Sur Henri Massis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre LAFUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ceux qui feront plus tard l’histoire des idées dans la France d’après guerre attacheront peut-être une importance particulière à cette année 1920 où tant d’entre nous commencèrent leur expérience intellectuelle. Belle et décevante époque ! Un instant on eût pu croire qu’elle allait être l’aurore d’un grand siècle et le début de la rénovation attendue. De vastes désirs, d’immenses espoirs se levaient de toutes parts sur notre sol ravagé où les hommes se reprenaient à vivre avec plus d’impatience. Des possibilités presque illimitées paraissaient s’offrir, dans tous les domaines, art, littérature, politique. Les décors anciens s’effondraient, et l’univers entier affirmant qu’une civilisation nouvelle allait naître, pendant quelques mois, la France, abandonnée à ce vertige, sembla elle aussi sur le point de faire signe à l’aventure. Une activité fiévreuse s’empara de tous les esprits. Comme l’écrivait alors un critique, il était permis de penser que les romanciers, les essayistes, les poètes eux-mêmes n’avaient qu’à se baisser pour ramasser à foison des sujets et connaître l’enthousiasme des grandes réussites.

Plus rien, d’ailleurs, ne nous paraissait indigne d’être traité. Le territoire que nous pouvions exploiter s’était tout à coup infiniment élargi. Dramatisée, ranimée par nos raisonnements autant que par nos passions, la politique nous livrait des matériaux avec lesquels il serait aisé de construire d’harmonieux édifices que notre imagination triomphante se flattait d’imposer ensuite à la réalité. Le social entrait dans nos rêves et faisait bon ménage, même chez les plus raffinés, avec nos exigences esthétiques. Beaucoup d’entre nous découvraient un sens et une valeur inattendus à la tentative de grève générale du mois de mai, qui, unissant pour la première fois, selon les préceptes saint-simoniens revenus brusquement de mode, les « travailleurs manuels et intellectuels », allait être, sans aucun doute, le premier coup frappé à la porte de bronze sonore ouverte sur la profonde perspective des temps nouveaux.

Et puis, tout à coup, ce fut le silence, le calme plat, un « sur-place » prodigieux, une sorte d’avortement si complet qu’il parut d’abord invraisemblable. Aux cris d’ardeur inassouvie, aux révoltes définitives, aux enthousiasmes créateurs, succédèrent des chuchotements confidentiels, de mièvres et impuissants aveux, bref, la littérature la plus « privée » et la plus individualiste qu’on eût jamais conçue. L’époque échouait. Dans ce désarroi où les meilleurs ne savaient plus qu’exprimer leur déception et leur rancune, ceux qui avaient prévu cet avortement, ceux qui avaient annoncé l’inutilité de cet effort aussi bien que sa maladresse, ceux, très rares, que ne surprenait pas cette faillite, gagnèrent justement une autorité essentielle. Et, parmi eux, au premier rang, apparut Henri Massis.

 

§

 

Historien et critique de nos crises, prophète de notre échec et de notre impuissance actuelle, Henri Massis ne l’avait-il pas été, en effet, dès ses débuts, dès que, tout jeune encore, et n’étant guère, par l’âge, que le frère aîné de ceux qui, comme moi, écoutaient sa parole avec un sentiment de délivrance et d’espoir, il avait commencé à expliquer à ses contemporains qu’une barbarie redoutable couvait dans les lambris encore brillants d’une société près de se dissoudre ?

L’ardente polémique qu’il engagea, avant guerre, contre la Sorbonne, n’avait pas, au fond, d’autre sens. Elle était déjà une mise en garde, elle dénonçait déjà la présence de l’ennemi dans une des forteresses principales de l’esprit français. Les hommes étaient, peut-être, trop rudement malmenés par le jeune polémiste. Mais c’est que leur responsabilité était lourde – lorsqu’il s’agissait, par exemple, d’un Lucien Herr, directeur de conscience de plusieurs générations de lévites universitaires – et l’enjeu du débat s’avérait d’une importance qui éclate aujourd’hui aux yeux de tous.

