes à la spiritualité russe et à ses sentiments envers le Sauveur crucifié.

 

 

 

Saint Tikhon de Zadonsk [118] (1724-1783)

 

 

Le XVIIIe siècle en Russie est un siècle de contradictions et de paradoxes. Extérieurement, c’est le siècle brillant de la grande Catherine, le siècle des « petits maîtres » russes et du voltairianisme. C’est aussi le siècle où le servage, c’est-à-dire l’asservissement du paysan à la glèbe, tend à se transformer en esclavage, le siècle du libertinage, des passions et d’un despotisme grossier et féroce. C’est aussi le siècle de la renaissance du monachisme et d’un renouveau intense de la vie spirituelle. Ce mouvement avait commencé par une tentative de réforme de l’Église sous Pierre le Grand et il se terminera par le rétablissement des vieux centres délaissés de la vie religieuse tels que Valaam, Konevetz et autres. Sur le fond général de ce siècle se détache d’une manière particulièrement vive l’image de saint Tikhon. Cette image offre bien des traits inattendus.

On a dit de lui qu’il présentait une union remarquable de deux grandes figures de l’antiquité chrétienne, saint Jean Chrysostome et saint Jean Climaque. Deux « podvig » remplissent sa vie : celui d’un évêque pasteur d’âmes, qui du haut de sa chaire épiscopale leur inculque par une prédication ardente les lois de la morale chrétienne, et celui d’un moine, d’un « starets » qui, de la paix de sa cellule, cherche à faire gravir à l’âme égarée le chemin de la perfection en la nourrissant de la sagesse divine puisée et mûrie à la lumière de la prière et de l’abnégation héroïque.

 

 

L’HOMME

 

Tikhon naquit en 1724 dans la famille d’un pauvre sacristain du village de Koretzk, dans le gouvernement de Novgorod. Son nom de baptême fut Timothée. Ayant perdu son père encore tout enfant, il fut élevé par les soins de sa mère et de son frère aîné qui avait hérité l’emploi du père. La famille était très pauvre. « Dès que j’ai commencé à avoir des souvenirs », dit le saint, « je me rappelle que nous étions à la maison avec notre mère, quatre frères et deux sœurs. Le frère aîné remplissait les fonctions de sacristain, le second était au service militaire, quant à nous autres nous étions encore petits et vivions dans une si grande pauvreté que nous manquions du pain quotidien, de sorte que ma mère avait de grands soucis pour notre sort. » Quand Timothée eut assez grandi pour pouvoir travailler, il allait, « lorsqu’à la maison il n’y avait rien à manger, herser la terre chez un riche paysan. Je travaillais toute la journée pourvu qu’après il me donnât du pain à manger », racontait-il. L’enfant était doux et aimable. Il gagna le cœur d’un riche voiturier du village qui, n’ayant pas d’enfants, proposa à la mère de Timothée de l’adopter et d’en faire son héritier. Le cœur brisé, la mère accepta. Déjà elle conduisait l’enfant chez le voiturier, quand elle rencontra son fils aîné sur la route. Ayant appris de quoi il s’agissait, ce dernier se mit à genoux devant sa mère en la suppliant de ne pas donner Tima à des étrangers et de le garder à la maison. Il lui promit de faire l’impossible pour pourvoir à l’entretien de l’enfant, lui faire apprendre à lire et à écrire et lui trouver un emploi de sacristain (ponomarj) dans une église quelconque. La mère céda et Timothée resta dans sa famille, continuant à mener jusqu’à l’âge de quatorze ans la même vie de travail et de misère. Cette misère, dans laquelle était élevé le futur saint évêque, ne se limitait pas seulement au côté matériel. Elle avait des répercussions sur le côté spirituel et déjà marquait cette jeune personnalité. La pauvreté sans issue devait, comme un lourd fardeau, opprimer la conscience délicate et impressionnable de l’enfant. N’est-ce pas là qu’il faut chercher les racines de ce sentiment de tristesse, cette concentration, cette gravité qui caractériseront plus tard saint Tikhon, ainsi que de cet état maladif qui, vers la fin de sa vie, achèvera d’ébranler par une attaque de nerfs la constitution pourtant forte et saine de sa nature et le forcera à l’âge de quarante-quatre ans à prendre sa retraite pour mourir quinze ans après ?

Si la misère matérielle devait jouer ce rôle négatif dans le développement de la personnalité de notre saint, les facteurs positifs ne lui manquaient pas non plus. L’homme ne peut se nourrir seulement du côté négatif de la vie. Il lui en faut autre chose pour reposer son âme et pacifier sa conscience. Ce soutien positif, Tima le trouvait dans le cadre familial. Dans les récits qu’il nous a laissés sur son enfance, derrière le tableau de la pauvreté et de la misère, on voit se profiler les fondements solides et saints d’une vie de paysan russe. Rien n’y manque : la pauvreté, les pieds nus, la chemise de grosse toile tissée à la maison et les chaussures de filleul (lapti), le dimanche, pour aller à l’église. Vie simple et naturelle, vie où le travail constant est uni à des désirs modestes, limités au nécessaire de la vie, à « ce pain quotidien » dont parle la prière du Seigneur. Tout cela faisait la force morale et constituait la richesse spirituelle du peuple russe. Tima est pleinement content s’il peut travailler « tout le jour » pour avoir son pain du soir ; son frère aîné, bien que chargé des soins de toute la famille, se prosterne devant sa mère ; Timothée donne docilement sa main à sa mère en se laissant conduire chez le voiturier, puis tout aussi docilement la donne à son frère après que sa mère eut accepté d’abandonner son projet. Tout cela nous manifeste que la vie de devoir d’un pauvre serviteur de l’Église, toute rude et austère qu’elle soi, est préférée par tous les membres de la famille à la vie aisée d’un fils adoptif de voiturier ; que les intérêts matériels n’étaient pas considérés comme les intérêts primordiaux de la vie. Dans les yeux maternels, dans l’exemple du sacrifice donné par son frère, dans les rapports mutuels des membres de la famille, le futur moraliste lisait déjà les leçons de cette charité chrétienne qui deviendra plus tard pour lui le principe fondamental de la vie et de la moralité. C’est encore dans sa famille qu’il apprit à connaître les vertus chrétiennes : la douceur, l’humilité, la patience, l’abandon total à la Providence, inévitables compagnons de la pauvreté dans toute famille vraiment chrétienne. Ces côtés positifs de la vie dans sa famille, par leur sincérité et leur franc naturel, furent un facteur tellement puissant dans l’éducation de la personnalité du jeune saint que les côtés négatifs n’eurent finalement pour Tikhon que des effets positifs. Les paroles avec lesquelles il nous parle de son enfance ne contiennent aucune aigreur ni animosité. Au contraire, on y sent vibrer le même accent que le saint évêque exprimera plus tard dans son testament en s’apprêtant à quitter le monde : « Gloire à Dieu pour tout ! Gloire à Dieu pour ce qu’Il a eu soin de moi, indigne, par sa Providence ; gloire à Dieu pour l’aide qu’Il m’a toujours prêtée ; gloire à Dieu pour les consolations qu’Il m’a données lorsque j’étais affligé ; gloire à Dieu pour les punitions paternelles ; gloire à Dieu pour tous les biens qu’Il m’a donnés pour mon entretien et mon soulagement ; que de bienfaits n’ai-je pas reçus de Lui ! Gloire à Dieu pour tout... » L’expérience de la vie du peuple et des pauvres, une sympathie vivante pour ceux qui la vivent et la disposition sincère d’y toujours répondre – tel est le précieux héritage que le futur saint moraliste emporta de sa maison paternelle. Pour reprendre les termes de Tikhon, on peut dire que la famille « sema en son âme les semences ». Ces dernières donnèrent des « pousses, et l’arbrisseau s’inclina d’un côté nettement déterminé ».

En 1735 parurent deux oukases de l’impératrice Anna ordonnant d’enrôler tous les enfants de clercs n’ayant pas fait des études complètes. Il fallut se soumettre, et la mère de Timothée fut contrainte de mener son fils à Novgorod qui possédait en ce temps deux écoles : une dite gréco-slave pour les enfants du clergé, et l’autre militaire. L’affluence des candidats pour la première était si grande que le fils d’un pauvre sacristain ne pouvait songer y trouver une place. Sa mère résolut donc de le « mettre à l’école militaire ». Il était déjà inscrit sur les listes et destiné à être rayé de l’état des clercs. Cet acte aurait scellé définitivement sa destinée, si l’intervention d’un autre de ses frères habitant Novgorod, où il exerçait les fonctions d’acolyte, n’était venue « aider son cadet » en prenant à sa charge les frais de l’école. Le 11 décembre 1738, Timothée fut admis à l’école ecclésiastique à ses frais. La pauvreté l’y suivit ; dans ces nouvelles circonstances le poids de la misère s’aggravait et rendait les choses plus compliquées que jadis. Tima avait quatorze ans. C’était l’âge qui était alors considéré comme suffisant pour permettre à un jeune homme pauvre appartenant au bas clergé de commencer à mener une vie indépendante et à exercer un emploi de sacristain. Mais ayant commencé ses études le jeune homme tenait à les continuer, bien que, selon ses propres paroles, « il souffrît une grande misère ». Le soir après les classes, il s’exerçait à la maison avec son frère à la lecture de livres utiles à son futur emploi. Quant à ses loisirs, il les consacrait au travail dans les potagers afin d’avoir un peu de quoi gagner sa vie. Dès ce jeune âge il était forcé de résoudre pratiquement la question de la possibilité d’exercer deux occupations absolument différentes, en prenant soin que l’une ne fît pas tort à l’autre. De la lecture il passait au travail des champs, et du bêchage des plates-bandes à l’étude de la grammaire. En 1740, grâce à la sollicitude de l’archevêque, Novgorod s’enrichit d’un séminaire ecclésiastique avec des professeurs venus de Kiev. Deux cents jeunes gens parmi les élèves « les plus aptes aux études » de l’école ecclésiastique furent choisis « pour étudier le latin, le grec, la philosophie, la théologie et la rhétorique » dans ce séminaire. Timothée était de ce nombre, il passa donc au séminaire, cette fois aux frais de la couronne. Dorénavant il n’avait plus à penser ni aux vêtements ni à la nourriture ni aux chaussures. Ce fut un allégement. Mais le besoin matériel et la croix qu’il porte avec lui se faisaient sentir là comme ailleurs. « J’ai donc continué mes études aux frais de la couronne », racontait saint Tikhon quand il était à Zadonsk, « et néanmoins j’éprouvais une grande misère. Il arrivait qu’ayant reçu ma part de pain j’en conservais la moitié pour me nourrir, et que je vendais l’autre. Avec l’argent de la vente je m’achetais une bougie, me mettais sur le poêle et m’adonnais à la lecture ». En 1751, étant encore sur les bancs de l’école, Timothée fut chargé d’enseigner le grec. Pour comble de misère il perdit sa mère qu’il adorait et qui de son côté aimait tout particulièrement son cadet. Elle mourut l’année même de l’entrée de son fils au séminaire.

Dorénavant l’enfant, qui était doué d’une grande sensibilité naturelle, n’aura plus de maison paternelle ni de mère qui « puisse avoir pitié de lui, Tima », il n’aura plus de frères qui sacrifieront pour lui leurs derniers sous, il n’entendra plus de paroles de sympathie et d’encouragement. Il vivra dans le milieu des séminaristes de cette époque, milieu grossier, ignare, où les enfants de parents fortunés « pour lesquels sa pauvreté même était la source et l’occasion de moqueries et de persiflage continuels » n’épargnaient pas son amour-propre. « Ma mère était morte », racontait Tikhon, « mais les enfants de parents riches, mes condisciples, pour s’amuser, s’emparaient de mes “lapti” et se mettaient à se moquer de moi en agitant mes chaussures en guise d’encensoir, comme s’ils voulaient m’encenser, en chantant : “Nous te louons” (Velitchajem tja). » Il faut savoir lire entre les lignes pour comprendre tout ce que le pauvre enfant a dû ressentir à des moments pareils.

Le 15 juin 1754, Timothée termina le cours du séminaire. Il y était resté quatorze ans, profitant de ces années pour ancrer en son âme les deux vertus qui lui étaient déjà familières dès son enfance et qui deviendront dorénavant ses vertus dominantes : le travail et la patience. C’est à ses études au séminaire de Novgorod que notre saint doit sa parfaite connaissance de la langue grecque, de la sainte Écriture et de la littérature patristique. Le vrai amour du travail l’aida « à extraire ce qui est précieux de ce qui est vil » (Jer., XV, 19), à découvrir le contenu derrière le formalisme qui régnait alors dans les études des séminaires et de percevoir la vie à travers une scolastique squelettique. Par nature Timothée était un homme de tempérament vif, pratique, chez lequel la pensée et l’action ne se séparaient pas. Il ne se contentait pas de se reposer sur les idées, comme c’était le cas pour nombre de personnes à cette époque, mais il voulait impétueusement les réaliser dans la pratique. Les études du séminaire qui se distinguaient alors par leur caractère abstrait, sans aucun contact avec la mentalité populaire, ne purent atténuer cette tendance innée de sa nature. C’est pourquoi ses écrits théologiques sont si vivants, concrets et parlants pour les âmes russes. De tous les chagrins que Timothée éprouva durant les années passées au séminaire, la mort de sa mère fut indubitablement le plus grand. Cette perte lui fit douloureusement prendre conscience de sa solitude. La solitude est toujours un sentiment pénible pour le cœur humain, surtout si c’est un cœur d’enfant ou d’adolescent. Cependant dans le cas de notre saint, la solitude qu’il ressentait au milieu de ses camarades lui fut un antidote. Elle le préserva des mauvais exemples de ce milieu passablement grossier et moralement assez bas, et conserva intactes dans son âme les semences qui jadis y avaient été jetées par sa famille. Elle l’aida aussi à les cultiver et à les faire grandir. La solitude que Timothée éprouva à l’école fut une des causes, et non des moindres, qui firent que sa personnalité peut être considérée comme un cas unique et exceptionnel à son époque, « une personnalité présentant en soi l’union parfaite de l’esprit chrétien le plus sublime avec tout ce qu’il y avait de meilleur dans la vie de son siècle ». Tout le mauvais, tout le mal qui se trouvait dans les conditions de l’éducation et de la vie, tout est oublié ou vaincu par le bien. « Gloire à Dieu pour tout », ces dernières paroles de Tikhon mourant résolvent comme en un accord harmonieux toutes les souffrances terrestres et tous les états de sa sainte âme. Tout est recouvert dans les profondeurs de l’esprit par un hymne d’action de grâces envers Dieu et sa Providence.

La solitude n’est pas un état naturel à l’être humain. Par ses origines, il dépend de Dieu et de ses semblables. C’est pourquoi, lorsque la solitude s’empare du cœur de l’homme, il s’efforce de s’en libérer comme d’un état qu’il est contraint de subir. Dans des cas extrêmes, cet effort de libération peut trouver une issue anormale, surtout lorsque le sujet n’a pas la foi chrétienne. L’homme alors se détruit lui-même ; c’est le suicide sous toutes ses formes. Toute différente est l’issue normale, surtout lorsqu’elle se produit dans une atmosphère chrétienne nourrie de foi, d’espérance et de charité. L’homme alors se donne pleinement au Christ. La vie humaine se plonge en Dieu. Tel fut le cas de Timothée. C’est cette solitude, éprouvée par lui dans son adolescence, qui fut le terrain où s’enracina sa vie intérieure et qui fit que dès lors toute sa vie ne fut qu’une marche continuelle en la présence de Dieu. « Gloire à Dieu », lisons-nous dans son testament, « pour ce qu’il m’a donné sa sainte parole comme un flambeau illuminant les ténèbres, et que par là Il m’a mis sur le vrai chemin. Combien ai-je reçu de bienfaits de lui, combien de grâces ? »

Pour l’âme croyante de Timothée, Dieu devint l’unique refuge, l’unique force. Le monde idéal, le monde de la foi, de l’espérance et de la charité était le seul lieu de son repos dans les difficultés de la vie en face de la triste réalité. C’est là seulement qu’il trouvait la paix pour son cœur solitaire, qu’il se sentait à l’abri de tous les mauvais procédés de ses condisciples. Dieu était « sa force, son libérateur, son aide et son protecteur ». Dans les « Instructions » qu’il donnera plus tard aux séminaristes, le saint les exhortera à « s’habituer dès leurs années d’études à tourner leurs regards avant tout vers le Seigneur et à l’implorer avec un cœur pur, lui le Père qui nous aime, qui veille sur nous par sa Providence, nous garde et nous nourrit ».

Tikhon, en vérité, a « dès sa jeunesse aimé le Christ » (Vozlubil Khrista), comme le chante le tropaire de sa fête. À l’école et au séminaire, il apprit tout « l’alphabet » de la vie chrétienne. Il y connut par expérience les vertus de l’humilité, « de la pauvreté spirituelle », et pour la première fois apprit les éléments « de la crainte de Dieu » comme étant « le commencement de la sagesse » chrétienne.

En septembre 1754, Timothée fut nommé professeur titulaire à l’école grecque, puis en novembre, professeur de rhétorique au séminaire. Le temps était enfin venu où, assuré de l’avenir, il pouvait venir en aide à ses proches. Entre temps sa sœur était devenue veuve et gagnait sa vie en allant laver les planchers. Timothée la prit chez lui à Novgorod. Mais ses parents eurent beau le persuader de prendre un poste de prêtre, il refusa de se marier. Nous sommes bien renseignés sur l’état de son âme par les souvenirs des deux frères convers qui le servaient à Zadonsk, Basile Tchebotarev et Jean Efimof. Ces deux précieux documents se trouvent en appendice au Tome V des œuvres complètes de saint Tikhon dans l’édition synodale. Ils contiennent la description de la vie du saint au monastère de Zadonsk, ainsi que quelques récits qu’il a faits lui-même sur son enfance et sa jeunesse.

D’après ces témoignages, un des traits caractéristiques du jeune Timothée à l’époque de son professorat était le sentiment de vivre en la présence continuelle de Dieu, et partant un abandon total de tout son être à l’action de la Providence. Il avait vivement ressenti cette action en plusieurs circonstances de sa vie, deux surtout dont il aimait à parler. Un jour étant monté sur le clocher de l’église il toucha par hasard de sa main la barre d’appui. Au même instant elle s’écroula tandis que lui se trouva rejeté sous les cloches, à demi mort de frayeur. Une autre fois, toujours quand il était professeur, il montait à cheval dans les champs. Tout à coup la bête fut prise de frayeur, commença à se cabrer avec une telle force qu’il ne parvint pas à la calmer. La selle se retourna et un de ses pieds fut pris dans l’étrier. La mort semblait imminente lorsque le cheval, lâché au galop, s’arrêta brusquement comme si quelqu’un de plus fort l’avait saisi par le mors.

Le second trait que nous voyons se développer en Timothée est son amour pour la solitude et son attrait pour le recueillement et la vie contemplative. Nous avons vu que, dès le séminaire, son âme aimait à se détacher de la dure réalité pour monter dans les sphères de la prière. Ainsi nous le voyons maintenant affectionner « les nuits passées à lire des livres salutaires » et à méditer. « Par une nuit d’été, il aime à sortir de sa chambre, à rester debout dehors et à regarder le ciel étoilé en méditant sur le bonheur éternel. » Recteur du séminaire de Tver, il rêve déjà de se faire construire « une petite cellule à la campagne pour s’y retirer de temps en temps ». Cet amour de la contemplation alla même une fois jusqu’à atteindre le degré de la vision. Ainsi une nuit, étant sorti selon son habitude pour méditer dehors, il vit tout à coup « le ciel ouvert et tout illuminé d’une lumière indescriptible pour une langue humaine et inconcevable pour notre intelligence. Cela ne dura qu’un court moment. Après cette splendide vision, j’ai ressenti un désir plus ardent de la vie solitaire. Longtemps après je m’extasiais en esprit, et je sentais, et je sens encore dans mon cœur quand j’y repense la joie et l’allégresse. » Pareil état d’esprit ne pouvait avoir qu’une issue, le cloître. Et c’est pour lui qu’opta le jeune professeur. Le 10 avril 1758, dans l’église du séminaire de Novgorod, il reçut la tonsure monacale avec l’imposition du nom de Tikhon. Le dimanche de saint Thomas (Quasimodo), il fut ordonné diacre et pendant les vacances d’été prêtre.

En automne de la même année 1758, Tikhon fut nommé professeur de philosophie au Séminaire en attendant d’y être préposé à l’administration comme « préfet ». Un an après (août 1759), à la demande de l’évêque de Tver qui avait l’intention de le nommer recteur du Séminaire de la Sainte-Trinité et archimandrite de la célèbre laure, Tikhon fut cédé par l’archevêque de Novgorod à l’évêque de Tver. Ce dernier le nomma tout de suite archimandrite et recteur de son séminaire.

L’humilité et la douceur, ces vieilles amies de Tikhon depuis son enfance, lui donnent la possibilité de les pratiquer à son nouveau poste aussi bien qu’au séminaire. Un jour, étant recteur et archimandrite, il reçut du portier de l’évêché l’ordre de se dépêcher de prendre la voiture qui l’attendait. Sans mot dire il exécuta humblement ce commandement, en sacrifiant son désir personnel qui était de célébrer les matines. « Quelques-uns de la maison épiscopale », disait-il, « me témoignaient de la malveillance », – question de jalousie évidemment. L’école de la patience continuait toujours, et Tikhon se soumettait à sa discipline « cum corde magno ».

Trois ans passèrent ainsi, après quoi l’archevêque de Novgorod décida de reprendre le saint moine sous son obédience pour en faire son propre suffragant. Tikhon, d’après ses propres dires, n’avait jamais, « même en pensée, brigué pareille dignité. Mais le Tout-Puissant a voulu ainsi que, tout indigne que je suis, je devienne évêque ». Il n’objecta donc rien à cette nomination, bien que son désir intime fût toujours « de s’éloigner coûte que coûte dans un monastère peu connu pour y mener une vie solitaire ». C’est en pleurant que Tikhon se sépara de ses confrères de Tver et partit pour Pétersbourg pour y recevoir, le 11 mai 1761, sa nomination au poste de suffragant de Novgorod avec le titre d’évêque de Keksholm et de Ladoga. Deux jours après, le 13 mai, à Pétersbourg même, en la Cathédrale des saints Pierre et Paul (dans la forteresse), eut lieu son sacre.

Comme suffragant de Novgorod, Tikhon revint habiter la ville où il avait passé sa jeunesse. Selon l’usage, le jeune évêque fut accueilli par le jeu des carillons de Novgorod, toute fière de saluer un de ses enfants élevé à la dignité épiscopale. Plusieurs des anciens camarades de Tikhon devenus prêtres ou diacres se trouvaient là et vinrent se prosterner devant lui pour recevoir sa bénédiction. Tikhon les accueillit avec un doux sourire en leur rappelant les années d’antan où ils l’encensaient avec de vieux chaussons en chantant : « Nous te louons » (Velitchajem tja)... Qui aurait cru alors que la dérision serait devenue une prophétie ! C’était au tour des anciens railleurs d’être humiliés et de se sentir gênés. Ils supplièrent Tikhon d’oublier et de leur pardonner. L’évêque avait peine à les tranquilliser et à les persuader qu’il avait tout oublié et que son rappel n’était qu’une plaisanterie sans conséquence. À Novgorod, Tikhon retrouva aussi sa propre sœur. Cette dernière pleurait de joie. Il l’accueillit comme un frère aimant. « Ma sœur chérie », lui dit-il, « viens donc me visiter souvent, j’ai maintenant un serviteur, une voiture, des chevaux !... Viens, ma chérie ! Jamais je ne m’ennuyerai de tes visites, je t’aime de tout mon cœur et je te révère. » Lorsque cette sœur mourut quelque temps après, Tikhon lui-même célébra les obsèques. Il avait peine à officier « tant les larmes l’étouffaient » et tant il était « saisi de douleur ».

Le 3 février 1763, l’impératrice Catherine le choisit personnellement, bien que son nom ne fût pas mis sur la liste, comme évêque titulaire du siège de Voronège et de Jeletz, sanctifié jadis, au temps de Pierre le Grand, par saint Métrophane.

 

 

ÉVÊQUE À VORONÈGE

 

Le 14 mai 1763, Tikhon arriva à Voronège et prit possession de son diocèse. Ce dernier, à cette époque, était un des plus grands de toute la Russie quant au territoire, et un des plus difficiles à administrer. Il avait été constitué, depuis quatre-vingts ans, des éléments les plus disparates du pays : cosaques, Ukrainiens, anciens serfs ayant fui les vexations de leurs maîtres, Grands-Russiens déplacés du centre pour protéger le pays contre les Tatars, brigands, tout ce monde vivait sur les rives du Don, créant une atmosphère d’indiscipline et de relâchement moral avec lesquels Tikhon aura à lutter tout le temps de son épiscopat. Un historien local du pays désigne le diocèse de Voronège à l’époque de Tikhon comme « un pays semi-païen, à demi barbare ». Si l’œuvre de l’organisation extérieure du diocèse était alors plus ou moins terminée, tout le travail de son éducation morale et religieuse restait à faire. L’élément administratif et juridique devait céder la place à l’élément pastoral, à l’action directe du pasteur sur son troupeau. Ce fut le rôle de saint Tikhon. Dès ses premiers pas comme évêque du diocèse, il se distingua nettement de tous les évêques contemporains. À l’époque de la Grande Catherine, ces derniers étaient en majeure partie de grands seigneurs, vivant comme tels, sans trop se soucier des besoins spirituels de leur troupeau. Tikhon, lui, sera rempli d’un zèle religieux pour les âmes et portera dans son cœur l’idéal des « sviatiteli » de l’ancienne Russie : servir Dieu et son peuple.

Tikhon ne resta que quatre ans et sept mois sur le siège de Voronège, mais l’activité qu’il déploya pendant ce temps comme administrateur, pédagogue et pasteur a été prodigieuse. Avant tout il entreprit la réforme et l’instruction du clergé qui était inculte et négligent au dernier point. Sa première prédication (dix-sept jours après son arrivée) avait comme sujet le choix des candidats à la prêtrise. Il demandait aux paroissiens de choisir des « hommes de bien » et d’un âge convenable. En plein XVIIIe siècle, il parla comme un vrai pasteur préoccupé de la morale de son troupeau. « Les pasteurs » et « le troupeau », telles sont les deux directions où Tikhon dirigea de préférence toute son énergie et toute la force de la grâce que lui donnait son état pendant tout son épiscopat à Voronège. En agissant sur les pasteurs, il touchait par eux le troupeau, et en se mettant en contact direct avec ce dernier, il se mettait lui-même au rang des pasteurs et agissait ainsi moralement sur eux.

Le champ d’action où se rencontraient l’archevêque, les pasteurs et le troupeau était la lutte « de la chair et de l’esprit ». Tikhon concevait son propre rôle dans cette lutte comme celui d’un chef qui, dans le diocèse, indique aux autres « le vrai christianisme » et aide les pasteurs et les brebis à lui confiés à acquérir le « trésor de l’esprit », le Royaume de Dieu habitant dans l’homme. La morale pastorale de Tikhon a pour fondement le point de vue de l’Évangile sur le devoir des pasteurs : Les pasteurs sont « le sel de la terre », la « lumière du monde. » Le rôle que Dieu leur assigne est, dans la vie chrétienne, le même que celui du « berger pour un troupeau de brebis », « d’une tête pour les autres membres du corps humain ». Le Pasteur est « un flambeau qui brûle dans la nuit et illumine la voie », « l’ange qui annonce la volonté du Père céleste ». « Ce n’est pas seulement par la doctrine que les pasteurs doivent indiquer au troupeau la voie du salut, mais aussi en le protégeant avec amour et en marchant devant lui et en donnant en tout un bon exemple personnel. » Le pasteur ne doit pas être semblable « à un poteau indicateur qui ne bouge pas de place, il est un chef (Vojdj) qui montre la voie aux autres en marchant lui-même devant eux ».

Les pasteurs et les brebis du troupeau de Voronège étaient bien loin de ce qu’ils auraient dû être selon leur vocation mutuelle. Il est difficile aujourd’hui de croire que les prêtres, non seulement ne connaissaient pas l’office, mais ne savaient pas bien lire ni écrire et ne possédaient pas d’évangiles. L’évêque ordonna que tous ceux qui étaient dans cet état lui fussent envoyés. À un grand nombre il dut expliquer le rudiment sur les sacrements et la prière. Il donna l’ordre de munir chaque prêtre d’un exemplaire du Nouveau Testament ; il composa une Instruction traitant de la pénitence, du mariage, des sacrements, il composa des formules pour servir de modèles à exhorter les malades et les détenus. Le niveau moral des pasteurs laissait aussi à désirer. La négligence en pensée, en action et en parole du salut des âmes à eux confiées, l’usage de fêter les jours fériés en s’enivrant sans vergogne, la négligence dans la préparation pour les saints mystères, l’incompréhension des chants et des rites liturgiques, tous ces vices et ces manquements constituent le thème des innombrables instructions du saint évêque. Il cherche tantôt à prévenir le mal, tantôt à lui couper la racine par les menaces du jugement de Dieu. Si Tikhon était sévère et exigeant, c’est qu’il se rendait compte de la responsabilité de celui à qui Dieu a confié la charge des âmes. D’autre part il traitait son clergé en frère aîné et toujours, même dans les ordres sévères qu’il était obligé de donner, il avait dans ses rapports avec ses subordonnés une bienveillante et profonde charité pour le confrère en faute. On raconte même qu’un jour, ayant dû priver un prêtre indigne de son poste, Tikhon se chargea de son entretien ainsi que de sa famille.

L’autorité du clergé sur la population était la plupart du temps nulle. Pour la relever Tikhon ne se contenta pas de décrets et d’instructions morales. Dès son arrivée à Voronège, il résolut d’ouvrir dans chaque ville du diocèse des écoles pour les enfants du clergé (le clergé russe, sauf les moines, est, comme on le sait, marié). Cette tentative avorta à cause des difficultés financières et de l’indifférence du clergé. Cependant il réussit à fonder deux de ces écoles et à rouvrir le séminaire à Voronège. Dans l’instruction donnée aux séminaristes, il les exhortait à concevoir leur futur ministère non pas comme un moyen de gagner leur vie, mais comme un « podvig » et un service pour la gloire de Dieu et le salut du prochain. Comme professeurs, Tikhon engagea des anciens étudiants de Kiev et de Kharkov en les astreignant à enseigner à leurs élèves les sciences, mais aussi à leur apprendre à vivre honnêtement selon la crainte de Dieu. « Car donner la science sans la crainte de Dieu c’est mettre un couteau entre les mains d’un fou. » Le samedi les professeurs devaient réunir les élèves et leur expliquer le catéchisme, commenter les prières, qui devaient être récitées posément et dévotement. Une grande attention était donnée à ce que Tikhon appelait « la formation à la bonne vie », qui se traduisait par la piété, l’honneur donné au Nom de Dieu, la charité fraternelle, le respect envers les personnes plus âgées.

En même temps que ces efforts pour relever le niveau culturel et moral du clergé, le saint entreprit de le protéger contre les grossièretés dont il était souvent victime de la part du peuple, et contre les actes de violence des autorités civiles. Il fut un des premiers évêques à proscrire les peines corporelles pour les serviteurs de l’autel [119], et combien de fois n’a-t-il pas imposé des amendes aux employés de son consistoire pour des jugements injustes.

« Si la lumière s’atténue, qui éclairera les habitants de la maison ? Si le pasteur est ravi par le loup, qui gardera les brebis ? Si le chef quitte la vraie voie et s’égare, comment ceux qui le suivent garderont-ils le droit chemin ? » Ces paroles tirées de sermons prononcés par Tikhon en diverses occasions trouvent leur pleine justification dans ce que nous savons des mœurs qui florissaient alors parmi « le troupeau » des brebis de Voronège. Les monastères ont été de tout temps en Russie les signes du niveau de la morale publique. Au temps de saint Tikhon, le diocèse de Voronège en possédait treize, et le niveau moral de ces monastères laissait beaucoup à désirer. Les traditions des « libertés » cosaques étaient vivaces en eux. Les mœurs étaient d’une grossièreté extrême : rixes, verges, ivrogneries, conduite licencieuse, etc. Tout cela se retrouvait dans la population civile, mais dans de proportions plus grandes encore. Là aussi la licence, la grossièreté, la superstition régnaient en maîtres. Tikhon lui-même fut un jour victime de cette grossièreté populaire, lorsqu’à l’occasion d’une visite du diocèse, il demanda à des paysans de lui donner des chevaux pour son équipage. Ceux-ci refusèrent sous prétexte qu’il n’était pas leur gouverneur, « mais le pasteur des popes et des sacristains ». « Ayez la crainte de Dieu et ne me faites pas souffrir », répondit le saint avec douceur, et cette réponse calme et sereine eut raison de ces rustres. Ils se repentirent, donnèrent ce qu’on leur avait demandé et vinrent même peu de temps après demander pardon à l’évêque avec d’autant plus d’empressement que leurs chevaux s’étaient mis à crever à partir du moment où ils avaient été grossiers. Ils voyaient là, peut-être non sans raison, une punition du ciel. L’esprit « voltairien » fut, au siècle de la Grande Catherine, une des grandes plaies qu’elle légua après elle. Si à la cour, il présentait un visage de « petit maître » sceptique et souriant, le vernis dont il se couvrait disparaissait en s’éloignant de la capitale et en descendant vers les masses populaires. Il s’y greffait sur des restes de paganisme toujours vivants dans les milieux populaires russes et se transformait alors ou en une grossièreté sans réserve, ou bien, absorbé à grandes doses par les classes intellectuelles, il se manifestait par un nihilisme effronté. L’un et l’autre de ces aspects aboutirent finalement au « bezbojnitchestvo », le « sans-Dieu » bolchévique. Dans la personne de saint Tikhon, cet esprit trouva dès ses débuts un ennemi juré. Il n’aura aucun égard dans ses sermons à ceux qui « estiment que l’Évangile est une invention humaine, le Royaume de Dieu une fable, le péché une bagatelle » qui « disent à l’âme : Mange, bois et réjouis-toi ». Représentant authentique de la tradition spirituelle antique russe, il devra aussi en éprouver la haine sur lui-même. Un jour que le saint se trouvait dans la maison d’un hobereau du voisinage, il fut pris à parti par le fils de la maison qui se vantait de ses opinions antichrétiennes. Malgré la douceur avec laquelle Tikhon parait l’attaque, ses réponses portaient si juste que le jeune homme, perdant toute contenance, osa souffleter son évêque. Ce dernier tomba à genoux devant son offenseur en lui demandant pardon de l’avoir mis par ses paroles dans cet état de colère. La tradition veut que cet acte d’humilité ait frappé le jeune « voltairien » à un tel point que dorénavant il devint un fervent chrétien.

En 1764, Tikhon signa un décret contre les superstitions. Les délinquants étaient punis par « la défense de s’approcher de la Sainte Table pendant une période de sept ans ». Une telle sévérité était justifiée par les abus extraordinaires qui avaient lieu dans le diocèse. À Voronège même, outre les jours du carnaval et de la Passion, accompagnés de beuveries gargantuesques, on célébrait avec solennité, sous l’œil bienveillant du clergé, la fête antique de « Jarillo », le dieu de la fécondité. La fête durait toute une semaine. Une des pratiques consistait dans des danses effrénées, présidées par un jeune garçon orné de rubans et de fleurs représentant Jarillo. Tikhon résolut une fois pour toutes de mettre fin à cette débauche. Le 30 mai 1765, au beau milieu de la fête, au moment où l’indécence semblait atteindre son point culminant, il apparut soudain sur la place, apostrophant avec véhémence la foule rassemblée, et menaçant d’excommunier tous ceux qui continueraient à prendre part à ce spectacle. Il parla avec une telle persuasion et un tel accent qu’en un instant cette foule, qui s’était réunie pour fêter Jarillo, détruisit de ses propres mains toutes les boutiques et les tréteaux érigés sur la place en son honneur. Le jeune homme travesti en dieu s’enfuit épouvanté et depuis lors la fête n’eut plus jamais lieu à Voronège.

Les classes dites cultivées ne valaient pas mieux que le peuple : ivrognerie, débauche, jeu désordonné aux cartes où l’enjeu souvent était des paysans qu’on traitait comme des esclaves, cruautés de toutes sortes à leur égard, bigamie, mariages avec des enfants, uxoricides, fornications et autres scandales remplissent les feuilles du journal de la chancellerie épiscopale, et elles portent toutes des sentences de la main de Tikhon. On comprend que le tableau moral du diocèse apparaissait aux yeux de l’évêque comme un « grand incendie » où « les âmes humaines étaient envahies par l’iniquité et par des flammes ». « Seigneur miséricordieux, notre Créateur et Rédempteur », priait-il pour son troupeau, « faites revenir nos âmes de la captivité où elles se trouvent, comme les torrents dans le midi... (ps. 125/4). Rappelez-vous ce que vous êtes pour nous... Voyez notre misère... La fille de Babylone vouée à la ruine, – notre volonté pervertie, – met au monde des enfants d’iniquité... Malheur à nous, pécheurs... Faites-nous revenir à Vous, Seigneur, et nous reviendrons, et renouvelez nos jours comme par le passé. »

Fidèle à sa méthode, Tikhon ne voulait pas, là non plus, se contenter de mesures négatives. Pour rehausser l’instruction morale et religieuse de ses diocésains, il ordonna d’expliquer à catéchisme dans les églises avant l’office du dimanche, obligea sous peine d’amende les prêtres à prêcher à chaque fête, publia une instruction spéciale sur la tenue du chrétien à l’église, sur les promesses du baptême, sur les devoirs du chrétien, etc. Cette instruction devait être affichée dans les églises. À la veille de la révolution en 1917, on pouvait encore la voir dans les églises du diocèse de Voronège.

Tikhon ne limitait pas son action directe à des ordres. Il composait des écrits, prêchait lui-même dans les églises sur les vérités morales, qu’il rattachait toujours selon son habitude au dogme du Christ notre Chef. « Les rapports entre le Christ et les chrétiens », disait-il, « sont ceux qui existent entre la tête et le corps. Ce que la tête conçoit et veut, les membres du corps l’exécutent. Quand la tête souffre, tous les membres souffrent avec elle. Ainsi avec le Christ qui a souffert il faut que les chrétiens souffrent dans le monde, il faut être raillé avec le Christ raillé. Les membres du corps sont les instruments de la tête... ainsi les chrétiens sont les instruments du Christ-Chef, qui par eux accomplit les bonnes œuvres. Ce que l’on fait pour les membres du corps, la tête le prend pour soi : pareillement, ce que l’on fait pour les chrétiens, le Christ le considère comme fait à lui-même. Offense-t-on un chrétien ? lui fait-on du mal ? tout cela, on le fait au Christ lui-même. Quel énorme péché commettent les chrétiens qui font du tort à d’autres chrétiens ! Car cette offense blesse le Christ lui-même. C’est terrible à dire, mais en vérité c’est ainsi. » Il disait encore : « Quand on tond les brebis elles se taisent ; quand on les bat elles gardent le silence. Ainsi les chrétiens humbles, doux et patients. Chez les brebis on ne remarque pas de jalousie car en mangeant, elles ne se querellent pas... elles obéissent à leurs pasteurs... Les chrétiens doivent obéir à leurs pasteurs et faire ce qu’ils enseignent. » « La grâce descend sur les humbles. Le manque d’humilité engendre de graves violations des commandements de Dieu. » Voici l’énumération des péchés graves que le saint évêque présente à ses « brebis » : commettre des actions contraires à la chasteté, injurier, faire des reproches injustes aux autres, quereller, calomnier, blesser avec la langue comme avec une épée, user de ruse, tricher, se comporter avec astuce ou flatter le prochain, recourir aux sortilèges, chanter des chansons mauvaises et inconvenantes, prendre part à des banquets désordonnés, danser de façon indécente, prendre part à des rixes à coups de poing, voler, demander des prix excessifs surtout si on le fait en prenant Dieu à témoin ; si l’on est fonctionnaire, se laisser corrompre ; user de paroles sacrilèges et vilaines... En parlant du jugement dernier, Tikhon aime à revenir sur ce reproche : « Au maître impie seront présentées toutes les brutalités, les abus de pouvoir et les méchancetés dont il s’est rendu coupable envers ses serfs et ses paysans en les traitant d’une manière inhumaine et en les chargeant de travaux et de corvées excessives... » « Devant vous, amis capricieux du monde, apparaîtront vos banquets, vos festins, vos bals et théâtres, vos mascarades, vos jeux de cartes, vos chasses à courre et autres amusements... » « Les seigneurs qui battent leurs serfs outre mesure n’ont pas expérimenté sur eux-mêmes et ne savent pas ce que sont les plaies et combien le corps en souffre... Devant Dieu nous sommes tous compagnons « tovarichtchi » (1). « Les propriétaires fonciers oublient que les serfs sont des hommes comme eux. À quoi bon construire et orner des églises, si tout cela se fait avec de l’argent qui vient de l’exploitation des travailleurs. Il n’y a aucun mérite... il y a péché à le faire... Pour tes paysans et tes serfs sois un père... » Tout tient au principe : « La richesse est la propriété de Dieu. Il faut donner aux besogneux sans prétendre avoir droit à leur reconnaissance, même à leurs prières. L’aumône faite de grand cœur prie à elle seule, et elle prie mieux que tous les hommes. Pour les marchandises il faut payer le prix objectif, ni plus ni moins. De même pour le travail accompli. »

On pourrait citer des pages entières extraites des sermons et des instructions du saint évêque. Il suffit d’avoir montré l’esprit dont il était rempli et le but qu’il poursuivait. Tikhon faisait grand cas de l’apostolat direct. Il visitait ses ouailles chaque fois qu’il savait qu’elles avaient besoin d’être consolées ou encouragées. Lorsqu’une âme souffrait, rien ne pouvait l’arrêter. Il parvenait à franchir toutes les portes : celles des taudis les plus misérables comme celles des prisons et des salons. Habillé d’une tunique noire comme un moine ordinaire, l’évêque arrivait avec une parole de consolation, le cœur et la bourse largement ouverts. Très sévère pour lui-même, il était rempli, de commisération pour les faiblesses des autres, sans ombre de ritualisme ou de rigorisme là où il voyait la moindre trace de bonne volonté. Sa douceur et son humilité ne connaissaient pas de bornes et, lorsqu’il croyait avoir blessé quelqu’un, il demandait immédiatement pardon en saluant jusqu’à terre.

