La vie de Beethoven écrite par lui-même dans ses œuvres

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

P. LACURIA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ceux qui écrivent la vie des grands hommes ne voient que l’écorce, et n’ont quelquefois à raconter que des évènements vulgaires. Ce qu’il faudrait connaître, c’est la vie intérieure de ces âmes extraordinaires, et elles seules pourraient la dévoiler. Plusieurs, depuis saint Augustin, ont eux-mêmes écrit leur vie. Cependant il est difficile de se poser soi-même devant le public sans trop de retenue si on a de la pudeur, sans effronterie si on en manque.

Mais, on l’a déjà dit, tout homme qui écrit envoie son portrait, et ce portrait est d’autant plus fidèle qu’on ne songe pas à le faire. On peut ajouter : tout artiste qui fait une œuvre se peint lui-même plus ou moins. Les grands poètes, les grands peintres, les grands musiciens ont donc aussi écrit leur propre vie à leur manière.

Or, de tous les arts, celui qui raconte le mieux l’histoire des sentiments, c’est la musique, parce que la musique s’échappe directement et spontanément du cœur, surtout la musique sans paroles, dans laquelle le compositeur, n’ayant aucune ligne tracée d’avance, aucun objet extérieur à imiter, n’a d’autre modèle que lui-même et ne peut peindre autre chose que l’état actuel de son âme.

Au fond, toutes les vies humaines roulent sur le même pivot : le désir du bonheur. Pas un mouvement dans l’homme, dit Pascal, qui n’ait ce but. Ce désir a pour corrélatif inévitable : la douleur de ne pas atteindre ce qu’on désire.

Mais ce thème unique donne lieu dans les âmes à d’infinies variations, selon l’idée qu’elles se font du bonheur et selon l’intensité de leurs désirs.

Richesse de la pensée, impétuosité du sentiment, voilà deux échelles dont les degrés sont inépuisables. Or c’est le degré qui marque la vie sur ces deux échelles, qui fait toute la supériorité du grand homme ; mais aussi ce degré n’a sa trace que dans la conscience du génie ; l’historien l’ignore presque toujours, et cependant il serait si intéressant de le connaître.

On a dit que Beethoven avait souffert ; mais à quel degré ? qui pourra nous le dire ? Lui seul. Écoutez une de ces pages orageuses où il a épanché son âme, et, au déchirement de votre cœur, vous comprendrez, vous simple auditeur, ce que l’auteur a dû souffrir.

Si la musique, sans paroles surtout, a sur les autres arts l’avantage de peindre plus vivement et d’être mieux sentie, elle a l’inconvénient d’avoir une expression vague, indéterminée et plus difficilement comprise. Elle est, pour bien des personnes, comme une déclamation en langue étrangère, qui par la voix et le geste laisse entrevoir des beautés que l’ignorance de la pensée cache presque entièrement.

Je ne parle point ici de la musique frivole et sans idée, qui ne s’adresse qu’aux sens ; mais ce je viens de dire est musique est d’autant plus vrai que la musique est plus sérieuse, plus profond, plus passionnée.

C’est donc dans la musique surtout qu’un grand génie peut être incompris.

« Tandis que la foule s’achemine d’un pas graduel et lent vers une région inconnue, l’homme de génie sort des rangs. Il s’avance à grands pas. La foule a beau crier qu’il se précipite, il va toujours. Bientôt elle le perd de vue, et ce n’est qu’après de longues années qu’elle parvient sur ses traces, à une limite ; mais l’homme a disparu, son pied s’est arrêté là. Il ne reste plus qu’un chef-d’œuvre et une tombe. » (D’Ortigue.) C’est, je crois, à l’occasion de Mozart que cette phrase a été écrite ; mais à nul autre elle ne convient mieux qu’à Beethoven. Il y a bien des années que la tombe est fermée sur cette noble vie ; cependant la trace où le pied du géant s’est arrêté est bien loin devant nous, et peu d’esprits sont assez avancés pour la voir distinctement.

Il y a quelques années seulement que des musiciens, qui passaient pour des maîtres, ne pouvaient prendre la musique de Beethoven au sérieux et la jouer sans sourire de dédain 1. Sans la pénétration et la persistance d’Habeneck, ce génie serait peut-être encore inconnu parmi nous. Et, maintenant encore, combien en est-il qui comprennent ses grandes œuvres, leur assignent leur véritable rang, et ne préfèrent pas les grâces de sa jeunesse à la puissance de sa virilité ?

Ce qui rend Beethoven difficile à apprécier, c’est que chez lui la pensée joue un grand rôle, c’est qu’il n’est pas seule-artiste, mais philosophe religieux. Pour lui la musique n’est pas le but, elle n’est que l’instrument, et cet instrument est obligé, sous sa main de fer, de ployer ou de rompre. Beethoven exprime toujours une pensée, non une pensée froide et abstraite, mais une pensée qui s’est enflammée dans le cœur, et quelquefois cette pensée est si grande que l’orchestre dans lequel il veut l’enfermer semble prêt à éclater de toutes parts, comme un vêtement qu’un géant essaye d’endosser.

Il y a donc chez lui des efforts prodigieux pour élargir et briser les limites de son art, et il n’est pas étonnant que, ne comprenant pas la pensée qui motive ces efforts, beaucoup soient déroutés, et dans le sublime même ne voient qu’extravagance.

Beethoven exprime toujours une pensée ; mais quelle est-elle ? Il serait souvent difficile de le démontrer. Cependant, quelque vague que soit le sens de la musique, on voit, en parcourant ses compositions, que deux grands sentiments surtout ont rempli sa vie et débordent dans ses œuvres.

Beethoven semble être un grand et puissant archange que Dieu avait exilé dans un corps humain, et à qui il avait donné une large part dans la coupe de la misère humaine ; car cet archange de l’harmonie était sourd.

Que devait lui paraître la terre, cette sombre vallée de la mort, à lui descendu du ciel ? Qui, mieux que lui, pouvait sonder le fond de l’abîme qu’on appelle malheur, et, comme Bossuet le disait de Jérémie, égaler les lamentations aux calamités ?

Puis, quand son œil sublime quittait la terre et s’élançait vers le ciel, alors le souvenir confus des joies divines excitait en son cœur des aspirations qui auraient brisé toute autre âme ; il appelait, il demandait, il pressentait un bonheur si grand que notre faible pensée ne peut le concevoir.

Ces deux sentiments, qui ont rempli la vie et les œuvres de Beethoven, se résument et sont arrivés à leur plus haute expression dans son chef-d’œuvre, la symphonie avec chœurs. Mais, avant d’arriver à cette dernière et complète manifestation de lui-même, il avait exprimé, dans ses autres ouvrages, les diverses nuances de sentiments et d’idées par lesquelles avait passé son âme.

Beethoven a caractérisé lui-même sa musique, en disant de l’œuvre 14 : Tout le monde comprendra bien que c’est là le combat de deux principes opposés (Schindler, p. 198).

L’âme sereine d’Haydn se promène dans l’Éden sans soupçonner la lutte. Mozart pleure quelquefois, mais avec une sensibilité féminine qui ne comprend point la grandeur effrayante du mal. Beethoven, au-dessous du bonheur céleste, voit l’abîme tout entier ; chez lui, le ciel et l’enfer apparaissent avec toutes leurs forces ; c’est le combat gigantesque de l’Apocalypse, où Michel et ses anges luttent contre Satan et ses anges.

