Du XVIIIe siècle à l’Année sublime 1
par
Étienne LAMY
La liste des livres récompensés par l’Académie française en 1914 est sous vos yeux. Analyser ces œuvres, dont plusieurs sont admirables, serait accomplir, à notre manière accoutumée, notre tâche annuelle.
Mais cette année-ci ne ressemble point aux autres. Ce qui est particulier, travaux, mérites, personnes, ne semble plus valoir que par son union à ce qui est général, ne survit qu’absorbé dans le grand tout, la France ; à elle vont tous nos désirs de justice et d’hommage. Je suis sûr d’offrir aux écrivains la plus haute louange si, au lieu d’isoler leurs mérites en des examens de détail, je montre dans la diversité de leurs efforts l’œuvre commune et française. Aussi bien n’est-ce point par le détail qu’il importe le plus d’honorer notre littérature contemporaine. Contre elle, du dehors, se mène dans le monde une campagne systématique, obstinée, perfide. On respecte les lettres françaises un peu comme un tombeau et pour ensevelir les vivants sous les morts. Entre ce que fut notre intellect et ce qu’il est, on dénonce une rupture, on déplore qu’elle soit irréparable, on ne se console pas qu’une influence naguère si gardienne de l’ordre propage la futilité dans le goût, l’anarchie dans les doctrines et la corruption dans les mœurs.
Cette guerre a précédé l’autre, toutes deux servent le même dessein : ne plus nous laisser de place parmi les grandes puissances des armes et de la pensée. Le moment où la France résiste à l’invasion de son sol convient pour repousser les attaques à son génie. Cette malveillance nous sert : en nous provoquant à dire quand notre littérature modifia sa tradition, et à reconnaître quel péril apportait cette nouveauté, elle nous autorise à mettre en lumière un fait digne d’une attention qu’il n’a pas encore obtenue.
Ce que des ennemis appellent un commencement de déclin a été une maladie de croissance. Et le mouvement contemporain des esprits est une des évolutions les plus imprévues, les plus profondes, les plus efficaces qui aient assaini, renouvelé, étendu la culture française.
Pendant la plus longue période de notre histoire nationale, le caractère essentiel de notre pensée fut la foi. On partait de cette idée première que des dépendances innées, des solidarités indestructibles tiennent tous les hommes unis les uns aux autres et chacun à des forces antérieures et survivantes, la famille, la race, l’État, l’Église. Une société qui imposait à tous des sacrifices constants, douloureux et inégaux, semblait bonne parce que tous croyaient obéir à une volonté surhumaine et, par cette obéissance, s’assurer des compensations immortelles. L’esprit vivait de respect. Ses œuvres les plus importantes de philosophie dogmatique et de morale religieuse se consacraient au service de Dieu, ses vastes études des origines et des gloires nationales au service de la race, et ensemble elles pourvoyaient au service de l’individu, pour qui l’essentiel était connaître son passé et son maître. Les œuvres d’imagination n’étaient que pour le repos et le sourire de cette existence grave, la détendaient sans la relâcher ; les plus légères n’ébranlaient ni l’État, ni les mœurs publiques, et même restaient, par leur fidélité fervente à toutes les disciplines sociales, les collaboratrices de la stabilité universelle.
Au XVIIIe siècle, ces réserves de respect se trouvèrent épuisées. Dans les institutions où les pères s’étaient sentis défendus, les fils se jugèrent captifs. Pour se délivrer, ils opposèrent au droit de la société le droit de l’homme. C’est à la prééminence de l’intérêt général qu’avait été subordonnée la volonté individuelle, eux découvrirent dans la volonté de chacun l’unique juge des intérêts généraux. Pour discerner ce qui lui est utile, tout homme a la raison. Il ne saurait donc être l’esclave-né de forces supérieures à lui : c’est lui qui, par son consentement, crée le droit des autorités auxquelles il se soumet, et toute dépendance qui cesse de lui sembler nécessaire cesse d’être légitime. Aussitôt la critique de tout ce qui existait devint la fierté et la joie des intelligences.
Ce changement transforma la littérature et les méthodes de persuader. Jusque-là la concorde d’une tradition continue semblait la preuve la plus certaine de la vérité. Désormais on cherche la vérité dans le témoignage solitaire de chaque homme, et l’intérêt de ce témoignage est de ne pas répéter ce qui a été déjà dit. Jusque-là l’exacte connaissance du passé semblait le plus grand service à rendre au présent. Ce passé semble d’avance inférieur à l’avenir que la sagesse novatrice porte en elle. La recherche scrupuleuse de ce qui fut exigeait une compétence lente à acquérir et entretenait une consciencieuse timidité à conclure. Désormais il s’agit moins de savoir que d’argumenter. Pour dire, par syllogismes et par dilemmes, son fait à ce qui existe, ferrailler sur des doctrines et pousser les coups droits des conclusions absolues, il suffit d’une vivacité impatiente. Ainsi les longs traités que l’érudition grossissait sans hâte se changent en thèses courtes, claires, impérieuses, et les plus brèves, les plus répandues et les plus passionnées vont être les feuilles quotidiennes. À l’avènement du préjugé théorique s’ajoute l’invasion du rire dans les affaires sérieuses. Non pas qu’on ait davantage d’esprit, mais il était un jeu et il devient une arme. Formuler ou suivre des idées, ne va pas sans fatigue, le comique des choses donne un plaisir sans peine, et les moins accessibles au raisonnement le sont aux plaisanteries. Rien donc de plus efficace et de plus expéditif que discréditer par le ridicule les institutions et les croyances gênantes. Enfin la même stratégie, inattendue et profonde, confia la défense des idées les plus importantes au plus frivole des genres littéraires, et fit la fortune soudaine et extraordinaire du roman. Créer des êtres à son gré, leur faire une vie artificielle comme eux, les soustraire à toutes les influences dont on souhaite la fin, conduire librement des fictions favorables aux théories dont on veut le succès, retenir par l’attrait d’une aventure les lecteurs que rebuterait l’aridité dune dissertation, les gagner malgré eux aux doctrines inséparables du récit qui les attache, telle devient la force cachée et redoutable du roman. Ainsi contre le vieil ordre se liguèrent les puissances de la dialectique, de l’ironie et du rêve.