Le menu peuple voyait en lui son père et son intercesseur auprès des grands de ce monde. Jamais Tikhon n’oublia que lui-même était né et avait grandi pauvre parmi des paysans pauvres comme lui. Il aimait à leur parler de leurs besoins qu’il connaissait dans le détail par expérience personnelle, et jamais personne ne le quittait sans avoir reçu un conseil, un mot de réconfort, et s’il était nécessaire, une aumône, – à quoi il consacrait tous ses revenus.

On a vu dans quel état se trouvaient les monastères du diocèse. Le bras de l’évêque se fit sentir là aussi. Sans parler des renvois de supérieurs pour cause de négligence et d’incurie, Tikhon, en 1763, adressa à tous les couvents un traité intitulé : « Le miroir de la vie monastique », afin que « les moines se souviennent toujours de ce qu’ils ont promis et à quoi ils se sont engagés ». Un an après, un second décret épiscopal ordonnait que, chaque lundi dans chaque monastère, fût lu au réfectoire le cérémonial (tchin) de la vêture monacale. En 1767, Tikhon défendit aux moines de quitter le couvent sans raison grave. Quant aux supérieurs, il leur prescrivit de ne pas s’absenter sans l’autorisation préalable de leur évêque. La même année parut un oukase contre l’ivrognerie, avec des sanctions sévères contre les délinquants.

Faut-il s’étonner que le saint eût aussi des ennemis farouches. Son zèle pour Dieu et pour le prochain ne plaisait pas à tout le monde. Le fait seul qu’il eut affaire à des dénonciations est une preuve de la fécondité de son action.

On peut dire sans aucune exagération que, comme évêque, Tikhon a fait tout ce qui était en son pouvoir pour promouvoir la gloire de Dieu dans son diocèse. « Élevé à la dignité épiscopale dans un diocèse où la moisson était fertile », chante l’akathistos dédié à saint Tikhon, « tu n’as pas permis à tes yeux de dormir et tu n’as pas connu la somnolence » (Ikos 5). Les fruits spirituels de son travail et de l’influence morale qu’il exerçait sur ses ouailles se sont encore manifestés pendant qu’il était évêque de Voronège. « Il va se plaindre à Dieu », disaient souvent de lui les habitants de la ville en s’exhortant mutuellement à obéir aux conseils et instructions de leur évêque. Même la foule, ivre de vin et grisée par les passions, écoutait docilement sa parole. On l’a vu à propos de la fête de Jarillo. Le fait que ces sortes de manifestations lubriques n’eurent plus lieu après saint Tikhon est à lui seul un témoignage.

Dans l’excès de sa charité et de son zèle pour Dieu et le prochain, le saint évêque avait oublié l’état de ses forces physiques et de sa santé. Trois mois après son arrivée à Voronège, il éprouvait déjà « la faiblesse de sa santé et le poids de l’omophorion épiscopal ». Dès le 7 août 1763, il adressa une requête au saint Synode, sollicitant sa démission. « Dès le moment où j’ai quitté Moscou, jusqu’aujourd’hui », écrivait-il, « je me sens éprouvé par la même maladie qui me travaille à l’intérieur et se fait sentir dans la tête, de sorte que je ne suis pas en état d’exercer les fonctions liturgiques et de m’occuper des affaires que mes fonctions et ma charge exigent de moi ; car souvent au cours des cérémonies liturgiques, comme aussi en dehors d’elles, je m’évanouis, ce que peuvent témoigner ceux qui concélèbrent avec moi, et aussi d’autres personnes. » C’est pourquoi Tikhon demandait à se démettre de sa charge et à être « admis à habiter une cellule dans le voisinage de la laure de la Sainte Trinité ». En réponse, le Synode lui conseilla de s’adresser à un médecin, en indiquant que, vu son jeune âge, il lui était facile de guérir. Le saint se soumit. Nous avons vu avec quel zèle il exerça sa charge. Ajoutons que jamais il ne perdit de vue le fait d’être non seulement évêque, mais encore moine, astreint à pratiquer un ascétisme sévère. Durant toute la période de son épiscopat à Voronège, Tikhon, comme ses devanciers de la belle époque du monachisme, n’a cessé d’unir la vie ascétique à celle de l’activité sociale. Les peines, les épreuves, les labeurs et les souffrances morales exténuèrent complètement sa santé déjà débile. Au printemps 1766, il renouvela sa requête. Ne recevant pas de réponse, il écrivit une supplique à l’impératrice Catherine en lui demandant de lui assigner une modique pension et de lui permettre de vivre dans un des monastères du diocèse de Voronège.

Tikhon était malade. C’était hors de doute. Ce n’était pas cependant la seule raison qui le poussait à résigner ses fonctions. À la cause physique se joignait une cause d’ordre psychologique. Nous avons vu comment, jeune homme, bien avant de devenir évêque, il était attiré par le désir de la solitude et de la vie érémitique. C’est ce désir qui l’avait jadis fait opter pour la vie monastique. Ni l’âge ni les honneurs de l’épiscopat n’avaient pu l’éteindre. Son âme souffrait visiblement de sa vie dans le monde, des contacts qu’elle devait y subir. Dans sa requête, il avoue même « ne pas être capable » d’accomplir l’emploi qui lui est imposé : les affaires diocésaines lui sont devenues « insupportables » et il ne peut plus « servir » le diocèse. Le 17 octobre 1767, l’impératrice agréa la supplique de l’évêque de Voronège, lui fixa une pension de 500 roubles par an et lui permit de choisir le monastère qu’il lui plairait comme lieu d’habitation. Le 3 janvier 1768, le saint reçut le décret Synodal de sa mise à la retraite, et le 8, il consigna les affaires du diocèse et quitta le palais épiscopal.

Une fois libéré de sa charge, Tikhon n’avait qu’une idée : mettre au plus vite à exécution son vieux rêve de vie monastique. Il se choisit comme résidence le couvent de Tolche, situé à quarante kilomètres de Voronège et entouré de forêts et de marais impraticables. Le lieu était humide et insalubre, la communauté des moines formée uniquement de paysans, le supérieur grossier, étroit d’esprit, autoritaire. Depuis longtemps le couvent servait de lieu de détention pour le clergé et les moines condamnés pour manquement à la discipline ou immoralité. Néanmoins Tikhon semblait s’y plaire. « C’est vraiment un monastère ici », disait-il, « on peut y mener la vie d’un sédentaire. » Il comptait finir ses jours dans ce désert, mais dès l’automne sa santé débile n’y tint plus. En 1769, il quitta le couvent pour celui de Zadonsk. « Ah ! si ce n’était pas l’eau qui y est si mauvaise, jamais je n’aurais songé à changer de monastère », disait-il.

Plus tard, à deux reprises, en 1771 et en 1776, le saint revint à Tolche, chaque fois pour quelques jours. D’après son serviteur de cellule, le frère Tchebotarev, il y venait pour faire « des exercices de méditation dans le silence complet et la solitude ». Détail intéressant : Tikhon connaissait-il les Exercices de saint Ignace ? Cela ne serait pas impossible. En tout cas, Tchebotarev emploie le mot « bogomyslennye oupraznenia », terme inusité en russe pour parler de la prière ou d’autres dévotions semblables.

 

 

LE RECLUS DE ZADONSK (PODVIJNIK)

 

Zadonsk se trouve à quatre-vingt-quatre kilomètres de Voronège, sur la rive haute du Don. Le climat y est salubre, les environs pleins de charme. Le monastère dédié à Notre-Dame de Vladimir n’était pas grand : pour dix-huit moines tout au plus.

En arrivant l’évêque-ermite occupa une maisonnette en briques de trois pièces, avec la cuisine située à côté du clocher juste à l’entrée du monastère, pour ainsi dire « à la limite du couvent et du monde ». Grâce à deux documents de première main, les notes des deux serviteurs de cellule du saint, les frères Vassili Tchebotarev et Ivan Efimof, nous possédons un tableau asséz détaillé de sa vie au monastère de Zadonsk. Bien que ces notes contiennent surtout des détails ayant trait à la vie extérieure de Tikhon (les saints en général et les saints russes en particulier sont très discrets), elles laissent cependant entrevoir l’action de Dieu dans son âme et nous permettent de nous faire une idée de son ascension sous l’impulsion de la grâce. Les moyens dont Dieu s’est servi pour sanctifier cette âme d’élite n’ont pas différé de ceux qu’Il a l’habitude d’employer pour la sanctification de tous ses élus, et qui sont : l’humiliation, l’abnégation, la destruction de l’amour-propre sous toutes ses formes et dans tous les recoins où il peut se cacher. Sous cet aspect, la vie de saint Tikhon à Zadonsk présente un intérêt particulier, car elle nous permet de saisir sur le vif, pour reprendre une image de Tauler, cette « chasse que Dieu fait à l’homme » qui, s’il accepte le rôle de « gibier », finit par être abattu, semblable à un cerf, pour être servi et « mangé au festin du roi ». Voyons donc les détails extérieurs de la vie de saint Tikhon à Zadonsk. Ils ont leur charme, car ils révèlent une candeur et une douceur vraiment merveilleuses, reflet de cette candeur et douceur qui rayonnait de la figure même de notre saint. Ainsi, en parlant de son installation à Zadonsk, Tchebotarev nous raconte que son ameublement était des plus simples : quelques icones, un lit, sur le mur du côté du lit une image représentant le Christ souffrant, une petite table avec des livres : voilà tout. En guise de lit, il se servait d’un petit tapis étendu par terre et de deux coussins, et pour couverture d’une peau de mouton doublée d’étoffe solide. Dans sa cellule il portait habituellement comme les paysans des chaussures tressées d’écorce (lapti) et une soutane de grosse laine, très simple, serrée par une lanière de cuir. Il ne possédait ni malle ni coffre pour mettre ses affaires, sauf un vieux sac en cuir qu’il emportait toujours avec lui en voyage et dans lequel il mettait ses livres et son peigne. C’était là tout son luxe. Le portrait que nous avons de lui dans ces dernières années de sa vie nous le représente sous l’aspect d’un vrai ermite : les traits du visage sont d’un vieillard aux cheveux gris, au regard profond et triste, tenant dans ia main droite un chapelet et dans la gauche une canne. L’évêque est vêtu d’une soutane noire et coiffé du « klobouc » monacal. Sur sa poitrine on voit l’insigne épiscopal, l’image de la Vierge (Panhagia) à demi recouverte par le pan de sa soutane. Son ordre du jour habituel était le suivant : l’aurore le trouvait déjà en prière dans sa cellule, après quoi il allait à l’église assister à la première messe. Les jours de fête et les dimanches, il prenait place dans l’autel, c’est-à-dire derrières l’iconostase, les jours ordinaires dans le chœur où très souvent il mêlait sa voix aux chants et aux lectures. Souvent, pendant la messe, on voyait des larmes couler de ses yeux. Parfois même, sans prendre garde aux autres assistants, il éclatait en sanglots. Dans l’église, pendant les offices, Tikhon se tenait toujours, au dire d’un témoin, plein d’autorité, ayant conscience de la haute dignité dont il était revêtu. Ainsi, lorsqu’il remarquait qu’au moment de la consécration, les assistants ne priaient pas en union avec le célébrant, il les reprenait sans hésiter et les exhortait à la prière. De même, après les prières qu’on récite, à la fin de la messe, il arrêtait le chant et rappelait, sans se gêner, soit au supérieur, soit au célébrant le devoir qu’il avait de prononcer ou du moins de lire le sermon prescrit. Personnellement, pendant toutes les années qu’il a passées au monastère de Zadonsk, Tikhon n’a jamais célébré la Sainte Messe. Dans la sacristie il n’y avait même pas d’ornement épiscopal complet. Le saint ne possédait qu’un manteau d’évêque avec l’omophorion et le tapis d’usage orné de l’aigle (Orletz), sur lequel il se mettait habituellement pour recevoir la Sainte Communion, vêtu du manteau et portant l’omophorion.

Il est difficile de dire au juste pourquoi saint Tikhon n’a pas célébré la messe. Ses biographes russes expliquent cette attitude de différentes manières. Les uns pensent que la cause en est dans la maladie qui le força à prendre sa retraite et qui, selon lui, « provoquait des évanouissements pendant la célébration des saints mystères ». D’autres croient y voir un signe de sa profonde humilité. D’autres encore en rendent responsable l’animosité qu’éprouvait contre lui son successeur au trône épiscopal. En effet ce dernier en était venu à demander officiellement au Saint Synode s’il était « permis d’autoriser un évêque démissionnaire de célébrer les saints mystères ». Il est donc très probable, que l’abstention de Tikhon était causée par cette attitude de l’évêque en même temps que par sa maladie. On verra par la suite que la conduite du supérieur du monastère à son égard n’était pas de celles qui eût favorisé une autre manière de faire.

Après la messe Tikhon s’occupait de son travail théologique. Sa table était des plus modestes. Pendant le repas il avait l’habitude d’écouter la lecture de l’Écriture Sainte. Parfois il s’absorbait tellement dans ses idées ou dans l’audition de la lecture qu’il oubliait de manger et se mettait à pleurer. Il aimait surtout la lecture du prophète Isaïe, qu’il se faisait souvent répéter. Après le repas il prenait une heure de repos, puis il lisait des vies de saints ou d’autres ouvrages. En été il prenait quelque exercice dans le jardin du couvent ou au dehors. « Pour ce moment », remarque Tchebotarev, « il m’avait donné l’ordre de tousser avant de m’approcher de lui s’il y avait quelque urgence, afin qu’il puisse regarder autour de lui. Et c’est ce que je faisais... Mais un jour il arriva que, lorsqu’il était au jardin, je me mis à tousser plusieurs fois, voulant m’approcher de lui. Or il était si profondément plongé dans ses pensées qu’il n’entendait rien. Il était à genoux, le visage tourné vers l’Orient et les bras levés vers le ciel. Je m’approchai en disant : “Monseigneur.” Il eut une telle frayeur que la sueur perla sur son front et il me dit : “Vois, mon cœur tremble comme une colombe. Je t’ai pourtant déjà dit plusieurs fois de tousser avant de m’approcher !” » Il ne partait jamais à pied ou en voiture sans emporter son psautier qu’il avait toujours sous son froc, car c’était un petit livre. Il finit par savoir tout son psautier par cœur. En chemin, où qu’il allât, il le récitait toujours à haute voix ; quelquefois il en chantait des versets tout haut et il me montrait ou m’expliquait quelque passage... Il aimait aussi, vers minuit, faire le tour de l’église et prier devant chacune de ses portes en faisant des génuflexions, tout en répandant beaucoup de larmes, ce dont j’ai été témoin. je prêtais de temps en temps l’oreille et je l’entendais dire : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux » et réciter des psaumes. Devant la porte occidentale il priait plus d’une demi-heure, puis il retournait dans sa cellule à pas rapides... Là il travaillait dur. Pendant l’hiver il aimait fendre lui-même son bois. Alors il me disait : « Aiguise-moi un peu ma hache et apporte-moi mes gants, je vais fendre un peu de bois pour mon fourneau, ainsi je me mettrai un peu le sang en mouvement et je me sentirai mieux portant. » Un jour qu’il était allé se promener derrière le couvent il me dit, une fois revenu : « J’ai vu dans la forêt une souche d’arbre dont on pourrait faire deux charretées de bois de chauffage ou même plus. Emporte la hache pour la fendre. » Nous allâmes ensemble dans la forêt et nous nous mîmes au travail. Il enleva sa soutane et commença à travailler en bras de chemise. C’est de cette manière qu’il donnait le bon exemple de l’application au travail. Rien ne le fâchait davantage que lorsqu’il entrait chez nous, dans notre chambre, et nous trouvait assis à ne rien faire. Il avait coutume de nous répéter fréquemment : « Celui qui vit dans l’inactivité ne cesse de pécher. » Lui-même ne restait jamais oisif...

« Pendant trois étés il avait eu un cheval et une petite voiture à deux roues dont un de ses amis lui avait fait cadeau. Après la sieste il allait aux champs en voiture et parfois aussi dans la forêt où je l’accompagnais toujours. « Va », avait-il coutume de me dire, « attelle la voiture, nous allons prendre un peu d’herbe pour le vieux (c’est ainsi qu’il appelait le cheval qui était en effet très vieux) et nous boirons aussi un peu d’eau fraîche. » Chemin faisant il ne cessait de discourir. Tantôt il prenait l’herbe comme symbole, tantôt il m’expliquait quelques sentences de la Sainte Écriture. Tous ses discours avaient pour sujet l’éternité... Certains jours nous allions dans la forêt et là il fauchait lui-même l’herbe dans les prairies et il m’ordonnait de la mettre en tas avec mon râteau en disant : « Mets-le dans la voiture, le vieux (le cheval) en aura besoin cette nuit. » D’autres fois nous allions jusqu’à la source qui est à quelque dix kilomètres de Zadonsk sur les bords du Don et là nous buvions de l’eau. Il aimait cette source car l’eau y était très pure... »

Le soir Tikhon écoutait la lecture du Nouveau Testament faite par un de ses familiers ou leur dictait ses œuvres. D’après le témoignage de ceux qui l’approchèrent alors, le saint semblait être inspiré. « Quand il me dictait, ses paroles sortaient de sa bouche avec une telle rapidité que je n’avais pas le temps de les écrire. Et lorsque l’esprit qui le dominait ne se faisait pas sentir assez fortement, alors il me renvoyait dans ma cellule et se mettait lui-même en prière à genoux, parfois prosterné en forme de croix et versant des larmes en implorant le Saint Esprit de l’éclairer... Si l’inspiration revenait, il me rappelait et recommençait à parler si vite que je n’arrivais pas à diriger ma plume. »

Outre la lecture du Nouveau Testament et des œuvres patristiques, Tikhon aimait à lire les écrivains spirituels de l’Occident. Ainsi lisait-il volontiers Arndt [120], et ce n’est pas, semble-t-il, fortuitement qu’un de ses grands ouvrages, « Du Christianisme véritable », porte le même titre que celui de Arndt. Son autre œuvre, le « Trésor spirituel », a des affinités avec celle de l’évêque anglican Hall (Meditatiunculae subitaneae), ce qui n’enlève rien ni à l’originalité ni à l’esprit traditionaliste de saint Tikhon. Sans jamais abandonner ses propres positions théologiques, il n’a fait qu’utiliser ce qu’il y avait de bon chez les écrivains des autres écoles. Il n’a fait en cela que suivre l’exemple des grands docteurs ecclésiastiques de l’Orient et de l’Occident, dont la gloire consiste précisément à avoir su prendre dans la pensée contemporaine, même païenne, tout ce qui pouvait contribuer au progrès de la doctrine chrétienne. De tout temps l’échange de vues et d’expériences religieuses a puissamment favorisé la vitalité du Christianisme ; les Pères le comprenaient bien ; Tikhon l’a compris aussi.

La nuit venue, Tikhon congédiait le frère qui le servait et s’enfermait dans sa cellule. Il aimait ce temps qu’il pouvait consacrer à la solitude et à la prière intense. Les moines qui dans le couvent occupaient des cellules voisines à la sienne racontaient qu’ils entendaient des gémissements, des sanglots, le bruit des prosternations d’un corps, des sons isolés de cantiques, des paroles de psaumes prononcées à intervalles irréguliers, des prières improvisées : « Seigneur, ayez pitié de moi ! Seigneur, faites grâce ! Nourricier, ayez pitié de moi », des exclamations inintelligibles. Le saint s’entretenait avec Dieu. Une nuit, c’était dans les premières années de sa vie à Zadonsk (1770) lorsqu’il était occupé à composer son livre « Du vrai Christianisme » et méditait avec une intensité particulière le mystère de la Rédemption, – « il était un très grand amant de la Passion du Seigneur », affirme son autre familier Efimof, – Tikhon fut gratifié d’une grâce de choix : le Christ lui apparut sanglant, tout couvert de blessures ; il semblait descendre du Calvaire et aller vers lui. Le saint bondit de sa couche et tomba à ses pieds pour les couvrir de baisers : « Toi, toi mon Sauveur, tu viens vers moi », s’exclamait-il rempli d’une joie indescriptible et le cœur brisé par la douleur et la compassion. « Réjouis-toi, toi qui as été jugé digne de voir le Christ, toi qui t’es prosterné à ses pieds très purs, toi qui as posé tes lèvres sur ces plaies rédemptrices... » chante l’Akathistos du saint en commémorant cet évènement.

Le « podvijnitchestvo » de saint Tikhon à Zadonsk, dont nous venons de tracer les grandes lignes, s’effectuait, humainement parlant, dans des circonstances extérieures très peu favorables pour lui en tant qu’homme. Ni le supérieur du couvent ni la communauté dans sa majorité ne comprenaient la hauteur morale de celui qui vivait parmi eux, ni la grandeur du but qu’il poursuivit par un « podvig » si peu commun, surtout dans le climat moral de la Russie d’après Pierre le Grand. Mais le doigt de Dieu était là, et c’est lui qui conduisait invisiblement tous les évènements à sa gloire et à la gloire de son élu, dont toute la vie n’a été qu’un tissu de contradictions et de souffrances intimes. Dès ses jeunes années jusqu’à sa fin, il a été persécuté et raillé par tous ceux avec lesquels la vie le mettait en contact. Ainsi en était-il déjà au séminaire de Novgorod quand les camarades l’encensaient avec de vieilles chaussures, ainsi à Voronège, lorsqu’il fut l’objet de moqueries de la part des paysans et qu’il fut souffleté par un chenapan. De même à Zadonsk, à commencer par le prieur du monastère qui fut choisi intentionnellement par le successeur de Tikhon au siège épiscopal parmi les personnes que le saint avait destituées pour « incurie à remplir leur devoir d’état ». Lorsque le Synode, à la question posée par l’évêque : « S’il était permis à Tikhon de dire la messe », répondit non seulement par l’affirmative mais enjoignit d’avoir dans la sacristie tout ce qui était nécessaire à cet effet, le supérieur n’en tint aucun compte. « Il n’y avait pas de manteau d’évêque dans la sacristie et personne ne se trouvait là pour l’aider à se vêtir lorsque Tikhon, voulant communier, prenait des ornements sacerdotaux ordinaires. » Un autre supérieur, l’ancien préfet du séminaire de Voronège, ne se gênait pas, après avoir bu exagérément, de se vanter aux dépens du saint, en assurant que « celui-là est traité chez moi pire que te dernier des moines ». Un jour, ce même supérieur, homme violent, orgueilleux et emporté, fit appeler chez lui le moine préposé au service de Tikhon. Ce moine, occupé à copier un écrit du saint, répondit après quelques minutes à l’appel du supérieur. Prévoyant le mécontentement de ce dernier et voulant expliquer la cause du retard, Tikhon le suivit. Il n’avait pas ouvert la bouche pour présenter ses excuses que le prieur aveuglé par la colère et perdant toute contenance, asséna un soufflet sur la joue de l’évêque qui, tombant à genoux, lui demanda pardon d’avoir été la cause de sa colère. L’humilité de Tikhon apaisa le supérieur, et la honte de son acte lui apparut dans toute sa laideur. Que lui restait-il à faire sinon de tomber à genoux à son tour devant le saint et de lui demander humblement pardon ?

La communauté des moines suivait son supérieur dans son mépris pour Tikhon. Efimof, le familier, note que, « tout évêque qu’il était, jamais on ne se dépêchait de faire ce qu’il demandait ». Cette remarque jetée en passant en dit long. Même les domestiques du couvent se moquaient de lui et se permettaient de l’insulter en face. Le fait suivant nous montre jusqu’à quel degré d’humiliation de sa dignité épiscopale pouvaient aller ces offenses : Un jour que Tikhon se promenait dans la cour du couvent après le dîner, il passa devant le réfectoire où des domestiques étaient occupés à fendre du bois. À peine le saint avait-il passé devant eux qu’ils commencèrent à lui jeter des bûches en criant : « Voici le faux dévot qui se promène ! Tartufe ! » Une autre fois, ayant entendu qu’un gentilhomme du voisinage se comportait mal avec ses paysans, l’évêque se crut obligé d’intervenir en tant que serviteur de Dieu. Il partit donc voir le gentilhomme qui, entendant des paroles de reproche, se mit en colère. Tikhon répondit avec douceur mais fermement. Alors son interlocuteur, s’échauffant de plus en plus, se jeta sur lui et lui donna un soufflet. L’évêque sans mot dire s’éloigna. Mais, en route, il lui vint l’idée qu’il devait se maîtriser et revenir sur ses pas demander pardon à l’offenseur pour l’avoir induit en tentation. Ce qui fut fait. La tradition veut que le gentilhomme, comme le supérieur, fut frappé de tant d’humilité et de douceur, et qu’éclatant en sanglots, il se prosterna devant le saint en le suppliant de lui pardonner et en promettant de changer sa conduite envers ses serfs.

Ces épreuves extérieures se doublaient d’épreuves intérieures que connaissent tous les contemplatifs et qui sont liées à des phases de faiblesse nerveuse dont la cause est dans l’ardeur même de l’âme. Les dispositions naturelles de Tikhon n’étaient pas non plus pour lui un adjuvant, au contraire. D’un caractère sensible, impérieux, porté à l’orgueil, il était loin d’accepter spontanément et avec esprit d’indifférence toutes les vilenies de son entourage. Avant de pardonner aux offenseurs comme il le faisait, il avait à lutter terriblement contre les sentiments d’amour-propre et les désirs de vengeance qui l’assaillaient. La tentation était d’autant plus forte, qu’il avait entre les mains le pouvoir et les moyens de mettre ces désirs à exécution. Néanmoins l’humilité et la douceur prenaient toujours le dessus. Efimof, en nous rapportant l’épisode du gentilhomme, souligne expressément que Tikhon décida de retourner demander pardon à son offenseur après une grande lutte intérieure. Il en fut de même après la scène avec les domestiques. Cet incident troubla à un tel point sa paix intérieure que, pour la rétablir, il dut recourir à son ami et confesseur l’hiéromoine Métrophane. « Père », lui dit-il, « père, je vais te raconter encore une nouvelle histoire sur ma misère. » Et après avoir relaté le fait il s’écria : « Comment puis-je souffrir de ces gens-là une méchanceté pareille ? » « Monseigneur », répondit Métrophane, « cela est bon pour vous que les hommes vous fassent du mal, car celui qui est persécuté et honni par les hommes sera glorifié et exalté par Dieu sur la terre et dans le ciel. » Et le saint : « Je te remercie, père Métrophane, parce que tu m’as enlevé mon amertume par tes paroles. En vérité c’est Dieu qui t’a inspiré de dire ce que tu as dit... »

Les luttes intérieures exténuaient la santé déjà débile de Tikhon et pesaient lourdement sur son âme. Pour comble d’épreuve, Dieu permit que son serviteur éprouvât la tentation vulgaire de la chair. Il fut envahi par des pensées obscènes qui obsédaient son esprit, à tel point qu’un jour, à l’église, assistant à la messe, il n’y tint plus. Saisissant un cierge et feignant d’arranger la mèche, il se laissa brûler les doigts jusqu’à ce que la douleur physique triomphât de l’obsession imaginative.

Après quelques années passées à Zadonsk, sa santé se fortifia et son tempérament se rétablit. Alors commença pour Tikhon un tourment d’un genre nouveau. Il fut assailli de scrupules sur l’opportunité de sa retraite. Avait-il eu raison de quitter son siège épiscopal et la charge imposée par Dieu ? N’avait-il pas cédé à la pusillanimité et par là occasionné la perte des âmes confiées à lui par Dieu ? Tous les tracas et vilenies dont il était l’objet à Zadonsk, n’étaient-ils pas des signes qu’il avait fait fausse route ? Ce doute sur le « podvig » qu’il avait assumé était surtout angoissant, et, sous l’assaut de ses doutes, Tikhon ne savait pas s’il devait se conformer humblement à la direction de la Providence qui l’avait amené à Zadonsk ou bien revenir dans le monde et reprendre les fonctions épiscopales que lui proposait depuis longtemps déjà son ami Gabriel, le métropolite de Pétersbourg. Un jour, ayant écrit sa requête, il se préparait à partir lorsqu’un vieux moine qu’il vénérait vint le voir. Quand Tikhon lui fit part de sa décision, le vieillard lui dit d’un ton sévère : « Cesse de faire le fou, la Sainte Vierge ne veut pas que tu quittes ces lieux. » – « Si cela est ainsi », répondit doucement le saint, « je ne partirai pas » et il déchira la requête. Il semble toutefois que la tentation le reprit sans lui donner de répit. Tikhon se sentait à l’agonie. « Il était très triste », note son familier « parfois, des jours entiers, il ne quittait pas sa cellule, ne recevait personne et ne prenait pas de nourriture. » On l’entendait marcher dans la chambre à pas précipités ou prier à haute voix. « Un jour qu’il était ainsi couché sur son divan en proie à ses pensées et luttant contre elles », raconte Efimof, « son angoisse était devenue si intense que tout son visage était baigné de sueur. Tout à coup il se leva et s’écria d’une voix forte : “Seigneur, même si je dois mourir, je ne m’en irai pas !” Depuis ce jour cette tentation qui avait duré un an cessa de le tourmenter, la paix revint dans son âme et il put continuer sa vie comme par le passé. »

Dans les heures d’épreuve Tikhon aimait à exprimer ses sentiments par les paroles du psaume 118 : « Il m’est bon d’être humilié. » Il chantait toujours ce psaume « lorsqu’il avait des idées sombres », témoigne Tchebotarev ; et se rendant compte de sa sévérité et de son « irritabilité excessive » dans ses rapports avec les personnes qui l’entouraient et qui l’agaçaient, « il s’inclinait, touchant de sa main la terre en demandant pardon soit à un novice, soit à un cuisinier ». Il fit plus encore : il suppliait Dieu ardemment de « lui apprendre à être doux et humble » et se réjouissait d’avoir reçu le signe de son exaucement, une paralysie temporaire de tout le côté gauche. Parfois, quand on lui rapportait les paroles injurieuses prononcées contre lui par le supérieur, il se contentait d’appeler un de ses familiers et de lui dire : « Prends un pain de sucre et porte-le au prieur, ou bien un tonnelet de vin, ou bien autre chose,... peut-être qu’il n’en a pas. » Il arrivait aussi que les vilenies humaines se doublaient d’actions purement démoniaques. Parfois, lorsque Tikhon était en train d’écrire ou s’adonnait à la méditation au milieu de la nuit, « on entendait tout à coup au-dessus de sa cellule courir, sauter, piétiner avec fureur ». Le saint envoyait quelqu’un voir sur le toit ce qu’il en était. Jamais on n’a pu découvrir personne. D’autres fois, de jour, une force mystérieuse retournait les brouillons de ses manuscrits, fouillait partout, mélangeait tout. Là encore on n’a jamais pu découvrir l’auteur de ces tracasseries. À ces manifestations de la force diabolique une crainte terrible s’emparait de Tikhon. Il s’arrêtait de travailler et il lui fallait de longs moments pour retrouver son équilibre et concentrer son esprit. Toutes ces épreuves pesaient lourdement sur l’état d’esprit si profondément chrétien du saint évêque. Une sombre mélancolie s’emparait par moments de son âme, « la remplissant de dégoût pour tout et pour tous ». Alors tout, autour de lui, semblait vide, lugubre, plongé dans les ténèbres. Dans ces moments, lui si plein de charité et de tendresse pour les hommes se sentait avec effroi rempli d’animosité envers tout le monde. « Dans les tentations », avait écrit Tikhon, « Dieu nous montre ce que nous sommes par nous-mêmes et à quoi nous sommes inclinés par notre nature... ce qui se cache dans notre cœur. » À ses propres dépens il devait apprendre la vérité de ces paroles. Le calme une fois revenu, il en tirait les conséquences : « S’il plaît à Dieu que même les domestiques se moquent de moi, c’est que je l’ai mérité par mes péchés. Et tout cela est encore trop peu », disait-il.

La charité douce et humble qui le caractérise ne vint pas d’un coup à notre saint. Elle fut le fruit de la grâce et de ses luttes intérieures. Son prix en est d’autant plus grand.

Il est difficile de trouver dans l’hagiographie russe une autre figure de saint dont on puisse sans crainte de se tromper affirmer qu’il a connu « la nuit obscure », cette « Noche oscura » dont parlent saint Jean de la Croix et Tauler. Elle servit de creuset pour refondre en la purifiant l’âme de Tikhon et lui redonner sa splendeur initiale, son innocence naturelle. Et plus cette âme montait, plus elle devenait invulnérable, plus la paix venait la remplir, « comme un oiseau qui, lorsqu’il s’envole vers les cieux, devient inaccessible à l’ennemi ». Et ce qui est particulièrement remarquable dans cette sanctification de Tikhon, c’est que ses épreuves n’étaient pas des degrés qui servaient seulement à son ascension personnelle, son « podvig » à lui seul. Comme son Seigneur bien-aimé il pouvait dire « je me sanctifie pour eux, afin qu’ils soient sanctifiés dans la vérité » (Jean, 17, 19). Tout brûlant d’amour pour Dieu il ne séparait pas le « podvig » du salut personnel de celui du service et de l’amour du prochain. En cela saint Tikhon de Zadonsk est de plain-pied dans la tradition spirituelle russe d’un saint Théodose ou d’un saint Serge. En quittant le monde pour le couvent et sa chaire épiscopale pour la cellule de Zadonsk, il resta un pasteur et un docteur des âmes. Par sa compassion pour les misères du monde, par sa perspicacité délicate devant ses besoins, il continuait à rester dans le monde. Il écrivait pour le monde, il apportait le témoignage du Sauveur au monde qui s’obstinait à marcher à sa perte en négligeant son salut. Il était l’écho chrétien et apostolique à la folie du siècle et de la libre-pensée. C’est le premier contact de l’esprit du Christianisme intégral dans sa tradition chrétienne russe avec les « sans-Dieu » russes (bezbojnitchestvo).

En se laissant illuminer par la lumière divine, Tikhon devint lui-même « lumière » pour les autres. C’est en cela précisément que consistera le sens caché (mystique) de son « podvig », le podvig » du « Startchestvo » en général. Dès son arrivée à Zadonsk, notre saint fut l’aimant attirant les âmes en quête de la Vérité, de consolation et de lumière. Au grand scandale du supérieur du couvent qui le dénonçait à l’évêque, la petite maison qu’occupait Tikhon était « remplie de personnes du siècle, inconnues de lui, le supérieur, qui ignorait si elles avaient des passeports... Aussi était-il à craindre que cela n’occasionnât des désagréments au monastère ». Le ton de ce document est significatif et dépeint parfaitement les rapports du prieur avec le saint. De fait, des gens de toute condition et de tout âge, venus des plus lointaines régions du pays sans qu’il les ait jamais appelés, affluaient aux portes de sa cellule. Comme les pères du désert de l’antiquité, il était le réconciliateur des hobereaux voisins, l’intercesseur des paysans auprès de leurs maîtres injustes ou cruels, l’avocat des innocents condamnés par les tribunaux de Zadonsk et de Jeletz, le grand bienfaiteur des pauvres et des détenus. Malgré ses propres souffrances, ses tentations, les ténèbres qui remplissaient son âme, il avait un sourire pour tous, une parole qui encourageait ou qui donnait la lumière, et, comme à Voronège au temps de son épiscopat, sa main était tendue non seulement pour bénir mais aussi pour soutenir matériellement. « Dès les premières années de son séjour au couvent de Zadonsk », écrit Efimof, « il vendit ses habits de soie, ses soutanes légères ou chaudes, son froc doublé de renard et les autres vêtements conformes à sa dignité épiscopale, et aussi son duvet, son coussin de plumes et ses bonnes couvertures, pour en distribuer l’argent aux pauvres ». Il vendit même son joli froc de moine – cadeau de l’évêque d’Astrakhan – et il employa également l’argent qu’il en retira pour les veuves et les orphelins pauvres... Il était charitable envers toute pauvreté et toute détresse, bref il donnait tout ce qu’il avait, aussi bien la pension qu’il recevait de l’État que l’argent que lui envoyaient les gentilshommes et les riches marchands de sa connaissance. Non content de distribuer tout son argent aux pauvres, il donnait aussi son linge et ne gardait pour lui que ce qu’il avait sur le corps. Le pain que lui envoyaient des propriétaires terriens, il le donnait aussi, et lorsque cela ne suffisait pas, il en achetait pour le distribuer. Les pauvres et les nécessiteux recevaient de lui des habits, des chaussures et, pour eux, il achetait des fourrures, des habits et de la toile. À d’autres il achetait même des chaumières et du bétail, des chevaux, des vaches... Mais cela ne suffisait pas encore, et il faisait des dettes. Quand il avait tout donné, il avait coutume de me dire : « Va, je te prie, à Jeletz et emprunte chez tel ou tel marchand ; je le rembourserai dès que je recevrai ma pension ; présentement je n’ai rien. Voici que mes pauvres frères viennent me trouver et repartent sans avoir reçu de moi aucun réconfort. Cela me fait mal de ne pouvoir que les regarder. » Parfois il arrivait aussi qu’il refusait à quelque pauvre et lui demandait seulement qui il était et d’où il venait. Mais le lendemain il en avait de la peine, alors il m’appelait en disant : « Hier j’ai répondu au pauvre par un refus ; prends mon argent, s’il te plaît, et porte-le-lui ; peut-être pourrons-nous le consoler ainsi. » Tous les pauvres avaient facilement accès auprès de lui. Son humilité était merveilleuse. Il disait aux vieux paysans de s’asseoir, il parlait avec eux longuement et amicalement de la vie du village et il les laissait partir dans la joie après leur avoir donné le nécessaire. Il soutenait de ses propres deniers tous les paysans pauvres qui vivaient dans le voisinage du couvent et payait pour eux les impôts personnels et toutes les taxes de l’État. Le jour où les pauvres étaient venus particulièrement nombreux et où il avait distribué beaucoup d’argent et autres dons, il se sentait le soir plus gai et plus joyeux. Mais quand il n’était venu que peu de gens ou même personne, il était affligé. « Je peux le dire sans crainte, il était comme Job, l’œil des aveugles et la jambe du paralytique. Sa porte était toujours ouverte à tous les pauvres, aux abandonnés, aux pèlerins qui venaient à lui. Ils trouvaient toujours chez lui de quoi se nourrir, boire et se reposer. »

Pour ses ennemis Tikhon avait la même sollicitude. On a vu comment il traitait le prieur. Voici son attitude envers les moines qui se montraient grossiers et impertinents envers lui. Lorsqu’ils étaient malades, le saint allait les visiter plusieurs fois par jour, les consolait, les encourageait par ses conseils si pleins d’expérience spirituelle, leur envoyait des mets ou des boissons qui leur faisaient plaisir. « Le Seigneur a ordonné d’aimer ses ennemis. » Il aidait de même les domestiques qui l’insultaient et se moquaient de lui en leur envoyant du pain et de l’argent.

