Le réformateur Wesley et la monarchie anglaise
par
Agnès de LA GORCE
L’AN 1755, l’avant-veille de Noël, Wesley vit, à la Chambre des lords, George II. Avant que s’ouvrît la séance, le roi revêtait son costume d’apparat. Un pesant manteau d’hermine l’enveloppa. Wesley n’avait sous les yeux qu’un vieillard maussade, souffrant de la goutte, proche de sa fin. Des paupières blanches ombrageaient des yeux qui louchaient parmi les bouffissures et les rides. Un reflet d’or et de pierreries passa le long d’une joue couleur de brique : sur la perruque volumineuse, on posa la couronne.
Et le petit clergyman, de noir habillé, contemplait le néant de toute grandeur humaine. La décrépitude majestueuse d’un roi lui suggère les mêmes rêveries que les ruines rencontrées dans ses voyages. D’instinct romantique, on le voit s’attarder devant les sites qui vont de plus en plus fasciner les poètes. En latin comme en anglais il sait trop de vers sur la fragilité des choses terrestres ! Il salue d’une citation désabusée le donjon de Colchester ; lorsque lui apparaît au cours de ses missions dans le pays de Galles le château de Conway, sur le rivage de la mer, son attention mélancolique s’attache aux murailles dégradées, couvertes de ronces, hantées par les hiboux... Son zèle se dépensait avec un sens inné du décor. Apôtre sincère et metteur en scène tout à la fois, il lui plaisait de jeter parmi les sépulcres et les ruines quelque plainte de la Bible qui inspirait son éloquence : « Pourquoi veux-tu mourir, ô maison d’Israël ? » Tout lui servait d’exemple et de commentaire pour dénoncer la vanité des vanités.
Ainsi, dans l’antichambre des lords, découvrait-il la misère d’un vieux roi ; mais tandis que le prédicant flairait le cadavre sous l’idole éblouissante, le citoyen britannique John Wesley vénérait un principe soustrait à la dissolution : la Monarchie. Il tenait de sa mère une croyance ancienne dans le droit divin des rois. Les Stuarts, malgré leurs fautes, apparaissaient le front ceint d’une auréole : on ne pouvait peser leurs actes avec les mesures communes. Les chances des Stuarts avaient pâli en même temps que montait à l’horizon l’étoile de Wesley le réformateur. Celui-ci, s’éloignant de sa mère, l’idéaliste, pour ressembler à son père, l’opportuniste, offrit à la maison de Hanovre régnant par la grâce de Dieu le dévouement de ses troupes spirituelles consacrées à Dieu.
Un contingent précieux, sans cesse accru. Wesley n’avait pas ressuscité les chrétiens de la primitive Église, seulement il avait tiré des masses populaires cette force intransigeante, active, étroitement disciplinée, orgueilleuse et intègre qui suscitera plus tard des marins excellents pour Nelson, des soldats excellents pour Wellington. Wesley, chef d’Église et mystique inaccompli, n’avait d’abord songé qu’aux vertus surnaturelles, mais elles fuyaient dans le lointain comme des anges insaisissables. Et les vertus civiques demeuraient. Aussi bien Wesley les imposait-il du ton d’un homme qui ne plaisante pas : « Un contrebandier – prononçait-il – est un voleur de la pire espèce. Qu’il ne se targue pas d’être religieux. Le gouvernement devrait exiler cette vermine dans les pays inhabités. » Impressionnés par de telles paroles, les fidèles de Wesley s’abstenaient de toute fraude. En période électorale, ils s’engageaient par un serment solennel à sauvegarder l’indépendance de leur vote. Ils ne devaient participer ni à la fabrication des breuvages alcoolisés, ni à l’importation du gin. Wesley formait pour le Dieu d’Israël et pour le roi d’Angleterre de bons serviteurs aux mains nettes, au gosier mortifié, au verbe dur et pudibond.
