Le « roman divin »

de Marie de l’Incarnation

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gustave LAMARCHE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il plaît à Dieu de se manifester très diversement aux intelligences rationnelles. Une espèce de gamme existe suivant laquelle l’Être souverain entre dans les esprits déductifs qu’il a soumis à l’épreuve de sa connaissance. Le point le plus bas n’est pas éloigné d’une vision animale. Le point le plus élevé se rapproche d’une vision intuitive. Et l’amour suivant la connaissance, il va de soi que l’affectivité spirituelle se proportionne à cette visualité. Quels magnifiques phénomènes à étudier ! Et qu’il ferait bon que cette science de l’immatériel passionnât un peu les humains ! Savoir ce qui se passe d’un élément de matière à l’autre est intéressant ; savoir ce qui lie un vivant inférieur à un autre est captivant ; savoir le rapport essentiel ou historique entre les âmes d’hommes a de quoi tenter ce qui est le plus haut dans la faculté de connaître. Mais savoir ce qui se passe, en loi ou en exception, entre Dieu et l’être de notre condition, quel abîme ouvert devant des curiosités qui se porteraient à la distance et à la profondeur !

Chaque cas d’amour est bien un cas d’espèce. Mais des traits génériques se distinguent et donnent ainsi matière à une science. Qu’importe d’ailleurs ? La singularité semblerait offrir un intérêt de plus, un intérêt de rareté, de phénomène, d’extraordinaire. Dès que le fait s’observe, qu’il est bien là, on regarde, on touche, on s’émerveille. Et n’est-ce pas soi-même se rapprocher de Dieu que de le rejoindre, de le surprendre, si on ose dire, dans ses privautés avec ses amis ? La science du supra-charnel ne deviendrait-elle pas alors une expérience ? Subissons la tentation d’aimer en regardant Dieu aimer, en le regardant chercher l’amour, en le regardant enlever de pauvres êtres de chair dans l’amour !...

 

 

Le Canada peut se flatter d’avoir offert un des plus passionnants parmi ces « cas » de l’envahissement divin vers les natures humaines. Une intelligence pénétrée, par infusion, de la plus haute participation des mystères ; un cœur « ravi » dans la plus centrale exhaustion de la divinité. Mais en même temps l’extériorisation la plus complète et apparemment la moins extatique, la plus terrestre, de cette étonnante plénitude céleste. Le roman d’une intimité séraphique et d’une fécondité qui serait inexplicable si elle n’était justement l’effet naturel de l’intimité. C’est le cas de notre Marie de l’Incarnation. Jamais on ne pourra trop en disserter. L’Église canadienne ayant mis cette « fondatrice » à l’honneur en postulant sa canonisation, nous aurons raison de nous tourner avec plus d’avidité vers un tel objet de recherche... qui peut par surcroît nous faire trouver plus que lui-même.

 

 

C’est aux premières heures de la vie que se noue pour Marie la communication divine.

Dieu est très gracieux quand il veut faire grâce de bonne heure. Il va trouver cette enfant dans un songe, juste au seuil de la rationalité. « Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, rapporte la dormeuse, mon cœur se sentit tout embrasé de son amour, je commençai à étendre les bras pour l’embrasser. Lors, lui, le plus beau des enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur et d’un attrait indicibles, m’embrassant et me baisant amoureusement, me dit : « Voulez-vous être à moi ? » Je lui répondis : « Oui. » Elle repasse à l’état de veille et raconte « naïvement » à qui veut l’entendre son aventure. Dans la relation officielle, elle note curieusement que ce sont surtout les paroles du Christ qui lui sont demeurées dans l’esprit : « Quoique j’eusse vu son Humanité sacrée, je n’en pus rien retenir de particulier, tant ses paroles m’avaient charmée et avaient attiré l’application de mon esprit par leur douceur. » Dès lors, elle sent en elle la « force et l’efficacité secrètes de l’Esprit intérieur » et déjà cet Esprit l’incline à la bienfaisance extérieure. Elle pille le logis de son père en faveur des pauvres (une fois, elle manque de se rompre le cou pour s’être trop engagée, au profit de ses favoris, dans des cours de chargement) ; elle se morfond pour les malades... « Cela faisait que ceux qui savaient mon inclination disaient que j’étais née pour la charité... »

 

 