Il serait intéressant de prendre toutes les œuvres de Beethoven, depuis la première jusqu’à la dernière, et de suivre ainsi toutes les fluctuations de sa pensée et tous les battements de son cœur ; mais ce travail serait long et peut-être incompréhensible. D’abord, beaucoup de ses œuvres sont presque inconnues parmi nous ; ensuite trop d’épisodes jetteraient de la confusion dans le plan ; on peut, dans une petite œuvre telle qu’une valse, une variation, une fantaisie, exprimer un caprice fugitif de la pensée, qui semble ne se rattacher à rien dans la vie ; mais dans une symphonie, œuvre capitale, il faut que le compositeur recueille ses pensées et ses forces, et s’exprime pour ainsi dire tout entier.

C’est donc dans la suite des symphonies de Beethoven, les plus belles et les plus connues de ses œuvres, qu’il nous sera plus facile de connaître sa vie intérieure, et que nous pourrons pénétrer dans son âme à l’aide de ses propres révélations.

Toutefois, malgré mes efforts, je sens que mes paroles seront bien peu de chose ; elles seront tout au plus le froid dictionnaire qui sert à traduire une poésie brûlante. Elles n’ont point la prétention de faire connaître Beethoven ; trop heureux seulement si elles aident à mieux comprendre les poèmes de lumière et de feu dans lesquels s’est incarnée son âme.

 

Symphonie Ire, en ut majeur (Op. 21,), 1801. – La première symphonie n’exprime pas encore de pensée arrêtée. C’était la première fois que Beethoven enfermait son génie dans le grand cadre de la symphonie. Comme un acteur qui débute, il était trop préoccupé du public pour entendre et exprimer ce qui se passait au fond de son cœur. Cette symphonie n’est encore que de la musique. On voit qu’en la composant il pensait plus à Mozart et à Haydn qu’à lui-même ; aussi son individualité s’y montre à peine. Ce n’est que dans le Scherzo, où il devait plus tard acquérir une si grande supériorité, que la vigueur de son génie commence à poindre. En somme, cette pièce est moins bien originale que plusieurs de celles qui l’avaient précédée, telle que la sonate pathétique, les premiers quatuors et le septuor.

 

Symphonie IIe, en ré majeur (Op. 36), 1803. – Dans la seconde symphonie, Beethoven commence à être lui-même. Encouragé par son premier succès, il ne se préoccupe plus des auditeurs, et s’abandonne entièrement à son inspiration. Aussi, dans la première partie, à la grâce de Mozart, à la recherche ingénieuse d’Haydn, ont succédé la force et la majesté qui le caractérisent.

Lorsque l’homme a constaté sa personnalité, le premier soin de son cœur est de sortir de cette personnalité, stérile tant qu’elle reste seule, pour aspirer au bonheur dont l’instrument est toujours hors de soi. L’andante de la symphonie en est le rêve de bonheur de Beethoven Mais là, comme partout, on retrouve dans ce mâle génie le géant de l’art, l’archange exilé. Bien d’autres que lui ont rêvé le bonheur, mais leur regard myope ne s’est point élevé au-dessus de la terre ; ils se sont appliqués à en cueillir les fleurs, et dans l’empressement de leur avidité, ils ont quelquefois, avec les fleurs, apporté la fange qui souillait leurs racines.

Beethoven n’a jamais chanté le plaisir, mais le bonheur. Du premier pas, il franchit tout ce qui est terrestre et vous emporte avec lui dans des régions infinies. Écoutez ce délicieux andante de la symphonie en  : quelle douceur ! quelle tendresse ! quel amour ! mais comme cet amour est loin de la terre, comme cette tendresse est pure, comme cette douceur est grande, noble et ferme !

Le bonheur qu’il rêve dans cet andante est si grand que la terre ne pourra le réaliser, et l’on peut déjà prévoir que l’âme qui a conçu cette idée est destinée à beaucoup souffrir, car sa vie ne sera qu’un exil.

Dans les dernières parties, le scherzo et le finale, Beethoven déploie la brusquerie et la vigueur de sa nature ; il semble qu’il fait l’essai de ses forces, qu’il s’agite pour s’exciter lui-même et se préparer à conquérir le bonheur qu’il vient de rêver.

 

Symphonie IIIe, héroïque, en mi (Op. 55), 1804. – Le géant est parti pour trouver son idéal ; il va parcourir le ciel et la terre, et nous allons voir se succéder mille alternatives d’espérances gigantesques et de déceptions accablantes.

La grande âme de Beethoven était incompatible avec l’égoïsme des cœurs étroits. Dans ses rêves de bonheur, il ne séparait point l’humanité de lui-même ; le bonheur de tous devait être un élément du sien.

Aussi, lorsque le nom d’un héros dont la gloire commençait à éclairer tout l’horizon retentit à son oreille, il s’arrête dans sa course. Ce héros serait-il destiné à rendre au monde la paix et le bonheur ? À cette pensée, son cœur bondit de joie et d’espérance. Toute la gloire que peut donner à un homme l’éclat de la victoire, la sagesse de la législation, l’habileté du gouvernement, lui apparaît dans toute sa splendeur, et il exprime toute la majesté de sa vision dans la première partie de la Symphonie héroïque.

Puis il avait fait dans l’andante l’apothéose de son héros, et déjà l’œuvre était terminée ; mais tout à coup il s’arrête, il a vu une tache sur le front de celui qu’il chante. L’illusion s’évanouit : au lieu d’un héros il ne voit plus qu’un tyran ; la plume lui tombe des mains ; il déchire l’œuvre qui vient de naître, et de son cœur brisé sort cette marche funèbre qui arracherait des larmes aux plus durs, et qui, dans la symphonie, couvre de son voile de deuil la place que devait remplir l’apothéose 2.

Ce n’est point la douleur qu’on éprouve à la mort physique d’un homme qu’exprime cette marche, mais elle pleure la ruine d’une grande âme, la chute d’une idole qu’on adorait. Ce n’est point un cadavre qu’elle accompagne à la tombe, mais ce sont les espérances de bonheur, les illusions de gloire, les rêves brillants d’avenir pour la Société, que l’on a couverts d’un voile de deuil et qu’on se prépare à enterrer pour toujours.

Aussi qui a jamais entendu sans une profonde émotion cette première phrase si sombre, qui s’avance lentement courbée sous le poids de la douleur ; puis ces soupirs qui semblent vouloir monter vers le ciel, mais qui retombent aussitôt découragés sur la terre ? ces souvenirs de bonheur qui brillent une seconde dans la pensée, comme un point bleu dans un ciel d’orage, et qui sont suivis de déchirements de cœur où toutes les pensées semblent se choquer et se briser les unes contre les autres ? puis enfin cette première phrase qui revient finir la marche, mais brisée par la douleur, entrecoupée par les sanglots, et qui s’éteint sans pouvoir achever la note commencée ?

Beethoven a laissé après la marche les deux dernières parties : le scherzo, qui semble le babil d’une armée en repos, interrompu de temps en temps par les appels de la trompette, et le finale, qui exprime la joie d’une armée victorieuse, joie au milieu de laquelle s’élève un chant de félicitation et de reconnaissance, si doux et si grave qu’on ne sait si c’est vers Dieu ou vers le héros que 1’armée le fait monter.

Mais ces deux parties continuent un ordre d’idées que la marche funèbre a complètement interrompu ; le cœur n’est plus disposé à les entendre, et pour lui la symphonie finit à la marche.

