Hippolyte Flandrin
par
Léon LAGRANGE
HEUREUX les artistes de notre époque qui peuvent dire en mourant l’Exegi monumentum d’Horace : « J’ai accompli une œuvre monumentale ! » Tant de primes sont offertes à la médiocrité ! Tant d’obstacles s’opposent à l’exécution d’une œuvre grande et forte ! L’artiste dont nous nous occupions le mois dernier, celui que nous allons étudier aujourd’hui, ont eu tous deux cette bonne fortune. Quand tous les tableaux d’Eugène Delacroix périraient, il suffirait des peintures du Sénat et du palais Bourbon pour donner à l’avenir la mesure de son génie. De même, si la Jeune Fille à l’œillet, si les portraits de l’Empereur et du prince Napoléon, et tant d’autres, doivent jamais disparaître victimes des évènements qui bouleversent les familles ou les États, tant que subsisteront les murs vénérables de Saint-Germain des Prés, ceux de Saint-Vincent de Paul et de Saint-Séverin, l’église de Saint-Paul à Nîmes, et l’église d’Ainay à Lyon, n’en resterait-il debout qu’une ruine, ce sera assez pour conserver à la postérité le nom et le talent d’Hippolyte Flandrin.
Eugène Delacroix est mort il n’y a pas un an. Hippolyte Flandrin vient de succomber à Rome il y a un mois. Qui nous eût dit, quand nous recherchions les titres de gloire du premier, que le tour du second viendrait si vite ? C’est la mort qui règle l’opportunité de ces études. Il nous faut la suivre dans la rapidité de ses coups. C’est elle qui crée sous notre plume des rapprochements inattendus. Eugène Delacroix nous a montré l’exubérance d’une riche nature débordant hors d’elle-même, se prenant à tous les sujets et portant dans tous une fécondité, une souplesse, une couleur incomparables. Hippolyte Flandrin n’eut aucun de ces dons. Son âme, recueillie et concentrée, n’est sortie des contemplations de l’idéal que par une seule issue ; mais, en se limitant à un ordre de sujets spécial, il a su le porter à sa suprême puissance, si bien qu’il représente de la façon la plus complète le type de l’art chrétien au dix-neuvième siècle 1.
Un caractère commun les distingue tous deux, la sincérité dans l’interprétation de la nature. Mais, tandis que l’un invoque à l’appui toutes les séductions matérielles, l’autre simplifie jusqu’au raffinement les moyens d’expression. Génie aventureux, mêlé à toutes les luttes de son temps, objet lui-même de disputes sans fin, Delacroix est mort après avoir épuisé la vie. Hippolyte Flandrin s’est éteint avant de dire son dernier mot. Il avait vécu loin des succès éphémères, et il s’est acquis une gloire durable. Il avait vécu loin de la foule, et sa perte prématurée n’a éveillé partout que les regrets les plus sympathiques.
C’est qu’en vérité, soit qu’on regarde en lui l’homme ou l’artiste, il est impossible de ne pas se sentir touché de ces vertus modestes, de ce talent élevé et pur. Seul peut-être entre ses contemporains, Hippolyte Flandrin présente dans sa vie et dans ses œuvres le spectacle toujours si grand et jamais plus rare de l’unité.
I
Jean-Hippolyte Flandrin naquit à Lyon le 23 mai 1809. La Providence ne pouvait mieux placer le berceau d’un artiste chrétien que dans cette ville, une des plus chrétiennes, une des plus artistes de la France. À Lyon, la religion n’est pas un spectacle ou une affaire. Elle fait partie des mœurs publiques. L’enfant qui vient au monde respire son air vivifiant et en conserve jusqu’à la dernière heure une salutaire influence. Hippolyte Flandrin puisa dans cette atmosphère la plus grande force de soit talent.
Outre un passé glorieux qui lui a appris à honorer les artistes, Lyon possède certaines industries qui ne peuvent se passer du secours de l’art. C’est peut-être la seule ville où une vocation précoce ne soulève pas les résistances de la famille. Dans tout enfant qui dessine, il y a l’étoffe d’un dessinateur de fabrique. Les parents l’envoient volontiers suivre les cours de l’École des Beaux-Arts. S’il arrive à s’y distinguer, s’il montre des dispositions supérieures, on ne s’en effraye pas, car l’histoire locale prouve qu’avec du travail, du talent et de la conduite, un artiste peut se tirer d’affaire. Ce raisonnement bourgeois, qui fait prospérer à Lyon l’art et l’industrie, lui a donné en dernier lieu les trois frères Flandrin.
L’aîné, Auguste, avait cinq ans de plus qu’Hippolyte. Paul était le plus jeune. Malgré la pauvreté de la famille, Auguste, Hippolyte et Paul suivirent les cours de l’École des Beaux-Arts. Cette école venait d’être réorganisée en 1808 sous l’influence de Richard et de Révoil. Tous deux élèves de David, ils y apportèrent les principes rigoureux du maître, sympathiques d’avance à l’esprit lyonnais, qui, de tout temps, aima la nature jusqu’à l’imitation et la sobriété du dessin jusqu’à la sécheresse.
Le peintre André Magnin, de qui l’on voit quelques tableaux au musée de Lyon, et le sculpteur Legendre-Héral furent les premiers professeurs d’Hippolyte. En même temps son frère Auguste, devenu lithographe, l’initiait aux procédés de cet art nouveau. En 1823, Hippolyte Flandrin avait quinze ans à peine lorsqu’il jeta sur la pierre un croquis à la plume intitulé : Prise de l’île Barbe. On y voit en effet des artilleurs manœuvrant un canon, et d’autres groupes de soldats posés avec un aplomb qui surprend dans un âge aussi tendre. L’Obus, lithographié quatre ans plus tard, est une petite pièce bien dessinée, d’un effet assez franc et d’une certaine finesse d’exécution. Une vignette, exécutée en 1828 pour je ne sais quel ouvrage, représente l’intérieur d’un bureau avec une quinzaine de personnages un peu rigides, mais d’un bon sentiment moderne. Enfin, en 1829, Hippolyte Flandrin publiait encore une image de Saint-Jubin, dont la tête ne manque pas d’expression : la main est dessinée avec un soin particulier. Au surplus, si nous citons ces menus travaux, destinés à procurer un peu d’aisance au jeune élève, ce n’est pas pour y chercher les germes du talent d’Hippolyte Flandrin. Ses études de l’école en témoigneraient beaucoup mieux. Elles enlevèrent toutes les récompenses et attirèrent sur lui l’attention du directeur, Pierre Révoil.
Le moment était venu de prendre un parti. Hippolyte Flandrin avait vingt ans. S’il se décidait à être peintre, il fallait commencer une éducation sérieuse. L’enseignement de la province ne suffisait plus. Révoil, consulté, montra Paris et nomma M. Ingres. Les deux frères, car Paul ne se séparait pas d’Hippolyte, partirent, plus riches d’espoir que d’argent. Ils partirent à pied, accompagnés d’Auguste qui ne les quitta qu’à Dijon. L’aîné de la famille revint seul à Lyon où le retenait son imprimerie lithographique, laissant ses jeunes frères s’acheminer vers l’inconnu.
À Paris, les deux jeunes Lyonnais ne cherchaient qu’un maître. Ils trouvèrent un ami. M. Ingres les adopta, et, depuis la première entrevue jusqu’à ces tristes jours, son affection ne se démentit jamais. Hippolyte Flandrin lui apportait une nature bien préparée, intelligente et docile, où ses leçons pouvaient tomber comme le grain sur une bonne terre, sans craindre l’ivraie ni les oiseaux du ciel. Il se plut à y semer l’enthousiasme du beau et l’amour de la science. L’élève, de son côté, voua au maître un dévouement filial, et un respect sans bornes à ses doctrines. Ce n’était pas un de ces génies personnels, impatients du joug, avides de se produire. Apprendre le plus possible et le mieux possible était l’unique but de ses efforts. L’individualité, si elle existait chez lui, se tenait volontairement renfermée dans le cercle de l’éducation. Mais dans ces limites, son travail consistait à concentrer ses forces pour s’approprier tout ce qui se trouvait à sa portée. On ne peut pas accuser Hippolyte Flandrin d’avoir rien négligé de ce que lui offrait M. Ingres. Comme lui, prenant pour base de toute étude la nature, pour modèle d’interprétation l’exemple des grands maîtres de l’antiquité et de la Renaissance, pour moyen d’expression le style, pour but l’idéal élevé qu’ont toujours cherché les académies, c’est-à-dire les réunions d’artistes les plus versés en leur art, il suivait pas à pas les leçons et l’exemple du maître, sans paraître soupçonner la vétusté de cet idéal académique qu’il devait remplacer plus tard par un idéal plus personnel.
À l’École des Beaux-Arts, où il avait été admis dès le 5 octobre 1829, plusieurs médailles récompensèrent et constatèrent ses progrès. Cependant il fallait vivre. Les études ne se poursuivaient qu’au prix de mille privations. On vendait à bas prix quelques dessins. Plus d’une fois celui qui devait peindre Napoléon III et M. de Rothschild fut contraint d’accepter des portraits au rabais. Un jour, à la porte du petit grenier de la rue de l’Échaudé, qui abritait les deux frères, se présente un beau gendarme, demandant son portrait. Le prix est fixé à 25 francs. On était au cœur de l’hiver, et pas de feu ! À la fin de chaque séance, le modèle se trouvait devenu cramoisi, tandis que le peintre blêmissait à mesure sous l’air froid que laissait passer la fenêtre mal close. Enfin l’œuvre s’achève, et alors le défenseur de l’ordre, fier d’emporter à la caserne une si belle peinture, élève spontanément le prix convenu à 55 francs, un mois de solde 2 !
Trois années d’études avaient livré à Hippolyte Flandrin tout ce qui s’apprend. En 1832 il se présenta au concours du grand prix. Reçu le cinquième, il entra en loge. Mais le choléra sévissait cruellement. Un des concurrents fut emporté. Flandrin lui-même, affaibli par les jeûnes et le travail, était à bout de forces. On lui conseillait de s’arrêter. Il se roidit, et un suprême effort de courage lui permit d’achever son tableau, qui obtint le premier grand prix. Nous avons été le revoir à l’École des Beaux-Arts. Le sujet donné était Thésée reconnu par son père. Ce qui frappe dans cette peinture inégale, c’est le peu de beauté des têtes. L’ensemble plaît par la bonne disposition des groupes et l’harmonie douce de la couleur : quelques parties bien dessinées arrêtent le regard. Un jeune homme, vêtu d’une tunique rose, offre déjà ce type de catéchumène que le peintre reproduira plus tard. Mais le sentiment de la beauté plastique s’y montre inférieur au sentiment de l’être moral, et c’est là, nous le verrons, un caractère distinctif du talent d’Hippolyte Flandrin.