La première autorité dont s’émancipèrent les philosophes fut celle de Dieu. Ils enseignèrent le scepticisme à une aristocratie pourvue de tous les avantages sociaux et à laquelle manquait seulement plus de licence dans la plus élégante distraction de son oisiveté, la galanterie. C’est pourquoi la littérature devint libertine en même temps qu’impie. Encore fut-elle l’une et l’autre avec mesure. L’élite laissait au peuple Dieu comme le gardien d’un ordre avantageux pour elle, revendiquait les libertés de l’amour sans nier les droits de la famille, et n’avait pas besoin que le mariage fût dissous pourvu que les maris fussent trompés. Elle tenait à la stabilité des conditions puisqu’elle possédait les meilleures. Elle trouvait à la gloire de l’État un avantage personnel et dans les victoires des armées sa meilleure chance de fortune. Elle formait un groupe restreint et clos où chaque membre veillait jalousement sur le prestige commun, devait sa considération propre à l’estime de ses pairs, et ne la conservait que par les élégances du courage, les délicatesses de la dignité, certains scrupules sur les moyens de parvenir. Les vertus publiques étaient maintenues en elle par la conscience de l’honneur.
Mais ce privilège héréditaire d’une caste ne pouvait longtemps la défendre contre l’esprit de conséquence qui réclamait toute la primauté pour l’intelligence individuelle et, par la Révolution française, prépara l’avènement de la bourgeoisie. Les intérêts généraux ne semblèrent pas souffrir d’être remis à plus de mains : la bourgeoisie ajoutait même aux principes d’ordre sa vertu propre, l’amour du travail. Ses profits l’attachaient fortement à la propriété. Sa vie ordonnée avait peu de loisirs pour les mauvaises mœurs et goûtait les joies reposantes du foyer. Elle ne refusait pas son dévouement aux intérêts nationaux qu’elle était fière de gouverner, et sa sollicitude à l’armée, dont le poids portait surtout sur les pauvres. Gardienne de toutes les traditions qui ne la gênaient pas, elle s’abstenait de répandre en propagande son seul scepticisme, son indifférence religieuse. Pourtant voici une nouveauté menaçante. Le bourgeois, s’il ne trouve pas en lui-même la loi de son devoir social, n’a pas pour la remplacer, comme le noble, la discipline d’une opinion ambiante. Membre d’une classe trop vaste et trop mobile pour acquérir de la solidarité et des traditions, il n’est plus qu’un atome dans une foule. Son sens du gain révèle à ce laborieux, surtout occupé d’accroître sa fortune, moins l’union que la discorde des intérêts humains, le fait l’architecte solitaire de sa destinée, l’accoutume à croire qu’un bonheur conquis sur les autres ne leur doit rien. La littérature suivit et précipita cette métamorphose. Sans ébranler ce qu’elle appelait toujours les bases de l’ordre social, elle commença à traiter de vertus attardées, puis de manies douces, le désintéressement, la générosité, tout ce qui gène le succès, à présenter la vie comme la lutte de tous contre tous, à changer en idolâtrie le culte de l’argent.
Le gouvernement de la bourgeoisie n’était encore qu’une transaction et une transition. Contre une minorité la logique du droit individuel arma du suffrage universel la démocratie. La démocratie inaugurait la souveraineté des simples, les simples sont rectilignes et vont droit à l’absolu. Alors tous les fruits de l’arbre planté au XVIIIe siècle mûrirent à la fois, la littérature les cueillit et les distribua partout. Et ce fut l’avidité frénétique du droit individuel.
L’incrédulité prit aussitôt un autre caractère. Pour s’être transmis l’irréligion comme une supériorité de l’esprit, les intellectuels l’avaient rendue désirable aux ignorants comme une présomption de culture. Pour avoir laissé la foi au peuple comme une école de patience, les aristocraties la lui avaient rendue suspecte comme un instrument de servitude. L’irréligion, créatrice d’impatience contre les iniquités du sort, était pour les heureux une superfluité, elle devenait pour les prolétaires un devoir. Puisqu’elle devait hâter la révolte des malheureux contre leurs maux, il ne suffisait plus qu’elle s’ouvrît les intelligences comme une opinion par une lente propagande, il fallait qu’elle s’imposât d’urgence, même par contrainte, comme une mesure de salut public. Pour provoquer cette violence et lui prêter main-forte surgit une littérature éducatrice d’impiété.
Dès qu’avec Dieu s’évanouissait la vie future, il ne restait à l’homme, pour accomplir la loi de sa nature, être heureux, que les bonheurs immédiats de ce monde. Et alors commence à se dérouler, sur le terrible rouet, le fil des conséquences. La vie présente, sans laquelle l’homme ne peut goûter aucun bonheur, est de tous les biens le plus précieux, et le pire des maux est la mort. Pourtant, aux causes de mort que l’impuissance humaine s’efforce de supprimer, la folie humaine en ajoute une : la guerre. Par elle, les empires les plus fiers de leur civilisation perpétuent la pratique des sacrifices humains. Aux sacrifiés étaient hier encore jetés des mots, évocateurs de devoirs absolus et de récompenses certaines. Mais quelle force gardent ces mots pour l’homme, s’il ne croit plus ni en des devoirs supérieurs à sa volonté, ni en des compensations supérieures à ses sacrifices ? Et si l’être abstrait dont on l’appelle le soldat lui est moins précieux que son être de chair ? Et si défendre l’œuvre des ancêtres est seulement, pour lui, préférer les morts aux vivants, et défendre la race, sacrifier les vivants à ceux qui ne sont pas encore ? Plus il sera bon logicien, plus il deviendra mauvais soldat. Les logiciens déclarèrent la guerre à la guerre, les amis de la paix devinrent les ennemis des armées, les négateurs de la nation les apôtres de la fraternité universelle, et les plus hardis, jetant ces masques magnifiques, se refusèrent à la patrie, du droit de leur indépendance et de leur repos. Et il se forma, pour leur donner raison, une littérature éducatrice de lâcheté.