 

Symphonie IV, en si (Op. 60), 1806. – L’âme de Beethoven, ainsi refoulée, se replie sur elle-même, mais elle ne désespère pas encore. Elle sentait en elle une vie si puissante, si féconde ! Est-ce que cette vie ne pourrait pas s’illuminer au contact d’une autre vie ? N’est-elle pas assez riche pour remplir cette autre vie de bonheur et se contempler elle-même dans cette vie heureuse comme dans un fidèle miroir ? Il sent en lui cette même force d’expansion qui tourmente René dans l’immortel épisode de Chateaubriand, et il s’écrie comme lui : « Il me semble que j’aurais la puissance d’animer des mondes. »

C’est ce besoin de se donner, c’est cette expansion de l’amour, cette plénitude, cette effloraison luxuriante de la vie, qu’il exprime dans la symphonie en si bémol, dans l’andante surtout.

« Mon ange, mon tout, mon moi, écrivait-il alors à Juliette 3, ma poitrine est pleine de tout ce que j’ai à te dire... Il y a des moments où je trouve que la parole n’est rien. »

Les sentiments que la parole rendait si mal à son gré, il les traduit dans le langage divin de la musique. Aussi, en écoutant cette symphonie, bien des phrases de ses lettres à Juliette reviennent à la pensée.

Dans le préambule de la symphonie, Beethoven semble sortir et se dégager d’une nuit profonde ; après un dernier regard sur ses illusions perdues, il tourne les yeux vers une nouvelle lumière et entre dans son sujet.

« Au réveil, mes pensées s’élancent vers toi, mon immortelle bien-aimée ; quelquefois content, puis triste, j’attends que le destin nous exauce... Pourquoi cette profonde tristesse ?... Ah ! mon Dieu, contemple la belle nature, et calme ton âme qui se révolte contre la nécessité... Égaye-toi, sois toujours mon fidèle, mon unique trésor, mon tout, comme je le suis pour toi. »

Les douces et consolantes mélodies qui disent tout cela sont doublées d’un accompagnement agité, qui montre que l’inquiétude se mêle encore à l’espérance.

Dans l’andante, l’inquiétude disparaît ; Beethoven s’abandonne tout entier à l’extase.

« Voler dans tes bras, m’asseoir à ton foyer, près de toi, et élever dans la région des esprits mon âme enlacée dans tes bras. »

Cette pensée de bonheur, il y revient toujours, et s’enivre de sa douceur. Un moment seulement, au milieu de l’andante, les accords deviennent larges, forts et puissants ; on croit entendre ces paroles : « Quelque profond que soit ton amour, le mien l’est encore plus... Notre amour est un édifice divin et éternel comme les citadelles célestes. »

Cette mélodie si douce, si radieuse, si tendre de l’andante se déroule au-dessous d’un tic-tac obstiné des seconds violons, qui semble le battement régulier du cœur qui se fait entendre pendant que l’âme se perd dans l’extase de ses rêves d’amour.

Cette symphonie n’a aucune des rudesses que l’on trouve dans les autres ; le scherzo lui-même, après avoir commencé avec vivacité, redevient caressant.

« Rentrons vite du dehors en nous-mêmes : n’est-ce pas que nous nous reverrons bientôt ? »

Le finale est plein d’espérance.

« Quant au reste, fions-nous aux Dieux, qui décideront de notre destinée. »

Mais toutes les douleurs devaient abreuver l’âme de Beethoven ; après le rêve de la gloire, le rêve de l’amour s’éteint aussi ; Juliette est donnée à un autre. D’ailleurs, quelle humaine créature aurait pu réaliser l’amour avec les vastes proportions et l’éclat divin qu’il avait dans la pensée de l’artiste ?  Aussi le cœur de Beethoven se referme. Le voile sombre de la surdité s’étend et s’épaissit sur cette âme si bien faite pour lumière. Tout se noircit à ses yeux, la société n’est plus pour lui qu’une couronne d’épines qui le blesse de tous les côtés.

Beethoven quittait ordinairement la société dès le printemps, et passait l’été à la campagne, dans les environs de Vienne. Mais, en 1807, après les cruelles déceptions qu’il venait d’éprouver, il dut quitter les hommes avec indignation, en les repoussant loin de lui avec énergie.

 

Symphonie Ve, en ut mineur (Op. 67). 1807. Ce fut dans l’été de 1807 que Beethoven fit la symphonie en ut mineur, qui a gardé en Allemagne le surnom d’Œuvre de la campagne. Les circonstances où elle a été faite en indiquent clairement le sens.

Dans la première partie de la symphonie en ut mineur, Beethoven exprime le sentiment qui lui avait fait fuir la société. Cette société, qui lui pesait depuis si longtemps, qui l’avait fait tant souffrir, dont la seule vue l’indignait, il la repousse à plusieurs reprises avec un geste d’une énergie terrible. Dans les autres symphonies, quelques notes servent ordinairement d’introduction et précèdent l’expression de la pensée qui doit remplir le morceau. Ici l’indignation qu’il a contenue jusque-là ne peut attendre plus longtemps ; elle s’échappe, dès la première note, dans un mouvement brusque, sauvage, d’une puissance irrésistible : c’est ainsi que le destin frappe à la porte, disait-il lui-même en parlant de cette première note.

Mais, à peine le premier mouvement d’indignation s’est échappé de son cœur que quelques regrets semblent vouloir y reparaître. Une mélodie douce commence à se faire entendre, mais elle ne peut se soutenir ; la douleur et l’indignation reprennent le dessus, s’expriment sur tous les tons, avec toutes les nuances et remplissent à elles seules tout le morceau.

Quand Beethoven a repoussé la Société loin de lui, à une distance qui doit lui paraître désormais infranchissable, il se retourne vers la solitude dans laquelle il est venu se réfugier, et toutes les douleurs de son âme s’apaisent et s’endorment.

Les cœurs profondément blessés, comme les yeux malades, craignent la vive lumière ; je présume que les beautés de la nuit durent les premières se faire sentir à l’âme de Beethoven, et que ce sont ces beautés qu’il a si magnifiquement traduites dans l’andante de la symphonie en ut mineur.

Cet andante est composé principalement de deux motifs qui, par leurs caractères différents, peignent admirablement les deux spectacles qu’il devait avoir sous les yeux.

Je me figure donc Beethoven accoudé à sa fenêtre, et considérant s’éteindre les dernières lueurs d’un soir de printemps. Les brises tièdes apportaient jusqu’à lui le parfum des fleurs ; à l’horizon les ombres, en s’obscurcissant, semblaient s’allonger, se mouvoir et prendre mille formes féeriques et mystérieuses. Il voyait la pâle lumière de la lune caresser la nature endormie. Il se figurait les bruits mourants du soir, le chant du rossignol qui interrompt leur monotonie, et alors se déroulait dans sa pensée cette première phrase de l’andante, si longue, si mystérieuse, qui se termine d’une manière si gracieuse et si douce.

Puis, lorsqu’il levait les yeux, son regard s’enfonçait dans l’azur sans fin ; il voyait ces milliers de soleils qui nous éclairent de si loin, accomplissant leur marche solennelle et silencieuse. Alors surgit une phrase pleine de majesté et de puissance. Et quand il baisse de nouveau les yeux sur la terre, des sons voilés comme le bruit d’un cor lointain viennent interrompre cette brillante harmonie. À mesure que se succèdent ces alternatives, la jouissance de Beethoven s’exalte et à un moment devient de l’ivresse que les ressources ordinaires de l’harmonie ne peuvent plus exprimer ; et l’on entend frémir de bonheur, en s’entrelaçant, des notes que quelques critiques ont osé blâmer, mais qui bercent délicieusement le cœur et que l’âme approuve avec reconnaissance.