À Rome, où il se rendit en compagnie de M. Ambroise Thomas, le nouveau pensionnaire trouva l’Académie sous la direction d’Horace Vernet. Heureusement le directeur dirigeait le moins possible. L’élève de M. Ingres put continuer à se développer en liberté dans la voie qu’il avait suivie. Deux ans après il voyait son maître en personne succéder à Horace Vernet et prendre avec autorité la direction de l’Académie. Tous les pensionnaires subirent plus ou moins cette haute influence. Il suffit de citer les noms de Papéty, Signol, Buttura, Simart, Baltard. Les deux derniers surtout attirèrent Flandrin par leurs qualités sympathiques, et dès lors ces trois artistes formèrent autour de M. Ingres un noyau de disciples non seulement dociles, mais enthousiastes et dévoués. L’exemple du directeur leur prêchait l’élévation des idées, le respect des maîtres, l’amour du beau, la dignité personnelle. Pour se maintenir dans les hautes sphères du grand art, ils n’avaient qu’à se laisser vivre, tant l’atmosphère de la villa Médicis procurait alors à ces jeunes poitrines un aliment robuste et sain.
Hippolyte Flandrin nous paraît une preuve vivante du peu de mal, que dis-je ? du grand bien que peut apporter à une véritable organisation d’artiste une éducation bien dirigée. L’école de Lyon lui a appris la grammaire de l’art. À Paris il a terminé ses humanités et reçu l’enseignement supérieur. Le voilà maintenant, dans le milieu le plus favorable, libre de manifester les idées, les sentiments qui lui sont propres. Va-t-il, uniquement parce qu’il est à Rome, s’inspirer des antiques du Vatican ou des fresques de Raphaël ? Va-t-il, parce qu’il habite sous le même toit que M. Ingres, emprunter au maître ses Homère, ses Romulus, ses Stratonice ? Non. Le jour où son originalité assez mûre peut s’éveiller, elle s’éveille d’elle-même, et, d’emblée, elle puise à la seule source où elle puisera jamais. Dante, le poète de l’épopée chrétienne, lui donne sa première inspiration. La Vie des Saints lui donne la seconde. Jetez au milieu deux figures d’études, directement inspirées de la nature, et vous avez l’artiste complet. Plus tard, il acceptera les commandes qui lui seront faites. Il peindra, par exception, des figures allégoriques. Mais si vous voulez avoir la mesure de son talent, il faudra la demander à ses portraits, c’est-à-dire à des études d’après nature, et à ses peintures religieuses. L’histoire, l’antiquité, les mœurs, le roman, sont pour lui autant de lettres closes. Nature et religion, il est là tout entier.
À défaut d’autres caractères, cette préférence exclusive suffit à le distinguer profondément de M. Ingres. Pour M. Ingres, la religion, la nature, l’antiquité, l’histoire, sont autant d’objets d’une valeur égale que l’art peut aborder, parce qu’il porte avec lui le moyen de les revêtir d’une beauté suprême, le style. C’est la tradition classique. Flandrin procède autrement. Dans l’œuvre de Dieu, il voit Dieu d’abord, principe de toute beauté, puis l’homme en communication avec Dieu. En dehors de ces rapports, seuls capables de créer la beauté morale, l’homme n’est à ses yeux qu’un objet naturel d’autant plus digne d’étude que le privilège de la pensée dénote en lui la créature préférée de Dieu.
Au surplus, si le fait que l’on nous rapporte est vrai, et il paraît venir d’une source sûre, Flandrin lui-même aurait arrêté à Rome le programme de son art. Sur la porte de son atelier de la villa Médicis on lisait ces paroles :
MON DIEU, MON CŒUR A ÉTÉ RAVI PAR LA BEAUTÉ DES ŒUVRES DE VOS MAINS,
ET JE PASSERAI MA VIE À CÉLÉBRER MON MAÎTRE !
L’usage veut que les études envoyées de Rome par les pensionnaires de la villa Médicis, au lieu de s’intituler simplement étude d’homme, étude de femme, portent des noms sonores, empruntés au répertoire grec ou romain. Le premier envoi d’Hippolyte Flandrin, en 1834, fut baptisé du nom de Polytès, fils de Priam. Le troisième, en 1836, se présentait comme un Euripide, composant ses tragédies dans une caverne de l’île de Salamine. En 1837, il envoya encore les Bergers de Virgile, et par surcroît, en sus de ses obligations, un Jeune berger endormi au bord de la mer. Au fond ce n’étaient là que des figures d’étude, reproduisant dans des caractères différents le modèle de beauté que nous offre la nature humaine. On remarquera avec quel soin le pensionnaire s’abstenait de demander ce modèle au sexe féminin. Était-ce chez lui, comme chez Overbeck, un parti pris systématique ? Je croirais plutôt à l’embarras d’une timidité naturelle. Du moins le faisait-il modestement, sans afficher un prétentieux mysticisme. Et cependant de quelle chasteté n’aurait-il pas revêtu un corps de femme, lui qui, dans son jeune berger endormi, sut prêter à la nudité le charme de l’innocence ? Cette étude, très remarquée à l’Exposition universelle, est tout ce que les musées de Paris possèdent d’Hippolyte Flandrin. Au Louvre, où elle doit prendre place après le stage du Luxembourg, elle tiendra noblement son rang à côté des œuvres les plus exquises des maîtres dessinateurs.
Les trois autres envois d’Hippolyte Flandrin, les meilleurs et presque les seuls tableaux qu’il ait peints, sont en province. Dante (1835) appartient au musée de Lyon ; Saint Clair (1836), à la cathédrale de Nantes ; Jésus et les petits Enfants (1838), au musée de Lisieux. Ne nous en plaignons pas. Lisieux, qui n’a guère d’un musée que le nom, n’est peut-être pas un centre intellectuel digne de servir de cadre au talent d’Hippolyte Flandrin. J’éprouve cependant une vive satisfaction à penser que le jour où il y naîtra un artiste, le premier modèle dont se nourrira ce jeune esprit sera une œuvre d’une pensée élevée, d’un sentiment honnête et doux, d’une exécution large et ferme. Le même motif justifie la présence du Dante au musée de Lyon. La ville qui a donné naissance à Hippolyte Flandrin doit posséder de lui un bel ouvrage, et c’en est un que ce tableau sinistre et froid comme le cercle du purgatoire dans lequel le Florentin apporte à la passion aveugle les consolations de la religion et de la poésie. Couverts d’un cilice, les Envieux gisent, pressés les uns contre les autres, le long du rocher glacé, et le poêle se penche, triste et compatissant, pour écouter leurs plaintes. La rigueur adoucie du dessin et l’austérité de la couleur s’accordent on ne peut mieux avec l’idée du purgatoire, de même que dans le Dante d’Eugène Delacroix, la puissance tourmentée des formes et l’éclat soudain des tons semblent le reflet de l’enfer en fureur. De ces deux grandes œuvres, inspirées par le même poète, celle de Delacroix demande, pour la comprendre, des esprits avancés. Celle de Flandrin est d’un meilleur exemple. Gardons la première à Paris et laissons l’autre à Lyon. Au milieu des petitesses des Boissieu, des Duclaux, des Grobon, des Révoil, des Richard, il est heureux que le musée de Lyon puisse montrer aux élèves de l’école le Moïse d’Orsel et le Dante d’Hippolyte Flandrin.
Quant au tableau de Saint Clair guérissant les aveugles, n’est-il pas mieux à sa place sur l’autel d’une église chrétienne qu’attaché aux murs d’un musée entre une Vénus et une nature morte ? Évidemment on ne saurait y voir une œuvre d’enseignement ou de plaisir. L’artiste s’est peu préoccupé des intérêts de l’art ou des jouissances du public. Mais, se trouvant pour la première fois aux prises avec un sujet qui remuait les fibres les plus secrètes de son âme, il y a jeté son âme tout entière. Le Saint élève vers Dieu un regard plein de foi, et autour de lui se presse une foule qui prie. Ce sentiment d’un secours surnaturel suffit à animer tout le tableau. C’est une œuvre de foi et de prière. Vous me faites remarquer la grosseur des têtes, l’architecture rectiligne du fond, le caractère commun de certains types. Que m’importe, si, lorsque je m’agenouille devant ce tableau, il m’engage à prier et me dit d’espérer le secours du Ciel ?
Après les œuvres que nous venons de rappeler, Hippolyte Flandrin était déjà tout entier ce qu’il devait être toujours. Il avait passé à Rome un peu plus de cinq années. Ce séjour au milieu des maîtres fut pour lui fécond en grands enseignements, mais le plus grand de tous c’est qu’il le révéla à lui-même. Aussi pouvait-il regarder cette période comme la plus heureuse de sa vie. Le bonheur dont il jouissait s’était peu à peu doublé de celui qu’il procurait aux autres. Cette pension de Rome, si amèrement reprochée aux lauréats de l’Institut, on ne sait pas assez à quel usage ils l’emploient. Une fois prélevés les frais de nourriture et d’entretien, il leur en reste bien peu. Mais encore ce peu, qu’en fait-on ? Pour moi, j’ai vu tels artistes, dont je pourrais citer les noms, se refuser les plaisirs les plus innocents afin de grossir le pécule qu’ils envoyaient à leur famille. Hippolyte Flandrin, lui aussi, transporté tout d’un coup de la pauvreté à l’aisance, répugnait à en jouir seul. Il ne fut content que le jour où sa pension, à force d’économies, put donner à vivre à deux. Dès la première année, il écrivait à son frère Paul de venir le rejoindre, et, quatre ans après, leur frère aîné venait à son tour retremper son talent dans le sentiment italien. C’est de Rome qu’Auguste Flandrin rapporta la Prédication de Savonarole qui devait être sa dernière œuvre. C’est à Rome que M. Paul Flandrin, pour laisser le chemin libre à son frère, sacrifia les fruits acquis de ses études historiques, préférant recommencer sur nouveaux frais une éducation de paysagiste.