Comment, à cette vie si défendue contre le péril, assurer le bonheur ? Les avantages qui font la différence de sort parmi les hommes sont presque tous des dons de nature, innés, indivisibles, inaliénables. Seules les matières dont notre globe est formé offrent des masses partageables que ses habitants ont de tout temps jugées précieuses au point de les appeler « les biens ». L’exemple de la bourgeoisie avait confirmé la multitude dans l’opinion que ces biens sont les transformateurs de la destinée. Mais tandis que la bourgeoisie comptait sur l’effort personnel pour multiplier la richesse par le travail, la masse des prolétaires redoutait que le travail ne la libérât pas de la misère. Au lieu d’accroître la richesse, n’était-il pas plus sûr de la partager ? Partager était un droit depuis le jour où quelques-uns, s’appropriant ce que la nature préparait à tous, avaient fait tort au genre humain, et, en devenant riches, commis le crime de créer le pauvre. Partager était au pouvoir du pauvre, maître par le nombre. Partager devint l’idée fixe et commune des réformes contradictoires qui apportaient l’espérance aux plus dépourvus et à tous la révolution sociale. L’incertitude des suites n’était pas pour arrêter les expérimentateurs, car, n’ayant rien à perdre, ils ne couraient que les bonnes chances d’un changement. La ruine du riche était double gain : la dépouille des spoliateurs ferait retour au spolié et à sa joie d’avoir davantage s’ajouterait la joie qu’ils eussent moins. Ce nivellement ne dût-il étendre que l’indigence universelle, ce serait une consolation de goûter l’égalité enfin conquise dans le malheur commun. À éveiller, à répandre, à exaspérer ces doctrines se consacra une littérature éducatrice de cupidité et de haine.
En attendant que le destin change, pour les déshérités il présente aux élus de toute culture, de toute condition, de tout sexe une joie, l’amour. Mais l’amour n’est plus une générosité définitive d’un homme et d’une femme à unir leur sort, une plénitude où le corps et lame se confondent, une prévoyance qui emploie des vies passagères à la perpétuité de l’espèce. Si le mariage élève des séparations impitoyables entre ceux qui s’aiment ; s il tient rivés par une chaîne perpétuelle ceux qui ne s’aiment pas, si la paternité encombre de devoirs accablants toute la vie de ceux qui s’aimèrent, l’amour met dans une existence faite pour le bonheur trop d’attentes et d’épreuves. Se joindre dès que l’attrait commence, se séparer dès qu’il cesse, ne s’alourdir d’aucune charge qui lui survive, tel est l’amour enseigné par la nature quand elle cherche uniquement son plaisir. Et tandis que les instincts de cette nature avaient été jusque-là contenus dans les aristocraties même incrédules par le respect des mœurs établies, le souci de la décence extérieure, et, faute de mieux, les rites des lois mondaines, la multitude se trouvait à la fois plus livrée aux surprises impérieuses des instincts, moins gênée dans ses caprices et ses impudeurs par l’armature sociale et le souci du qu’en dira-t-on, enfin plus prévenue par son manque de ressources contre les charges de famille : une licence jusque-là honteuse d’elle-même et cachée dans le secret des désirs allait devenir plus effrontée et publique. Des écrivains, habituels chercheurs de ce qui excite l’attention, comprirent que l’heure avait sonné pour eux d’un succès inépuisable, que réclamer la liberté de l’amour était toucher au plus passionnant des problèmes et fixer, sinon l’approbation, la curiosité universelle. C’est pourquoi psychologues, physiologues, législateurs, dramaturges, romanciers, nouvellistes s’abattirent sur l’amour comme sur leur proie, au nom du droit individuel attaquèrent le mariage, conclurent au divorce, poussèrent à l’union libre, légitimèrent la stérilité de cette union. Et comme pour retenir la foule, ses amuseurs et favoris doivent enchérir les uns sur les autres et se dépasser eux-mêmes, on ne se borna pas à dégager de toutes gênes la sensualité, on la surexcita par un racolage qui employait l’indécence des peintures et l’ignominie des mots à provoquer la saleté des actes ; sous prétexte que l’art purifie tout, on abaissa l’art à ne s’inspirer que de ce qui est impur, et une littérature se fit éducatrice de corruption et de mort.
Certes les maîtres d’immoralité n’étaient ni les seuls, ni les plus nombreux, ni les plus illustres représentants des lettres françaises. Certes encore, les pires pornographes nous compromettaient par des œuvres ignorées de nous, car ils travaillent pour l’exportation, et tout n’est pas vertu dans les censeurs cosmopolites qui goûtent à ces lectures le double plaisir de s’y plaire et de s’en scandaliser, et, après s’être jetés sur la marchandise, nous accusent de leurs goûts. Certes surtout les audaces contre l’ordre entier de la société ont été une autre débauche, celle de l’esprit, emporté par sa logique, et décelaient plus de bravade intellectuelle que de perversion morale. Il n’en est pas moins vrai que trop d’écrivains, même célèbres, ont accordé à la licence des mœurs ou à l’anarchie des doctrines droit de cité dans nos lettres. Que l’invasion eût gagné, elle préparait cette décadence où la joie impatiente de nos adversaires nous déclare déjà tombés.
