Le retour des Cathares ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges LAFFLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AUJOURD’HUI, dans le Midi, on se réclame des Cathares. On se dit fils des Cathares. Cela n’était plus arrivé depuis le XIVe siècle. Jean Cau, présentant sa province natale dans le Figaro, l’été dernier, écrit : « Que j’étais un descendant des Cathares, je ne l’appris qu’au lycée de Carcassonne, sous la houlette de notre prof de lettres, René Nelli... » C’est le nom du plus constant et zélé apologiste de la secte.

Le phénomène est plus politique que religieux et plus touristique que politique. Il s’agit d’une résurgence artificielle. Pratiquement, aucune trace des croyances cathares, dont on est généralement très ignorant même quand on leur voue allégeance. On gomme les aspects trop abrupts, lorsqu’on est amené à évoquer cette foi. Mais il y a un phénomène politique : dans le même article, Cau parle de « race cathare » ; Alain Decaux, dans son livre Le Tapis rouge, se flatte d’avoir « relancé le mouvement occitan » avec son émission sur les Cathares dans la série « La Caméra explore le temps ». C’était dans les années soixante, et mai 68 aidant, on vit en effet tout un bouillonnement sur l’Occitanie, sa langue, son passé. Cela continue grâce à une utilisation publicitaire et touristique fructueuse : les panneaux indicateurs guident dans des circuits touristiques, avec drame, massacres et fast-food à chaque étape ; on peut voir à Cordes une « auberge cathare », enseigne qui n’annonce pas un menu végétarien, contrairement à ce qu’on pourrait croire ; on vendait il y a quelques années un « camembert Montségur », désignation qui somme toute frôlait la trahison ; et il y a bien d’autres exemples qui avivent la couleur locale.

D’où vient le succès d’une légende si récente et dont le noyau religieux est si étranger à notre société ? On trouve la réponse dans un propos de Raymond Abellio. Dans son premier livre de souvenirs, Un Faubourg de Toulouse, il définit sa ville natale comme le pôle qui s’oppose à Paris et à Rome. C’est ce double refus que l’on trouve chez tous les catharisants, et dans cette voie on peut comprendre la filiation évoquée par Jean Cau : cathares, protestants, jacobins, gens de gauche.

L’esprit cathare se définit par le rejet de l’Église, et, là, l’histoire confirme qu’il en fut bien ainsi. Il se réclame aussi d’une hostilité à la monarchie capétienne, rappelant la croisade menée par les barons du Nord au XIIIe siècle, avec pour résultat le rattachement au domaine royal du comté de Toulouse et d’autres fiefs. La vérité est plus complexe, on le verra plus loin. Les deux oppositions peuvent s’appuyer sur la valeur attachée de nos jours à la révolte. Par une analogie confuse, très fréquente aujourd’hui, on assimile l’hérésie cathare à un mouvement prérévolutionnaire, près de cinq siècles avant le renversement de la monarchie (c’est que tout fait historique doit prophétiser ou préparer l’avènement de 1789).

On peut décrire la construction idéale qui est en train de s’établir comme vérité historique : au XIe siècle, le Nord restait encore barbare et pauvre. Le Midi au contraire jouissait d’une civilisation brillante avec les cours d’amour et les troubadours. Il commerçait avec toute la Méditerranée, avait des rapports suivis avec l’Andalousie musulmane comme avec l’Italie. Les mœurs y étaient douces. On y était déjà féministe, et d’ailleurs démocrate, puisque les communes élisaient leurs administrateurs. Ce monde riche et avancé était tolérant. Le catharisme était une foi plus souple, plus libre, que la foi catholique, et ses fidèles étaient plus vertueux. Cela inquiéta l’Église. Le Pape fit appel aux Nordiques pillards et bornés. Grâce à eux et à l’Inquisition, créée à cette occasion, on vint à bout de l’hérésie. Mais dans la lutte, la civilisation méridionale – c’est le mot qu’on emploie – fut ruinée et le Midi asservi. L’Histoire, qui n’est rien d’autre que le mouvement de libération des hommes, recula pour des siècles. Cette fois-là, la modernité avait été vaincue.