Ayant remarqué que personne ne s’occupait de la direction religieuse des enfants du village, Tikhon entreprit leur éducation morale. « Il les habituait à aller à l’église. Comment s’y prenait-il ? Quand il sortait de l’église, les enfants couraient tous derrière lui. Lorsqu’il entrait dans sa cellule, ils le suivaient, faisaient trois profondes révérences et s’écriaient tout haut : « Gloire à Dieu » et il leur demandait : « Enfants, où est notre Dieu ? » Ils répondaient tout haut : « Notre Dieu est au ciel et sur la terre. » « C’est bien, mes enfants », disait-il, et il caressait la tête de chacun en lui donnant un kopek ou un morceau de pain blanc et, en été, une pomme. Parfois, quand, à la suite d’une faiblesse physique, il ne pouvait pas aller à la messe, les enfants allaient à l’église mais, voyant que l’évêque n’y était pas, ils repartaient. Quand je rentrais de la messe, il me demandait si les enfants y étaient. Je lui répondais : « Oui, mais quand ils ont vu que Monseigneur n’y était pas, ils sont repartis. » Il souriait alors doucement : « C’est juste, les pauvres viennent à la messe pour avoir du pain et des kopeks. Pourquoi ne me les as-tu pas amenés ? Je suis très heureux quand ils vont à l’église. »

Lorsqu’en 1768, dans la ville voisine de Livni, un grand incendie éclata, l’évêque ne manqua pas d’aider les sinistrés. L’année suivante, le même malheur étant survenu à Jeletz, il se rendit en personne à Voronège pour recueillir des aumônes afin de construire des maisons neuves pour les sinistrés. Il aimait aussi visiter les prisons et, lorsqu’à Zadonsk on établit une prison pour criminels, il « aimait à s’y rendre la nuit pour visiter les détenus malades et distribuer des dons. Le jour de Pâques il échangeait le baiser pascal avec tous les prisonniers. De même à Jeletz, où il se rendait de temps à autre, il visitait la prison et l’asile des vieillards et pour cela cachait sa dignité épiscopale sous un vêtement de moine ».

Si Tikhon n’était pas compris de l’entourage de son couvent, il existait cependant un groupe de gens qui comprenaient la grandeur et la portée de son « podvig ». Ces personnes, profondément religieuses et aspirant elles-mêmes à la haute perfection, l’entouraient d’amitié et d’un respect particulier. Aucune d’elles, comme lui, ne faisait de distinction entre la sanctification personnelle et celle du prochain. Tikhon n’a jamais pressé ses amis de quitter le monde pour le cloître ; au contraire il en a dissuadé quelques-uns. Nombre de ses amis n’habitaient pas Zadonsk, comme par exemple Cosme Stoudenkov († 1802) qui vivait à Jeletz et qui pratiquait le célibat par vertu. Tikhon l’aimait tout particulièrement et lui manifestait une grande confiance. Il le chargeait de distribuer ses aumônes et d’intervenir dans des circonstances délicates où lui-même était empêché de pratiquer la charité. Parfois, dans les moments où l’oppression était par trop grande, le saint le faisait venir pour lui découvrir son âme angoissée. Un jour qu’il l’avait appelé de la sorte et que Stoudenkov était resté la nuit dans le couvent, il fut convié à dîner chez un autre ami de Tikhon et son confesseur, le père Métrophane. On était en carême, c’est-à-dire au temps où il est interdit dans les couvents russes de manger du poisson sauf le jour de l’Annonciation et le dimanche des Rameaux. Métrophane ayant reçu d’un paysan voisin un poisson pour la fête des Rameaux le fit servir pour honorer son convive sans se soucier du jour de la semaine. Lorsque les deux amis étaient occupés à déguster leur repas, Tikhon entra à l’improviste. Voyant l’air confus de ses amis, il dit en souriant : « Ne bougez pas, je vous connais. La charité vaut plus que le jeûne (Lioubovj vyche posta). » Et bien que lui-même observât très strictement toutes les prescriptions du jeûne, il prit place à la table et dîna gaîment avec ses amis. Cette scène délicieuse, tout à fait dans l’esprit de saint François de Sales, nous dépeint sur le vif les relations qui unissaient Tikhon à ses amis : la charité, charité exquise, large et compréhensive. Elle ne se limitait d’ailleurs pas à ses amis, ni même, comme on serait peut-être porté à croire de ce qui précède, aux pauvres et aux miséreux. Saint Tikhon n’a jamais été semblable à ces dilettantes modernes de la charité, chrétiens ou non, qui croient que seuls les travailleurs et les pauvres ont des besoins spirituels et corporels. Nous possédons de lui un très beau morceau rythmé qui rappelle « l’Anima Christi » :

« Ô Amour pur, sincère et parfait ! Ô lumière substantielle ! Donne-moi la lumière afin qu’en elle je reconnaisse ta lumière. Donne-moi ta lumière afin que je voie ton Amour. Donne-moi ta lumière afin que je voie tes entrailles paternelles. Donne-moi un cœur pour t’aimer ; donne-moi des yeux pour te voir ; donne-moi des oreilles pour entendre ta voix ; donne-moi des lèvres pour parler de toi, le goût pour te goûter. Donne-moi l’odorat pour sentir ton parfum ; donne-moi des mains pour te toucher, des pieds pour te suivre. Sur terre et dans le ciel, je ne désire que Toi, mon Dieu ! Tu es mon seul désir, ma consolation, la fin de toutes angoisses et souffrances. Je ne cherche que toi, en toi seul est ma joie et ma béatitude dans le temps et, comme je l’espère, dans l’éternité. »

Un tel amour pour Dieu aurait été une illusion s’il n’avait contribué à ouvrir le cœur de notre saint au monde entier. En effet, sa charité embrassait toutes les classes et tous les rangs de la société, tous les âges et toutes les nations. Elle aimait l’homme et elle l’aimait dans le Christ. Elle priait pour les ennemis, bénissait les persécuteurs, faisait le bien à ceux qui lui voulait du mal. C’est elle qui le faisait supplier la Sainte Vierge, dans une vision dont il était gratifié, « de faire que Dieu continue à donner sa grâce au monde entier ». C’est encore elle qui le pressait de dire « que par moments, en pensée, il sentait qu’il serrait dans ses bras et embrassait tous les hommes... qu’il désirait l’avènement du Royaume de Dieu et le salut éternel, non seulement aux hérétiques, qui ne sont que des brebis égarées du troupeau du Christ, mais aux Turcs et aux autres infidèles qui ne croient pas au Christ notre Sauveur, et même aux blasphémateurs du nom de Dieu ». C’est cette charité enfin qui le poussa à devenir apôtre par la plume. S’il n’avait plus de brebis à faire paître, il avait à sauver son « prochain », son « frère dans le Christ, comme lui créature de Dieu, faite à son image et selon sa ressemblance, un chrétien racheté par le sang très pur du Fils de Dieu ». Saint Tikhon comprenait et savait combien dans un pays aussi pauvre en littérature spirituelle originale qu’était la Russie de son temps, pareil apostolat était nécessaire. C’est pourquoi il a beaucoup écrit. Avec son style imagé, sa langue simple, claire, transparente, sa riche imagination, il peut être compté parmi les meilleurs écrivains russes. Tous ses écrits poursuivent le même but : donner aux âmes une éducation morale solide, vraiment chrétienne, et les conduire par les voies de la perfection à l’union avec Dieu.

« Cette œuvre touche chaque chrétien, car la charité chrétienne l’exige », disait-il. « Voici venir un pécheur semblable à un aveugle ; il est menacé de tomber dans un précipice sans pouvoir en sortir. Crie-lui donc quand tu le vois marcher ainsi, crie : “Frère, tu te trompes de chemin ; tu as devant toi un fossé dans lequel tu vas tomber et dont tu ne pourras jamais sortir...” Retiens-le, retiens-le donc pendant qu’il est encore temps. » C’est à ce « pécheur », à ce chrétien et à ce « frère » que Tikhon adressait la parole de la « bonne nouvelle » chaque fois que l’occasion se présentait et par tous les moyens dont il disposait : exhortations particulières, lettre, écrits théologiques ou spirituels d’une portée générale, sermons de morale, rien ne manque à son œuvre apostolique. Il est le premier évêque russe qui ait songé à donner au peuple une traduction de l’Évangile en langue russe. Il voulait lui-même entreprendre la traduction directement du grec, mais ses forces physiques ne le lui permirent pas. C’est à Zadonsk que furent composées ses meilleures œuvres : a) « Du Christianisme véritable » (Obistinnom khristianstve) ; b) « Trésor spirituel » (Sokrovichtche doukhovnoje) ; c) « Lettres de la Cellule » (Pissjma Kelejnye ; d) « Instruction chrétienne » (Nastavlenie Khristianskoje) ; e) « De la Vérité de la Doctrine Évangélique » (O Istinne evangeljskago utchenia), sans compter quantité de lettres spirituelles écrites à différentes personnes dans des occasions diverses.

La première édition complète de ses œuvres a été faite par son ami le métropolite de Kiev, Eugène Bolkhonitinov en 1825. Elles furent plusieurs fois rééditées (6e édition en 1899). Le même métropolite Eugène composa et édita (1799) une vie de saint Tikhon. Cette vie a une valeur particulière, car elle est écrite d’après les propres souvenirs du métropolite et des familiers du saint qui alors vivaient encore.

Nous n’analyserons pas les écrits de saint Tikhon. Nous nous contenterons de signaler qu’il cherchait toujours à présenter les dogmes de la foi en relation avec les questions morales et religieuses, à faire ressortir le lien vivant qui unit le dogme et la réalité de la vie quotidienne. Aussi ses écrits sont-ils accessibles aux lecteurs qui ne sont pas des théologiens de profession. La nature extérieure, les phénomènes de la vie ordinaire, tout lui sert de matière pour illustrer et fonder ses conclusions religieuses et expliquer l’essence du dogme et son sens caché. Comme l’a dit un de ses biographes, Tikhon est « le docteur chrétien populaire par excellence ». Il est le seul qui, à notre connaissance, a tenté de présenter la doctrine théologique sous une forme originale, adaptée à la mentalité russe. Dans tous ses écrits comme dans son apostolat oral, Tikhon insiste tout particulièrement sur l’imitation du Christ. Il en est l’apôtre. Imiter le Christ dans sa vie terrestre, ses vertus quotidiennes, ses labeurs, son dévouement, sa charité envers tous, son obéissance, telle est la règle suprême qui selon lui détermine tous nos devoirs moraux. « Que les fils de ce monde s’imitent les uns les autres ; quant à nous nous plaçons devant nous le Christ et sa sainte vie et nous imitons celui qui s’est donné lui-même à nous comme exemple à imiter (Jean, 13, 15). Quand nous imitons le Christ cela lui est agréable. Il le veut moins pour lui-même que pour notre bien... Laissons-nous conduire par Notre Sauveur » (Trésor spirituel, p. 72). Ou encore : « Chrétiens, si nous voulons au ciel être conformes et semblables au Christ glorifié, nous devons ici-bas lui être conformes et semblables dans notre façon de vivre et dans la patience... Tous veulent être avec le Christ glorieux et triomphant, mais peu nombreux sont ceux qui veulent marcher sur ses traces et porter avec lui la croix, souffrir les affronts, les humiliations, les dérisions et la tristesse... Qui veut être avec le Christ dans son Royaume et sa gloire doit ici-bas, dans ce monde, être avec lui, l’imiter par l’humilité, la patience, et ainsi porter sa croix » (Ibid. § 157, N. 6 ; de même : Lettres de la Cellule, N. 53).

Tikhon a même accrédité un terme rare : « Khristopodrajateljnoje jitie » – « vie christo-imitatrice [121] ». Tantôt la plume à la main, tantôt assis sur la margelle de son puits ou dans sa cellule, le saint Évêque semait à pleines mains les semences de son enseignement évangélique, qu’il n’a jamais séparé de l’exemple personnel. Toute sa vie en témoigne. Quoi de plus beau que son portrait esquissé par l’Ikos 8 de l’Akathistos qui lui est consacré ? « Tout rempli de la charité du Christ... tu as donné ta vie pour tes amis et, semblable à un ange gardien, tu assistais les proches et les éloignés... Pacifiant ceux qui étaient remplis de haine, réconciliant les ennemis, tu contribuais ainsi au salut de tous. »

Dieu pouvait-il rester indifférent et muet devant une pareille prodigalité de charité, Lui qui ne se laisse jamais vaincre en générosité ? S’Il émonde d’une manière toute spéciale les âmes de ses amis privilégiés, Il les comble aussi de grâces de choix qui dès ici-bas leur donnent un avant-goût du bonheur qui les attend. Nous avons une nouvelle confirmation de cette vérité dans le cas de saint Tikhon. Combien n’a-t-il pas été malmené ! Quant aux grâces, maintenant que tout est terminé et que nous voyons le tableau achevé, on peut dire qu’il a été l’enfant gâté de Dieu. Même pendant les années de son épreuve terrestre, il a reçu des marques de cet amour privilégié. Qu’on pense à cette vision qu’il a eue à Novgorod et qui, « bien qu’elle n’ait été que de courte durée », l’avait rempli de joie. Il en garda le souvenir toute sa vie. Nous rappellerons aussi cette autre vision, douloureuse celle-là, du Christ souffrant. Plus tard ces contacts avec le monde invisible deviendront encore plus intimes et plus lumineux. Nous en connaissons quelques-uns. En 1778, étant dans un état de « sommeil très léger », il vit la Très Sainte Mère de Dieu « trônant au-dessus des nuages et à côté d’elle saint Pierre et saint Paul ». C’est alors que tombant à genoux il demanda à la Sainte Vierge d’intercéder pour le monde. S’étant réveillé, le saint, au dire de son familier, « était tout tremblant et en larmes ». Un an après et de nouveau dans le même état de rêve, il vit encore la Sainte Vierge entourée de saints. Prosterné devant elle, il vit, prosternés avec lui, quatre autres personnages revêtus d’habits blancs. Il ne révéla pas leurs noms. Une autre fois, quelque temps avant sa mort, Tikhon se promenait, selon son habitude, la nuit autour de l’église en priant Dieu de lui dire ce « qu’Il préparait à ceux qu’Il aime ». Tout à coup il vit le ciel s’ouvrir et illuminer tout le couvent, en même temps qu’une voix disait : « Regarde ce qui est préparé à ceux qui aiment Dieu. » Alors il vit « des biens inénarrables » et tomba à terre tout saisi de « stupeur » au point que « ce ne fut qu’avec difficulté qu’il put regagner sa cellule ». Il eut encore une seconde vision sur le même sujet : « Dieu lui fit voir un festin dans un palais de cristal d’une beauté indescriptible. Il entendit des chœurs chanter des hymnes joyeux sans en saisir cependant les paroles. Puis une voix lui demanda : “Cela te plaît-il ?” Et à sa réponse affirmative, la même voix dit : “Va et mérite-le.” Le moine familier de Tikhon qui nous a conservé ces détails met naïvement l’accent sur le « palais de cristal, les chœurs et les chants ». Cependant derrière ce pieux décor nous saisissons la réalité qui nous dit que, dans cette période de sa vie, le ciel et ses habitants étaient devenus une atmosphère familière pour saint Tikhon. En soumettant sa chair à l’esprit, en luttant contre le mal qui vivait en lui, il avait atteint l’état où le « podvinik » entre en relations directes avec le monde céleste. Et « le don dioratique », c’est-à-dire la perception du futur et des secrets des cœurs dont Tikhon fut gratifié, n’en a été que la conséquence. Si jadis à Novgorod il n’avait vu le ciel « qu’entr’ouvert », maintenant il le contemple « grand ouvert », il est lui-même illuminé par sa clarté. C’est que désormais le « céleste » était descendu vers le « terrestre ». L’âme du saint était arrivée à l’ultime degré accessible à la perfection humaine sur terre. Elle avait atteint cette limite où « l’homme devient un ange céleste et terrestre » (Akathistos, ikos 7). La lutte avait été menée « jusqu’à bonne fin », la chair s’était soumise à l’esprit, le mal était vaincu par le bien. Comme l’Apôtre, Tikhon pouvait dire : « Le Christ est ma vie, et la mort m’est un gain » (Phil. 1, 21).

Le 25 décembre 1779, Tikhon, contrairement à son habitude, sortit de l’église après l’Évangile et resta dehors à prier seul environ un quart d’heure. De retour, il assista jusqu’à la fin à la messe et donna sa bénédiction au peuple. Ce fut la dernière fois qu’il assista à une cérémonie religieuse. En rentrant chez lui il dit à son familier : « Ferme la porte et si quelqu’un vient, dis que je me sens très faible. » À partir de ce jour, le saint entreprit un nouveau « podvig », celui de la réclusion et de la solitude complète, auquel il consacra le reste de la vie qu’il devait encore passer sur la terre. Il a exposé le but qu’il poursuivait dans une lettre datée du 23 mars 1780. « Il est rare », lisons-nous, « que l’homme qui sort de sa cellule pour entrer en contact avec le monde, y rentre le même qu’il était en sortant [122]. Le désert et la solitude aident à amasser le bien, tandis que les tentations du monde le dilapident. Nulle part l’homme ne s’adonne mieux à la contrition que dans la retraite. L’homme y concentre son attention sur toute sa vie passée et, voyant comment elle est, aspire au Christ et Lui demande grâce. C’est par la langue que l’homme pèche le plus souvent ; dans la retraite il n’a pas cette occasion. Nos yeux et nos oreilles sont comme des portes par lesquelles la tentation entre dans le cœur : la solitude nous est un remède contre tout cela. »

Quatre ou cinq ans avant sa mort, Tikhon s’était fait préparer son cercueil avec tout ce qui était nécessaire à la sépulture, habits et vieux ornements épiscopaux. Il l’avait mis dans sa cellule et il aimait à le regarder longuement plusieurs fois par jour.

Seul dans sa cellule, le saint s’adonnait entièrement à la prière. Parfois on y entendait des sanglots, des exclamations. Souvent son familier, en y entrant pour son service, surprenait Tikhon le front couvert de sa main droite, tellement absorbé dans ses pensées qu’il semblait n’entendre ni voir personne. Rarement et seulement par nécessité il adressait la parole à quelqu’un. Pour prendre l’air, il se contentait de sortir seul pour quelques minutes sur le perron de la maison. Néanmoins, même dans sa réclusion, Tikhon resta fidèle à lui-même jusqu’au bout en ne séparant pas de l’action apostolique son « podvig » de sanctification personnelle. « Nous devons fuir les hommes », écrivait-il, « non à cause des hommes mais à cause du péché. C’est le péché que nous devons haïr, non les hommes. Eux, nous devons les aimer. » Bien que ses deux familiers soient unanimes dans leur témoignage sur la sévérité de la retraite de notre saint – « il ne laissait entrer personne chez lui ; il ne parlait à personne », – ils disent aussi « que trois jours avant sa mort, Tikhon pria tous ceux qui lui étaient proches, ainsi que ses bienfaiteurs, de se réunir autour de lui pour recevoir sa bénédiction. Et cela fut fait. » De même nous voyons que le saint enfreignait la réclusion qu’il s’était imposée pour visiter les jours de grandes fêtes les prisonniers dans les prisons. « La charité », avait-il dit un jour, « prime le jeûne » : elle primait aussi, à ses yeux, la retraite. « Tout ce qui est fait pour le prochain est prière », disait à l’autre bout du monde un autre saint, Ignace de Loyola, à Rome.

Un an et trois mois avant sa mort, Tikhon eut un songe. Il se vit dans l’église du monastère. Un prêtre étant sorti des portes de l’autel en portant un enfant, Tikhon embrassa celui-ci sur la joue droite et sentit que l’enfant le frappait sur la joue gauche. En se réveillant il constata que tout le côté gauche de son corps était paralysé. Il accepta cette maladie avec joie comme des stigmates du Seigneur. Depuis ce jour, il ne quitta plus son lit. Ses forces s’éloignaient peu à peu. Sa voix devint si faible qu’il avait peine à se faire comprendre. Il se sentait mourir. À la prière de ses amis réunis autour de son lit par l’intermédiaire de son serviteur, il dit en montrant de sa main droite le crucifix : « Je vous recommande tous au Seigneur. » Ce furent ses dernières paroles. On était au 10 août 1783. Les deux jours suivants, Tikhon fut si faible qu’il ne pouvait dire un mot. Il avait communié déjà deux fois dans la semaine, néanmoins vers minuit du 12 au 13 août (23-24 nouveau style), se sentant dans l’angoisse, il demanda qu’on célébrât la messe un peu plus tôt afin de pouvoir recevoir le Seigneur encore une fois. À trois heures du matin, il envoya prier le hiéromoine hebdomadier de lui apporter la communion. Négligent comme on était au couvent de Zadonsk pour tout ce qui touchait le saint, cette prière du mourant ne fut pas transmise. Alors un des familiers de Tikhon alla trouver le prieur. Il ne parvint pas à le réveiller (sic !). La communauté vint cependant visiter le mourant, puis s’en alla pour assister aux matines. Le temps passait. Tikhon encore une fois demanda si l’on pensait à célébrer la messe. Ce fut encore en vain. Une soif terrible le tourmentait. Il se leva aidé de son serviteur et but une gorgée d’eau chaude. Pour la dernière fois il s’informa de la messe. Mais il était déjà trop tard. À six heures quarante-cinq du matin, le saint ouvrit les yeux une seconde, puis les referma en poussant un soupir. Il s’endormait doucement dans le Seigneur, à l’âge de 59 ans. Dieu avait jugé, semble-t-il, que la communion sur la terre n’était pas nécessaire à celui devant lequel il avait déjà ouvert les portes du ciel où l’attendaient l’Époux et la participation au festin de son Royaume.

La gloire de Tikhon commença dès les premiers jours après sa mort. Désormais ce ne sera plus un cercle restreint mais le pays tout entier qui deviendra le champ de son action bienfaitrice et spontanément le vénérera comme un saint bien-aimé. Que d’âmes n’a-t-il pas relevées ou soutenues ? Que de grâces Dieu n’a-t-il pas concédées par son intervention ! Enfin, le 25 août 1861, par un décret synodal, Tikhon fut mis au nombre des saints et sa fête fixée au 13/24 août, jour de sa mort. En présence d’une foule énorme (plus de 300.000 personnes), ses reliques furent solennellement exhumées et placées dans une châsse pour être vénérées à l’église du couvent de Zadonsk. « Le flambeau était maintenant sur le chandelier » et illuminait tous les fidèles de toute la Russie.

 

 

LA DOCTRINE SPIRITUELLE DE SAINT TIKHON

 

La doctrine spirituelle de saint Tikhon peut se résumer comme une doctrine de joie universelle (Vscobjemliouchtchaja). La Présence de Dieu dans l’Univers, telle est l’idée fondamentale qui domina toute la vie et tout l’enseignement de notre saint. Bien qu’il ne l’ait pas exposée ex professo dans un système théologique, elle n’en est pas moins la source intarissable de son inspiration, l’élément qui nourrit sa vie intérieure, le principe directeur de son action sacerdotale. On la sent sous-jacente dans tous les évènements de sa vie quotidienne. Rappelons-nous le récit de son familier Tchebotarev sur la manière dont il procédait avec les enfants : « Il habituait les enfants du village à aller à l’église ; quand il sortait de la messe, ils couraient tous derrière lui, et lorsqu’il entrait dans sa cellule, ils le suivaient. Alors il leur demandait : “Enfants, où est notre Dieu ?” et ils répondaient tous ensemble tout haut : “Notre Dieu est au ciel et sur la terre.” – “C’est bien, mes enfants”, disait-il et il caressait avec sa main la tête de chacun... »

Dans sa biographie de saint Tikhon (la meilleure que nous ayons), T. Popof remarque que les idées qui ont le plus attiré l’attention du saint sont celles de la Rédemption et de la restauration par cette Rédemption de l’image de Dieu dans l’âme du pécheur. L’homme est créé « à l’image de Dieu, en quoi consiste sa dignité qui n’a pas de pareille. Il est comme un reflet vivant de son Créateur... Le péché, comme un poison mortel, s’est déversé dans notre être, et depuis lors toutes nos forces spirituelles et corporelles en sont infectées... D’un miroir tourné vers le ciel, l’âme humaine est devenue un miroir tourné vers la terre... » Ce n’est plus la grâce qui remplit l’âme mais « la mort et le péché... qui devient un obstacle entre nous et Dieu ». Cet état n’est cependant pas naturel à l’homme. « L’image tend inlassablement vers son prototype... l’homme vers Dieu... celui qui est tombé vers le redressement... » S’il est vrai que la vie de « l’image est un don, si le fruit de l’amour du Prototype et le reflet que porte l’image sont un acte de la grâce du Prototype, la restauration de l’homme déchu dans son état naturel nécessitera une nouvelle manifestation de l’amour et de la grâce de Dieu ». Le Créateur viendra et s’inclinera comme un médecin devant l’homme gisant à terre. Ce médecin est le Christ. Il sera pour lui ce qu’est l’eau pour une terre aride, la lumière pour les ténèbres, le pasteur pour la brebis perdue... Il est le sauveur et le restaurateur de la Vie de l’homme... Par lui l’image est redevenue capable de refléter de nouveau les perfections du Prototype et le royaume de Dieu restauré sur la terre... Par lui Dieu est redevenu à nouveau un père pour l’homme, et l’homme un fils pour Dieu... Par lui la participation sur la terre à la vie céleste est devenue possible.

Par cet enseignement sur Dieu et sur l’homme, Tikhon a très bien exprimé l’idée qui trouvera plus tard un écho particulier chez Vladimir Soloviev dans sa doctrine sur le théandrisme. Comme Soloviev, il a le sentiment très vif de la ressemblance ontologique qui existe entre Dieu et le monde. Comme lui, il croit à la croissance de cette ressemblance jusqu’à la plénitude et la splendeur dont les germes sont déjà donnés et contenus en puissance dans l’univers, dès les premiers stades de son existence. Ici nous sommes loin d’un Joseph de Volokolamsk ou d’un saint Antoine de Petchersk, et très près du sentiment religieux populaire russe. Les allégories préférées de Tikhon pour illustrer son idée sont les paraboles du « semeur » et celle du « grain de sénevé ». Il aime à les répéter et trouve toujours de nouveaux thèmes pour les appliquer. Précisément ce choix de la parabole du Semeur nous manifeste une conception profonde et vivante du monde et prouve que le stade initial et final de l’univers est subordonné à une idée de croissance et de clarification progressive qui n’est autre que celle de la ressemblance divine : « Chaque grain produit un fruit qui lui est semblable », dit Tikhon, entendant par là, non seulement la parole de Dieu, comme l’Évangile, mais encore la créature de Dieu. Il déclare la loi de la nature en accord parfait « avec la loi positive de Dieu ». La confiance dans cet élément qui constitue l’image de Dieu en l’homme et qui est inclus en lui par la création (Gen. 1, 26) se manifeste chez Tikhon par l’admiration avec laquelle il conçoit l’homme avant la chute originelle. « Voilà jusqu’où l’homme s’est laissé réduire », avait-il l’habitude de dire, les larmes aux yeux. « Créé par Dieu, innocent et immortel, il meurt et doit maintenant être enfoui sous terre comme un animal. » Cette confiance se manifeste aussi par la conviction profonde que le sacrifice rédempteur du Christ constitue le triomphe absolu sur toutes les suites de la chute originelle. De là l’importance primordiale qu’il donne dans sa spiritualité à la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ, le Dieu fait homme. La spiritualité de Tikhon est nettement « Christocentrique ». Il est conscient des liens étroits qui rattachent la morale au dogme du Christ-Chef et il en parle sans cesse, et toujours, selon son habitude, en employant des images vivantes et concrètes. « Le Christ nous a donné l’exemple en sa personne... Le Christ est le modèle de la parfaite humilité... Méditez le plus souvent qu’il vous sera possible sur l’humilité du Christ... Le Seigneur avait l’habitude d’entrer dans les maisons de ceux qui l’invitaient et de prendre place parmi eux... Et ceux qui recevaient le Christ dans leurs maisons pensaient qu’il n’était qu’un Prophète et un maître admirable... Mais ils ne savaient pas qu’il était le Seigneur des Prophètes... Ah ! s’ils avaient su que l’hôte qu’ils recevaient était le Vrai Dieu qui, dans la forme humaine, est descendu sur la terre ! L’hôte est grand et beau et plein d’affection ; il crée autour de lui la joie, comme Dieu. Il n’exige de nous ni boisson ni nourriture. C’est lui-même qui nous offre un festin. »

L’idée théandrique est chez Tikhon inséparablement unie à celle de la Rédemption. D’après lui, à cet acte de la grâce divine correspond dans l’homme une capacité innée qui le rend apte à participer à la gloire de Dieu. « Son action à Lui est celle de la Rédemption ; Il l’a accomplie sur la terre et Il est remonté de chez nous au ciel... Combien grande doit donc être une chose pour que Dieu lui témoigne une sollicitude telle que notre intelligence refuse même de la concevoir combien précieuse, puisqu’elle fut acquise à un tel prix – le sang du Fils de Dieu ! Il est manifeste que l’homme est cher à Dieu, puisque c’est pour lui qu’il est venu dans le monde... L’homme est une merveilleuse créature divine, il est plein de noblesse... Dans la mesure où il s’est déshonoré par le péché, dans la même mesure il a retrouvé maintenant son ancienne splendeur par l’Incarnation du Fils de Dieu. »

Saint Tikhon estime que la venue de Jésus-Christ a réalisé cette rencontre du divin avec l’humain vers laquelle le monde était orienté et acheminé dès son commencement. Il fait sienne l’idée de saint Augustin : « Le cœur humain ne peut trouver de contentement en rien si ce n’est en Dieu [123]. » Sortie de Dieu, l’âme ne peut trouver sa satisfaction qu’en Dieu. Notre saint ne cesse de nous rappeler que « l’image doit être rendue semblable à son prototype » ; il la présente tantôt comme la maturation de la semence déposée dans cet édifice qu’est le monde, tantôt comme l’accomplissement d’une promesse divine ou comme un exemple du Christ, enfin comme un devoir qui incombe aux chrétiens. « Ils doivent combattre contre trois ennemis : la chair pécheresse du vieil homme, les attraits du monde pécheur, et le démon, leur ennemi juré... L’état de vie du chrétien est comparable à l’état d’un homme assis sur un beau trône, tenant entre ses mains toutes les joies et voyant à ses pieds un précipice ouvert pour le recevoir et au-dessus de sa tête un glaive prêt à lui tomber sur le cou... à droite et à gauche il est entouré d’ennemis astucieux... Notre vie est une lutte dans laquelle tantôt une partie, tantôt l’autre est victorieuse ou éprouve la défaite... » Cette lutte suppose avant tout l’aide de la grâce de Dieu, mais aussi « le travail et les efforts personnels de l’homme. La grâce de Dieu pour la vie chrétienne est ce qu’est la sève de la vigne pour les sarments, ce que sont le vent et la voile pour un navire naviguant contre le courant. Avec la grâce de Dieu habitant en nous l’homme peut tout, sans elle rien. »

L’effort et le travail seront couronnés un jour par la joie. Tikhon insiste beaucoup sur l’idée de la joie qui à la fin des temps embrasera le monde entier. S’il parle de la lutte contre la chair pécheresse, il cherche cependant toujours et surtout à provoquer et réchauffer l’Espérance en la résurrection et en la spiritualisation de la chair. Bref, l’idée de la ressemblance divine est inséparablement liée à des représentations eschatologiques remplies de joie. Dans ses écrits, saint Tikhon revient sans cesse sur le dogme de la résurrection future. Ce dogme trouve en lui un écho particulièrement vivant. Ainsi lorsqu’il cherche à convaincre ses contemporains de leur incrédulité, il leur reproche d’avoir précisément oublié ce dogme. Sa joie et son espérance ne sont pas pour autant troublées par l’idée du jugement dernier ou du châtiment pour les péchés. Ces idées sont dominées par celle de la gloire future à laquelle l’homme, en tant qu’enfant de Dieu, est appelé à participer. En d’autres termes, Tikhon envisage le christianisme non pas seulement négativement comme une lutte contre le péché, mais positivement, c’est-à-dire dans toute sa plénitude, comme le revêtement du Christ. Ce côté positif, loin d’exclure le négatif, l’englobe et le parfait. Il est aussi beaucoup plus parlant au cœur et partant plus efficace.

Ainsi par exemple, parlant de l’Eucharistie, Tikhon présentera le Seigneur comme un « amphitryon » qui s’adresse à des « hôtes » qui lui « arrivent » et leur dit : « Je vous ai promis la résurrection de vos corps qui sont morts. Voyez, maintenant : Vous êtes ressuscités. Je vous ai promis un corps spirituel, incorruptible et immortel. Voyez, vous l’avez maintenant. Je vous ai promis un corps sanctifié, pur, lumineux et clarifié, et maintenant vous brillez semblables au soleil et aux étoiles du firmament. » Ou bien encore : « Le corps de notre humiliation sera transformé... Les élus de Dieu seront revêtus d’une splendeur si admirable qu’ils brilleront comme le soleil. Puisque les chrétiens sont des enfants de Dieu, de quelles splendeurs ne seront-ils pas revêtus dès qu’ils se seront manifestés pour ce qu’ils sont. » Cependant, dans cette « manifestation future », est contenue déjà, comme dans la parabole du Semeur, l’idée de la croissance du Royaume de Dieu sur la terre. Dès ici-bas, dans notre monde tel qu’il est, monde de chair et de poussière, nous vivons la vie glorieuse. Dès à présent, dans ce temps intermédiaire, la Jérusalem céleste, bien qu’invisiblement, a commencé. Le Ciel nouveau et la terre nouvelle croissent, la moisson mûrit. Tikhon parle de toutes les expériences eschatologiques, de la lumière de la gloire divine et de la chair sanctifiée du monde à venir avec une extraordinaire « plasticité ». On y sent vibrer les échos de ses propres expériences mystiques, « le ciel ouvert, la lumière ineffable, les chœurs joyeux ». Parfois ses descriptions sont remplies de comparaisons si pittoresques empruntées à la nature que comme chez saint François de Sales, cette dernière semble elle-même toute pénétrée de la gloire de la lumière céleste. Ainsi décrira-t-il la résurrection d’entre les morts en se servant de l’image du printemps, en développant ce thème par des comparaisons allégoriques originales et frappantes.

« Tout ce que nous voyons se passer au printemps aura lieu à la résurrection des morts. Au printemps, chaque créature qui existe sur terre se renouvelle : ainsi seront-elles aussi renouvelées à la résurrection. Au printemps, chaque tige et chaque herbe sort du sein de la terre... il en sera de même au dernier jour : les morts sortiront de leur tombeau. En hiver, tous les arbres et toutes les plantes semblent desséchés, mais au printemps voilà que tout se montre rempli de la sève vitale nouvelle. De même les morts, pour ceux qui ne comprennent pas la résurrection, semblent être perdus... Les arbres dénudés et les plantes se couvrent de feuilles et de fleurs... à la résurrection il en sera de même avec les morts... les corps seront transformés : ils seront clarifiés et deviendront beaux à contempler... »

L’œuvre principale et l’on peut dire caractéristique de saint Tikhon, « Le Trésor Spirituel recueilli dans le monde », est remplie d’allégories semblables. Le titre à lui seul est déjà significatif. Il nous découvre la manière du saint « naturaliste », et le point de départ qui sert de base à ses affirmations, en suite de quoi il est possible « de se tourner de la contemplation des choses visibles à la considération de celles qui sont invisibles » et d’« éclairer les choses célestes et spirituelles par des comparaisons empruntées à des objets sensibles ». Pour Tikhon, à l’encontre de tant de ses prédécesseurs dans les voies de la perfection, le monde est vraiment comme l’écrin d’un « trésor spirituel ». « Toute la création prêche l’amour de Dieu pour nous », affirmait-il sans jamais se lasser d’insister. La contemplation amoureuse de la nature était la manifestation la plus fréquente de sa piété. En été, il aimait faire de longues promenades soit dans la forêt, soit au bord du Don. Dans ces promenades, il récoltait son « Trésor ». Saint Tikhon n’est pas un Jean-Jacques Rousseau. Entre les deux il y a un abîme. Tikhon n’ignore pas le mal dans le monde, il sait que toute la vie du chrétien ici-bas doit être un « podvig », un labeur pour son salut, que la vie terrestre n’est pas seulement « un Royaume de Dieu » mais de plus « une voie » qui y mène, voie étroite et pierreuse. Mais il sait aussi que la rédemption n’est pas un vain mot. Il connaît la souffrance et la croix, et aussi que ce sont elles précisément qui conduisent à la joie du paradis. Malgré la mélancolie de son caractère, son irritabilité nerveuse et sa timidité, Tikhon portait cette joie profondément ancrée en son cœur. Elle lui faisait embrasser tout l’Univers dans un élan de charité et souhaiter que tous l’éprouvent en se donnant comme lui à Dieu. Son intelligence, toute pauvre et humaine qu’elle était, jouissait d’un « sens » spirituel spécial qui lui donnait la faculté de reconnaître l’élément surnaturel qui se trouve caché dans le royaume de la nature. Il « reconnaissait la bien-aimée à une boucle de ses cheveux [124] ». La joie atteignait en Tikhon son comble lorsqu’il lui était donné de contempler l’univers, non seulement dans ses phénomènes isolés, mais dans son ensemble, dans la manifestation de cette perfection qui lui avait été donnée à l’origine et qui avait été restaurée depuis par le sacrifice rédempteur du Christ.

C’est ce qui nous explique sa dévotion et son amour pour le mystère de la Transfiguration. « Le corps très saint transfiguré sur le Thabor », disait-il, « nous remplit de confiance et nous donne l’espérance que les élus de Dieu participeront dans la vie éternelle à la même gloire », et il ajoutait : « Dans les contradictions et la tristesse (état qui lui était bien connu), dirige tes pensées là où la face du Christ brille comme un soleil, là où les justes luisent comme des étoiles. » En effet, qu’est-ce qui nous est révélé par le mystère de la Transfiguration ? Qu’est-ce qu’il y a de nouveau, d’inconnu au Thabor ? Que virent cette montagne, cette terre, ce ciel, ces apôtres du Christ ? La révélation active du Saint-Esprit qui repose sur le Christ et qui en lui transfigure toute la création. Ce fut la manifestation de la Beauté, le Saint-Esprit n’est-il pas la Beauté ? Ce fut l’apparition anticipée du « Ciel nouveau » et de la « terre nouvelle », du monde transfiguré et resplendissant de beauté. Ce fut, comme au jour de la Théophanie, la révélation de toute la Sainte Trinité : du Père qui envoie son Esprit sur son Fils bien-aimé et en Lui sur toute la Création à laquelle ce dernier s’est uni par son incarnation. Ce fut la manifestation de cet état du monde dont l’avènement est lié à la résurrection générale à venir. Ce fut la prophétie en action, en tableau, du futur règne de Dieu. Saint Tikhon croyait tout cela, il vivait de cette vérité. Et tout en la présentant d’une manière personnelle et originale, il n’innovait rien et se trouvait pleinement dans la ligne de la tradition spirituelle russe. C’est le thème traditionnel de l’aspiration au bonheur universel, le thème des « Vieux croyants » qui non sans raison demandaient à Tikhon de devenir leur évêque [125] ; le thème dont l’expression classique nous est donnée dans l’icone antique et qui n’est que l’affirmation de la Jérusalem céleste, d’un autre plan d’être où il n’y aura plus de place pour la violence, où régnera seule la « pravda » [126].

Ce thème, que Tikhon cherche et trouve sur le plan surnaturel, d’autres le cherchent sur le plan purement naturel. Toutes les rébellions contre l’ordre établi, tous les excès dont l’histoire russe est remplie, jusqu’au bolchevisme, n’en sont que les variations et les applications particulières. Ce thème est éminemment russe. Il donne une note très spécifique à la spiritualité qui en dérive et qui verse au trésor commun l’apport de cette spiritualité particulière. Faut-il dire encore que cet apport n’est nullement celui d’un christianisme étiolé ? La « joie du Thabor » ou « la joie pascale » dont il est question n’est nullement une joie mesquine. Toute la vie de saint Tikhon est là pour en témoigner. S’il est rempli de joie pascale, « d’esprit pascal », il est aussi, on l’a vu, un fervent de la croix. L’un ne va pas sans l’autre. Parce que l’homme souffre et traîne sa croix, les portes du paradis s’ouvrent devant lui. La joie de la résurrection suit la souffrance et la croix. C’est pourquoi elle n’est pas une joie fortuite, éphémère, conditionnée par mille circonstances fortuites, mais une joie vraiment substantielle : la joie du paradis à jamais retrouvé.

