Voltaire et Veuillot
par
Gustave LAMARCHE
Ce puissant esprit qui s’appelait Voltaire et dont l’art fut de construire le néant en quatre-vingt-dix-neuf volumes, tout en échouant à détruire l’Église par la même opération, – ce puissant esprit, qui aimait la discussion, ne trouva malheureusement pas en son temps de colleteur à sa taille. Et c’est pourquoi il ne sut pas se taire ni s’améliorer. Le dix-huitième siècle passa, sans réplique. La Révolution eut lieu, bâtarde de ce génie plaisant et du génie hagard de Jean-Jacques. Le mal semblait fait, irréparable. Mais enfin surgit l’homme qui pouvait parler, Louis Veuillot, le seul écrivain français qui ait écrit aussi bien que Voltaire.
Les deux étaient avocats tronqués, poètes manqués et journalistes.
Il est très curieux de remarquer les origines équivalentes de ces deux êtres strictement antinomiques. L’un et l’autre s’ébauchèrent une formation juridique, à travers laquelle ils s’évadaient dans la versification. Voltaire jeune écrivait : « Je voudrais bien aller aussi au Parnasse ; j’aime les vers à la fureur. » Et Veuillot, à dix-sept ans, ayant reçu un compliment de Casimir Delavigne pour quelques strophes : « Je viens de voir luire sur mon front un rayon de cette poétique auréole du génie que j’ambitionne plus que tout au monde. » Chacun sait que par après Arouet s’installa fermement au Mont sacré avec une épopée détestable, une épopée infâme et une trentaine de mélodrames rimés. Mais on ignore trop qu’il arriva à Veuillot d’écrire de fort bons vers. Par exemple pour louer la supériorité de la prose :
Ô prose, mâle outil et bon aux fortes mains !
Quand l’esprit veut marcher, tu lui fais des chemins !...
Les vers sont le clairon, mais la prose est l’épée !...
Ou encore pour caractériser l’art épique de Voltaire :
Vingt auteurs imités, vingt autres appauvris ;
Aucune invention nulle part ; point de style,
Mais le cours clapotant d’une veine futile
Qui, sur tous les terrains jasant du même ton,
S’ouvre et flue aussitôt qu’on touche le piston ;
Bref, des vers de bureau, je crois que c’est tout dire :
Voltaire en reste là dès qu’il ne veut point rire 1.
Il faudrait parler aussi de maints sonnets, extrêmement brillants, du métier le plus raffiné, tantôt dans la veine parnassienne, tantôt dans la veine symboliste, la plupart satiriques, mais quelques-uns d’une belle intensité lyrique, comme celui qui célèbre les soldats de Pie IX tombés à Castelfidardo et qui commence par le quatrain suivant :
Les épis généreux, aux têtes d’or penchées,
Portaient avec fierté le trésor du froment.
Ils étaient mûrs : la faulx a connu son moment ;
Et voilà sur le sol les têtes d’or couchées.
Si donc j’ai dit poète manqué, ce pourrait être simplement pour accuser la suréminence du don d’écrire en prose 2...
Les commencements des deux hommes différèrent sur un point. Voltaire avait appris tout le catéchisme qu’on pouvait trouver dans les grands collèges du temps (chez les Jésuites) ; Veuillot, qui laissa l’école à treize ans, n’avait su que celui qu’on enseignait dans les « mutuelles » de province, c’est-à-dire aucun. Et c’est pourquoi sans doute Arouet, à vingt ans, composait des odes dévotes tandis que son émule fredonnait, au même âge, les thèmes autrement sérieux de la pensée libre. Car Veuillot jusqu’à vingt-trois ans fut gentiment libéral, révolutionnaire et romantique, trois formes du même orgueil. Il commença à vivre quand, avec la foi, il retrouva l’humilité et le bon sens (au cours d’un voyage de hasard à Rome, en 1836). C’est vers le même âge du choix final que Voltaire avait pris l’autre direction.
On ne sera pas surpris que je classe Voltaire parmi les journalistes. Son œuvre bavarde a toujours bavardé sur tous les sujets du jour. Et s’il prenait un sujet historique, – car on dit qu’il fut grand historien, – c’était encore pour l’habiller à la mode du jour, non seulement par le style, mais par la pensée, style et pensée à la mode étant d’ailleurs de sa fabrication. De même pour les sujets philosophiques, – car on dit qu’il fut grand philosophe. Quand il eut découvert que les « livres de poche » circulaient mieux que les gros livres, il abandonna ceux-ci pour ne plus faire que des brochures rapides, incisives, où l’écrasement de l’Infâme se poursuivait comme une lettre quotidienne à l’univers. Voltaire est le père du journalisme impie.
Quant à Veuillot, c’est sous défroque libérale, révolutionnaire et romantique qu’il était entré dans la carrière, montrant tout de suite un talent si exceptionnel que le pouvoir du jour se l’adjoignit ; il rédigea en effet successivement deux journaux ministériels (ministère Guizot), et avec tant de bonheur, – car déjà le journalisme conduisait loin, – que ses amis se mirent à lui prédire une haute carrière administrative sinon politique ! Dès qu’il eut retrouvé la foi de ses pères, ce fut pour maudire le journalisme et jurer de n’y plus succomber. Mais la France avait besoin de se sauver du laïcisme, et Dieu lui donna ce laïc pour l’avertir au jour le jour. Et Veuillot devint le père du journalisme croyant et catholique. Mais le laïcisme, c’était Voltaire et sa tenace progéniture, et c’est ainsi que Veuillot employa sa vie à effacer Voltaire.
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Veuillot écrivait mieux que Voltaire. Il savait autant le français, n’avait pas moins d’esprit, avait plus d’imagination et avait du cœur. La petite phrase brève, hachée, courte d’haleine, qui a fait le renom immortel de Voltaire, Veuillot pouvait la manier aussi bien que son inventeur ; mais il possédait en plus le sens de la période, cette diction calme et lente, venue des maîtres de l’éloquence grecque, passée aux maîtres de l’éloquence latine, introduite en France par François de Sales, Guez de Balzac et Bossuet, et propice aux grands sujets. Voltaire danse trop, il danse presque toujours ; Veuillot prend le temps de penser et d’écrire.