 

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Telle est la légende, considérée par beaucoup comme une fidèle image de la réalité. L’ennui, c’est qu’elle ne tient pas debout. Il est remarquable que l’on esquive le plus souvent la cause d’une guerre civile qui fut bien réelle, hélas. Cette cause fut l’inhumanité de la foi cathare, que Mircea Eliade a définie en une formule : « la haine de la vie ».

On se voue à ne rien comprendre si l’on voit dans le conflit une simple divergence d’opinions, qu’un peu de compréhension (et encore mieux d’indifférence, comme cela nous est si facile) eût suffi à rendre acceptable. Il ne s’agit pas d’opinions, mais de principes qui engagent les grandes orientations de la société comme la vie quotidienne. Le catharisme n’est pas une hérésie, c’est une autre religion, impliquant une autre société. Par sa seule existence, il subvertissait l’ordre que la majorité de l’Europe tenait pour naturel et intangible.

Le catharisme est un dualisme : le monde est fondé sur deux principes adverses, le Bien et le Mal. Pour ne pas remonter jusqu’à Zoroastre, rappelons quelques formes prises par le dualisme : gnosticisme alexandrin, religion de Mani qui se répand si vite et si loin (saint Augustin fut manichéen pendant huit ans et, en 1202, on comptait de ses adeptes dans le clergé d’Orléans) et ensuite les Pauliciens puis les Bogomiles. De l’une à l’autre de ces formes, les influences, les contaminations sont très probables, et la filiation des Bogomiles aux Cathares est prouvée. Dualistes mitigés, ces derniers furent convertis au dualisme absolu par Nicetas, diacre bogomile présent au concile (cathare) de Saint-Félix de Caraman, en 1167. La différence entre les deux branches ne paraît pas essentielle. Les mitigés reconnaissent que le Principe mauvais est inférieur et dépendant. Ils le signifieront de manière imagée en disant par exemple que Satan est le fils aîné de Dieu. Pour les radicaux, les deux principes existent dès l’origine, même si le Mal reste inférieur, et doit être vaincu à la fin des temps.

Dans les deux cas le monde matériel, la Création, est le fait du Principe mauvais, ou de Satan qui l’incarne, ou encore du Dieu père de l’Ancien Testament (c’est aussi ce que disait Marcion). On voit bien que nous sommes très au-delà d’un désaccord sur l’un ou l’autre point de doctrine.

Tout dualisme naît du problème du Mal. Comment peut-on faire coexister un Dieu très bon et tout-puissant avec les ravages du Mal dans le monde ? Comme dit Audiberti :

 

      Nous avons beau brandir le gouffre et le mystère

      pour expliquer l’enfant que mord le tétanos

 

nos mots et nos raisons tombent devant la scandaleuse réalité. Si nous ne nous fions pas à ce que l’Église enseigne de la chute et à la soumission aux décrets de Dieu, le tourment nous saisit. Les dualistes sont animés par le désir d’innocenter Dieu – et l’homme. Le Dieu vrai, celui du Bien, ne peut avoir aucune part dans la création du monde où nous vivons, ce monde où le mal se rencontre à chaque pas. Les Cathares disent qu’il a créé le monde spirituel et intelligible, auquel l’homme n’est pas étranger (mais il est prisonnier dans la matière).

Quant à la Terre, aux astres qui l’éclairent et à tout le firmament, c’est l’œuvre du Principe du Mal. Ce monde-là n’est rien. Ils se référaient même à l’Évangile selon saint Jean (I,3) : « Omnia per ipsum facta sunt et sine ipso factum est nihil. » Les Cathares traduisaient, non pas « et rien n’a été fait sans lui » mais « et c’est sans lui que le rien a été fait ». Le rien, la Création !