« Être à Dieu », aux termes du songe, elle croit que ce sera être religieuse, puisque là est le reliement d’office. Elle y incline et en parle très tôt (vers quatorze ou quinze ans) à sa mère. L’encouragement ne vient pas, peut-être, dit-elle, « parce que ma mère me voyait d’une humeur gaie et agréable qu’elle estimait incompatible avec la vertu de la religion » ! Différents partis la recherchent en mariage. Elle goûte un peu aux plaisirs mondains, mais revient bien vite à une rare faim de solitude et à des habitudes de piété active. À dix-sept ans, elle épouse Claude Martin, maître-ouvrier en soie, en a un fils (plus tard Bénédictin et biographe de sa mère) ; et le père meurt six mois après. Étonnante situation d’une amante de Dieu ! Mais non. Les étapes de la pureté intérieure doivent être parcourues. Le dénûment parfait où Dieu la jette, avec cette obligation bizarre d’un nourrisson sur les bras, ce sera la grande purification initiale. Il y a là un vide immense, celui que creuse la disparition du « compagnon », et il y a un obstacle énorme : cet enfant bien-aimé par-dessus qui il faudra marcher si Dieu doit tout prendre. On imaginerait difficilement « départ » plus ardu, départ plus dénué et en même temps plus encombré. Et si Marie n’atteste pas très franchement qu’elle ait aimé avec ferveur son époux (ses deux relations ne nient pas mais restent discrètes), elle témoigne sans ambages que son amour maternel fut extrême. Dieu voulut-il que cette amante connût son propre cœur avant de le brûler sur l’autel ?

 

 

Ce qui ne fait pas de doute, c’est que dès ce moment l’aimée est conduite à l’intérieur du cellier. L’illumination infuse commence. Le « sens humain » a traversé une assez bonne part du feu pour que le sens divin s’établisse. Et c’est là l’introduction dans la chambre secrète. Le prodige est que, pour la future religieuse, toute cette avance brûlante et hâtive dans la privauté divine s’accomplisse au milieu du monde, au milieu d’un devoir maternel astreignant et d’occupations courantes les plus propres à disperser l’attention. On s’attendrait que la grâce qui fait patienter patiente un peu. Ici elle fait patienter douze ans (pour l’entrée au cloître). Mais c’est pendant ce temps qu’elle poursuivra la série de ses opérations, et l’« union transformante » sera déjà réalisée avant la consécration des vœux !

Marie a raconté sa très forte initiation à l’amour. Nous sommes loin de la gracieuse caresse reçue dans l’inconscience nocturne de la septième année. Ce fut une sorte de tragique immersion dans le Sang divin. « Un matin que j’allais vaquer à mes affaires, en cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement... Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées... Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit fut convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable... Si la bonté de Dieu ne m’eût soutenue, je crois que je fusse morte de frayeur tant la vue du péché, pour petit qu’il puisse être, est horrible et épouvantable... En ce moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de Celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde... Ce trait de l’amour est si pénétrant et si inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. » On voit assez qu’il s’agit du grand choc. L’Amant y révèle à l’Amante sa suprême misère et sa suprême miséricorde à Lui : les deux pôles se connaissent et s’étreignent, et le lieu de la rencontre, comme toujours entre Dieu et l’homme, est la pitié. La relation note avec précision l’effet corporel du ravissement : « Je ne me souviens point que j’eusse aucune vue des yeux ni que je fisse aucune action du corps, mais seulement qu’étant revenue à moi, je vis que j’étais debout, arrêtée vis-à-vis de la petite chapelle des Révérends Pères Feuillants. » La chair comme l’esprit a donc participé à cette première absorption. En plus, Marie indique bien elle-même la portée introductive du phénomène dans son ensemble quand elle lui donne le nom classique de « conversion » : « Je m’en revins en notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même. Je voyais mon ignorance à découvert qui m’avait fait croire que j’étais bien parfaite... J’ai marqué ce qu’opéra l’impression susdite et son efficacité, laquelle m’est toujours nouvelle dans le ressouvenir de la grande grâce que je reçus alors : ce qui m’a toujours fait appeler ce jour le jour de ma conversion et comme une grande porte qui m’a donné entrée dans les miséricordes de mon divin Libérateur, lequel pénétra le fond de mon âme et de mon esprit pour me changer en une nouvelle créature. » (Remarquons l’expression « grande porte » ; si nous ne nous abusons, elle laisse prévoir le futur coup d’œil canadien de la voyante, coup d’œil commandé par les espaces illimités et l’absence de barrières sur trois horizons.)

