Lettres aux hommes du monde
par
Maxime de LA ROCHETERIE
« Je ne demande point sans doute aux prêtres, écrivait à Mme Swetchine l’illustre et regretté M. de Tocqueville, de faire aux hommes dont l’éducation leur est confiée, ou sur lesquels ils exercent une influence, je ne demande pas de faire à ceux-ci un devoir de conscience d’être favorables à la république ou à la monarchie ; mais j’avoue que je voudrais qu’ils leur dissent plus souvent, qu’en même temps qu’ils sont chrétiens, ils appartiennent à l’une de ces grandes associations humaines que Dieu a établies sans doute pour rendre plus visibles et plus sensibles les liens qui doivent attacher les individus les uns aux autres : associations qui se nomment des peuples et dont le territoire s’appelle la patrie. Je désirerais qu’ils fissent pénétrer plus avant dans les âmes que chacun se doit à cet être collectif avant de s’appartenir à soi-même ; qu’à l’égard de cet être-là, il n’est pas permis de tomber dans l’indifférence, bien moins de faire de cette indifférence une sorte de molle vertu, qui énerve plusieurs des nobles instincts qui nous ont été donnés ; que tous sont responsables de ce qui lui arrive, et que tous, suivant leurs lumières, sont tenus de travailler constamment à sa prospérité. »
Ce vœu de l’éminent publiciste, Mgr Dupanloup vient de le réaliser. Il ne s’est pas contenté de créer, dans sa ville épiscopale, sous le nom d’Académie de Sainte-Croix, un foyer intellectuel, autour duquel il a rassemblé les hommes d’études, heureux de se trouver réunis sur le terrain commun de la religion et des belles-lettres, et qui s’est déjà révélé au public par un volume de travaux sérieux et pleins d’intérêt ; il a voulu étendre à tous les conseils qu’il donnait à quelques-uns. En développant, dans ses Lettres à un homme du monde, les idées émises, il y a trois ans, dans le Correspondant, en faisant appel à tous ceux qui se sentent quelque flamme dans le cœur et quelque élévation dans l’esprit, ce ne sont pas seulement des chrétiens que l’illustre prélat se propose de former, mais des Français, des hommes capables d’être utiles à leur pays, et s’y préparant par le seul genre de préparation solide, par celui qui donne la vigueur à l’intelligence, la grandeur à l’âme, la force au caractère, par le travail.
I.
La dignité du travail, la nécessité du travail, la glorification du travail en un mot, telle est la thèse soutenue dans ce troisième volume de la Haute Éducation ; thèse capitale et malheureusement de nos jours trop peu comprise. On se figure qu’une fois qu’on a fait ses classes, tout est fini. Le temps du collège est un temps éminemment ennuyeux, qu’il faut subir, mais qu’il faut aussi passer le plus vite et le plus doucement possible ; une fois dehors, on n’a plus qu’à fermer ses livres et à dire un éternel adieu aux labeurs de l’esprit : le jeu, les chevaux, les chiens, le cigare, voilà le but de la vie, et l’on ne saurait faire un plus noble usage de sa liberté.
Et ce qui est profondément triste, c’est qu’il y a des parents qui ne comprennent pas sur ce point la vie autrement que leurs enfants, qui ne les mettent au collège que pour obéir à un préjugé communément reçu, souvent pour se débarrasser d’eux pendant sept ou huit ans, mais qui ne tiennent nullement à ce qu’ils fassent de bonnes études, encore moins à ce qu’ils s’occupent ensuite sérieusement. Ils ne font rien : leur fils ne fera rien, comme eux. L’oisiveté est, à leurs yeux, le signe distinctif de la fortune et constitue presque un titre de noblesse. Mais, sans aller si loin, sans ériger la fainéantise en vertu, combien y a-t-il de gens qui se figurent qu’une haute naissance, une position élevée, n’ont pas besoin d’être soutenues par le mérite personnel, que la richesse dispense du travail, et que, pourvu qu’on ait une maison bien tenue, une fortune sagement administrée, une conduite régulière, de bonnes relations, qu’on reçoive et qu’on rende exactement des visites, qu’on lise de temps à autre un journal et qu’on discute un moment politique, cela suffit à tout, et qu’on a scrupuleusement rempli ses devoirs d’homme et de chrétien. « Je ne lis rien, écrivait Marie-Antoinette, je ne fais rien de mes dix doigts, et cependant je suis occupée au point de ne savoir où prendre une minute. » Ce désœuvrement affairé, dont se plaignait la grande et infortunée souveraine, est devenu la vie habituelle de bien des gens, et surtout de bien des jeunes gens ; on n’a pas d’occupations sérieuses, on s’en crée de frivoles : « On ne fait rien, mais on s’enquiert et on se mêle de tout. » Est-ce donc là la fin de l’homme sur la terre, et peut-on si facilement se soustraire à la règle imposée à tous ?