Ils ont trop tôt désespéré de nous. Le mal a atteint sa limite quand il a laissé voir son étendue. Il la dissimulait tant qu’apparaissaient seulement les conséquences émoussées d’une formule séductrice. Mais quand le droit de l’individu a poussé son cri de guerre contre le droit social et a présenté ensemble toutes ses conséquences indissolublement unies, toutes les destructions entraînées par une destruction première, il n’a plus été permis de se méprendre sur l’importance des intérêts et des doctrines en conflit. Oui, faute d’un législateur surhumain, le droit de l’individu ne peut être fait que par la volonté de l’individu, sa loi est ce qui lui plaît, il ne lui plaît jamais de souffrir, et, pour ne pas souffrir, il devient l’adversaire naturel et le destructeur légitime de toutes les institutions sociales qui exigent de lui un sacrifice. Mais si, occupé de lui seul, il se rend étranger aux intérêts généraux, il préfère l’atome à la masse, l’éphémère au durable, et plus il se préfère, plus il s’amoindrit et se dégrade, car sa destinée, réduite à de trop médiocres bonheurs, perd toute noblesse et tout sens. Le témoignage universel affirme le droit social, car l’estime, la gratitude et l’admiration publiques, voix profondes et spontanées de notre nature, n’ont jamais refusé l’hommage aux désintéressés, aux généreux, aux héroïques, et à eux seuls demeurent fidèles. Pourtant, prétendre qu’un être instinctivement obsédé de son intérêt propre et immédiat, tout d’indifférence pour les autres et pour les heures où il sera retourné au néant, gêne sa vie ou l’expose au profit des étrangers et de l’avenir, c’est fonder l’ordre du monde sur l’inconséquence de l’homme. Pour que les générosités nécessaires de l’individu envers les intérêts généraux soient obtenues et durent, il faut qu’il ne les accorde pas par un consentement libre de se refuser et de se lasser, il faut qu’elles s’imposent à lui, malgré les révoltes de sa volonté, comme des devoirs absolus : c’est admettre que l’homme a un maître et que ce maître est un législateur surhumain. Et, pour que le sacrifice continu des intérêts particuliers à l’ordre général n’impose pas une duperie à l’individu, force est d’admettre une autre existence où tout s’ordonne en justice.
L’idolâtrie de l’individu aboutissait, sans une fêlure de syllogismes, à la ruine de la société. Chaque preuve fut un avertissement, fixa l’attention sur le principe générateur de cette anarchie, rappela que le vrai ne peut créer le mal. L’évidence des périls rendit plus chères les institutions vieilles comme le genre humain et qui se trouvaient menacées. À mesure que se déployaient les puissances de dissolution, elles suscitaient les forces de relèvement. La revanche des vérités traditionnelles sur les abstractions anarchistes, voilà l’effort le plus évident de notre pensée et le caractère essentiel de la littérature contemporaine.
Voulez-vous connaître ses directions nouvelles ? Consultez d’abord le vol des poètes. Comme les oiseaux migrateurs, quand la saison change, vont et viennent dans l’air et par de vastes orbes rassemblent et orientent l’armée voyageuse, les poètes sont les premiers témoins de l’avenir ; leur sensibilité prophétique devance les saisons de la pensée et leurs ailes les portent droit aux printemps pressentis. Personne comme ces familiers des altitudes n’a mesuré la profondeur de chute qu’il y a dans certaines espérances. Hier la poésie se paganisait en un sensualisme raffiné ou brutal, satisfaite de cueillir pour la demeure d’un jour les fleurs d’un jour. Voici le matin d’une poésie autre, surtout sensible à la cruauté de l’énigme humaine, à l’affreuse décision de désirer tant pour obtenir si peu. Aux joies d’hier elle préfère sa tristesse. Et cette tristesse est changée en joie pour ceux de ces poètes qui ont fui les sécheresses du scepticisme jusque dans les plus précises des croyances. Il en est qui opposent aux fêtes de la chair la vertu des renoncements, l’honneur de la chasteté, se proclament chrétiens, catholiques, et ce sont les plus jeunes Courage précurseur, qui n’est passé inaperçu de personne, recueille, au lieu de dédains, du respect, et où les clairvoyants ont reconnu une force, la force d’une génération en qui ressuscite le divin.
D’un pas plus lent, les penseurs suivent la route que les inspirés survolent. Non seulement une ferveur encyclopédique a renouvelé la science religieuse, mais les croyants de la raison seule ne la comprennent pas comme autrefois. Ceux qui se sont eux-mêmes donné le nom de philosophe au XVIIIe siècle, se souciaient uniquement d’exercer en ce monde la primauté intellectuelle et se moquaient du reste : s’enquérir d’où l’homme vient et où il va leur semblait la plus vaine des indiscrétions. Rien que pour cette indifférence, ils ne paraîtraient pas philosophes aux philosophes d’aujourd’hui. Des peut-être ne suffisent plus quand il s’agit de la destinée humaine, et c’est avec un sérieux passionné que, poursuivant le voyage de la vieille sagesse, les philosophes redeviennent les explorateurs de l’invisible. Si des argumentateurs continuent à prétendre que l’hypothèse du surnaturel est éliminée par la science, d’autres, parmi les moins prêts à accepter pour certitude une vérité révélée, répondent qu’entre la science maîtresse de la matière, des dimensions et des nombres, et la conscience de l’immatériel et de l’infini il n’y a pas de rapports, donc pas de contradictions.
Tandis que, naguère, on tenait pour une faiblesse de l’esprit « le préjugé religieux » une dialectique meilleure a convaincu de « préjugé scientifique » le postulat des chimistes et des mathématiciens contre la foi. Si ces philosophes ne conviennent pas que l’Église ait résolu le problème, ils consentent qu’elle l’a bien posé, que les doctrines d’immortalité et de providence apportent à la vie une explication, à l’homme une noblesse. Ils aspirent au droit de conclure, par la raison, à la vérité de cette espérance. Or, dans ce conflit des doctrines, lesquelles obtiennent le plus de faveur ? Est-il nécessaire de nommer ici, devant eux, les maîtres de cette sagesse renouvelée ? Et pourquoi leur autorité croissante, sinon parce qu’ils sont des annonciateurs d’idéal ? Et n’est-ce pas un signe des temps que les gros traités de philosophie et de religion reprennent dans la production intellectuelle et dans l’intérêt général la place demeurée vide depuis la fin du XVIIIe siècle ?