Jules Lemaître, qui fait pourtant bien des réserves sur la pensée du maître écrivain, a donné ce curieux témoignage :
« Entre les écrivains qui comptent, Veuillot me paraît celui qui est le mieux dans la tradition de la langue, tout en restant un des plus libres, des plus personnels... Il est soucieux de pureté et même de purisme..., mais d’un purisme large et dont les informations remontent au moins jusqu’au seizième siècle. Il est aussi préoccupé, et presque à l’excès, de l’harmonie du style... Sa prose est impeccablement musicale. Au reste une souplesse incroyable, une diversité de ton et d’accent, – depuis la manière concise, à petites phrases courtes et savoureuses, et depuis la façon liée, serrée, pressante du style démonstratif, jusqu’au style largement périodique de l’éloquence épandue, et jusqu’à la grâce inventée et non analysable de l’expression proprement poétique... Bref, il me semble avoir toute la gamme, et la grâce et la force ensemble, et toujours, toujours le mouvement, et toujours aussi la belle transparence, la clarté lumineuse et sereine. » (Les Contemporains, 6e série)
Question : toutes nos universités catholiques, – comme celles de France, – enseignent Voltaire. Quelles sont celles qui enseignent Veuillot ?
Côté Voltaire, Gustave Lanson admire tout des deux yeux et bénit tout des deux mains. Seulement, il a peine à trouver chez le styliste la grande manière. Force lui est de se rattraper sur les petits livres, ceux de la grande propagande ; et il y découvre, jusqu’« entre soixante et quatre-vingts ans », la marque d’un « grand, puissant et original artiste ». Jusque sous le beau titre suivant d’un de ces follicules : La Canonisation de Saint Cucufin, frère d’Ascoli, et son apparition au sieur Aveline, bourgeois de Troyes, par le sieur Aveline lui-même, – il trouve de l’« exquis », « un mélange unique de fantaisie effrénée et de vérité fine ». Affaire de foi sans doute.
Émile Faguet montre moins d’enthousiasme : « Voltaire n’a pas été artiste pour une obole ». Et il explique :
« Voltaire est un homme d’affaires de génie..., qui est très ambitieux, très actif, fait sa fortune en quelques années (il devint plusieurs fois millionnaire), n’a plus besoin que de considération, la cherche dans la littérature parce qu’il sait qu’il écrit bien, n’a point d’idées à lui, ni de conception artistique personnelle, ni même de tempérament artistique... : mais qui se sait assez habile pour mettre en belle lumière pendant soixante ans, s’il le faut, les idées courantes, et produire des œuvres d’art distinguées selon les formules connues. Ce n’est pas un monument à élever ; c’est une fortune littéraire à faire. Il la fera, comme il a fait l’autre, avec beaucoup de suite, d’ardeur et de décision. » (Études littéraires, 18e siècle.)
De la même source, autres explications, plus générales : « C’était le cœur le plus sec qu’on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-être qu’on ait constatée. »... Un esprit léger et peu puissant qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes, qui n’entend rien à l’antiquité, au moyen âge, au christianisme ni à aucune religion, à la politique moderne, à la science moderne naissante, ni à Pascal, ni à Montesquieu, ni à Buffon, ni à Rousseau, et dont le grand homme est John Locke, peut bien être une vive et amusante pluie d’étincelles, ce n’est pas un grand flambeau sur le chemin de l’humanité. » (Ibid.) Quant au style d’Arouet, ce style entre les styles, que tant d’académiciens ont tissé dans leur vert, que tant de journalistes ont voulu réassumer pour propager les « lumières » sous toutes les latitudes (Voltaire a été traduit partout et il est certes plus facile à translater et à démarquer que Pindare ou Claudel !), cet outil merveilleux, Faguet oublie de l’étudier ! Tout au plus note-t-il, à propos de la fameuse clarté, devenue fétiche français : « Clair à chaque page, et, les cent volumes lus, laissant l’impression la plus confuse. »
Un critique récent est formel : « Le style de Voltaire marque un appauvrissement considérable de la langue française... Sous peine de mourir de sécheresse, il ne faudra pas imiter Voltaire... Après lui, la phrase attendra la naissance d’un magicien, venu pour lui rendre son nombre, son ampleur et sa chair. » (K. Haedens, Hist. litt. franc., 1945.)
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Si ce vide impressionnant est exact, on se demandera pourquoi un homme de goût sûr et de pensée forte passera son temps, un siècle plus tard, à en dénoncer les déserts. C’est que, hélas, dans le monde où nous sommes, l’occupation la plus utile est souvent de nier la négation. Comme si la bonne herbe poussait toute seule quand on ôte la mauvaise... ; mais la mauvaise s’en va rarement toute seule...
Voltaire avait réussi sa fortune littéraire comme sa fortune en espèces sonnantes. Ce baladin de foire, aux trucs ingénieux, avait attiré autour de son estrade le peuple entier des curieux ; ce singe du jardin zoologique réunissait devant sa cage plus d’amateurs (bourgeois) que le lion inquiétant et trop grave. En termes d’histoire, l’irréligion et l’irrespect de ce plaisant avaient fait la Révolution selon une part principale (l’autre part étant celle de l’utopie sociale selon Rousseau), et la Révolution continuait. C’était Voltaire encore en 1830, puis en 1848 et au-delà. Le « journaliste » sans vergogne survivait au siècle infâme dans le siècle stupide. C’est à lui que le journaliste sans peur, mandaté par son talent et sa foi, se mesura, et la victoire n’a pas fait de doute.