« Le travail, répond Mgr Dupanloup, n’est pas seulement une chose bonne, plus ou moins importante, mais facultative, et qu’on est libre de faire ou de ne faire pas. Le travail, le travail réel, sérieux, le travail utile est une obligation rigoureuse, un devoir de conscience, dont il n’est permis à personne de s’affranchir. » Le travail est la loi de l’homme ; c’était une distraction dans le Paradis terrestre ; depuis la chute, c’est un châtiment et une expiation nécessaire. « L’homme, dit Job, est né pour travailler, comme l’oiseau pour voler : Homo nascitur ad laborem, sicut avis ad volatum. » Ce n’est pas le pauvre seulement, c’est le riche, et le riche encore plus que le pauvre, précisément parce qu’il a reçu son salaire à l’avance, c’est le riche qui est tenu d’obéir à cette immuable loi. Qu’on parcoure les Écritures, et l’on verra quelles menaces terribles sont proférées contre l’oisif et sa famille. Sans remonter jusqu’à l’Ancien Testament, où le paresseux est condamné à être lapidé, non avec des pierres, mais avec de la boue, ne connaît-on pas l’effrayante parabole du serviteur inutile, lequel, pour avoir enfoui le talent qui lui a été confié, au lieu de le faire valoir, est jeté dans les ténèbres extérieures, là où il y a des pleurs et des grincements de dents ? Dieu demande un compte rigoureux de ce qu’il a donné : il ne départit pas l’intelligence et les plus magnifiques facultés pour qu’on laisse ces facultés s’émousser faute d’exercice, et cette flamme s’éteindre faute d’aliments. C’est un des plus grands crimes qui se puissent commettre contre la loi divine, que cet abaissement des âmes dans le désœuvrement et la frivolité. Aussi la punition de ce crime est-elle terrible ; l’oisiveté traîne après elle tous les vices ; elle aboutit par une pente fatale à la ruine : à la ruine de l’intelligence d’abord, à la ruine de la vertu, puis à la ruine des familles, et souvent aussi à la ruine de l’honneur.
« Ouvrez les yeux, mon ami, dit Mgr d’Orléans, et regardez autour de vous : c’est ici l’histoire contemporaine, comme l’histoire de tous les temps. Combien d’hommes et de jeunes gens d’aujourd’hui auxquels chaque mot de la parabole s’applique avec une justesse saisissante ! Ils avaient tout reçu de Dieu : grand nom, grande famille, grande fortune : tout ce qui facilite le travail et assure le succès ; avec cela, esprit, cœur, âme merveilleusement doués, ils pouvaient des choses admirables ! La détestable habitude de ne rien faire a tout stérilisé, tout éteint, tout ruiné.
« C’est la punition annoncée par Notre-Seigneur : Qu’on lui ôte son talent qu’il enfouit, et qu’on le donne à celui qui saura le faire valoir.