 

 

L’âme est donc fiancée. Elle avait été pour ainsi dire regardée à sept ans. À vingt, elle était reçue en foi. Restait à la donation de se parfaire, de se répéter, de se confirmer, de devenir par sa continuité un état. Restait aussi qu’en devenant stable et continue elle devînt plus ardente, qu’elle empruntât sur terre quelque chose à l’ardeur séraphique que dégagera l’amour de gloire.

Dom Jamet définit magnifiquement la vie intérieure de Marie de l’Incarnation : « une consommation dans la Trinité, par l’union d’esprit à esprit au Verbe Incarné, sous la conduite obéie du Saint Esprit ». C’est dire le caractère commun (son objet) et le caractère merveilleux (son degré, la « consommation ») de cette vie intérieure. Donc, une spiritualité assise dans l’Évangile et le credo, mais exaltée jusqu’à l’abîme supérieur de l’appropriation divine. Les trois Personnes divines, si l’on ose dire, faisant rage autour de cet atome humain échappé d’elles et qui les reflète, se le divisant dans une jalousie plus puissante que les mondes ; puis l’Humanité déifiée du Christ survenant et revendiquant pour sa passion de nouveaux lambeaux de cet être à détruire pour en faire l’être nouveau ! Quel « art » ! quels « actes » ! Et répétons-le : quel objet de science, d’inquisition éperdue, où le microscope de l’œil spirituel pourrait effectuer de si enrichissantes découvertes !...

 

 

La beauté va se faire voir, en effet, et elle va saisir. Elle va parler et séduire. On dirait un chant des montagnes à travers lequel la lumière de transfiguration laisserait passer son graduel éblouissement, et l’être humain se trouverait soudain seul avec Dieu seul. Malgré l’infini des distances, l’appétit ressenti par le néant sera écouté, l’Amour remplira l’intervalle, et le Tout sera livré au rien, ou mieux, le Tout qui descend, parce qu’il aime, emportera le rien en le dévorant. Transcendances métaphysiques qui sont l’expression de la vérité froide ! Il faut en douter si l’amour n’est pas ; il faut y adhérer, même en principe, même en l’absence des faits de science, si en Dieu est l’amour, si Dieu n’est que l’amour...

À Marie Guyart de Touraine sera montrée la Face de Dieu et le tourbillon intérieur de son Cœur. Elle verra mais ne pourra pas dire. Qu’il nous suffise de savoir qu’elle a vu. (Le soupçon de la parfaite beauté ne devrait-il pas nous attirer autant que la probabilité d’un grand trésor ?)

La face de Dieu, c’est son éternité et sa temporalité. Marie verra tour à tour le Dieu sans mesure et le Dieu circonscrit dans le temps.

Marie est la grande dévote du Christ sous le nom de Verbe Incarné. Les dénominations importent. Le nom de son Amant rejaillit jusque dans son nom personnel. Peu après sa conversion, Jésus-Christ lui devient très présent, comme quelqu’un qui est « proche d’elle, à son côté, et l’accompagne », mais cela d’une manière très « spirituelle et abstraite ». Dès 1621 (elle a vingt-deux ans), elle reçoit la promesse du mariage mystique par ces « paroles distinctes » :

Je t’épouserai dans la foi, je t’épouserai pour jamais. Dès lors le rejaillissement corporel des états intérieurs s’accentue ; elle connaît souvent la pâmoison d’amour. « Aussitôt que je me disposais à faire l’oraison actuelle, il me fallait mettre en un lieu caché et m’asseoir ou appuyer, d’autant que je fusse tombée devant le monde... Il me semblait être tout abîmée en Dieu qui m’ôtait tout pouvoir d’agir... Il semble à l’âme qu’elle est pâmée sur ce qu’elle aime, par une défaillance d’amour, sans pouvoir dire mot. » À d’autres moments, elle possède en surabondance l’agilité des membres : « J’avais une si grande vivacité intérieure qu’en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que si l’on m’eût aperçue, l’on m’eût prise pour folle. Et de fait le l’étais, ne faisant rien comme les autres. Je faisais comme l’Épouse des Cantiques qui pensait aux perfections de son Bien-Aimé. Je pensais à Jésus, non dans son humanité, Notre-Seigneur m’ayant, comme j’ai dit, ôté cette façon d’oraison, mais en sa divinité. »