La croisade est une bataille au bout de laquelle surgit l’honneur de la Croix. La lutte de Veuillot contre Voltaire et Fils fut cela. Montalembert avait dit à la Chambre des Pairs : « Les fils des Croisés ne reculeront pas devant les fils de Voltaire. » Lui-même parut reculer un peu dans sa brillante tunique comtale. Le fils du tonnelier, Veuillot, ne recula pas d’un pouce, ce qui est l’assurance qu’on passera à travers. Et rien, en fin de compte, n’est plus positif que le triomphe où tout s’achève, cette Croix tout à coup fulminante jusque sur les Panthéons !
Les voltairiens qu’aborda Veuillot en entrant à l’Univers Religieux en 1839, soit à vingt-six ans, n’étaient quelconques que par la pauvreté du sang paternel ; et s’ils répétaient Voltaire comme Voltaire avait répété tout le monde avant de se répéter indéfiniment lui-même, ils avaient le front de leur maître à défaut de son talent.
Ramassons-en quelques-uns dans le tas généreux.
Le plus gros, le plus solide, le plus persévérant et le plus notoire aura été Adolphe Thiers. Voltaire n’a été que journaliste, mais « Monsieur Thiers », comme on disait en s’inclinant, a été journaliste, historien, chef de parti, dix fois ministre et finalement premier président de la IIIe République, c’est-à-dire démocrate dictateur, – et, sous chacun de ces travestis, voltairien inaltérable. Avec les petits cailloux de votre fronde catholique, vous vous attaquez à ce Goliath hyper-musclé et plusieurs fois cuirassé ! Veuillot le prit pourtant vers 1840 et le garda jusqu’en 1877. Si j’en savais plus long en histoire de France, j’affirmerais peut-être que c’est Veuillot qui l’étendit sur le carreau quand il s’écroula d’une seule pièce en 1873 après deux années seulement de dictature républicaine. Entre-temps, il lui avait fait mordre la poussière vingt ou trente fois. Retenons seulement l’avant-dernier épisode. Il se produit sous la forme d’un résumé de carrière qu’aucune biographie savante n’approchera jamais. Cela était servi environ quinze jours avant le choix désespéré de « Monsieur Thiers » comme chef de l’État français et c’est ce que j’appelle le commencement de la fin survenue deux ans après. Voici le début :
« La vraie politique de M. Thiers est sa personnalité, laquelle tient plus de place qu’elle n’est grande. On parle de décadence (Thiers avait soixante-quatorze ans) : il est aujourd’hui ce qu’il fut toujours, agile, audacieux d’esprit, borné sur quantité de points et sur sa propre valeur ; irrésistible à force d’adresse, s’il savait se résister à lui-même et s’empêcher de courir sur le parapet jusqu’au point fatal où il n’enjambe plus. En sa longue vie, il a fait maintes culbutes graves. Elles lui ont réussi parce qu’il s’est toujours relevé, mais il a toujours recommencé. Présentement il se hâte vers la dernière. Elle sera mémorable pour lui, et probablement, hélas ! pour nous. Il y perdra le bénéfice qui lui reste de toutes les autres, sa renommée surfaite d’homme d’esprit et de fin politique. »
« Il y a deux choses dont M. Thiers a toujours ignoré l’existence : Dieu et le peuple. Par la grâce de la Révolution, qui a créé la Bourgeoisie, il est né pour gouverner la Bourgeoisie. Seulement, cette Bourgeoisie de 89, qui entend être elle-même son culte, ses traditions et son avenir, il l’appelle la France. Le reste lui est inconnu et lui devient aisément odieux. C’est l’aristocratie ou la « vile multitude » (la « canaille » de Voltaire). Il est conservateur de la Bourgeoisie, destructeur ou dominateur du reste. Il entra donc dans la Bourgeoisie comme chez lui, et cela commença tout de suite d’aller tout seul... C’était vraiment le dauphin de la Révolution. Elle le reconnaissait et préparait son règne. On voit apparaître autour de lui des janissaires, ses capitaines, ses rivaux qui seront battus, c’est-à-dire qui recevront le croc en jambes. »
Le Roi bourgeois met M. Thiers dans son premier ministère ; il en culbute pour rebondir bientôt dans un deuxième, et, après une nouvelle culbute, dans un troisième où il dure sept mois. Dans l’opposition il travaille. « Son opposition s’irritait de plus en plus et tournait de plus en plus à la sédition révolutionnaire. Il devint l’homme de la vieille gauche, ennemie du trône et de l’autel. Il se coalisa avec Eugène Sue (!), avec l’Université contre la liberté de l’enseignement, et fit avorter ce qu’il y avait de conscience libérale en M. Guizot. » Il avait refait ainsi sa popularité, – suprême ambition de son père Arouet. En 1848, Louis-Philippe dut le repêcher au nom de la volonté populaire. « Mais cette fois, tandis qu’il levait le pied pour monter dans le char de l’État, le char partit subitement, transformé en corbillard, et le premier ministre culbuta... Lorsqu’il se remontra au mois de juin (i.e. après la Révolution de 48), il était absolument conservateur. On voit que cet homme de mérite excelle à se répéter. Il se lève et se couche comme le soleil. Seulement, lorsqu’il se lève conservateur, il se couche républicain. » Obligé de rester coi sous le second Empire, l’homme reparaît à la chute de celui-ci. « Sur son oreiller de vieillesse, il joue avec ce triste débris de nation dont une autre main referait la France. » C’est le moment où il s’offre pour la Présidence et en est investi. Et Veuillot conclut :
« En mettant les choses au mieux, M. Thiers nous semble organisé tout juste pour faire son petit pas dans le chemin de détresse où les pouvoirs perdent l’autorité, les peuples la liberté, et le monde la beauté. »
Un autre inconvénient résultait de l’ultime résurgence du phénix ; c’est que M. Thiers était interchangeable avec la nouvelle foudre révolutionnaire déjà jaillissante dans le ciel de France (au sortir de la Commune !) : Léon Gambetta :
« Nulle différence entre M. Thiers et M. Gambetta. M. Gambetta pourra être un jour, comme M. Thiers, « la dernière espérance de l’ordre ». Entre M. Gambetta et les bêtes féroces qui viennent de s’essayer dans Paris, nulle différence encore. Tout au plus d’insignifiants degrés qui peuvent être franchis immédiatement. »
M. Gambetta allait en effet pratiquement remplacer M. Thiers et installer pour trente ans en France la Terreur maçonnique et anticléricale, qui n’est plus le règne des « bêtes féroces », mais le règne propre de la Bête. Thiers gardait encore suffisamment de grosse bêtise pour ne pas voir que la Révolution appelait nécessairement la laïcisation de l’école ; c’était une impureté voltairienne. L’héritier plus orthodoxe, Gambetta, complété de Ferry et de Combes, allait ressourcer cette « vieille gauche », aller au bout de l’idéal et tuer Dieu dans l’âme des enfants 3. Et c’est pourquoi la France, – qui ne fit pas cela mais ne l’empêcha pas, – perdit ensuite de la popularité dans le monde... et jusqu’en Nouvelle-France !