Pour la plupart des religions dualistes, il y a bien eu chute, mais elle n’est pas le fait de l’homme. C’est le Démiurge, le Créateur, qui est un ange déchu (Satan) ou, comme disaient les gnostiques, un Archonte, issu après trois ou quatre étapes dans la déchéance de la Sagesse attirée vers la matière. Ce dieu inférieur, maladroit, rate sa création. L’homme qu’il a modelé contient pourtant une étincelle de la Lumière divine. Cette âme n’est pas chez elle dans le monde terrestre. Elle y est prisonnière. C’est aussi ce que pensaient les Cathares. J’avoue ne pas connaître le mythe par lequel ils devaient expliquer cette âme prise au piège. Leur schéma ne devait pas être très différent de celui des manichéens : le Mal tentant d’envahir le monde du Bien ; le champion du Bien (Dieu lui-même, mais aussi son envoyé, la question reste floue) d’abord vaincu, et divisé, épars, à travers la matière, dont il se libère avec le temps.

L’important est que, ce monde étant mauvais, le salut est dans l’extinction de la matière. En conséquence, les Cathares refusent la procréation – qui perpétue la matière – et bien sûr le sacrement de mariage. Toute chair est mauvaise, c’est fondamental. Ils reconnaissaient le Christ, non pas d’ailleurs comme personne divine mais comme créature envoyée par Dieu. Créature qui n’avait revêtu qu’une apparence de corps. Ces gens ne pouvaient accepter la formule « Le Verbe s’est fait chair ». Le Christ ne s’est pas incarné dans la Vierge Marie. Le sacrement de l’eucharistie n’a aucun sens, la chair et le sang du Christ, s’ils avaient existé vraiment, n’ayant pu être que matière diabolique, ce que sont forcément le pain et le vin.

Les Cathares croyaient que l’homme connaît plusieurs vies successives, et se réincarne à l’occasion dans une plante ou un animal. Ils refusaient de manger de la viande et tout ce qui vient, plus ou moins directement, de la copulation : les œufs, le lait, le fromage. Mais le poisson leur était permis, n’ayant pas de sang. Des Cathares préférèrent mourir plutôt que de manger un poulet, épreuve que leur imposaient les catholiques. J’ai lu que leur refus de tuer un animal venait de la crainte d’interrompre par ce meurtre la pénitence d’une âme.

 

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On peut arrêter là. Il est clair qu’on se trouve devant une tout autre religion que le christianisme. Et le jugement porté par Mircea Eliade, dans le livre cité plus haut, paraît irréfutable : « On peut dire que l’idéal du Cathare était la disparition de l’humanité, par le suicide et par le refus d’avoir des enfants, car les Cathares préféraient la débauche au mariage. »

L’allusion au suicide s’explique par la forme de pénitence que l’on appelait endura, un jeûne complet et définitif, que H.-C. Puech définit « suicide par immobilité et inanition » (Sur le manichéisme, p. 70). On affirme qu’il s’agit là d’une pratique tardive. Elle est dans la logique d’un pessimisme absolu sur la vie terrestre.

Il est tout à fait remarquable que les Cathares se soient dits les vrais fidèles de l’évangile, et se soient nommés eux-mêmes les bons hommes, les bons chrétiens. Pouvaient-ils se tromper à ce point sur eux-mêmes ? Et comment cette imposture a-t-elle pu réussir un temps ?

D’abord, le clergé local était alors très souvent ignorant, relâché dans ses mœurs et même dépravé, pour une part d’ailleurs passé à l’ennemi. Lacordaire le reconnaît dans son livre sur saint Dominique : « Le comte de Toulouse, maître de ces provinces, y soutenait ouvertement les hérétiques ; les évêques refusaient d’aider les légats [envoyés par le Pape], l’un par lâcheté, l’autre par indifférence, celui-là parce qu’il était hérétique lui-même. Le clergé avait encouru le mépris des peuples... » Ce discrédit favorisait l’implantation de nouvelles croyances.

