Maguelone

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul LAFOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COMBIEN, sur les plages basses du midi de la France qui forment le delta de la Méditerranée curieuses et attirantes, sont ces antiques cités dont il ne reste pour ainsi dire plus que le souvenir. Endormies d’un sommeil léthargique, elles gisent sous les décombres, ensevelies sous les sables que viennent franger d’écume les flots de la mer éternellement bleue.

Dernièrement le hasard et surtout la curiosité des choses du passé nous ont conduit dans l’antique îlot de Maguelone, dont la vie a disparu et qui semble porter la nostalgie des jours prospères.

Cette petite île qui s’élève à peine à un ou deux mètres au-dessus du niveau de la mer, basse, unie, sans falaises, amas rocheux, ni accident de terrain d’aucune sorte, bornée de tous côtés par des plages de sable fin presque impalpable, renferma jadis une riche cité d’origine inconnue, peut-être Ligurienne, que fréquentèrent les flottes de Tyr, de Carthage et de Rome. Selon une tradition que d’aucuns veulent apocryphe, Marie de Magdala, sœur de Marthe et de Lazare le ressuscité de Béthanie, aborda sur ses rivages.

Sur ce coin de terre privilégié, dès les premiers temps du christianisme, fut érigé un évêché qui donna naissance à une ville puissante assiégée par Wamba, roi des Wisigoths, détruite par Charles Martel qui ne trouva que ce moyen, bien digne d’un barbare, d’empêcher les Sarrazins de s’en rendre maîtres. Relevée de ses ruines presque aussitôt, Maguelone, en ces époques troublées entre toutes, au XIIe siècle, eut l’insigne honneur d’être choisie par les souverains pontifes comme « le port même de la barque de St-Pierre » et, après de longs siècles de prospérité et de vicissitudes, fut de nouveau détruite de fond en comble par Richelieu, dans la crainte que son port ne servît de refuge aux pirates barbaresques. Le terrible Cardinal n’en laissa pierre sur pierre, transformant la noble cité en carrière où, pendant de longues années, s’approvisionnèrent les villes voisines. Il fut contraint cependant, peut-être à son insu, par la majesté des lieux et la noblesse des souvenirs, à respecter sa vieille cathédrale qui dresse encore aujourd’hui sa masse imposante au centre de l’îlot.

Si ce fier monument ne se trouvait là pour en témoigner, il serait difficile de se faire une idée de l’ancienne splendeur de cette ville disparue, sur l’emplacement de laquelle poussent maintenant des vignes, dont la verdoyante et douce monotonie d’aspect est à peine atténuée par la coloration plus sombre des cèdres, des tamaris, des pins maritimes maigres et grêles qui les accompagnent et dont le silence n’est troublé, sous l’implacabilité d’un soleil de feu, que par le vol des mouettes blanches et des flamants roses.

Dans ce grandiose paysage, les hautes murailles de la vieille cathédrale semblent surgies de terre comme par enchantement, étonnant par leur masse, ravissant par leur coloration et leur harmonie. Avec ses rares fenêtres, ses mâchicoulis cintrés, ce superbe édifice roman semble une puissante forteresse destinée à résister aux attaques de l’ennemi et à la fureur des terribles tempêtes du golfe du Lion.

Du sommet de la basilique de Maguelone, quand le vertige veut bien vous laisser escalader les larges dalles de pierre qui lui servent de toiture, la vue que l’on embrasse est véritablement féerique, s’étendant, pour ainsi dire, des Pyrénées aux Alpes. C’est d’abord, en commençant à l’Ouest, un hémicycle de montagnes aux formes les plus variées, du milieu desquelles surgit le superbe pic du Canigou dominant les massifs Pyrénéens ; puis, d’autres monts dépendant des Cévennes, dont le sommet le plus élevé, le mont Lozère, se détache sur le ciel par les jours lumineux ; à l’Est, c’est le mont Ventoux émergeant seul de la grande plaine du Rhône comme une sentinelle égarée des Alpes ; plus près, en avant, c’est, à l’Ouest, Frontignan baigné dans les vapeurs, puis Villeneuve de Maguelone, que domine sa vieille église Saint-Étienne bâtie au XIe siècle, et enfin, à l’Est, Palavas avec son petit port de pécheurs et ses villas peinturlurées. De l’autre côté, en face, c’est la Méditerranée, aux flots bleus, tout près, en bas, si près même, que l’on entend le clapotement de ses vagues.

La poésie a droit à revendiquer sa part dans l’histoire de Maguelone. Il eut été malheureux, d’ailleurs, qu’il en fût autrement.

Aussi, nous faut-il dire deux mots du roman de Pierre de Provence et de la belle Maguelone, composé en vers provençaux au XIIe siècle par Bernard de Treviers, et, paraît-il, remanié au XIVe par Pétrarque pendant les années qu’il passa à Montpellier.

Quoi de plus naïf, de plus charmant que cet antique livre de chevalerie, digne des plus beaux récits de la même époque. Oyons plutôt :

Un jeune et beau chevalier, exténué de fatigue, de privations et accablé de tristesse, débarque un jour dans l’île, et est conduit à l’hôpital Saint-Pierre, destiné aux malades de Terre Sainte. Là, une religieuse vient lui laver les pieds, comme il était d’usage. Émue de pitié devant l’air de douleur du beau chevalier, elle l’engage et le décide à lui confier ses peines. Le jeune preux lui dit alors sa vie, lui raconte que, jadis, attiré à la cour de Naples par la renommée de la belle Maguelone, il l’avait vue, en avait aussitôt été épris, s’en était fait aimer et l’avait enlevée pour la conduire chez son père, après lui avoir juré sur les Livres Saints de la respecter et de lui demeurer fidèle.

Il lui narre les tristes circonstances qui le séparent encore de sa fiancée, son esclavage chez les pirates sarrazins ; comment il recouvra sa liberté et put enfin regagner sa patrie, désespérant d’apprendre jamais ce qu’étaient devenus ses parents et celle qui possède toujours son cœur.

Alors la jeune religieuse, qui achève de lui essuyer les pieds, relève son voile, le regarde doucement, lui demandant en tremblant s’il pourrait reconnaître sa fiancée s’il la rencontrait jamais... Et c’est ainsi que le preux chevalier Pierre de Provence retrouva la belle Maguelone.

Pour que personne ne mette en doute la véracité de cette histoire dont nous venons de dire le canevas, on montrait encore naguère dans l’église de Maguelone un retrait muré dans lequel se trouvaient ensevelis les corps de la gente héroïne et de son fidèle chevalier. Hélas, aujourd’hui, on a perdu le souvenir de cet emplacement.

Laissons la légende, l’histoire vraie de Maguelone n’est pas moins curieuse. Nous n’avons pas à raconter ici la cité antique, l’établissement du christianisme sur ce sol, l’invasion sarrazine, le séjour des Papes sur ce territoire quand il fut devenu fief pontifical, la guerre des Albigeois et les autres évènements qui se déroulèrent sur cette langue de terre jusqu’au démantèlement de la cité par Louis XIII.

De tout ce grand passé, dans cet îlot enserré par les flots, qui a joui pendant près de cinq siècles d’une si étrange fortune, il ne reste plus, émergeant au-dessus des verdures sombres des arbres qui lui servent de ceinture, que la masse imposante de cette vieille cathédrale qui a vu tour à tour passer sous ses portes basses et se prosterner sur ses larges dalles, d’omnipotents pontifes et de puissants seigneurs.

 

 

Paul LAFOND.

 

Paru L’Ermitage en 1897.

 

 

 

 

 

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