Quand il revint de Rome, Hippolyte Flandrin avait près de trente ans. Pour le public artiste ce n’était déjà plus un inconnu. La seconde médaille accordée à son Dante en 1836, et la médaille d’or de première classe obtenue par le tableau de Saint Clair au salon de 1837 l’avaient tiré de la foule. D’ailleurs l’affection du maître le suivait de loin et elle lui valut de précieux appuis. Un homme qui s’était montré en plus d’une occasion l’ami dévoué de M. Ingres reporta sur son élève préféré le même dévouement. C’est à l’influence de M. Gatteaux, membre du conseil général de la Seine, qu’Hippolyte Flandrin dut son premier travail de décoration religieuse, la chapelle Saint-Jean dans l’église de Saint-Séverin. C’est un autre élève de M. Ingres qui lui commanda son premier portrait, celui de madame Oudiné, exposé en 1840. Il n’eut plus qu’à s’abandonner au courant. Au Salon de 1841 il se montrait avec plusieurs portraits, entre autres ceux de madame Vinet et du docteur Rostan, une étude de jeune fille, aujourd’hui au musée de Nantes, et un tableau commandé pour la Chambre des Pairs, Saint Louis dictant ses établissements. En même temps il achevait les peintures de Saint-Séverin. L’ensemble de ces œuvres plaça Hippolyte Flandrin au premier rang, et la croix de la Légion d’honneur vient en sanctionner le succès.
Dès lors, le travail ne se ralentit plus. Adopté par cette catégorie du public intelligent qui confine aux Académies, il fut un des portraitistes à la mode. D’autre part, les commandes succédaient aux commandes. En 1845, il eut à peindre pour le château de Dreux un Saint Louis prenant la croix et à donner les cartons des vitraux de la chapelle. Presque aussitôt la même influence qui l’avait déjà patronné obtenait pour lui la décoration du sanctuaire de Saint-Germain des Prés. Puis vinrent le Napoléon législateur, les peintures de l’église Saint-Paul à Nîmes, celles de Saint-Vincent de Paul, des figures décoratives pour le Conservatoire des arts et métiers, d’autres pour le château de Dampierre, les absides de l’église d’Ainay, et enfin le chœur et la nef de Saint-Germain des Prés. Mais à quoi bon cette nomenclature ? Ce qui nous intéresse chez Hippolyte Flandrin, c’est moins l’histoire de sa vie que l’étude de son talent.
Cette vie n’a de remarquable que son extrême simplicité. Le travail la remplit tout entière. L’amitié fraternelle, les devoirs de la famille, les soins de la paternité en sont les distractions et les joies. Sur ce terrain uni le talent coule comme un fleuve tranquille, divisé en deux courants parallèles. D’une part, la peinture de portrait, de l’autre la peinture décorative. Grâce à ses travaux multipliés, Hippolyte Flandrin n’eut jamais le temps de produire un tableau de chevalet. Sa pensée ne quittait les sommets du grand art que pour se retremper dans l’étude de la nature, et elle ne quittait l’enseignement positif de la nature que pour s’élancer, plus robuste et plus fière, vers les sublimes conceptions de l’idéal religieux.
II
Plus ouvert aux froides combinaisons du rationalisme qu’aux élans d’un mysticisme exalté, l’esprit français n’a jamais brillé par une compréhension bien haute de l’idéal religieux. Le moyen âge des treizième et quatorzième siècles est la seule époque où l’on aperçoive une expansion franche et abondante du sentiment chrétien. L’architecture construit des cathédrales dignes d’être nommées des monuments de prière. Sous les porches de Chartres, pour ne citer que le type le plus élevé, la sculpture groupe des statues, dernière expression d’un art qui supplée à la science par le sentiment. Une même inspiration anime plus tardivement les productions de la peinture. Sans parler des miniaturistes, l’auteur du Martyre récemment placé au Louvre, le peintre de la Trinité de Villeneuve-lès-Avignon peuvent être salués comme des artistes chrétiens. Mais à ces œuvres d’une foi sincère se mêle bien vite la pensée laïque. Dès que l’art entre en possession des premiers éléments de la science, le mouvement est à jamais enrayé. La religion l’ait place à l’histoire sacrée. Le génie français, même vis-à-vis des mystères, se renferme dans le rôle d’historien, ou si parfois le feu de l’amour chrétien embrase quelques âmes d’élite, c’est une flamme solitaire, un élan individuel.
Jean Cousin, Vouet, Poussin, Valentin, Lebrun, n’étaient que des peintres d’histoire. À leur exemple, le seizième et le dix-septième siècle n’ont vu dans la religion qu’un fonds de sujets variés dont l’art peut tirer un excellent parti. Seul, Le Sueur osa jeter dans le moule d’une science non moins parfaite un idéal plus sincèrement chrétien. Sa pensée s’impose à la forme avec l’autorité de la foi. Lignes et couleurs, il réduit l’art à n’être que l’enveloppe transparente d’un spiritualisme puissant. La Descente de croix, l’Apparition de sainte Scholastique et surtout la Vie de saint Bruno sont là pour attester ce fait exceptionnel, un éclair d’art chrétien au dix-septième siècle.
À côté de Le Sueur, il faudrait placer Philippe de Champaigne, si Philippe de Champaigne était Français. Compatriote d’Hemling et des van Eyck, il avait recueilli le dernier lambeau de leur héritage. Remarquons toutefois la ressemblance vraiment étrange d’Hippolyte Flandrin avec l’austère disciple de Port-Royal, qui, avant lui, n’avait voulu peindre que la religion et le portrait.
Le dix-huitième siècle n’apporta à l’art chrétien que le rebut des boudoirs et des coulisses. Il fallait des tableaux de religion : on en fit, et même on leur donna cette grâce du dessin, ce charme du coloris qui distinguent jusqu’aux paravents de l’époque. Sauf le frère Attiret, premier peintre... de l’empereur de la Chine, et un certain chevalier de la Touche dont on conserve à Chalons de précieux canons d’autel, l’idéal religieux ne rencontra chez les contemporains de Voltaire que des interprètes indignes. Sous la Révolution ce fut bien pis. Mais alors du moins, ainsi que l’a fait ressortir Jules Renouvier 3, une foi nouvelle tenta de se substituer au catholicisme, et sur les ruines de l’art chrétien un système d’art hiératique absolument neuf essaya de prendre racine. Pendant que Louis David peignait, sans auréole, les quatre martyrs de la liberté, Lepelletier, Marat, Barra et Viala, l’imagerie populaire s’employait à remplacer les Bon Dieu et les Bonne Mère du pauvre par les divinités d’un culte plus facile, sainte Raison, sainte Nature, et le reste.
Née d’un avortement religieux, l’école de David ne pouvait être à l’art chrétien d’aucun secours. Tandis qu’elle affirmait ailleurs sa force et son éclat, les sujets de piété attestaient son impuissance. Même sous le pinceau de Gros, la religion prend un aspect guindé : c’est un corps sans âme. Seul entre ses contemporains, Prudhon, qu’inspirait la sensibilité d’une femme, sut trouver pour son Christ et pour son Assomption deux accents partis du cœur, un cri de douleur et un hymne de tendresse. Mais les autres, cette foule à laquelle la Restauration ouvrit nos églises, comment qualifier leurs œuvres ? On ne s’explique pourquoi ils les ont peintes qu’en se souvenant qu’elles étaient payées par l’État ou par la ville de Paris. Encore aujourd’hui ces Apollon déguisés en Apôtres, ces Hercule béatifiés, ces fausses vierges à taille courte, déshonorent les temples qui les conservent, et, à côté, telle toile de Carle Vanloo a réellement l’air d’une peinture dévote.
Pendant que l’art français se débattait ainsi dans le vide, cherchant à servir le trône par l’autel et l’autel pour le trône, un mouvement puissant agitait l’Allemagne et y préparait la résurrection de l’art chrétien. On vit quatre jeunes artistes quitter leur patrie, en quête d’un esprit nouveau. Ils se nommaient Overbeck, Schnorr, Cornelius et Schadow. À Rome, ils voulurent, par un rare exemple, mettre leur conscience d’accord avec leur talent, et ils se convertirent au catholicisme. En 1818, ils exposaient des œuvres où l’on retrouvait avec étonnement la foi extatique des maîtres italiens antérieurs à Raphaël. L’art chrétien était sauvé. L’Allemagne venait de lui rendre la vie.
Toutefois l’on aurait tort de regarder Hippolyte Flandrin comme un fils de la révolution allemande. Entre les premières tentatives d’Overbeck et les œuvres du maître français, il s’écoula un long intervalle rempli par des faits qui modifièrent profondément en France l’allure du mouvement primitif.
Sans doute, cette influence, apportée d’outre-Rhin par le vent de la mode, contribua à ramener l’art français vers les sujets religieux. Mais elle se perdit dans le torrent du romantisme. Quand les maîtres s’y hasardèrent, ce fut en gens prudents qui ne voulaient rien innover, de peur de sacrifier une personnalité déjà bien assise. M. Ingres se flatta que le style de l’école romaine lui suffirait pour faire vivre l’idéal chrétien. Delacroix, mieux avisé, comprit que cet idéal était avant tout une affaire de sentiment. En effet, en matière de foi, la candeur du sentiment sera toujours supérieure aux efforts du style. Aussi, quoique assez pauvrement doué comme tempérament d’artiste, Ary Scheffer aurait mieux que tous réalisé le type de l’art nouveau, sil n’avait pris des allégories philosophiques pour des idées religieuses, et s’il n’avait manqué précisément de cette autorité que donna à Overbeck sa conversion au catholicisme.
D’autres causes vinrent accélérer en France le mouvement de rénovation que devait résumer Hippolyte Flandrin. C’était le temps où la jeunesse des écoles se pressait autour de la chaire de Notre-Dame, avide d’entendre une parole qui révélait, dans l’art oratoire, la grandeur de l’art chrétien. Par quelque côté que l’on envisage l’histoire religieuse de notre temps, partout on retrouve la main du P. Lacordaire. Ne l’avons-nous pas vu nous-même au milieu d’un groupe de peintres et de sculpteurs, ne l’avons-nous pas entendu élever des âmes d’artistes vers les hauteurs de l’idéal chrétien avec une largeur de vues et une puissance de langage irrésistibles ? Hélas ! un des plus dociles à ces grandes leçons était ce sculpteur d’un sentiment si délicat et si ferme, Hippolyte Bonnardel, mort pensionnaire à l’Académie de Rome, avant d’achever son œuvre de prédilection, une Pietà dont plusieurs se souviennent.