La civilisation occidentale, démontrait en somme Massis, concentrant son tir sur le point sensible, a trouvé, historiquement, son équilibre le plus parfait sur le sol français. Une culture traditionnelle, fondée sur le principe de la hiérarchie et du choix, en a, depuis plusieurs siècles, assuré l’entretien. Or, désormais, sous prétexte de rendre hommage à la démocratie – cette démocratie qui reste assez inoffensive en France tant qu’elle est cantonnée sur le terrain politique où elle plie chaque jour devant des réalités aristocratiques que rien n’ébranle – sous prétexte d’accorder à tous une égalité de droits toute fictive, l’on prétend développer chez les jeunes gens, au lieu des facultés les plus hautes, des qualités de manœuvre et de tâcheron. L’on admet que le goût personnel et le sens critique ne sont plus indispensables pour entrer dans le sanctuaire à la porte étroite. L’on prétend que le simple labeur, une capacité inférieure d’absorption, suffisent pour ouvrir à ceux qui le souhaitent l’accès des hautes études. Le résultat de cette abdication devant le nombre ? Massis le prévoyait avec exactitude ! On prépare, disait-il, l’envahissement des professions libérales par les médiocres qu’un diplôme usurpé égalera aux meilleurs et qui auront ainsi toute licence de saccager le jardin français, dessiné par l’effort assidu d’une élite. Plus encore : dans un pays où rien n’est tout à fait le produit immédiat de l’instinct ou de l’inspiration, dans un pays où il y a peu, en somme, de spontanéité artistique, où tout jaillit uniquement du foyer de la connaissance traditionnelle, dans un tel pays qui est le nôtre, l’édifice de la civilisation repose plus qu’ailleurs sur l’institution scolaire, gardienne du patrimoine d’acquisitions spirituelles où chacun de nous est contraint de puiser.

Dès lors, c’est travailler à nous rendre stériles dans tous les domaines de la pensée et de l’art, que de livrer ainsi le trésor de la culture à des usufruitiers incapables d’en jouir d’abord, de la conserver dans sa pureté ensuite.

Et enfin, poussant plus loin son analyse, Massis, arrivant au terme qui fut toujours celui de son effort critique, montrait qu’une telle défaillance comporterait fatalement des conséquences sociales d’une gravité exceptionnelle. Car, poursuivait-il, à cette désorganisation intellectuelle succédera nécessairement un affaiblissement, un amoindrissement de l’âme française. La nation sera diminuée moralement, puisqu’elle est forte surtout de la valeur d’une civilisation qui est aussi, en définitive, le fondement de notre patriotisme. L’armature séculaire fléchira, et l’ennemi aux aguets éprouvera la tentation de frapper un peuple qui, en laissant se détendre le ressort même de sa résistance victorieuse, aura, pour ainsi dire, tendu la gorge au couteau.

Tel était le thème du début, alors que, tout jeune encore, Massis s’était dit, discernant les subtils poisons qui commençaient à corrompre la civilisation française : Ne vais-je rien faire pour essayer d’enrayer le mal ? Tel restera toujours, à coup sûr, son thème central, alors même que, de plus en plus, nuançant sa pensée, l’assouplissant assez pour lui enlever ce qui, en elle, s’apparentait trop étroitement au système, il y ajoutera de puissantes harmoniques. L’enjeu, pour l’auteur des Jugements, demeurera toujours l’avenir de la civilisation. C’est ce fond de ruines et d’effondrements entrevus qui donnera à sa critique de tels prolongements, et un frémissement si pathétique. Du premier instant, Massis avait, en effet, franchi toutes les étapes et s’était installé au cœur même du grand conflit de son temps.

Certes, il est possible qu’après la guerre il ait quelquefois souhaité de s’évader sur des routes plus calmes, qu’il ait songé, quelquefois, à se consacrer à une œuvre d’inspiration plus facile.