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Les politiques trouvent rarement par eux-mêmes une idée. Ils s’inspirent des philosophes. La France du XIXe siècle a eu en tout et partout deux grands philosophes, dont l’un se signale par sa « bienveillance » et l’autre par sa balourdise : Cousin l’éclectique et Comte le positiviste. Cousin mêle ensemble avec bonté toutes les vérités et toutes les erreurs ; Comte n’aperçoit rien, – aucune métaphysique, – au-delà de son plafond bas. À la vérité, comme tout le monde, ils méprisent Voltaire penseur, car eux au moins ils ont cherché une pensée ; mais l’ayant appris trop jeune ils en vivent, ils sont des sarments de sa vigne, ils ont sucé son lait à la mamelle de l’Université ; et l’admirable inanité de leurs idées est le fruit de sa méthode (empilage inorganique de la pensée des autres).
Veuillot n’a guère parlé de Comte, déjà vieux et fou avant la rencontre de Clotilde de Vaux. Il s’est attaché plutôt à ses deux fils Taine et Renan et ne les a jamais flattés. Cousin l’intéressa davantage. Le morceau suivant, qui analyse la philosophie universitaire, est pour ce docteur :
« Le philosophe se dit que, jusqu’à lui, les hommes n’ont pas su penser... Il s’enferme en lui-même, bâillonne, verrouille et cadenasse sa conscience, et se pose quelques problèmes, comme ceux-ci : « Suis-je ? Y a-t-il un monde ? Y a-t-il un Dieu ? » Il fait un volume pour savoir s’il est, et il arrive au doute. On le siffle, il s’emporte plus qu’un poète ; mais n’attendez pas qu’il raisonne : On me siffle et je me fâche, donc je suis ! Quelques jeunes fils du Cantal et du Limousin, qui l’ont pris pour guide dans les voies de la pensée, l’entourent et lui disent : Peut-être bien que vous n’êtes pas ! Il bâcle un second tome plein de solécismes, dans lequel enfin, vaille que vaille, il finit par se prouver qu’il est. On le siffle, il s’emporte sans mesure. Toutefois ces sifflets ne l’empêchent pas de se demander s’il y a un monde. Autre volume, où il donne les preuves objectives et subjectives de l’existence du monde. Les enfants du Cantal et du Limousin crient merveille, et font si bien que leur maître est chargé par l’État d’enseigner publiquement la sagesse. Cependant il n’a pas fini son œuvre. L’homme existe ; le monde existe ; voilà qui est admis. Maintenant, existe-t-il un Dieu ? Ceci exige bien du papier. Raisons pour, raisons contre. Les raisons contre sont plus fortes ; néanmoins le philosophe laisse Dieu vivre. Pourquoi ? parce qu’il est plus profitable de reconnaître publiquement un Dieu, tout en se prouvant à part soi qu’il n’y en a pas. Offenser Dieu, ce n’est rien ; le nier, c’est quelquefois offenser les hommes, et se fermer les belles places...
Du reste, le Dieu que le philosophe veut bien confesser n’est pas le Dieu mort de la scolastique, en d’autres termes le Dieu des chrétiens. C’est un Dieu tout nouveau, fait de mosaïque, de lambeaux arrachés à tous les systèmes... Ce Dieu tout frais n’a pas encore eu le temps de composer sa loi ; en attendant qu’une morale quelconque sorte de ses dogmes, restés dans le néant d’où lui-même se tire à peine, il laisse à ses enfants une honnête liberté, sous la surveillance du gendarme et du canon. »
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Quand les politiques ont procuré la sécurité et les philosophes inventé la vérité, il faut encore les poètes pour créer la beauté.
Hélas, ceux du dix-neuvième siècle français, souvent plus grands que les philosophes, mêlaient souvent à la poésie beaucoup de « philosophie » et même de la politique. De ce nombre furent Hugo et Lamartine, poètes parfois souverains, politiques et philosophes voltairiens. Le « réactionnaire » Veuillot fut obligé de reprendre ces révolutionnaires. Mais comme il était poète lui-même, il lui arrivait de les reprendre sur leur poésie elle-même. Dangereuse cette critique littéraire qui juge dans l’écrivain tout l’homme, mais seule suffisante puisque seule elle n’oublie rien.