Sans prétendre exagérer le rôle du P. Lacordaire, on ne peut nier que l’agitation religieuse ne lui ait dû, même sur le terrain spécial des beaux-arts, un puissant secours. Cette agitation avait gagné les ateliers. De jeunes artistes, jusqu’alors enveloppés des langes du respect humain, osaient affirmer leur foi. De là à la traduire par des œuvres, il n’y avait qu’un pas. Mais ce pas, comment le franchir ? Dès le principe, deux théories se trouvèrent en présence. Les uns remontaient jusqu’au treizième siècle, s’accrochaient à toutes les branches du moyen âge, s’enveloppaient de la blanche tunique de Fra Angelico, et, comme les Allemands, consentaient tout au plus à descendre jusqu’au Raphaël de la Dispute du Saint-Sacrement. C’étaient les mystiques, les ascètes de l’art. D’autres admettaient, pour traduire l’idéal chrétien, toutes les formes, même les plus savantes, sans rejeter les plus modernes, à l’exemple de l’orateur de Notre-Dame dont la parole colorée semblait refléter toutes les passions de notre temps. Jeté bien tard au milieu de ces questions brillantes, que de fois ne les avons-nous pas entendus discuter ! La première théorie, poussée de retranchements en retranchements, aboutissait en fin de compte à l’art hiératique, c’est-à-dire à la reproduction impersonnelle de types consacrés. La seconde avait pour elle le progrès et la vie. La première constituait un mysticisme que toutes les religions, toutes les sectes ont connu, gardien soigneux des dogmes, et par là même en quelque sorte interdit aux laïques, apanage exclusif du sacerdoce. C’est l’art de Frà Angelico, de Savonarole, de Frà Bartolomeo ; c’est, dans ses conséquences fatales, l’art des Caloyers du mont Athos ; c’était l’art de l’antique Égypte : grand par éclairs, mais frappé de mort, puisqu’il s’interdit la vie et qu’il tourne dans un cercle où il s’use sans avancer.
L’autre théorie, plus large, plus complète, ne peut convenir à une autre religion que le catholicisme. Pour elle la nature n’est pas une irréconciliable ennemie, c’est un vêtement ennobli par le Verbe qui s’en est couvert une fois. Le Christ n’apparaît plus seulement comme le héros divin d’une touchante légende, c’est l’Ange du grand conseil, le Père des siècles à venir, la définition vivante que Dieu a daigné donner de lui-même. Si l’art monte sur le Calvaire, ce n’est pas seulement pour pleurer au pied de la croix, c’est parce que de ce sommet sublime l’œil embrasse dans le passé, le présent et l’avenir, la synthèse des faits humains.
Hippolyte Flandrin eut-il à discuter ces deux théories ? Nous l’ignorons. En tout cas l’on devine de quel côté il penchait. L’une et l’autre ont donné à l’art chrétien du dix-neuvième siècle des artistes dignes d’estime. Si nous connaissons peu les trecentistes français (pour nous servir d’une expression consacrée en Italie), c’est que l’abnégation de leur talent a passé dans leur vie. Les uns, tels que le P. Besson 4, ont accepté la conclusion suprême, le cloître. D’autres, rattachés aux milices de saint François ou de saint Dominique par le lien du tiers ordre, ou libres de tout lien, mais protégés alors par l’obscurité de la province, travaillent en silence au milieu du monde qui les ignore, loin des expositions où l’on pourrait les applaudir, fournissant aux communautés des cartons de vitraux, et à l’imagerie religieuse des compositions du sentiment le plus délicat, heureux d’arriver par l’étude à cette gaucherie de dessin que les artistes du moyen âge trouvaient certainement sans la chercher.
Un fait capital nous paraît avoir tranché la question. Depuis des siècles dormait, enseveli sous le sol de la campagne de Rome, un art plein de saveur dont on soupçonnait à peine l’existence. La découverte de nouvelles catacombes, l’exploration plus attentive des catacombes déjà connues, remirent cet art en lumière. On s’aperçut que les fresques peintes sur le tuf par les premiers artistes chrétiens portaient un caractère d’élévation et de grandeur incomparables. La tradition qui s’arrêtait au treizième siècle fut dépassée. C’est au berceau même du christianisme que l’on pouvait rattacher les origines de l’art chrétien. Or qu’est-ce que l’art des catacombes, sinon l’alliance heureuse de l’idéal chrétien et des formes païennes ? Cette enveloppe de beauté que l’antiquité nous a léguée, et que le moyen âge a méconnue uniquement parce qu’il ne pouvait pas la connaître, devient ici le vase d’élection de la religion nouvelle. Tous les scrupules de la dévotion la plus exigeante doivent tomber. Frà Angelico n’est plus qu’une individualité de premier ordre. L’art chrétien, le voilà. Voulez-vous le réduire à des formules hiératiques ? Remontez du moins jusqu’à la formule primitive, la plus précise et la plus pure. Consentez-vous à ce qu’il s’agite librement au milieu des modèles de tous les âges ? Vous n’en trouverez pas qui réalisent avec plus de simplicité l’idéal cherché. Et quelle action providentielle que celle qui place le berceau de l’art chrétien à Rome, le centre vivant du catholicisme, le sol où doivent germer Raphaël et Michel-Ange !
Maintenant que nous avons parcouru, un peu longuement peut-être, mais à coup sûr très incomplètement, l’histoire de l’art chrétien en France, s’il me fallait nommer un maître à Hippolyte Flandrin, je nommerais les Catacombes. C’est à Saint-Prétextat qu’il a puisé l’idée de ces pieuses théories qui se déploient le long des murs de Saint-Paul à Nîmes et de Saint-Vincent de Paul à Paris. C’est le masque de terre cuite trouvé à Saint-Agnès qui lui a révélé le type du Christ de Saint-Germain des Prés. C’est en contemplant les petits culs-de-four des chapelles souterraines qu’il a compris comment une figure isolée, telle que le saint Paul à Nîmes, le saint Benoît à Lyon, peut remplir toute une demi-coupole. Mais surtout ce que les Catacombes lui ont enseigné mieux encore que Raphaël et M. Ingres, c’est que pour exprimer l’idée surnaturelle il faut demander à la nature ses formes les plus belles, en l’étudiant avec l’œil des maîtres, et des plus grands de tous, les maîtres de l’antiquité.
Grâce à ces développements, nous sommes en mesure de comprendre pourquoi les peintures de Saint-Séverin sont inférieures à celles de Saint-Vincent de Paul et de Saint-Paul de Nîmes, pourquoi le chœur de Saint-Germain des Prés est supérieur à la nef, et, même dans cette nef, pourquoi certains sujets se détachent de ceux qui les entourent.
À Saint-Séverin, l’artiste à peint des tableaux. Il les a peints avec la pureté, la simplicité, l’élévation qui caractérisaient Saint Clair guérissant les aveugles. Mais s’il y a progrès entre les deux œuvres, c’est un progrès dans la même voie. La composition, moins resserrée, remplit mieux le cadre. Les personnages se meuvent plus librement. Toutefois l’aspect général est lourd, et la dépression systématique des tons ne contribue pas peu à ce résultat. En somme, l’intérêt pittoresque serait impuissant à soutenir les peintures de Saint-Séverin, si le sentiment religieux, sans dominer encore d’une façon absolue, ne s’y montrait déjà robuste et franc. Le Martyre de saint Jean flotte incertain entre les deux caractères. Sur le devant, une femme forme avec ses enfants un groupe heureux qui n’a guères que le mérite d’être un bon morceau académique, et tout à côté un homme lève les bras, de ce geste inspiré dont Flandrin se souviendra plus tard dans l’Entrée de Jésus à Jérusalem. La Cène se partage en deux groupes, séparés ou plutôt réunis par les figures du Christ et de saint Jean, l’un triste et sévère, l’autre douloureusement ému. La pose abandonnée du disciple bien-aimé serait, dit-on, une réminiscence de la Cène de Giotto à San Miniato : je le veux bien, pourvu qu’il soit prouvé que Giotto a peint à Florence une autre Cène que celle de Santa Croce, reconnue aujourd’hui pour n’être pas de lui 5. Les autres apôtres ne nous paraissent pas inférieurs au saint Jean. Le peintre s’est refusé à en faire des savants, des philosophes, des personnages distingués : il a choisi des types rustiques et populaires, mais sur leur visage éclate l’esprit de force que leur communique Jésus. Moins symbolique, plus humaine que celle de Saint-Germain des Prés, la Cène de Saint-Séverin mériterait les honneurs de la gravure. Quant au tableau de Saint Jean écrivant l’Apocalypse, il n’offre qu’une belle figure, l’ange vêtu de blanc dont la main indique le ciel. C’est peut-être dans le quatrième sujet, la Vocation des apôtres, qu’Hippolyte Flandrin s’est montré le plus grand par le sentiment. Trois figures lui ont suffi pour exprimer avec une rare puissance l’irrésistible attraction du Sauveur et le dévouement instantané des nouveaux disciples. Il marche, et ils le suivent.
La décoration de l’église Saint-Germain des Prés, commencée en 1844 et laissée inachevée en 1863, comprend trois séries de travaux que nous ne voudrions pas séparer. Suivons plutôt Hippolyte Flandrin à Nîmes, où l’appela en 1848 la décoration de l’église Saint-Paul.
C’est là qu’il nous apparaît pour la première fois dégagé des liens de l’école et rempli d’un esprit nouveau. Il ne s’agit plus ici de Giotto ni des Florentins, de Raphaël ni de M. Ingres. L’inspiration est directement puisée à la source des catacombes, et retrempée dans un sentiment personnel, elle se traduit par des œuvres d’une incontestable originalité. Sans doute les Byzantins avaient représenté au fond de leurs coupoles le Christ docteur, de proportions colossales, bénissant le monde, mais ils n’avaient su placer auprès de lui que des personnages debout, rigides et inertes. Sur les marches du trône d’où le Sauveur, assisté de saint Pierre et de saint Paul, domine l’humanité, Hippolyte Flandrin a jeté dans une attitude d’adoration profonde l’humanité elle-même, personnifiée par ses types extrêmes, un esclave, un roi. Au-dessous, une frise réunit les saints docteurs. Les coupoles des bas-côtés représentent l’une le ravissement de saint Paul, l’autre le couronnement de la Vierge. Saint Paul, vêtu de la blanche tunique que portent les Orantes des catacombes, s’élève au ciel par la seule puissance de la foi, sans le secours de ces anges dont le Dominiquin et Poussin se sont complu à enchevêtrer les attitudes savantes. Au contraire, deux anges agenouillés le regardent avec étonnement monter à des hauteurs qu’eux-mêmes n’ont jamais atteintes. Le Couronnement de la Vierge, qui a été gravé par Schneider, reproduit le groupe en quelque sorte consacré par la tradition du treizième siècle. Seulement le regard profond du Christ, l’élégance du geste, le jet des draperies, décèlent un sentiment tout moderne. Le visage de la Vierge offre un type naturel d’où la beauté plastique est à peu près absente, comme si l’âme chaste d’Hippolyte Flandrin, qui réfléchissait si bien la beauté virile, s’était toujours voilée devant la beauté plus sensuelle de la femme. Il y a des fleurs qui supportent tout le jour l’éclat du soleil, et qui le soir ferment leur corolle aux rayons énervants de l’astre des nuits.