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Les souverains venus d’Allemagne n’incarnaient certes point ces personnages moitié divinisés qui, dans la fervente imagination du jeune Wesley, avaient figuré les rois. Fini du monarque que son échanson servait à genoux ! Une dernière fois la reine Anne, fille de Jacques II – parce que le sang des Stuarts coulait en ses veines – avait touché les scrofuleux ; et un enfant maladif lui avait été présenté : le futur encyclopédiste, Samuel Johnson. Après elle, le mystérieux pouvoir de guérir cessera d’être invoqué. L’auréole ne convenait pas au front des rois George et la couronne ne leur seyait qu’à la rigueur. Quand George Ier était arrivé en Angleterre, suivi de sa petite cour allemande, l’avènement de la nouvelle dynastie ressemblait à une procession sans dignité, presque à une mascarade étrangère. Ses deux maîtresses préférées accompagnaient le nouveau roi, l’une surnommée l’arbre de mai pour sa maigreur, l’autre l’éléphant pour l’opulence exagérée de ses formes. – Vint le tour de George II qui adorait les cartes, mais que la vue des livres rendait furieux. Il rachetait par une bravoure de bon soldat ses nombreux défauts : son avarice, sa paillardise, son humeur irascible et son absence de courtoisie. On ne pouvait guère s’attendre à ce qu’il trouvât dans le puritain Wesley un apologiste. Toutefois lorsque mourut George II, le réformateur écrivit en son Journal le 26 octobre 1760 :
« Le roi George a rejoint ses ancêtres. Quand l’Angleterre aura-t-elle un meilleur prince ? »
Pas la moindre ironie dans cette étrange exclamation ! Wesley subordonnait à l’intérêt public la justice abstraite et la vérité objective. Il se refusait à voir la médiocrité des rois George ; il employait son influence à leur restituer les vénérations abolies, les respects aveugles. Tout pouvoir ne venait-il pas de Dieu ? Un roi n’était-il pas toujours un roi ? Auprès de la foule, Wesley devenait l’avocat passionné de la monarchie anglaise qu’il estimait préférable à tout autre gouvernement d’Europe. L’autocratie l’épouvantait. Il détestait la Grande Catherine. Que pensait-il de Frédéric II ? Les membres de ses petites confréries exaltaient le roi de Prusse comme un prince chevaleresque et magnanime, le héros protestant, le héros chrétien. Les cantiques méthodistes invectivaient les Français comme tigres altérés de sang. Mais s’il s’agissait de Frédéric II, aucune comparaison ne semblait trop élogieuse : il surgissait tel un second Cyrus, Dieu lui confiait l’épée de Gédéon... À ces dithyrambes officiels s’était associé le réformateur. Mais un jour, seul à seul avec ses lectures, ses carnets, sa lucidité secrète, Wesley changea de pensée. Faute de trouver un anathème plus accablant, il écrivit au sujet de Frédéric II ce que le Christ disait de Judas : « Il aurait mieux valu pour cet homme qu’il ne fût jamais né. »
C’est ainsi que Wesley voyait se transfigurer dans l’antichambre des lords un vieillard sans noblesse, que son manteau d’hermine écrasait. Plutôt le plus vulgaire des rois George qu’un soldat despotique !
George Ier ne parlait pas l’anglais ; George II le parlait comme un jargon mêlé d’allemand ; George III le savait fort bien, se glorifiait d’être un sujet britannique et prétendait, avec une obstination vidée d’intelligence, gouverner par lui-même. Il risqua d’être détrôné.
Tout d’abord, Wesley avait recommandé aux prédicateurs formés par ses soins d’éviter en leurs sermons les allusions politiques. Mais quand George III fut attaqué, il leur imposa le devoir de le défendre. C’était échange de services : « Les méthodistes sont de bien braves gens, disait le roi, et si j’apprends qu’un de mes serviteurs leur cause quelque dommage, je le renverrai immédiatement. » Tenu longtemps en suspicion par les évêques et les gentilshommes, Wesley trouvait au sommet de la hiérarchie son protecteur.
