Élise Orzeszko

(1866-1906)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie KONOPNICKA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien lourde était la croix que portait alors notre nation, lorsque Élise Orzeszko se présenta devant File dans sa première jeunesse et éleva la voix pour parler d’Elle et lui parler à Elle.

Et elle ne lui dit pas : « Je vais chanter pour toi afin que tu ne sentes point ton fardeau » ; elle ne lui dit pas non plus : « Je vais éblouir et enchanter tes yeux afin que tu ne voies pas ton Golgotha » ; mais elle étendit ses mains vers la croix en disant : « Je veux t’aider à porter cette croix. »

Et aussitôt elle prit sur elle toute la charge que pouvaient supporter ses épaules et même un peu plus encore, et elle marcha.

Et à mesure qu’elle avançait, portant sur ses épaules la croix de la Nation, dans sa poitrine s’allumait pour cette nation une flamme d’amour de plus en plus vive, de plus en plus puissante ; et ce qui s’allumait aussi en elle, c’était le fécond soleil de son esprit créateur.

Et alors commencèrent à éclore des fleurs merveilleusement belles, épanouies sous ce soleil sur la route de la Crucifiée – et ce fut là son printemps. Et ensuite commencèrent à paraître des épis nourriciers dorés à la chaleur de cette âme éprise de sa nation – et ce fut son été.

Et les fleurs étaient la gloire de la nation portant sa lourde croix, et les épis étaient le soutien, le réconfort de sa vie.

Pendant quarante ans elle a marché ainsi, fidèle à sa mission de Cyrénéen. Et ce n’est point vers son propre bonheur qu’elle allait, ni vers son propre avantage. Car il n’y eut pas une pointe de la couronne d’épines qui ne blessât son front, et il n’y eut pas une pierre du chemin de la croix qui ne heurtât son pied.

Et pendant quarante ans elle a marché ainsi à l’ombre lugubre de la grande croix commune, si bien que son corps frêle s’est courbé sous le fardeau ; si bien que sur son visage se sont empreints les stigmates de la pâleur du martyre ; si bien que ses yeux au lointain regard en sont devenus immensément tristes.

Quarante ans...

Elle-même assurément n’a pas dressé le compte de ces longues années ; mais nous, nous n’avons pas le droit de l’oublier.

Car c’est parce qu’elle a porté notre croix, qu’il nous a été plus facile de la porter avec elle. Et si nous avons cueilli ces fleurs et mangé le pain de ces épis, c’est qu’elle les avait semés pour nous.

Tous les domaines de la vie, même les plus étendus, ont été compris dans ces fécondes semailles.

Il n’y a pas eu d’idée vraiment belle, vivante et noble qu’elle n’ait réchauffée de son souffle.

Il n’y a pas eu d’injustice sociale devant laquelle elle ne se soit dressée pour défendre l’opprimé et protester contre l’oppresseur.

Il n’y a pas eu d’infortune qu’elle n’ait embrassée et pressée contre son cœur.

Il n’y a pas eu de blessure, il n’y a pas eu de maladie, à laquelle elle n’ait activement cherché un remède ou un secours.

Il n’y a pas eu de faute, pour laquelle elle n’ait eu une parole de pardon.

Il n’y a pas eu d’iniquité contre laquelle elle n’ait fait éclater son indignation en prenant toujours le parti de la justice. Et c’est peut-être là le trait caractéristique de sa belle et noble nature.

Elle a été juste pour ceux qu’elle aimait et pour ceux qu’elle n’aimait pas, pour les jeunes et pour les vieux, pour ses proches et pour les étrangers, pour les siens et pour les autres. Parfois seulement, dans son incomparable immodestie, elle a été injuste pour elle-même.

Altruiste de génie, chrétienne sublime, maîtresse éminente des tons les plus doux du Verbe national, reine des plus larges et des plus profonds espaces de la pensée, n’est-elle pas en même temps simple comme un enfant et bonne comme une mère ?

N’est-elle pas forte comme la vie et fidèle comme la mort, à son poste austère et presque guerrier ?

Ne nous a-t-elle pas donné toute son âme en réalisation d’un vœu sacré ?

Si nous passons en revue son œuvre, son œuvre qui, non seulement s’est adressée à nous sur le sol natal, mais a également parlé de nous à travers le monde, son œuvre qui a rendu témoignage à notre vitalité intellectuelle, nous y trouverons toute une bibliothèque, tout un trésor de pensées, de sentiments, de documents et de représentations de la vie, contenant à la fois une subtile analyse et les grandes lignes d’une large synthèse.

Si nous examinons son action sur les âmes vivantes, sur les âmes humaines, nous y rencontrerons les forts retranchements de l’idéal national, solides, inattaquables, dorés par l’aube de l’avenir.

Car c’est par une double voie qu’agit le rayonnement de son âme. Ce qu’elle n’a pu renfermer dans ses livres, elle l’a mis dans la poitrine vivante de ceux qui ont pu directement approcher ce foyer pur et lumineux.

Et cette influence s’exercera dans les plaines arides de la vie par un courant profond et fertile ; ce sera comme une pluie vivifiante, fertilisante, après la sécheresse des temps ; ce sera comme une règle acceptée et observée dans les contrées de notre pays les plus lointaines ; ce sera comme une prière récitée, la tête penchée et les lèvres tremblantes :

 

            « Je t’aime, ô terre »...

 

Aujourd’hui que ces paroles ont d’un jet puissant pénétré dans les foules humaines, aujourd’hui que les âmes sont émues et que les cœurs battent fortement, c’est aujourd’hui que nous voulons l’honorer.

Nous voulons relier son nom avec l’instant qui s’écoule. Nous voulons lui donner parmi nous une place royale. Nous voulons qu’elle sente combien elle est chère à sa nation. Parlons d’elle. Concertons-nous, délibérons sur la façon de l’honorer. Qu’elle nous voie, qu’elle nous sente près d’elle.

Son œuvre, ce n’est pas seulement de la littérature, c’est aussi un acte vivant.

Son âme, ce n’est pas seulement une harpe, c’est aussi un glaive et un soc de charrue.

Le lot qui lui est échu a été un service pénible sur les frontières, service dont le fardeau aurait effrayé tout autre qu’elle.

Le lot qui lui est échu se composait de terrains incultes, encombrés de chardons, mais dont, à la sueur de son front, elle a su dégager la couche fertilisable. Ç’a été une lutte continuelle que sa vie, et elle n’a trouvé son repos que dans le souci de notre avenir.

Qu’aujourd’hui donc la forêt de Bialowiez lui entonne l’hymne royal, l’hymne de gloire par la voix de ses chênes séculaires ! Que son Niémen natal, dont elle nous a révélé l’âme, la salue de ses lueurs et de ses murmures !

Que les cœurs battent pour elle ! Que la patrie lui donne la guirlande du mérite civique !

 

 

Marie KONOPNICKA.

 

Paru dans Bulletin polonais littéraire,

scientifique et artistique en 1906.

 

 

 

 

 

 

 

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