Dans les grands panneaux qui accompagnent la chapelle de Saint-Paul et la chapelle de la Vierge, l’art chrétien s’affirme avec une nouveauté, avec une audace encore supérieures. Le peintre le plus rompu à toutes les finesses de l’école, le plus puissant par la science et le style, le plus maître de sa pensée et de sa main, n’aurait jamais osé ce que la candeur de la foi a inspiré à Hippolyte Flandrin. Il a rangé tout simplement l’une à la suite de l’autre, d’une part six figures d’hommes, de l’autre six figures de femmes : les hommes portent chacun une palme, les femmes une fleur, et les deux processions parallèles s’avancent vers l’autel, les hommes graves et doux, les femmes, ou plutôt les vierges, pures et ferventes, toutes deux pleines de l’amour divin. Les têtes sont des portraits. Il ne s’agit donc pas ici d’un choix de beauté plus ou moins heureux. La nature a fourni les types, imposés par le hasard, puisque les hommes reproduisent les membres du conseil municipal de Nîmes en 1849 ; le travail de l’artiste s’est borné à les transfigurer par le sentiment. Or, c’est là le travail propre, la mission spéciale de l’art chrétien. Tandis que l’art académique se crée une nature de choix, corrigée par l’étude, émondée par la tradition, raffinée par le style, entretenue avec soin dans un milieu vague qui la rend propre à tout exprimer, l’art chrétien, les pieds dans la nature et le visage au ciel, emprunte à la vérité créée la beauté des formes, à la vérité créatrice la beauté du sentiment, d’où résulte le caractère moral de ses œuvres, selon l’exemple du Christ, homme par le corps, Dieu par l’esprit.
Les peintures de Saint-Paul de Nîmes marquent dans le talent d’Hippolyte Flandrin un progrès immense. Il a osé, il a trouvé. Il possède sa force, il marche d’un pas sûr vers un but bien défini.
En 1852, la frise de Saint-Vincent de Paul lui offrit l’occasion de développer sur une grande échelle l’idée simple et grande dont les peintures de Nîmes contenaient le germe. Il est fâcheux qu’un scrupule de délicatesse, trop rare pour qu’on ne le signale pas en passant, ait empêché Hippolyte Flandrin de revendiquer la décoration du sanctuaire promise à M. Picot. L’unité de l’œuvre a été rompue et la gloire de M. Picot n’y a rien gagné. Sa coupole pâlit, écrasée parle vestibule qui la précède. Quant à Flandrin, puisque les sujets surnaturels, réservés pour le sanctuaire, lui étaient interdits, il entreprit de représenter sur les frises l’humanité marchant à la conquête du ciel.
Ils sont là tous, les héros de l’humanité chrétienne, ceux à qui l’Église promet une palme dans l’éternité. Les combats que la religion nous impose, les vertus qu’elle provoque, les sacrifices qu’elle récompense ont là leurs représentants les plus glorieux. Ils s’avancent, groupés selon les affinités de leurs œuvres, les hommes à droite, les femmes à gauche, ou plutôt les frères d’une part, les sœurs de l’autre, unis dans le même amour, séparés un moment par les devoirs de la vie, sûrs de se retrouver au sein de Dieu. À l’entrée de la nef, sous la tribune de l’orgue, saint Pierre et saint Paul évangélisent les gentils : les nations les plus diverses du Nord et du Midi, le Gaulois chevelu et le Grec d’Alexandrie, recueillent la divine parole avec l’humilité des catéchumènes, puis ceux en qui elle a porté ses fruits se tournant vers Jésus et remontant de l’Église à son chef, commencent la procession triomphale. Les six groupes parallèles dont elle se compose forment comme les degrés de la vertu chrétienne : la sainteté se raffine à mesure et se rapproche de la perfection. Après les apôtres et les vierges martyres, il n’y a plus place que pour les anges, et, en effet, les voilà qui, les mains pleines de couronnes, attendent les élus au seuil du sanctuaire comme au seuil du Paradis.
Si maintenant vous vous retournez pour croiser la procession qui s’avance, les plus charmants détails se détacheront de l’ensemble. Les anges ne sont pas ces créatures souriantes auxquels l’art classique nous a habitués. Ils ont les physionomies sérieuses d’intelligences initiées aux grands mystères, le regard profond d’êtres habitués à contempler de prés l’Infini. L’un est la force, l’autre la grâce, les deux faces de la beauté spirituelle et de la beauté physique, les deux caractères que nous allons retrouver chez les saints, non point séparés suivant la différence des sexes, mais au contraire confondus par le miracle de la foi aussi bien dans une âme d’homme que dans une âme de jeune fille. Ainsi la douceur habite sous l’extérieur sérieux des Saints Apôtres, et la délicatesse des Saintes vierges martyres trahit la force intérieure. Le peintre cependant n’en a pas fait des viragos, mais des jeunes filles parées de tous les charmes de la faiblesse. Sainte Cécile, sainte Ursule et ses compagnes méritent surtout d’être remarquées. Parmi les Martyrs que guide saint Étienne, l’encensoir à la main, se distingue le groupe des soldats, vaillants et humbles. En regard, dans les rangs des Vierges, les plus dignes de nous arrêter sont sainte Gertrude, sainte Thérèse mieux caractérisée qu’elle ne l’a jamais été, et, la dernière, cette sainte servante, Zita, une des plus parfaites création du maître, appelée à servir de modèle, comme certaines figures de Raphaël.
Il n’est pas un de ces groupes qui ne méritât d’être examiné à loisir, personnage par personnage. Forcés d’abréger, contentons-nous de signaler, dans celui des Saintes Femmes, cette mère qui offre ses six enfants au sacrifice ; dans celui des Docteurs, saint Jérôme, dans celui des Évêques, saint Remi ; parmi les Confesseurs, saint Louis, si beau de majesté humiliée, digne pendant de cette sainte Hélène qui s’efface derrière la croix qu’elle porte. Saint Charles Borromée et saint François de Sales, doux et humbles à ravir, ferment ce groupe. Le suivant, le dernier, s’ouvre avec saint Joseph et comprend les chastes hôtes du désert, les ascètes, les moines, magnifiques de recueillement et d’abaissement, saint Antoine qui montre la force survivant à la vieillesse, saint Clodoald brillant de grâce juvénile, saint Antoine de Padoue, saint Bruno, saint Roch, il faudrait les citer tous.
De l’autre côté, après les Saintes Femmes, viennent les Pénitentes, un des groupes les plus remarquables par la variété de l’inspiration. En tête est sainte Madeleine, nue dans son cilice et appelant Jésus qui tarde trop, puis Marie l’Égyptienne, sombre comme un sphinx, puis sainte Pélagie dépouillant ses bijoux avec un geste superbe, les Lais de l’amour chrétien, déjà revêtues d’une pureté nouvelle, et enfin les jeunes saintes Théodore et Marine, types touchants de la pénitence avant la faute.
La procession féminine se termine par un groupe mixte, les Saints Ménages. Appuyés l’un sur l’autre, les époux s’avancent, tantôt le mari soutenant la femme, tantôt la femme communiquant la force à son époux, unis dans l’amour et dans la foi, vivant par leurs bonnes œuvres et par leurs pieux enfants, grande et charmante inspiration qui ne pouvait sortir que du cœur d’un père de famille.
Ainsi se déroule ce poème de la vie intérieure, que traduit sans effort la forme la plus simple, la plus ferme, la plus élégante. Cette fois Hippolyte Flandrin a su trouver des types de femmes vraiment beaux, parce que la beauté dont il avait besoin est surtout une beauté d’expression. Or, l’expression n’embellit-elle pas les visages les moins séduisants ? Plus coutumier de l’idéal classique, il eût peut-être échoué dans la monotonie. Dégagé, en ce point, des entraves de la tradition, il s’est laissé donner par la nature seule une variété de types qu’il savait pouvoir ennoblir.
À la distance où s’aperçoivent les frises de Saint-Vincent de Paul, il eût été superflu de chercher des effets de couleur. L’unité de plan interdisait l’emploi du clair-obscur. La richesse des tons locaux n’eût fait que monter la gamme sans ajouter é la puissance de l’accord. C’est dans les œuvres décoratives de ce genre qu’éclate la supériorité du dessin. La silhouette seule apparaît au premier coup d’œil. Il faut que cette silhouette soit éloquente. Que m’importent les séductions de la couleur, les artifices savants du modelé ? Il ne s’agit pas de charmer, mais d’exprimer une idée. Or, pour l’expression, le trait le plus élémentaire suffit. Ce que l’artiste ajoutera au trait devra rester subordonné, de peur d’en atténuer l’éloquence. Le modelé se contentera d’accuser certains reliefs significatifs, les yeux surtout, la bouche, les particularités de sexe et d’âge. La couleur se bornera à remplir les surfaces de tons locaux assez larges pour leur laisser leur valeur, à varier assez ses teintes pour conserver un aspect d’ensemble harmonieux. En résumant ici les conditions de la peinture décorative, nous avons indiqué les qualités de l’œuvre d’Hippolyte Flandrin. Comme les peintres du treizième siècle, comme Frà Angelico, comme Raphaël, par le seul choix des tons et leur juxtaposition bien entendue, il est arrivé à des ensembles de couleur charmants. Les Vierges martyres, dans leurs tuniques blanches et roses, semblent un bouquet de lis taché de quelques gouttes d’un sang juvénile. Les soldats martyrs sont brillants de pourpre et d’or. Le groupe des évêques a l’éclat et la richesse des cérémonies du culte. Une couleur austère enveloppe les pénitentes et les religieuses. Là où le ton était donné par le costume, il s’atténue de façon à ne pas empiéter sur l’harmonie générale.