Il faut encore citer ces réflexions que la voyante rapporte elle-même à sa vingt-cinquième année environ : « Lors, mon âme, transportée par une puissance supérieure qui la mettait dans un état passif, parlait à Dieu dans une privauté très grande, sans que je pusse en façon du monde m’en empêcher. C’étaient des plaintes amoureuses, c’étaient des gémissements indicibles. Chaque retour semblait devoir la consommer. Elle avait un attrait qui la faisait aimer le Bien-Aimé du Père Éternel, et lorsqu’elle croyait en aller jouir et se perdre dans son sein, une lumière sortie de la grandeur de sa Majesté le dérobait, comme s’il eût dit à l’âme : « Détournez les yeux de moi, car ils me font envoler. » C’était cet entre-deux de la majesté lumineuse de Dieu qui faisait cela ; mais ce n’était que pour piquer et presser davantage l’âme, qui, par ces retraites soudaines, resouffrait sa langueur. Si j’eusse crié bien haut, cela m’eût soulagée. Il semble que le cœur soit gros extraordinairement en ces rencontres, lequel porte un feu qui éclaterait violemment, s’il venait à faire rupture. Ce feu, ce sont des affections ardentes qui ne se peuvent décrire. Je m’enfermais dans un lieu à l’écart ; je me prosternais contre terre pour étouffer mes sanglots, et tout ensemble, pour gagner, par un abaissement intérieur sous sa Majesté, Celui après qui soupirait mon âme, l’amour ni la privauté ne diminuant en rien le respect, le tout compatissant ensemble. » (On aura remarqué l’extraordinaire vigueur et la magique verdeur du style. Marie manie toujours une plume virile, jeune et directe... Sa main comme son âme est pleine d’une poésie de ciel et de terre qui lui fait donner forme visible au plus invisible, qui lui ferait réincarner son Dieu même !... Rien ne lui échappe des modes forts que la langue conservait encore au XVIIe siècle, du fait d’une vérité étymologique plus neuve, et je crois bien qu’elle rajeunissait encore, entre les souches canadiennes, ces sens natifs...)

À l’endroit où nous sommes, la relation laisse percer son vaillant et doux autoritarisme. Cette jeune femme qui gouverne un gros établissement commercial 1 est éprise de Dieu, folle de béatitude chrétienne. Elle voudrait le désert pour y gémir et mourir d’amour. Dieu la tient dans le tapage du monde. Ne pouvant saisir Dieu à son goût, elle se rattrape dans la charité pratique. Sa charité consiste principalement à aider les « domestiques » de l’établissement à bien vivre. Et voici son mot d’autorité : « Je les réduisais où je voulais. »

Entre-temps, le Verbe Divin symbolise le grand jeu qui se déroule entre l’amante et Lui-même en lui faisant voir son cœur enchâssé dans le sien. « Et cette volupté divine, commente Marie, embaumait mon âme d’une manière que mon corps, sans soutien extraordinaire, n’eût pu supporter. »

 

 

Voici pourtant d’autres manifestations. Elles sont directement ordonnées au mariage spirituel,... à la conclusion du roman.

Nous venons de relater un peu comment se révéla à la fiancée le visage temporel du Fiancé, ou du moins sa figure sacrée apparue dans la chair. Si elle aime, elle a droit à l’apparence éternelle. Il lui faut un peu du face-à-face. C’est l’élévation aux montagnes éternelles de la Trinité.

Marie de l’Incarnation eut de la Trinité trois visions fameuses qui comptent parmi les plus remarquables de l’histoire de la contemplation, les deux premières avant son entrée en religion (soit en 1625 et en 1627, celle-ci coïncidant avec le mariage mystique), la troisième peu après son entrée aux Ursulines (soit en 1631).