Saint Tikhon était un de ces rares privilégiés à qui fut dévolu dès ici-bas de goûter quelques effets de cette joie. Par elle ses expériences mystiques se sentaient confirmées et partant renforcées. C’est par expérience qu’il pourra dire : « Le monde entier n’est pas plongé dans le mal ; car il a reçu la promesse divine de devenir un jour semblable à Dieu. » On comprend qu’une âme de la trempe de saint Tikhon devait éveiller l’attention et l’intérêt d’un psychologue tel que Dostoïevski. Il se proposait de l’opposer, lui et sa spiritualité, aux doctrines nihilistes et socialistes de son temps, dans lesquelles il pressentait avec raison les ferments du bolchevisme moderne. Malgré tout son génie, Dostoïevski n’a pas pu dominer son sujet et rendre un portrait fidèle du saint de Zadonsk. Son Starets Zosima des « Frères Karamazov » n’en est qu’un pauvre reflet, passablement « laïcisé », ne représentant nullement, aux dires d’authentiques Startsi du monastère d’Optina, ni par sa spiritualité ni par sa figure, un vrai moine et encore moins un starets russe. À l’encontre du Zosima de Dostoïevski, Tikhon ne cesse de dire que le bonheur universel, fruit de la charité, est un état de « vie céleste ». Il commencera ici-bas, mais seulement au moment où « tous les peuples qui ont existé depuis le commencement du monde et jusqu’à sa fin seront réunis, c’est-à-dire après le jugement dernier, quand sera accomplie la parole du Seigneur : Voici que je fais toutes choses nouvelles (Ap. 21, 5). »

 

 

 

Paissi Velitchkovski et les débuts du renouveau mystique [127]

 

 

Le XIXe siècle russe et les débuts du XXe sont marqués par un renouveau mystique. C’est sous le signe du « Startchestvo » que ce renouveau va se produire et se développer. Le « Startchestvo » est une institution monastique très ancienne, héritée par la Russie de l’Orient.

Le Starets est un moine (prêtre ou non) rempli de l’Esprit de Dieu et qui par suite est devenu un guide sur le chemin de la perfection, encore que cet apostolat ne soit qu’accidentel. Il ne tire pas son origine d’une « mission » ni même (sauf exceptions charismatiques) de l’ardeur, du zèle pour la cause de Dieu, mais uniquement du seul rayonnement d’un être transfiguré par la grâce. Dans un monastère, le Starets (littéralement le vieillard, le vénérable) n’exerce aucune fonction d’autorité ou d’administration. Il n’est ni élu ni nommé par qui que ce soit, sauf par la vie elle-même. C’est son expérience spirituelle et sa vie de prière et d’abnégation qui le font « starets ». Le « starets » attire à lui toute âme qui cherche Dieu, parce qu’en lui Dieu règne souverainement et rend sensible sa présence. Bien que l’institution ait été, au commencement monastique, née pour les besoins des monastères, elle franchit habituellement les murs du cloître pour obtenir une audience générale. Il se peut alors, et c’était le cas pour Optina, que des foules accourent vers le « Starets ». Rempli de la miséricorde divine, il écoutera l’aveu de leurs misères, les exhortera à la perfection chrétienne et les dirigera dans les voies de Dieu. Ce sont les startsi qui habituèrent le peuple russe « à regarder le ciel par dessus les coupoles des belles cathédrales », c’est-à-dire à se détacher du ritualisme et du formalisme pour vivre la vie intérieure et chercher Dieu autrement que dans les cérémonies extérieures. Ils s’efforcèrent aussi d’inculquer l’humilité, le pardon et la maîtrise de soi. Ils furent vraiment les docteurs du peuple russe, et leurs cellules furent les chaires d’université où il reçut sa formation spirituelle. L’influence de ces hommes qui vivent en quelque sorte en marge du clergé ordinaire fut et reste immense. Elle est bien plus grande que celle des prêtres et des moines ordinaires.

Les Startsi russes ne furent jamais séparés par une cloison étanche du monde, de ses douleurs et de ses besoins. Les portes de leurs cellules ont toujours été ouvertes à tous ceux qui souffrent et demandent secours, ce qui ne les empêchait pas de n’être pas « du monde », tout en le dominant. Ainsi par exemple le starets Ambroise d’Optina qui, à l’aube du dimanche récitait avec les pèlerins l’office de la communion après avoir célébré une messe basse (sic) et distribué l’Eucharistie, rentrait dans sa cellule pour être à Dieu sans partage et y vivre de la vie propre à sa vocation monacale. C’est ce qui lui permettait d’élaborer dans son âme cette claire, joyeuse et sereine mentalité qui se résume dans ce simple mot « Pax ».

L’influence des startsi ne se limitait pas en Russie à certaines classes de la société : menu peuple ou paysans. Bien au contraire le startchestvo se présentait comme un centre de vie spirituelle, comme une source publique à laquelle tous pouvaient venir puiser les eaux vives de la grâce.

Le Startchestvo en tant que fait spirituel existait dans les monastères russes bien avant le XIXe siècle, comme l’ont prouvé saint Serge, saint Cyrille, le grand starets Nil Sorski, saint Tikhon de Zadonsk et d’autres. Comme école reposant sur le fondement solide de l’enseignement patristique et ascétique de l’antiquité, ayant ses règlements, ses méthodes et ses traditions, le Startchestvo russe doit son origine au starets Païssi Velitchkovski (1722-1794). C’est lui le premier qui, après des siècles, à l’exemple de saint Nil, a rappelé aux moines le but de leur vie spirituelle. Or ce but consiste, non pas en des hauts faits extérieurs, mais dans l’union intérieure avec Dieu, dans « l’activité spirituelle », le recueillement, « l’attention à soi-même », la lutte contre l’attrait des péchés, la sanctification et l’illumination du cœur par « la prière spirituelle ». Ce but ne peut être atteint sans l’abnégation de la volonté pécheresse, sans la soumission à la direction d’un maître expérimenté ou, à son défaut, à celle de la Sainte Écriture et des écrits patristiques. Ayant constaté le manque de tels directeurs expérimentés, Païssi assuma le travail énorme de la traduction en slavon d’un grand nombre d’ouvrages de la littérature patristique et ascétique grecque et latine, ainsi que la correction des erreurs des textes alors en usage. Il réunit autour de lui, en Moldavie, une communauté nombreuse qu’il dota d’une règle cénobitique sévère et qui devint un modèle vivant pour les couvents de Russie. Grâce à son incomparable don d’organisateur, il créa dans son couvent un centre, une sorte d’académie de vie spirituelle où nombre de moines russes reçurent leur formation. Beaucoup d’entre eux devinrent avec le temps des startsi, furent les propagateurs de la doctrine et de la tradition de leur maître dans les couvents de Russie et collaborèrent au renouveau spirituel.

Païssi Velitchkovski naquit le 2 décembre 1722 en Ukraine, à Poltava, dans la famille d’un prêtre, et reçut au baptême le nom de Pierre. Son père était doyen de la cathédrale. Il mourut lorsque le petit Pierre avait cinq ans. À l’âge de sept ans, l’enfant fut mis par sa mère à l’école, où il apprit à lire le psautier et le livre d’heures. À partir de ce temps, Pierre s’adonna à la lecture. D’après lui, il lut, encore enfant, toute l’Écriture, les vies des saints, les sermons de saint Jean Chrysostome et de saint Éphrem. Dès son enfance il fut passionné pour les actes héroïques des saints, surtout pour ceux des pères du désert, et il rêvait de passer comme eux sa vie dans la solitude, la pauvreté, le travail et la prière, « pour imiter la pauvreté et la simplicité de Jésus-Christ ». Déjà alors se manifestèrent en lui les traits caractéristiques de son âme : le dévouement profond à Dieu, la douceur, la clarté d’esprit, la modestie atteignant parfois la timidité, un recueillement profond, la faculté de se concentrer dans la prière et la tendresse de l’esprit (oumilennostj doukha) et en même temps une obstination inflexible pour atteindre le but une fois proposé.

Quand il eut douze ans, Pierre perdit son frère aîné qui avait hérité la prébende de son père. Sa mère ayant obtenu de l’archevêque la nomination de Pierre à ce poste une fois ses études terminées, on décida de conduire l’enfant à Kiev pour le faire entrer à l’école latine qui servait d’école préparatoire à l’Académie. Une fois là, Pierre manifesta pendant les premières années une grande ardeur pour les études, puis le désir de la vie monastique « commença à prendre le dessus sur le zèle pour les études ». L’imitation du Christ et l’observation stricte des commandements évangéliques devinrent le but de son rêve. À l’âge de quatorze ans, Pierre se fixa comme règles : ne jamais juger son prochain, même s’il connaissait ses prévarications ; ne jamais nourrir de haine contre quiconque ; pardonner de tout cœur à ceux qui l’auraient offensé. À l’Académie, il se lia avec des camarades ayant les mêmes sentiments et désirs. Souvent on se réunissait quelque part dans un coin solitaire du jardin et là on passait des nuits entières à parler de la vie monastique et érémitique en se donnant mutuellement la promesse de ne jamais se faire moine dans un monastère riche, où il est impossible d’imiter la « pauvreté du Christ » et de sauver son âme « dans la souffrance et la stricte observance ». « Mieux vaut », disaient-ils, « rester dans le monde que de mener dans un couvent une vie large et insouciante après avoir renoncé en parole aux biens de ce monde et en étant un objet de scandale pour les séculiers et une dérision de l’idéal monastique. » Les jours de fête, Pierre visitait les sanctuaires de Kiev ; il aimait à passer les nuits mêlé aux pèlerins dans la célèbre Laure de Petchersk, participant avec eux aux offices et aux visites des cryptes. C’est là aussi qu’il trouva son premier directeur spirituel, Pakhôme, un ancien ermite. Ce dernier le fournissait de livres et, par ses récits, excitait encore davantage la ferveur du jeune homme. De plus en plus Pierre se dégoûtait de l’étude. Puis vint un moment où il cessa complètement de travailler. Maudit par le recteur, il expliqua sa conduite par trois raisons : son désir de devenir moine au plus tôt ; le dégoût qu’il éprouvait pour cette sagesse païenne qu’on enseignait à l’école à l’exclusion de toute autre chose ; enfin le scandale que lui causaient les fruits de cette sagesse dans les moines superbes et mondains. « Ce n’est pas pour les condamner que je parle ainsi », s’écria-t-il, « Dieu m’en garde, mais, en devenant moine, je crains de devenir encore plus misérable. » Pour toute réponse le recteur menaça le jeune homme des verges. Alors Pierre résolut de s’enfuir. Ayant différé son plan jusqu’en été, il se rendit pour les vacances une dernière fois à Poltava pour voir sa mère et lui dire adieu. En entendant l’aveu de son fils, la pauvre femme fut au comble du désespoir. Elle avait tant compté sur lui pour sa vieillesse ! Elle sentait cependant que la décision de Pierre était irrévocable. Les vacances terminées, Pierre quitta la maison en feignant de rentrer à Kiev. Sa mère le reconduisit un bout de chemin, le suppliant en pleurant de ne pas abandonner les études et l’Académie. Pierre pleurait aussi, puis tombant à genoux devant sa mère et lui couvrant les mains de baisers, il la supplia de le bénir. La mère le bénit et ils se quittèrent. Bien que Pierre eût le cœur sanglant d’avoir ainsi abandonné sa mère, il éprouvait néanmoins dans son âme une paix et une joie indescriptibles en prenant conscience qu’il avait triomphé des liens les plus chers, et qu’il était maintenant libre de se donner entièrement à Dieu.

La Providence le conduisit d’abord au couvent de Lubetch sur les bords du Dniepr à la frontière polonaise. Le Supérieur Nicéphore, homme sage et expérimenté, le reçut comme novice avec beaucoup de charité et lui assigna le service de, la dépense. Pierre resta dans ce couvent cinq mois. Il y vécut ses premières joies et éprouva ses premières tentations spirituelles. Le supérieur lui avait donné comme livre de direction saint Jean Climaque. Cet ouvrage passionna le jeune novice, il le lisait dès qu’il en avait le temps, même la nuit, et il en copiait des pages entières. Puis vinrent les heures de la tentation et la paix intérieure se perdit. Les moines, voyant sa jeunesse et remarquant sa bonté, commencèrent à l’exploiter dans son office, lui demandant tantôt une chose tantôt une autre pour leur service personnel, sans la permission du supérieur. Pierre les regardait s’humilier devant lui, brûlait de honte pour eux mais n’osait pas leur refuser. Faisant taire sa conscience, il donnait ce qu’on lui demandait, souffrant intérieurement le martyre. On ne sait où cela aurait abouti, si le supérieur n’avait pas été transféré ailleurs et remplacé par un autre, impérieux, violent, qui commença à régir le couvent à coups de crosse. La plupart des moines prirent la fuite. Un jour que Pierre, pour une petite faute, reçut à son tour de son supérieur une violente correction, il résolut de faire comme les autres et de s’en aller. Avec un autre novice il passa de nuit sur la glace de l’autre côté du fleuve et se dirigea vers le sud. Il arriva ainsi sous les murs du couvent de saint Nicolas, bâti sur une île de la rivière Tjasmin en Moldavie. Accueilli avec charité par l’higoumène, Pierre y reçut un mois après, à l’âge de dix-neuf ans, la première tonsure monastique (rjassophore) avec le nom de Platon. Le supérieur lui assigna aussi un directeur comme guide spirituel. Mais lorsque Platon demanda à son directeur de lui indiquer la voie à suivre, celui-ci se récusa en alléguant que Platon, étant « un homme instruit », n’avait qu’à faire ce que Dieu lui inspirerait. Dans ce couvent Platon resta fort peu de temps car le monastère fut bientôt supprimé et l’église fermée. Ne sachant où aller, le jeune moine reprit le chemin de Kiev et frappa à la porte de la laure de Petchersk. Le voilà donc, au lieu d’un couvent pauvre et du désert de ses rêves, dans le couvent le plus riche et le plus animé de Russie. Là encore Platon fut accueilli avec bienveillance et appelé à travailler dans les ateliers d’imprimerie comme graveur et ciseleur. Cependant l’ancien rêve de la vie pauvre et solitaire ne le quittait pas. Ayant rencontré un jour un ancien camarade qui avait jadis partagé avec lui les mêmes désirs, Platon résolut de s’en aller encore une fois à la recherche d’un directeur expérimenté et de la solitude. Voilà donc nos deux jeunes moines de nouveau sur la route cheminant vers la frontière polonaise. Ils arrivèrent ainsi vers le carême 1743 au monastère de Motronine. En ce temps-là, il y avait dans ce couvent un moine ayant reçu la grande vêture, Michel, d’origine russe, qui s’intéressa à son compatriote. Il lui parla longuement, lui donna des livres et, le printemps venu, l’envoya avec deux de ses autres disciples en Moldo-Valachie (Roumanie moderne). Platon partit avec joie et avec le désir d’atteindre un jour le Mont Athos, terme de ses vœux. Le premier séjour de Platon en Moldo-Valachie dura environ trois ans. Ce furent les années qu’il estimait avoir été les plus tranquilles et les plus heureuses de son noviciat. Il y trouva la solitude, le silence et des directeurs spirituels selon son cœur. À cette époque, à cause de la situation défavorable du monachisme en Russie, les couvents de Moldavie étaient remplis par l’élite des moines russes. Platon resta un certain temps dans le « skit » de saint Nicolas à Treisteny dans une communauté cénobitique de douze frères, non loin de quinze autres moines qui menaient la vie proprement « skitique », dans des cellules séparées. C’est là que, pour la première fois, il fit connaissance avec les offices religieux célébrés selon les usages et les règles de l’Athos « avec beaucoup de révérence et de dévotion ». C’est là aussi qu’il apprit à faire la cuisine et à pétrir le pain. Un jour Platon eut la joyeuse surprise de voir venir son ami, le Père Michel, du couvent de Motronine. Avec sa venue la vie du « skit » se fit plus animée. Le Starets avait l’habitude, les dimanches et jours de fête, de réunir autour de lui les frères après le dîner dans le jardin, sur l’herbe, et de converser avec eux. Chacun pouvait lui poser des questions auxquelles il répondait. Il aimait tout particulièrement persuader ses jeunes auditeurs de ne pas se laisser entraîner par « l’esprit des temps », de ne pas vivre « sans la crainte de Dieu » et de garder saintement la loi du Christ et les traditions des anciens Pères de l’Église. Ces causeries spirituelles eurent une très grande influence sur Platon. Elles animèrent et excitèrent son zèle pour le service de Dieu. Mais il comprenait aussi que la vie chrétienne ne s’épuise pas en conversations pieuses et que le Christ exige de nous que nos désirs et résolutions soient confirmées par une action vivante, si petite qu’elle soit. « Celui qui est fidèle dans les petites choses sera fidèle dans les grandes et celui qui n’est pas fidèle dans les petites choses ne sera pas non plus fidèle dans les grandes. » C’est pourquoi Platon s’efforçait de réaliser dans sa vie ce qu’il entendait dire par le Starets et tâchait, par cette voie expérimentale et vitale, de progresser dans la vie spirituelle et d’acquérir une expérience spirituelle toujours plus grande.

Un jour cependant cette vie tranquille fut secouée par une tentation inopinée. N’ayant pas entendu la cloche du réveil, Platon arriva en retard à l’église après l’évangile. De honte il n’osa pas entrer, s’enfuit dans la forêt où on le trouva couché par terre en pleurs. Ramené parmi la communauté, il tomba à genoux devant ses confrères en sanglotant. Tous, le starets en tête, se mirent à le consoler et le forcèrent à prendre son repas comme à l’ordinaire. Après que Platon se fut retiré, le starets saisit l’occasion pour exhorter ses compagnons à prendre exemple de ce zèle pour le service de Dieu. « Voyez, mes frères », disait-il, « de quel chagrin est rempli ce jeune frère. Ayant involontairement manqué à la prière, comme il pleure et se lamente ! Priez le Christ de vous accorder aussi une contrition semblable. » Depuis ce jour Platon prit la résolution de ne plus se coucher pendant tout le temps qu’il devait encore rester dans ce « skit » et de ne dormir qu’assis.

Avec la permission du starets, Platon et quelques compagnons se rendirent dans le « skit Kerkul » ou « Kiarnul » pour voir un autre grand serviteur de Dieu, le starets Onuphre. Ce dernier habitait une cellule isolée sur une montagne, dans un site d’une beauté incomparable. Il passait ses jours dans la prière, la lecture, le travail manuel, fabriquant des assiettes et des cuillers en bois. Platon, avec ses camarades, venait tous les jours écouter le Starets leur parler de la vie solitaire. Il leur expliquait les « passions spirituelles et corporelles, la terrible et incessante lutte de la pensée contre le démon ». Il leur disait que le Christ est le seul soutien dans cette sorte de combat, que celui qui recourt à Lui avec foi, amour, humilité et larmes reçoit des consolations inexprimables, la paix, la joie et un amour ardent pour Dieu. À ces paroles, l’amour de Platon grandissait toujours, de même que croissait en lui le désir de la vie solitaire. Parfois, sous l’emprise de ses sentiments, il allait au fond de la forêt, tombait à genoux, se frappait la poitrine, suppliait le Christ de l’aider en répétant la formule de ses vœux, examinait quotidiennement sa conscience, faisait pénitence pour ses fautes et se fixait tous les jours, à l’exemple de saint André Avellini qu’il ne connaissait pas, un certain degré de progrès spirituel.

Il semblait que la vie de Platon était devenue telle qu’il l’avait souhaitée. Mais les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes, ni les pensées de Dieu ne sont elles les nôtres. Le jeune « podvijnik » devait traverser encore une nouvelle préparation, il devait être abandonné à ses propres forces, et, dans cette solitude et cet abandon spirituel apparent, mûrir définitivement en vue de sa future activité spirituelle. L’adolescent timide et faible devait se transformer en un directeur de conscience indépendant, fort et sage, capable de conduire dans les voies spirituelles tous ceux qui auraient recours à ses lumières.

Un moment, Platon eut vent du projet que nourrissaient ses supérieurs de le faire ordonner prêtre avant le temps prescrit par les canons. Il refusa net, ne voulant enfreindre aucun des commandements de l’Église, et déclara qu’il était résolu, à cause de son indignité, de ne pas se laisser ordonner, même quand le temps canonique serait révolu. Il avait conscience que la prêtrise serait pour lui un fardeau qui dépassait les forces actuelles de son âme et, tout en continuant de mener la vie qu’il avait menée jusque là, il formait le plan de quitter les « skits » de la Moldavie et de se réfugier au Mont Athos.

Pierre Velitchkovski avait vingt-quatre ans lorsqu’en été 1746, il arriva enfin au Mont Athos. Après avoir vécu les premiers jours dans la laure de saint Athanase, il monta vers le couvent du Pantocrator, ayant appris que des moines de nationalité slave habitaient dans les alentours. Là il visita tous les moines qui se trouvaient aux environs, cherchant un directeur d’après son cœur. Il n’en trouva aucun, et dut rester seul avec lui-même et Dieu. Ce furent les années les plus difficiles et les plus dangereuses de sa vie, des années de travail solitaire, de pénibles luttes intérieures avec les pensées, les désirs, les passions. Quatre ans passèrent ainsi. Le jeune moine pleurait et priait beaucoup. Il passait le jour et la nuit dans la lecture de l’Écriture et des écrits des Pères qu’il allait chercher dans les couvents bulgares et serbes du voisinage. Le genre de vie qu’il menait alors était très sévère : il ne mangeait qu’un jour sur deux, et encore n’était-ce que du pain sec avec de l’eau. Il n’avait même pas une chemise, se contentant d’une vieille soutane et d’un manteau rapiécé. Sa pauvreté le remplissait de joie, comme si elle était une richesse. La quatrième année de sa vie solitaire, le Père Basile, qu’il avait connu en Moldavie, un de ceux qui désiraient le voir prêtre, vint visiter la Sainte Montagne. Il trouva Platon et lui conféra la grande vêture, en lui imposant le nom de Païssi. Il lui signala aussi les dangers d’une vie érémitique prématurée, lui conseillant de choisir une voie plus sûre et moins exposée, c’est-à-dire la vie avec deux ou trois frères. Païssi y avait déjà songé, mais, l’occasion ne s’étant pas présentée, il avait différé de mettre ce plan à exécution. Maintenant la Providence semblait vouloir arranger les choses au mieux. Un jour il vit venir à lui un jeune moine de Moldavie nommé Bessarion qui comme lui n’avait pas pu trouver de directeur selon son goût. Il supplia Païssi de lui en indiquer un. « Frère », lui répondit Païssi, « tu m’obliges à te parler de choses pénibles. J’ai passé par là moi aussi... il est difficile de conduire quelqu’un sur les voies qu’on ignore soi-même. Celui qui a lui-même soutenu la grande lutte contre les passions et a vaincu avec l’aide du Christ les désirs charnels, la colère, la vanité et l’avarice, celui qui par l’humilité et la prière a guéri son âme, qui avec amour a suivi en tout son Seigneur, celui-là peut seul indiquer à son disciple, effectivement, sans duperie, tous les commandements et les vertus du Christ... Mais où trouverons-nous un tel directeur ? Ils ne sont pas nombreux, surtout à notre époque. Pour cela nous n’avons qu’une issue, c’est d’étudier jour et nuit l’Écriture et les écrits des Pères, et, prenant conseil des frères qui pensent comme nous et des pères plus anciens, apprendre à accomplir les commandements de Dieu et à imiter les vieux ascètes... C’est seulement par cette voie que, par la grâce de Dieu, nous pouvons à notre époque atteindre le salut. »

Après avoir entendu ces paroles, Bessarion tomba à genoux devant Païssi, le suppliant de lui permettre de rester avec lui et d’être son disciple. Païssi déclina résolument pareil arrangement. Il cherchait lui-même un directeur expérimenté et ne songeait pas à diriger les autres. Cependant il accepta de recevoir Bessarion comme frère et ami pour vivre avec lui, se confesser mutuellement leurs pensées, étudier les Écritures et s’entraider dans la voie du salut. Les deux moines habitèrent ensemble quatre années, dans des sentiments de grande amitié, pratiquant l’obéissance mutuelle, après quoi de nouveaux frères vinrent se joindre à eux. Ils les acceptaient avec grande circonspection et après les avoir soumis à une longue épreuve. Bientôt la cellule de Païssi devint trop petite pour les contenir tous. On en acheta une nouvelle avec une chapelle. Tous les premiers compagnons de Païssi étaient des Roumains ; ce n’est que plus tard que vinrent des Slaves. Un jour ils furent douze ; sept roumains et cinq slaves. Alors on se mit à chanter l’office en deux langues. Puis on chercha un prêtre pour célébrer les saints mystères et un père spirituel pour se confesser. Lorsque les frères réunis demandèrent à Païssi d’accepter ces charges, il commença par refuser. « J’ai quitté la Moldavie pour cette raison », disait-il. Les frères lui montrèrent que, s’ils devaient se confesser à d’autres que lui, ils pourraient recevoir des directions spirituelles différentes de la sienne, ce qui pourrait troubler la paix de leur conscience, ne sachant à qui obéir. Plusieurs supérieurs des couvents voisins se joignirent aux moines en faisant observer à Païssi qu’il devait consentir. « Comment pourras-tu apprendre aux frères l’obéissance, puisque toi-même tu refuses d’obéir ? » lui disaient-ils. Cédant à la force, Païssi accepta en disant : « Que la volonté de Dieu se fasse. » En 1758, il fut ordonné prêtre à l’âge de trente-six ans, après douze ans de vie à l’Athos. Maintenant qu’il était devenu prêtre et père spirituel de sa petite communauté, ce furent des liens encore plus intimes qui le lièrent à elle.

Comme la quantité des frères continuait à augmenter, Païssi demanda et obtint de l’higoumène du couvent du Pantocrator, la vieille église du prophète Élie avec une grande cellule située au-dessus du monastère dans un lieu solitaire et pittoresque, et il se mit à y organiser un « skit ». Le renom et l’amour dont jouissait déjà Païssi étaient si grands que de tous les côtés de l’Athos on venait admirer la beauté et la régularité exemplaire des offices et en même temps la vie laborieuse et pleine de soumission et de charité pour le supérieur de la communauté de saint Élie. Nombreux furent ceux qui demandaient à y participer. Bientôt toutes les places étaient occupées et on se tassait à deux et trois dans les cellules. En plus des frères, beaucoup de personnes du dehors venaient chez Païssi pour entendre ses conseils et suivre sa direction. Parfois leur nombre était si grand que le Starets n’avait plus le temps de converser avec ses frères, ce qui les indisposait.

Ainsi croissait et se consolidait, autour de Païssi et sous sa direction, une communauté monastique très unie, remplie de son esprit, et en même temps le champ de son influence spirituelle s’amplifiait sur toute la montagne de l’Athos.

Pour pénétrer plus profondément dans la structure intérieure de la communauté du P. Païssi, il est utile de connaître ses idées sur le monachisme. Il les a exposées lui-même dans une lettre à un prêtre, son ami Dimitri. Païssi distingue trois états de vie monastique : l’érémitisme (solitude complète), la vie cénobitique et la vie de « skit » avec deux ou trois frères. Ce dernier état exige des frères une obéissance complète à un moine expérimenté (Starets) sous la direction duquel ils mèneront leur vie. La vie cénobitique commence là où il y a, à l’exemple du Christ et de ses apôtres, douze frères réunis. Elle n’est limitée ni par le nombre de ses membres ni par leur nationalité. L’essence de la vie cénobitique consiste en ce que tous ceux qui se sont réunis au nom du Christ ont un cœur, une âme, une pensée, un désir : travailler pour le Christ en accomplissant ses commandements et porter les croix les uns des autres en se soumettant au père et supérieur de toute la communauté. La vie cénobitique demande une grande patience car elle exige qu’on se soumette non pas seulement au supérieur, mais à toute la communauté : supporter les dépits, les offenses, les blâmes et les différentes tentations ; être foulé aux pieds par tous et, comme un esclave, servir tout le monde avec humilité et crainte de Dieu ; supporter sans murmurer la pauvreté, le dénuement dans la nourriture, dans les habits, etc.

« C’est dans la vie cénobitique que le moine apprend à se soumettre à la sainte obéissance, qui est la racine de la vie monastique et la voie qui mène à l’humilité sans feintise et à la libération des passions. » De même que la vie cénobitique, l’obéissance est, elle aussi, bénie par le Christ. « Le Fils de Dieu lui-même dans son amour pour les hommes a restauré et rénové cette vertu en devenant obéissant à son Père céleste jusqu’à la mort et à la mort de la Croix (Phil. 2, 8)... Par son obéissance il a guéri notre désobéissance... Aucun état de vie n’est plus apte à faire avancer l’homme sur la voie de la perfection, à le dépouiller de ses passions grâce à l’humilité, fruit de l’obéissance, et à l’amener, en restaurant en lui l’image de Dieu, à cet état de pureté et de santé dont il jouissait primitivement. La vie en communauté unit les hommes par les liens d’une charité si intense qu’ils deviennent un seul corps et les membres les uns des autres, ayant pour chef commun le Christ. C’est en vertu de cet amour qu’ils se soumettent en tout à leur père spirituel (supérieur), lui confessant tous les secrets de leur cœur, acceptant ses exhortations et commandements comme s’ils venaient de Dieu seul, et sacrifiant en tout leur liberté comme si elle était un vêtement malpropre... L’obéissance est l’échelle la plus courte pour aller au Ciel. Et il n’y a qu’un seul échelon : le sacrifice de sa volonté propre... Au contraire, celui qui refuse d’obéir se détache de Dieu et refuse le ciel. »

Les idées que nous venons d’exposer n’étaient pas lettre morte. Le Père Païssi les mit à exécution. Elles devinrent les principes directeurs de son action. Et c’est en cela même que consistait la force et l’attrait de son « podvig ». Le starets ne se contentait pas de méditer sur la vie monastique, mais il créait autour de lui une communauté vivante de moines, animée et pénétrée d’une seule « idée » et d’un seul travail commun.

Nul plus que Païssi n’était pénétré de la grandeur de son œuvre et de son immense responsabilité devant Dieu pour tant d’âmes qui s’étaient données à lui. Il mettait son espérance uniquement en Dieu, et après lui en la Sainte Vierge et dans les prières de ses frères.

Cependant la croissance ininterrompue de la communauté, et aussi les tracasseries de la part des tiers, forcèrent Païssi à envisager la nécessité de quitter la Sainte Montagne. Après beaucoup de réflexions et de prières, il résolut de transférer son couvent en Moldavie. En 1763, après dix-sept ans de vie sur la Sainte Montagne, Païssi et sa communauté, au nombre de soixante-quatre moines, quittèrent l’Athos pour trouver asile en Boukovine dans le couvent du Saint-Esprit près de Dragomirna, mis à leur disposition par le métropolite de Moldavie. La vie dans le lieu nouveau s’organisa vite, comme à Athos, sous la forme cénobitique, selon la règle des saints Basile et Théodore Studite. Le centre de la vie spirituelle était l’office liturgique effectué selon la règle athonique. On chantait à deux chœurs : l’un en slavon, l’autre en roumain. Toutes les œuvres d’obéissance ne se faisaient qu’avec la bénédiction du starets-supérieur qui lui-même prenait part aux travaux communs. Lorsque les frères étaient occupés aux champs et se trouvaient éloignés pendant plusieurs jours de leur couvent, un prêtre les accompagnait avec le Saint-Sacrement et avec un médecin. Le starets venait aussi les visiter et passer deux ou trois jours au milieu d’eux durant la saison de la moisson. Païssi prenait un soin particulier pour diriger la vie des frères en cellule. Chaque soir ils devaient confesser leurs pensées à leur directeur spirituel ; si un différend surgissait parmi les frères, il devait prendre fin le jour même afin que « le soleil ne se couche point sur votre colère » (Éph. 4, 26). Celui qui ne voulait pas se réconcilier était puni : il ne pouvait aller à l’église ni réciter le « Pater ». En cellule on devait s’adonner à la lecture mesurée de l’Écriture Sainte, au chant des psaumes, au travail manuel selon les indications du supérieur et à la prière spirituelle. Ce dernier exercice était spécialement recommandé. Dès les premiers jours de son séjour en Boukovine, Païssi avait inauguré un usage qui devait avoir une grande et bienfaisante influence. À l’approche de l’hiver, quand toute la communauté se trouvait de nouveau réunie, il institua, de l’Avent à la Semaine Sainte, des conférences ou entretiens spirituels journaliers, sauf le dimanche et les jours de fêtes. La communauté se réunissait au réfectoire, on allumait les bougies, le starets venait et commençait par faire une lecture dans les œuvres des Pères. Puis on s’entretenait sur la matière entendue. Le tout se terminait par une courte exhortation. Un jour la lecture se faisait en russe, un autre jour en roumain. Lorsqu’on lisait en russe les Roumains chantaient à l’église l’office divin, et inversement.

Déjà à l’Athos, en étudiant les écrits patristiques, Païssi avait remarqué que les traductions slavonnes de ces écrits étaient erronées et peu claires. Il se mit à réunir les anciens manuscrits slavons, à les comparer et à corriger les plus modernes d’après les anciens. Mais ce travail n’était pas satisfaisant. Un peu avant son départ pour la Roumanie, il réussit à se procurer les originaux grecs des manuscrits qui l’intéressaient, et une fois installé à Dragomirna il commença à corriger les textes slavons d’après ces originaux. Tout son temps libre était consacré à cette occupation. C’est aussi à cette époque qu’il écrivit son œuvre principale consacrée à la prière spirituelle, c’est-à-dire la prière qui se fait par l’esprit dans le cœur et contribue à y ancrer le souvenir constant de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce souvenir purifie et sanctifie toutes les pensées et les sentiments de celui qui prie, et oriente toutes ses actions vers l’accomplissement des commandements du Christ.

Païssi attribuait à la courte et simple invocation « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu ayez pitié de moi, pécheur » (Gospodi Issuse Khriste Syne Bojij, pomiluj mja grechnago), faite du fond du cœur, une importance considérable dans l’affaire du salut. Déjà à l’Athos, il recommandait à ses disciples de l’avoir continuellement dans le cœur et d’être toujours intérieurement unis au Christ. Les idées du Père Velitchkovski sur cette matière se trouvent exposées tout au long dans une lettre adressée « aux ennemis et calomniateurs de la prière de Jésus ». Il y dit : « Il faut savoir que cette action divine (la récitation de cette oraison jaculatoire) était l’occupation continue de nos pères remplis de Dieu. Elle a resplendi comme un soleil parmi les moines qui vivaient partout dans les solitudes et les cloîtres : au Sinaï, dans les « skits » d’Égypte, sur les monts de Nitrie, à Jérusalem et dans les monastères voisins, en un mot dans tout l’Orient et plus tard à Constantinople, sur la sainte montagne de l’Athos, dans beaucoup d’îles et, ces derniers temps, par la grâce de Dieu, aussi dans la Grande Russie [128]. »

Païssi se pose donc non pas comme un novateur, mais comme quelqu’un qui cherche à renouer une tradition antique et vénérable de l’Église. C’était en particulier l’un des buts qu’il poursuivait aussi en traduisant en slavon ecclésiastique la fameuse « Philocalie » du métropolite Macaire de Corinthe et de Nicodème l’Hagiorite (Venise 1782), sous le nom de « Dobrotolubijé » (« l’Amour du bien »), sorte d’anthologie de la prière de Jésus qui fut pendant la première moitié du XIXe siècle, avec la Bible et les « Mineï » de saint Dimitri de Rostov, la nourriture spirituelle préférée des moines et des pieux laïcs russes. Nous avons brièvement défini la « prière spirituelle » comme une invocation jaculatoire du Nom de Jésus-Christ, accomplie par l’esprit dans le cœur. Précisons le sens de cette définition. « Elle affirme tout d’abord que te contenu objectif essentiel de l’oraison est le Nom de Jésus-Christ. Le starets Païssi la décrit comme le fait de porter constamment dans le cœur le très doux Jésus et d’être enflammé par le rappel incessant de son nom bien-aimé, d’un ineffable amour pour Lui [129]. » Cette définition, on le voit, établit un lien étroit entre le Nom et la Personne de Jésus-Christ. Invoquer son nom, c’est déjà le porter en soi. La puissance du Nom est celle du Christ lui-même. Le feu de sa grâce se révélant dans le Nom du Sauveur enflamme le cœur d’un amour ineffable et divin. Toute interprétation « nominaliste » est à rejeter ici. Le Nom de Jésus est ici autre chose qu’un simple signe. Il est un symbole, l’instrument d’une communion réelle avec l’objet signifié. Il révèle le Seigneur et le représente, c’est-à-dire le rend présent comme il est présent dans une icone bénie ou dans tout autre sacramental.

C’est pourquoi la récitation de la « prière de Jésus », tout en étant envisagée comme un moyen, est en même temps la fin même de la vie spirituelle. Elle est un moyen, parce que les paroles sont un secours pour fixer l’esprit en un seul lieu et sur un seul objet. Elle est une fin, car la réalité transcendante de Dieu, en se révélant et en se communiquant dans le Nom de Jésus-Christ, atteint son but qui est de le laisser s’emparer de tout notre être et principalement du cœur, jusqu’à ce que son battement même devienne une prière et une glorification du Seigneur. Tant que la prière reste mécanique et contrôlée, cette fin n’est pas atteinte. Il faut que l’esprit se plonge en quelque sorte dans la prière et qu’elle prenne possession de lui, afin que le rayon divin pénètre jusque dans le tréfonds de l’être et l’éclaire. Tel est le sens des paroles du starets lorsqu’il exhortait ses disciples « à descendre du cerveau dans le cœur ». Il n’est pas question ici d’un effort purement intellectuel pour assimiler le sens des paroles de la prière, et qui s’accompagnerait de certaines sensations émotives. C’est le Nom de Jésus contenu dans la prière qui « apporte » en réalité avec lui la présence de Dieu. S’ouvrir à cette « présence réelle » afin qu’elle pénètre les profondeurs les plus intimes de son esprit et les illumine, c’est en quoi consiste l’effort demandé à l’orant [130].

Païssi distingue deux degrés dans la « prière spirituelle ». Le premier où prédomine le sentiment de l’effort personnel et douloureux, c’est la « prière active » ou « laborieuse », qui fait passer l’orant par le désert, avec pour guide la foi éclairant la seule image où l’esprit trouve un point d’appui : le Nom bien-aimé de Jésus. L’attention à la prière est en vérité une attente de foi.

Le second degré est celui de la prière charismatique transformante, qui se fait sous l’impulsion spéciale infuse de la grâce et qui voisine déjà avec la contemplation. Dieu semble alors prendre l’esprit par la main comme un enfant et le mener vers les cimes célestes. C’est l’état de la « prière pure ». Personne ne peut entrer dans cet état par lui-même, sans que Dieu ne l’y conduise. Quiconque est un tant soit peu familier avec la spiritualité orientale n’aura aucune difficulté à discerner dans cet exposé sur la prière l’influence hésychaste. Le tout est de savoir si elle est prédominante, si Païssi dépend vraiment en ligne directe des hésychastes solitaires du. XIVe siècle et s’il peut être mis en parallèle, pour sa défense de la « prière spirituelle », avec Grégoire Palamas aux prises avec le moine calabrais Barlaam [131].

Qu’il existe une parenté entre les idées hésychastes et celles de Païssi Velitchkovski, cela est indéniable. Mais ici comme pour saint Nil Sorski, il semble que l’on doive regarder de très près pour ne pas tirer des conclusions trop hâtives. Tout d’abord le Père Païssi est un partisan de la vie cénobitique, alors que les hésychastes du XIVe siècle la repoussaient. Il en est de même pour le travail manuel. De plus sa manière d’exposer les choses et les conseils qu’il donne à propos de l’exercice de la prière spirituelle, en comparaison de la fameuse méthode hésychaste « de la Prière et de l’attention sacrée [132] », sont d’une sobriété remarquable. Enfin tout en montrant à ses disciples la voie du « podvig » intérieur de l’union à Dieu, qu’on peut désigner voie ascético-mystique, le starets ne cesse d’insister sur une autre voie traditionnelle dans toute la spiritualité russe, celle de la charité active envers les hommes. Ainsi lorsqu’en 1768 éclata la guerre entre la Russie et la Turquie, Païssi ouvrit-il largement les portes de son couvent à tous les miséreux et réfugiés. Le monastère fut envahi à un tel point par les foules que les moines furent obligés d’habiter à quatre et cinq dans une cellule. Le réfectoire fut donné aux femmes et aux enfants, et le cuisinier et le boulanger reçurent l’ordre de donner à manger à quiconque le demanderait. Jour et nuit durant deux semaines, les feux de la cuisine et de la boulangerie ne furent pas éteints.