La littérature qui borne son regard aux choses de ce monde apparente la multitude et la variété de ses œuvres par deux habitudes communes, et échappe de plus en plus aux deux influences importées du XVIIIe siècle. L’abus de l’a priori a mis partout en suspicion les systèmes théoriques et rendu crédit à l’étude attentive des réalités. Par une coïncidence qui est une harmonie, les malices, les finesses, les pointes, légèretés de l’intelligence que le XVIIIe siècle appelait l’esprit, comme si elles en fussent le tout, perdent sur la raison le pouvoir usurpé par elles. Les meilleurs plaisants ne dissolvent plus dans le rire la gravité des questions. Railler n’est plus répondre. L’esprit continue à plaire mais cesse de duper, et un bon mot n’a plus le dernier mot.
Ce retour à l’ordre dans les méthodes de persuader et dans l’estime de leurs valeurs favorisa les revanches sur les sophismes. Si les serviteurs de l’anarchie et de la haine ont menacé de subversion totale la société, que pèsent leurs thèses, mises en balance avec les efforts de ceux qui défendent la société en la réformant ; si quelques sophistes ont érigé en doctrine l’indifférence à la race et à la patrie, quel est le travail préféré des intellectuels aujourd’hui ? L’histoire de la France à toutes les époques. Rien ne subsiste du dédain un instant voué au passé. Nos plus anciennes origines nous sont proches, nous en interrogeons les vestiges comme on consulte des papiers de famille et la succession des siècles sonne les moments d’une vie toujours une et qui se prolonge en nous. De moins en moins se surprennent l’artifice de chercher dans les faits d’autrefois des arguments pour les idées d’aujourd’hui, ou l’inintelligence de ne reconnaître dans la demeure de toujours et de tous que l’œuvre d’une heure et d’une faction. Dans ce labeur immense deux fécondités sont significatives. Depuis quarante-trois ans s’empresse autour de notre défaite le concours des historiens. Non seulement la grande douleur a eu des fidèles pour l’ensevelir, mais les moindres champs de rencontre et de mort ont été visités, pas une des tombes obscures n’est restée sans fleurs. Piété plus profonde et plus touchante que le culte offert aux victoires : car le souvenir gardé à nos malheurs entretenait la mémoire de nos fautes et la volonté de la réparation. Comme l’heure tardait trop de rendre à la France ses frontières d’Europe, des impatients, officiers et explorateurs, ont trompé leur attente en faisant à la France, hors d’Europe, un empire. Vers ces donateurs de territoires s’élança aussitôt la faveur générale, et le succès de la bibliothèque énorme qui raconte la gloire de nos Africains est à notre honneur aussi. Qui attire et retient notre attention si rebelle aux intérêts coloniaux ? Est-ce l’étendue des prises et le calcul du gain ? C’est surtout la joie de retrouver notre race, d’admirer avec quels minuscules moyens elle accomplit les grandes choses, de connaître notre richesse en hommes sur lesquels peut compter la France. Et qui nous prétendrait uniquement attachés aux intérêts particuliers devra expliquer pourquoi dans toute notre histoire un temps et un homme concentrent l’attention privilégiée des écrivains et des multitudes. La Révolution et l’Empire comptent parmi les époques où les fortunes furent le plus instables, où les intérêts souffrirent le plus, où la vie compta le moins, mais où les hommes crurent se dévouer à l’émancipation du monde, et sentirent sur les plus humbles fronts le rayon d’une fierté commune. Tant de délivrances la firent-ils plus libre, tant de victimes ne la laissèrent-ils pas plus faible ? De ces splendeurs fugitives qu’aura-t-elle donc ? La générosité, même vaine, et la gloire, même onéreuse. Voilà pourquoi un homme règne encore, toujours vivant, plus maître aujourd’hui du souvenir qu’il y a cent ans de l’obéissance et pourquoi s’élève toujours plus haut le nom de tous les noms qui rappelle le plus aux hommes le génie de la guerre et du gouvernement.
Ce grand envahisseur, qui ne cessa de fondre les peuples et de franchir les frontières, bouleverse encore et mêle les genres de littérature. Elle a des œuvres de vérité et des œuvres d’imagination : celles-ci plus populaires, car pour le plus grand nombre des hommes, vivre n’est pas savoir, vivre est être ému. Mais l’homme est, par sa sensibilité même, distrait des fictions si les évènements vrais se succèdent plus variés, plus superbes, plus immenses, que ne seraient des rêves. Durant l’époque révolutionnaire l’histoire fut le plus pathétique des romans et leur fit tort. Plus Napoléon ressuscite, plus resplendit l’évidence que nul songe n’égalerait cette destinée. C’est pourquoi sa vie et les mémoires si nombreux sur son temps ont remplacé des lectures plus frivoles, dans la préférence des oisifs même qui veulent seulement distraire leurs heures. Et, grâce au héros de l’histoire, il s’est écrit moins de romans.
Ils ne sont pas encore près de manquer, mais eux-mêmes se transforment. Non que beaucoup ne soient faits encore à la mode d’hier, mais, comme de toute mode qui retarde, on discerne mieux les laideurs et les non-sens. L’indécence, pour avoir tout montré, a perdu ses propriétés excitantes et inspire surtout la lassitude du trop vu. Le droit illimité de la passion n’est plus le dogme intangible.