La suprême beauté entitative de Dieu apparut à l’âme fortunée de la manière suivante, la première fois : « Un matin qui était la deuxième fête de la Pentecôte, entendant la messe dans la chapelle des Révérends Pères Feuillants, ayant les yeux levés vers l’autel, en y envisageant sans dessein de petites images de séraphins qui étaient attachées au bas des cierges, en un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer. En ce moment, toutes les puissances de mon âme furent arrêtées et souffrantes l’impression qui leur était donnée de se sacré mystère, laquelle impression était sans forme ni figure, mais plus claire et intelligible que toute lumière, qui me faisait connaître que mon âme était dans la vérité, laquelle, dans un moment, me fit voir le divin commerce qu’ont ensemble les trois divines Personnes : l’amour du Père, lequel se contemplant soi-même engendre son Fils, ce qui a été de toute éternité et sera éternellement ; mon âme était informée de cette vérité d’une façon ineffable qui me fait perdre tout mot, elle était abîmée dans cette lumière. Ensuite elle entendait l’amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint-Esprit, ce qui se faisait par un réciproque plongement d’amour, sans mélange d’aucune confusion. Je recevais l’impression de cette production, entendant ce que c’était que spiration et production, mais cette pureté de spiration et production est si haute et si sublime que je n’ai point de termes pour le dire et pour l’exprimer. Voyant les distinctions, je connaissais l’unité d’essence entre les trois Personnes divines, et quoiqu’il me faille plusieurs mots pour le dire, en un moment, sans intervalle de temps, je connaissais l’unité, les distinctions et les opérations dans elles-mêmes et hors d’elles-mêmes. Néanmoins, en une certaine manière spirituelle, j’étais éclairée par degrés, selon les opérations des trois divines Personnes hors d’elles-mêmes, ne se trouvant nul mélange dans chaque information des choses qui m’étaient données à entendre, le tout dans une pureté et netteté indicibles. » Elle voit ensuite le rapport des Personnes divines aux Chœurs des Anges, puis l’illumination que Dieu étend des Anges jusqu’à « quelques âmes choisies en ce monde », et enfin le rapport exemplaire de la Trinité à l’âme humaine, « la mémoire ayant rapport au Père, l’entendement au Fils et la volonté au Saint-Esprit, et tout ainsi que la très sainte Trinité est trine en personnes et une seule et divine Essence, aussi l’âme étant trine en ses puissances et une en sa substance ». Le ravissement durant « l’espace de plusieurs messes ».

Suit une année de communications très hautes où la Vénérable entend la symphonie d’être que constituent les attributs divins. Le récit s’étoffe ici d’intonations incomparables, où l’on sent plus que dans ce qui précède le cri du cœur qui a goûté. On aimera que nous en citions un bref extrait. « La divine Majesté donna à mon âme une impression de ses divines perfections, qui, tout ensemble, était aussi amour et lumière, mais il semble que l’amour en cet état engendre la lumière. Lorsque mon âme contemplait en son impression Dieu comme vie, ses soupirs ne pouvaient dire que : « Ô Vie, ô amour ! » Elle porte un amour substantiel qui, aimant cette divine source de vie, voudrait que la sienne fût entièrement perdue. Elle conçoit et entend les hautes vérités qui sont couchées dans le premier chapitre de l’Évangile de saint Jean, parlant du Verbe en tant que lumière et en tant que vie, et de l’abondance et plénitude de cette divine Vie, le Verbe du Père, qui nous a rendus participants de son abondance ; et le bonheur infini des âmes qui sont nées de Dieu et non point de la chair et du sang. Ces distinctions sont remplies d’une exubérance d’amour inexplicable venant de l’influence du Verbe en tant que Chef des chrétiens et surtout des âmes saintes. Cette influence est de ce que son Père ne lui a pas donné la grâce par mesure, mais qu’en tant que notre Chef, tout ainsi que l’onguent qui coulait du chef d’Aaron jusque sur les bords de son vêtement, par un débordement d’amour, il influe dans les âmes saintes. Ah ! qui pourrait dire ce que c’est que la communication de cet adorable Chef ! Je dis cette communication expérimentale... Ces impressions font en l’âme un nourrissement divin et elles ne sont pas d’une simple spéculation. Si l’impression est de l’Être de Dieu, les esprits ne peuvent dire que : « Ô Être ! » Puis, l’âme adore et a un respect très grand et une estime de la sublimité de ce divin Attribut. Si de la pureté et sainteté, qui sont des attributs très conjoints, elle ne peut dire que : « Ô Pureté ! Ô Netteté ! Ô Abîme sans fond ! » Et cette âme aime ce grand Dieu qui est un abîme de perfection. »