Unité de pensée, unité d’expression, unité d’exécution, telle nous apparaît la frise de Saint-Vincent de Paul. Il n’y a là ni l’imitation du moyen âge, ni la tradition de la Renaissance, ni réminiscence archéologique, ni réalisme brutal. L’artiste a prié d’abord, puis il a regardé la nature, et alors ouvrant son âme, il en a tiré ces trésors de foi, de beauté, de sentiment. Œuvre grande et charmante, qui appelle sur les lèvres les noms des artistes les plus purs et les plus sincères, les frises de Saint-Vincent de Paul, sont, avec la même simplicité et la même ampleur de style, mais avec une fleur de spiritualisme inconnue à Phidias, les panathénées de l’art chrétien.
Plus vaste et plus variée, la décoration de Saint-Germain des Prés le cède néanmoins à la frise de Saint-Vincent de Paul, parce qu’elle se fractionne en plusieurs parties de style différent. Le caractère de l’unité n’y apparaît pas aussi concentré, aussi puissamment écrit. On sait que ces peintures datent de diverses époques. En 1844 il ne s’agissait que de décorer les deux murailles du sanctuaire, à droite et à gauche de l’autel. Ce premier travail, qui comprenait deux grandes compositions et seize figures isolées, fut terminé en deux ans. Gustave Planche le loua dignement dans un article dont nous aimerions à citer des passages. En 1848, Armant Marrast, alors maire de Paris, décida l’achèvement du chœur, et demanda en même temps à Hippolyte Flandrin des dessins pour les vitraux. C’est seulement en 1856, après les frises de Saint-Vincent de Paul, que la nef fut confiée au même artiste. Il est mort sans y avoir mis la dernière main. Près de vingt ans se sont donc écoulés entre le commencement et la fin de ce travail considérable. Et cependant il faut bien le juger tout d’une haleine. Laissons de côté l’ordre chronologique et acceptons la décoration de Saint-Germain des Prés, telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui.
Une grande pensée a présidé à ce vaste ensemble. Depuis le seuil de l’église jusqu’au fond du chœur tout se lie, tout se tient. La nef est un vestibule qui conduit le catéchumène à l’autel. Les personnages de l’Ancien Testament jalonnent sa route, et sous leurs pieds se déroule l’enseignement historique de la foi, attesté doublement par le fait réel de l’Évangile et par le fait symbolique de la loi ancienne. Au sanctuaire, l’Évangile demeure seul, et le fond d’or sur lequel se détachent, au milieu des vertus et des saints, le triomphe de Jésus et l’abaissement de Jésus, semble un avant-goût de la lumière du paradis. Puis s’ouvre le chœur, où les apôtres, rangés autour de l’agneau de l’Apocalypse, rappellent les derniers livres de l’Écriture sainte. Enfin, à travers les vitraux, comme par une échappée ouverte sur le ciel, apparaît le Christ docteur, dominant et résumant tout l’enseignement dogmatique de l’édifice.
L’idée de commenter l’Évangile par l’Ancien Testament n’a en soi rien de nouveau. Ceux qu’elle a surpris n’ont donc jamais lu un des livres les plus éloquents de Bossuet, les Élévations sur les mystères ? Seulement la disposition des sujets aurait pu être plus heureuse. Elle oblige le spectateur, après avoir suivi sur la muraille gauche la succession des dogmes, à redescendre avec les tableaux du côté droit jusqu’à l’entrée de la nef. Il tourne dans un cercle, au lieu de marcher tout droit. Ne valait-il pas mieux alterner des deux parts la chronologie ? La mission des Apôtres et l’Ascension auraient été les deux derniers chapitres de l’histoire, et, en les quittant, le regard n’avait plus qu’à se porter sur l’autel où se continue l’œuvre divine. Cette transposition avait l’avantage de placer en pleine lumière quelques-uns des sujets de la Passion, tous sacrifiés à contre-jour.
Ne doit-on pas regretter aussi que le parallélisme de l’Ancien et du Nouveau Testament ne s’étende pas des sujets aux personnages isolés ? Les saints de la loi nouvelle, continuateurs de l’œuvre du Christ, alternant avec les élus de l’ancienne loi qui l’ont préparée, les Pères du désert opposés aux patriarches, les prophètes aux docteurs, le rois aux martyrs, c’eût été là une source féconde d’enseignements nouveaux. Le peintre y gagnait une variété de costumes et de caractères qui eût mieux servi son talent que la répétition de figures trop analogues entre elles. D’un patriarche à un roi la différence s’établit d’elle-même. Mais quoi de plus semblable à un patriarche qu’un autre patriarche, à un prophète qu’un autre prophète ? Le génie de Michel-Ange, qui disposait de ressources pittoresques plus étendues, s’est épuisé à vouloir caractériser les prophètes de la chapelle Sixtine. Encore n’arrive-t-il à nous faire distinguer Isaïe d’Ézéchiel et Osée de Jérémie, que parce qu’il a inscrit les noms au-dessous.
Ces critiques ne sauraient retomber sur Hippolyte Flandrin. Elles expliquent et justifient les parties faibles de son œuvre. Il est certain que nous n’avons pas ici sous les yeux un ensemble aussi constamment réussi que la frise de Saint-Vincent de Paul. Toutefois, à examiner le détail, on n’y rencontre pas moins de beautés. Peut-être même, lorsque l’artiste a réussi, a-t-il atteint un ordre de beauté supérieure. Le groupe d’Adam et Ève, les figures d’Abel, d’Isaac, de Samson, celles de Josué, de Maria, de Judith, de Salomon, de Jérémie, n’offrent aucune analogie avec les Saints Martyrs ou les Saintes Pénitentes, et, pour l’expression de ces caractères nouveaux, Hippolyte Flandrin a trouvé une puissance de style toute nouvelle. À Saint-Vincent de Paul, un même sentiment anime tous les saints, l’amour du sacrifice ; ce sentiment, fruit délicat de l’Évangile, était inconnu aux héros de l’ancienne loi. Dieu leur demandait des vertus plus farouches. Il a donc fallu passer de l’élégie à l’épopée. Si tous les personnages de l’époque biblique, ressuscités par Hippolyte Flandrin, ne sont pas tels qu’on pourrait les vouloir ; si, dans les vieillards notamment, les patriarches, les prophètes, il est resté au-dessous de son texte, la virilité et la jeunesse l’ont en général bien inspiré, et Ix poésie sublime de la Bible a su lui arracher quelques créations vraiment épiques.
De même, les dix-huit tableaux peints au-dessous des figures présentent de grandes inégalités. Mais toutes les fois que le sujet répondait aux sympathies intimes de l’fine du peintre ou lorsque la majesté du texte sacré lui a forcé la main, il s’est montré supérieur à lui-même. Quoi de plus nouveau que la Nativité, page mystique d’une suavité pénétrante ! Quoi de plus original que l’Adoration des Mages ! Pour exprimer avec une telle éloquence le sentiment de l’humilité, ne faut-il pas l’avoir dans le cœur ? À côté se dresse Balaam, prophète parmi les gentils. Puis c’est le Baptême où Jésus, par son attitude, révèle sa divinité ; c’est Moïse commandant aux flots, et à ses pieds, touchant contraste, le groupe des mères et des jeunes filles encore tremblantes d’effroi. Dans le Moise, comme dans le Balaam, dans le Melchisédech, dans le Sacrifice d’Abraham, dans le Jonas, nous pouvons signaler un caractère particulier à Hippolyte Flandrin, l’ampleur du geste. Déjà la chapelle de Saint-Séverin, les frises de Saint-Vincent de Paul nous ont montré plus d’un exemple de bras hardiment levés. Mais jamais il n’a développé avec autant de noblesse l’envergure humaine, et remarquons que ces mouvements larges, indices d’une vie puissante, il les réserve de préférence aux personnages de l’Ancien Testament, parce qu’en effet l’Évangile concentre la vie et la beauté dans l’intérieur de l’âme humaine. Aussi, à côté de tant de tableaux d’un caractère vraiment épique, la Cène paraît froide. On songe malgré soi à cette belle composition d’Overbeck où Jésus, au lieu de consacrer l’hostie, comme le Christ de Flandrin, la présente à ses disciples et se donne avec elle par un élan de tendresse admirable. Le Crucifiement non plus ne répond pas à ce que l’on avait droit d’attendre d’Hippolyte Flandrin. La faute en est au peu d’espace dont il a pu disposer, forcé en quelque sorte de réduire aux proportions de l’anecdote le fait capital de l’histoire évangélique. La Mission des Apôtres, bien difficile à composer après Raphaël et Poussin, est une des pages les plus belles sorties de la main de l’artiste, et sa grandeur simple et mâle forme un saisissant contraste avec le savant pêle-mêle de la Dispersion des peuples.
Raphaël et Poussin, ces deux noms traversent plus d’une fois la mémoire pendant qu’on étudie les peintures de la nef de Saint-Germain des Prés. En effet, l’art qui les a créées n’est plus l’art mystique des catacombes ; c’est un art mixte dans lequel l’inspiration purement historique tient une grande place. Le Joseph vendu, la Mission des Apôtres, le Sacrifice de Melchisédech, la Dispersion des peuples, ne relèvent que de l’histoire, et, comme de vrais tableaux d’histoire, on les voit associer le paysage à l’action des figures humaines. Toutefois, jamais Flandrin, si ce n’est peut-être dans le dernier, ne s’en tient à la beauté rationnelle, le cosmos antique où s’arrête Poussin. Jamais il ne s’interdit ni une certaine poésie familière, ni le sentiment extatique de la foi. Aussi la nef de Saint-Germain des Prés nous paraît-elle présenter plus d’un point de comparaison avec les Loges du Vatican. On y retrouve, uni à la virilité de la pensée, le charme intime et presque féminin qui fait aimer Raphaël.