Wesley réformait le peuple : George III réformait la cour. Une coutume voulait que la nuit de l’Épiphanie fût consacrée aux jeux de hasard : jeune monarque de vingt-cinq ans, George III abolit cet usage, de même qu’il supprima le dimanche les réunions mondaines. Si l’archevêque de Cantorbery donnait un bal en son palais, le roi lui laissait entendre qu’il ne l’approuvait pas. Il était comme Wesley l’ennemi des plaisirs. Il les combattait avec les petitesses et les persévérances puritaines. Contrairement à ses prédécesseurs, George III montrait l’exemple des vertus domestiques. Ses distractions étaient plus inoffensives que raffinées. Les clowns provoquaient sa gaieté bruyante ; il jugeait mortellement ennuyeux le théâtre de Shakespeare, mais de race allemande et de nature religieuse, il goûtait la musique d’Haendel. Aveugle au soir de sa vie, le vieux souverain se recueillera pour l’entendre. On l’appelait « le fermier George » et les caricaturistes le représentaient, lui et son épouse la reine Charlotte, tel un couple de paysans se rendant au marché. Il manquait d’envergure et débordait de bonne volonté. Il suppléait à son défaut d’instruction générale par un surcroît de recherches patientes et se composait une bibliothèque magnifique. Désireux de connaître la vie de ses plus humbles sujets, il pénétrait dans leurs cottages, savourait une cuillerée de pudding et partait avec un mot plaisant et une aumône plus bourgeoise que royale. Bon roi d’Yvetot et digne monarque chargé d’épreuves ! La folie même frappa pour un temps de sa foudre une intelligence pondérée qui n’offusquait ni le ciel, ni la terre.
Tandis que, de grand matin, Wesley le missionnaire au bord d’une route ou dans une grange prêchait la Rédemption, le monarque, sitôt levé, priait ponctuellement dans sa chapelle froide. Le roi protégeait l’œuvre de Wesley. Wesley défendit George III lorsqu’au début de son règne, le peuple de Londres se souleva en faveur de John Wilkes – un aventurier politique animé d’audace et d’effronterie.
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Au mois d’avril 1763, paraissait le numéro 43 d’une Gazette – The North Britton – organe d’opposition à la politique royale. Ce numéro 43, resté célèbre, se distinguait par la virulence de ses attaques contre le ministre lord Bute : par delà le ministre, le pamphlétaire visait George III lui-même : il osait mettre en doute la véracité de ses paroles. Qu’allait faire, en ces conjonctures, le jeune monarque ? Il écouta la voix qui lui soufflait : « George, sois un roi », la voix de sa mère, la princesse douairière exécrée du peuple anglais. Il oublia que sa famille ne devait son élévation au trône qu’à l’absolutisme des Stuarts. Mauvais remplaçant, il agit à la manière de ses prédécesseurs. Le pamphlétaire John Wilkes appartenait à la Chambre des communes. En dépit de toutes les franchises, de toutes les immunités, il fut appréhendé, conduit à la Tour de Londres, privé de son siège au Parlement.
Cet acte arbitraire transformait en héros de la liberté un personnage curieux et cynique, un débauché notoire. À Medhenham, sur les bords de la Tamise, quelques gentilshommes libertins avaient restauré, de façon caricaturale, les ruines d’une ancienne abbaye franciscaine. Ils s’habillaient en moines et parodiaient les cérémonies du catholicisme. Des bruits infâmes couraient sur leurs rites et sur leurs mœurs. On les disait voués au démon : ils l’étaient certainement à Vénus et à Bacchus. Or Wilkes appartenait à ce club. Lorsqu’il fut emprisonné, on découvrit un morceau de littérature graveleuse qu’il avait composé le soir d’une orgie, son Épître sur la femme. On produisit également une adaptation sacrilège du Veni Creator. Une double accusation pesait sur lui : libelle et blasphème, et lord Chatham, décoratif et scandalisé, dénonçait du haut de la tribune l’homme qui trahissait son Dieu et son roi.