Parmi les écrivains fidèles à l’ancien concept du genre, et résolus à ne faire du roman que le livre de l’amour, beaucoup ont cessé de voir dans l’amant le surhomme auquel tout doit appartenir. Celui qui se veut garder sa femme a cessé de paraître l’inférieur de celui qui veut la lui prendre. Or, à peine reconnue entre les adversaires d’amour l’égalité du droit individuel, force était d’admettre qu’il y a un amour respectueux et un amour destructeur des droits fondés sur l’amour même, un amour qui perpétue et un amour qui dégrade la dignité de la femme, un amour qui fonde la famille et un amour qui la détruit ; force était de songer aux victimes que le caprice d’un jour peut faire en brisant un foyer. Alors on a découvert dans le divorce des barbaries, des injustices, des dommages irréparables et le héros du roman est devenu parfois le mari. Dès que Messieurs les peintres ordinaires de l’amour consentaient à l’étudier d’après nature, au lieu de recopier un type uniforme et faux, ils ont reconnu les concordances et les conflits entre les attraits spontanés de chaque cœur et les intérêts multiples et permanents d’autres cœurs, ils ont vu dans l’amour, au lieu du conquérant supérieur à toute loi, le fidèle ou l’ennemi d’un ordre qu’il doit servir. En même temps que le roman était ainsi ramené à la morale, il l’était à la loi première de son art qui est l’observation, et elle lui assurait un accroissement de variété et de vie.
Et ce n’était que le début d’une intelligence plus complète et plus rénovatrice. Si puissant que soit l’amour, il n’est pas le seul maître qui agisse sur les hommes et, par eux, sur la société. Nombreuses sont les forces qui, étrangères à lui, se la disputent et luttent les unes contre les autres. Étudier l’ensemble des passions humaines, parmi elles faire à l’amour sa place, mais non toute la place, dans leur mêlée mesurer leurs énergies, suivre les solidarités et les conflits de toutes ces puissances directrices en chaque être et dans le corps social est multiplier dans le roman lui-même les puissances d’intérêt, de variété, d’art et d’éducation. Voilà ce qu’une étude plus complète a révélé aux maîtres du genre. Évoquez les œuvres les plus récentes par lesquelles ils ont renouvelé leur manière, et les mieux accueillies du public, et de ces romans si divers définissez le caractère commun. C’est l’amoindrissement de la toute-puissance accordée à l’amour. Non seulement il ne supprime plus, force élémentaire et irrésistible, tout ce qui n’est pas lui, mais il subit la compagnie des sentiments étrangers à lui, quelquefois plus forts que lui, et souvent plus légitimes.
Cet esprit nouveau a surtout conquis à son visible empire la jeunesse, pour laquelle accueillir une doctrine est parfois l’outrer. Reconnaissez à leur éclat matinal les romans où depuis quelques années votre faveur attentive cherche les tendances des générations nouvelles : dans tous, le sentiment qui occupe la moindre place est l’amour, dans plusieurs il n’en a aucune. Et quelles forces apparaissent là, supérieures à lui, plus nécessaires, plus maîtresses des cœurs, triomphent de lui, consolent de lui, l’annulent ? Le devoir envers la famille, la vocation de la science ou de l’art, le goût de l’action et des armes, le culte de la patrie, le dévouement à la souffrance, l’attrait vers Dieu. Sous toutes ces formes est glorifié le sacrifice de l’amour à des amours plus généreux, plus vastes, plus féconds, et sont préférés à l’égoïsme les renoncements qui perpétuent l’ordre social. Ainsi le roman qui semblait le propagateur le plus redoutable de l’anarchie morale devient lui-même le gardien des vieilles disciplines.
Il n’y a point là quelques caprices inexpliqués et partiels de la fantaisie française, mais un mouvement régulier et continu de notre pensée nationale. Notre littérature, sous l’influence du XVIIIe siècle, a d’abord servi les droits de l’homme jusqu’à favoriser parfois, contre les intérêts de tous, les égoïsmes de chacun. Mais de moins en moins obstinée en ses erreurs, elle a fini par revenir contre elles à sa tradition. Est-ce à dire que la conscience française fasse amende honorable d’avoir cru aux droits de l’homme, et revienne avec la pénitence de l’enfant prodigue à la demeure paternelle, et abdique devant l’autorité rétablie et intacte de l’ordre ancien ? Quelques-uns l’affirment, et, à la ruine de l’idolâtrie démocratique, n’opposent que l’idolâtrie du passé, seule survivante et seule rédemptrice. C’est, je crois, ne comprendre ni la logique, ni la beauté de ce retour. L’histoire de la pensée est pleine de ces repentirs, par lesquels l’intelligence publique se lasse d’attentes déçues ou se rattache à des fidélités oubliées. Mais l’esprit humain par ses variations ne se désavoue point, il garde une part de ce qu’il délaisse, il ne reprend pas tout ce à quoi il revient, et le passé et le présent, même lorsqu’ils semblent les plus dissemblables, se mêlent, pour préparer l’avenir. L’intellect contemporain ne conteste plus que l’ancienne France possédait des traditions nécessaires à toute société, mais il n’a pas cessé de croire qu’elle leur sacrifiait au delà du nécessaire les droits de l’individu. Il tient à l’émancipation accomplie comme à une réforme légitime, bienfaisante, définitive. Loin que, pour s’asservir à l’ancien dogme des institutions indiscutables et imposées d’autorité, il renie son long espoir en l’indépendance de l’homme, c’est par elle qu’il a délibéré, voulu et accompli ce retour aux vérités sociales. Loin que ce progrès soit un brusque saut en arrière et la grande inconséquence d’une génération, il est le complément logique d’une réforme. Par lui elle ne se contredit pas, elle s’applique, elle se complète. Elle n’est pas un recul, mais une évolution. Changement plus vaste et plus sûr qu’une simple restauration du passé. Car autrefois, l’ordre social avait pour unique stabilité et prestige la constance des foules à croire les yeux fermés, et le risque était grand, comme il le fut en effet, que si un jour elles ouvraient les yeux, leur vue inexpérimentée ne distinguât pas d’abord l’intangible dans la structure du monde. Aujourd’hui, la force des institutions nécessaires est que l’intellect général les ayant soumises à son contrôle et convaincues par l’expérience, soit attachée à elles par raison. Et là est aussi la garantie de leur durée ; car mieux l’intelligence s’exercera, mieux elle comprendra ce qui est utile ; plus les hommes éclairés par elle deviendront nombreux, plus l’intérêt général aura de défenseurs ; et l’inconstance sera moins à craindre, car la raison ne saurait se révolter longtemps contre elle-même.