« Ils n’ont pas voulu acquérir, par le travail, une valeur personnelle, une considération, une influence, une position à laquelle leur nom même, leur fortune, leurs aïeux leur donnaient droit : tout cela ira à d’autres, aux hommes d’activité et de travail, à ces gens qui font pour eux leurs affaires, puisqu’ils ne savent pas les faire eux-mêmes ; à leurs notaires, à leurs avoués, à leurs régisseurs. Que voulez-vous ? C’est la sanction inévitable d’une loi naturelle et divine, pour les individus comme pour les sociétés. »
Certes, ce n’est pas un des spectacles les moins déplorables de ce siècle, que cette décadence de tant de grandes familles, dont les aïeux ont fait la France et dont les fils ont perdu toute influence, non pas seulement dans les affaires générales du pays, mais souvent même dans telles du petit village qu’ils habitent. Sans doute, la Révolution, qui les a dépouillés et proscrits, la Révolution, qui a excité la jalousie et les haines des classes inférieures contre les classes supérieures, la Révolution est pour beaucoup dans cette déchéance ; mais combien, hélas ! ont aidé elles-mêmes l’œuvre de la Révolution, en rejetant le joug du travail, en se plongeant dans l’oisiveté, et cela au moment même où la destruction des privilèges leur imposait plus que jamais la nécessité de faire quelque chose et de soutenir, par un éclat nouveau, leur antique illustration. L’auréole que la gloire passée attachait à leur nom a pâli peu à peu, puis elle s’est effacée et le prestige a disparu :
« Savez-vous, ajoute Mgr Dupanloup, pourquoi aujourd’hui il y a plus d’hommes nouveaux qui s’élèvent, qu’il n’y a de descendants des vieilles races qui se maintiennent ? C’est que les uns travaillent, et les autres ne font rien ; les uns sentent qu’ils ont tout à conquérir par un labeur persistant, et les autres ne comprennent pas que, sans une valeur personnelle, fruit d’un travail assidu, les héritiers des vielles races ne peuvent que plier sous le poids de leur grand nom.
« Madame la Dauphine, cette noble fille de la plus noble et de la plus infortunée des reines, demandait, il y a quelques années : “Que fait donc la jeune noblesse ? – Ils ne font rien, Madame ! – Les malheureux ! Et si nous revenons, que pourront-ils pour nous aider ?”
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« Il faut d’ailleurs bien connaître ici l’esprit du temps où nous vivons, temps d’égalité démocratique et de lutte sociale. Les privilèges des classes ont disparu ; l’homme se compare à l’homme, et chacun aujourd’hui est apprécié selon ce qu’il vaut et ce qu’il fait. Nos institutions, en multipliant l’usage des épreuves et des concours à l’entrée de toutes les carrières, ramènent chacun à son mérite personnel. C’est pourquoi tout homme qui veut compter aujourd’hui, doit être, plus ou moins, fils de ses œuvres. »
Ainsi, le travail n’est pas seulement un devoir religieux, c’est aussi un devoir social ; c’est un devoir, non pas seulement pour l’homme inconnu qui veut s’élever, mais pour le descendant des vieilles races qui ne veut pas déchoir ; c’est un devoir dans l’intérêt même de la France. Un pays ne gagne pas à ce que des familles nouvelles grandissent sans cesse sur les débris des antiques familles déchues et humiliées ; la gloire des vieilles races fait partie de la gloire même de la patrie, et il est bon qu’à côté des hommes nouveaux, il y ait les hommes anciens, qui conservent les traditions d’honneur, de fidélité, de dévouement, de désintéressement trop oubliées de nos jours, au milieu de l’envahissement des préoccupations matérielles. C’est ce mélange heureux des représentants du passé et des représentants de l’avenir qui fait la puissance de la Constitution anglaise ; c’est une pareille union de forces qui est souhaitable aussi pour la France et qui seule assurera chez elle l’établissement d’une sage et durable liberté. Mais, pour cela, il faut des efforts énergiques et persévérants, il faut cette application constante, qui est la vraie force de l’âme ; il faut le travail, en un mot, et voilà pourquoi cette exhortation au travail, adressée par Mgr Dupanloup aux générations modernes, n’est pas seulement l’œuvre d’un grand évêque, mais aussi celle d’un grand citoyen.
II.