Cependant, parce que la Constitution avait été enfreinte, la foule s’agitait dans les rues, elle hurlait – Wilkes et la liberté ! – elle arrachait des mains du bourreau qui s’apprêtait à les livrer aux flammes les écrits de Wilkes et jetait dans le bûcher un jupon, symbole de la tutelle que la reine douairière exerçait sur George III. Et Wilkes passa le détroit et vint féliciter de leur sort les sujets de Louis XV qui, sans connaître leur bonheur, rêvaient des libertés anglaises !
Après quelques années d’exil, l’agitateur revint et voulut reconquérir son siège du Parlement. Il posa sa candidature dans le comté de Middlesex. Alors la lutte entre le sujet rebelle et le roi entra dans sa phase la plus violente. Depuis le mois de mars 1768 jusqu’au printemps de l’année suivante, le nom de Wilkes suffit à provoquer l’effervescence populaire. Trois fois son élection fut proclamée puis annulée. Le 10 mai 1768, la foule se rua vers la prison de Saint-George’s Fields où le tribun avait été conduit par ordre du roi. Des soldats écossais réprimèrent brutalement l’insurrection ; il y eut du sang versé. La cause de Wilkes s’amplifiait. Les électeurs, courroucés des mépris infligés à leur vote, entraînaient tous les mécontents. À Londres, ils étaient légion. Du quartier de Spitalfields accouraient des grévistes – les tisseurs de soie, long cortège révolutionnaire avec des drapeaux rouges et noirs. Ils ne se souciaient guère de Wilkes ni de ses droits, mais ils l’acclamaient parce que l’importation des soieries françaises ruinait leur métier. Déracinés et parias suivaient en masse, charbonniers irlandais qui réfugiaient leur misère sur les quais de la Tamise et matelots des navires marchands que l’insuffisance de leurs gages exaspérait jusqu’à la furie. Le 16 mars 1769 – l’élection de Wilkes venant d’être invalidée pour la troisième fois – la foule marcha vers le palais de Saint-James ; elle osa crier : Wilkes et pas le roi !
Le bruit des émeutes atteignit Wesley dans sa résidence de Londres, – la maison de la Fonderie, – seul endroit où ce voyageur consentît à des haltes prolongées. La maison de la Fonderie se développait comme un centre d’œuvres charitables. Elle renfermait un dispensaire – le premier qui fut établi à Londres. Assisté d’un médecin et d’un apothicaire, Wesley présidait aux consultations. Et souvent il tentait d’appliquer aux maux qui défilaient devant lui son remède préféré. Il exhibait alors un objet curieux, un cylindre muni d’une manivelle et monté sur un plateau : une machine primitive d’électricité statique. Dans le musée où elle est conservée (la maison de Wesley dans City Road), elle semble un jouet d’enfant. En 1756, Wesley se l’était procurée ; il la manœuvrait lui-même ; sa machine était faible et sa foi puissante. Il opérait des guérisons. – À côté du dispensaire, un atelier s’improvisait où quelques pauvres sans travail filaient ou cardaient du coton. Wesley évitait à ceux qu’il pouvait recueillir l’abomination de la Work house, le cauchemar de l’indigent, l’asile du travail forcé dont la dureté va s’imposer davantage à mesure que se propagera la révolution industrielle. Des personnes dévouées – dans lesquelles le beau rêve de Wesley revoyait les diacres et les diaconesses de l’Église primitive – distribuaient des vêtements aux loqueteux, des vivres aux affamés. Si les affamés et les loqueteux savaient lire, des brochures leur étaient offertes qu’ils avaient la surprise de comprendre parfaitement.