Veuillot avait admiré Lamartine, sorti tout à coup de ses lacs et de ses vallons, et venu prendre le timon de la Démocratie française (1848). Tel discours de Lamartine ministre des Affaires étrangères l’avait ému aux larmes :
« M. de Lamartine est venu ensuite nous dire quelle situation la République française s’est faite en Europe. Le morceau est beau et noble. Il y a peu d’exemples dans l’histoire du monde d’une pareille communication faite au Sénat d’un grand peuple. On a souvent déclaré la guerre avec un immense et sublime courage ; nous ne croyons pas qu’on ait jamais décrété la paix avec plus de majesté. »
Mais il y avait d’autres visages du même grand homme, celui, par exemple, qu’on avait vu admirer « à l’entrée des temps nouveaux Voltaire comme précurseur et Robespierre comme prophète » (dans l’Histoire des Girondins). Et il y avait le romantique, qui n’est trop souvent qu’une très belle femme. Quand ce romantique eut commencé à vendre ses épiceries dernière manière (Les Confidences, Raphaël, Jocelyn), Veuillot perdit confiance :
« L’Apollon du Belvédère me paraît beau, c’est un dieu ; mais c’est le dieu des chansons, je n’en attends que des chansons... C’est naïveté de lui demander des choses viriles, de lui mettre la cuirasse sur le dos et le sceptre aux mains. Néanmoins, la France s’étant oubliée à cette folie, de prendre un jour pour colonel le principal musicien du régiment, ce n’était pas au musicien de lui en faire honte. Puisqu’il voulait se remettre à chanter, ne pouvait-il au moins sonner la trompette, amplifier dans le patriotique, dans le philosophique, dans l’historique ? Mais prendre le galoubet, à cet âge, et faire danser devant nous le fantôme fardé de la vieille Elvire ! »
Le plus grave est pourtant que le galoubet se met, à travers les épanchements érotiques, à amplifier en philosophie et en esthétique. « Michel-Ange et son œuvre ont inspiré de belles pages et de grandes sottises. Il n’y a rien de comparable au pathos que M. de Lamartine leur dédie ! Jamais personne ne s’est établi en plein sur l’extrême limite où la divagation, cessant de paraître intelligente, va passer de l’absurde au chaos. » C’est que le « tourtereau sexagénaire », entre autres visions, a aperçu Saint-Pierre de Rome comme « le Panthéon de la raison divinisée ! » – Bref, Lamartine, qu’on espérait voir parvenir à « l’âge des idées, est resté à l’âge des sensations. »
Hugo pouvait s’attendre lui aussi à des rigueurs devant ce tribunal. Il y fut cité maintes fois, au nom des lois tant poétiques que philosophiques et politiques. Et personne ne voudra nier qu’ici Veuillot ait eu plus de vision encore que Sainte-Beuve. À dix-sept ans, Veuillot romantique s’était trouvé à la « bataille d’Hernani » et avait claqué en faveur du beau monstre naissant. Plus tard il a loué on ne sait combien de fois le « génie » hugolien, jusque dans les Misérables. Mais il ne voulait pas comprendre qu’un poète fît de la politique, et encore moins de la politique « libérale », c’est-à-dire révolutionnaire. En ce temps-là, le mage de la Légende des Siècles siégeait pourtant pas loin de Lamartine sur les bancs frémissants de la Démocratie de 48. Emporté par le bon vent de l’heure, il était devenu de conservateur libéral ; de poète respectueux du mystère, champion de la déraison orgueilleuse :
« Voilà donc M. Hugo qui se moque ouvertement de la foi jurée, et qui passe des conservateurs aux démolisseurs. Quelle figure fait-il sous son nouvel étendard ? Notez que c’est un homme entièrement ridicule, dont la valeur littéraire est fort amoindrie, dont la valeur politique est nulle tout à fait. Jamais ce moulin à rimes n’a jeté un mot de quelque poids dans la balance des opinions... Chargé de ce faix, il vient paraphraser tous les axiomes du cagotisme libéral le plus décrié... Ce néo-montagnard, tuméfié de voltairianisme, de pédantisme et de sophisme, qu’est-il sinon un bourgeois ? »
Ailleurs, à propos des Contemplations, Veuillot cherche « la vraie cause de ce malheureux changement qui a conduit le poète d’abord au panthéisme le plus déraisonnable, puis au socialisme le plus violent, puis enfin l’a plongé et comme noyé dans toutes les erreurs où nous le voyons. » Réponse : « Ni la philosophie ni la science n’ont à en répondre ; la volupté seule a fait la besogne ; seule, elle a conquis le poète à l’incrédulité... s’il fallait le conquérir ! »
Et la cause de l’invraisemblable fatras qui fait tant de tort à l’œuvre poétique prise dans son ensemble ? « Une seule qualité lui manque, le goût. Mais cette qualité est essentielle, et lui manque essentiellement. »
Mais pourquoi enfin toutes ces querelles au génie ? Parce qu’il n’y a plus de génie quand il n’y a plus de raison. « Vous demandez ce que c’est que le goût ? S’il fallait le définir d’un mot, je dirais : c’est la tempérance. La tempérance règle l’imagination, empêche l’enthousiasme de se séparer du bon sens qu’il fait resplendir. »
Veuillot n’aimait pas George Sand ni Garibaldi. Celui-ci parce qu’il avait lancé son couteau dans la face de l’Église, celle-là parce qu’elle avait tiré des côtes de l’homme nouveau « la femme des temps nouveaux ». Un jour Veuillot les copula à Hugo pour une explication du siècle :
« Trois noms dominent la civilisation du siècle : Hugo, George Sand et Garibaldi. Hugo est le père, George Sand est la mère, Garibaldi l’enfant. Dans le reste du monde, il n’y a que des disciples ou des proscrits. »
Pour des malheureux comme Musset, Veuillot avait au contraire de rares indulgences : « Musset ne fut qu’un pauvre enfant qui trébucha et se brisa au sortir du premier festin, moins ivre qu’empoisonné. » Empoisonné par qui ? « Dors-tu content, Voltaire ?...
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés. »
* * *
Tous ceux-là étaient donc, selon des modes divers, les uns avec plus de rage, les autres avec plus de langueur, des fils du Singe 4. Comme lui ils avaient moqué l’homme et moqué Dieu, et avec lui ils régnaient.