Mais quoi ! L’évènement était là pour lui prouver que cette détente lui demeurait interdite. Très vite, il fut bien obligé de reconnaître que, si la guerre lui avait donné terriblement raison, puisqu’il avait démontré sa fatalité, due à l’amoindrissement des vertus profondes de notre race, la paix n’allait pas moins, elle aussi, justifier ses prévisions déjà anciennes. Sans doute, la victoire avait été obtenue à cause de la hâte excessive avec laquelle l’ennemi avait voulu profiter de notre défaillance, grâce aussi à la réaction salutaire que les diagnostics d’Agathon et de quelques autres écrivains, tous également attentifs à la gravité de la crise, avaient provoquée dans l’organisme français. Massis n’en sentit pas moins sans tarder qu’il ne serait pas libre pour cela de se retirer dans la fantaisie et de se complaire aux jeux de son imagination retrouvée.

Il lui fallut bien avouer, en effet, que la victoire n’avait qu’à peine interrompu l’évolution néfaste qu’il avait signalée. Même, en séparant les jeunes générations de leurs aînés, en creusant entre les âges un fossé presque infranchissable, elle avait, au contraire, empêché l’enseignement des prophètes de notre décadence d’arriver dans sa pureté, dans son efficacité, jusqu’aux esprits nouveau-nés dont le déracinement était beaucoup plus complet encore que celui de leurs prédécesseurs. Les jeunes d’après guerre risquaient, au fond, bien plus encore que ceux d’avant 1914, d’être les victimes de certains magiciens subtils et de grand talent qui prétendaient acclimater artificiellement chez nous des sentiments étrangers. Que faire, donc, sinon reprendre la plume, rouvrir le combat auquel le péril extérieur n’avait imposé qu’une trêve trompeuse et dénoncer à la fois l’offensive intellectuelle de l’ennemi, vaincu par les armes, et la complicité de ceux qui, sur notre sol, devenaient les introducteurs bénévoles de ses poisons ?

 

§

 

Et c’est pourquoi Henri Massis a continué à se frayer une voie dans la même direction, chose qu’on ne saurait regretter après tout, si l’on songe que seules les pensées ainsi orientées vers un but unique sont capables de posséder une influence véritable et, en outre, d’élever des édifices aux proportions de monuments.

À vrai dire, l’importance de son œuvre a augmenté à mesure que se multipliaient ses « jugements », à mesure aussi que la crise s’étendait, se prolongeait, et que l’évènement confirmait ses plus anciennes prévisions.

Aujourd’hui, on voit tout à fait la solidité, la justesse, l’ampleur de cette œuvre, et l’espèce de position centrale qu’elle occupe parmi nos inquiétudes inexpliquées et nos débats divergents.

Plus elle se développe même, plus elle s’affirme adéquate au réel, et par là conforme aux promesses que, dès le début, elle avait données.

Flairant avec une finesse extrême les odeurs de corruption que répandent les écrivains les plus célèbres de son temps, même lorsque ces odeurs ont d’abord le goût de parfums délicieux, distinguant sous le sophisme rassurant la bassesse morale ou la paresse intellectuelle – n’est-ce pas souvent la même chose ? – Massis n’a pas cessé, depuis la fin de la guerre, de lutter contre l’invasion avouée ou sournoise de la barbarie.

Et ce fut le combat symbolique contre André Gide, ce fut cette Défense de l’Occident, où il élargit sa notion de civilisation sous l’influence de son universalisme chrétien, où, en face de Spengler, il éleva le nouveau limes, à la limite du monde romain ; ce fut ces Évocations d’un accent souvent tragique, où transparaissent l’humanité profonde du doctrinaire, son goût des hautes amitiés, des nobles alliances, livre qui, dès maintenant, encore qu’il ne soit pas achevé, nous révèle exactement les origines de sa décision et le sens de sa bataille.