 

 

Il faut cependant avancer encore. Dès l’année 1627 viendra la seconde communication de la Trinité. La première avait été surtout d’admiration ; celle-ci sera d’affection. « La première fois, l’impression avait fait son principal effet dans l’entendement ; mais en cette occasion-ci la volonté emporta le dessus, parce que la grâce présente était toute pour l’amour, et par l’amour mon âme se trouva toute en sa privauté et en la jouissance d’un Dieu d’amour. »

Tout le récit est d’une parfaite transcendance théologique et témoigne d’une vie du cœur absolument prodigieuse. La vision s’acheva dans le « mariage divin », non avec la Trinité même, mais avec le Verbe. Il faut entendre ce langage qu’aucune poésie n’inventerait ni ne peut égaler. On ne trouve pas plus d’intensité ni de feu latent chez Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix. « J’oubliai la Personne du Père et celle du Saint-Esprit, raconte l’Épousée, et je me trouvai tout absorbée en celle du Verbe divin, qui caressait mon âme comme étant sienne et lui appartenant... Mon âme, se voyant si riche par la jouissance de son bien infini, ce Verbe Éternel, voulait pourtant par un doux acquiescement être sa captive. Elle voulait tout pour lui et rien pour elle. Elle voulait être rien et qu’il fût tout, n’aimant rien plus que d’être dénuée et vide et de regarder la plénitude de son Objet. Ô que cette jouissance est douce ! C’est un labyrinthe d’amour où l’on est enivré et saintement enchanté. L’on ne sait ce qu’on est ni si l’on est, parce qu’on est perdu dans cet océan d’amour. » Ce qui suit décrit la vie au sein de la Trinité et ouvre sûrement une échappée sur le mystère de la gloire. « Quand je dis que le Verbe tenait mon âme captive, je veux dire qu’il la tenait si serrée dans ses embrassements qu’elle ne pouvait que pâtir. Aussi, étant dans ses grandeurs et dans ses amours, je me voyais impuissante de rendre mes hommages au Père et au Saint-Esprit, parce qu’il tenait mon âme et toutes ses puissances liées en lui, qui était mon Époux et mon Amour qui la voulait toute pour lui. De fois d autres, cependant, un rayon de lumière me faisait ressouvenir du Père Éternel et du Saint-Esprit, me faisant comme un reproche d’amour que je les oubliais. Alors, par de petits moments, je me connaissais, et dans l’excès de son divin amour et de ses embrassements, le Verbe me permettait néanmoins de porter mes regards au Père et au Saint-Esprit, et ces miens regards portaient signification de ma dépendance, quoiqu’il ne se passât rien d’imaginaire soit par similitude ou autrement... Mais bien que je sentisse le sacré Verbe opérer en moi, je ne sortais point de l’unité de l’Essence. Car, lorsqu’il opérait en moi, le Père et le Saint-Esprit regardaient son opération, et toutefois, cela n’empêchait point l’unité. Sans confusion et d’une façon inénarrable, je concevais l’unité de l’Essence et la distinction des Personnes et de leurs opérations en elles-mêmes ; et de plus, me semblait comme si chacune des Personnes était libre en son opération dans mon âme... En cette impression (voici le mariage mystique), la suradorable Personne du Verbe s’empara de mon âme, et l’embrassant avec un amour inexplicable, l’unit à soi et la prit pour son épouse... Ce fut par des touches divines et des pénétrations de lui en moi et d’une façon admirable de retours réciproques de moi en lui, de sorte que n’étant plus moi, je demeurai lui par intimité d’amour et d’union, de manière qu’étant perdue à moi-même, je ne me voyais plus, étant devenue lui par participation. » On voit, pour le dire en passant, comment ces merveilles de la grande union morale se rapprochent du mystère souverain de l’union hypostatique. Entre les deux ordres resterait encore le saut de l’abîme, mais enfin il y a comme un échelonnement de beauté...