Le scherzo semble exprimer les sentiments qui succédèrent à cette contemplation, lorsque Beethoven, rentré dans sa chambre, n’eut plus ce spectacle enchanteur devant les yeux. Par une réaction inévitable, les tristes pensées qui l’avaient amené à la campagne, refoulées un moment, durent faire irruption dans son âme et prendre une nouvelle couleur par le contraste de la joie précédente. Le calme et l’harmonie de la nature venaient de lui révéler ce que la société devait être, et à la souffrance d’un mal actuel se joignait l’idée d’un bonheur perdu. Ses sentiments devaient donc être moins agités, plus profonds, moins violents, plus douloureux peut-être. Aussi l’on voit passer alternativement dans ce morceau de sombres réflexions, de longs soupirs, puis des mouvements de brusquerie et d’indignation.

Vers la fin du scherzo se trouve une transition admirable : on dirait le passage d’une veille douloureuse à un rêve brillant. La pensée semble s’éteindre peu à peu ; quelque chose de nouveau se prépare, mais avec des formes encore confuses et insaisissables. Sur ce brouillard surnagent quelques lambeaux de la pensée précédente ; la nouvelle harmonie se dessine dans un crescendo rapide, qui éclate enfin dans ce chant triomphal et splendide qui ouvre le finale.

On pense que Beethoven a placé là les idées qu’il devait développer dans l’apothéose de la symphonie héroïque. Le nouveau bonheur qu’il venait de goûter devant une scène de la nature avait réveillé dans son cœur le souvenir de ses anciens rêves de gloire et de ses espérances déçues ; la brillante chimère qu’il avait caressée autrefois vint peut-être le visiter pendant son sommeil, illuminer sa nuit et ressusciter des impressions éteintes depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, l’effet de ce finale est immense ; jamais la splendeur du triomphe n’a été rendue avec plus de grandeur et de puissance.

 

Symphonie VIe, Pastorale en fa (Op. 68). 1808. – L’année suivante, lorsque Beethoven retourna à la campagne avec une âme moins ulcérée, le printemps remplissait tout de fleurs, de lumière, de vie et d’amour ; et cette âme de Beethoven, si bien faite pour comprendre et embrasser ce qui est beau, grand, harmonieux, s’identifie avec la nature qui l’entoure, et peu à peu s’absorbe en elle tout entière.

Il sort dans la campagne, au soleil du matin ; il voit tout le mouvement des champs : les villageois vont et viennent comme un essaim d’abeilles, les troupeaux sortent et bondissent, la charrue fend les derniers sillons, les blés verts ondulent sous le vent, les grands arbres s’inclinent et font frémir leur feuillage, les insectes tourbillonnent dans l’air, l’eau même s’agite et est pleine de vie, et tous ces mouvements scintillent sous les feux du soleil.

Les bruits que faisaient toutes ces vies, Beethoven se les figurait, mais ne les entendait pas. Fût-ce un malheur ou un bonheur ? On ne sait ; car, dans cette tête pleine d’harmonie, l’imagination, multipliant et ordonnant ces bruits à son gré, a peut-être enfanté plus de merveilles que n’eût pu le faire la réalité de la nature.

Il lui semble entendre à la fois la voix des hommes, le chant du coq, les bêlements des agneaux, les cris des bergers, les accents de la musette, les soupirs du vent, le bruissement du feuillage, le bourdonnement des insectes. Il se figure ces bruits, emportés par les vents, s’augmenter et s’éteindre alternativement, puis se perdre dans des échos lointains pour renaître et grandir encore.

Tout ce que Beethoven s’imaginait sans pouvoir l’entendre, il nous le fait entendre avec une harmonie sans pareille dans la première partie de sa pastorale.

Après avoir livré son âme à une multitude de sensations, on éprouve souvent le besoin de se retirer seul, de se recueillir pour rêver, de résumer pour ainsi dire toutes ses jouissances, afin de les mieux saisir. C’est ce qui dut arriver à Beethoven. Du reste, il nous a ôté d’avance le mérite de deviner, car, après avoir écrit en tête de sa première partie : Sensations agréables à la vue de la campagne, il a intitulé l’andante de la pastorale : Rêverie au bord d’un ruisseau.

Beethoven se retira donc un jour pour rêver au bord d’un ruisseau. Que se passa-t-il alors dans son âme ? Que sentit-il ? Quel spectacle se déroula à ses yeux ? Il dut être enivrant, si l’on en juge par la musique qu’il a inspirée.

Sans doute le ruisseau sur la pente d’une colline bondissait en murmurant, l’ombrage était épais, des échappées ouvraient à l’œil des horizons enchantés ; le zéphyr, plein de parfums, était à la fois tiède et frais ; toutes les fleurs brillaient à la vive lumière du jour, et la chaleur du soleil répandait sur toute la nature une douce langueur.

La nature tout entière dut lui paraître une fête d’amour, un hymne de reconnaissance, une harmonie de bonheurs. Il dut se croire transporté dans l’Éden, lorsque le premier jour illumina la nature vierge encore, lorsque l’Esprit du mal n’avait encore rien souillé, rien flétri, lorsque l’homme, plus pur que l’eau transparente, que le rayon de la lumière, était le prêtre qui reliait la création à Dieu, la voix qui résumait son hymne.

Et il rêvait. Et, pendant que les heures passaient, sa rêverie devait se prolonger, se transformer, recommencer toujours avec mille nuances. Aussi jamais musique n’a été plus suave et plus pure en même temps, jamais mélodie n’a caressé plus doucement l’oreille humaine.

Le murmure du ruisseau est le fond, l’accompagnement sur lequel se détachent le chant et la pensée. La phrase se promène gracieusement en notes limpides ; elle s’élève comme le sein qui soupire, elle palpite comme l’amour ; la mélodie se dédouble, et ses gracieux contours montent et redescendent alternativement, se croisent et s’entrelacent dans leurs replis amoureux. Et, lorsque la rêverie semble près de finir, lorsque la cadence fait déjà craindre la dernière note, ô douce surprise ! sur cette cadence même la phrase rêveuse rattache sa première ondulation, et forme ainsi avec elle-même comme un cercle sans fin de délices que l’on voudrait parcourir éternellement.

Ce morceau n’aurait point eu de fin si une combinaison de la pensée n’était venue rompre le charme du sentiment. Beethoven pensa que la nature, dans le plan divin, devait être tout entière harmonie, et que tous les chants des êtres créés devaient, placés d’une certaine façon, pouvoir concourir à un vaste concert. Puis, repassant dans sa mémoire tous les chants d’oiseaux, il lui sembla que celui du rossignol, celui de la caille et celui du coucou pouvait former un accord régulier. Cette préoccupation de l’esprit interrompt l’extase ; l’andante brise son cercle et finit là.

L’été succéda au printemps ; et, après les moissons, Beethoven assista aux réjouissances des villageois. Il avait vu, dès le matin, la vive gaieté empreinte sur les figures, les garçons rayonnants dans leurs habits du dimanche, les jeunes filles parées de fleurs dont l’éclat le cédait encore aux vives couleurs de leurs vêtements ; il avait vu la musette annoncer la danse, puis commencer ces rondes en sabots où la vigueur, l’élan, le vertige remplacent la mollesse élégante des villes ; et à cette vue sa tête s’était remplie de mélodies à la fois vives, gracieuses et agrestes. Aussi, dans son scherzo, il fait passer toute cette scène devant nos yeux ; il nous fait entendre tour à tour les chants de joie des bergers, la lourde ronde qui fait trembler la terre sous ses pas et le chant délicieux de la musette qu’exécute le hautbois et dont les cors répètent les échos lointains.

Mais voici un sublime contraste : tandis que l’homme, absorbé dans ses plaisirs, oublie tout le reste, la voix formidable de la tempête vient lui rappeler le souvenir de cette puissance qui tient le monde entier dans ses mains et de qui toute existence dépend.