En considérant ces faits, on peut, semble-t-il, conclure que, si la spiritualité de Païssi Velitchkovski est apparentée à celle des hésychastes sur la question de la prière, elle est surtout et directement dépendante de celle de saint Nil Sorski. C’est absolument le même esprit et la même originalité dans l’adaptation des idées de la spiritualité orientale à la spiritualité traditionnelle russe. Païssi connaissait l’Oustav de saint Nil qui se trouvait parmi les livres de sa bibliothèque. Il le propageait parmi ses disciples. On en trouve des exemplaires avec la mention qu’ils ont été transcrits sous sa direction. Enfin, dans son traité sur la prière spirituelle, Païssi, pour appuyer ses paroles, choisit les mêmes écrivains ecclésiastiques que Nil au chapitre deuxième de son Oustav traitant du même sujet. Tous les deux se réfèrent à saint Jean Climaque, à Siméon le Nouveau Théologien, à Grégoire le Sinaïte, etc. Il y a plus encore, Velitchkovski choisit les mêmes textes que nous lisons chez saint Nil. Et lorsqu’il parle de la difficulté de trouver à son époque de bons directeurs pour enseigner la pratique de la prière et de la nécessité de recourir pour cette raison aux écrits patristiques, Païssi répète littéralement les paroles du « grand Starets » russe. S’il n’a pas adopté pour ses couvents la « vie moyenne », celle du « skit » préconisée par saint Nil, c’est que tout d’abord l’expérience avait montré qu’elle n’était pas praticable en Russie sur une grande échelle, et que les circonstances extérieures dans lesquelles vivait le père Velitchkovski ne permettaient pas de le faire.

Païssi aimait à souligner son origine russe : « Rodimetz Poltavski », c’est-à-dire « natif de Poltava », disait-il, et il signait ses lettres de ce qualificatif. Le restaurateur moderne de la vie monastique et mystique en Russie était plus russe qu’on ne le pense. Ses racines plongent moins dans les rochers de l’Athos que dans le terroir russe et se rattachent à la tradition de ce XVe siècle qu’on a vu si riche en sainteté [133]. Brisée par les querelles des « Joséphiens » et du Prince-Moine Vassian Patrikéev, elle se reformait dans les confins de la Moldavie pour revenir féconder à nouveau la vie spirituelle russe.

La guerre entre la Russie et la Turquie eut pour suite le transfert par Païssi de sa communauté de Dragomirna à Sékoul, au delà de la nouvelle frontière avec l’Autriche. La vie du couvent n’en fut pas pour cela dérangée. Toutefois à Sékoul, vu l’étroitesse des lieux et le nombre des moines (trois cents), il y avait plus de va-et-vient extérieur. C’est là que Païssi eut l’idée de fonder une école pour enseigner le grec aux jeunes moines, afin de former une équipe de bons traducteurs de la littérature patristique. Ce plan ne fut pas réalisé, car Païssi dut, sur désir du métropolite, transférer sa résidence dans le grand couvent voisin de Niametz, tout en restant aussi supérieur de celui de Sékoul. Ici commence la dernière période de la vie du Starets, la plus pénible et en même temps la plus féconde. Elle dura quinze ans, jusqu’à sa mort en 1794. Cette période est caractérisée par l’immense accroissement de sa communauté. Le couvent de Niametz à lui seul comptait sept cents frères et celui de Sékoul trois cents. L’activité littéraire s’organise elle aussi sur une large échelle, car de partout et surtout de Russie on demandait des livres de spiritualité patristique. Toute une équipe de traducteurs, de copistes et de critiques se forme autour du maître, travaillant sans relâche à la révision et à la traduction des écrits des pères latins et grecs. Ainsi, peu à peu, le couvent de Niametz devint un centre de culture spirituelle ascétique et mystique. Le Starets lui-même se dépensait à ce travail sans ménager ses forces. Déjà malade, le côté droit tout couvert de plaies, il travaillait assis, courbé sur son lit encombré de livres et de manuscrits. Oubliant ses infirmités et ses plaies, il écrivait parfois toute la nuit sans remarquer le temps qui passait, sans pouvoir même donner une réponse à qui aurait voulu le distraire de son travail bien-aimé.

Ainsi le nom de Païssi et de son couvent furent connus au loin, dans les monastères et dans la société russe. De partout on venait le voir. La charité du starets était débordante on aurait dit que la misère humaine l’attirait, tant il se dépensait à la secourir. Dans le monastère même il ouvrit un hôpital pour les malades et un refuge pour les mendiants. Il recevait tout le monde : les vieillards, les aveugles, les paralytiques, tous ceux qui avaient besoin de repos ou de soins. Même les Turcs le vénéraient et lui témoignaient leur reconnaissance comme ils pouvaient.

La correspondance de Païssi croissait en proportion de son influence. Il était en rapports épistolaires avec nombre de couvents russes ainsi qu’avec le métropolite Gabriel de Pétersbourg, réformateur des couvents russes et ami de Saint Tikhon. C’est Gabriel qui assura l’édition de la traduction de la Philocalie. Maintes fois Païssi fut consulté pour trancher les questions délicates ayant trait à l’attitude des « Vieux croyants ». Ses disciples devenaient startsi ou supérieurs de beaucoup de monastères en Russie, ranimant partout où ils allaient la vie monastique, lui insufflant des forces selon la tradition et l’esprit de leur maître. Pendant presque un siècle, jusqu’à la veille de la révolution, c’est-à-dire jusqu’en 1917, on sentit encore dans les couvents russes l’effet de cet immense apport spirituel donc on était redevable à l’influence du père Velitchkovski.

Ainsi passaient les années dans le travail, la prière et la charité. On était arrivé à l’an 1794, le dernier de la vie terrestre du starets. Malgré son âge et ses infirmités, il continuait son travail habituel. Il ne cessa de s’occuper des traductions et de la révision des manuscrits que peu de temps avant la maladie qui devait l’emporter. Le 5 novembre, se sentant une faiblesse inaccoutumée, il dut s’aliter et resta dans cet état quatre jours. Puis il se leva et, comme c’était un dimanche, il voulut aller à l’église assister à la messe et communier. Après l’office il dut retourner dans sa cellule et se mettre de nouveau au lit car les forces l’abandonnaient. Trois jours passèrent ainsi. Le quatrième, il communia encore une fois et fit venir les deux plus anciens pères spirituels, l’un russe et l’autre roumain. Par eux il transmit sa bénédiction et sa paix à toute la communauté sans indiquer le nom de son successeur. « La volonté de Dieu, l’élection de la Sainte Vierge et le désir des frères y pourvoiront », dit-il. Après cela il s’endormit paisiblement, rendant son âme à Dieu le 15 novembre 1794 à l’âge de soixante-douze ans.

 

 

 

Le monastère d’Optina et ses Startsi [134]

 

 

Le monastère d’Optina (Optina pustyni), dans le gouvernement de Kalouga près de la ville de Kozelsk, fut durant tout le XIXe siècle et le premier quart du XXe, jusqu’à la révolution russe, le centre du mouvement de rénovation spirituelle dont le Starets Païssi Velitchkovski fut le protagoniste. Cet ancien couvent, dont le nom était déjà connu au XVIe siècle, était tombé en pleine décadence au XVIIIe. Vers la fin de ce siècle il ne comptait que trois moines dont l’un était aveugle. Un jour que le métropolite Platon de Moscou visitait son diocèse, il fut frappé par la beauté du site et résolut de faire revivre l’ancien monastère. Il s’adressa à un disciple du starets Païssi, l’archimandrite Macaire, et lui demanda de lui indiquer un homme capable d’entreprendre cette œuvre. Macaire lui nomma un moine du couvent de Pechnocha dont il était supérieur, nommé Abraham, lequel fut chargé par le métropolite Platon de la rénovation d’Optina. Abraham y introduit en premier lieu la vie cénobitique ainsi que les traditions de vie spirituelle préconisées par Velitchkovski et que lui-même tenait de son maître, l’archimandrite Macaire.

Mais déjà auparavant, en 1800, un disciple de Païssi nommé Théophane était venu habiter Optina. Ancien militaire, il avait été novice du Père Velitchkovski. Après la mort de ce dernier il était rentré en Russie. Homme de prière et de pauvreté exemplaire, il fut le modèle vivant de la tradition de Païssi à Optina. En 1821, le diocèse de Kalouga était administré par Philarète Amfitéatrof, futur métropolite de Kiev. Le prélat était connu pour son attachement aux règlements de la vie monacale, surtout à ceux qui étaient pénétrés de l’esprit du Père Velitchkovski. Il résolut de faire construire à Optina, non loin du couvent principal, un « skit » pour les moines qui voudraient mener une vie plus retirée et plus efficace. Pour l’organiser il fit appel aux deux frères Pontilov, Moïse et Antoine, qui depuis dix ans vivaient dans des « skits » solitaires des forêts aux environs de Roslav (région de Smolensk). Ils étaient sous la direction des disciples de Velitchkovski et partant experts dans la pratique du silence, le discernement des pensées, la lutte contre les passions et le triomphe de l’âme par la pratique incessante de la prière de Jésus. Ayant pris avec eux quelques compagnons, les frères Pontilov se mirent au travail, et bientôt le « skit » d’Optina, consacré à saint Jean le Précurseur, pouvait être ouvert. Une description assez exacte en est donnée par Dostoïevski dans son roman « les Frères Karamazov ». Vers la même époque, en 1829, vint à Optina pour y habiter des confins du Nord, du couvent de Valaam, l’hiéromoine Lev (Léon) Nagolkine, disciple lui aussi d’un disciple et confident de Païssi Velitchkovski. Son arrivée inaugure l’institution du « Startchestvo » d’Optina.

On voit comment dans ce petit coin de terre du gouvernement de Kalouga s’étaient concentrés peu à peu, par l’intermédiaire de ses différents disciples, les fils multiples de l’obédience spirituelle de Velitchkovski. C’est à cette union d’influences spirituelles multiformes qu’on doit la floraison remarquable de l’institution des Startsi d’Optina.

 

a) Le Starets Léon (1768-1841).

 

Dès son arrivée à Optina, le starets Léon (Lev) commença à jouir d’une grande popularité, et son influence devint bientôt immense, non seulement parmi la communauté mais aussi parmi les gens du voisinage et les nombreux pèlerins du monastère. Par la perfection de sa vie, sa sagesse, son don de pénétration dans le secret des âmes, sa bonté et sa compassion pour les miséreux, sa droiture et son courage à dire la vérité sans égard aux personnes ni aux situations, le starets attirait à lui le respect et l’amour de tous. Son aspect extérieur aussi était remarquable. Grand de taille, assez fort mais très alerte, le regard éveillé et pénétrant, les cheveux longs et épais rappelant la crinière d’un lion, le langage vif, tranchant, familier et même populaire, il n’avait rien d’artificiel, de guindé, de formaliste. Le peuple l’aimait et se pressait autour de lui. Sa cellule, dans la maisonnette qu’il s’était construite près du « skit » ne désemplissait pas. Assis sur son lit en sarrau blanc, il conversait avec les visiteurs tout en tressant des petites ceintures. C’était son occupation habituelle.

Un jour vint à Optina un théologien de renom, recteur d’un séminaire. Lorsque le supérieur du couvent lui proposa de visiter le starets, il répondit : « De quoi pourrais-je parler avec ce paysan (Moujik) ? » Le jour suivant, il alla cependant voir le Père. Quel ne fut pas son étonnement quand il entendit ce dernier l’accueillir avec ces paroles : « Que veux-tu me dire à moi, un Moujik ? » Tout honteux le recteur demanda pardon et resta longtemps en conversation avec le starets. À son retour auprès du supérieur il ne faisait que répéter : « Que signifie notre savoir ? Sa science à lui, c’est la Sagesse, fruit de la grâce. »

Une autre fois l’archiprêtre de Kozelsk, le voyant entouré d’une foule de paysans, lui dit : « Quel plaisir trouvez-vous, mon père, à vous fatiguer de la sorte et à vous occuper des jours entiers avec ces gens ? » Le starets répliqua : « Certes, à dire la vérité, ce serait votre affaire à vous, prêtres séculiers, mais puisque vous manquez de temps pour le faire, il faut bien que bon gré mal gré ce soit nous, moines, qui nous occupions du peuple. »

Fait significatif à retenir, la réforme des monastères selon l’esprit de Païssi Velitchkovski, surtout l’institution des startsi, ne fut pas acceptée de bon cœur par une grande partie du clergé séculier ni par les autorités diocésaines. « Le pasteur est resté sans brebis » ; « avec l’institution des startsi l’ordre usuel et la paix de la vie monastique fut rompu », telles étaient les récriminations qu’on pouvait entendre au commencement du XIXe siècle dans les monastères et dans les milieux des autorités diocésaines. Les évêques, tels que Gabriel de Pétersbourg, les deux Philarète de Moscou et de Kiev, Platon de Moscou, c’est-à-dire ceux qui avaient vraiment à cœur la perfection de la vie monastique dans leurs couvents et le bien des âmes, étaient à cette époque peu nombreux. Ajoutons à cela la jalousie du clergé paroissial qui voyait d’un mauvais œil se développer en marge de son activité l’action et l’influence toujours croissantes des startsi. Cet antagonisme entre le startchestvo et l’autorité épiscopale persista jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à la révolution. Ainsi les startsi d’Optina, à commencer par le starets Léon, puis le starets Macaire et le plus renommé de tous le starets Ambroise, ami du métropolite de Kiev Ioannicius, malgré tout le bien qu’ils faisaient autour d’eux, ont toujours eu maille à partir avec les évêques du diocèse.

L’activité débordante du starets Léon n’était pas non plus du goût de l’évêque de Kalouga qui trouvait qu’un moine à grands vœux devait passer sa vie dans la solitude et la prière, et non à recevoir des gens du dehors, même pour les instruire ou les consoler. Il exigea donc du starets de ne plus voir ses visiteurs. Léon se soumit, mais le peuple continua à venir à lui sans se soucier de l’ordre de l’évêque. Des jours et des heures, on se tenait aux portes du « skit », demandant à voir le starets et à recevoir sa bénédiction. Alors l’évêque ordonna à ce dernier de se transférer dans le monastère avec la même défense de recevoir des visiteurs. En vain construisit-on des barricades en bois, en vain ferma-t-on les portes à double tour, rien n’arrêta la foule. Un jour le supérieur du couvent vint se rendre compte de ce qui se passait autour de la cellule du starets et vit qu’elle était remplie de monde et que le starets récitait des prières sur les malades en les oignant de l’huile de la lampe qui brûlait devant l’icone de la Sainte Vierge. « Mon père », s’écria-t-il avec effroi, « que faites-vous là ? Il vous est pourtant défendu de recevoir. Comme punition on pourra vous envoyer dans le couvent de Solovki. » Le starets répondit : « Qu’on fasse de moi ce que l’on veut ! Qu’on m’envoie même en Sibérie, mais je resterai ce que je suis ! Voyez ces malades. Puis-je leur refuser la prière qu’ils demandent ; ils y mettent toute leur espérance et elle leur procure, par leur foi et leur amour pour la Sainte Vierge, la guérison désirée. » Le supérieur ne put que faire un geste de la main et murmurer : « Faites comme vous voulez. »

Enfin l’évêque défendit au starets de porter l’habit des moines à grands vœux, alléguant qu’il l’avait reçu sans un décret du consistoire diocésain. Une fois de plus Léon se soumit, malgré l’injustice du fait et la douleur qu’il en ressentait. Les persécutions dont le starets était l’objet s’étendaient même à ses disciples. On les nommait « francs-maçons » et on les astreignait à toutes sortes de restrictions et de défenses. Toutes ces persécutions ne prirent fin qu’avec l’arrivée à Optina du métropolite de Kiev, Philarète, ancien évêque de Kalouga. Il connaissait bien le starets et, le voyant en habit ordinaire, il lui demanda ce que cela signifiait. Et comme Léon se taisait, Philarète, comprenant de quoi il s’agissait, dit de manière h être entendu de tous : « Tu es moine à grands vœux et tu dois porter l’habit qui te convient. » À partir de ce jour on laissa le starets et ses disciples en paix.

Les conseils du starets avaient un poids immense, car il n’enseignait aux autres que ce qu’il avait pratiqué toute sa vie. Tout ce qu’il disait était toujours fondé soit sur les paroles de l’Écriture, soit sur la tradition, et bien qu’il vécût intérieurement d’une vie spirituelle intense et très élevée, il aimait à le cacher devant les autres sous le couvert de paroles très simples. Il mettait un soin particulier à provoquer chez ceux qui venaient à lui la conscience de leurs péchés et de leurs passions pour les amener au ferme propos de se corriger. Tout en recommandant d’accomplir les jeûnes exigés par l’Église, il n’approuvait pas les pénitences extraordinaires que certains s’imposaient selon leur propre gré.

Pour pouvoir guérir les âmes, le père Léon devait évidemment commencer par guérir la sienne. De fait, pendant les années qu’il exerça le rôle de starets à Optina, on ne le vit jamais manquer de patience, murmurer, se montrer agacé ou s’adonner à la tristesse. À sa vue la paix et la joie revenaient dans l’âme endolorie, les mauvaises pensées disparaissaient d’elles-mêmes et l’affliction s’évanouissait.

Le starets Léon mourut le 11 octobre 1841 à l’âge de soixante-douze ans, gardant la pleine conscience de lui-même et invoquant le nom du Seigneur en se signant jusqu’à son dernier soupir. Après avoir béni toute la communauté, il rendit son âme à Dieu. Ses dernières paroles furent : « Gloire à Dieu, gloire à Dieu, gloire à toi, Seigneur » (Slava Bogu, slava Bogu, slava tebe Gospodi). Peu avant sa mort, il reçut la visite d’un « Yourodivi » du nom de Bragusine connu pour sa sainte vie. Le starets lui demanda de prier pour lui afin que Dieu lui fasse miséricorde. « Sois tranquille, il te la fera » (Avossj pomilcuet), répondit le « Yourodivyj ».

 

b) Le Starets Macaire (1788-1860).

 

Si le starets Léon exerçait surtout son influence sur les religieux, les paysans et le menu peuple, Macaire, le deuxième grand starets d’Optina, attira à lui les classes intellectuelles de la société russe. D’extraction noble, il était venu à Optina sept ans avant la mort de son prédécesseur avec lequel il fut lié par des liens d’une amitié profonde. Ainsi ils écrivaient parfois ensemble des lettres de direction à leurs fils spirituels. Cependant, tout en se complétant l’un l’autre, les deux hommes étaient bien différents. Autant Léon était robuste, tranchant, passablement rude (il était d’une famille de marchands) et moins lettré que pourvu de sens spirituel pratique, autant Macaire était malingre, peu avantagé au physique, avec un défaut de la vue et de la voix, d’un caractère très doux, doué d’un certain sens esthétique, aimant la musique, les, beaux chants, les fleurs, la nature, très versé dans la littérature ecclésiastique, porté au travail scientifique. Dans sa jeunesse Michel Ivanov, tel était le nom que Macaire portait dans le monde, avait même songé à se marier, mais après avoir visité le monastère de Plochtchansk au diocèse d’Orel, il fut tellement séduit par la « beauté » de la vie monastique qu’il ne voulut plus retourner à la maison et resta dans le couvent. Il y trouva comme directeur le père Athanase, disciple du Père Velitchkovski. Après la mort de son directeur (1823), Macaire se mit en relations épistolaires avec le starets Léon, ce qui eut pour conséquence sa venue à Optina auprès de son nouvel ami. Après la mort de ce dernier, il assuma sa charge, qu’il exerça pendant presque vingt ans jusqu’à sa mort (7 septembre 1860).

Lui aussi, comme son prédécesseur, consacrait tout le temps qui lui restait après ses devoirs religieux à la réception des visiteurs ou à la correspondance. Les hommes étaient reçus dans la cellule à chaque heure du jour, les femmes dans une cellule séparée à l’extérieur de la porte du couvent. Ce n’est pas les âmes seules que guérissait le bon starets. Les souffrances physiques, à sa prière et par l’onction qu’il faisait avec l’huile sainte, recevaient elles aussi allégement et parfois guérison.

Un jour on lui amena un homme instruit qui manifestait des signes de possession diabolique. Longtemps les proches du malade ne voulurent pas reconnaître la nature de la maladie et le firent traiter par des médecins dans différents sanatoriums à l’étranger. Enfin un de ses camarades qui était croyant l’emmena avec lui à Optina sans rien lui dire. Arrivé à l’hôtellerie du monastère, il envoya prévenir le starets. Aussitôt le malade, qui ignorait tout de Macaire et du but de sa visite, commença à donner des signes d’inquiétude en murmurant : « Macaire vient, Macaire vient. » Et lorsque la porte s’ouvrit et que Macaire en personne parut, il se jeta en avant en poussant un grand cri et lui donna un soufflet. Le starets pour toute réponse tendit au pauvre homme sa seconde joue. Le possédé tomba aux pieds de Macaire sans connaissance ; quand il revint à lui, le démon était sorti de lui, et lui ne se souvenait plus de rien.

La vertu caractéristique du starets Macaire était l’humilité. Elle se manifestait dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses gestes. Cette humilité lui donnait aussi la paix de l’âme. « Dieu soit loué », disait-il chaque fois qu’il entendait qu’on disait du mal de lui, « voici quelqu’un qui m’a bien compris... ces paroles sont pour moi comme des brosses spirituelles qui frottent les souillures de mon âme. » Par certains côtés de son caractère, il nous rappelle saint Tikhon de Zadonsk : même simplicité, même absence de prétention spirituelle. Le starets mettait toujours en garde contre le zèle intempestif, affirmant qu’il cache beaucoup d’orgueil et de complaisance. Ainsi à une jeune fille décidée à entrer au couvent et voulant, en attendant, vivre dans une pauvreté extrême à la maison, il écrivait : « Tu demandes à ta mère de tout installer pour toi très simplement dans la mesure du possible. Mais, selon l’opinion des saints Pères, nous ne devons pas devenir les assassins de nos corps mais de nos passions. Je t’avertis à nouveau de ce danger : ne te mets pas en tête de devenir sainte tout d’un coup. Prends garde à toi. Tu m’interroges sur la prière. Quand on prie on doit avoir une grande humilité, et celle-ci naît lorsqu’on brise la volonté et l’opinion exagérée qu’on a de soi-même. Garde-toi de ne vouloir prier qu’en esprit. Tu n’en es pas encore capable. Tu tomberais aussitôt dans l’illusion. Prie simplement. Celui qui fait don de la prière à celui qui prie te donnera aussi la prière pure, en esprit, mais seulement si tu deviens sincèrement humble et si tu considères ton péché : c’est par là que l’âme devient contrite et le cœur humble... » Et encore à la même : « Tu te mets à faire des choses qui ne sont pas à ta taille. Qu’il faille humilier ses pensées, tu n’en as pas la moindre idée... Si dans tout ce que tu fais tu ne récoltes aucun profit spirituel, mais seulement le trouble intérieur, il est clair que tu n’as pas d’humilité. Tu ne fais cas que des choses extérieures et tu ne penses pas à exterminer les passions. C’est pourquoi il t’est nécessaire de te faire conseiller par quelqu’un sur place et de réprimer ta volonté propre et ton orgueil... » Ou encore : « Tu continues à aspirer aux performances les plus élevées de la vie spirituelle et à des règles qui ne sont pas encore à ta mesure. Tu dois suivre simplement la voie humble, comme les autres, et vivre sans éprouver de trouble intérieur. Ne te laisse pas aller non plus au trouble intérieur quand tu auras commis quelque bévue ou quelque faute, mais descends dans la profondeur de l’humilité et relève-toi par la pénitence. »

Voici quelques extraits de sa biographie écrite par un de ses disciples, l’archimandrite Léonidas :

« Le jeudi saint il chantait lui-même au milieu de l’église l’hymne : “Ô mon Seigneur, je vois tes parvis richement ornés” ; et comme il chantait ! II semblait que le mot “Je vois avait sur ses lèvres un sens direct et non figuré, et l’hymne ne faisait qu’exprimer ce qu’il voyait réellement des yeux de Pâme. La voix du vieillard tremblait d’émotion intérieure ; des larmes coulaient sur ses joues pâles, et ceux qui l’entendaient étaient saisis d’émotion jusqu’au fond du cœur... Son visage était brûlant et lumineux comme celui d’un ange de Dieu, son regard paisible, sa parole humble et sans recherche. Son esprit était constamment uni à Dieu et, par la vertu de cette prière intérieure incessante, son visage resplendissait de joie spirituelle et rayonnait de charité. Quand il communiait à l’autel, c’était toujours avec une émotion profonde... Ses vêtements étaient des plus modestes et des plus simples... jusqu’à sa mort il garda la vivacité naturelle de son caractère qui le rendait très agile et toujours disposé à faire quelque bonne œuvre... Il avait une mémoire prodigieuse. Quand quelqu’un était venu se confesser à lui ou lui avait demandé un conseil, il se souvenait exactement de lui et de toutes les circonstances principales de sa vie. Il arrivait fréquemment que quelque vieille femme venue chez lui pour la deuxième fois, s’entendait saluer de la façon suivante : « Bonjour, Daria. Est-ce que les enfants vont bien ? Et ta fille ? Tu l’as mariée il y a trois ans si je ne me trompe ? » Et la pauvre vieille, stupéfaite et profondément émue que le serviteur de Dieu se souvînt d’elle, s’en trouvait déjà toute consolée ; son embarras disparaissait, elle lui ouvrait son cœur, lui racontait ses soucis et puisait du réconfort dans ses paroles. En toutes ses vertus et en tous ses actes extérieurs, le starets suivait la voie royale : il gardait la mesure. Il cachait sa tempérance sous son humilité. Au réfectoire il mangeait de tout ce qui lui était offert au repas conventuel, mais fort peu, à peine le tiers d’une ration habituelle...

« Il aimait les animaux et avait grande pitié d’eux. En hiver il prenait soin des oiseaux. Tous les jours il répandait pour eux des graines de chanvre sur une planchette fixée en dehors de la fenêtre. Une foule de mésanges, de linottes et de petits piverts jouissaient de ses bienfaits. Il veillait aussi à ce que les oiseaux plus gros, les geais, ne fissent pas de tort aux petits. Comme les geais dévoraient toute la nourriture des autres, il fit répandre les grains dans un auget de verre où les petites mésanges pouvaient facilement pénétrer pour les prendre...

« Le starets se levait tous les jours pour la prière du matin au coup de la cloche du couvent, c’est-à-dire vers deux heures du matin. Il ne se levait à trois heures que si, le soir, il s’était trop attardé à sa correspondance ou s’il était indisposé. Il réveillait lui-même ses serviteurs de cellule en frappant à leur porte pour leur faire réciter avec lui une assez longue prière du matin. Il chantait alors à haute voix les hymnes en l’honneur de la Sainte Vierge. Après la prière, il renvoyait les serviteurs et restait seul à méditer. À six heures, il rappelait les serviteurs pour réciter avec eux les heures et la messe. Puis il buvait une ou deux tasses de thé et se mettait à écrire une lettre ou à lire un livre. À partir de ce moment sa cellule était ouverte à tous ceux qui avaient besoin de son aide matérielle ou spirituelle. Après le repas de midi, il s’enfermait pour une demi-heure, une heure au plus, puis recommençait à recevoir le monde qui affluait vers lui...

« Parfois le starets entrait dans un état particulier d’allégresse spirituelle, surtout lorsqu’il méditait sur les voies ineffables de la Providence, sur la Puissance et la Splendeur de Dieu, ou s’entretenait sur ces sujets. Alors il se mettait à chanter une de ses hymnes favorites : “Venez fidèles, adorons le Dieu trois fois un”, ou l’un des cantiques qui célèbrent le mystère de l’Incarnation et la Mère très Pure du Sauveur. Parfois il sortait de sa cellule et se promenait au milieu des parterres du jardin ; il allait d’une fleur à l’autre sans mot dire, plongé dans l’admiration de la grandeur du Créateur [135]. »

Comme dans la vie de saint Tikhon, il y a dans cette vie du starets Macaire une synthèse spirituelle vécue. Si dans la vie de Tikhon nous entendons encore parfois parler de luttes intérieures contre les tentations de la tristesse, ce qui se présente à nous ici avec une force singulière, c’est le calme et la paix de la transfiguration commencée, une sorte de reflet, une ombre projetée sur terre par « la vie éternelle ».

C’est par le starets Macaire que le couvent d’Optina fut mis en relations avec les hommes de lettres et les savants russes, fait unique dans les annales de la Russie d’après Pierre le Grand. L’occasion en fut donnée par l’édition des manuscrits du Père Velitchkovski et d’autres écrits spirituels, entreprise par le starets Macaire en collaboration avec quelques disciples et fils spirituels, parmi lesquels il faut compter en premier lieu le philosophe slavophile Ivan Kirejevski et sa femme. Habitant une propriété qui voisinait avec le couvent d’Optina, les époux Kirejevski venaient souvent voir le starets et s’étaient mis sous sa direction. Tous les deux vénéraient aussi le Père Païssi et en parlaient souvent à Macaire, ainsi que de ses écrits, en exprimant leur regret que ses précieux manuscrits restassent pour la plupart inconnus du grand public. Ainsi se forma et se précisa peu à peu chez eux l’idée de les publier. Ayant conçu un projet si vaste, ils décidèrent d’abord d’en parler au métropolite Philarète de Moscou et de lui demander conseil et bénédiction. Le prélat acquiesça volontiers et promit aide et soutien. On décida alors de commencer par éditer la vie du Père Velitchkovski composée par ses disciples, ainsi que ses lettres. Le jour même où cette décision fut prise, le Père. Macaire écrivit les premières pages d’introduction. Ainsi débuta la grande œuvre des éditions spirituelles à laquelle, outre les Kirejevski, participèrent les professeurs Chevyrev, Goloubinski (qui exerça en même temps les fonctions de censeur), le recteur de l’Académie ecclésiastique, Gorski, et d’autres. L’impression du premier volume commença en 1846, et en janvier 1847 il sortait des presses. D’autres éditions suivirent. Ainsi furent publiés l’Oustav de Nil Sorski, les œuvres des saints Barsanuphe et Jean, celles d’Isaac le Syrien, les douze sermons de Siméon le Nouveau Théologien, les catéchèses de saint Théodore Studite, les commentaires sur le « Pater » de saint Maxime le Confesseur et d’autres.

Le travail du Père Macaire consistait à préparer les traductions slavonnes en vue de l’édition, soit en les munissant de notes explicatives, soit en les retraduisant en langue russe. Le zèle qu’il apporta à cette surcharge de travail fut étonnant. Il y sacrifiait son court repos et, sans renoncer à ses devoirs habituels, il dirigeait toute une équipe de collaborateurs qui, en plus du grec et du latin, étaient versés dans la théologie et avaient reçu une formation universitaire. Nous y trouvons les noms des Pères Ambroise Grenkov (futur Starets), Léonidas Kaveline (vice-recteur de la laure de saint Serge), Juvénal Polotzev (futur archevêque de Lithuanie) et d’autres.

Cette activité nouvelle, outre le but immédiat poursuivi – faire connaître au public russe les trésors spirituels patristiques – eut comme effet d’attirer l’attention des cercles intellectuels russes sur le monastère d’Optina. Le travail scientifique et littéraire contribua à former parmi les moines des goûts, des idées et un langage qui permettaient aux personnes, jouissant d’une instruction au-dessus de la moyenne, d’entrer en relations avec eux sans crainte d’être incompris ou éconduits. Ils trouvaient aussi à Optina un terrain familier de culture, tout en faisant connaissance avec la vie et le caractère de cette vie monastique qui, pendant huit siècles, ayant éclairé le peuple russe comme forme unique de l’activité spirituelle, était son idéal et sa lumière. En effet, le monastère avait été, pour la Russie de Kiev tout autant que pour celle de Moscou, une université et un parlement. C’est là, et là seulement, qu’étaient discutées les questions nationales et séculières ; là qu’était porté le jugement sur chaque règne ; là que se nourrissaient les espérances futures et que se conservaient les souvenirs du passé ; là enfin qu’on recevait l’instruction, la plupart du temps orale, mais aussi, bien que moins fréquemment, écrite.

Tout cela, oublié depuis le XVIIIe siècle, commençait revivre sous une autre forme, au contact des moines d’Optina. Sans parler des frères Kirejevski, nous y voyons auprès du starets Macaire Nicolas Gogol et plus tard, dans le courant du XIXe siècle, Vladimir Soloviev, Constantin Leontiev, Dostoïevski, le poète K. R. (le grand duc Constantin), les comtes Alexis et Léon Tolstoï. Ce dernier y venait par trois fois, dont la dernière eut lieu quelques jours avant sa mort à un moment très pénible de sa vie, lorsqu’ayant quitté sa famille, et errant comme un lion blessé, il cherchait une tanière pour s’y cacher et mourir en paix.

Ces faits sont uniques, dans les annales de l’histoire de la culture russe absolument laïcisée à partir de Pierre le Grand, et nulle part ailleurs qu’à Optina on n’a vu en Russie quelque chose de semblable. Faut-il dire que ce contact était bienfaisant et salutaire ? Toutefois, loin de s’en réjouir, les autorités diocésaines en prenaient ombrage. Ainsi on dénonça le starets Macaire pour ses visites trop fréquentes à la famille Kirejevski ; on écrivit même au métropolite Philarète de Moscou, en lui disant que le starets avait quitté le « skit » pour faire des séjours prolongés chez ses amis. Les Kirejevski n’eurent pas de peine à prouver au prélat que tout était pure intrigue. Alors on tenta de discréditer le starets en écrivant à Nathalie Kirejevski une lettre anonyme qui lui reprochait d’avoir contribué à l’édition de la vie du Père Velitchkovski et de ses écrits sur la prière de Jésus. « Pareils écrits doivent être gardés dans le secret des cellules des cloîtres » disait-on, « et ne pas être livrés à la publicité afin de ne pas induire en tentation les non-initiés... » Cette lettre n’eut pas de suite, mais le starets Macaire en souffrit : c’était précisément le but qu’on se proposait d’atteindre. Enfin, on ne sait à quelle instigation, le métropolite Philarète introduisit vers le même temps une demande auprès du Saint Synode pour nommer le Starets supérieur d’un monastère dans le diocèse d’Orel. Cette nouvelle provoqua une vive inquiétude parmi la communauté d’Optina et parmi les disciples laïcs de Macaire. Il en coûta à ces derniers beaucoup d’efforts pour dissuader Philarète de revenir sur sa démarche et pour lui remontrer que ni l’âge du starets ni ses infirmités, ni surtout le rôle qu’il avait à Optina, ne permettaient une telle nomination.

« Vous aurez à souffrir dans le monde, mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde » (Jo. 16, 33). Ces paroles du Sauveur dans la vie du starets Macaire comme dans la vie de tant d’autres ne furent pas un vain mot.

À partir de 1850 la santé toujours débile du starets s’affaiblit encore plus. En vain on lui conseillait d’aller consulter les médecins de Moscou, il ne voulait rien entendre. Il fallut l’intervention du métropolite Philarète, qui lui offrait l’hospitalité, pour l’en convaincre. Ce séjour et le repos qu’il imposait lui firent du bien. Puis vint la guerre de Crimée, la prise de Sébastopol... En l’apprenant Macaire éclata en sanglots et, tombant à genoux, pria longtemps devant l’image de la Vierge. Le starets s’intéressait vivement à toutes les questions générales de son temps et il les comprenait, ayant affaire à quantité de personnes de toutes classes et de tout rang. Ainsi il avait très à cœur d’améliorer la situation sociale du peuple, – on était alors en Russie à la veille de l’émancipation des paysans –, et, de répandre l’instruction et l’éducation.

Deux ans avant sa mort (1858), le starets reçut la grande vêture. Sa dernière maladie commença le 26 août 1860, le jour de la fête de Notre-Dame de Vladimir, qu’il avait toujours particulièrement vénérée. Le 30, il reçut l’extrême-onction, ne cessait de bénir tous ceux qui s’approchaient de sa couche. Le 6 septembre, ses souffrances redoublèrent. Assis sur son lit et regardant les yeux pleins de larmes tantôt l’image du Christ couronné d’épines, tantôt celle de la Vierge de Vladimir, il murmurait : « Gloire à toi, mon Dieu et mon roi ! Mère de Dieu, aidez-moi ! » et étendant ses mains, il les suppliait de hâter l’heure de la délivrance. Enfin le 7 septembre 1860, à sept heures du matin, une heure après avoir reçu la sainte communion et après avoir entendu jusqu’à la fin les prières des agonisants, le Père Macaire entouré de ses disciples rendit son âme à Dieu. Il fut enterré à côté de son maître, le Père Léon. Le philosophe Jean Kirejevski, mort lui-même en 1856, repose à ses pieds. Nous devons à la veuve de Kirejevski, Nathalia Petrovna, la publication des lettres du starets Macaire. Celles qui sont adressées à des personnes religieuses sont réparties en quatre volumes, celles qui sont écrites à des laïcs en un volume. Ces lettres contiennent sur la vie chrétienne des instructions précieuses fondées sur les écrits des Pères, des ascètes anciens et sur l’expérience personnelle du starets. Le style en est simple, très cordial et rappelle, lui aussi, comme la personne de leur auteur, celui de saint Tikhon de Zadonsk.

 

c) Le Starets Ambroise (1812-1891).

 

Après la mort du Starets Macaire et la disparition de la première génération des Startsi d’Optina, leur œuvre ne mourut pas. Le porteur de leur esprit et de leur tradition fut le disciple du Starets Macaire et son adjoint dans l’œuvre des éditions spirituelles, le Père Ambroise. Ambroise est sans contredit le plus connu et le plus célèbre des startsi d’Optina. Sa gloire ne s’est pas éteinte encore aujourd’hui, un demi-siècle après sa mort, bien qu’il aimât à redire : « J’ai toujours travaillé à couvrir de toits les maisons des autres, et la mienne propre est restée sans couverture... »

Alexandre Grenkov, le futur père Ambroise, est né le 21 ou le 23 novembre 1812, dans une famille de sacristains de village dans le gouvernement de Tambov. Après avoir terminé sa formation au petit séminaire, il suivit avec succès les cours du grand séminaire. Cependant, il ne se fit pas ordonner prêtre et n’alla pas poursuivre ses études à l’Académie théologique. On aurait dit qu’il sentait en lui une vocation spéciale et qu’il ne se hâtait pas de fixer sa destinée en attendant l’appel de Dieu. Pendant un certain temps, il fut répétiteur dans une famille seigneuriale, puis professeur au petit séminaire de Lipetzk. De caractère ouvert, enclin à la gaîté, plein d’esprit et de bonté naturelle, Grenkov était très aimé de ses camarades et de ses collègues. Encore au séminaire, il fut atteint d’une maladie grave et fit vœu de se faire moine en cas de guérison. Une fois guéri, il n’oublia pas son vœu, mais en remit l’exécution à plus tard : d’après sa propre expression, il « lésinait » (jalsja). Cependant sa conscience ne lui donnait pas de repos. Et plus le temps avançait, plus ces reproches intimes devenaient forts. Aux périodes pleines de gaîté et d’insouciance juvénile succédaient des périodes de tristesse aiguë, de prière assidue et de larmes. Une fois déjà, à Lipetzk, en se promenant dans un bois, il lui advint de s’arrêter au bord d’un ruisseau. Quelle ne fut pas sa surprise d’entendre dans le bruit de l’eau une voix qui semblait dire : « Louez Dieu, aimez Dieu... » Rentré à la maison, il pria la Sainte Vierge de l’éclairer et de guider sa volonté. En général il n’avait pas une volonté tenace et, devenu vieux, il disait toujours à ses fils spirituels : « Vous devez m’obéir au premier mot, car je suis un homme qui ne sait pas insister. Si vous commencez à discuter avec moi, je pourrais céder et cela ne sera pas pour votre bien. » Enfin n’en pouvant plus de son indécision, Grenkov alla demander conseil à un solitaire de sainte vie nommé Hilarion qui habitait dans le voisinage. « Va à Optina », lui dit ce dernier, « et là tu trouveras ce que tu cherches. » Grenkov obéit. En automne 1839, il arriva à Optina où il fut accueilli à bras ouverts par le starets Léon.

Il reçut bientôt la vêture et le nom d’Ambroise en l’honneur du grand évêque de Milan, puis le diaconat et la prêtrise. Lorsque le père Macaire entreprit son œuvre d’édition, le père Ambroise, qui avait terminé les cours du séminaire et connaissait bien les langues anciennes et modernes (il en savait cinq), devint un des collaborateurs les plus intimes du starets dans ses travaux. Cette fréquentation des écrits ascétiques fut pour lui une admirable préparation pour plus tard, lorsqu’il exercerait les fonctions de starets. Tout promettait au jeune moine un grand succès dans cette sphère de travail intellectuel, mais Dieu avait d’autres vues sur lui. Bientôt il tomba malade. Sa maladie fut si longue et si douloureuse qu’Ambroise en resta débile toute sa vie et fut presque toujours cloué sur son lit. À cause de cette faiblesse chronique, il ne put dorénavant ni célébrer la sainte messe, ni participer aux longs offices monastiques.