Une race cousine semblait pourtant les dépasser. Et c’était celle des journalistes, celle contre qui le ferrailleur était né. Tout un livre des Odeurs de Paris est dédié à la « Grosse Presse » et un autre à la « Petite Presse ». Dans les Libres-Penseurs, le livre II en entier est encore consacré à la double classe. Cette cohue vivante ne cessa de tourner autour du champion comme les cent de la porte de Nesle autour de Cyrano. Jamais affolé, toujours maître de lui-même et de son arme, il leur tint tête quarante années durant et on peut dire qu’il n’en laissa pas subsister un seul, depuis Girardin, Guéroult, Havin, Jourdan, jusqu’à Proudhon, Prévost-Paradol, Paul-Louis Courier, Sarcey, Sue, Villemain, Rochefort, sans négliger... Thiers, Hugo, Lamartine et même Napoléon III (pseudo : Boniface). (Ce dernier, qui avait d’autres moyens que la plume, suspendit l’Univers de 1860 à 1867 !)
Veuillot a expliqué sa guerre une fois pour toutes dans la préface des Libres-Penseurs :
« Je dresse un poteau, moins pour y clouer d’obstinés malfaiteurs que pour indiquer les périls de la route. C’est là mon dessein, et la question n’est pas de faire de la littérature. Il faut arracher le masque du mensonge, balafrer le plus avant possible la face insolente de l’impiété. »
Je ne donnerai qu’un échantillon de ce combat tant le champ est vaste et l’arsenal nombreux. Lisez, en plus des deux recueils mentionnés tout à l’heure et qui sont du journalisme « en chambre », les quatorze volumes des Mélanges, choix très sommaire des principaux articles quotidiens. J’ai appris là l’histoire de la pensée, de la littérature et de l’Église au XIXe siècle en regardant tournoyer l’épée, semblable à Joyeuse,
Qui oncques ne fut égalée,
Qui chacun jour meut trente clartés.
L’échantillon, trop court, sera emprunté à la lutte contre la « petite presse », inventée celle-ci par Émile de Girardin, qui, en introduisant dans les journaux les annonces payantes, rendit possible le bon marché (prix et qualité) :
« Il y a des gens, même des gens d’esprit et de mérite, qui passent leur temps à glorifier les conséquences du XVIIIe siècle... Oui, certes ! nous nous révoltons, et nous en faisons gloire, contre ce siècle imbécile et impur. Il a tout faussé, tout gâté, la politique, la littérature, les arts, et plus que tout, la conscience publique. Il commence dans l’obscénité, il avance dans l’impiété, il achève dans une dissolution sanglante. Ses adultères ont enfanté des monstres. On prétend nous faire admirer cette longue fermentation du sophisme, de l’impiété, de la sottise, terminée par une irruption de cannibales surgissant à la fois de tous les égouts. On propose à notre vénération ces hommes dont la biographie souillée traîne comme appendice des noms sur lesquels l’humanité tout entière ne peut accumuler assez d’exécrations ! Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Mme Duchâtelet, Mlle Voland, Mlle Levasseur, beaux modèles, excellents ménages, crème d’honnêtes gens ! Mais trente ans plus tard, Voltaire, d’Alembert, Diderot, Rousseau, se nomment Mirabeau, Barrère, Danton, Marat, Robespierre, et la suite. Comptez bien les encyclopédistes : chacun reparaît sous les traits d’un révolutionnaire, et la plume du sophisme devient l’ignoble sabre du septembriseur... Mon parti en est pris : je m’insurge contre ces cuistres faufilés à des drôlesses ; je lève la main contre ces malfaiteurs qui ont pensé, qui ont écrit, qui ont vécu avec faste dans le mépris du devoir et dans la haine de la vérité. Et si quelquefois, comme André Chénier, je suis tenté de m’écrier : Ô mon cher trésor, ô ma plume ! c’est quand je trouve l’occasion de souffleter ces sophistes barbouilleurs de consciences, précurseurs et pères des bourreaux barbouilleurs de lois. »
* * *
Arrivons enfin au corps-à-corps entre les deux « hercules ». On aura constaté jusqu’ici que Veuillot pensait souvent à Voltaire. Tant d’images et de ressemblances trouvées au passage le ramenaient au modèle et géniteur. De celui-ci il s’est occupé expressément nombre de fois, jamais cependant sous la forme d’une étude systématique (un athlète analyse-t-il un danseur ?). Il faut glaner à travers les occasions.
Voltaire écrivain. Veuillot n’y trouvait pas un plaisir d’art sans mélange : « Le français porte mal le mensonge. Pour parler français, il faut avoir dans l’âme un fonds de noblesse et de sincérité. Vous objectez Voltaire. Voltaire, qui d’ailleurs n’était pas un sot (concession qui sera reprise), n’a parlé qu’une langue desséchée et déjà notablement avilie. »
Voltaire bienfaiteur de l’humanité. Cette thèse, déjà chère à des milliers de beaux esprits et esprits forts, l’était particulièrement, en ce temps-là, à Charles-Augustin de Sainte-Beuve, « évêque de la libre pensée ». Mais Talleyrand venait de mourir, qui avait exercé la même prélature, et à propos de Talleyrand de bons libres penseurs avaient évoqué Arouet comme point de repère dans leurs oraisons funèbres. Colère de Sainte-Beuve, qui juge le rapprochement injurieux pour son idole, car M. de Talleyrand n’a pas servi l’humanité aussi bien que M. de Voltaire, il s’en faut, et n’a pas été autant homme de bien : « Voltaire, dit-il, était sincère, passionné, possédé jusqu’à son dernier soupir du désir de changer, d’améliorer, de perfectionner les choses autour de lui... Il repoussait avec horreur ce qui semblait faux et mensonger (!)... Dans sa noble fièvre perpétuelle, il était de ceux qui ont le droit de dire : Est Deus in nobis 5... » Veuillot s’amuse de cette « ivresse voltairienne », puis renvoie la cause à un autre tribunal :
« Supposons un tribunal véritable, légitimement sorti des entrailles de la France, nous ne disons pas de la vieille France catholique, mais de la France telle qu’elle est, avec son contingent d’incrédules, mais avec sa probité : devant cette magistrature, qu’on appelle ces deux hommes, Voltaire et Talleyrand ; qu’on fouille bien leur vie, qu’elle soit tout entière épluchée, qu’on entende les témoins, qu’on lise les pièces : lequel sortirait plus écrasé, plus honni, déclaré plus bassement, plus ignoblement, plus persévéramment coupable, plus traître au don de Dieu et de la France, moins homme de cœur, moins chrétien, surtout moins Français ? Nous croyons, nous, que Talleyrand recevrait un second triomphe. Il peut avoir commis le plus grand crime, puisque enfin il abjura son sacerdoce ; mais le vil et obstiné coquin, le menteur, le souilleur, le haineux, le lâche, c’est Voltaire. »
Voltaire prodige d’intelligence. Veuillot fait des réserves :
« Pour nous, il est à peu près de foi, par déduction, que les libres penseurs ne peuvent avoir complètement ce qu’on appelle de l’esprit. Ne nommons personne parmi les vivants, généralement peu faits pour ruiner ce principe. On est lourd, vulgaire et trivial en ce siècle léger ! On fait beaucoup de bruit, peu de musique ; on bat beaucoup le briquet, peu de feu s’allume ; on a beaucoup d’argent, peu de pointe ; et la farine, et le fard, et la grimace, et l’étoupe remplacent la force comique.