Le sanctuaire de Saint-Germain des Prés appartient davantage à l’art chrétien ; le chœur lui appartient tout à fait. Au bas des murailles qui enferment, de droite et de gauche, le maître-autel, deux grandes compositions, peintes sur fond d’or, retracent l’Entrée du Christ à Jérusalem et Jésus conduit au Calvaire. Au-dessus, des niches ogivales contiennent la personnification des Vertus, au nombre de huit. Dans une niche supérieure, dune part saint Germain, de l’autre saint Vincent, ayant près d’eux les protecteurs de l’antique abbaye, dominent la décoration entière. Toutes ces figures isolées, les unes majestueuses, les autres touchantes, sont préférables à celles de la nef. Si le peintre a mieux réussi à les faire belles, c’est qu’elles comportaient une plus grande dose d’idéal religieux, et l’idéal religieux l’inspire toujours mieux que l’idéal historique. Par la même raison, les deux grandes compositions laissent loin derrière elles les tableaux de la nef. Elles mêlent dans une proportion exquise les qualités de la chapelle de Saint-Séverin et celles de la frise de Saint-Vincent de Paul. Elles réalisent à un degré d’élévation peu commun le véritable type de la peinture religieuse. C’est bien le Christ qui s’avance monté sur la blanche ânesse, ce sont bien les apôtres qui le suivent sérieux et convaincus, et, parmi la foule qui l’acclame, si plus d’un homme se lèvera demain pour crier « crucifige », la douce candeur des enfants fait pressentir en eux les fils de la future Église. C’est bien Jésus aussi qui marche vers le Golgotha dont la croupe nue borne l’horizon. Quel autre qu’un Dieu pourrait porter le poids des souffrances qui se lisent sur son visage ? Quelle autre que la vierge Marie répondrait à son dernier regard par l’immense douleur, sous laquelle elle succombe ? Le désespoir muet de saint Jean n’est-il pas celui du disciple bien-aimé ? Il y a plus d’action dans cette scène que dans l’autre : les personnages accessoires, peuple, larrons, soldats, prennent une part plus directe au drame. Mais le pathétique ne dépasse pas les limites que la religion impose à l’art. Hippolyte Flandrin n’a rien peint de plus passionné que Jésus conduit au Calvaire. Si cette passion ne déborde pas avec plus d’énergie, c’est que le christianisme est ennemi de la violence. De même que le statuaire antique s’interdisait l’expression des sentiments violents de peur de compromettre l’équilibre de la beauté physique, ainsi l’artiste chrétien s’arrête, plutôt que de détruire l’équilibre de l’âme, source de la beauté morale.
Le chœur, nous l’avons dit, ne comprend que des figures isolées et des attributs. Celui qui n’a pas vu les douze apôtres debout dans leurs blanches tuniques, silencieux et graves comme les gardiens du dogme, celui-là ne connaît pas Hippolyte Flandrin. Il ne sait pas à quelle puissance d’expression peut atteindre le sentiment chrétien. Il est vrai que ce sentiment s’appuie ici sur une science consommée. Jamais le dessin de l’artiste n’a été aussi pur, son style aussi élevé. Joignez-y le Christ docteur peint sur le vitrail central, et vous avez ce que le talent d’Hippolyte Flandrin a conçu et exécuté de plus viril.
Il allait continuer son œuvre par la décoration des transepts, quand la mort l’a arrêté. L’un devait être consacré à l’exaltation de la croix. L’autre nous aurait montré sans doute les divers épisodes de la vie de saint Germain. L’église de l’ancienne abbaye, ainsi ornée par la même pensée et par la même main, aurait été un monument unique en France, unique dans l’art chrétien. Tel qu’il est, ce monument suffit à assurer au peintre une gloire durable.
Pour apprécier complètement l’artiste dont nous déplorons la perte, il faudrait décrire encore les peintures de l’église d’Ainay, à Lyon. Nous ne les connaissons pas, mais au dire de ceux qui les ont vues, l’impression en est grande et saisissante. Quant au seul tableau de religion qu’il ait peint avec le Saint-Clair, cette Mater dolorosa, exposée en 1845, et aujourd’hui reléguée près de Saint-Gaudens, la lithographie qu’en a faite un de ses élèves indique une œuvre profondément émue et d’une grande force d’expression.
Jusqu’où serait-il monté, s’il lui eût été donné d’achever les travaux commencés et de mener à bien la décoration de la cathédrale de Strasbourg qui l’attendait après Saint-Germain ? Sans doute son talent se fût révélé sous une face nouvelle. En élévation, en délicatesse, il n’avait plus rien à gagner. La lutte qu’il venait de soutenir contre la poésie biblique lui avait fait entrevoir un idéal plus énergique et plus fier. Le progrès continu attesté par son œuvre permettait d’espérer un progrès nouveau dont la nef de Saint-Germain des Prés n’est que la préface. Sans cesser d’être le frère de Le Sueur, il serait devenu, n’en doutons pas, plus proche parent de Raphaël.
III
Descendons maintenant des hauteurs de l’idéal chrétien pour étudier Hippolyte Flandrin dans ses rapports directs avec la nature, dans les œuvres où le sentiment religieux ne conduit pas sa main, et principalement dans le portrait.
Au surplus, ce n’est pas descendre, car l’élévation de l’esprit, cette habitude contractée sur les sommets de l’art, n’abandonne jamais l’artiste : elle surnage au-dessus de ses travaux de moindre importance. Les inspirations infimes, Flandrin ne les connut jamais. Quand il s’éloignait de l’art chrétien, c’était, nous l’avons dit, pour se rapprocher de la nature. Mais il ne demandait à la nature que l’enveloppe de l’âme, et cette enveloppe, jamais il ne l’aima au point d’en faire l’objet principal de son art. Ce n’était pas qu’il affichât contre la nudité les préventions mystiques de l’école allemande. S’il n’a peint ni une Galatée, ni une Angélique, ni une Source, ni aucune de ces Vénus dans lesquelles un esprit délicat peut encore, sans préoccupation sensuelle, chercher le spectacle de la beauté plastique, c’est qu’avant tout il était sincère. Il n’aimait à peindre que ce qu’il aimait. La pratique de l’art religieux lui avait montré sur le visage humain le siège de la beauté morale, et il s’en tenait là : il avait appris à la même école toutes les ressources du vêlement et de la draperie, et, content de ces ressources, il ne cherchait pas à soulever le voile pour apercevoir la forme de plus près. Mais la forme ne lui faisait pas peur : les mains et les pieds qu’il a dessinés sont des modèles ; quand le sujet lui imposait une figure nue, telle que l’Ève de Saint-Germain des Prés, il s’en tirait à son honneur, au grand scandale des vieux libertins qui lui auraient volontiers demandé des Vénus, et qui ne lui pardonnaient pas d’introduire la nudité dans une église.
En dehors du sentiment religieux, Hippolyte Flandrin ne pouvait pas avoir, et il n’a pas eu, en effet, une originalité bien tranchée. Soit que l’on considère son Napoléon législateur, peint en 1847 pour le Conseil d’État, ou ses figures du Conservatoire des arts et métiers, ou les médaillons du berceau du Prince impérial, il est impossible de ne pas reconnaître en lui l’élève de M. Ingres. Mais on ne peut nier qu’il ne soit le meilleur. S’il n’a pas la souveraine grandeur de style du maître, il y supplée par une délicatesse de pensée qui assouplit davantage les formes. Nous n’avons rien à dire du Napoléon législateur, regardé généralement comme une erreur de son talent. Nous ne pouvons parler non plus des trente-six figures décoratives peintes pour le château de Dampierre. Quant à celles du Conservatoire des arts et métiers, ce n’est pas sans peine que nous les avons découvertes dans leurs médaillons, au sommet du mur qui séparait le chœur et la nef de l’ancienne église de Saint-Martin des Champs, devenue un musée de machines. Encore, nous a-t-il fallu apprendre à toute la maison qu’elles sont l’ouvre d’Hippolyte Flandrin. À la distance où on les aperçoit, elles présentent une bonne silhouette, mais elles manquent de relief. L’une, l’Agriculture, assise entre un bœuf et une ruche, paraît avoir plus de style. L’autre, l’Industrie, a plus de tournure, et ses beaux bras nus s’attachent à une vraie poitrine de femme. Les médaillons du berceau du Prince impérial ne nous sont connus que par des esquisses qu’en possède M. Timbal. La Force est une femme à demi nue dont le torse se dresse droit et ferme, soutenu par le bras gauche ; un lion lui lèche les pieds. La Justice, avec un geste superbe, étend la main sur un enfant qui se réfugie entre ses genoux. C’est déjà un mérite d’éviter la banalité dans de telles allégories. C’en est un autre de les rendre expressives à peu de frais. Le dessin élégant et simple de la Force fait songer aux belles figures de femmes peintes le long des soubassements de la basilique de Pompéi.
Si peu nombreuses, si sacrifiées que soient ces œuvres, elles valaient la peine d’être signalées. Dans une composition allégorique ou poétique de plus grande importance, Hippolyte Flandrin aurait apporté un esprit tout nouveau et trouvé peut-être une originalité imprévue, parce qu’il s’inspirait directement et franchement de la nature. Mais son interprétation ne s’arrêtait pas à la surface, et le portrait même n’était pour lui qu’une étude de la beauté morale.
Le premier portrait peint par Hippolyte Flandrin à son retour de Rome est celui de madame Oudiné, la jeune femme d’un de ses camarades de la villa Médicis. Elle se présente absolument de face, en pleine lumière, les deux mains croisées ou plutôt abandonnées l’une sur l’autre au bord d’une console. Les cheveux noirs tombent en bandeaux plats de chaque côté du front ; derrière, on voit paraître les bouts du ruban rouge de la coiffure. Les épaules, jeunes et délicates, sortent d’un fichu noir que ferme au milieu de la poitrine un bouquet de violettes. Rien de plus doux que le visage : la bouche est pourtant sérieuse, les yeux regardent dans le vague de l’avenir avec une gravité sereine. À la pureté de la jeune fille d’hier se mêle le sentiment nouveau d’un devoir plus austère. Une exécution large et simple accuse, sans appuyer, ces finesses de l’expression morale. Les mains, peintes au premier coup en une séance et couvertes à peine d’un épiderme de couleur, ont une transparence exquise. Ce n’est pas seulement un portrait, c’est une belle œuvre d’où s’exhale un parfum aussi doux que celui du bouquet de violettes placé là comme un symbole.
Madame Vinet a un tout autre aspect. Les cheveux gris remplacent les cheveux noirs. L’âge a fixé les traits. Mais la physionomie mobile révèle une âme encore vivace. Le buste est vu de trois quarts, la tête de face, coiffée d’un bonnet noir où se jouent quelques fleurs rouges. Un grand fichu de dentelle noire enveloppe le buste. Le cou seul est découvert, et ce cou où viennent se fondre les plis gras du menton est une merveille de modelé. La bouche sourit d’un bon sourire de mère, et les yeux, sans brillant, ont un regard voilé qui va au cœur. Avec les mêmes qualités de physionomie et de modelé, il y a plus de chaleur dans le ton, une composition plus pittoresque, un effet qui touche presque au clair-obscur. Comme le portrait de madame Oudiné, celui de madame Vinet a été fait très vite. Une science sûre d’elle-même procède sans tâtonnements.