Cette maladie inopinée fut providentielle dans la vie du père Ambroise. Elle modéra la vivacité de son caractère, le préserva de la présomption, le força à entrer plus profondément en lui-même, à mieux reconnaître, lui et la nature humaine en général. Ce n’est pas sans raison que plus tard il aimait à dire : « Il est bon pour un moine d’avoir passé par la maladie. Et lorsqu’on est malade on ne doit pas se soigner pour guérir complètement mais seulement à moitié. » Jusqu’à la mort du père Macaire, Ambroise resta occupé auprès de lui et conserva le même office après la mort du starets. Sous sa direction furent ainsi édités : « L’Échelle » de saint Jean Climaque, les lettres et la biographie du Père Macaire et d’autres ouvrages. Cependant cette activité ne le contentait pas. Il n’avait pas d’inclination particulière pour les travaux livresques. Son âme cherchait surtout un contact personnel et vivant avec les hommes, dont les âmes lui semblaient plus intéressantes que les livres et les manuscrits ; et bientôt il commença à acquérir la réputation d’un directeur expérimenté, non seulement dans les choses spirituelles, mais aussi dans les questions de la vie pratique. Il possédait une intelligence extraordinairement éveillée, très fine, clarifiée et approfondie par l’exercice de la prière continuelle, par le contrôle de soi et la connaissance des écrits spirituels. Par l’action de la grâce, sa perspicacité naturelle lui permettait de lire dans les âmes d’autrui comme dans la sienne. Il se contentait d’une légère allusion pour indiquer aux hommes leurs faiblesses et les forçait à méditer sérieusement sur eux-mêmes. Ce don « dioratique » étonnait et frappait ceux qui l’approchaient et les disposait d’un coup à s’abandonner totalement à sa direction, dans l’assurance que « le père » saurait mieux qu’eux ce dont ils avaient besoin et ce qui leur était utile. Cette acuité de l’esprit s’unissait chez Ambroise à une tendresse extraordinaire et vraiment maternelle qui lui permettait de soulager le chagrin le plus cuisant et de consoler l’âme la plus éprouvée. Son aspect extérieur lui-même éveillait la sympathie. Son visage était celui d’un paysan grand-russien avec les pommettes saillantes, la barbe blanche et les yeux pleins d’intelligence et de malice. Malgré ses maladies et sa faiblesse continuelle, le starets était rempli de bonne humeur et savait revêtir ses enseignements d’une forme si simple, si claire et en même temps si joviale, qu’ils se greffaient à jamais dans la mémoire de ses auditeurs. Riches et pauvres, gens instruits et ignorants, hommes du peuple et aristocrates, qu’ils fussent en bonne santé ou malades, tous venaient à lui, cherchant à le voir, à recevoir de lui un conseil, une exhortation, un soulagement dans leurs peines, une simple bénédiction. Rien ne serait cependant plus faux que de s’imaginer la spiritualité du père Ambroise comme une spiritualité doucereuse semblable à celle du Père Zosima de Dostoïevski. Quand cela était nécessaire, il savait être très exigeant, autoritaire et sévère, jusqu’à « instruire » ses pénitents à coups de baguette ou de discipline. Le starets ne faisait pas acception de personne. Tous avaient le même droit de l’approcher et de lui parler : le sénateur de Pétersbourg et la vieille paysanne, le professeur d’université et l’élégante Parisienne, Soloviev et Dostoïevski, Leontiev et Tolstoï, tous étaient égaux à ses yeux ; tous n’étaient que des hommes cherchant la consolation spirituelle, de pauvres patients qui demandaient et attendaient de lui son attention, son amour et son soutien. Et pour chacun il trouvait le mot qui portait, le moyen adapté pour le faire sortir de la détresse. Les paroles du starets n’étaient jamais des formules de morale générale mais toujours des mots adaptés à un cas individuel, à une situation précise. Et que ne portait-on pas à ses pieds ! De quelles demandes, de quelles misères, de quelles situations d’âmes n’était-il pas le confident ! Voici un jeune prêtre nommé il y a un an à peine, selon son propre désir, curé de la paroisse la plus pauvre du diocèse. Ne pouvant supporter la misère matérielle de sa vie, il résolut d’aller chez le starets demander sa bénédiction pour un changement de paroisse. Dès que le père Ambroise le vit entrer il s’écria : « Père, retourne de suite ! Lui est seul et vous êtes deux ! » Ne comprenant rien à ces paroles, le prêtre pria le starets de lui dire ce qu’il entendait par là. « Tu ne saisis donc pas », lui répondit ce dernier, « que le diable qui te tente est seul, tandis que toi tu as un soutien : Dieu ! Retourne et ne crains rien, c’est un péché d’abandonner sa paroisse. Célèbre tous les jours la sainte messe et tout ira bien !... » Ces paroles réconfortèrent le prêtre, et revenu dans sa paroisse, il se remit patiemment au travail. Voici une paysanne qui, les larmes aux yeux, supplie le starets de lui apprendre avec quoi elle doit nourrir les dindons de ses maîtres afin qu’ils ne crèvent plus. Et Ambroise, après l’avoir questionnée sur le genre de nourriture qu’elle donnait à ses volatiles, lui conseille de procéder de telle et telle manière. Et lorsqu’on faisait remarquer au starets qu’il perdait ainsi son temps, il répondait : « Mais ne comprenez-vous donc pas que, pour elle, toute sa vie est liée à ces dindons et que la paix de son âme a le même prix que celle de ceux qui ont des exigences plus hautes ? » Voici encore cette mère qui avait un fils employé au télégraphe. Lui et sa mère étaient connus du starets, car le jeune homme lui apportait toujours les télégrammes. Un jour le garçon tomba malade et mourut. La mère accablée de chagrin vint trouver le starets et pleurer sa peine devant lui. Pour toute consolation ce dernier lui caressa la tête et lui dit : « Ton fil télégraphique s’est rompu ? » – « Oui, père, il s’est rompu », répondit la vieille en fondant en sanglots. « Au moment où il me caressa j’ai senti comme un poids tomber de mon cœur... », racontait-elle ensuite au père Serge Tchetverikov qui nous a consigné cet épisode.

Cette merveilleuse tendresse, ce cœur ouvert à toutes les misères humaines, la volonté sincère de prodiguer secours et réconfort ont consacré le Père Ambroise comme starets et l’ont constitué directeur spirituel aux yeux de tous. Ce qui frappait surtout en lui, c’était cette faculté extraordinaire de comprendre d’un seul coup l’état d’âme de son interlocuteur et de trouver le moyen précis de lui porter le secours nécessaire. C’est par là qu’il impressionna si prodigieusement Dostoïevski. « À force d’entendre des confessions il avait acquis une telle lucidité, une telle pénétration que, d’un regard, il devinait ce que venait lui demander le premier venu qui s’adressait à lui. On en était d’abord effrayé, mais personne ne le quittait sans être consolé » (« Les frères Karamazov »).

Tolstoï, après un entretien avec le Père Ambroise, s’écriait plein de joie : « Ce père Ambroise est un vrai saint. Je n’ai fait que causer avec lui et voilà que mon âme se sent tout allégée. C’est quand on parle avec des hommes comme lui qu’on sent la proximité de Dieu... »

Un autre écrivain, Eugène Pogojev (Posselianine), disait encore : « J’ai été frappé par sa sainteté, que je sentais sans analyser en quoi elle consistait, et par cet abîme insondable de charité qui vivait en lui. Et en le regardant je compris que le « munus » des startsi consistait à bénir et à accepter la vie et les joies envoyées par Dieu, à apprendre aux hommes à vivre heureux et à les aider à porter les épreuves qui leur sont dévolues. »

Tout cela est très caractéristique. Nul doute que le père Ambroise, ait été une de ces natures d’élite, illuminées par la grâce qui, semblables à des cimes ensoleillées émergeant des plaines encore embrumées, s’élèvent au-dessus du niveau ordinaire de l’humanité dont ils sont les vrais bienfaiteurs. Vassili Rozanov, en son langage imagé, les appelle « l’eau de Lourdes répandue sur la terre d’où découle la santé, la joie et le soulagement des peines de la vie ». Ils sont la source de bienfaits spirituels et matériels. À leur contact, un seul regard suffit pour que tous se sentent élevés. Aucun des grands génies de la pensée russe qui ont fréquenté le père Ambroise, n’a jamais pu, avec toute sa pénétration, trouver quelque chose de négatif en sa personne. « L’or a passé par le feu du scepticisme sans rien perdre de son éclat [136]. »

Le starets avait en lui un trait éminemment russe. Il aimait à organiser, à créer quelque chose. L’activité créatrice était dans son sang. Souvent il exhortait les autres à entreprendre une affaire et, quand des hommes honnêtes et droits venaient lui demander sa bénédiction pour telle ou telle entreprise, il discutait ardemment la chose avec eux et donnait bénédiction et bon conseil. Quand on venait à lui en se tordant les mains de désespoir et en le suppliant d’indiquer une issue, il ne disait jamais : « Je ne sais que vous dire ou entreprendre », mais montrait ce qu’on devait faire et en indiquait les moyens. Il est absolument impossible de soupçonner ce qui permettait au père Ambroise de faire état de cette sagesse universelle dans les différentes branches où se déploie l’activité humaine. Toujours il avait à dire quelque chose sur tout.

La vie extérieure du starets et le « skit » d’Optina sont assez exactement décrits par Dostoïevski dans ses « Frères Karamazov », encore que le portrait du starets Zosima ne soit nullement celui du père Ambroise et ne devait jamais l’être dans l’esprit de l’auteur. Sa journée commençait à quatre ou cinq heures du matin. À ce moment, il récitait avec ses serviteurs de cellule l’office du matin. Cela durait deux heures, après quoi, resté seul, il s’adonnait à la prière et se préparait par là à son travail de la journée. À partir de neuf heures commençaient les visites, d’abord les moines, puis les séculiers. Cela durait jusqu’au dîner. Vers deux heures on apportait au père son très frugal repas, après quoi il restait seul une bonne heure. Puis suivaient la récitation des vêpres et de nouveau les visites jusqu’à la nuit. Vers onze heures du soir il commençait la récitation du Grand Office de règle et ce n’est qu’à minuit que le Starets restait enfin seul. Le père Ambroise n’aimait pas à prier devant les autres. Son familier, en récitant l’office, devait rester dans la chambre voisine. Un jour qu’un moine, ayant enfreint la consigne, était entré dans la cellule du starets, il le vit assis sur son lit, les yeux levés vers le ciel, le visage tout illuminé de joie...

Entre les heures accordées aux visiteurs il fallait trouver le temps pour la correspondance. Elle était considérable. De tous les confins de la Russie arrivaient des lettres qu’il fallait lire et auxquelles il fallait répondre. Journellement il y en avait de trente à quarante. Une partie de cette correspondance a été conservée et éditée dans la revue « Duchepoleznoje Tchtenie » de 1891 à 1897. La plus grande partie, restée encore inédite, doit être maintenant perdue.

Ainsi le starets Ambroise accomplit son « podvig » de jour en jour pendant presque plus de trente ans. Les dix dernières années de sa vie, il assuma encore un souci de plus : la fondation et l’organisation d’un couvent de femmes à Chamordino, à 12 kilomètres d’Optina où, en plus de mille moniales, il y avait encore un asile et une école pour les enfants, un hospice pour les femmes âgées et un hôpital. Cette nouvelle charge fut pour le père non seulement un surplus de soucis matériels, mais une croix qui, dans l’ordre de la Providence, devait achever sa sanctification. Les besoins du couvent de Chamordino nécessitaient de fréquentes visites du starets et, partant, des absences prolongées d’Optina. La communauté en fut froissée et murmurait de ne pouvoir disposer à son gré de son directeur pour les affaires de conscience. Ces absences ne plaisaient pas non plus aux autorités diocésaines qui jugeaient qu’il ne convenait pas à un moine de quitter son « skit » pour s’occuper des affaires d’un couvent de femmes. Bref, avec le père Ambroise se répétait la même difficulté qu’avec les pères Léon et Macaire. Ambroise accepta la croix avec résignation. Il disait : « J’ai eu trop de gloire imméritée durant ma vie, et quiconque a joui de la gloire ici-bas doit en souffrir sur terre ou après la mort. Il vaut mieux souffrir en cette vie que dans l’autre. »

L’année 1891 fut la dernière de la vie terrestre du starets. Il passa presque tout l’été au couvent de Charmodino comme s’il voulait régler et organiser tout ce qui restait à y faire. Dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions, on voit qu’il sentait clairement l’approche de sa mort. Arrivé à Chamordino au début de l’été, il s’y attarda pour des raisons majeures. Des travaux urgents étaient en cours, qu’on devait terminer au plus vite ; la nouvelle supérieure avait besoin de direction et d’initiation. Pour obéir aux exigences du consistoire diocésain le starets décida de partir à plusieurs reprises, mais une recrudescence de faiblesse provoquée par sa maladie chronique le forçait à remettre. Ainsi on était arrivé à l’automne. Tout à coup arriva la nouvelle que l’évêque en personne, mécontent du retard du starets, avait décidé de venir lui-même à Chamordino pour le chercher. Inutile de dire combien cette nouvelle offensa les religieuses. Le père Ambroise au contraire la reçut avec grand calme. L’automne avec ses pluies et son humidité n’était guère favorable à l’état physique du vieillard. Il dut s’aliter. Ce fut sa dernière maladie. Enfin la nouvelle parvint à Chamordino que l’évêque avait quitté Kalouga. Pendant ce temps le père Ambroise faiblissait de jour en jour. Un soir que l’évêque s’étant arrêté pour passer la nuit dans un couvent voisin prenait le thé avec le supérieur, on lui apporta un télégramme. Il annonçait la mort du starets Ambroise. On était au 22 octobre. L’évêque ayant lu la dépêche eut un sursaut et prononça d’une voix troublée : « Que signifie cela ? » On lui conseilla de rentrer à Kalouga dès le lendemain. Il refusa net. « Non », dit-il, « il semble que la volonté de Dieu exige autre chose. Bien qu’un évêque ne fasse pas les obsèques d’un hiéromoine, ce hiéromoine-là est un hiéromoine à part. Je veux moi-même faire les obsèques du starets. »

Les moniales de Chamordino désiraient beaucoup garder le corps du père Ambroise dans leur couvent, cela leur fut refusé. Il fut décidé de le transporter au couvent d’Optina, où il avait passé toute sa vie et où reposaient déjà ses maîtres de vie spirituelle : Léon et Macaire. C’est là qu’il repose. Sur sa pierre tombale se trouvent gravées ces paroles de saint Paul : « Je me suis fait faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous afin de les sauver tous » (I Cor. IX, 22). Elles résument parfaitement sa vie.

 

 

 

Le saint Starets Séraphin de Sarov (1759-1833) [137]

 

 

Saint Séraphin est, à côté de saint Théodose de Petchersk, de saint Serge de Radonège et de saint Tikhon de Zadonsk, une des grandes figures qui dominent l’histoire de la spiritualité russe. À l’aurore de la conversion de la Russie au Christianisme et de la vie monastique, saint Théodose nous a présenté l’idéal du moine selon la conception de la piété russe. Saint Serge apparaît comme le type achevé de la bonté et, partant, comme l’idéal de la vie publique et nationale russe, saint Tikhon comme le Pasteur et le vrai sviatitelj. Saint Séraphin, lui, se présente comme une source de bienveillance intime, inépuisable dans les relations individuelles avec les hommes. Comme dans un centre lumineux il condense la conception caractéristique de la spiritualité russe : la transfiguration de toute la créature par la vertu du sacrifice volontaire de l’amour et de la compassion. Il est comme une image vivante de cette restauration future de toute la créature, dont le moment nous reste caché mais dont nous tenons les arrhes par et dans la résurrection de Jésus-Christ. Dès ici-bas il nous est donné de goûter « la résurrection des morts » et « la vie du siècle à venir ». Et comme la « résurrection des morts », selon la belle parole de Siméon le Nouveau Théologien, est « le Saint-Esprit », nous pouvons dire que saint Séraphin se présente à nous comme une révélation vivante de la vie du Saint-Esprit.

Malgré la popularité considérable dont jouissait et jouit encore saint Séraphin, nous ne possédons pas d’histoire complète et vraiment critique de sa vie. La raison en est que les matériaux qui se trouvent dans différentes archives n’ont pas encore été publiés. Les sources principales dont nous disposons dépendent de deux dépôts d’archives différents. D’une part les archives du monastère de Sarov et la tradition orale de ce couvent constituent la source du récit du hiéromoine Serge, publié en 1839, peu après la mort du saint. D’autre part ce sont les archives ou annales du monastère de Divéevo publiées en 1903 par l’archimandrite, plus tard métropolite Séraphin. Les sources de Sarov sont plus sobres, celles de Divéevo ont parfois un parfum de pieux romantisme.

Séraphin est né le 19 juillet 1759 à Koursk, au centre de la Russie, dans une famille de négociants du nom de Mochnine, et fut nommé Prokhore en l’honneur d’un des sept diacres. Son père Isidore Mochnine était entrepreneur en bâtiments et avait commencé la construction de la cathédrale de Koursk. Il mourut lorsque Prokhore, qui était son second fils, était encore tout petit, et ce fut sa femme qui pendant douze ans continua à diriger les travaux de construction commencés. Un jour qu’elle visitait les travaux ayant avec elle le petit Prokhore, celui-ci tomba du haut d’une corniche sans se faire de mal. Lorsque le garçon eut dix ans, on lui donna les premières leçons élémentaires. Prokhore était doué et apprenait sans difficulté. Bientôt il put lire et écrire couramment et s’adonner à la lecture de la Bible, des Psaumes et d’autres livres de spiritualité pour lesquels il manifesta dès son enfance un attrait particulier.

Sa vocation religieuse fut très précoce et, demeurant dans le monde, il ne fut jamais « du monde ». Le commerce auquel était occupé son frère aîné n’avait aucun intérêt pour lui et, si on le voyait parfois dans la boutique, ce n’était que pour obéir à sa mère. Tout son être, dès ses années d’adolescence, était rempli du désir de lire les livres saints et de passer son temps à l’église. Déjà il aimait la solitude et méditait les moyens d’acquérir le trésor spirituel et éternel. Quand il eut dix-huit ans, il déclara à sa mère sa ferme résolution de devenir religieux. Sa mère, femme intelligente et très pieuse, n’avait rien contre cette décision. À l’encontre de la mère de saint Théodose qui, dans ce même Koursk, faisait tout son possible pour retenir son fils auprès d’elle, la mère de Prokhore le bénit et lui donna un crucifix en cuivre que depuis lors il porta toujours sur sa poitrine. Pour commencer, le jeune homme, en compagnie de cinq camarades, dont quatre à son exemple quittèrent le monde, se rendit à Kiev pour implorer l’aide et la protection du grand saint Théodose. Arrivé à Kiev, Prokhore alla voir un starets de grand renom, Dosithée, qui lui conseilla d’aller se faire moine dans le couvent de Sarov. Celui-ci était établi en un lieu marqué par les ruines d’une ancienne ville tatare au bord de la rivière Sarov, affluent de l’Oka dans le gouvernement de Tambov. Uniquement cénobitique lors de sa fondation au XVIIe siècle, ce monastère était devenu « Poustynj » depuis 1764, c’est-à-dire qu’à côté de la vie cénobitique, la vie érémitique y était autorisée dans la profonde forêt qui entourait le couvent.

Le 20 novembre 1779, la veille de la Présentation au Temple de la Sainte Vierge, Prokhore se présenta pour être reçu à Sarov. Il avait dix-neuf ans. Comme novice il passa par toutes les épreuves prescrites par la vie monastique orientale, travaillant par obéissance à la boulangerie, puis à la menuiserie. Ses capacités innées ne l’abandonnèrent pas non plus dans le travail manuel et il reçut bientôt le surnom de « Prokhore le menuisier ». Très consciencieux dans l’exercice de tous ces emplois, il se distinguait particulièrement par son recueillement et son zèle pour la prière en commun et dans sa cellule. Tout le temps libre qui lui restait était consacré à l’étude de la Bible et des écrits patristiques et ascétiques.

Prokhore ne se contentait pas simplement de les lire. Il tâchait de les comprendre et de se les approprier. Une extraordinaire sobriété dans la nourriture et dans le sommeil constituent dès cette époque un trait caractéristique de sa vie. Il mangeait très peu, une fois par jour, et jeûnait complètement les vendredis et les mercredis. Parfois, après en avoir demandé la permission, il s’en allait dans la forêt pour y méditer ou réciter la règle de prière de saint Pakhôme. C’est alors que Dieu lui envoya une épreuve qui lui permit de manifester toute la beauté et la maturité de son esprit. En 1780, il tomba gravement malade et le resta pendant trois longues années. La plupart du temps il dut rester couché. Ayant décliné l’offre de faire venir un médecin, Prokhore se contenta de demander qu’on voulût bien prier pour lui. Après qu’on eut célébré la messe pour sa guérison, il fut subitement guéri. Bien des années plus tard, peu avant sa mort, il révéla le secret de sa guérison. C’était l’œuvre de la Sainte Vierge. Elle lui était apparue suivie des apôtres saint Pierre et saint Jean et s’était adressée à ce dernier avec ces paroles : « Celui-ci est de notre race. » Alors elle avait touché d’une main la tête, et d’un sceptre qu’elle tenait dans l’autre, le côté malade du jeune moine. Il en fut guéri.

Prokhore se mit alors à récolter des aumônes pour la construction d’une église à l’infirmerie du couvent. À cet effet il alla quêter à pied dans les villes et les monastères avoisinants et confectionna de ses propres mains un autel en bois de cyprès destiné à cette église. Le 13 août 1786, âgé de vingt-sept ans, il fit profession et reçut le nom de Séraphin. Au témoignage de tous, il était alors, malgré ses austérités et la maladie qu’il avait supportée, d’une constitution robuste et virile. Les traits de son visage se distinguaient par leur régularité et leur beauté. En automne de la même année, il fut ordonné diacre.

Le jeune diacre justifia pleinement son nom de « Séraphin ». Les années qui suivirent furent des années remplies de zèle ardent et d’une assiduité parfaite dans le service du sanctuaire qu’il ne quittait que pour prendre un peu de repos pendant la nuit. Pendant ces années il fut gratifié de visions nouvelles. Il voyait les anges prendre part au service liturgique et, un jour de Jeudi Saint, lorsqu’il faisait office de diacre, il vit, après « la petite entrée », le Seigneur lui-même tout resplendissant de gloire entouré des forces célestes. Le Seigneur semblait marcher dans l’air, venant des portes occidentales, et s’arrêtant en face de l’ambon où se tenait Séraphin, il bénit les fidèles et les célébrants. Frappé par l’éclat de cette vision admirable, Séraphin fut cloué sur place. On dut le prendre sous les bras et le reconduire derrière l’iconostase où il resta muet pendant deux heures. Quand il revint de son extase, il raconta à ses supérieurs ce qui venait de lui arriver. Ces derniers lui conseillèrent de n’en parler à personne pour éviter la vaine gloire. Quant à Séraphin, il redoubla plus encore de ferveur et de zèle au service de Dieu, comprenant que ces grâces insignes n’étaient pas données pour couronner ses efforts mais pour le stimuler à de nouveaux exploits.

Le 2 septembre 1793, il fut ordonné prêtre par l’évêque de Tambov. Pendant les quelques mois qu’il devait encore passer au couvent, il célébra chaque jour la sainte messe (chose rare en Russie surtout au XVIIIe siècle) et montra une ferveur et un zèle qui faisaient l’admiration de tout le monastère. Un an après son ordination sacerdotale, en 1794, il obtint de son supérieur l’obédience de quitter la vie commune du couvent pour entreprendre le « podvig » de la vie solitaire, qu’il devait poursuivre jusqu’en 1825.

S’étant muni des livres de l’Écriture et de la Règle de saint Pakhôme qu’il avait l’habitude de lire journellement, Séraphin se retira dans une petite cabane sans fenêtre, dans la forêt, à cinq kilomètres du couvent. Sa nourriture se composait du pain rassis qu’on lui portait à intervalles réguliers et de légumes qu’il cultivait et préparait lui-même. Plus tard il cessa de manger les légumes et se nourrit uniquement d’herbes amères « aégopodion ». Plusieurs jours par semaine, corn-me le mercredi et le vendredi, il ne prenait aucune nourriture. Malgré cette maigre pitance, il s’astreignait le jour au dur labeur de bûcheron ou à la lecture ; les nuits, sans lumière et sans feu, même par les hivers les plus rigoureux, étaient passées dans la prière ou la méditation, et Séraphin ne s’accordait qu’un très court sommeil sur la dure. Malgré cela « son visage était radieux comme celui d’un ange », affirment les chroniques, et, comme au paradis terrestre, l’éclat de sa joie intérieure subjuguait les bêtes sauvages de la forêt, les renards, les loups et jusqu’aux ours qui venaient vers sa cellule et l’entouraient, attendant de recevoir de ses mains leur nourriture. Les vêtements de Séraphin étaient des plus simples : un bonnet de laine sur la tête, un sarreau de toile blanche hiver comme été pour couvrir le corps, et dessus brillait la croix de cuivre, bénédiction de sa mère. Sur les épaules, dans une besace, Séraphin portait l’Évangile dont il ne se séparait jamais afin de pouvoir le lire à chaque moment et se souvenir du joug porté par le Christ. En été, pendant les fortes chaleurs, il allait chercher dans les marécages voisins de la mousse qu’il employait comme engrais pour son potager. Des moustiques de toutes sortes s’acharnaient alors sur lui et le piquaient sans merci, à sa grande joie, car il disait : « Les passions se détruisent par la souffrance et les afflictions, qu’elles soient volontaires ou envoyées par la Providence. »

Une des pratiques de la dévotion de Séraphin était de donner les noms empruntés à l’histoire sainte aux différents endroits de la forêt. Ainsi avait-il un endroit qu’il nommait « Jérusalem » ; un autre « Nazareth », un autre encore « le Thabor », etc. Priant en ces différents lieux, il aimait à se rappeler les évènements correspondants de l’histoire de notre salut. Et la Terre sainte, éloignée à des milliers de kilomètres, lui devenait proche en esprit et sanctifiait par sa présence supra-spatiale, pourrait-on dire, les fourrés de la forêt nordique.

Conformément à la règle de saint Pakhôme, Séraphin s’astreignait à réciter un psaume et une oraison à chaque heure du jour et de la nuit, plus six psaumes et six oraisons avant l’unique repas qu’il prenait vers le soir, sans compter les milliers d’oraisons jaculatoires et les centaines de prostrations qu’il faisait pour entretenir la prière continuelle en son cœur. Chaque samedi et la veille des jours de fête, il était fidèle à venir célébrer les vêpres et les offices nocturnes avec ses frères, s’abstenant toutefois de célébrer lui-même la sainte messe par respect pour les saints mystères et par humilité. Revêtu de l’étole, il se contentait de communier de grand matin, après quoi il regagnait en hâte sa cabane. Aux haires et aux cilices il préférait souffrir les injures et le mépris. Des tentations qui l’assaillirent dans cet isolement nous ne savons rien. Dut-il, comme saint Antoine, subir l’assaut des démons ? Nous ne le savons pas non plus ; mais questionné plus tard sur les démons, il laissa échapper cette réponse : « Ils sont horribles ! » Les grandes tentations de la solitude, le sentiment d’abandon, l’épouvante, le découragement et autres peines morales né lui furent certainement pas épargnées. Il dut lutter et lutta particulièrement contre les pensées blasphématoires qui un moment l’assaillirent terriblement. Jour et nuit il invoquait le Seigneur et la Sainte Vierge, les suppliant de lui venir en aide. Doué d’une constitution robuste, Séraphin ne ménageait pas ses forces. Outre la prière il redoublait d’efforts dans son travail incessant et très dur : par exemple, il coupait du bois de chauffage et construisait dans des terrains détrempés, par toutes saisons et par toutes intempéries. Un jour, c’était le 12 septembre 1804, où il était ainsi occupé à travailler dans le bois, il fut attaqué par deux malandrins qui voulaient lui soustraire de l’argent. Il lui eût été facile de se défendre avec la hache qu’il avait en mains, mais il préféra se laisser faire et reçut des coups si violents du revers de cette même hache qu’il s’était laissé enlever, qu’il resta comme mort et ne parvint à se traîner au couvent pour se faire soigner que quelques jours plus tard. Après une semaine de souffrances atroces occasionnées par ses blessures que les médecins jugeaient mortelles, Séraphin fut encore une fois, comme lorsqu’il était novice, l’objet de la sollicitude personnelle de la Mère de Dieu. Elle lui apparut à nouveau comme jadis, accompagnée de saint Pierre, et de saint Jean, et elle l’aborda avec les mêmes paroles : « Celui-ci est de notre race. » Comme témoignage palpable de la réalité de cette vision, le malade fut guéri sans aucune aide médicale et dans un très bref délai.

Ce n’est cependant que cinq mois plus tard qu’il put reprendre sa vie coutumière et rentrer dans sa solitude. De sa lutte contre le mal, dont il sortit vainqueur, il gardera les traces pour le reste de sa vie. Il sera courbé et ne pourra plus marcher qu’en s’appuyant sur un bâton ou sur une pioche. Cette difformité sera comme un symbole vivant de son humilité. Non seulement il avait supporté avec force et avec douceur les coups de ses agresseurs, mais il prit chaleureusement leur défense quand ils eurent été inopinément découverts. Séraphin alla même jusqu’à menacer de quitter le couvent et le pays au cas où les malandrins ne seraient pas remis en liberté.

On aurait pu croire que Séraphin, par ce « revêtement » du Christ, par cette vie « dans le Christ », avait atteint le plus haut degré de la perfection possible à un homme ici-bas : pureté, sentiment perpétuel de la présence de Dieu, jeûne, prière incessante, douceur, humilité, obéissance, bénignité absolue, enfin, à l’extérieur, sur le corps, imposition des « stigmates du Seigneur Jésus », selon la parole de l’Apôtre. Mais la perfection ne connaît pas de limites et le regard du saint « podvijnik », éclairé par la grâce, discernait déjà les nouveaux degrés sur lesquels il était destiné à monter.

De 1804 à 1807, Séraphin interrompit son labeur et s’étant trouvé dans la forêt une grande pierre, il inaugura une nouvelle étape de sa vie spirituelle. Il se fit stylite. Les trois ans (mille nuits, dit la tradition) pendant lesquels le monde fut secoué par les guerres et les triomphes de Napoléon et d’Alexandre, Séraphin les passa à genoux sur la pierre, les bras levés au ciel, répétant sans cesse la prière du publicain : « Mon Dieu, ayez pitié de moi pécheur ! » Le jour, il priait sur une autre pierre située plus près de sa cabane, et prenait un peu de repos. Cette vie de stylite en plein XIXe siècle est unique. C’était la réparation mondiale, offerte en ces années dans cette forêt, par le saint moine de Russie. C’était la terre entière qui s’offrait par son offrande et qui priait par ses lèvres.

En 1807, Séraphin termina son « podvig » de stylite pour s’imposer celui du silence absolu (moltchalnik), n’échangeant plus une parole avec ceux qu’il rencontrait et se jetant devant eux la face contre terre pour témoigner sa détermination de ne point entamer de conversation. Entre temps mourut l’abbé de Sarov, et son successeur, dès son entrée en charge, manifesta une animosité marquée contre le saint ermite. Il enviait ses vertus et, plus tard, sa popularité. Ce qui est encore plus triste, c’est que bon nombre des membres de la communauté, encouragés par le supérieur, entreprirent une persécution en règle contre Séraphin. Les moines cherchaient de toute manière à lui être désagréables et à lui nuire, allant même jusqu’à démolir le petit poêle de sa cabane. Bref, nous voyons se répéter à Sarov l’histoire de saint Tikhon à Zadonsk. En vérité, comme dit saint Paul, quoi de pire que « les périls de la part des faux frères » ? (2 Cor. 11, 26). En 1810, le supérieur exigea que Séraphin revienne au couvent. Le saint s’y soumit sans mot dire. Le 8 mai, il rentra au monastère, s’y choisit une petite cellule de trois mètres carrés où il s’enferma et ne vit personne sinon l’infirmier et, le prêtre qui lui portait la communion. Le règlement qu’il s’imposa n’était pas moins austère. Il n’avait de lumière que la veilleuse devant l’icone de « Notre-Dame des Tendresses » (Oumilenie), qu’il avait coutume d’appeler « la Joie de notre joie ». Sa cellule n’était jamais chauffée et, comme lit, il avait un sac rempli de pierres. Vers la fin de sa vie, il prit l’habitude de dormir à genoux, la tête entre les mains. Sa prière quotidienne de règle consistait à cette époque dans la récitation de l’office en entier selon la règle de saint Pakhôme. Il y ajoutait, le lundi, la lecture de tout l’Évangile de saint Matthieu, le mardi de celui de saint Marc, le mercredi celui de saint Luc et le jeudi celui de saint Jean. Le vendredi, il récitait l’office de la Sainte-Croix, et le samedi celui de tous les Saints. Mille prostrations couronnaient « l’opus Dei » de chaque jour. Pendant les dix années que dura sa réclusion, il portait en guise de pénitence une lourde croix en fer sur ses épaules. En septembre 1815, son degré de transformation en Dieu était déjà tel que la continuation de la vie de réclusion, comme aussi de la vie érémitique, ne lui était plus utile. Alors il commença à relâcher partiellement la sévérité de sa réclusion. Ainsi il donna sa bénédiction à plusieurs personnes et ouvrit la porte de sa cellule. Dorénavant tous ceux qui le désiraient pouvaient le voir. Néanmoins il continuait à garder encore le silence. Puis il commença à donner des avis spirituels et à exhorter les membres de la communauté qui s’adressaient à lui. Le nombre de ceux qui désiraient avoir sa bénédiction ou recevoir de lui un conseil croissait de jour en jour. Sa sainteté brillait d’un tel éclat qu’elle ne pouvait plus se cacher, même aux yeux des pécheurs et des non-initiés. Enfin, le 25 novembre 1825, sur un ordre exprès de la Sainte Vierge qui, dans une apparition, lui enjoignit de sortir de sa retraite pour consoler et aider ses frères les hommes, Séraphin décida de cesser complètement sa réclusion qui avait duré vingt-cinq ans, et d’ouvrir largement sa porte en acceptant la croix d’être le confesseur et le directeur de milliers et de milliers d’affligés.

Ainsi inaugura-t-il la dernière et quatrième étape de sa vie, celle du service actif pour le bien spirituel de ses semblables, et il devint starets – « Starets Seraphim. » « Aucun saint de Russie », dit Vassili Rozanov, « n’a reproduit avant lui d’une semblable manière, sans préméditation ni dessein préconçu, les grandes figures sur lesquelles repose le Christianisme comme un pont sur ses pilotis [138]. » En effet, nous connaissons des saints stylites, des reclus, des confesseurs, des saints qui se sont adonnés au silence complet, des startsi. Séraphin a été tout cela. Il synthétise toutes les voies par lesquelles l’âme s’élève à Dieu. Cet exemple est peut-être unique dans l’hagiographie chrétienne.

 Devenu tout à tous, saint Séraphin ne renonça pas complètement à sa chère solitude ; il aimait à se retirer dans un nouvel ermitage, plus près du monastère que l’ancien, bâti à côté d’une source dont l’eau, à sa prière, opérait des guérisons merveilleuses. Sa renommée se répandit rapidement par toute la Russie. Pendant des journées entières, il était occupé à consoler et à soulager les malheureux, à instruire la foule de ceux qui venaient lui demander conseil, à écouter sans se lasser les doléances de tous. À toutes les demandes, quelque saugrenues qu’elles fussent, il répondait avec la même simplicité, la même bonhomie souriante, le même enjouement. Au lieu de paraître obsédé après une longue journée de visites (on en comptait parfois mille le même jour), il accueillait les derniers venus comme les premiers, avec la même affabilité et le même salut : « Le Christ est ressuscité, ma joie » (Khrisstoss voskress, moja radosjtj), puis montrant l’image de « la Sainte Vierge de la Tendresse » qu’il avait toujours avec lui, il leur disait : « C’est la joie de toutes les joies. » Ayant atteint par sa vie de prière et son ascétisme héroïque une union très intime avec Dieu, Séraphin devint en même temps d’une manière nouvelle très proche des hommes. Avec la puissance sur le monde spirituel, il reçut aussi celle sur le monde matériel. De là quantité de miracles qui vinrent s’ajouter aux consolations qu’il distribuait et aux instructions et conseils qu’il donnait. Le premier guéri fut M. W. Mantourov, deux ans avant la levée complète de la réclusion (1823). Sa maladie était si compliquée et si désespérée que les médecins refusaient de le traiter. Après l’avoir signé avec de l’huile bénite, Séraphin lui dit : « Par la grâce que Dieu m’a accordée, je te guéris le premier. » Guéri sur le champ, Mantourov se jeta aux pieds du saint. Ce dernier le releva et lui dit sévèrement : « Que fais-tu donc ? Est-ce que Séraphin peut vivifier et donner la mort, envoyer en enfer et en libérer ? Le Seigneur seul le peut, lui qui fait la volonté de ceux qui le craignent et qui écoute leur prière. Remercie donc le Seigneur Tout-Puissant et sa Mère Très Pure. »

Tous ceux qui approchaient le père Séraphin trouvaient en lui, non un saint de vitrail parlant en phrases édifiantes selon des formules établies, mais un visage vivant tourné vers eux, comme s’ils étaient seuls à exister dans le monde, prenant à cœur chaque cas particulier. Sa faculté « dioratique », qui lui permettait de lire dans le tréfonds des âmes, était étonnante. Après sa mort on trouva des paquets de lettres non ouvertes adressées à lui et auxquelles il avait en son temps donné des réponses orales.

La faculté « dioratique » des saints constitue en général un problème. Les paroles que nous avons de Séraphin à ce sujet semblent nous mettre sur la voie de sa solution. « Comme le fer est dans la main du forgeron, ainsi je me suis livré moi-même et ma volonté au Seigneur Dieu. Je fais ce qui Lui plaît, je n’ai plus de volonté propre : ce que Dieu désire, je le Lui accorde.... » Et un jour qu’un témoin, frappé de sa science admirable du cœur d’autrui, lui disait : « Votre intelligence est si pure que rien dans le cœur du prochain ne lui reste caché », Séraphin mettant sa main droite sur les lèvres de son interlocuteur répondit : « Ce que tu dis là n’est pas juste, ma Joie. Le cœur de l’homme n’est ouvert qu’à Dieu seul et Lui seul le connaît... Pour moi, je regarde comme une indication venant de Dieu la première pensée qui se forme en moi ; sans connaître ce que mon interlocuteur a dans son âme, je crois seulement que Dieu m’indique de dire telle ou telle chose pour le bien de son âme. Il y a cependant des cas où, après avoir entendu une confidence, je néglige de croire à la volonté de Dieu et je décide selon mon intelligence sans recourir à Dieu. Dans ces cas je me trompe toujours. » En d’autres termes, selon le starets Séraphin, c’est par son abandon total à Dieu, par l’humilité et par « l’anéantissement » selon l’exemple du Christ que l’homme reçoit telle ou telle participation à l’omniscience et à la toute-puissance de Dieu.