Et aujourd’hui, il publie ces Débats où je serais assez tenté de voir une sorte de bréviaire. Ce court volume est, en effet, si bien conçu qu’il renferme à peu près tous les thèmes d’Henri Massis : la polémique presque rituelle contre André Gide, c’est-à-dire contre le représentant le plus prestigieux des détracteurs de notre civilisation traditionnelle, contre l’esprit qui toujours nie, contre le tragique Méphisto qui emprunte parfois le langage de Faust, contre le séducteur fascinant qui propose des modèles et recommande des recettes bien propres à faire éclore, chez nous, l’amère stérilité du désert, bref contre l’écrivain qui met en cause « la notion même de l’homme sur laquelle nous vivions », disons même sur laquelle, seule, nous pouvons vivre.

Puis, la mise au point non moins nécessaire à propos de Barrès, au sujet duquel Massis a pu hésiter parfois, mais qu’à l’aide des Cahiers il reconnaît désormais comme un des reconstructeurs, comme un des défenseurs de notre conception traditionnelle du monde.

Puis encore, l’évocation du grave problème franco-allemand, qui n’intéresse, je le crois bien, l’auteur des Jugements que dans la mesure où il a besoin, pour conserver notre civilisation, de savoir ses limites, donc de distinguer ce qui, dans l’esprit germanique, est inassimilable à notre race, ce qui, transporté sur notre sol, ne peut que miner, ravager, dissoudre et amoindrir notre énergie vitale.

Enfin, le chapitre sur l’influence de Lucien Herr, « force occulte de la troisième République » ; le vivant et cruel morceau consacré à l’universitaire qui se fait l’historien de Péguy sans avoir senti la chaleur et l’enthousiasme que répandait autour de lui le héros chrétien. Et aussi, et surtout, cette brève et pertinente défense de Dieu, transformé par des romantiques catholiques en une sorte d’extrémiste, ivre d’une sublime déraison ; cette affirmation que la religion ne peut pas cesser d’être humaine, et que, pour mériter Dieu, l’homme ne doit pas nécessairement « démériter en tant qu’homme ».

Bref, je le répète, le résumé le plus complet, le plus pénétrant d’une œuvre inspirée par un souci unique, mais assez vaste pour justifier de multiples démonstrations.

Dirons-nous, pour terminer, qu’une telle critique est dépouillée de sens esthétique et que la notion du bien y éclipse souvent celle du beau ? On l’a prétendu pour pouvoir en faire à Massis le sanglant reproche. Or, à qui lira et méditera Débats, il apparaîtra vite que rien n’est plus inexact. Seulement, Henri Massis a vu, mieux que beaucoup d’autres, que, dans notre pays d’Occident, rapports de la morale et de la beauté sont peut-être plus étroits qu’ailleurs et qu’un certain désordre, qu’une certaine débauche des sentiments, nuisent, en définitive, à la réussite artistique.

Il est loin, du reste, d’avoir achevé sa tâche. Mais, quoi qu’il fasse encore, il semble qu’il ne pourra plus qu’embellir et orner la cathédrale dont il a déjà tracé le plan précis et construit l’armature.

Son œuvre subsistera, à cause de sa nécessité, de sa parfaite adaptation à l’évènement. Seul, le triomphe complet des doctrines qu’elle soutient risquerait de l’obscurcir passagèrement. Elle n’en garderait pas moins, même dans ce cas, hélas ! fort improbable, toute sa valeur historique, car elle aurait été un des instruments de la restauration désirée. Dès maintenant, contrastant avec tant d’œuvres dispersées, fragmentaires, traversées de courants contraires, elle a l’apparence d’une somme Et si notre société renaît un jour, sur de nouveaux fondements, après avoir relevé ses bases à peu près effondrées aujourd’hui, on pourra dire, sans doute, qu’elle en sera un des plus solides piliers.

 

 

 

Pierre LAFUE.

 

Paru dans Le Mercure de France

en mars 1935.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net