« Prenons ailleurs un exemple et un nom : Voltaire, voilà un homme d’esprit, n’est-ce pas, et une réputation incontestée ? Voltaire néanmoins est un sot et nous ne pensons pas même qu’on puisse le nier après la confection de sa dernière statue.
« Voltaire fut un véritable sot, qui travailla, vécut et mourut sottement. Il se donna beaucoup de peine, endura beaucoup de transes humiliantes, prit beaucoup de vils soucis, trembla, enragea, fut mortifié de quantité de soufflets et de sifflets, pour recevoir ensuite son jugement de la justice divine et sa statue de la justice de M. Havin. C’est sot ; c’est même bête. Ce serait bête même quand on ne mourrait pas, et l’on meurt ! »
En d’autres termes, on peut être né intelligent mais on peut passer sa vie à nier l’intelligence. Où est le mérite ? Au mieux, il se peut que François-Marie Arouet ait été doté par la « nature » d’une intelligence supérieure, qui lui eût permis, avec un cœur à l’avenant, de briller dans les genres principaux de l’art littéraire, et que par l’usage il ait rétréci cette faculté au point de ne la rendre capable que des genres secondaires... et encore là pas toujours excellemment (Candide, la perle des perles, mais que d’humour plat, de mépris inutile, de ragots appris de Bayle, de « petite presse », et quelle indigence philosophique si c’est un conte philosophique !) 6.
Le siècle de Voltaire. C’est sous ce titre que Veuillot, dans son journal, a donné son procès le plus élaboré d’Arouet. Et l’un des points intéressants est la comparution conjointe du second « prince de l’esprit moderne », Jean-Jacques Rousseau.
Déjà le grand XVIIe siècle, dans les interstices de sa gloire, avait préparé l’ignominie de l’époque suivante : « La sève impie et ordurière qui, du temps de cette grande gloire et de ces grands hommes, avait été assez puissante pour produire La Fontaine et Molière, devint après eux le torrent qui s’est appelé Voltaire et n’a rien laissé debout. »
Les deux signes des temps nouveaux furent le succès triomphal du Mahomet de Voltaire à Paris en 1751, et la publication du Contrat social l’année suivante. L’origine du Contrat est ainsi décrite :
« Dans un galetas, au fond d’une rue bourbeuse de Paris, vivait ignoblement un déclamateur malade d’orgueil, doublement étranger à la France par son origine et par sa religion. La rudesse affectée de ses mœurs ne l’avait pas empêché de chercher à gagner quelques louis en travaillant aux plaisirs du roi, et de piquer l’assiette chez certains grands de bas étage, Mécènes secondaires des libres penseurs du temps.
« Un jour, des longues rêveries de sa haine, de sa jalousie et de son orgueil, amalgamées par le sophisme dans les ténèbres de son esprit, se forma un livre arrogant, passionné, absurde, qu’on se passa bientôt de main en main. C’était l’Évangile de la destruction, qui allait remplacer en Europe l’Évangile de Dieu, déchiré par Voltaire et renié par la France... Quarante ans après, ce même livre était le manuel de Robespierre... »
Mais pourquoi le siècle s’appelle-t-il plutôt, malgré le succès prodigieux de Rousseau, le siècle de Voltaire ?
« Rousseau n’est que le bourreau, Voltaire est le crime. Sans Voltaire, Rousseau n’aurait rien pu faire et probablement n’eût rien écrit. Pour que le socialiste genevoix portât aux institutions des coups si victorieux, il fallait que le bel esprit parisien ruinât les croyances, et que la ruine des croyances précipitât la dissolution des mœurs. »
Voltaire parlait à tous et il était partout obéi. « Il enivra de son rire la noblesse, la littérature, la société tout entière. » Les rois mêmes l’écoutaient parce qu’ils croyaient qu’en abattant l’Église il allait leur donner plus de pouvoir ; les peuples, parce qu’ils attendaient de cet écrasement plus de liberté. Il en arriva autrement :
« Les trônes, qui avaient rêvé tant de puissance, furent renversés ; les peuples, qui avaient espéré tant de liberté, tombèrent sous la tyrannie la plus infamante... Nous eûmes les assemblées révolutionnaires, Marat, Robespierre et la suite... La fange devint du sang. Voltaire lui-même, dans la personne de ses disciples, monta sur l’échafaud où la postérité de Rousseau, inopinément victorieuse, entassa pêle-mêle des victimes que le supplice ne purifia point. Le triomphe de Rousseau demeura le dernier mot des négations de Voltaire. Encore une fois, Rousseau suit Voltaire comme la punition suit le crime. »
Survint l’homme fort qui jugula la Révolution sans la renier :
« Après tant de crimes, tant de meurtres 7, tant de tribuns, tant de constitutions, tant de destructions, tant de victoires, les voltairiens décimés applaudirent au soldat qui, du bout de sa botte, venait de jeter bas leur tribune ; ils déchirèrent, sous les pieds de son cheval, leur dernière constitution ; ils le firent empereur et lui permirent même de croire en Dieu.