Il est un autre cas de guérison sur lequel il importe de s’arrêter, car il s’agit d’une personne qui plus tard servira au père Séraphin de témoin et d’interlocuteur dans l’exposition de sa doctrine sur le sens de la vie et le Saint-Esprit. Voici ce que raconte là-dessus le principal intéressé Nicolas Motovilov. « On était en septembre 1831. Le père Séraphin me guérit de souffrances rhumatismales atroces accompagnées de paralysie des jambes et d’autres douleurs dont j’ai souffert pendant trois ans. Le 5 septembre, j’arrivai au couvent, et le 7 du même mois, je vis pour la première fois le père. Lorsque le 9 septembre, quatre hommes me portèrent près de lui, il était occupé à causer avec la foulé auprès d’un sapin. À ma demande de me guérir, il répondit qu’il n’était pas un médecin et que c’était aux médecins qu’il fallait s’adresser pour obtenir la guérison. Je lui racontai alors mon cas en détail, comment j’avais employé en vain tous les moyens possibles sans résultat et qu’il ne me restait maintenant qu’un espoir, la miséricorde de Dieu, mais qu’étant pécheur et n’osant pas m’adresser moi-même à Lui, je le priais d’intercéder pour moi. Là-dessus le starets me posa la question : “Croyez-vous en Notre Seigneur Jésus-Christ ? qu’il est le Dieu fait Homme ? Et croyez-vous aussi en la très pure Mère de Dieu ? qu’elle est vraiment toujours Vierge (Prisnodeva) ?” Je répondis que oui. – “Et croyez-vous aussi”, continua-t-il, “que le Seigneur, de même que jadis, quand il guérissait subitement d’une seule parole toutes les maladies, peut le faire aussi maintenant, et que l’intercession de Sa Mère pour nous est toute-puissante, et que par cette intercession il peut vous guérir maintenant et subitement d’un seul mot ?” Je répondis encore que je croyais à tout cela et qu’en cas contraire je ne serais pas venu chez lui. “Mais si vous croyez tout cela”, conclut-il, “vous êtes déjà guéri !” – “Comment guéri ? demandai-je, quand mes serviteurs et vous-même vous me tenez dans vos bras.” – “Non”, dit le Starets, “vous êtes absolument guéri de corps.” Sur quoi il ordonna à mes serviteurs de s’éloigner et, me prenant par les épaules, il me souleva de terre et me mit sur mes jambes : “Tenez-vous ferme avec vos jambes sur le sol ; c’est bien ainsi ; ne craignez rien, vous êtes tout à fait guéri.” Puis il ajouta en me regardant joyeusement : “Voyez-vous comme vous vous tenez bien sur vos jambes maintenant ?” – “Rien d’étonnant à cela”, répondis-je, “puisque vous me tenez.” Alors il enleva ses mains en me disant : “Eh ! bien, maintenant, je ne vous tiens plus et vous continuez à vous tenir ferme, marchez sans crainte, mon cher, le Seigneur vous a guéri, allez donc, changez de place...” Ce disant, il me prit par une main et de son autre main commença à me pousser par les épaules et me conduisit ainsi autour du sapin sur le terrain inégal de la prairie, répétant : “Voyez-vous comme vous marchez bien ?” Je répondis encore une fois : “Oui, mais c’est parce que vous me conduisez si bien.” – “Non, non”, dit-il, et enlevant sa main il ajouta : “C’est le Seigneur Lui-même qui vous a complètement guéri et il l’a fait par les prières de Sa Mère. Maintenant vous allez marcher et continuerez à le faire, allez-vous-en donc !” et il commença à me pousser pour que je m’en aille. “Mais je vais tomber et me faire mal”, m’écriai-je. “Non, non”, répétait-il, “vous ne vous ferez aucun mal et vous marcherez fermement.” – Et lorsque sentant en moi-même une force qui semblait m’envahir d’en-haut, je fis quelques pas marchant avec assurance, il me dit : “Cela suffit. Êtes-vous convaincu maintenant que Dieu vous a guéri, qu’il vous a enlevé vos prévarications et pardonné vos péchés ?... Croyez toujours en Lui, notre Sauveur et Christ, et ayez une ferme confiance en son amour pour vous,... et remerciez la Sainte Vierge pour ses grâces envers vous. Mais comme la longue souffrance vous a affaibli, ne marchez pas trop, mais réhabituez-vous peu à peu et gardez votre santé comme un don précieux de Dieu.” Puis, après avoir conversé un moment avec moi, il me renvoya. Sans aucune aide je regagnai l’hôtel complètement guéri... »

« La joie n’est pas un péché », disait-il à une religieuse, « elle chasse la lassitude qui engendre la tristesse morbide (ounynie), la pire des choses, car elle amène tout avec elle. Quand j’étais encore novice et chantais au chœur, j’étais toujours joyeux. Et chaque fois que j’arrivais et voyais combien mes confrères étaient las et tristes... je commençais à les égayer. Alors ils ne sentaient plus leur lassitude. Dire et faire quelque chose qui n’est pas bien est mal, et cela ne doit pas se faire, surtout dans la maison de Dieu, mais dire une parole affable, bonne, portant à la joie, afin que tous aient toujours devant la face du Seigneur un esprit joyeux et non pas triste, cela n’est nullement un péché... » « Nous n’avons pas de raison d’être tristes », disait-il encore, « car le Christ a emporté la victoire sur tout : il a ressuscité Adam, libéré Ève et tué la mort... »

La joie de saint Séraphin est donc, comme celle de saint Tikhon, une joie « pascale », résultant du Calvaire, c’est-à-dire du triomphe remporté par la Croix. Qu’on n’oublie pas donc en parlant de la joie du starets Séraphin les mille nuits de prière solitaire sur la pierre dans la forêt, ni les quinze années de réclusion et de silence, tout ce « penthos » qui la précède et dont elle n’est que la suite.

Quant à l’esprit de paix, nous avons de lui cette parole qui mérite vraiment d’être immortalisée : « Oh ! ma joie ! Acquiers-toi l’esprit de paix, alors des milliers de personnes se sauveront autour de toi ! »

Cela ne veut pas cependant dire que le père Séraphin ne pouvait exiger et obtenir des sacrifices. Il était doué à un degré très élevé du don du discernement des esprits et savait parfaitement avec qui et jusqu’à quel point il pouvait exiger. Et parfois ces exigences étaient terribles. Ainsi Manturov, ce riche propriétaire terrien guéri par lui et qui lui demandait comment il pouvait remercier Dieu pour sa guérison : Séraphin exigea de lui l’acceptation de la pauvreté volontaire. Manturov s’exécuta sans mot dire, après avoir demandé la bénédiction du starets. Une autre fois, Séraphin appela la sœur de ce même Manturov, Hélène, et lui révéla que son frère était malade et devait mourir. Mais comme il n’avait pas encore achevé la tâche qui lui était imposée d’accomplir sur terre, c’est elle qui « par obéissance » devait mourir à sa place. La jeune fille reçut la bénédiction du Père Séraphin pour accomplir ce sacrifice et mourut quelques jours après d’une mort sainte.

La prière est le grand moyen de s’unir à Dieu, – plus grand que le jeûne et que toutes les autres pratiques d’ascétisme. Le Père Séraphin la mettait au-dessus de tout. Il élabora une règle de prière pour les laïcs. Mystique lui-même, c’est-à-dire gratifié du don de la prière infuse à un très haut degré, il assurait que tous ont la possibilité de recevoir par la prière le don du Saint-Esprit, car « la puissance de la prière est prodigieuse, elle est plus forte que tout ce qui existe, c’est elle qui fait descendre l’Esprit Saint ». « La prière est la voie qui mène au Seigneur. Si nous avons sur les lèvres le nom de Dieu, nous serons sauvés... La prière est une victoire invincible. »

Il fut donné à un ami et disciple de Séraphin, Jean Tikhonov, d’assister à l’une des transfigurations du saint par la prière. « Voici ce que je te dirai au sujet du pauvre Séraphin, me dit le starets : “Un jour en lisant dans l’Évangile de saint Jean ces paroles du Sauveur : Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, je fus pris du désir intense de voir ces demeures. Je passai cinq jours et cinq nuits en veille et en prière, demandant au Seigneur la grâce de cette vision. Et le Seigneur, dans sa grande miséricorde, m’accorda cette consolation et me montra ces célestes demeures dans lesquelles je vis resplendir, moi pauvre voyageur terrestre, en une minute de ravissement (si c’est dans le corps ou hors du corps je ne sais), une céleste et ineffable beauté.” Le Père Séraphin se tut. Puis il se pencha un peu, baissa la tête en fermant les yeux et mit sa main droite sur son cœur. Son visage se transfigurait peu à peu et rayonnait d’une merveilleuse lumière. Enfin il fut tellement brillant qu’on ne pouvait plus le regarder. Son visage et toute son expression étaient si pleins de joie et de céleste extase qu’en vérité on pouvait l’appeler à ce moment un ange terrestre ou un homme céleste. Pendant tout le temps que dura son mystérieux silence il semblait contempler quelque chose avec ravissement. Après un silence assez long, le Père poussa un soupir profond mais plein de joie, et il me dit : “Ah ! si tu savais quelle joie, quelle douceur attendent l’âme du juste dans les cieux ! Tu serais résolu à supporter pendant cette vie terrestre toute tribulation, toute persécution, toute calomnie avec reconnaissance. Même si notre cellule était pleine de vers qui nous rongent le corps pendant toute notre vie, nous devrions y consentir de toutes nos forces afin de n’être pas privés de cette joie céleste que Dieu a préparée pour ceux qui l’aiment... Mais quelle langue humaine pourrait exprimer cette gloire céleste et les beautés de la patrie des justes, et cette béatitude, puisque l’apôtre saint Paul lui-même ne le pouvait pas.” [139] »

Nous entrevoyons ainsi le but de la prière mystique, la transfiguration de l’homme tout entier, dans l’unité de son esprit et de son corps, par la grâce divine et le rayonnement glorieux de la Sainte Trinité habitant dans l’âme du juste.

À cette transfiguration merveilleuse, saint Séraphin a fait participer un jour son ami Motovilov dont la guérison miraculeuse a été décrite plus haut. Motovilov a consigné le fait par écrit, et ses notes étaient restées cachées pendant 60 ans dans les archives du monastère de Divejev près de Sarov, où sa veuve était devenue religieuse. Ce n’est qu’en 1902 qu’elles furent découvertes et publiées pour la première fois un an après. Voici ce que raconte Motovilov :

« C’était un jeudi. Le jour était sombre. La couche de neige s’élevait assez haute et par dessus était répandue une poussière de givre assez épais et neigeux. Le Père Séraphin commença à s’entretenir avec moi dans le petit pré à côté de celui des deux ermitages qui est le plus proche du monastère, en face de la rivière Sarov, et qui est adossé à la montagne. Il me fit asseoir sur le tronc de l’arbre qu’il venait d’abattre ; lui-même s’était accroupi vis-à-vis de moi. “Dieu m’a révélé”, dit-il, “que dans votre jeunesse vous désiriez ardemment savoir en quoi consiste le but de notre vie chrétienne et que vous avez maintes fois interrogé là dessus des personnages importants versés dans la spiritualité.” Il faut dire ici que depuis l’âge de douze ans cette pensée me préoccupait sans cesse et qu’en effet, j’avais adressé cette question à beaucoup d’ecclésiastiques, mais leurs réponses ne m’avaient pas contenté. De tout cela le starets n’était sûrement pas au courant. “Mais personne”, continua Séraphin, “ne vous a rien dit de précis à ce sujet. Ils vous ont dit : ‘Va à l’église, prie Dieu, observe les commandements de Dieu, fais le bien. Voilà pour toi le but de la vie chrétienne...’ Ils ne vous parlaient pas comme il convient. Or moi, pauvre Séraphin, je vous exposerai maintenant quel est réellement le but de la vie chrétienne.

“La prière, le jeûne, les veilles et toutes les autres œuvres du chrétien, pour excellentes qu’elles soient en elles-mêmes, ne sont cependant pas, en tant qu’actions, le but de la vie chrétienne, quoiqu’elles soient des moyens indispensables pour l’atteindre. La vraie fin de notre vie chrétienne consiste dans l’acquisition (Stjajanie) de l’Esprit Saint de Dieu. Toute bonne action faite pour le Christ, non seulement nous procure la couronne de justice dans le siècle futur, mais dans la vie présente remplit l’homme de la grâce du Saint-Esprit.” – “Comment ? Acquisition ? demandai-je au Père Séraphin. Il y a quelque chose que je ne comprends pas bien.” – “Acquérir, c’est tout comme gagner”, me répondit-il. “Vous comprenez ce que signifie gagner de l’argent. Il en est tout à fait de même de l’acquisition de l’Esprit divin. Est-ce que vous comprenez, ami de Dieu, ce qu’est acquérir au sens du monde ? Le but de la vie sur terre est de gagner de l’argent ou de recevoir des honneurs, des distinctions, etc. L’acquisition de l’Esprit divin est aussi celle d’un capital, mais uniquement donné par la grâce et éternel. Il s’acquiert presque par les mêmes moyens qu’un capital passager d’argent et d’honneurs. Le Verbe de Dieu, l’Homme-Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ, compare notre vie à un marché et nomme nos actions sur terre un achat... Les marchandises sont les actions vertueuses accomplies pour le Christ ; elles procurent la grâce du Saint-Esprit sans laquelle personne ne se sauve ni ne peut se sauver. Le Saint-Esprit lui-même vient s’établir dans nos âmes, et cet établissement du Tout-Puissant en nous, cette présence dans notre âme de sa Trine-Unité ne nous est accordée que par l’acquisition, selon toute la mesure de nos forces, du Saint-Esprit. Celui-ci prépare dans nos âmes et dans nos corps le trône de la Présence de Dieu Créateur, d’après la parole divine : J’habiterai en eux et je viendrai et je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. Il est vrai que toute action vertueuse faite pour le Christ nous apporte la grâce du Saint-Esprit, mais c’est surtout la prière qui nous la donne, parce qu’elle peut toujours être entre nos mains, comme un instrument pour l’acquisition de la grâce de l’Esprit... Tout homme pauvre ou riche, faible ou fort, pécheur ou vertueux, peut prier... Grande est la force de la prière... Par elle nous sommes admis à parler à notre Sauveur et Seigneur.” – “Père”, lui dis-je, “voilà que vous parlez tout le temps de l’acquisition de la grâce du Saint-Esprit et vous me dites qu’en cela consiste le but de la vie chrétienne, mais comment puis-je la voir ? Les bonnes œuvres sont visibles, mais est-ce qu’on peut voir le Saint-Esprit ? Comment saurai-je s’il est avec moi ou non ?” – “La grâce du Saint Esprit”, répondit le saint Starets, “est la lumière qui illumine l’homme. Le Seigneur à plusieurs reprises a manifesté devant nombre de témoins l’action du Saint-Esprit dans les personnes qu’Il a sanctifiées et illuminées par de grandes effusions de Sa Personne. Rappelez-vous Moïse... la Transfiguration du Seigneur sur le Mont Thabor...” – “Comment pourrais-je reconnaître si la grâce du Saint-Esprit est en moi ?” demandais-je au Père Séraphin. “Ami de Dieu, c’est tout simple”, répondit-il... et me prenant très fortement par les épaules il ajouta : “À présent, petit père, nous sommes tous deux dans l’Esprit divin... Pourquoi ne regardez-vous pas vers moi ?” Je répondis : “Je ne puis vous regarder, mon Père, parce que des éclairs jaillissent de vos yeux. Votre visage est devenu plus brillant que le soleil et les yeux me font mal.” Et Séraphin me dit : “Ne craignez pas, ami de Dieu, en ce moment vous êtes aussi brillant que moi. Vous êtes maintenant dans la plénitude de l’Esprit divin, sinon il vous serait impossible de me voir aussi en cet état.” Puis baissant la tête il ajouta : “Remerciez Dieu pour la grâce ineffable qu’Il vous a faite... Vous avez vu : je n’ai pas même fait de signe de croix, mais seulement en pensée, dans mon cœur, j’ai prié Dieu et dit intérieurement : Seigneur, accorde-lui la grâce de voir ce que tu donnes à tes serviteurs, lorsque tu daignes venir dans la force de ta gloire... et voilà que le Seigneur a immédiatement exaucé l’humble demande du pauvre Séraphin. Comment ne devrions-nous pas tous deux lui rendre grâces pour cela ? Dieu n’accorde pas toujours ce qu’Il vous a donné, même à ses plus grands serviteurs. C’est la grâce divine qui a daigné consoler votre cœur contrit, comme une mère, par l’intercession de la Sainte Vierge elle-même... Regardez-moi sans crainte, Dieu est avec nous !” – “Que sentez-vous maintenant ?” me demanda le Père Séraphin. “Je sens quelque chose d’infiniment bienfaisant”, répondis-je. “Comment, bienfaisant ? Que sentez-vous au juste ?” Je répondis : “Je sens un tel calme, une telle paix dans mon âme que je ne puis l’exprimer par des paroles.” – “Ceci, c’est cette paix dont le Seigneur a dit à ses disciples : Je vous donne ma paix. Non pas comme le monde la donne, je vous la donne. Si vous aviez été du monde, le monde vous aurait aimés, mais parce que je vous ai pris du monde, le monde vous hait. Mais n’ayez pas crainte, j’ai vaincu le monde... C’est précisément à ces élus du Seigneur qu’il donne cette paix que vous sentez en ce moment, ‘la paix’ qui, selon le mot de l’Apôtre, ‘exsuperat omnem sensum’ (Phil, 4, 7). Que sentez-vous encore ?” demanda le Starets. “Une douceur inaccoutumée”, répondis-je... “Et quoi encore ?” – “Une joie ineffable dans tout mon cœur.” – “Cette joie”, dit le Père, “c’est celle dont le Seigneur parle dans son Évangile et qu’éprouve une femme quand elle met au monde un homme... La joie promise aux apôtres et qui ne doit jamais leur être enlevée. Toute splendide qu’elle soit, on ne peut cependant la comparer à celle dont le Seigneur dit par la bouche de son Apôtre : L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu... les choses que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment (I Cor. 2, 9). Les arrhes de cette joie nous sont données maintenant, et si elles sont si belles, que dire de la joie elle-même qui est préparée à ceux qui pleurent ici-bas ?... Que sentez-vous encore, bien-aimé de Dieu ?” – Je répondis : “Une sensation extraordinaire de chaleur.” – “Comment, de chaleur ? Mais nous sommes assis dans la forêt. C’est l’hiver, et la neige est sous nos pieds, et sur nous-mêmes il y a plus d’un pouce de neige, et du ciel tombe une pluie de grésil. De quelle chaleur peut-il donc être question ?” – “C’est une chaleur qu’on éprouve dans un bain bien chauffé.” – “Et l’odeur est-elle semblable à celle d’un bain ?” – “Non”, dis-je, “sur la terre je n’ai jamais senti un parfum semblable.” Alors le Père, souriant amicalement, me dit : “Mon cher petit père, je connais tout ce que vous me dites et ne fais que vous questionner intentionnellement pour savoir si vous sentez cela vraiment. Cette chaleur n’est pas dans l’air car nous sommes en plein hiver, et il n’y a aucune trace de fonte de neige autour de nous. Donc elle est en nous. C’est la chaleur du Saint-Esprit. Le Royaume de Dieu est descendu vers les hommes. Et cela n’a rien d’étonnant, il doit en être ainsi, car la grâce de Dieu habite en nous, en notre cœur. Le Seigneur ne l’a-t-il pas dit ? Le Royaume de Dieu est en vous... Maintenant, je suppose, vous ne demanderez plus de quelle manière les hommes se trouvent dans la grâce de l’Esprit-Saint. Vous rappellerez-vous cette manifestation de l’immense grâce de Dieu qui nous a visités aujourd’hui ?” – “Je ne sais pas, Père. Je ne sais si Dieu me donnera pour toujours la faculté de me souvenir et de sentir vivement cette grâce divine comme je la sens maintenant”, répondis-je. – “Quant à moi je crois que le Seigneur vous aidera à tenir cela dans votre mémoire pour toujours, car autrement sa grâce ne se serait pas inclinée aussitôt à mon humble prière, d’autant plus que cela n’a pas été donné à vous seul, mais par votre intermédiaire à tout le monde afin que cela puisse servir aussi pour le bien des autres...” »

Plusieurs écrivains russes et étrangers considèrent ce récit comme un exposé didactique et doctrinal. Il semble bien plutôt n’être qu’un compte-rendu d’un entretien à bâtons rompus consigné non pas par le Père Séraphin lui-même, mais par son interlocuteur laïc, et peut-être retouché par un tiers. Il serait difficile en ce cas d’y chercher des précisions de termes et de pensée. Néanmoins il représente un trésor qui nous donne la tournure d’esprit du saint et rend bien, dans l’ensemble les idées maîtresses de sa spiritualité. Elles se résument par les dernières paroles du starets adressées à Motovilov : « Le Seigneur cherche un cœur rempli d’amour pour Dieu et le prochain. Voilà le trône sur lequel il aime à s’asseoir : Mon fils, donne-moi ton cœur, dit-il, et tout le reste je le mettrai moi-même. » Au fond, cette formule est l’écho de la parole évangélique : « Cherchez avant tout le Royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît. » Le Royaume de Dieu c’est l’Esprit-Saint.

Saint Grégoire de Nysse n’enseigne-t-il pas que la seconde demande du Pater : « Que Votre règne arrive » est une demande de l’Esprit-Saint ? Il n’est donc demandé à l’homme qu’une chose : chercher le Royaume de Dieu, c’est-à-dire l’Esprit-Saint. Cette recherche se traduira par une « conversion libre vers Dieu... Donne-moi ton cœur », c’est-à-dire donne-le-moi dans le sacrifice. Mais comme le cœur lui-même est un don de Dieu, lorsque l’homme accomplit le désir divin en lui donnant son cœur, il ne fait que « rendre à Dieu ce qui est à Dieu ». En échange de notre donation nous recevons l’Amour en personne, le Saint-Esprit avec tous ses dons. Pour un grain de notre pauvre amour humain, Il répond par « tout le surcroît », Il donne « ce qui seul est nécessaire », son Royaume. Il importe seulement de manifester ce don de notre cœur à Dieu. C’est en cela que consiste notre action, notre sacrifice : la conversion de notre esprit à Dieu. Or cela est précisément la prière. Dieu la bénit en se donnant à nous dans l’éternité sans mesure. L’acquisition du Saint-Esprit est donc la persévérance dans l’amour de Dieu qui « ne passera jamais » (I Cor. 13, 8). Voilà ce que témoigne saint Séraphin en donnant à ses interlocuteurs de ressentir la béatitude du paradis.

Dieu sanctifie les hommes par le Saint-Esprit. L’expérience de la sainteté, l’expérience de la béatitude, l’expérience de l’amour, c’est tout un. Et c’est précisément cette unicité que notre saint a fait comprendre et expérimenter à ses amis. Nous l’avons vu dans son entretien avec Motovilov et dans le témoignage apporté par Jean Tikhonov. Voici pour terminer une autre confirmation qui va s’exprimer par une grandiose manifestation du Ciel descendu sur la terre en la personne de la Sainte Vierge elle-même. Le fait eut lieu le 25 mars 1832, quelques mois avant la mort de Séraphin, et il est consigné par une moniale du monastère de Divéev, Eufrasie († 1865), que le starets avait voulu faire témoin de l’évènement.

Dans la vie de saint Séraphin, la Sainte Vierge a joué un rôle tout à fait particulier. Trois fois nous l’avons vu guéri par elle. Elle l’honora de multiples apparitions. C’est sur son ordre qu’il ouvrit sa porte et assuma la charge de consolateur des miséreux. Il disait lui-même ce que la Sainte Vierge était pour lui : « La joie de toutes les joies. » Pour expliquer le sens de ces rapports, il est nécessaire de voir de plus près et de se rendre compte de ce qu’est la Sainte Vierge. Elle est co-principe de son Fils dans la rénovation de toute la création. Par la vertu du Saint-Esprit et par son « podvig » personnel, elle est devenue « le buisson ardent », la Théotokos « bénie entre toutes les femmes », remplie du Saint-Esprit, celle qui avant le dernier Jugement a atteint le plus haut degré de la glorification que peut avoir une pure créature. Pour cette raison elle représente la nature créée dans son intégrité originale, elle symbolise l’humanité dans sa plénitude, c’est-à-dire une créature renouvelée, remplie du Saint-Esprit et dans laquelle Dieu est tout en tous.

En d’autres termes, elle est le symbole vivant de la béatitude éternelle. C’est pourquoi si on se détourne de Marie, on se détourne du don du Saint-Esprit. En se privant d’elle on se prive de Celui qui « réjouit ma jeunesse », on se coupe les ailes.

Dès lors on comprend que, devenu à titre spécial le disciple de Marie, « de sa race », Séraphin a plus que tout autre pu pénétrer le mystère révélé à lui par cette force qui procède du Père et qui repose d’une manière toute particulière sut la Sainte Vierge, et en même temps, non seulement avoir reçu la grâce d’expérimenter dès ici-bas « la félicité éternelle », la « douceur du paradis », mais encore d’y avoir fait « participer », ne fût-ce que pour quelques instants, les autres.

Deux jours avant l’évènement, le starets prévint Eufrasie de venir le voir, et lorsqu’elle arriva, il lui dit : « Nous aurons la visite de la Mère de Dieu. » Puis, lui ordonnant de se mettre à genoux, il la couvrit de son manteau en récitant des prières. Quelques moments après il la releva et lui dit : « Maintenant tiens-toi à moi et ne crains rien... » Alors « j’entendis un bruit semblable à celui que fait un grand vent dans une forêt, puis, lorsqu’il se fut calmé, j’entendis un chant comme dans l’église. Après quoi la porte de la cellule s’ouvrit d’elle-même, la chambre fut inondée de lumière et d’un parfum très suave. Le Père tomba à genoux levant ses mains vers le ciel et me dit : “Ne crains rien, mon enfant, ce n’est pas une calamité mais une grande grâce que Dieu nous donne. Voici la Très Glorieuse, la Très Pure, notre Souveraine, la Très Sainte Mère de Dieu qui vient vers nous.” Et je vis avancer deux anges portant des branches en fleurs, puis venaient saint Jean Baptiste et saint Jean l’Évangéliste. La Sainte Vierge les suivait, entourée de douze vierges. Elle portait sur sa tête une couronne resplendissante de lumière et toute la cellule devint claire comme si elle était illuminée par des milliers de cierges. J’eus peur et tombai la face contre terre. Me touchant de sa main droite, la Reine du Ciel me dit : “Lève-toi et ne nous crains pas. Voici des vierges comme toi qui m’accompagnent... ne crains rien, nous sommes venus vous visiter...” Le Père Séraphin s’était levé et se tenait devant la Sainte Vierge qui lui parlait avec une miséricorde infinie. Je croyais ne plus vivre. »

La Sainte Vierge ordonna à la sœur toute tremblante de s’adresser aux vierges saintes de sa suite et de leur demander qui elles étaient. Elles dirent leurs noms. Toutes étaient des martyres, toutes avaient reçu la gloire par la souffrance. La vision se termina par les paroles de la Sainte Vierge au Père Séraphin. Elle lui dit : « Bientôt, mon bien-aimé, tu seras avec nous. » Alors tous les saints prirent congé du starets. Les deux saints Jean le bénirent, les autres lui donnèrent un baiser. Toute cette scène dura plus d’une heure. Il n’est pas possible de la qualifier de « vision » au sens habituel du mot. C’est plutôt une manifestation de l’avènement du Royaume de Dieu sur la terre sous des formes spatiales et temporelles. C’est l’expérience de l’éternité dans le temps, une démonstration « palpable » du fait que l’éternel s’acquiert en échange de ce qui est temporel.

D’après tout ce qui précède on comprend la raison pour laquelle saint Séraphin avait l’habitude de nommer ses visiteurs « ma joie », « mon trésor », de les saluer par le salut pascal « Khristoss Vosskress » (le Christ est ressuscité), de se prosterner devant eux et parfois de leur baiser les mains. Arrivé à cette étape de sa vie, il voyait clairement l’image de Dieu en chaque homme, et cette vue le remplissait d’une joie véritable et profonde. Par les marques de révérence et d’affection qu’il prodiguait aux hommes, il cherchait à témoigner son amour et son respect aux citoyens du Royaume de Dieu commencé ici-bas pour ne jamais se terminer dans l’éternité.

La vie du Père Séraphin approchait de sa fin. La Sainte Vierge l’attendait. Depuis longtemps déjà il avait confectionné son cercueil creusé dans le tronc d’un chêne. Maintenant il se sentait faiblir... « Ma vie diminue », disait-il, « selon l’esprit je me sens fort comme un nouveau-né, mais de corps je me sens mort à tout. » Et il ajoutait : « Quand je ne serai plus, venez sur ma tombe, et le plus souvent que vous le ferez sera le mieux. Tout ce que vous avez sur votre cœur, tout ce qui vous sera arrivé, prenez-le avec vous et apportez-le moi sur ma tombe. Là racontez-moi tout. Parlez-moi comme vous l’avez fait de mon vivant, car pour vous je suis et resterai vivant pour l’éternité... »

On était arrivé au 13 janvier 1833. Le matin, le père Séraphin avait assisté à la messe matinale et communié comme d’habitude. Puis il s’était enfermé dans sa cellule pour s’y adonner à ses exercices habituels de piété. Ses confrères avaient remarqué avec quelle vénération il s’était prosterné devant l’image du Seigneur en croix et devant cette de la Sainte Vierge, avec quelle effusion il les avait baisées et, au cours de la journée, on l’avait entendu chanter des mélodies pascales. Le lendemain, 14 janvier, de grand matin, le moine Paul et le novice Nicétas, en passant devant la cellule du starets, perçurent une odeur de fumée sortant des fentes de la porte. Saisis de crainte ils frappèrent mais n’obtinrent pas de réponse. Alors ils ouvrirent et se hâtèrent d’éteindre avec de la neige le feu qui s’était communiqué aux habits du père par un cierge tombé de sa main.

Quant à lui-même il était à genoux au milieu de la pièce, le visage tourné vers l’image de la « Vierge de Tendresse » qu’il aimait tant, les bras en croix sur la poitrine. Ses yeux étaient fermés, toute sa physionomie respirait la paix et le recueillement. Sa mort devait être toute récente.

Dès sa mort, Séraphin fut canonisé littéralement « vote populi » bien avant de l’être soixante-dix ans plus tard, le 19 juillet 1903 en présence de la famille impériale et d’un concours de peuple immense venu de tous les confins de la Russie.

Il est intéressant de remarquer que de son vivant Séraphin avait prévu cet évènement. « Il y aura ici (à Sarov) une grande joie. Au milieu de l’été on chantera comme à Pâques. Et que de gens, que de gens vont venir de tous côtés, oui, de tous côtés ! » Puis après un mordent de silence il ajouta : « Seulement cette joie sera de courte durée, après quoi il y aura des calamités et des souffrances telles qu’on n’en a pas encore vu dans le monde. Les anges ne pourront arriver à temps pour recueillir toutes les âmes... », et en disant cela des larmes lui coulaient des yeux.

Comme il a été dit, saint Séraphin est indubitablement la personnification de l’idée de la sainteté, telle que la conscience religieuse russe se la représente. « L’idéal de la Sainte Russie. »

La béatitude éternelle est atteinte par la voie étroite « du plus grand effort ». Telle fut la voie du saint de Sarov. Il alla à la mort de lui-même, dans le Christ, jusqu’au bout, et c’est la raison pour laquelle il a été rempli de « l’esprit pascal ». Ne sont-ce pas l’agonie de Gethsémani, les dérisions du prétoire, le Calvaire, l’abandon apparent de Dieu qui sont, les fondements de la Pâque chrétienne ? Voilà ce qui, en se transformant, « tue l’enfer par la splendeur de la gloire de Dieu ». En effet l’idéal chrétien, à l’encontre du bouddhisme, ne consiste pas dans l’anéantissement de l’être universel, mais dans son accroissement dans un état transfiguré par l’extirpation de toute haine, de toute division, et la formation en nous de la charité parfaite envers Dieu et tous les êtres ayant reçu de Lui la vie. C’est ce que nous avons vu dans l’histoire de la spiritualité russe dès ses premiers débuts. Saint Séraphin résume tout cet enseignement ou, pour parler avec saint Augustin, non seulement il le résume, « mais il le manifeste [140] ». Sa personne brille d’une lumière si pure, si séduisante que, pour peu qu’on soit sensible « à ce qui n’est pas de ce monde, mais à ce qui est d’en haut », on sent en l’approchant une-transformation intérieure, on devient meilleur, comme si l’image de Dieu en nous s’était tout à coup renouvelée.

À la veille de la révolution et de l’effondrement national, tout ce qui était la source d’où coulaient les forces spirituelles de la Russie « tout ce que par quoi la Russie avait été puissante, tout ce qui l’avait aidée à résister aux épreuves de son histoire, aux rudesses de son climat et de sa nature s’est exprimé par des traits vivants en la personne de Séraphin : la foi en la proximité vivante de Dieu, et par elle éveillées, la patience remplie de sagesse, l’assiduité au travail, la volonté de pardonner et d’obéir. Et ce qui est plus grand et plus saint encore : l’âme ouverte à tous les souffles de l’Esprit divin, confiante, bonne, humble et pénitente ; le don de la foi du cœur et celui de sanctifier, parie rayonnement de cette foi, la vie, le travail, la nature matérielle et jusqu’à la mort même [141] ».

Saint Séraphin est et reste pour chaque Russe comme le « test » de sa fidélité à cet idéal, dont la trahison devait avoir comme suite inévitable l’asservissement moral aux forces du mal. Pour quiconque néglige de le reconnaître, la spiritualité russe et l’idée de la « Sainte Russie » resteront à jamais lettre morte. « Le secret russe », car chaque peuple a son secret, lui sera fermé.

 

 

 

CONCLUSION

 

 

Nous terminons « L’Essai sur la Sainteté en Russie » par l’étude de la personne de saint Séraphin de Sarov. C’est à dessein que nous nous en sommes tenu – le cas des Startsi excepté – à l’exposition de la spiritualité des saints canonisés, c’est-à-dire reconnus comme tels par l’Église russe et les fidèles. Le contraire nous aurait entraîné trop loin sans pour-autant ajouter quelque chose d’essentiel. Dans cette étude nous n’avons pas seulement vu le côté lumineux de la sainteté russe, mais aussi les ombres qui accompagnent toujours toute lumière : le côté terrestre de cette spiritualité. Ainsi le tableau semble être assez complet.

En étudiant les saints russes nous avons vu tout d’abord la diversité de leurs types de sainteté et la prédominance de l’un ou de l’autre type aux différentes périodes de l’histoire de Russie. Ce fait à lui seul suffit à faire crouler plusieurs opinions erronées, à commencer celle qui croit pouvoir refuser à l’Église russe une vitalité intérieure, ne voyant en elle qu’une pâle copie de l’Église byzantine déjà caduque au XIe siècle et incapable, pour cette raison, de léguer à la Russie autre chose qu’un principe de rigidité sénile. Les types des « saints princes guerriers » témoignent de la robuste jeunesse de l’esprit religieux qui pénétrait alors dans un monde barbare. Le type des saints anachorètes, apparaissant en Russie dès le début de sa conversion (saint Antoine et ses émules), est peut-être le seul qui soit resté à travers toutes les étapes de l’histoire russe avec la même auréole de vénération, tandis que le type du saint cénobite (saint Théodose, saint Serge), malgré l’austérité de la règle contemplative, a souvent évolué dans un sens d’activité culturelle et sociale très peu conforme à l’idée qu’on se fait en général du religieux russe, que l’on considère comme un pur contemplatif. Néanmoins c’est précisément ce type de bâtisseur actif de la Cité de Dieu que l’Église russe a le plus souvent glorifié par la canonisation, en le discernant d’instinct dans le saint « higoumène » que l’unique règle monastique en vigueur semblait vouer à un détachement complet de tout souci terrestre. C’est de ce type de saint higoumène que s’est détaché plus tard le type du saint évêque (Sviatitelj), d’abord très peu compris et apprécié en Russie, du fait des circonstances historiques.

Tous ces types ont été modelés, nous l’avons vu, par l’évolution de l’histoire russe, mais – et ceci est à souligner – ils ne constituent, pas pour autant des types de sainteté représentant une idéologie chrétienne totalement étrangère aux conceptions occidentales. Cette idée, préconisée par quelques théologiens modernistes russes et dont l’écho se répercute dans la littérature occidentale consacrée aux études sur la Russie, est absolument fausse. On doit toujours distinguer sous les formes extérieures l’essence des phénomènes. Or, cette essence, de par sa nature, ne peut être qu’une.

Les saints russes ont été des hommes de leur temps et de leur milieu, comme l’ont été tous les saints de tous les pays un saint Bernard n’est pas un saint Grégoire de Nazianze, sainte Lydwine de Schiedam n’est pas sainte Marie Goretti. Mais ce qui compte, c’est le fait que, pour tresser sa couronne de sainteté, l’Église russe a dégagé, parfois instinctivement, les mêmes valeurs éternelles et invariables que l’Église universelle reconnaît pour siennes. C’est la raison profonde pour laquelle les types de la sainteté russe offrent tant de similitude avec ceux des saints occidentaux : un saint Bruno, un saint Célestin se reconnaîtraient facilement dans beaucoup de fondateurs de couvents russes ; un saint François-Xavier dans un saint Étienne de Perm et, dans leurs confrères d’Occident les grands évêques russes, qui durent aussi lutter énergiquement pour affirmer l’idéal de l’organisation de la vie sous la primauté du spirituel.

Quelles sont donc ces valeurs éternelles que nous manifeste la spiritualité russe authentique ? Le professeur Nicolas Arseniev a trouvé une expression très heureuse pour caractériser l’impression qui se détache de l’ensemble des saints russes. Il la dénomme « le silence de l’esprit [142] ». Simplicité, calme, innocence de cœur et modération résultant de l’équilibre intérieur, sobriété spirituelle rayonnante, douceur, humilité aimable et profonde. À cela s’ajoutent : un amour sincère de la pauvreté affective et effective, le dénuement sous toutes ses formes, l’horreur du superflu. L’esprit de pénitence pareillement est très accentué : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi pécheur. » Telle est l’oraison jaculatoire qui caractérise cette attitude. Enfin, l’idée d’expiation. Cette dernière trouve, chez les saints russes, une réalisation incomparablement plus répandue que l’idée de l’apostolat par la souffrance. On les voit adorer le Christ, s’humilier devant Lui, L’aimer. Par contre l’union au Christ pour prendre part à son action rédemptrice n’est pas mise en relief : le mystère de l’union organique des fidèles avec leur Chef est de ce fait peu compris. La mansuétude inaltérable dans tous les rapports avec le prochain, surtout avec l’ennemi, est une vertu absolument essentielle dans l’image des saints russes. Ils sont en général d’une charité exquise, même pour les voleurs ou les brigands qui viennent les frapper et leur enlever le dernier morceau de pain. Ils pardonnent toujours, et presque toujours avec douceur.

À l’encontre de la spiritualité que nous qualifions volontiers de « moderniste » russe, de celle d’un Khomiakov, d’un Dostoïevski, des slavophiles et de leurs émules et qui est franchement nationaliste, celle des saints russes authentiques est universaliste et supranationale, catholique. L’obéissance aveugle est non seulement tolérée mais tenue en haute estime. Elle embrasse toutes les facultés de l’âme. On peut dire que la spiritualité russe est à la fois hiérarchique et charismatique. À chaque instant nous en rencontrons les exigences : « Il faut retrancher complètement sa volonté. » Ici, aucune exception : le doux Nil Sorski, sur ce point, n’est pas moins explicite que Joseph de Volokolamsk.

Le saint est, par sa définition même, un être qui participe d’une manière spéciale à la Sainteté de Celui qui seul est Saint – Dieu. Or l’union à Dieu ne se fait-elle pas par la prière, implicite ou explicite ? La prière sera donc le support et la toile de fond de la vie de nos saints. Prière fervente, inlassable, prière comme point de départ, comme source qui alimente, comme but final auquel aboutissent tous les efforts, et qui est l’union avec Dieu. Ce ne sera pas, comme le font croire les dilettantes de toute espèce, la prière liturgique par excellence [143]. La spiritualité russe authentique est loin de répondre à ces affirmations. Sans mépriser la liturgie, elle n’est nullement ritualiste et ne s’épuise pas dans de belles cérémonies. La prière préconisée par la spiritualité russe sera surtout la prière intérieure ou orale jaillie dans la simplicité du cœur, le recours constant au Fils de Dieu qui a pitié des pécheurs. Son orientation sera donc surtout christocentrique, quoiqu’en disent les apparences. Toute la vie intérieure est centrée sur la prière. Elle est le grand moyen de combat viril qui mène à l’Union avec Dieu, but et fin de tout.

En résumé, le sens inné du mystère de l’homme, et par là le sentiment de sa propre faiblesse, la compassion, la pitié devant la douleur et le péché, la simplicité du cœur, l’imitation directe et presque littérale des vérités évangéliques, tels sont les traits fondamentaux de la spiritualité russe. Ces traits ne sont-ils pas l’héritage de toute spiritualité chrétienne, qu’elle soit russe, allemande, italienne, française ou flamande ? Il n’y a pas de doute. Néanmoins, malgré le même contenu dogmatique, malgré les mêmes traits essentiels, il existe indéniablement des différences. Ce sont des différences d’attitudes et de nuances. Elles sont inévitables, étant donné les différences naturelles qui existent entre les peuples, les nations, les conditions historiques et géographiques de leur développement et de leur vie. Quel est le fondement profond métaphysique ou, si l’on préfère, mystique de ces différences ? Nicolas Berdiaev tente d’en donner une explication en affirmant que la différence entre les spiritualités russe et occidentale repose en fin de compte sur la diversité respective des expériences religieuses [144]. L’occidentale serait dynamique, amoureusement orientée à l’extérieur, vers le Christ comme objet de son aspiration. Elle a soif de Dieu, elle est remplie du désir de Dieu. Berdiaev la qualifie « d’anthropologique ». C’est à elle qu’en Occident toute la civilisation religieuse, toute l’activité doit son origine. Son exemple parlant est la cathédrale, sévère à l’extérieur, froide à l’intérieur, lançant les flèches de ses tours vers le Ciel, invitant les hommes à faire comme elle, à quitter la terre pour monter vers Dieu. L’expérience russe est différente. L’homme ne tend.pas vers Dieu, mais se prosterne devant lui, reçoit le Christ dans l’intérieur de son âme. Dieu n’est pas un objet de désir, mais un sujet au-dedans de l’homme. « Le christianisme oriental n’a point de tourment romantique provenant d’une faim mystique, c’est la satiété mystique qu’on y trouve. À l’encontre de l’Occident, son activité est orientée vers le dedans, vers la transfiguration et la divinisation de la nature humaine, et non pas à l’extérieur vers la création de valeurs culturelles, vers leur manifestation dans la trame du processus historique. La mystique chrétienne orientale n’est pas un état de fiançailles amoureuses, mais une union d’époux entre l’homme et Dieu. La nature humaine sera pénétrée intérieurement par la divinité. Elle possédera le mystère de la transfiguration de l’Univers [145].