La résidence londonienne de Wesley renfermait une imprimerie. Le réformateur avait annoncé dans son langage dépouillé de modestie qu’il fonderait « une bibliothèque complète pour ceux qui craignent Dieu ». Chaque année s’enrichissait cette fameuse Bibliothèque chrétienne qui comprendra cinquante volumes. Il prenait des chefs-d’œuvre – l’Iliade, le Paradis Perdu, les Pensées de Pascal, les Nuits d’Young. Il abrégeait, modifiait le texte, expliquait les mots difficiles. Il pétrissait sous ses doigts volontaires les songes des poètes, les pensées des philosophes. Il tuait les livres et les ressuscitait en leur insufflant une vie réduite. Lorsque Wesley prescrivait à ses disciples leurs lectures en même temps que leurs drogues et leurs aliments, il se souvenait qu’ils n’étaient pas gens de loisirs. Il se flattait de leur communiquer l’essentiel de la culture générale, heureux de discerner et d’imposer cet essentiel. Ennemi du superflu, – bien qu’il prononçât des sermons interminables – il métamorphosait joyeusement un livre en opuscule. Le Traité des Passions par le docteur Watts avait 177 pages ; il suffit que Wesley le touche ; il ne reste « qu’un tract utile de 24 pages » ! Le subtil dialecticien d’Oxford était devenu un éditeur populaire qui introduisait dans les ateliers, les mines et les forges ses tracts utiles. Par détachement et par besoin de régenter les esprits, l’humaniste d’autrefois adoptait le style le plus décoloré, mais aussi le plus net, le plus accessible à tous, le plus convaincant. Lorsqu’il écrivait ses brochures de propagande, un mot à celui qui enfreint le repos du dimanche, un mot à une femme coupable, un mot à un ivrogne, un mot à un contrebandier, Wesley se retranchait de la littérature : il serait la cause de sa réforme.
C’est au moyen de tracts utiles qu’en une période troublée Wesley défendit le roi George.
D’une fenêtre qu’il était bien résolu à ne jamais illuminer en l’honneur de Wilkes, le petit clergyman observait l’agitation de la rue. Wilkes ! le héros de la liberté ! On voyait son portrait partout, sur les enseignes, les gobelets et les tabatières. Wesley ne voulait pas se demander si le roi George avait abusé ou non de son pouvoir. Une seule chose lui importait, le péril de la couronne. On entendait résonner à tous les carrefours un langage boursouflé d’allusions historiques. On évoquait César et Brutus, Charles Ier et Cromwell. Et Wesley craignit une catastrophe. Fidèle au rigorisme des anciens puritains, il haïssait leur violence. Il ne s’effrayait point par une confuse intuition de l’avenir ; quand un membre de ses petites confréries, un soldat blessé à la bataille de Fontenoy, s’en était allé prédisant la chute des Bourbons et le soulèvement du peuple français, Wesley l’avait relégué parmi les nombreux fous qui discréditaient son œuvre. Son épouvante lui venait du passé. Il lui suffisait de songer à Cromwell et aux Têtes Rondes. Dévot de la monarchie, Wesley donnait au vieil idéal puritain une forme toute nouvelle, sentimentale et pacifique. Il maudissait Cromwell, le régicide, chaque fois qu’il rencontrait la trace de ses déprédations. Il ne comprenait plus cette sombre ardeur qui s’attaquait à des pierres. À la cathédrale de Saint-David’s, devant les effigies brisées des Tudors, le voilà qui s’indigne : « Pourquoi donc les soldats fervents de Cromwell se vengeaient-ils des Tudors ? Ah ! oui, c’est parce que des rois sortirent de leur race ! » Les ruines de l’abbaye d’Arbroath en Écosse ravivent le courroux de Wesley contre les iconoclastes : « Les réformateurs zélés la brûlèrent ! Ah vraiment, que Dieu nous garde de la populace réformatrice (reforming mob). »
La reine populace – comme disait Wesley, plus méprisant pour elle que le Coriolan de Shakespeare – c’était elle qui troublait la nuit par ses hurlements : Wilkes et la liberté ! Des forcenés conspuaient le réformateur ; ils voulaient briser les vitres de son logis parce qu’il refusait de participer aux illuminations. Et le petit clergyman répondit par des tracts utiles pour la défense du roi : la Lettre sur l’état présent des affaires publiques ; les Pensées sur la liberté.