C’est qu’en effet ces deux portraits sont des œuvres de maître. On peut les placer hardiment à côté de cette fameuse Jeune fille à l’œillet, devenue l’enseigne obligée du talent d’Hippolyte Flandrin. Hélas ! il en riait lui-même, et sa modestie attribuait à l’œillet seul le succès de la jeune fille. Le public français aime tant à se payer de mots ! Il faut pourtant le reconnaître, l’engouement de l’opinion s’appuie ici sur un fond solide. Le portrait de mademoiselle Maisons, aujourd’hui madame de Mackau, est plein de qualités de premier ordre, enveloppées d’un voile de grâce langoureuse qui fait rêver. Mais dussions-nous nous voir mettre au ban de la critique, cette délicatesse un peu maladive ne prévaut pas à nos yeux sur l’agrément robuste du portrait de madame Vinet, ni sur le calme suave de celui de madame Oudiné. Dans ces deux portraits il débutait, et du premier coup il se plaçait au rang des maîtres. Dans la Jeune fille à l’œillet, il n’a eu qu’à se souvenir.
Pour opposer à ces œuvres charmantes des portraits d’hommes de même valeur, nous n’aurions pas à aller bien loin. Un des plus vivants par la physionomie et par la liberté de l’allure est celui de M. Gatteaux. Un des plus puissants par le style est celui du prince Napoléon. Tous deux s’effacent devant le portrait en pied de l’Empereur, exposé en 1863. Nous avons encore dans la mémoire et presque sous le regard cette interprétation idéale et vraiment souveraine, ce personnage qui semblait s’élancer à la rencontre de l’avenir, le front chargé de pensée ou, si l’on veut, de rêverie, l’œil cherchant le secret du temps, cette peinture sobre, large, éloquente, où l’expression morale, résumée dans la tête, dominait tellement, que les accessoires qui d’ordinaire encombrent un portrait officiel se laissaient à peine entrevoir, et que nul ne songeait à s’offenser des rouges et des bleus de l’uniforme militaire, si désagréables ailleurs. Sans doute c’était là le résultat d’un sacrifice. Mais l’art d’Hippolyte Flandrin, fils de l’inspiration chrétienne, n’est qu’un art de sacrifice.
Les portraits du prince Napoléon et de l’Empereur diffèrent assez de celui de M. Gatteaux pour caractériser ce que l’on nomme chez les peintres une manière. Dans sa première manière, Flandrin s’abandonne à la nature, dans la seconde il l’ennoblit par le style. Pour son malheur, il en a eu une troisième où ses meilleures qualités tendent à s’effacer. On voit en ce moment exposés au boulevard des Italiens un portrait d’homme et un portrait de femme, datés de 1864 et 4862, qu’il faudrait bien se garder de mettre trop près de M. Gatteaux et de madame Oudiné. La couleur chaude, un peu terreuse peut-être, qu’il avait rapportée de Rome, est devenue une couleur parisienne, fouettée de lis et de roses. Le dessin, dérouté, s’en tient à une ressemblance stricte. Les mains seules, toujours les mains, révèlent le maure. On sent trop le portraitiste surmené que la lassitude gagne peu à peu. Il se releva, dit-on, lorsque M. de Rothschild lui demanda, il y a un an à peine, un pendant au portrait de sa femme, peint par M. Ingres. Ce fut sa dernière œuvre bourgeoise. Ne l’ayant pas vu, nous n’en pouvons parler. Mais nous croyons qu’il en sera d’Hippolyte Flandrin comme des grands maîtres d’Italie et des Pays-Bas. Ses meilleurs portraits, ceux sur lesquels la postérité devra le juger, seront ceux qu’il a peints pour l’amitié et pour l’histoire.
On voudra aussi le juger sur sa propre image, et c’est encore un point de contact avec les maîtres. Hippolyte Flandrin a entrepris plusieurs fois de se peindre lui-même. La première fois, c’était à Rome, vers 1836. La dernière, c’était cet hiver. Entre les deux se placent diverses esquisses, une entre autres où il s’est drapé et coiffé à la manière d’un florentin du quinzième siècle. Le premier portrait nous montre de profil le lauréat de l’école de Lyon et de l’école de Paris, un travailleur obstiné, penché sur l’étude. Mais le front pense, et le regard voilé rêve d’un grand avenir. Dans sa dernière œuvre, il s’est représenté de face, un côté seulement du visage éclairé, le front radieux, l’œil inquiet, la bouche frémissante : il se redresse et se main crispée saisit la toile sur laquelle il veut jeter une pensée nouvelle : mais la pommette injectée de sang et l’effort nerveux des traits nous avertissent que la maladie est proche et que la mort le suit à grands pas.
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La mort a surpris Hippolyte Flandrin à Rome, où il espérait retrouver, avec les joies de l’âme, la santé du corps. L’école française a perdu en lui un maître dont le talent élevé et pur était la meilleure digue à opposer au dévergondage de l’art, dont le caractère est demeuré toujours à la hauteur du talent. C’est une belle vie que celle de cet artiste chrétien, qui, prenant pour base de toute étude la vérité, et, pour moyen d’expression, la science, marcha sans défaillances à la conquête de l’idéal. Les honneurs étaient venus le trouver de bonne heure. Chevalier de la Légion d’honneur en 1841, officier en 1853, membre de l’institut la même année, professeur à l’École des Beaux-Arts en 4837, à toutes les dignités il préféra toujours les douces satisfactions de l’amitié et de la famille. L’estime publique ne lui fit jamais défaut. Sa mort, survenue le 21 mars, au moment où on le croyait hors de danger, a réveillé partout les plus vives sympathies. La presse, cette fois, s’est trouvée unanime pour regretter un artiste digne en effet de tous les regrets. Un prélat éminent, comprenant mieux encore l’étendue de cette perte, en a fait le texte d’une lettre circulaire adressée au clergé de son diocèse, dans laquelle il loue Hippolyte Flandrin avec l’autorité d’un pasteur, l’élévation de langage d’un grand écrivain et l’émotion d’un ami. – « On dira, ainsi s’exprime Mgr Plantier, évêque de Nîmes, on dira qu’il appartint cette noble race de peintres qui, partant de Cimabue et Giotto, vient aboutir à Lesueur, l’immortel auteur de la Vie de saint Bruno, et son œuvre, digne des plus beaux poèmes de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël, restera sur les murs de nos temples non seulement comme un témoignage éclatant de son génie et de sa piété, mais comme une démonstration sublime et populaire de cette foi qui fut l’âme, le ressort et la passion de sa vie trop tôt moissonnée. »
Pour un artiste tel qu’Hippolyte Flandrin, Rome était peut-être le plus enviable des tombeaux. Cependant des affections bien légitimes ont réclamé la consolation de l’avoir auprès d’elles. Ses restes mortels rentreront donc en France et reviendront dans ce Paris auquel sa vie et son talent ont donné un si noble exemple. Mais, au lieu de les laisser s’égarer en quête d’une tombe à travers un cimetière banal, l’amitié a pensé à leur préparer un asile au milieu même de ses œuvres. Des démarches auraient été faites, des projets présentés. Si cette pieuse pensée ne peut être accueillie, que du moins un cénotaphe conserve aux murs de Saint-Germain des Prés le peintre qui leur a consacré les meilleures et les dernières années de sa vie. Ce sera la suprême récompense de l’artiste chrétien, de reposer dans une église chrétienne.
Léon LAGRANGE.
Paru dans Le Correspondant en 1864.
1 Rapprochement non moins étrange ! C’est par une étude consacrée précisément à Eugène Delacroix et Hippolyte Flandrin qu’un ami vivement regretté, M. Ferjus Boissard, terminait au Correspondant sa carrière littéraire, carrière où il apportait les dons précieux d’une âme ardente, d’une conviction énergique et vivace.
2 Cette anecdote, les dates, et la plupart des faits contenus dans notre travail nous ont été communiqués, avec une complaisance dont nous ne pouvons nous montrer trop reconnaissants, par M. Saint-Vincent Duvivier, pendant trente-sept ans attaché à l’administration de l’École des Beaux-Arts, qui les avait en quelque sorte notés sous la dictée de M. H. Flandrin lui-même.
3 Histoire de l’art vendant la Révolution, par Jules Renouvier.
4 Puisque le nom du P. Besson s’est rencontré sous ma plume, qu’on me permette en passant de lui consacrer un souvenir.
Le P. Besson, de l’ordre de Saint-Dominique, était, quand je l’ai vu à home, prieur du couvent de Sainte-Sabine. Élève de Paul Delaroche, le cloître l’avait appelé de bonne heure. Il y porta une âme tendre, un cœur pur, l’obéissance d’un enfant, le dévouement d’un saint. Tout entier à ses nouveaux devoirs, c’est à peine s’il trouvait le temps de colorier quelques croquis qui il distribuait à ses frères en religion pour remplacer les grossières images dont ils ornent leur cellule. Il imposa un long sommeil à son talent, mais ce temps, rempli par la prière et les pratiques du cloître, a servi son talent même. Quand un ordre de ses supérieurs l’appela à couvrir de fresques les murs d’une chapelle du couvent de Saint-Sixte, dans laquelle saint Dominique a opéré plusieurs miracles, il se mit docilement à l’œuvre, et malgré ses occupations de prieur, malgré les travaux de la prédication et de la direction des âmes, malgré la fièvre même, il put, sans autre aide qu’un jeune novice qui lui servait de modèle pour l’un et l’autre sexe, mener à bonne fin cette œuvre importante. Il y règne une onction, un sentiment humble et chaste, une délicatesse exquise. Ce pauvre moine, qui s’en est allé mourir à Mossoul, avait certainement recueilli une bonne part de l’héritage du bienheureux Ange de Fiesole.
5 L’assertion première vient de Gustave Planche, qui avait vu l’Italie de la façon la plus incomplète. La fresque de Santa Croce a été gravée par Lasinio. Il en est de la pose du Saint Jean comme du geste de Jésus dans le jugement dernier de Michel-Ange, pose et geste si bien commandés par la situation, que le difficile serait, non pas de les trouver, mais de les éviter.