Peut-être le philosophe russe pas tout à fait tort. Nous croyons pourtant qu’il ne faut pas faire de sa réponse une règle générale ni la presser de trop près : saint François-Xavier n’est-il pas plus apparenté à saint Étienne de Perm qu’à saint Bruno, et saint Ignace de Loyola à Séraphin de Sarov ou à saint Serge plus qu’au Poverello d’Assise ? C’est pourquoi nous préférons à toutes ces théories, quelle que puisse être leur originalité, un adage italien qui reflète et rend mieux la vérité que toute affirmation à priori :

 

          « Se teologie e tradizioni ci dividono,

          Il vangelo e la Croce ci uniscono.  »

 

 

Ivan KOLOGRIVOF, Essai sur la sainteté en Russie, Beyaert, 1953.

 

 

 

 

 

 



[1] Cf. Irénikon, 1950 T. XXIII p. 37, Note.

[2] Cf. C. WELICZKOWSKI. « Les grands Thèmes et Message de la littérature russe ». Paris 1945. Passim.

[3] Cf. N. BERDIAEV. « L’Idée russe » dans « Cahiers de la Nouvelle Journée », Cahier VIII, Paris 1927, p. 9-32. Passim.

[4] A. LEROY-BEAULIEU. « L’Empire des Tsars », T. III, Paris 1889. p. 45.

[5] « Crime et Châtiment », VI, ch. 2.

[6] « La démonstration de la prédication apostolique », 34. Paris (Recherches de Science religieuse) 1916.

[7] « Journal d’un écrivain », 1873, I, (en russe).

[8] Pour la composition de ce chapitre j’ai largement fait usage d’un des articles très suggestifs de Mme E. Behr-Sigel paru dans la revue « Irénikon », Tome XII, 1935, p. 249 et sq.

[9] « Jitie i Skazanie » (en russe) éd. d’Abramovitch 1916, Pétrograd. – G. FÉDOTOV. « Sviatye drevnej Roussi », (Xe-XIIe s.), Paris 1931. – N. SEREBRIANSKI. « Drevne-rousskija kniajeskija Jitia », (dans « Tchtenia O. I. D. », 1915/3). – E. BEHR-SIGEL. « Études d’Hagiographie russe », (Irénikon, 1935, Tome XII).

[10] Cf. « Memoriae Slavicae », édit. P. Martynov (Annus Eccles. graeco-slavicus, sub die 24 Iulii et Bolland, Octobris, tomus XI.)

[11] « Podvig », mot intraduisible de formation russe, dont la signification se rapproche de « χατόϑωμα » en grec, de « performance » en anglais, haut fait, Heldentat, Grosstat.

[12] Les récits sur la vie de saint Wenceslas n’entrent pas en comparaison avec le cas des « Strastoterptsi » russes. D’abord ces récits ne représentent pas uniquement la description de la mort, mais sont des vrais exposés de la vie du saint. De plus, la mort de Wenceslas n’est nullement une mort « librement » acceptée. Le saint, comme un vrai chevalier, se défend en désarmant son frère et n’est finalement abattu que par les sbires qui le tuent au seuil de l’Église.

[13] G. FÉDOTOF. « Sviatye drevnej Roussi ». – V. TCHAGOVETZ. « Sv. Feodosij Petcherskij » dans Kievskija Ouniversitetskija Izvestija 1901. (Juin, août, octobre et décembre). – NESTORIJ. « Jitie » dans Tchtenija, Ob. Is. Dr. 1858 ; 1879. – Patérique de Petchersk, éd. Abramovitch 1911. – E. BEHR-SIGEL. « Études d’Hagiographie russe ». (Irénikon 1936, t. XIV, p. 25 sq.).

[14] A. SIPIAGUINE, « Aux Sources de la Piété russe ». « Irénikon » Collection 1927.

[15] Titre donné à tous les saints moines de l’Église russe, et qui signifie « très semblable », sous-entendre « au Christ » ou aux martyrs.

[16] Cahiers de la Nouvelle Journée, N° 8. Paris 1927. (L’Idée religieuse russe).

[17] G. FÉDOTOF. « Sviatye drevnej Roussi » – Patérique Petcherski, éd. Abramovic 1911.

[18] Comme cette vie ne fut pas écrite avant le XIIIe siècle, il est difficile de dater avec précision l’introduction de cette prière en Russie.

[19] G. FÉDOTOV. « Sviatyje drezrnej Roussi. » – Idem, « Jitie pr. A. Smolenskago », dans « Pravoslavnaja Myslj » 2. Paris 1930. –« Pravoslavnaja Myslj » 1858, T. III. S.-Petersbourg.

[20] G. FÉDOTOV. « Sviatye drevnej Roussi. » – E. BEHR-SIGEL. Études d’Hagiographie russe (Irénikon 1935, Tome XII). – N. SEREBRIANSKIJ. « Drevne rousskia Kniajeskija Jitija » (dans Tchtenija O. I. D. 1915. 3/4). – ZAPISKI I. A. N. Série VIII, Tome I, N. 6 – NESTOR. Letopisj. – Istoritcheskij Vestnik.

[21] Sorte de parlement.

[22] Compagnie militaire.

[23] Ne retrouve-t-on pas dans ces antiques paroles l’inspiration qui se trouve dans une œuvre toute moderne : « Crime et Châtiment » (Raskolnikof) de Dostoïevski ?

[24] Cette instruction existe dans une traduction française en Appendice à la chronique de Nestor, éd. Léger, Paris.

[25] Les paroles de Saint Jean Chrysostome à propos des Macchabées ne veulent dire rien d’autre : « Ils ne combattaient pas pour leurs femmes, pour leurs enfants, pour leurs serviteurs... mais pour la Loi et le régime ancestral. C’est Dieu qui était leur Chef de guerre. Quant ils étaient au combat et exposaient leur vie, ils battaient les ennemis, non pas en mettant leur confiance en leurs armes, considérant la cause pour laquelle ils combattaient comme une armure suffisante. En allant à la guerre ils ne jouaient pas des tragédies, ne chantaient pas de péan, n’engageaient pas de joueurs de flûtes ainsi qu’on fait dans d’autres armées ; mais ils demandaient à Dieu, pour qui ils faisaient la guerre et pour la gloire de qui ils combattaient, de les assister d’en haut, de combattre avec eux et de leur tendre la main... » (Saint Jean Chrysostome. Migne Patrol. Grecque Vol. 55, col. 167-168).

[26] G. FÉDOTOV. « Sviatyje drevnej Roussi. » – E. GOLOUBINSKI. « Istoria rousskoj Tzerkvi », tome II, I, Moscou 1900. – G. FÉDOTOV. « Sv. Philipp. mitr. Moskovski », Paris 1928. – MÉTROP. MAKARIJ. « Istoria rousskoj Tzerkvi », Tome 4, S. Petersbourg, 1886.

[27] Pour ce chapitre nous avons suivi le professeur Fédotov. « Sviatyje drevnei roussi », pp. 101 et suivantes.

[28] Sorte d’Assemblée Nationale.

[29] EPIPHANIJ PREMOUDRYJ († 1420). Jitie Sv. Serguia. (Pamiatniki drevney rousskoj pisjmennosti). S. Petersbourg 1885. – E. GOLOUBINSKI. Jitie Sv. Serguia, Serguiev-Possad, 1892. – G. FÉDOTOV. Sviatye drevnej Roussi. – E. BEHR-SIGEL. « Études d’Hagiographie russe » (Irénikon, Tome XIII, 1936). – V. KLUTCHEVSKI. « Prep. Sergui Radonègeski, blagodatnyj vospitatelj rousskago narodnago doukha », Berlin 1922. – S. BOULGAKOV. « Blagodatnye savety prep. Serguia rousskomou bogoslovstvovaniou », dans « Poutj », Paris 1926, N. 5.

[30] A. KADLOUBOVSKI. « Otcherki po istorii drevne rousskoj literatoury jitij sviatykh », Varsovie 1902, p. 173.

[31] Parfaits au sens de saint Paul, c.-à-d. dociles au Saint-Esprit et à qui Dieu communique la sagesse, c.-à-d. une connaissance transformante. Cf. J. HUBY. « Mystiques paulinienne et joannique », Paris 1947, p. 77.

[32] συχαστς.

[33] Ibidem, p. 148.

[34] Slujebnik Slave, éd. Roma, 1949, p. 508.

[35] « L’hésychasme diffère de la manière la plus tranchée du monachisme basilien et studite » (Irénikon 1947, T. XX, p. 259).

[36] EPIPHANIJ PREMOUDRYJ. « Jitie Sv. Stefana Permskago » (= izd. Arkheogr. Kom. 1897). – G. FÉDOTOV. « Sviatye drevnej Roussi. » E. GOLOUBINSKI. « Istoria rousskoj Tzerkvi », II, I. – A. KRACHENINNIKOV. « Apostoljskij Podvig sv. Stefano Permskago », dans Journal Moskovsk. Patriarkhiji, 1949, N. 4.

[37] « Sviatye drevnej Roussi », p. 129.

[38] G. FÉDOTOV. « Sviatye drevnej Roussi. » – N. KONOPLEV. « Sviatye Vologodskago Kraja. » Dans « Tchtenija Istor. Drevn. » 1895 (3-4). – A. MOURAVIEV. « Rousskaja Fivaida », S. Pétersb. 1855. – A. KADLOUBOVSKI. « Otcherki po istorii drevne rousskoj literatoury jitij sviatykh », Varsovie, 1902. – I. TUMENEV. « Kirillo-Belozerskij Manastyrj ». (Biographie de saint Cyrille) dans « Istoritcheskij Vestnik » 1897, T. 69.

[39] Telle est la définition que donne de la mystique, par exemple, le P. JOSEPH MARÉCHAL, « Revue des Questions Scientifiques », 1927, p. SI et 352.

[40] « Tchtenija », 1895. t. 4, p. 69.

[41] Voir là-dessus TH. OUSPENSKI : Otcherki po istorii vizantijskoj obrazovannosti, p. 309-371.

[42] Kouchta et Glouchitza sont des rivières.

[43] K. SLOUTCHEVSKI. « Po Severou Zapadou Rossiji », S. Pétersbourg 1847.

[44] N. SEREBRIANSKI. « Otcherki po isstorii monastyrskoj Jizni v Pskovskoj Zemlé » dans Tchtenia, 1908/3-4.

[45] B. ROZANOV. « Temnyj Lik », S. Pétersbourg 1911. Introduction p. IX.

[46] Cf. V. LOSSKI. « La Théologie mystique de l’Église d’Orient », Paris 1944, p. 197, 198, à qui j’emprunte plusieurs expressions heureuses.

[47] A. LEROY-BEAULIEU. « L’Empire des Tsars », Tome III, Paris 1889. « Istoritcheskij Vestnik », 1894, Tome 55 ; 1911, Tome 124. – V. VARENTZOV. « Doukhovnye Stikhi », S. Pétersbourg, 1860. – G. FÉDOTOV. « Doukhovnye Stikhi » dans Poutj, 1935 N. 46. – F. OUSPENSKI. « Otcherki po Istoriji vizantijskoj obrazovawnosti », S. Pétersbourg, 1871. – A. SERVITZKI. « O Eressi novgorodskikh Eretikov » dans « Pravoslavnoje Obozrenie » 1867, (1-2). – E. GOLOUBINSKI. « Istorija rousskoj Zerkvi », T. II , Moscou 1900.

[48] « Istoritchesski Vestnik » 1911, Tome 124, p. 855 et ss.

[49] « Istoritchesski Vestnik » 1894, Tome 55, p. 883.

[50] Un verbe russe, « nicolitjsja », veut dire s’enivrer. Cf. DALJ, « Slovarj Velikorousskago jazyka ».

[51] L’Empire des Tsars, T. III, p. 38, Paris 1889.

[52] Lavrentjevskaja Letopisj.

[53] Cf. Prof. S. SMIRNOV. Tchtenija O. D. R. 1914, p. 265. – Dans les « Possédés », Dostoïevski fait raconter à une pauvre « boiteuse », Maria Timoféevna, qu’une vieille femme lui avait annoncé une prophétie destinée à réjouir tout le monde, à savoir que « la Sainte Vierge était la Terre ». Cela semble être une trouvaille du génie de Dostoïevski. Nulle part dans les œuvres d’inspiration populaire russe on ne trouve d’expression parallèle. Les quelques strophes du canon à la Sainte Vierge ainsi que du canon préparatoire à la Sainte Communion qui la nomment « Terre bienheureuse », « Champ vierge », « Prairie luxuriante », sont traduites du grec et ne prouvent donc rien quant au sentiment autochtone russe. Et même dans la légende russe sur « saint Mercure de Smolensk » nous voyons que les lamentations de la Terre sur la perte de ses enfants russes sont adressées par elle à la Mère de Dieu.

[54] G. FEDOTOV. « Mati Zemlia » dans « Poutj » N. 46, 1935, p. 3.

[55] L. ZANDER. « Dostoïevski », éd. française, Paris 1946, p. 57.

[56] En ce sens les systèmes théologiques modernes de Soloviev, Florenski, Boulgakov, dits « sofialogiques », avec leur thèse de la Sophie à double face : terreno-céleste ou divino-créée, bien que d’origine occidentale et rationaliste, sont dans la ligne de la pensée religieuse populaire russe. « Si on nomme sophianique, dit Fédotov, toute forme de religiosité chrétienne (sic !) qui unit indissolublement le monde divin avec le monde naturel, la religiosité populaire russe devrait être appelée sophianique » (Fédotov, « Poutj » 1935, N. 46).

[57] « Jivaja Starina », 1896, II, p. 239.

[58] « Crime et Châtiment », VIe part., ch. 8.

[59] VENCESLAS IVANOV. « Étoiles Nochères », cité par L. ZANDER, op. cit., p. 59.

[60] Trudy II Acheologuitcheskago Sjezda. Vypusk 2, p. 35.

[61] Otcherki po Istoriji vizantijskoj Obrazovannosti, S.-Pétersbourg 1891.

[62] F. Ouspenski, loc. cit., p. 378.

[63] Ouspenski, loc. cit., p. 387.

[64] Œuvres T. I, p. 214-216.

[65] N’est-ce pas surtout à cause de la parenté de la secte avec les Bogomiles ?

[66] Novgor chronograph Russk. Rumjanz. Mouz. N. CCCLXI sous la rubrique « Velikoje Knjazenie rousskoje » l. 248 na oborote.

[67] Lettre au métropolite Sossima, 1490, citée par E. Goloubinski, Histoire, T. II, 1re partie, p. 571.

[68] A. ARKHANGELKIJ, Nil Sorski, S. Pétersb. 1881. – E. BEHR-SIGEL. « Nil Sorski et Joseph de Volokolamsk », dans « Irénikon », Tome XIV, 1937. – ARCH. JOANN CHAKHOVSKOJ. « Nil Sorski », Berlin 1939. – G. FÉDOTOV. « Sviatye Drevnej Roussi », Paris 1931. – V. JMAKINE. « Mitrop. Daniil i ego sotchinenia », dans Tchtenia Ob. Ist. Drev. 1881 (I-2). (On y trouve la meilleure caractéristique de saint Nil.) – A. KADLOUBOVSKI. « Otcherki po istorii drevnej rousskoj literatoury jitil sviatykh », Varsovie 1902. – SAINT NIL OUSTAV OU RÈGLE. « Pam. Drevn. Pisimennosti » Tome 179. S. Pétersb. 1912. – A. PRAVDINE. « Prepod. Nil Sorski : Oustav ego skitskago Jitija », (dans Khristianskoje Tchtenie 1877/1). – K. RADTCHENKO. « Religioznya i literat. dvienija v Bolgarii v epokhou pered touretzkim zavotchvaniem ». Kievsk. Ouniv. Izvest. 1898 (5-8). – J. SMOLITCH. « Veliki Starets Nil Sorski », dans « Poutj » 1929, N. 19. – J. TROUMENEV. « Nilova Poustynj », dans Istoritcheskij Vestnik, 1898 (74). J. TIOUMENEV. « Kirillo Belozerski monastyrj », (dans Istor. Vestnik, 1897 (69). – F. OUSPENSKI. « Otcherki po istorii Vizantijskoj obrazovannosti », S. Pétersb. 1891.

[69] Dès le début du Ve siècle, on désigne du nom d’hésychastes des moines cénobites qui, après avoir partagé la vie commune, y renoncent, avec le consentement des supérieurs, pour mener une vie contemplative toute d’union à Dieu. Il y eut toujours des hésychastes autour des monastères orientaux. On compte parmi eux de grands et véritables mystiques, qui nous ont laissé des écrits remarquables sur la vie contemplative. Toutefois, en raison des difficultés inhérentes aux écrits de ce genre, les esprits mal équilibrés ou ignorants puisèrent dans ces ouvrages des idées qui favorisèrent leurs aberrations et contribuèrent à développer, parallèlement à la vraie, une fausse mystique. Ainsi, dès le XIe siècle, enseigna-t-on que le pouvoir d’absoudre les péchés est un charisme réservé aux parfaits gratifiés du don des miracles ; que le surnaturel est en nous objet de conscience ; que les cœurs purs voient Dieu, dès ici bas, spirituellement, sous forme de lumière. Cette vision doit être, selon les hésychastes, le but auquel doit tendre le vrai contemplatif. Si les uns exigeaient, pour y arriver, la mortification de toutes les passions et une rude ascèse (Siméon le Nouveau Théologien), d’autres se montraient moins difficiles et, pour faciliter la vision de la lumière, recouraient à une méthode physique. C’est ainsi que, vers le XIIe ou XIIIe siècle, un moine du Mont Athos, Nicéphore, mit en vogue une méthode particulière de la garde du cœur. Cette méthode consistait essentiellement à retenir son souffle le plus longtemps possible en répétant au rythme de la respiration la prière dite de Jésus (« Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi, pécheur »), le menton appuyé sur la poitrine et le regard fixé sur le milieu du ventre. On prétendait, par ce procédé, arriver à goûter une joie ineffable et à contempler la lumière divine : Dieu, cette lumière n’étant autre que l’éclat dont resplendit le Christ sur le Thabor au jour de la Transfiguration. – Cf. M. JUGIE, articles « Palamas » et « Palamites », dans Dictionnaire de Théologie catholique, T. XI, et I. HAUSHERR, Méthode hésychaste, dans Orientalia Christiana, T. IX, p. 101.

[70] Grégoire Palamas, théologien grec, archevêque de Thessalonique et moine hésychaste du XIVe siècle, naquit à Constantinople vers 1296 et mourut à Thessalonique en 1359. Moine un certain temps au Mont Athos, il donna son fondement dogmatique à la mystique des néohésychastes. Le point de départ de sa doctrine fut la contre-verse sur la nature de la lumière apparue au mont Thabor. Pour éviter l’erreur des messaliens, qui prétendaient pouvoir contempler Dieu des yeux du corps, Palamas distingua en Dieu l’essence, absolument invisible et imparticipable aux créatures, et l’opération qui, tout en restant inséparable et indivisible de l’essence, peut être participée per les anges et les hommes. D’après cette théologie, Dieu serait un esprit aux multiples puissances, perfections et opérations qui, tout en brillant comme les rayons d’un soleil, seraient réellement distinctes entre elles et en même temps distinctes de l’Esprit d’où elles émanent. Cette doctrine donna lieu à de longues controverses au cours desquelles les partis ne se ménagèrent pas, jusqu’au moment où l’intervention du pouvoir séculier l’imposa comme doctrine officielle de l’Église byzantine (1351). Palamas fut même inscrit au martyrologe byzantin. – Cf. M. JUGIE, article « Palamas », dans Dictionnaire de Théologie Catholique, cité plus haut, et ARCH. et KERN, Les éléments de la théologie de Grégoire Palamas, dans Irénikon, T. XX, 1947, p. 6 et 164.

[71] Édition des Pamjatniki Drev. pissjmenuosti, S. Pétersbourg 1882.

[72] Otcherki po isstorii jitij Sviatykh, Varsovie 1902.

[73] « Religioznoe dviejnie v Bolgarii », dans Kievskie Univers. Izv. 1898, 5-8.

[74] N. BOULGAKOV. « Prep. Josif Volokolandki », S.-Pétersbourg 1865. – E. BEHR-SIGEL. « Nil Sorski et Joseph de Volokolamsk », dans Irénikon, tome XIV, 1937). – C. CHEVYREV. « Istoria rousskoj Slovesnosti », p. IV, Lektzia, 19 i 20, Moscou 1860. – G. FÉDOTOF, « Sviatye drevnej Roussi », Paris 1931. – V. JMAKINE. « Mitrop. Daniil i ego sotchinenia », dans Tchtenia 1881 (1-2). – V. JMAKINE. Article « Joseph de Volokolamsk » dans le Dictionnaire biographique, S.-Pétersbourg 1897. – PR. KAZANTZEV. « Prepod. Josif Volokolamski » i « Pisania Josifa Volokolamskago », dans Pribavlenie k Izd. Tvorenij Sv. Otzov, Moscou 1858, livre V. – PRAVOSLAVNYJ SOBESEDNIK, 1859 p. III. – JOSIF SANINE. « Prosvetitelj. »

[75] E. DENISSOV. « Masinte le grec et l’occident », Paris-Louvain, 1943.

[76] Voilà la preuve que cette prière était en pratique en Russie sans qu’il ait été nécessaire d’être hésychaste. Car personne, jamais, n’osera affubler de ce titre Joseph de Volokolamsk.

[77] E. BEHR-SIGEL, Irénikon 1937, Tome XIV.

[78] Ce nom de « Tchetji Minei » qui n’est que la traduction slavonne du mot grec et qui signifie « ménologe à lecture » est donné au grand recueil de vies de Saints constitué par ordre du Métropolite de Moscou Macaire sous Ivan le Terrible. Il contient tous les récits hagiographiques existant jusqu’au XVIe siècle.

[79] On le trouve in extenso dans les Minei du métropolite Macaire à la date du 9 septembre. Édition de la Commission Archéologique. S.-Pétersbourg, 1869, p. 499.

[80] CHEVYREV. « Istoria rousskoj Stovesstnosti », p. IV, Leçon 19, Moscou 1860, p. 164-171.

[81] Le « Stoglav » ou les « Cent Chapitres » est un code élaboré par le Synode de Moscou de 1551 contenant des arrêts et des décisions conciliaires sur les questions les plus diverses de la vie religieuse et domestique.

Le mot « Domostroj » est la traduction en russe de « l’oikonomia » grecque et veut dire l’art de bien organiser sa maison « Ordo Domus ». Le but de ce livre est de réglementer la conduite humaine jusque dans le plus petit détail, soit dans le domaine de la vie religieuse et politique, soit dans la vie publique et familiale. Les sources principales du « Domostroj » sont la Bible, ainsi que les instructions des anciens sermonnaires connus en partie dans l’original, en partie par les citations de joseph de Volokolamsk.

[82] « Sviatye drevney Roussi », (Les Saints de l’antique Russie), Paris 1931, p. 202 et sq.

[83] Ce chapitre a paru, presque comme tel, dans les « Mélanges Marcel Viller » publiés par la « Revue d’Ascétique et de Mystique » N° 98-100, 1949, pp. 426-437.

E. BEHR-SIGEL. « Les fous pour le Christ et la Sainteté laïque dans l’Ancienne Russie », dans « Irénikon », T. XV, 1938. – GAMAYOUN. « Études sur la spiritualité populaire russe », dans « Russie et Chrétienté ». Paris 1938-39. N. 1. – A. LEROY-BEAULIEU. « L’Empire des Tsars », T. III. Paris 1889. – G. FÉDOTOV. « Sviatye drevnej Roussi », Paris 1931.

[84] L’Empire des Tsars, T. III, Paris 1889, p. 45.

[85] Le mot « Yourodstvo », qui veut dire « folie pour le Christ », vient de « Yourod » qui signifie « quelque chose d’étrange ».

[86] Sviatye Drevnej Roussi (Les Saints de l’ancienne Russie), Paris 1931, 207 et ss.

[87] Cf. Acta Sanctorum, 1er Juillet, t. I. p. 114-151, et 28 Mai, t. 6, p. 208-320.

[88] Voile qui couvre les épaules.

[89] Tout n’est pas dit sur les influences religieuses orientales de l’Occident à partir des Croisades. Pour la « folie au nom du Christ », il est certain qu’on pourrait retrouver des traces de cette conception de la sainteté dans plusieurs phénomènes des mouvements religieux du Moyen âge. Au moment où cette forme d’exaltation mystique s’affaiblit en Occident par suite des réglementations sévères de l’autorité ecclésiastique on voit apparaître en Russie les premiers « Yourodivyj ».

[90] Code qui réglementait toute la vie privée et publique de l’individu.

[91] GILLES FLETCHER. « Of the Russe common Wealth », London 1591, ch. 21.

[92] SIGISMOND HERBERSTEIN. « Rerum moscovitarum commentarii », Vienne 1549.

[93] Cf. GAMAYOUN. Études sur la spiritualité populaire russe, dans « Russie et Chrétienté », Paris 1938-39, N° I, p. 66.

[94] La traduction de cette leçon est faite par Gamayoun, op. cit., p. 64.

[95] Il s’agit ici évidemment de la ville de Rostov-La grande, dans le Nord du pays.

[96] Fédotov, op. cit., p. 213.

[97] Tel est le titre donné aux saints « Yourodivyj » d’où l’expression : « Bienheureux-blajennyj » pour dire « imbécile ».

[98] Cf. GAMAYOUN, op. cit., p. 69, et E. POSSÉLIANINE, « Rousskaja Zerkovj i rousskije podvigniki VIII veka », (l’Église russe et les grands serviteurs de Dieu du VIIIe siècle en Russie), Pétersbourg, 1905, p. 327.

[99] Paris 1687, Les phrases en italique sont soulignées par moi.

[100] E. BEHR-SIGEL. « Les fous pour le Christ » et la « Sainteté laïque », dans « Irénikon », T. XV, 1938. – V. TCHIJ. « Psikhologuia nachikh pravednikov » dans « Voprossy filosofii i psikhologuii », Moscou 1906. L. 84, p. 281-295. – G. FÉDOTOV. « Sviatye drevnej Roussi », Paris 1931. – E. GOLOUBINSKI. « Istoria Kanonnizatii rousskoj Tzerkvi », dans « Tchtenia » ob. Izt. Drev., Moscou 1903. – Csee A. TOLSTOÏ. « Pravednaja Iouliana Lazarevskaja », Paris (sans date).

[101] « Psychologia nachikh pravednikov », Moscou 1906, p. 282 sq.

[102] Notons qu’il s’agit ici de participation directe. La participation indirecte des femmes russes ne pouvait pas manquer et n’a pas manqué, ne fût-ce que l’influence qu’ont exercée les mères de nos saints sur leurs fils. Cette influence a été délicatement relevée et glorifiée dans l’Akathistos de saint Séraphin de Sarov, qui salue le saint dans l’Ikos deuxième avec ces paroles : « Réjouis-toi, toi qui as hérité des vertus de ta mère. »

[103] H. BRÉMOND. Histoire littéraire du Sentiment religieux en France, VIII, Paris 1929, p. 301.

[104] Des extraits ont été publiés dans les « Annales contemporaines » (Sovremennye Zapisski), Paris 1936.

[105] I. CHLIAPKINE. « Sv. Dimitri Rostovski i ego Vremia », S.-Pétersbourg 1891. – Sv. DIMITRI ROSTOVSKI. « Sotchinenia izd. Sojkina », S. Pétersbourg (2 vol.). – « Jitie i Tvorenia sv. Dimitria Rostovskago izd. Sytina », Moscou 1893. – A. GORSKI (NETCHAEV). « Jiznj sv. Dimitria », 1849. – A. HELSCH. « De Theologia Demetri Metrop. Rostovensis », Romae 1936. – M. POPOV. « Sviatitelj Dimitri Rostovski », S.-Pétersbourg 1910 – E. POSELIANINE. « Rousskaja Tzerkov i rousskie podviniki XVIII v. », S.-Pétersbourg 1905. – F. TITOV. « Sv. Dimitri Rostovski » (dans Troudy Kievskoj doukhov. Academii, 1909/III).

[106] La vie du boyard Rtischev nous est racontée par le professeur Klutchevski dans « Bogoslov. Vestnik », 1892 (janvier), « Dobrye Lioudi drevnej Roussi » (Les hommes de cœur de l’ancienne Russie). Pendant la famine, il vendit son argenterie et ses beaux habits pour aider les malheureux ; avant sa mort il donna la liberté à ses serfs.

[107] Il s’agit de la prière slavonne à la Vierge « Bogoroditza », que nous indiquons ici par le terme « Ave ».

[108] Pour qui aurait pris la peine d’étudier l’activité de saint Dimitri, comment souscrire aux affirmations, pour le moins unilatérales, du R. Père I. H. Dalmais O. P., qui prétend que « les auteurs spirituels, jusqu’au XIXe siècle russe, ne se sont guère occupés de la foule de ceux qui ne se sentent pas appelés à la vie monastique (c. à d. des simples fidèles) et que le sentiment commun... en particulier chez les Slaves, est d’accepter la situation de pécheur en s’en remettant aveuglément à l’infinie miséricorde de Dieu »... (La Vie spirituelle, Janvier 1949, « Sacerdoce et Monachisme dans l’Orient Chrétien », p. 40.)

[109] I. SCHLIAPKINE, Vita, p. 281, note I.

[110] Titov, Tipographia Kievo Petcherskoj Lavry Istor. Otcherk. T. II, prilojenie, Kiev 1918, p. 454, note 5.

[111] Boisson chaude présentant un mélange d’eau bouillante et de miel.

[112] Ces exhortations, bien que prononcées il y a plus de 200 ans, sont aujourd’hui d’une actualité extraordinaire. Le respect de Dieu, des choses de Dieu, le respect devant le « mysterium tremendum », même chez les religieux et les prêtres, laisse beaucoup à désirer.

[113] Ici encore, comme c’est actuel ! Combien sont ceux qui, sous le prétexte que Jésus est l’ami, le traitent sans révérence pour ce qu’il est.

[114] Paris 1932, p. 210-211.

[115] PG 44, 851 Hom. in Cant. Cant.

[116] Bien que la dévotion au Sacré-Cœur, telle qu’elle existe dans l’Église occidentale, n’existe pas dans l’Église russe, le cas de Dimitri n’est pas isolé. En effet, la piété populaire, en partie sous l’influence de certaines prières liturgiques, invoque le Sauveur « plein de miséricordes », « plein de compassion », « Jésus la douceur même », « la bonté sans bornes », etc. À l’église, chez les reclus et dans les familles, on aime à réciter le bel acathistos (genre de litanies) au Très Doux Jésus... Sans être l’équivalent de la dévotion au Sacré-Cœur, cette pratique en a néanmoins l’esprit, la communauté d’origines lointaines, les présupposés dogmatiques ; ici et là nous retrouvons la confiance en la bonté sans bornes du Dieu fait homme... Il y a plus. On trouve la mention ou même l’invocation explicite du Cœur de Jésus chez des saints très vénérés, simples moines ou évêques, dans des sermons de prêtres séculiers, dans des lettres de missionnaires et dans le langage des laïques. Cf. S. TYSZKIEWICZ, S. J. « In apostolatus Orationis. Intentio generalis in Mensem iunium 1937. » Romae 1937.

[117] Cf. J. CHLIAPKIN, S. Dimitri Rostovski, p. 281.

[118] A. GUIPPIUS. « Sv. Tikhon Zadonski », Paris, s. d. – A. LEBEDEV. « Sv. Tikhon Zadonski, Ego Jiznj i pisamia », S. Pétersbourg 1865 (plusieurs éditions sans changements). – T. POPOV. « Sviatitelj Tikhon Zadonski i ego nravo outchenie », Moscou 1916. – Sv. TIKHON. « Sotchinenia », 5 Tomov, Moscou 1899. Le vol. V contient les notes (mémoires) de Vassili Tchebotarev et Ivan Efimov, familiers du saint.

[119] Cf. A. GUIPPIUS, Sv. Tikhon Zadonski, Paris sans date, p. 15 (en russe).

[120] JOHAN ARNDT (1555-1621), théologien protestant catholicisant, connu pour sa doctrine sur le Royaume de Dieu intérieur. Un de ses principaux ouvrages porte le titre de « Das wahre Christentum ». Braunschweig 1606.

[121] Χοιστομίμητος (βίος) ξωή.

[122] On sent ici l’influence manifeste de « l’Imitation », Livre 1, chap. 20.

[123] Cf. Confessions, L. I, ch. I. No 1.

[124] Cant. Cant. 4, 9.

[125] Ce fait, mieux que toute autre explication, nous permet de comprendre l’état d’esprit de ceux qu’on désigne sous le nom de « Vieux croyants » (Starovery) ou « Raskolniki ». En étudiant la personne de saint Tikhon nous saisissons leur « idéal », et nous nous persuadons que toute l’histoire du « Raskol » ou du Schisme provoqué par les réformes du patriarche Nikon, n’a été et n’est qu’une question d’état d’âme. Entre l’idéal d’un « raskolnik » et l’idéal d’un représentant de l’Église pravoslave post-nikonienne, à la condition que ce représentant soit un saint, il n’y a pas de différence. Pour comprendre le Raskol et le rôle immense qu’il a joué dans l’histoire de la spiritualité russe, il faut en venir là. Alors tout s’éclaire et on est étonné de voir des « schismatiques (c’est ce que veut dire « raskolnik ») restés absolument fidèles à la spiritualité traditionnelle. On se demande qui donc s’est séparé, et de quoi ? C’est une des raisons pour lesquelles nous avons omis de parler du « Raskol » et des « Raskolniki » comme d’une école de spiritualité distincte de la spiritualité russe en général. Saint Théodose, saint Serge, saint Tikhon, le protopope Avvakum, champion du Raskol, sont tous les enfants de la même famille. Les distinguer, rien de plus juste ; les disjoindre, rien de plus faux.

[126] Ainsi les icones dites « Znamenie » (Signum) présentent la Mère de Dieu dans l’attitude d’une « orante » avec l’enfant divin sur la poitrine, comme s’il était au-dedans d’elle. C’est le symbole de l’humanité dans sa plénitude, c’est-à-dire de la créature remplie du Saint-Esprit et unie, par un acte de sa liberté, inséparablement au Verbe Incarné, le « Siège de la Sagesse » au vrai sens du mot.

[127] E. BEHR-SIGEL. « La prière de Jésus », dans (Dieu vivant, N° 8, Paris, 1947). – M. BOROVKOVA MAIKOVA. « Nil Sorski i Païssi Velitchkovski » (Sbornik posv. S. Platonovou). S.-Pétersbourg, 1911. – « Jitie startza Moldavskago Païssia Velitchkovskago », Izd. Optinoj Poustyni s prilojeniem egotroudov. Predislovie startza Makaria (sans date). – IRÉNIKON. « La prière de Jésus par un moine de l’Église d’Orient », dans (Irénikon, T. XX, 1947). – PROTOIEREJ S. TCHETVERIKOV. « Moldavskij staretz Païssij Velitchkovskij », Petseri, 1938. – PROF. S. TCHETVERIKOV. « Iz istorii rousskago startchestva », dans Poutj, 1925, 1926, 1927. N. 1, 3, 7.

[128] Cité par Irénikon 1947, T. XX, p. 405 (La prière de Jésus).

[129] E. BEHR-SIGEL. « La prière de Jésus » dans « Dieu vivant », cahier 8. p. 75.

[130] Id. cahier 8, p. 69 et ss. passim.

[131] Sur G. PALAMAS, voir M. JUGIE dans Dict. Th. Cath. XI 2 (Palamas, Palamite-Controverse) col. 1735-1818.

[132] Migne, P. G. T. 120, col, 702, 710.

[133] Sur les rapports entre Nil Sorski et Païssi Velitchkovski, voir « Sbornik Platonovu », article de Borovkov-Majkov, S. Pétersbourg, 1911, p. 27-33.

[134] I. SMOLITCH. « Leben und Lehre der Starzen », Wien 1936. – S. TCHETVERIKOV, « Optina Poustynj », Paris 1926. – E. POSELIANINE (Pogojev). « Rousskie Podviniki XIX veka », S. Pétersbourg 1910. (Vies des SS. Léon, Macaire et Ambroise). – ARCH. LÉONIDE (Kavéline), « Skazanie o jizni Ieroskhimonakha Makaria », Moscou 1861. – PISJMA ST. MAKARIA. « Khristianke jivouchtchej v mirou » (lettre à Mme Kirejevski), éd. Laure de la Ste Trinité, 1911. – PISJMA ST. MAKARIA. « K nronachestvouchtchim », Moscou 1862. – ARCH. G. BORISOGLEBSKI. « Skazanie o jizni o. Amvrosia », Moscou 1893. – JIZNEOPISANIE STARTZA AMVROSIA, Moscou 1900. – V. ROZANOV. « Optina Poustyni » (Starets Amvrosi) dans « Okolo Zerkovn. Stenn », S.-Pétersbourg 1906, v. II. – PISJMA ST. AMVROSIA, dans « Douchepoleznoe Tchtenie », 1891-1897.

[135] ARCH. LÉONIDAS. « Skazanie o jisni i podvigakh startza Makaria », Moscou 1861. Passim.

[136] V. ROZANOV. « U zerkovnykh Stenn », (II) S. Pétersbourg 1906, p. 97 et ss.

[137] DOM PIERRE BELPAIRE, O. S. B., « Séraphin de Sarov » dans Irénikon, T. X 1933. – V. ILJINE. « Prep. Serafim Sarovskij », Paris 1930. – N. LOSSKI, dans « Poutj », N° 2. 1926. Paris. –N. Lem-Ku. « Jitie i podvigui i tchoudesa prep. Serafime », Moscou 1905. – E. POSELIANINE. « Rousskie podvijniki XIX veka », S.-Pétersbourg 1910. – ARCH. (Metropolite) SERAFIM TCHITCHAGOF, dans « Letopisj Serafimo-Divejevskago mornastyria », les chap. III-XX sont consacrés à S. Séraphin, S. Pétersbourg 1903. – I. SMOLITSCH. « Leben und Lehre der Starzen », (Der hl. Seraphim von Sanov), Wien 1936.

[138] V. ROZANOV, « Tentreyj Lik », S. Pétersbourg 1911, p. 32-33.

[139] « Semeur » (Sejatelj) 1927, p. 285, cité par E. BEHR-SIGEL, dans « Dieu vivant », N° 8, Paris, p. 92-93.

[140] Sermo 147 de Tempore.

[141] IVAN ILJINE dans « Vozrojdenie », 18 avril 1935.

[142] N. ARSENIEV, « Saints et Starets russes », (dans Dieu vivant, No 6, p. 99 ss. Paris).

[143] Ainsi par exemple KARL ROSE, Conseiller ecclésiastique protestant de Berlin, dans un livre intitulé « Liturgie und eschatologische Hoffnung die Lebenssubstanz der Kirche » cité dans « Herder Korrespondenz » octobre 1951, p. 46 écrit : « Dans la vie de l’Église orthodoxe tout tourne autour de la liturgie. La conscience chrétienne et les manifestations vitales d’un chrétien russe-orthodoxe sont liturgiques. » Pareilles affirmations sont courantes. Cela est dit sans tenir compte de toutes les vies de Startsi, de toute la tendance de l’école de Séraphin de Sarov, de Nil Sorski ou de Tikhon de Zadonsk.

[144] « Sbornik o Solovjeve », I, Moscou 1911, p. 118-122.

[145] Sur cette affirmation qui paraîtra paradoxale, voir ELISABETH BELENSAN, « Zwei Typen der Heiligkeit », dans « West-östlicher Weg » 1930, p. 127, Breslau.

 

 

 

 

 

 

 

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