S’adressant aux fauteurs de désordre, il s’efforçait de leur prouver – avec un optimisme voulu – que leurs griefs étaient purement imaginaires :
Ni cous ni moi ne serions capables de démontrer que nous portons le poids d’une chaîne, fût-elle aussi mince qu’une aiguille à tricoter.
Et même si le roi George avait porté quelque atteinte à la liberté d’un citoyen, la sagesse ne recommandait-elle pas d’accepter un mal pour en éviter un pire ? Hanté par l’ombre de Cromwell, par le cauchemar de la dictature, Wesley suppliait son peuple de rester fidèle à l’idée de la monarchie, sacrée comme l’arche d’alliance. Chaudronniers, carrossiers, palefreniers, étourdissaient de leurs ovations Wilkes, le tribun. Comment osaient-ils se prononcer en sa faveur contre le roi ? Leur prétention semblait à John Wesley sacrilège. La fatalité du libre examen pesait sur sa réforme religieuse. Quand il s’agissait de politique, l’aristocrate prenait sa revanche ; il rentrait dans l’absolu. Il laissait – selon le mot de Sterne, l’auteur du Voyage sentimental – le menuisier monter dans la chaire qu’il avait fabriquée, mais il lui interdisait de critiquer les actes de William Pitt. Le moindre artisan tranchait sur les matières théologiques ; s’il opposait aux décisions prises par la Chambre des lords son verdict sans portée, alors Wesley l’accablait de ses sarcasmes. À lui toute la Bible, mais pas une parcelle du pouvoir.
Les tracts de John Wesley traversaient un pays troublé d’émeutes. Les plus pitoyables étaient celles des pauvres hères, qui promenaient une miche recouverte d’un voile de crêpe pour symboliser leur pénurie. À Birmingham, en 1766, la foule attaque les meuniers et les boulangers ; en 1768, les matelots de Newcastle se soulèvent. C’est dans cette atmosphère surchauffée que les disciples de Wesley lisaient ses tracts qui s’achevaient par des invocations au Tout-Puissant. Ils méditaient les paroles singulièrement graves de celui dont ils reconnaissaient l’autorité – le grand missionnaire, le vrai maître du peuple... Ils apprenaient une leçon essentielle qu’ils transmettaient à leurs enfants, un dogme plus définitif, plus impérieux que ceux de leur catéchisme habituel : l’Angleterre, quoi qu’il arrivât, devait conserver son roi.
En 1775, l’agitateur Wilkes se trouvait si bien pacifié qu’il administrait en qualité de lord-maire la cité de Londres ! Cependant, plus activement que jamais, Wesley répandait dans les manufactures et dans les échoppes ses opuscules politiques. Les colonies américaines se révoltaient contre l’Angleterre et Wesley redoublait d’ardeur pour défendre la suprématie royale.