Je crois aussi à l’existence d’un autre facteur, qui s’impose à l’esprit dès qu’on décrit le catharisme. Il est clair que sous l’apparence du christianisme, il insinuait une religion toute différente, il est clair tout autant qu’on tenait beaucoup à cette apparence. Le catharisme utilise des matériaux et un langage dont les gens sont imprégnés. Il parle du Christ, de Satan, de la chute. Il parle du Dieu bon qui veut arracher les hommes au mal et à la domination du démon. Il parle, comme saint Paul, du « Prince de ce monde », et de l’opposition entre la Loi et la Grâce. Il est vrai que par un système de distorsions, de déformations, il fait véhiculer par ce langage un sens tout différent de celui qu’enseigne l’Église. C’est possible parce que, rappelons-le, le clergé est souvent ignorant ou secrètement gagné – et les fidèles encore plus, naturellement. Si l’on y regarde, quelles âneries n’entendons-nous pas, aujourd’hui, sur le Christ, sur la foi ? Pourquoi n’en aurait-on pas entendu d’aussi fortes au XIIIe siècle ?

L’opposition des deux religions est pourtant flagrante. La Bible nous dit que Dieu trouva bonne sa Création, et les Cathares la disent absolument mauvaise. Leur Christ n’est qu’un envoyé qui ne sauve pas réellement les hommes. Ils dédaignaient la Sainte Vierge, et ils avaient la croix en abomination, comme instrument de supplice satanique ; ils refusaient d’y voir le symbole du rachat.

Un double langage peut tromper, mais non pas tous, ni tromper jusqu’au bout. Il me semble que la confusion et les obscurités qui règnent quant à la doctrine ont toujours existé pour une bonne raison. Les Cathares, comme les manichéens avant eux, étaient organisés à la fois comme Église (ouverte à tous) et comme société d’initiés, ainsi que l’étaient les gnostiques. Par l’Église, on recrutait facilement. Les degrés d’initiation permettaient de doser graduellement les révélations doctrinales. Il n’y a là qu’une hypothèse de ma part. Elle me paraît explicative.

À la population, chrétienne depuis longtemps, les Cathares se présentaient comme réformateurs : les bons, c’étaient eux. Ils employaient le langage de l’Évangile, celui que tous connaissaient. Ils y mêlaient au début le minimum d’hérésie. Ayant affaire à des gens peu instruits, au moins pour ce qui est de la religion, ils pouvaient aller assez loin (aujourd’hui aussi, on rencontre par exemple des chrétiens croyant à des réincarnations). On peut d’ailleurs légitimement dire à un fidèle que ce monde est un exil, notre vraie patrie étant céleste (on le chante depuis des siècles avec le Salve Regina comme avec O salutaris hostia). On peut même tricher sur la vraie nature du Christ : Rome le laisse faire officiellement, depuis un quart de siècle, avec l’omission du mot consubstantiel dans le Credo. Etc.

Cette pratique permettait de progresser masqué et de diffuser la foi nouvelle sous une apparence orthodoxe. La révélation de la véritable doctrine dualiste, réservée aux plus ardents, venait ensuite. Deux étapes donc, et deux groupes. Dans le premier, largement ouvert, on avait les chrétiens avides d’une réforme, d’un langage plus évangélique : tous ceux que rebutaient les insuffisances du clergé catholique. Mais seul l’autre groupe, celui restreint des « Parfaits », avait droit à la vérité sans fard. Ces « Parfaits » sont connus pour leur vie ascétique : chasteté, jeûne, végétarisme. Pour accéder à ce rang – où se recrutaient les membres du clergé – on recevait le sacrement du consolamentum. Le candidat prenait un certain nombre d’engagements, puis on lui imposait les mains, et sur sa tête on plaçait le Livre (sans doute le Nouveau Testament). Cette imposition des mains, notons-le, est déjà un signe sacramental chez les Manichéens : c’est ainsi qu’ils imposaient le Saint-Esprit qui était Mani lui-même, considéré comme le Consolateur promis par le Christ.