Tout, il est vrai, repose sur le bon sens général. Et c’est pourquoi certains se méfiaient. Sans contester cet effort vers les pensées et les œuvres saines, ils craignaient que la tentative fût la singularité d’une élite. Inquiète de l’anarchie sociale, elle voudrait opposer la littérature au désordre que la littérature a précipité. Mais pour faire œuvre efficace, il faudrait gagner la victorieuse du passé, la préparatrice de l’avenir, la souveraine du présent, la multitude. Cette souveraine, plus qu’une autre, a ses flatteurs. Entre les conseillers qui lui parleront de sacrifice et les courtisans de ses préjugés et de ses égoïsmes, comment hésiterait-elle ? Pour la convertir il est trop tard. Ceux qui se flattent de l’élever à eux n’aboutiront qu’à rompre avec elle. Elle et eux continuent leurs routes divergentes, et, tandis qu’ils graviront la montagne où se gravent les Tables de la loi, la multitude descendra vers la plaine où les fabricateurs d’idoles façonnent pour elle le Veau d’or.
Il y a cinq mois encore ces pessimistes se croyaient le droit de définir la France : trente-huit millions d’isolés, ceux-ci dans leurs plaisirs, ceux-là dans leurs gains, ceux-là dans leur repos, chacun tout à lui-même et au bonheur de son choix ; une race qui laisse des énergies morales s’enliser dans les vases molles des jouissances matérielles. Mais, depuis, ce peuple dont on interprétait les sentiments est devenu son propre témoin. Les plus secrètes profondeurs de son être ont été illuminées d’un si puissant éclair que toute la beauté cachée de notre France a soudain resplendi. L’agresseur croyait, trompé par son propre mensonge, attaquer des Français qui tous auraient quelque chose à préférer à la France. Or, c’est tout le reste qui n’a plus compté, dès l’instant où la France était en péril. Jamais ne fut plus spontané, plus universel, plus magnanime, le sentiment du devoir envers la patrie. Au premier appel de lanière, tous n’ont plus été que des fils. Les intérêts particuliers sous lesquels disparaissait la grande oubliée se sont évanouis, et, sans qu’il semblât en coûtera personne, chacun lui a offert ce à quoi il tenait le plus. Elle est devenue pour les hommes de pensée Tunique pensée, pour les hommes d’affaires l’unique affaire, les plus paresseux ont trouvé pour elle de l’activité, les plus sceptiques de l’enthousiasme, ceux qui avaient contre le régime les griefs les plus légitimes ont oublié leurs répugnances, et les dépositaires du pouvoir quels qu’ils fussent ont été couverts par le drapeau. Le pacifiste, interrompant l’article où il condamnait la guerre et l’anarchiste le discours où il conseillait la désertion, ont grossi l’armée. Cette armée, qu’on avait appelée l’ennemie du peuple, et qui était le peuple lui-même, est devenue du premier jour la sollicitude, l’angoisse, la fierté, la gloire de tous. En même temps qu’elle faisait la force commune, elle faisait la paix commune. Sous l’uniforme national, symbole de la ressemblance entre les âmes, s’effacent les préjugés qui séparaient les classes et les partis ; dans leurs existences pour la première fois proches et égales d’épreuves, tous ont reconnu leurs mêmes traits : le courage simple, la bonté instinctive, la justice généreuse, la cordialité irrésistible, et dans la fraternité des maux, les rancunes ont fait silence. L’atrocité même de la guerre a, par les coups les plus durs, reforgé la France. La dévastation poursuivie contre les monuments de notre histoire et de notre art a, par les inguérissables blessures de la splendeur inanimée, par les larmes des choses, ému le cœur des hommes, et cette pitié, qui est une intelligence, a révélé aux plus ignorants et aux plus dédaigneux de notre vie ancienne leurs attaches mystérieuses à tout notre passé. Les incendies et les pillages, qui, des cités les plus riches aux plus pauvres villages, associent tragiquement les maux particuliers et les maux publics, tant de groupes immobiles et comme pétrifiés qui, statues de la douleur, demeurent autour de leur ruine, tant de foules fugitives à qui ne reste pas même cette tombe de leur bonheur et que la faim pousse sur tous les chemins soulèvent de commisération et de colère même les plus violents négateurs de la propriété, et cette colère comme cette pitié atteste aux socialistes même la légitimité du bien acquis par le travail et conservé par la famille. Les épargnés se sentent hors du droit commun ; et, pour y rentrer, s’associent aux infortunes des autres. Chacun veut payer sa dette envers tous. Une foule d’hommes et de femmes offrent leur superflu ou leur nécessaire aux maux que l’argent peut soulager et se donnent eux-mêmes aux maux qui réclament les présences compatissantes et les fatigues des activités secourables. Il a suffi, pour grandir la bonté, que le malheur grandît. De même pour faire capituler la sagesse retranchée dans l’existence terrestre comme en sa forteresse unique, il a suffi que partout proche apparût, l’invincible assiégeant, la mort. Au combattant, averti à toute heure que cette heure peut être pour lui fatale, s’impose, en toute son urgence et angoisse la question : Et après ? Il aime la vie, c’est parce qu’il l’aime, qu’il a du mérite à la risquer, et plus il l’aime, moins il consent que mourir soit n’être plus. Si sa générosité accepte de préférer la patrie à lui-même, sa justice n’accepte pas que, par le plus beau des actes, il se prépare le malheur suprême, l’anéantissement. Pour affermir et consoler son courage, se réveille en lui comme le plus impérissable et le plus cher des instincts, la certitude que la mort ne détruit pas la vie mais la transforme. Ceux et celles qui dans ces combattants ont des fils, des pères, des maris, des fiancés, et connaissent la plus douloureuse des angoisses, l’impuissance de la tendresse à sauver les êtres chers, sentent jaillir de leur cœur cette tendresse en supplications à un maître de la vie et de la mort, de vies que nulle mort ne sépare plus. Et tout témoin des crimes accomplis en nos jours, quand il contemple, selon la parole du dies irae, « les sépulcres des régions », a besoin de croire qu’aux auteurs de tels maux il ne suffira pas de mourir pour s’évader dans le néant, qu’eux aussi devront se survivre, et qu’il faut un juge aux assassins des races. Voilà pourquoi s’est levé un grand souffle de foi religieuse, et par cette foi, dont l’énergie semble nouvelle, la France revient à la plus vieille de ses traditions.