Nul homme ne connaissait mieux son pays, et les rapports de ses auxiliaires d’Amérique l’informaient de façon précise de ce qui se passait chez eux. Il pouvait, – sans outrecuidance, – instruire, conseiller, adjurer les personnages les plus haut placés. Durant l’été de 1775, il adresse des lettres ouvertes d’une remarquable pénétration au trésorier lord North, au secrétaire d’État pour les colonies, lord Dartmouth. Il se définit lui-même « un clergyman de la haute Église, fils d’un clergyman de la haute Église, élevé dès la plus tendre enfance dans les plus strictes notions d’obéissance passive et de non-résistance ». C’est donc – en toute impartialité, au rebours même de ses penchants – qu’il vient plaider la cause des Américains. Il engage aux mesures de conciliation envers « un peuple opprimé qui ne réclame rien d’autre que ses droits légaux ». Il n’hésite pas quant à l’issue du conflit. Les Américains, « les enthousiastes de la liberté », l’emporteront sur les Anglais : « Ils disputeront chaque pouce de terre, ils succomberont l’épée à la main. Et leur victoire serait désastreuse. Que les gouvernants ne s’y trompent pas ! Le pays n’est ni florissant, ni satisfait. Partout Wesley ne voit que des ombres affamées. Sur cette détresse souffle l’esprit de rébellion et il arrive que lui – John Wesley – soit seul, absolument seul, à prendre envers et contre tous la défense du roi. Et le réformateur terminait l’une de ses lettres à lord Darmouth en lui rappelant le sort réservé par l’histoire aux monarques trop jaloux de leur puissance : « Souvenez-vous de Roboam, de Philippe II, de Charles Ier... »
Telle était la franchise rude avec laquelle s’exprimait le patriotisme de Wesley quand il s’adressait à ceux qui détenaient les responsabilités. S’il se tournait vers la foule, son langage se modifiait. Il croyait que la foule avait moins besoin d’être éclairée que d’être guidée pour son bien. Alors Wesley, sans plus s’inquiéter de savoir où se trouvaient l’oppresseur et l’opprimé, condamnait la cause des Américains parce qu’elle était la cause de la République – et que ce mot lui semblait une profanation. Il appréhendait un péril – mortel peut-être – pour son roi. Contre « les sociétés secrètes » qui fomentaient le culte de « la nouvelle idole », Wesley lançait infatigablement des tracts utiles. Le plus fameux – l’Adresse de paix aux colonies américaines – se vendit au mois de juillet 1776 à la porte des églises : 40 000 exemplaires s’écoulèrent en trois semaines. L’année suivante, Wesley publiait dans le même dessein ses Observations sur la liberté. Aucun débat théologique ne valut à Wesley plus d’invectives que ces brochures. On l’appela « le loup déguisé en berger » ou « le vieux Jésuite démasqué ». On le caricatura tel un renard, en costume de clergyman. Son dualisme d’aristocrate puritain avait inspiré à John Wesley sa volte-face. On l’accusa de vulgaire palinodie.
Wesley se gardait bien de philosopher dans ses tracts écrits pour les ignorants. Il répandait moins une croyance qu’un effroi, la peur de l’anarchie.
Mon opinion est celle-ci, – écrivait-il – des hommes en Angleterre sont les ennemis de la monarchie. Ils détestent le roi parce qu’il est roi et travaillent en toute diligence à ériger sur les ruines de la monarchie leur grande idole, la République...
... Or le remède serait pire que le mal. Aucun État plus arbitraire qu’une République... Je sens combien l’heure est grave. Je plaide la cause de mon roi et de mon pays, bien plus, la cause de tout pays qui possède un gouvernement régulier.
Une monarchie tempérée favorise la liberté civile et religieuse ; elle est moindre sous une aristocratie, mais une démocratie la réduit à néant...
... Les démons sont-ils affranchis parce qu’au fond des enfers, ils sont éternellement livrés à leurs instincts ?
Quinze ans plus tard, les jeunes poètes d’Angleterre – et l’Écossais Robert Burns plus fougueusement que les autres – salueront la Révolution française, l’aurore de la liberté. Mais dans les villes du fer, du coton, de la laine, le peuple évangélisé par Wesley se tiendra coi.
Le 14 juillet 1791 – quatre mois après la mort de Wesley, – une émeute d’un caractère tout particulier éclata dans Birmingham : petite révolution contre la Révolution française et contre ses partisans. La foule malmena durement les enthousiastes qui fêtaient la prise de la Bastille ; elle détruisit la maison et le laboratoire du savant Priestley. Cependant, comme l’ange exterminateur respectait les logis marqués par le sang de l’agneau pascal, la populace se garda bien d’attaquer les méthodistes, contremaîtres et ouvriers qui passaient pour les plus fidèles sujets du roi George et « les ennemis de la liberté ».
Agnès de LA GORCE.
Paru dans La Revue universelle le 15 août 1939.