Un auteur qui semble très favorable à la secte, Fernand Niel, écrit : « Ce qui ne laisse pas de surprendre, dans le consolamentum, c’est qu’il n’apprend rien sur les dogmes fondamentaux du catharisme. Un catholique aurait pu le recevoir sans croire déroger aux lois de sa religion. » C’est justement ce qui fait penser qu’il y avait aussi un enseignement secret, qui ne perçait que le moins possible hors du cercle des initiés.

Il est vrai que la doctrine des simples croyants était déjà assez clairement opposée à celle de l’Église. Ils n’admettaient pas la Genèse (imposture puisque la création est l’œuvre de Satan) ni d’ailleurs aucun des livres du Pentateuque, pas plus que leur auteur, Moïse, agent démoniaque. Ils rejetaient aussi les livres historiques de la Bible, admettant les Psaumes, les prophètes et les Évangiles, augmentés d’apocryphes. Mais, répétons-le, à un certain degré d’ignorance religieuse, on pouvait faire passer beaucoup de ces tricheries et innovations. Les esprits enfiévrés de méfiance et de révolte l’acceptaient.

 

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De ce tableau, on peut tirer aisément que les catholiques regardaient tout cela avec horreur, et comme inspiré par le démon. Ils ne pouvaient évidemment accepter cette haine de la Création et de la vie, œuvres de Dieu. Ni la diminution infligée au Christ ni le refus de la résurrection des corps. Ni plus généralement la négation de toute l’économie du salut, de la chute à la rédemption.

Qu’on pense aussi au culte de Notre Dame, alors en plein essor. On lui consacre des églises, on l’exalte de toutes façons : ce sont des artistes français qui les premiers illustrent le thème du couronnement de la Vierge ; il se répandra partout en Europe. Le dogme de l’Assomption comme celui de l’Immaculée Conception sont bien loin d’être promulgués, mais ils sont très vivants dans la conscience chrétienne. La Vierge incarne la forme humaine la plus haute, la plus pure – incorruptible. Elle est l’image parfaite de la chair selon la Création bonne, avant la chute. Rien de plus antipathique pour un Cathare. Et c’est pour cela que saint Dominique trouve avec le rosaire, la récitation du chapelet, la prière qui est la réplique souveraine au refus cathare.

L’antinomie des attitudes et des pensées religieuses se traduisait dans la vie de chaque jour. On a parlé du mépris où étaient tenus les prêtres. Lacordaire évoque ces gens de guerre entretenus et protégés par le comte de Toulouse. « Ils enlevaient des tabernacles les vases sacrés, profanaient le corps de Jésus-Christ, arrachaient aux images des saints leurs ornements pour en couvrir des femmes perdues ; ils détruisaient des églises de fond en comble ; les prêtres étaient meurtris à coups de verges et de bâtons ; plusieurs furent écorchés vifs. »

Saint Dominique fut lui-même agressé à plusieurs reprises, et menacé de mort. La croisade ne fut décidée qu’après l’assassinat près de Saint-Gilles, en 1208, de Pierre de Castelnau, légat du Pape. Le crime fut commis par des gens du comte de Toulouse. Voilà ce qu’il faut rappeler de la tolérance cathare.

 

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Nous voilà amenés à la légende du Midi écrasé par le Nord. Il est certain que la guerre connut des journées d’une grande cruauté. Parlant du carnage de Béziers, en 1209, Lacordaire écrit que c’est « un des évènements qui ont jeté sur la guerre des Albigeois une couleur qu’il n’est au pouvoir d’aucun historien d’effacer ». Mais les morts ne doivent pas devenir des armes. Et il est trop facile de ne voir le sang versé que d’un côté. C’est le rôle des Cathares d’être manichéens, pas le nôtre. Le même Lacordaire écrit par exemple : « Dominique et Montfort furent les deux héros de la guerre des Albigeois, l’un comme chevalier, l’autre comme prêtre » et il évoque « leur amitié sincère ». Ces expressions nous ramènent à la réalité, et devraient nous éviter de simplifier par trop le personnage de Simon de Montfort, cible habituelle des vertueux rétrospectifs.

