Chacun sa vie
par
Olivette LAMONTAGNE
Dieu a voulu qu’une entière liberté fût laissée à l’homme de faire sa vie selon sa nature. Pourtant, nous nous abandonnons à des ambitions, des désirs, des passions qui entravent notre liberté ; les préjugés sociaux interviennent aussi pour en restreindre l’exercice.
Vivons-nous véritablement afin de satisfaire les aspirations les plus nobles de nos âmes, ou même, ce qui est plus simple, vivre intégralement notre vie propre ?
On dirait le contraire, si on en juge par la lamentable banalité des esprits qui semblent fabriqués en série. Tant de gens se forment en groupes, en sociétés, en contingents de tout genre pour n’en arriver qu’à se faire des opinions grégaires ou moutonnières. Personne n’a plus le courage de ses idées, parce que personne n’ose même plus avoir des idées. On préfère se soumettre à l’opinion générale, quitte à crier tout bas ses rancœurs contre une société qui se moque de ceux qui ont quelque prétention à la personnalité humaine. La vie est notre propriété. Dieu nous y donne droit. Chacun sa vie. Aucun n’a le pouvoir de le contester, et nous devons vivre pour nous-mêmes, en assumant toutes nos responsabilités, et non pour les jugements que l’on pourra porter contre nous.
Par malheur, dans notre monde moderne, bien vivre devient aussi extravagant que vivre une vie douteuse (ce qui semble plutôt normal en cette période de déséquilibre social), car sont affublés du titre de puritains ceux qui ne veulent pas glisser dans la courtisanerie de société et qui ont l’audace de franchir l’étape et porter le front haut, l’étendard de l’indépendance.
L’apathie déconcertante du public décourage l’intellectuel sincère, quand l’animosité des petits esprits ne réussit pas à l’étouffer tout à fait. On se demande toujours ce que pense le voisin ou le puissant du jour avant de prendre la part de celui qui a raison. On préfère pleurnicher plutôt que de lutter pour défendre ses droits. Les qu’en dira-t-on nous apparaissent comme des cauchemars que nous tentons d’éviter en faisant reposer sur les épaules des mêmes personnes toutes les responsabilités.
Où en arriverons-nous avec cette mentalité pusillanime ? Pas très loin, en vérité, si nous persistons à rester derrière l’écran.
Pourquoi ceux qui devraient briller restent-ils dans les coulisses ? Humbles, parce qu’intelligents, ils ne font pas un vain étalage de gloriole, mais ils disparaissent dans la masse et se laissent entraîner au hasard du courant de l’opinion, à cause de leur faiblesse de caractère. Ils n’osent pas briguer, risquer, ce qui est passionnant, de crainte d’être relégués dans la cave de l’édifice social.
Qui détruit la confiance et attire une mauvaise réclame sur telle ou telle condition de vie ? Ce sont précisément ceux qui se sont emparés de la liberté d’autrui et dont l’honneur a sombré, avec les capitaux des honnêtes gens, dans les abîmes de la finance.
Voilà une raison pour laquelle on hésite toujours à poser des actions qui élèvent. Alors, on élague de sa vie les mouvements généreux, pour se confiner en un individualisme étroit où l’on gémit.
Votre conscience ne vous reproche rien ? Allez bravement, sans tenir compte des qu’en pensera-t-on. Chacun sa vie. Nous sommes libres d’en disposer. Dieu seul nous en demandera compte. Au diable le monde et ses chinoiseries !
Du courage ! Absorbez-vous en vos propres affaires et fermez la porte au nez de ceux qui veulent se mêler des vôtres. Vivez votre vie, mais gardez-vous d’écorcher celle du prochain. C’est un des grands secrets du bonheur.
Olivette LAMONTAGNE, Le long de la route..., 1937.