Au moment donc où la danse entraîne la troupe joyeuse dans son tourbillon effréné, voilà l’orage qui arrive à grands pas.

Rien n’a été oublié dans la description de ce terrible phénomène. Le tonnerre gronde d’abord au loin sur les basses, puis ses roulements montent et s’approchent ; alors on entend les sifflements aigus du vent, le tapotement de la pluie, le gémissement de l’air, le grondement de l’orage, les éclats de la foudre, le craquement de la tempête ; il semble que la nature va se briser et s’anéantir. L’homme a cessé ses jeux ; il sent sa faiblesse et sa dépendance devant l’être puissant qui secoue le monde entier aussi facilement qu’un homme vigoureux un faible arbrisseau.

Mais le maître de la nature en est aussi le père ; après avoir purifié l’atmosphère par ces convulsions, il ramène la sérénité. Bientôt l’orage s’apaise, le grondement du tonnerre s’éloigne et s’éteint ; à mesure que le bruit cesse, on entend la fin d’une prière que les voix humaines avaient commencée pendant la tempête ; le soleil reparaît et vient essuyer de ses rayons les pleurs de la pluie, et une gamme de flûte, qui monte en souriant vers le ciel, semble écarter le noir rideau de nuage et découvrir aux yeux l’étendue sereine de l’azur.

Alors les villageois se font entendre de nouveau ; mais tout a changé : ce n’est plus le vertige du plaisir qui les entraîne ; l’orage les a rendus plus graves, plus religieux, et leur chant n’est plus qu’un hymne de reconnaissance aussi admirable par sa simplicité que par sa grandeur. Il n’exprime pas la crainte, c’est la voix d’un fils qui monte vers son père ; elle est à la fois naïve, joyeuse, sereine et filiale.

Pendant que cet hymne se prolonge, le jour touche à sa fin, les vives couleurs du couchant s’éteignent insensiblement, tous les bruits de la terre meurent aussi les uns après les autres, le silence enveloppe la nature de son voile et l’endort peu à peu. L’hymne des pasteurs s’éteint aussi avec le jour, il se perd dans des nuages d’harmonie, et laisse l’âme dans un calme ineffable 4.

 

Symphonie VIIe en la (Op. 92). 1812. – Les joies que Beethoven éprouvait devant la belle nature devaient vite s’effacer quand il se retrouvait au milieu des hommes. Qui s’étonnerait de ses douleurs ? Il était sourd, triste, d’autant plus fantasque que sa sensibilité était plus vive et sa pensée plus profonde. Ses amis, pour la plupart, ne comprenaient pas la cause de sa brusquerie, au lieu d’avoir compassion de la souffrance de son âme, ils étaient blessés de sa bizarrerie et le délaissaient les uns après les autres.

La tristesse était grande lorsqu’il entreprit dans la symphonie en la de sonder de nouveau le sombre problème de la destinée humaine.

Qui remplissait ainsi son âme de découragement ? Était-ce, comme quelques-uns le pensent, la mort récente d’un de ses rares amis ? Était-ce une pensée plus générale et plus profonde ? Peut-être ces deux douleurs s’aiguisaient-elles mutuellement et se multipliaient l’une par l’autre ? Quoi qu’il en soit, le sentiment qui domine dès le début est l’incertitude.

Les premières notes semblent vouloir entonner un chant solennel de bonheur ; mais immédiatement, du fond de l’orchestre, montent des gammes qui le voilent, comme du fond du cœur montent des doutes qui viennent troubler les rêves du bonheur. Un moment après, cependant, cette incertitude vient se résoudre en un chant plein de noblesse et de beauté, mais qui, malgré tout, conserve une teinte profonde de mélancolie. Après une nouvelle interruption et une nouvelle reprise, Beethoven semble sur le point de se décourager, il hésite ; pendant un moment, une seule note d’un seul violon se fait entendre à des intervalles égaux ; on dirait qu’il ne peut se décider ni à chanter, ni à se taire tout à fait. Enfin, par un grand effort, il se décide ; un nouveau chant fait irruption sur un autre ton, sur un autre rythme ; ce chant voudrait arriver à la gaieté, à l’enthousiasme, mais les pleurs mouillent ses ailes et l’empêchent de prendre son vol. Tout le reste du morceau n’est que vivacité dans le mouvement, tristesse dans la mélodie, sourire traversé par des larmes, inutile effort que fait pour feindre la joie un cœur qui saigne.

Nous avons à parler maintenant de cet andante fantastique de la symphonie en la, qui excite toujours à un si haut degré l’admiration et l’enthousiasme des auditeurs. Il est facile d’en sentir le charme, mais il est difficile d’en saisir la pensée, car sa forme est si merveilleuse qu’elle peut se prêter à toutes les fantaisies de l’imagination, et fait songer quelquefois aux Mille et une nuits, aux djinns et aux ballades allemandes.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, il est certain qu’il exprime encore, comme la première partie, l’incertitude ou plutôt l’alternative entre le mal et le bien, la tristesse et la joie, les sombres pensées et les radieuses espérances, en un mot l’ombre et la lumière.

L’ombre commence. Qu’éprouvait alors l’âme de Beethoven ? Que fait-il passer devant nos yeux ? Sont-ce des êtres fantastiques ? Sont-ce les terreurs de son âme ?

Écoutez les pas sourds et martelés de cette noire cohorte qui semble, à la première phrase, sortir de dessous terre avec les basses ; à la seconde, traîner une longue plainte avec l’alto ; à la troisième voltiger et remplir l’air avec les violons ; à la quatrième, tourbillonner d’une impétuosité vertigineuse avec tout l’orchestre.

Puis tout à coup la lumière se fait avec le ton majeur ; un chant doux et pur comme l’azur du ciel, radieux comme un lever de soleil se fait entendre. On dirait l’ange de l’espérance qui vient consoler l’âme et dissiper ses noires terreurs. Le cœur éprouve une grande joie en entendant ce chant divin ; cependant il ne peut effacer entièrement le souvenir des fantômes qui l’ont obsédé, car au-dessous de la céleste mélodie on entend encore leurs pas souterrains qui martèlent le fond de l’orchestre en conservant le rythme de la première phrase.

Aussi la belle vision de l’ange ne peut durer, elle s’évanouit ; la noire cohorte fait irruption et enveloppe l’âme de nouveau dans ses tourbillons fantastiques.

La lumière reparaît une seconde fois, mais une seconde fois elle est chassée, et la phrase mineure, la phrase de l’ombre et de la plainte reste maîtresse du terrain où s’est prolongée la lutte.

Dans le scherzo, Beethoven exprime encore une alternative semblable.

Il fait un effort pour rompre le cercle de douleurs qui est scellé sur son âme ; mais, pour en venir à bout, il est obligé de s’exalter jusqu’au délire ; sa force n’est que celle d’un accès, et la musique s’élance avec le fougueux scherzo, ardente comme la fièvre, agitée comme le pouls du malade.

Bientôt, cependant, il semble récompensé de son courage. Tout d’un coup le pouls s’arrête, la vie semble suspendue comme dans l’extase, le ciel s’ouvre et dévoile la plus sublime des visions. Alors commence un chant de triomphe et de bonheur dont la grandeur, la plénitude et en même temps la douceur et la sérénité sont indescriptibles. Rien ne peut exprimer la majesté qu’ajoute, à la splendeur de la première phrase et à la suavité ravissante de la seconde, la répétition prolongée des notes les plus basses du cor.

Mais tant de bonheur ne peut durer : un demi-ton vient éteindre toute cette lumière ; le sang reprend sa course vagabonde et ramène la fièvre et son agitation.