Mon but ne peut être d’évoquer cette histoire dans le détail, mais d’essayer de rétablir quelques points. On entend dire couramment que le Midi était indépendant. La croisade serait une conquête. C’est oublier l’époque. Toulouse et Languedoc faisaient partie du royaume depuis l’héritage de Charlemagne. Selon la loi féodale, des provinces étaient données en apanage, et les familles ainsi loties en prenaient à leur aise, au bout de deux générations. Soit dit en passant, la seule application du principe de subsidiarité à la politique a été jusqu’ici le système féodal, et sans qu’il ressemblât en rien à ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot, de graves défauts en gênaient le fonctionnement. C’est même ce qui fit le succès des Capétiens. Le comte de Toulouse était ainsi apanagé, doté d’un pouvoir délégué. Il avait un suzerain, le roi de France. Et il ne pouvait passer outre à ce principe sauf à légitimer par là les refus d’obéissance de ses propres vassaux.

Les comtes de Toulouse, leurs vassaux de Trencavel, vicomtes de Carcassonne et de Béziers, et les autres, n’étaient nullement indépendants de la couronne de France, à moins de renoncer au fondement même de leur pouvoir. Il est vrai que ces apanagés – il suffit de penser aux Plantagenêts, aux ducs de Bourgogne – restaient difficilement dans le rang. Finalement, le comté de Toulouse fut rattaché (pas attaché, rattaché) au domaine royal, par le mariage de la fille de Raymond VII – mort sans enfant mâle – à un frère de saint Louis. Légitimement, il n’en était jamais sorti. Il n’y eut pas de conquête.

On oublie trop de rappeler que Toulouse et Trencavel ont cherché et obtenu à plusieurs reprises l’appui du roi d’Aragon, Pierre II. Celui-ci fut leur allié, et périt à la bataille de Muret, en 1213, pleuré par Simon de Montfort : « Il descendit de cheval et baisa en pleurant les restes de ce prince infortuné ». Aragon, bon catholique, intervint aux côtés des Cathares évidemment dans l’espoir d’agrandir son royaume. De même, on verra plus tard Henri II de Montmorency (huguenot) faire appel à Philippe IV d’Espagne, ce pourquoi il périt décapité – ce pourquoi sans doute aussi il a droit à une rue à son nom, de nos jours, à Montpellier (une allée, exactement).

Autre rappel de ces interventions étrangères. En 1242, après le massacre, à Avignonet, de onze inquisiteurs, chanoines de la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse, une insurrection « cathare » est déclenchée par Raymond VII avec l’appui d’Henri III de Plantagenêt. Occasion pour saint Louis de battre l’Anglais à Taillebourg et Saintes. Encore un exemple d’interférence entre les ambitions politiques et la « cause » : le Plantagenêt rêvait de mettre la main sur l’ensemble du Midi. Et ces gens n’oubliaient pas les biens du clergé à confisquer.

 

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On en prend à son aise avec la vérité quand on oppose le Nord au Midi. Ils ne pouvaient être aussi étrangers qu’on le dit : l’Église, les liens féodaux, y compris les mariages fréquents dans l’aristocratie, le commerce assuraient une circulation active des biens, des personnes, des idées. Éléonore d’Aquitaine en est un assez bel exemple, par ses mariages avec Louis VII puis avec Henri II de Plantagenêt. Les langues d’oc et d’oïl étaient moins séparées peut-être qu’elles ne le sont devenues.

Le Nord n’était nullement la contrée barbare que l’on dit. La région la plus prospère et la plus lettrée à cette époque va de Paris à la Champagne, aux Flandres et à la Rhénanie. L’amour courtois, les cours d’amour, les troubadours ne sont pas une invention du Midi à laquelle le Nord serait resté étranger. Fernand Lot (dont, je pense, on reconnaît encore la compétence) rappelle que le premier troubadour fut Guillaume IX, comte de Poitiers, ce qui place l’épicentre du phénomène courtois plus près de la Loire que de la Garonne ou de l’Aude. Et deux félibres patentés, Charles Maurras et Xavier Vallat, s’accordent pour reconnaître que le dialecte poitevin est de langue d’oïl, non de langue d’oc. (La très célèbre Éléonore d’Aquitaine est la petite-fille de ce Guillaume.)