La réaction de conscience qui nous a rendu notre nature ne sera pas d’un jour. Quand après un silence plus beau que toute parole, la France recommencera à dire par des mots les volonté qu’elle sacre à l’heure présente par des actes, il y a des choses qu’elle ne tolérerait plus. À un peuple sauvé par de telles épreuves, l’indifférence envers la patrie ne paraîtra pas une liberté, mais une défection. Les attaques à l’armée et les insultes au drapeau ne trouveront plus de complices dans cette France qui pour le drapeau aura répandu son sang et qui ne saurait renier l’armée sans se renier elle-même. Les haines sociales n’auront ni la même prise sur les âmes rapprochées par des affections et des souffrances communes, ni le même butin dans un pays où la richesse sera moins à partager qu’à refaire.
L’aveugle habileté qui depuis un tiers de siècle imposait comme hygiène la plus épuisante des discordes, et tenait pour le plus vital intérêt d’un pays mutilé dans son territoire, amoindri dans sa puissance laborieuse, déchu dans son prestige extérieur et dans sa fécondité de race, la ruine des croyances religieuses, ne compromettra plus l’avenir. Si Ion prétendait encore que les vaillants de la guerre redevinssent, à cause de leurs croyances, les suspects de la paix on éprouverait que certaines laideurs de l’ingratitude ne sont pas françaises. De même certains avilissements de plaisir auront cessé d’être tentateurs pour une génération sur laquelle la gloire et le deuil auront mis leur noblesse et leur gravité. Elle n’oubliera pas quel mal la stérilité de la race a fait à la France ; combien elle a prolongé l’occupation de notre sol, et accru l’incertitude de notre victoire. La restauration de la famille stable, saine et nombreuse semblera nécessaire à l’accomplissement des tâches imposées à notre avenir par notre grandeur rétablie. Et au lieu que les lettres sauvegardent les mœurs, ce sont les mœurs qui sauvegarderont les lettres.
Nouveauté pleine d’espérance. Quand la littérature s’efforce à préserver d’une chute menaçante les mœurs d’un peuple, le poids mort qu’elle doit soulever l’alourdit elle-même. Plus, au contraire, un peuple s’élève, plus il entraîne dans son ascension ses écrivains, qui doivent être dignes de lui pour lui plaire.
Aussi les heures de grandeur nationale préparent les heures de grandeur littéraire. Si l’élan religieux et héroïque des croisades a commencé l’honneur de notre langue en inspirant les chansons de geste, si la vigueur universellement transformatrice de notre Renaissance a créé notre prose et notre poésie du seizième siècle, vivantes, hardies, tumultueuses, prodigues comme la jeunesse ; si, après cette effervescence féconde, la splendeur de la monarchie absolue s est reflétée, comme dans le miroir d’un lac immense et calme, dans l’art ordonné et majestueux de notre grand siècle l’heure présente n’est-elle pas aussi faite pour exciter dans les intelligences créatrices les grands émois qui préparent les grands enfantements ? Constater que la guerre déploie des puissances inconnues, que les batailles s’étendent sur des provinces et des États entiers, que les plus courtes durent des semaines et des mois, que jamais on ne dénombra si vastes les armées des vivants et celles des morts, et que l’héroïsme est devenu le pain quotidien des multitudes est dire les moindres prodiges de cette époque sans égale. Sa plus magnifique beauté est la beauté des causes auxquelles une génération se sacrifie. De ces armées les unes combattent pour rassembler en une unité nationale les races captives et de leurs membres dispersés refaire un corps vivant ; les autres pour défendre l’indépendance solidaire des nations contre la prétention d’un État à la tyrannie universelle ; un de ces peuples, l’un des plus petits par le nombre et le territoire, mais de tous le premier par la vertu, a choisi des maux auxquels il pouvait se soustraire ; neutre, na pas voulu garder la neutralité entre le droit et la force, a préféré à sa sécurité l’ordre du monde et, victime préférée d’une rapine inlassable et féroce, frappé en ces cités reines de son histoire et joyaux de son art, chassé de son propre sol, consent à souffrir plus que tous pour la cause de tous. Ce tremblement de la terre, ce cataclysme consenti pour l’édification d’un avenir meilleur, cette victoire du bien général payée si cher et si magnifiquement par chacun ne sauraient transformer le monde sans transfigurer notre littérature. Pour vivre dans la plénitude du grand, elle n’a plus besoin d’inventer, il lui suffit de se souvenir. Pour atteindre aux sommets du beau elle n’a plus à gravir isolée au-dessus des pensées et des actes habituels, il lui suffit de rester unie à ce qui a été voulu et fait par tous. Déjà l’influence inspiratrice visite, en leur obscurité présente, des poètes, des historiens, des penseurs encore silencieux, qui seront les voix de demain. Et longtemps restera bienfaisante à l’âme française l’année qui n’est pas seulement l’année terrible, mais l’année sublime.
Étienne LAMY.
Paru dans Pages actuelles en 1915.
1 Rapport de M. Étienne Lamy, Secrétaire perpétuel, sur les concours de l’année 1914, lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française le jeudi 17 décembre 1914.