Il faut donc travailler ; mais que faire ? Tout ce qu’on voudra, pourvu qu’on cultive son intelligence et qu’on élève son âme. Pour cela, il faut un travail sérieux, réglé, persévérant. Il ne suffit pas de lire, il faut savoir lire. Sans doute il est commode, confortablement étendu dans un fauteuil, les pieds sur les chenets, de parcourir rapidement les pages d’un livre, en se laissant aller au courant de ses pensées. Sans doute il est doux, au printemps, quand les oiseaux chantent et que les fleurs s’épanouissent, d’avoir un volume à la main, sous l’ombre naissante, en regardant les arbres verdir et les insectes voler dans un rayon de soleil. Mais le travail sérieux ne se fait pas ainsi. Il se fait dans le silence du cabinet, la porte fermée, la plume ou le crayon à la main, en prenant des extraits, en résumant ses réflexions. C’est là la méthode qu’il faut adopter, si l’on veut entreprendre des études véritablement utiles.
Quand on a pris cette ferme résolution et qu’on s’est rompu à cette sage discipline, alors le champ est ouvert, et il est immense, car il n’a d’autres limites que celles des connaissances humaines. Littérature, philosophie, histoire, droit, esthétique, sciences, on peut tout aborder. Seulement il est nécessaire de se fixer sur le genre pour lequel on se sent un goût plus prononcé et ne pas éparpiller ses efforts sur une trop vaste surface. Qui trop embrasse mal étreint, dit un proverbe. Aussi, pour faciliter le choix, Mgr Dupanloup parcourt-il rapidement les diverses branches de l’enseignement, traçant des règles pour chacune et indiquant les auteurs qu’on veut consulter avec fruit.
Il n’est point exclusif, on le voit, mais à une condition, c’est qu’on ne fera rien que de digne et de sérieux. Ce qu’il condamne avec une juste sévérité, c’est cette littérature légère et corruptrice qui fleurit de nos jours et qui est l’épanouissement de l’école romantique, école bruyante et prétentieuse, qui, sous prétexte de régénérer la littérature et de substituer aux formes vieillies des formes nouvelles et le naturel au convenu, a intronisé le culte de l’extraordinaire, du bizarre, du monstrueux, et, après avoir mis en honneur le mauvais goût littéraire, n’a abouti qu’à ce que Mgr Dupanloup appelle la corruption éminente des âmes.
Or, cela devait être : en littérature, la forme touche de trop près le fond pour que la dégradation de l’une ne devienne pas bien vite la dégradation de l’autre. Le chemin est court et la pente rapide. Après avoir faussé le bon goût, on en est promptement venu à altérer le sens moral ; après avoir essayé d’éblouir l’esprit par les milles facettes d’un style recherché, on a voulu le séduire par le spectacle des luttes violentes de la passion et des émotions palpitantes, par la surexcitation des nerfs ; l’artifice s’est substitué à l’art, le réalisme à l’idéal, l’ivresse des sens aux pures jouissances de l’esprit. De là les descriptions détaillées, minutieuses, où cette littérature se complaît, ces peintures raffinées du vice même et de tout ce qui est de nature à exciter les impressions les plus funestes ; « de là ces émotions grossières, ces tressaillements de nerfs, ces cris, non de l’âme, mais de la chair et du sang, mis à la place du pathétique ; de là ces audaces à tout dire, à tout peindre, à ne reculer devant rien, à ne mettre aucun voile, à tout exposer à nu, sous prétexte de naturel et de vérité ».
... « Il ne faut pas s’y laisser prendre : ces procédés matérialistes vont à la corruption de l’art, aussi bien qu’à la corruption des âmes : ils n’épurent pas, ils n’élèvent pas : ils flétrissent, ils abaissent, ils matérialisent. L’imagination intelligente, la sensibilité du cœur, ils les précipitent et les avilissent dans les sens grossiers : les sens, en un mot, y dominent tout. Et, plus les tableaux sont ardemment colorés, plus les descriptions sont vives et saisissantes, plus les émotions qu’elles excitent sont dangereuses. Et qu’on ne dise pas que la morale reprend ses droits au dénouement ; car, même quand l’issue du roman ou du drame serait bonne et honorerait la moralité, cette peinture, si minutieuse et si hardie, du vice et du crime n’est-elle pas déjà par elle-même une profonde immoralité ? Qui ne sent que la vue trop fixe, trop appliquée, trop fréquente du réel, quand le réel c’est le laid, c’est le trivial, c’est le vice, c’est le crime, est malsain et dangereux ? »
Et qu’on ne dise pas que cette peinture effrayante de la littérature contemporaine est un tableau assombri à plaisir par un moraliste chagrin. Ce spectacle lamentable, nous y assistons tous les jours ; cette glorification du laid, cette apothéose du vice, elle s’étale avec complaisance aux vitrines des libraires, et souvent, hélas ! sur la table des salons. Nous n’en sommes plus au temps où l’on enivrait des esclaves pour dégoûter les enfants de l’ivresse ; non, de nos jours, si l’on va voir des gens ivres, c’est pour apprendre à s’enivrer. Et, qu’on veuille le remarquer, ce sont précisément les oisifs, les gens qui ne font rien, qui se nourrissent de cette littérature légère et corrompue. Comment veut-on qu’avec de pareils aliments, les caractères restent forts et les âmes élevées ?