« La grande majorité [des troubadours] est originaire du centre de l’Aquitaine », dit encore F. Lot, et le dialecte principal le limousin. Rien à voir avec la zone cathare. Au passage, je rappellerai que le troubadour désigne l’inventeur de trope, au sens d’air musical. Éléonore, sa petite-fille Marie de Champagne, font connaître les sons poitevins, aussitôt repris partout. Cela ne montre nullement un dénivellement entre civilisations différentes, mais la propagation d’une mode ou, si l’on préfère, d’un air du temps.

On proclame couramment que c’est le Midi qui invente l’amour courtois, culte d’un chevalier fidèle servant d’une dame inaccessible. On affirme même que cela nous vient des Arabes, trouvaille récente qui escamote l’influence celte. C’est pourtant le moment où paraît Tristan et Yseut. Et il y a les lais de Marie de France, et toute « la matière de Bretagne », où la femme a si grand rôle, conformément aux mœurs celtes. L’esprit de chevalerie vient de là, également, on le sait bien.

De la même façon, on célèbre un féminisme du Midi qui devrait tout aux Cathares et à l’influence arabe, ce qui laisse rêveur. Pendant ce temps, le Nord laissait la femme esclave, selon la tradition romaine, je suppose.

Cet été encore, un article du Figaro attirait l’attention sur le livre Les Femmes cathares, œuvre d’Anne Brenon. Citation du livre (d’après l’article) : « Elles [ces femmes] avaient adopté l’idée cathare de l’égalité d’âme entre les hommes et les femmes. » On est fatigué de relever de telles âneries. L’Église romaine affirme et a toujours affirmé cette égalité. Rappelons encore une fois que le culte de la Vierge Marie auréole la féminité : « La dévotion à la Vierge sanctifiait indirectement la femme » (M. Eliade, op. cit.). Les femmes, au Nord comme au Sud, avaient accès au savoir (Héloïse) comme au pouvoir (Blanche de Castille).

On peut aller plus loin ; pour les Fidèles d’amour, présents en France et en Belgique aussi bien qu’en Italie, la femme, image de la Sagesse, mérite un culte. La Béatrice de Dante n’est pas loin. Et encore une fois, rien de toulousain ou de cathare dans l’affaire.

Quant au féminisme, le livre récent de Couliano nous donne cette citation de Jean Duvernoy : « L’hérésie en tant que telle n’apporte... à la femme aucun message particulier, si ce n’est un surplus de dénigrement. » Cela se comprend si on voit en elle « le vase d’impureté » par lequel la matière mauvaise se reproduit et prolifère. On pense aux terrifiants Temps futurs d’Aldous Huxley. Duvernoy, dans son livre sur le phénomène cathare, précise que les femmes n’y avaient nul accès à la hiérarchie religieuse, et aucun droit de prêcher aux croyants.

Reste la dernière affirmation modernisante : le Midi cathare était sur la voie de la démocratie. C’est à ce moment, il est vrai, que naissent les communes, échappant aux seigneurs laïques ou ecclésiastiques. Mouvement démocratique ? de façon très embryonnaire, très élitiste, et qui existe au total plus dans le Nord que dans le Midi. Dans le Nord, l’association communale est purement bourgeoise, n’admettant ni nobles ni clercs. Elle est fondée sur la richesse ; c’est le début de la puissance des « marchands de l’eau » à Paris, par exemple. Fernand Lot souligne qu’il en va tout autrement dans le Midi. Il s’y crée, dès le début du XIIe siècle, des consulats à l’imitation de ceux d’Italie. « Dans le Midi, il y avait encore quantité de nobles qui résidaient en ville et qui ont pris part au mouvement d’émancipation, même l’ont suscité et entretenu. Le consulat d’Italie et du Midi de la France donne donc un aspect plus aristocratique, plus guerrier aux villes... Libérées de gré ou de force, ces villes constituent de véritables seigneuries. Elles sont administrées par un directoire, formé de deux à douze consuls selon les localités. Ces consuls sont recrutés surtout parmi les nobles. Ce caractère aristocratique des consulats du Midi les fait de bonne heure haïr du bas peuple et des gens de la campagne. »