Cet état proprement séraphique devient durable par le chant. Marie s’est déprise de l’étreinte inexprimable. Elle la célèbre, et c’est y rentrer. « Et mon âme expérimentait sans cesse ce moteur gracieux, le Saint-Esprit, lequel, dans le mariage spirituel, avait pris possession d’elle... Il lui faisait chanter un épithalame continuel, de la façon et manière qu’il lui plaisait. Les livres ni l’étude ne peuvent apprendre ce langage qui est tout céleste. Il vient du doux air des embrassements mutuels de ce Verbe suradorable et de l’âme, qui dans les baisers de sa divine bouche est remplie de son Esprit et de sa vie ; et cet épithalame est le retour et les revanches de l’âme vers son bien-aimé Époux. » Voici un échantillon de ces extraordinaires poèmes vécus. Nous avouons que les cantiques spirituels de Racine nous semblent néant à côté de cette inspiration qui incendie le ciel aussi bien que le cœur :

 

Ah ! Ah ! Amour, combien sont doux vos charmes et vos aimables liaisons ! Ah ! que vous êtes-un doux Amour !

Vous nous bouchez les yeux, vous nous dérobez les sens. Vous nous rendez comme insensés.

Que ne faites-vous pas de nous ? Tantôt vous nous blessez, tantôt vous nous liez par vos doux esclavages. Ah ! que vous êtes un doux Amour !

 

Amour ! que voulez-vous tant faire ? À quoi vous plaisez-vous ? Sont-ce là vos délices et les doux jeux de votre amour ?

... Je sais ce que je vous ferai. Je m’en vais me lancer vers vous en contre-échange de ce que vous êtes à mon âme.

Ah ! Ah ! Vous serez mon esclave, je ne vous quitterai jamais. Je vous aurai à mon souhait et vous serez toujours mon doux Amour.

 

Mais que ferai-je de vous ? Car vous êtes tout mien ! Mien pour jamais, ô ma désirable Vie !

Ah ! mon Tout, qu’est-ce que je veux de vous ? Je veux de vous l’amour et ne veux plus que l’amour. Ah ! c’est vous que je veux, mon doux et cher Amour, dans la très douce mort de l’amour et pour être toute consommée des flammes de l’amour.

 

Parfois la chanteuse se soulage par les modulations physiques de la voix. « Je ne pouvais dire l’Office de Notre-Dame que dans les occasions et à diverses reprises, sinon lorsque j’étais à la campagne, à l’écart, où alors je le chantais : ce chant soulageant mon esprit et lui donnant air, je le récitais plus facilement. Pour me soulager je regardais les champs et les verdures. Cependant mon épithalame se continuait avec mon divin Époux de tout autre chose que de ce que je regardais ; mais c’était que j’amusais ainsi la partie inférieure pour ensuite qu’elle servît à l’esprit et qu’à l’heure elle ne lui nuisît pas. »

L’union d’amour fut suivie du martyre d’amour. Ce martyre est évidemment produit par la disproportion entre le Créateur et la créature, entre le Soleil de gloire et l’œil humain qui cherche à en soutenir l’éclat. « Je sentais des coups dans le cœur, comme si on me l’eût percé. » On reconnaît là la flèche qui ouvre le cœur de Thérèse d’Avila. L’âme s’efforce de répondre à la violence divine par une violence analogue. « Et lors, comme il se plaît infiniment à ce que l’âme, poussée par lui-même, lui dit, il redoublait ses divins excès, de sorte que c’était une source inépuisable qui sans fin s’allait dégorgeant dans l’âme, laquelle était un ruisseau, qui semblablement et sans fin recoulait dans sa divine source pour s’y perdre, en sorte qu’elle-même semblait être son Bien-Aimé dans les rapports d’esprit à esprit. »

 

 

La troisième communication de la Trinité, union de plénitude, eut lieu deux mois après l’entrée en religion et scella l’alliance par de nouvelles élévations, toujours plus rapprochées de l’état béatifique. On ne peut pas en lire le récit avec indifférence. Tout y est vie et sincérité, vibration profonde et large comme la mer, comme la « mer de la substance divine », dont nous hantons vraiment le rivage...