III.
Ce n’est pas seulement la littérature qui s’abaisse ainsi, ce sont aussi les arts ; au bout de dix-neuf siècles de christianisme, l’art redevient païen ; il ne recherche plus le beau, l’idéal ; il veut le réel, même quand le réel est le laid, et il n’a plus d’autre culte que celui de la matière, fût-ce au prix de la pudeur.
On rougit en voyant les ignominies qui remplissent les expositions des beaux-arts, et qui vont ensuite orner les palais des princes et les musées des grandes villes. Il y a des raffinés dans ce triste genre, et les lecteurs de l’Union n’ont certainement pas oublié le cri d’alarme que jetait ici même, il y a un an, un critique distingué, au retour d’une visite faite à une maison célèbre où son œil épouvanté avait découvert des turpitudes qu’à Naples on eût pris soin de cacher dans le musée secret. Je ne sache rien de plus lamentable que « cet effort de l’art en bas vers la matière et non plus en haut vers l’esprit », et il est peu de symptômes plus effrayants de la démoralisation d’un peuple et de sa décadence prochaine. L’artiste chrétien a donc une grande œuvre à tenter et bien digne de séduire un esprit enthousiaste et élevé : c’est de rendre l’art à sa mission véritable, telle que l’ont comprise, de nos jours encore, des maîtres comme Ingres et Flandrin, telle que la décrit, dans la page suivante, l’évêque d’Orléans :
« L’art n’est pas matérialiste, bien qu’il prenne son point de départ dans les objets sensibles et visibles : l’art doit s’élancer vers l’idéal, parce que c’est dans l’idéal que réside surtout la vertu et la beauté des choses ; et c’est pourquoi l’art n’est pas seulement copiste, il est peintre. Oui, l’idéal, le type parfait des choses, qu’aucune réalité créée ne représente pleinement, mais que l’artiste contemple dans les âmes, et d’abord dans la sienne. L’art véritable ne reproduit donc pas toujours les choses physiques, telles qu’elles s’offrent dans les réalités matérielles et grossières : il se dégage des sens inférieurs, autant qu’il le peut ; il cherche, dans les œuvres de la création physique, les traits, les rayons épars de la beauté supérieure idéale ; il les rassemble, les harmonise et en compose de nobles et pures images, à la fois réelles et idéales, c’est-à-dire prises dans la nature, mais idéalisées : qui dégagent la nature de ses imperfections et de ses défauts, et, par là même, la rapprochent du type supérieur, qui est la vertu et la beauté. »
« Je ne dis donc pas, ajoute un peu plus loin l’éminent écrivain, je ne dis donc pas, Dieu m’en garde : “Éteignez cette flamme qui est en vous ; elle pourrait vous dévorer.” Non, ne mutilez pas, mais gouvernez votre nature : donnez à cette flamme l’aliment qui lui convient, afin qu’elle vous brûle sans vous consumer et soit en vous une sorte de vie. Déployez vos ailes, si Dieu vous a donné des ailes ; seulement, prenez votre essor en haut ; n’allez jamais vous abattre sur d’indignes objets, dans de basses régions. En un mot, cultivez l’art, mais le grand art, l’art divin, l’art qui élève et sanctifie, non l’art qui abaisse et corrompt. Et, si l’art autour de vous est affadi ou égaré, luttez contre cette profanation, travaillez à le purifier, à le ramener dans sa voie ; ce sera travailler à une grande chose. »