Nouvelle extase, nouvel accès de fièvre.

Une troisième fois Beethoven voudrait ressaisir la céleste vision ; mais il sent que cette alternative n’aura point de fin, que le bonheur obtenu par cette exaltation nerveuse est un bonheur factice qui ne peut se soutenir et briserait bientôt tous les organes. Il désespère. Aussi à peine deux notes du chant de bonheur se sont fait entendre qu’il l’interrompt brusquement et brise le morceau par un dernier accord qui est un non fatal.

Beethoven n’a donc pas résolu le problème du bonheur ; toutes ces alternatives n’ont rien amené de décisif, et c’est plutôt à la douleur et à la mort qu’est resté le champ de bataille. Alors son âme se sent enveloppée par la nuit du désespoir. Mais sa nature énergique se raidit contre le destin, son cœur se resserre et devient dur comme l’acier ; il tourne un regard sec et stoïque contre le ciel qui lui paraît d’airain, et il commence son finale admirable de musique et de science, mais qui n’exprime d’autre sentiment qu’un rire convulsif, un déchirant grincement de dents, une rage qui broie le cœur.

Je ne pense pas qu’en aucun temps de sa vie Beethoven ait plus cruellement souffert qu’au moment où il a écrit ce morceau.

 

Symphonie VIIIe en fa (Op. 93). 1813. – Après la symphonie en la, Beethoven désespéré semble vouloir renoncer à cette musique, gigantesque et profonde qui cherche à pénétrer les secrets de l’infini. La pensée lui a fait tant de mal qu’il paraît ne plus vouloir penser.

Un autre motif venait se joindre au découragement : le public avait déclaré la symphonie en la le nec plus ultra de l’extravagance. Beethoven aurait pu répondre comme il le fit plus tard à l’occasion d’un quatuor : « Allez, je suis né cinquante ans trop tôt. » Il répondit par la symphonie en fa, et voici le sens de cette réponse : « Têtes vides et sans âme, la grandeur vous paraît extravagante ; les accents arrachés du plus profond du cœur ne trouvent point d’écho chez vous. Eh bien, puisque vous n’êtes pas dignes d’entendre les intimes confidences du génie, je veux vous prouver qu’il n’est pas si difficile de montrer de la grâce, de la finesse et de l’esprit.

« Je vous rendrai même le menuet, cet ancien moule musical que j’avais brisé ; mais dans ce moule, mais derrière cette grâce et cette finesse, je cacherai des hardiesses et des merveilles d’harmonie que vous n’apercevrez même pas, et c’est pour cela que vous applaudirez. »

Cela dit, il jette au public la nouvelle symphonie. Beethoven avait frappé juste : la symphonie a été trouvée d’un effet enfantinement gai, éveillant et entretenant chez l’auditeur la situation d’esprit la plus récréative.

Cependant, en plusieurs endroits, le génie du maître reprend le dessus, le ton devient plus sérieux et s’élève, et le géant qui semblait avoir voulu se cacher reparaît.

 

Symphonie IXe avec chœurs, en ré mineur (Op. 125). 1824. – Beethoven ne revint que longtemps après à la symphonie, mais il y revint plus grand que jamais. Il avait semé sa route de chefs-d’œuvre : six sonates, parmi lesquelles l’œuvre 106 ; le 11e quatuor en fa mineur, l’incomparable trio en si bémol, les Ruines d’Athènes et la Messe en . Le voilà à la fin de sa carrière. À mesure qu’il approche des limites de cette vie, on dirait qu’un rayon de l’éternité pénètre jusqu’à lui et ranime son cœur. Une dernière fois il va entreprendre de dénouer le terrible problème du bonheur et de la destinée humaine ; une dernière fois il va essayer de soulever ce poids formidable sous lequel il a succombé si douloureusement.

Il prend donc la plume pour écrire son chef-d’œuvre et ajouter à sa vie, déjà si riche, une couronne plus brillante et plus glorieuse que toutes les autres, car cette fois la question aura une réponse, le problème une solution ; l’essai sera un succès, le combat une victoire et un triomphe.

Il écrit la Symphonie avec chœurs.

Cependant cette victoire qui couronne sa vie et ses œuvres, il ne l’obtient que par une longue lutte, car la première partie de sa symphonie n’exprime encore que le sentiment du malheur.

Beethoven jette d’abord un long regard autour de lui sur la terre : elle lui paraît tout entière plongée dans le deuil ; et il écrit ce qu’il voit. L’orchestre commence ; sur un nuage sombre d’harmonie se détache une phrase dessinée comme la foudre et qui semble l’arrêt irrévocable du destin, puis ce sont des pleurs, des soupirs, des larmes qui montent et se succèdent comme les plaintes de la terre ; de temps à autre un chant plus doux se fait entendre : on ne sait si c’est un rayon d’espérance qui veut percer, ou le bonheur du petit nombre qui insulte au malheur de tous ; mais un accord mineur vient aussitôt l’éteindre, comme un noir nuage éteint la lumière de la lune se dégageant à peine d’une masse obscure. Quelquefois aussi l’orchestre paraît rugir et se déchirer ; on dirait que l’âme de l’artiste entreprend de secouer le fardeau qui l’accable ; mais bientôt il succombe foudroyé comme le Titan, et les pleurs recommencent. Vers la fin, au-dessous des plaintes, au fond de l’orchestre, les basses se tordent et ondulent en demi-tons, comme le serpent maudit ; elles entraînent peu à peu tout l’orchestre avec elles. L’ondulation monte d’instrument en instrument, comme les eaux du déluge qui doivent couvrir les montagnes. Il ne reste plus d’espoir, l’arrêt foudroyant du destin tombe une dernière fois. La musique cesse et l’âme reste plongée dans une profonde consternation.

Dans toutes les autres symphonies, l’andante est la seconde partie ; mais l’ordre dans lequel se développaient les sentiments de Beethoven lui fait changer la marche accoutumée, et il place ici le scherzo.

L’âme, encore consternée par ce qu’elle vient d’entendre, se croit, en écoutant ce morceau, entre deux génies, celui du mal et celui du bien. Celui du mal commence, on le reconnaît à son ton sec et railleur, il conseille de vaincre le malheur par l’insouciance épicurienne ou la bravade stoïque. L’âme l’entreprend, mais à peine a-t-elle essayé un éclat de rire impudent qu’elle succombe affaissée sous l’effort qu’elle vient de faire, et des notes désolées retombent comme les bras dans un profond découragement. Le mauvais génie reprend son persiflage ; mais son audace ne dure pas longtemps, sa voix devient timide, plaintive même, troublée par les coups de la cymbale comme par le cri du remords, ou par une menace mystérieuse.

Alors le bon génie prend la parole, sa voix est plus douce et plus sérieuse, il conseille l’espérance et la prière ; et ce passage se termine par des accents religieux qui ressemblent à l’hymne d’une multitude. Le mauvais génie reprend la parole, sa phrase termine le morceau. Le silence laisse à l’âme le temps de faire son choix ; elle choisira la prière.

La troisième partie, l’adagio, peut s’appeler le désir du bonheur, l’aspiration de l’amour universel.

Une phrase se dessine remplie d’amour et de désir. Elle déroule peu à peu ses longs replis ; à mesure qu’elle se développe, elle s’élève vers le ciel comme pour y chercher la source de ce bonheur auquel elle aspire. Chacune de ses modulations est répétée par un écho harmonieux, de même que les sentiments se répondent dans deux cœurs que réunissent le même amour, la même aspiration, la même prière. Vers la fin, avant de prendre son dernier élan, elle hésite, elle semble s’arrêter et recueillir ses forces pour tenter son effort suprême ; alors elle s’élance à cette dernière note qui semble toucher le ciel et qu’elle prolonge jusqu’à ce qu’épuisée de force, elle retombe harmonieuse et ivre d’amour sur la terre. L’aspiration de l’âme humaine ne peut monter plus haut.