« Ce ne fut pas un retour à l’ordre ; le despotisme n’est pas l’ordre, mais une halte dans l’anarchie. »
Maintien du règne de Voltaire sous l’Empire même ; recrudescence sous les Restaurations. Vient la Monarchie libérale de 1830 : En dix-sept années, la dissolution sociale, déjà bien avancée, atteignit son comble, l’esprit railleur de Voltaire « trônant jusqu’aux Tuileries », « le fanatisme socialiste (Rousseau) se rallumant au sein du peuple, soufflé par des individus si bas placés pour la plupart que le public les connaissait à peine et que l’autorité ne daignait pas les redouter ». Ce sont les auteurs de la révolution de 48, « pontifes de sectes hideuses et bêtes, rois de basoche, gentilshommes de journaux, de théâtres et de prisons ». (L’article que nous citons est de 1850.)
Quatre années de cette belle liberté étaient à peine écoulées que le peuple peureux se jetait dans les bras d’un nouveau despote (Second Empire), à qui il fut aussi permis de croire en Dieu. Mais la foi de ce maître inespéré n’était pas très forte ; elle s’affaiblit assez vite, devant Voltaire même, jusqu’à permettre, par exemple, à la postérité du rieur de lui élever un monument : cette statue grimaçante qu’on voit encore pas loin des Académies et qui fut inaugurée là pendant que les Prussiens marchaient sur Paris ! Et aussitôt après le plus grand des désastres nationaux, Rousseau à son tour rentra dans la danse sous les espèces significatives de la Commune...
Veuillot eut affaire une dernière fois à Voltaire en 1878. Le Conseil municipal de Paris voulait célébrer avec faste le centenaire de la mort de l’impie, Parisien glorieux entre tous, quoique... souvent banni de ses foyers. Veuillot s’interrogea consciencieusement sur les services qu’avait pu rendre Arouet à la nation française et au monde :
« Nous nous demandons parfois à quoi peut servir ce sot. Il sert à cela : il nous fait connaître les sots qui l’admirent et qui l’imitent, et par là même nous ravive la foi. Nous nous rappelons l’Ascension 8 pour nous reposer de l’inexprimable et dangereuse lassitude que nous cause le tapage des niais. Ils sont tant, et il en viendra tant ! Mais enfin, l’Ascension nous délivre et les fera taire. Un jour de l’Ascension Voltaire achèvera de mourir. »
Et le paladin conclut tous ses tournois contre le dragon :
« À Paris, pendant la fête, quelques oisons, voulant se montrer, et embarrassés de leur figure, ont imaginé de promener dans les boues un drapeau sur lequel était écrit : Écrasons l’Infâme. Cette jeunesse croyait que la phrase est de leur grand homme. C’est simplement une consigne que le vainqueur de Rosbach lui a donnée et à laquelle il a obéi. Elle peut être gravée sur la pierre de sa tombe, maintenant scellée. Elle résume son histoire éternelle : il a été infâme, il est écrasé. »
1913 : centenaire de la naissance de Louis Veuillot. Paris ne se préoccupe pas autrement de célébrer la mémoire de ce Parisien pourtant notable. Mais de Rome arrive à Paris une lettre brève : « Avec la flamme de son zèle d’apôtre, Louis Veuillot entra dans la lice, orné des dons précieux qui font l’écrivain, l’artiste, le penseur de génie, par lesquels il a égalé et surpassé les maîtres les plus illustres. » L’attestation était signée de Pie X.
Celui qui lit Voltaire peut se sentir une supériorité. Celui qui lit son vainqueur éprouve un immense réconfort.
1 Sur le même sujet, Veuillot a écrit ailleurs, en prose : « Certes, l’influence de Voltaire n’est que trop respectable ; mais son talent, dans le genre noble, je ne crois pas que nous le méprisions suffisamment. »
2 À propos des sonnets et autres pièces de Cara, – composition qui couvre une centaine de pages des Œuvres poétiques, – j’ai envie d’écrire : Verlaine est souvent dépassé, et presque toujours Baudelaire.
3 Le « Temple » que construit la Maçonnerie est décrit ainsi au Convent du Grand-Orient. 1929, p. 241 : « L’éternel Paradis de la Terre, rendue par notre labeur universellement fraternelle, exorbitante des feux et des fourches de Satan. » Au préalable, il faut détruire toute civilisation chrétienne : « Détruisons le symbole apostolique d’horreur et d’épouvante et reprenons l’âpre combat de toujours au cri renouvelé de Voltaire : Écrasons l’Infâme. » (Convent G.-O., 1922, p. 102).
4 C’est Hugo qui a défini Voltaire « un singe de génie ». Joubert se contentait de dire : « C’est un singe. »
5 Des critiques récents ne vont pas si loin dans l’explication de la « noble fièvre perpétuelle ». Ils comparent simplement Voltaire au rossignol et à Mozart. Mais le rossignol n’est-il pas de ces « oiseaux du ciel qui bénissent le Seigneur » ? Et Mozart, partant pour Paris juste un an avant la mort glorieuse de Voltaire dans cette ville, ne s’était-il pas, à vingt-deux ans, consacré à la Vierge de Salzbourg (Motet Sancta Maria) ? Et si je connaissais la musique, peut-être trouverais-je d’autres différences...
6 Lisez plutôt, dans le genre, les deux petits romans de Veuillot : L’honnête femme et Corhin et d’Aubecourt. Les défauts sont moins gros ; le style est plus fin en étant plus vrai ; et il y a un débat de pensée.
7 La seule Vendée avait payé sa résistance de trois cent mille victimes.
8 Le prince des libertins avait choisi pour monter au ciel de son Dieu le jour de l’Ascension ! (Voltaire croyait en Dieu, mais le Dieu auquel il croyait n’existait pas.)