Donc, suivez votre vocation intellectuelle, comme votre vocation morale ; soyez ce que vous voudrez : littérateur, si vous aimez la littérature ; artiste, si vous aimez les arts ; étudiez l’histoire, le droit, les sciences, la philosophie ; soyez même agriculteur, si vous le voulez ; mais surtout, on ne saurait trop le répéter, travaillez, laboretis, et travaillez d’une manière sérieuse, intelligente et chrétienne. L’agriculture, quoique, au premier abord, elle semble avoir peu de rapports avec les études intellectuelles, l’agriculture convient aux esprits les plus distingués ; elle est un des plus nobles refuges ouverts aux vaincus de la politique, et d’illustres exemples prouvent tous les jours qu’on peut manier avec la même supériorité la charrue et la plume. En attachant le propriétaire au sol, en le faisant résider habituellement au milieu des populations rurales, l’agriculture serait aussi le remède le plus efficace contre cette grande plaie du jour, cet absentéisme fatal, qui est la ruine de toute influence des classes élevées et qui livre le peuple des campagnes sans défense entre les mains d’agitateurs vulgaires et de sophistes de bas aloi. Ce serait, pour les grandes familles, que leurs convictions politiques éloignent de la vie publique, le moyen le plus sûr de renouer cette chaîne précieuse qui a, si longtemps en France, uni le château à la chaumière.
« Pourquoi, leur dit Mgr Dupanloup, si l’industrie et le commerce ne vous conviennent pas, ne seriez-vous pas de nobles, et même, si vous pouvez, d’illustres agriculteurs ? Au lieu d’émigrer ainsi des campagnes et d’aller trop souvent traîner à Paris dans les clubs, dans les cercles ruineux du jeu et du plaisir, une vie si peu digne de vous, et jeter le reste de vos biens dans les abîmes du luxe, ne vaudrait-il pas mieux, pour vous, habiter honorablement vos terres, et faire pousser, dans le pays, ces racines profondes que les révolutions elles-mêmes ne sauraient arracher ? Oui, soyez fidèles au sol qui a fait votre nom et votre grandeur, et le sol vous sera fidèle à son tour, et les populations vous béniront ! La bénédiction de Dieu descendra sur vous et par vous sur elles. »
Mais ces occupations agricoles ne devraient pas être exclusives des occupations intellectuelles. Il est toujours facile de se réserver quelques instants pour la culture spéciale de l’esprit. Et ce que nous disons de l’agriculteur, on peut le dire de tout homme qui a une carrière ; il est impossible qu’avec de la bonne volonté, on ne trouve pas une heure ou deux à soustraire aux détails techniques, pour retremper son âme dans le commerce des grands génies de tous les âges. À combien plus forte raison les hommes du monde sont-ils sans excuse quand ils ne font rien ! Les visites, les devoirs de société qu’ils allèguent ne sont que de mauvais prétextes. La vérité est que la volonté manque et non le temps. Mais ce qui est surtout déplorable, ce qui est incompréhensible, c’est qu’on néglige l’étude de la religion ; c’est qu’on ne cherche pas à éclairer sa foi et à se rendre capable d’éclairer celle des autres. Dans un siècle où toutes les vérités fondamentales sont attaquées par le sophisme, où des revues puissantes, comme la Revue des Deux-Mondes, n’ont pas un seul numéro « qui ne contienne une attaque, voilée ou violente, mais toujours profonde et perfide, contre la religion », il est honteux pour un chrétien de s’en tenir aux notions élémentaires d’un catéchisme trop tôt oublié et de croupir dans une fatale ignorance, au risque de rester sans réponse à l’objection la plus puérile et souvent la plus puérile et la plus sotte. « C’est l’étude de toute notre vie », disait d’Aguesseau à son fils, en parlant de l’étude de la religion, et Mgr Dupanloup ajoute, avec une grande vérité : « Il est indispensable aujourd’hui qu’un jeune homme étudie sérieusement la religion, s’il veut sauver sa foi. »
IV.