Et voilà pour la démocratie.

 

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Le phénomène cathare disparaît au début du XIVe siècle. Du fait de l’Inquisition, dit-on. Donc, extirpé par le fer et par le feu. C’est mal rendre hommage à des croyants qu’on nous disait inébranlables dans leur foi, impossibles à convaincre ou à réduire. Et c’est trop assimiler les moyens d’investigation et de contrôle dont disposait cette époque à ceux de notre société technicienne.

Il me semble que la crise cathare, violente et brève comme une explosion, est née de l’absence de l’Église – ignorance, relâchement, paresse du clergé – et qu’elle s’est résorbée lorsque l’Église s’est ressaisie. On lutte contre l’hérésie, disait saint Dominique, par la pauvreté, le jeûne et la prière. Quand ils ont à nouveau écouté leurs prêtres, les Méridionaux ont mieux senti les épouvantables implications de la doctrine étrangère, et l’ont fuie. Il faut penser aussi à ceux qui étaient restés fidèles. On dit le Midi : mais la Provence n’était pas touchée, Montpellier peu. Et dans les villes acquises à l’hérésie, combien de fidèles qui faisaient le gros dos ? Les milliers d’églises bâties dans la province du XIIIe au XVe siècle attestent cette foi.

La véritable question (Fernand Niel la pose dans son petit livre), c’est que coexistent deux phénomènes aussi opposés que les cours d’amour et la sombre foi cathare. Et s’il s’agissait de deux réponses à un même fait : les mœurs dissolues qui s’étaient répandues ? On nous dit que le clergé s’était très relâché. Il n’est pas raisonnable de penser qu’il était une exception. La dépravation devait être assez générale, et c’est sur ce fond de débauche que naît le sursaut cathare, qui se présente d’abord comme réformiste. Une autre réaction a pu être le jeu amoureux raffiné et chaste, le culte de la Dame inaccessible. Le Languedoc jouisseur a pu inventer ces deux voies pour échapper aux bassesses de ses fêtes.

Un dernier point. Nous pouvons nous demander la raison de cette reviviscence cathare, ou plutôt de cette mode. L’anticléricalisme et la haine de nos rois sont entretenus, bien sûr, mais on s’explique mal qu’ils prennent aujourd’hui une forme aiguë. Je verrais plutôt comme cause véritable le souci de se trouver une identité, comme on dit, quand on a coupé avec le passé, que la tradition est perdue. Ou encore – et c’est le cas – quand on a trop appris à haïr ce passé. Un homme civilisé est fidèle à ses ancêtres. Un homme moderne, barbare, se fabrique des ancêtres qui lui ressemblent. D’où cette modernité plaquée à tort et à travers sur les Albigeois, et qui ne tient pas, si l’on gratte un peu.

 

Les livres cités sont les suivants :

I. Couliano : Les gnoses dualistes d’Occident (Plon).

M. Eliade : Histoire des croyances et des idées religieuses (t. III) (fayot).

Lacordaire : Vie de saint Dominique (Cerf).

F. Lot : La France des origines à la guerre de Cent ans (Gallimard).

F. Niel : Albigeois et Cathares (PUF. Que sais-je ?).

H.-C. Puech : Sur le manichéisme et autres essais (Flammarion).

 

Georges LAFFLY.

 

Paru dans Itinéraires en hiver 1992-1993.

 

 

 

 

 

 

 

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