« Comme les autres fois je me sentais ravir l’âme par la Personne du Verbe, ici toutes les trois Personnes de la très sainte Trinité m’absorbèrent en elles, de sorte que je ne me voyais point dans l’une que je ne me visse dans les autres. Pour mieux dire, je me voyais dans l’Unité et dans la Trinité tout ensemble. Et comme les trois divines Personnes me possédaient, je les possédais aussi dans l’amplitude de la participation des trésors de la magnificence divine. Le Père Éternel était mon Père, le Verbe suradorable, mon Époux, et le Saint-Esprit, Celui qui par son opération agissait en mon âme et lui faisait porter les divines impressions. » L’impression dominante de cette suprême vision est que la voyante est le néant, mais néanmoins propre au Tout. « Cela, dit-elle, donnait un accroissement à mon âme qui, outre qu’elle était abîmée en cette divine Majesté, agissait à son tour doucement pour le caresser, et, parce qu’elle était propre pour cela, tout lui était permis. »

Connaître cette vie intime de Dieu, en recevoir le dévoilement non par un seul enseignement, mais par une expérience personnelle, n’était-ce pas connaître ce que nous appelions plus haut le « tourbillon du Cœur divin » ? Connaître Dieu en lui-même et par rapport à soi, et participer, dans une activité passive, au mouvement interne de son être tout immobile et tout en acte, n’était-ce pas vivre Dieu tout en étant, pour ainsi dire, vécu par Dieu ? La petite Tourangelle avait accepté le privilège dans sa totalité. Elle en transplanta le bienfait du jardin de France au Canada, des bords de la Loire aux bords du Saint-Laurent.

 

 

Le troisième ravissement en la Trinité est de 1631. Le songe prophétique sur la vocation canadienne est de 1634. Il faudra encore cinq années de désirs et de combats pour que l’instinct de donner Dieu aux peuplades abêties de l’Amérique septentrionale obtienne satisfaction. Voilà à quoi se vouait l’une des plus hautes contemplatives de l’histoire des âmes. Et jamais avant elle des femmes n’avaient été missionnaires. Remarquons qu’en plus son Institut était cloîtré ! Tout est permis à l’amour ! Marie de l’Incarnation vint au Canada en 1639. Embarquée à Dieppe le 4 mai, elle mit pied à Québec le 1er août, accueillie par Huault de Montmagny, premier successeur de Champlain, et une population formidable de... trois cents habitants peut-être. Elle avait alors quarante ans. Son fils Claude, qu’elle avait laissé aux soins de parents rapprochés, en avait vingt et se disposait à la suivre dans la vie parfaite. Marie vécut trente-deux ans en notre pays, déversa son cœur séraphique sur les malheureux indigènes et devint la Maintenon supérieure du royaume de Québec. Il faut dire avec son fils et biographe Claude que ses grâces avaient été des grâces « de chef », c’est-à-dire, aux termes de Dom Jamet commentant saint Jean de la Croix, des grâces « capitales de source » départies « à ceux qui doivent avoir dans l’Église une descendance spirituelle ».

 

 

Mais, dira-t-on, à quoi bon l’ébruitement de pareilles faveurs ? Ces dons ne sont-ils pas le fait de quelques privilégiés ? Ces « romans » ne doivent-ils pas rester le « secret du Roi »... et de la Reine ?

On peut certes accorder que les plus hauts dons de l’Esprit ne seront jamais le lot du grand nombre. Pourquoi ? Oh ! parce qu’il y a peu d’êtres raisonnables. Car enfin, Dieu existe, et nous sommes pour Lui, et, quoique charnels, nous sommes spirituels de nature. Il devrait donc y avoir un contact tenace et étroit. Ce contact, ce sont les « dons ». Par irrationalité, nous les refusons. Nous sommes très légers et équivalemment très intelligents. Un peu de réflexion nous conduirait au bord des grâces infuses, aux rivages de l’abîme. Nous avons en plus beaucoup d’orgueil, barrière infranchissable au royaume de Dieu...

Ce sont autant de raisons pour que nous soit présenté le visage de la sainteté. Nous voyons ainsi ce que Dieu veut (pour une élite d’abord), ce que peut l’homme (quand il consent), ce que donne en beauté et en félicité l’union de l’être à son Principe, l’union du fils à son Père, l’union de l’amante (toute âme baptisée) à son Bien-Aimé... Intérêt pratique encore plus haut que l’intérêt spéculatif...

 

 

 

 

 

Gustave LAMARCHE, c.s.v.

 

Paru dans Gants du ciel

en septembre 1944.

 

 

 

 

 

 


1 Depuis son veuvage, elle est attachée au commerce de soieries de son beau-frère Paul Buisson.

 

 

 

 

 

 

 

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