Alors le mouvement grave et religieux de la prière s’arrête un instant, et pendant quelques mesures, l’harmonie palpite dans un trois-temps, comme le cœur qui aime et attend une réponse à sa demande.

Puis l’aspiration reprend son large vol ; chaque instrument essaye à son tour la même prière et le même élan, mais avec les variétés de tons et les nuances de mélodie que comportent dans l’expression de leurs désirs les différentes natures des êtres que ces instruments représentent. La prière est pure et tendre avec le souffle humain de l’instrument à vent, pressante et passionnée avec le frémissement de l’archet.

À un moment on est interrompu par quelques accords graves et sévères ; il semble que le ciel inflexible fasse entendre la parole fatale : Non. Mais, comme Jésus-Christ, lorsqu’il repoussait la Chananéenne, Dieu ne répond ainsi à la prière que pour éprouver et exalter la foi. La foi de l’artiste s’exalte en effet ; la prière recommence plus vive, plus pénétrante : il est impossible que le ciel ne soit pas pénétré et que l’infini ne soit pas ému par ce cri qui s’élève de toute la nature.

La quatrième et dernière partie s’ouvre par un récitatif sans paroles, qu’exécute la voix grave et solennelle des basses. Ces instruments, qui semblent vouloir parler, font un effet étrange. On sent qu’ils font une question, mais que demandent-ils ?

Ils demandent le résultat de tout ce qui a précédé.

On a sondé dans toute sa profondeur la plaie de l’humanité ; on a essayé de résister au mal ; on a fait monter la plainte et le désir jusqu’au ciel. « Eh bien, disent les basses, qu’a-t-on obtenu ? Qu’y a-t-il à faire ? »

L’orchestre ainsi interpellé balbutie timidement quelques notes du premier morceau ; il répond par le désespoir. Mais il est brusquement interrompu par les basses. Ce n’est point une défaite qu’elles veulent ; il faut que le monde soit sauvé, il le faut absolument. Alors l’orchestre essaie une phrase du scherzo dans lequel il répondait au mal par le sarcasme. Les basses indignées l’interrompent de nouveau et repoussent énergiquement ce conseil diabolique. L’orchestre élève la voix avec un peu plus d’assurance et fait entendre le commencement de cette douce prière qui tout à l’heure montait vers le ciel. Les basses répondent avec plus de douceur ; mais cela ne leur suffit point ; ce n’est encore qu’un désir, qu’une aspiration : il faut plus, il faut la réalité.

L’orchestre mis de nouveau en demeure ne sait que dire, il ne connaît rien de plus et essaye, en désespoir de cause, de faire accepter la suite de la phrase qu’il n’a pu terminer. Mais une dernière fois les basses l’interrompent avec autorité : « Taisez-vous, et écoutez, disent-elles ; le salut du monde que vous cherchez, le voilà ! »

Alors elles commencent seules, et à l’unisson, ce chant à la fois si grave et si ferme, si religieux et si vivant qui doit remplir le reste de la symphonie.

L’orchestre, qui a écouté attentivement, reconnaît, sans bien la comprendre encore, la grandeur de la révélation qui vient de lui être faite, et il essaye de répéter le thème divin. Ce thème recommence, vole d’instrument en instrument, s’agrandit, s’empare de tout l’orchestre et devient un tutti délirant d’enthousiasme.

En ce moment, le dernier voile tombe, la parole humaine peut vient lever tous les doutes : elle déclare que l’amour seul peut sauver le monde, et, en accouplant la parole vivante au chant sublime de l’orchestre, elle lui ajoute une nouvelle lumière, un nouvel élan, un nouvel enthousiasme.

Ces paroles sont un hymne de Schiller à la fraternité, à la vie, au bonheur : « Ô mes amis, disent-elles, plus de ces tristes accents ; entonnez d’une voix plus harmonieuse l’hymne du bonheur. Félicité, belle étincelle de Dieu, fille du ciel, ô hôte céleste ! nous célébrons, ivres de joie, ton sanctuaire. Tes liens enchaînent de nouveau ce que le mal sépare. Tous les hommes deviennent frères là où ton souffle se fait sentir. »

Cependant tout n’est pas fini et plus d’une péripétie doit varier cette grande scène. Le moyen de salut est trouvé, mais il ne pourra se réaliser sans obstacle ; le génie du mal ne se tient pas pour battu, et lorsque le Bien a déjà chanté son triomphe, il recommence la lutte. La mêlée s’exprime par une grande fugue, où, sur un tourbillon de notes, surnage et apparaît de temps en temps le chant d’amour qui contient le salut. Mais le Bien l’emporte et le chant vainqueur recommence sur un rythme de triomphe.

Tous les êtres de la création ont entendu l’appel sublime et se hâtent d’accourir au banquet de l’amour, de la fraternité et du bonheur, pour chanter ensemble un hymne de reconnaissance à Dieu : « Peuples (textuellement millions), dit cet hymne, embrassez-vous ; que ce baiser soit donné à tout l’univers. Frères, au-dessus de la voûte des étoiles, un tendre père doit habiter. Au-dessous de lui, vous vous déroulez, multitude innombrable. Ô monde ! pressens-tu ton Créateur ? cherche-le au-dessus de la voûte des cieux, c’est là qu’il réside. »

Et on entend des notes larges, puissantes, religieuses, des élans de voix immenses comme des mondes ; puis le premier chant vient s’unir à ces grandes voix, on dirait que l’infini lui-même mêle sa voix au concert universel de la création. Mais alors l’orchestre et les voix qui sortent de la poitrine humaine sont impuissants pour rendre le sentiment et la pensée gigantesque de l’archange qui, dans son extase, a écrit cette harmonie. Il ne faudrait pas moins que les voix réunies de tous les soleils qui parcourent dans l’espace leurs orbes de feux, de toutes les vies qui s’agitent dans les mondes, des anges eux-mêmes qui dominent toute la création, pour rendre la grandeur, l’amour, l’adoration, l’élan, l’ivresse, l’enthousiasme, que fait entrevoir cette œuvre colossale, si colossale que le monde ne peut la contenir.

 

Telles furent la vie et les œuvres de Beethoven ; ce qui l’élève au-dessus de tous, c’est le sentiment de l’infini qui domine partout et auquel sa pensée revient toujours, entraînant l’âme qui l’écoute dans sa puissante aspiration.

« Je sais, disait-il à Bettina, que Dieu est plus proche de moi dans mon art que des autres. J’en agis sans crainte avec lui, parce que j’ai toujours su le reconnaître et le comprendre. Je ne crains rien de l’avenir pour ma musique, elle ne peut avoir de destinée contraire ; celui qui la sentira pleinement sera délivré des misères que les autres traînent après eux. »

Quand on entend ces mêmes œuvres, on sent aussi qu’on est plus près de Dieu. Nulle musique n’est plus religieuse, ni plus grandement religieuse ; elle est pleine non seulement de grandeur, mais encore d’amour. Mais cet amour n’a jamais rien de souillé ni de profane ; il est pur comme la nature, saint comme la prière, grand comme le ciel. C’est pour cela que Beethoven est si grand.

Les Grecs, pour exprimer leur admiration, avaient donné aux neuf livres de l’historien Hérodote le nom des neuf muses. Les neuf symphonies de Beethoven me semblent les échelons d’une échelle gigantesque qui appuie son pied sur la terre, et, après avoir été sillonnée par la foudre en traversant la région des orages, atteint le ciel et se perd dans une lumière éblouissante.

Longtemps avant sa mort, ses contemporains l’avaient perdu de vue et avaient cessé de le comprendre ; et notre génération, quoique exhaussée par un demi-siècle, n’a pu encore atteindre ces degrés gigantesques, ni mesurer la distance qui les sépare. Combien n’en est-il pas encore, je ne dis pas dans la multitude, mais parmi les habiles, qui ne comprennent que les premiers degrés, ou qui les mettent tous sur le même plan ! Combien peu s’aperçoivent que chaque œuvre était un progrès sur l’œuvre précédente, excepté peut-être la huitième qui, tout inférieure qu’elle est pour la pensée, est un chef-d’œuvre pour la finesse de l’art.

Mais il en est peu surtout qui donnent à la Symphonie avec chœurs le premier rang qu’elle mérite. Cependant cette œuvre colossale est le chef-d’œuvre du grand maître ; elle domine non seulement les autres œuvres, mais encore tout le domaine de l’art, comme le Mont-Blanc domine sa propre chaîne et toute l’Europe.

Mais, de même que plusieurs estiment la colline qui les touche plus élevée que les neiges éternelles qui se perdent dans l’horizon, de même la plupart ne comprennent pas la portée de cette œuvre sublime, et le nombre de ceux qui l’apprécient à toute sa hauteur est aussi rare que le nombre de ceux qui ont porté leurs pas hardis jusque sur la cime du géant des Alpes.

 

 

 

P. LACURIA.

 

Paru dans L’Occident en février 1903.

 

 

 

 

 

 

 

 



1Écrit vers 1850.

2Schindler et Ries racontent que Beethoven avait fait cette symphonie pour glorifier Napoléon. Le manuscrit était prêt à être expédié au premier consul. Mais, Ries ayant annoncé à Beethoven que Bonaparte venait de se déclarer empereur, celui-ci se mit en fureur, déchira l’intitulé de la partition, et en ajourna la publication. Fétis prétend que l’andante contenait l’apothéose du héros et qu’il y substitua la marche funèbre. Il dit aussi que le motif de l’apothéose fut reproduit plus tard à la fin de la symphonie en ut mineur.

3Voici ces trois lettres que nous a conservées Schindler :

« 1806, 6 juillet au matin.        

 

« Mon ange, mon tout, mon moi, je t’écris ce peu de mots avec un crayon ; c’est le tien. Pourquoi cette profonde tristesse quand la nécessité commande ? Notre amour peut-il exister autrement qu’avec des renoncements et des sacrifices ? Peux-tu faire que je sois tout à toi et toi toute à moi ? Ah ! mon Dieu, contemple la belle nature, et calme ton âme qui se révolte contre la nécessité. L’amour a le droit de tout exiger : c est ainsi que je suis pour toi et toi pour moi ; seulement tu oublies trop facilement que je dois vivre pour moi et pour toi. Si nous étions tout à fait réunis, nous n’éprouverions pas ces tourments. Mon voyage a été affreux. Je ne suis arrivé qu’à quatre heures du matin ; il n’y avait plus de chevaux. À la dernière station, on me conseilla de ne pas voyager la nuit ; pour m’effrayer, on me parlait d’un bois à traverser ; c’est ce me séduisit, mais j’eus tort : la voiture fut brisée dans un chemin épouvantable et sans fond, un véritable chemin de traverse. Sur une autre route, le prince Esterhazy n’a pas été plus heureux avec huit chevaux que moi avec quatre. Toutefois j’ai eu du plaisir comme toujours quand j’ai heureusement franchi un mauvais pas. Rentrons vite du dehors en nous-mêmes. N’est-ce pas que nous nous reverrons bientôt ? Je ne puis te communiquer les réflexions que j’ai faites ces jours-ci sur ma vie. Si nos cœurs battaient l’un contre l’autre, je n’en ferais pas.  Ma poitrine est pleine de tout ce que j’ai à te dire ; il y a des moments où je trouve que la parole n’est rien. Égaye-toi ; sois toujours mon fidèle, mon unique trésor, mon tout, comme je le suis pour toi. Quant au reste, fions-nous aux dieux, qui décideront de notre destinée. Ton fidèle

Louis. »      

 

Lundi soir, 6 juillet.      

« Tu souffres, toi, mon être le plus cher. Je ne m’aperçois que d’aujourd’hui qu’il faut mettre les lettres à la poste dès le matin. Tu souffres, hélas ! Là où je suis tu es aussi avec moi. Pour toi et pour moi, je ferai en sorte de pouvoir vivre avec toi. Quelle vie ! ! ! Seul ! ! ! Sans toi. Poursuivi çà et là par la bonté des hommes, que je ne mérite pas, ni ne crois vouloir mériter. – L’humilité de l’homme vis-à-vis de l’homme me fait mal, et quand je me considère comme parcelle du tout, que suis-je et quel est celui qu’on nomme le plus grand ? Et c’est pourtant là ce qu’il y a de divin dans l’homme. Quelque profond que soit ton amour, le mien l’est encore plus ; mais ne le dissimule jamais à mes yeux. Bonsoir. Comme malade, je suis obligé d’aller me coucher. Ah ! mon Dieu ! si près et si loin ! Notre amour est un édifice divin et éternel comme les citadelles célestes. »

 

Mardi matin, 7 juillet.      

« Au réveil, mes pensées s’élancent vers toi, mon immortelle bien-aimée – quelquefois content, puis triste, j’attends que le destin nous exauce. Je ne puis vivre complètement qu’avec toi ou pas du tout : j’ai résolu d’errer au loin jusqu’à ce que je puisse voler dans tes bras, puis m’asseoir à ton foyer auprès de toi, et élever dans la région des esprits mon âme enlacée dans tes bras. Mais hélas ! il le faut. Tu te résigneras, car tu connais ma fidélité ; jamais une autre ne possédera mon cœur, jamais, jamais. Ô Dieu ! pourquoi faut-il se quitter quand on s’aime ainsi ? Et pourtant la vie que je mène est une triste vie. Ton amour me rend à la fois le plus heureux et le plus malheureux des hommes. À mon âge, j’aurais besoin d’une existence un peu uniforme. Puis-je l’espérer avec notre liaison ? Sois calme. Ce n’est qu’en envisageant froidement notre situation que nous pouvons atteindre ce but, vivre unis. Quelle aspiration mêlée de larmes vers toi, mon tout ! Adieu ! Oh ! continue à m’aimer, et ne méconnais jamais le cœur fidèle de ton bien-aimé.

Louis. »      

4Il est curieux de remarquer que ce n’est pas au moment où l’artiste éprouve le sentiment que ce sentiment se traduit en œuvre, mais plus ou moins longtemps après. Le sentiment entre dans le cœur comme la graine que l’on jette en terre, et qui ne ressort de cette terre, avec ses feuilles, ses fleurs, et ses fruits, qu’après l’hiver. Il est certain que c’est le sentiment éprouvé devant les belles scènes de la nature que Beethoven a voulu rendre dans la pastorale ; les titres qu’il a mis lui-même en sont une preuve incontestable. Mais, c’est pendant une grande pluie, au pied d’un arbre, qu’a éclos ce fruit si parfumé et si rayonnant. Beethoven rentra chez lui non moins heureux que mouillé et cria à sa servante, qui en lui ouvrant le regardait avec étonnement et compassion : Je le tiens, mon motif !

 

 

 

 

 

 

 

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