Monseigneur d’Orléans va plus loin : le travail intellectuel qu’il demande aux hommes, il le conseille aussi aux femmes, et ce n’est pas la partie la moins piquante ni la moins utile de ce volume. Ajoutons tout de suite que la forme est aussi soignée que le fond est sérieux, et que la Lettre aux Dames est imprimée sur un papier et avec un caractère d’une élégance, je dirais volontiers, d’une coquetterie tout à fait de nature à attirer le genre de lecteurs auquel elle s’adresse.
En France, où il y a tant de préjugés, il en est un malheureusement très répandu, c’est qu’une femme ne peut s’occuper des travaux de l’esprit sans sortir de la réserve imposée à son sexe. La réaction, provoquée par Molière contre les précieuses et les femmes savantes, a, comme toutes les réactions, dépassé les bornes, et, sous prétexte d’émonder quelques branches gourmandes, elle a déraciné l’arbre tout entier.
Excusez-moi, monsieur, je n’entends pas le grec.
Ce vers d’Henriette est devenu la règle de toute éducation féminine ; mais on en a exagéré la portée. Certes, je comprends parfaitement qu’une femme ignore le grec ; mais ce n’est pas une raison pour proscrire, sous le nom de grec, toute instruction solide et réduire l’enseignement donné aux jeunes filles à la confection des confitures ou à la lecture de petits livres de piété, fades et sans valeur. Un pareil système aboutit forcément à rétrécir l’esprit et à rendre l’âme vulgaire. De là tant de dévotions mesquines ou superficielles, de là tant de jeunes femmes ennuyeuses ou futiles, et souvent tant de ménages désunis, parce que le mari, ne trouvant pas dans la conversation de sa femme l’intérêt et l’agrément qu’il est en droit d’en attendre, va chercher au club et au cercle d’autres distractions.
Est-ce à dire que nous voulions qu’une femme fasse du travail intellectuel son occupation exclusive ou même principale ? À Dieu ne plaise ! ce qui doit passer avant tout, ce sont les devoirs de la femme, les devoirs de mère, d’épouse, de maîtresse de maison. L’étude n’est qu’un accessoire, mais c’est un accessoire de la plus haute importance, un accessoire, d’ailleurs, qui s’allie parfaitement avec les devoirs nécessaires, je dirai plus, qui les fera mieux comprendre, mieux remplir. L’étude aidera et éclairera la piété ; car, par elle, l’esprit s’élargira, l’intelligence s’élèvera, l’âme montera plus facilement à Dieu et le verra d’un regard plus lumineux et plus pur. « La piété elle-même, dit Mgr Dupanloup, la piété elle-même, sans ce solide fond et ces fortes habitudes, ne pourra être qu’une piété comme on en voit trop, une piété amoindrie et superficielle, faible ou fausse, incapable, par conséquent, de donner la vigueur et l’énergie nécessaires : c’est la piété agissante, la piété lumineuse, qui peut seule être d’un secours efficace aux âmes pour tout devoir sérieux de la vie. »
D’ailleurs cette éducation solide, cette occupation intellectuelle, que nous réclamons ici pour les femmes, elle n’est point un mythe ou un idéal impossible à réaliser. Elle se rencontre encore, quoique trop rarement, en France, et elle est habituelle de l’autre côté du Rhin. Les Allemandes, que nous taxons trop facilement d’esprits vaporeux et rêveurs, sont plus sérieuses que nous sur bien des points : elles ont cette instruction profonde et variée, qui ne fait pas seulement le charme de la conversation, mais qui donne tant de lumières pour la conduite de la vie.
« Le travail recueille, apaise et calme ; il élève le niveau habituel de la pensée ; il donne une plus entière possession de soi, plus de gravité et d’autorité par conséquent pour commander, plus de force pour se soumettre et obéir, plus de patience pour supporter et attendre ; je le dirai même, le travail fait diversion aux mille petits tracas qui absorbent trop souvent l’existence des femmes ; sans les faire sortir de la maison, il les fait sortir d’elles-mêmes et de leurs soucis domestiques auxquels, sans ce contrepoids, elles seraient portées fréquemment à donner dans leurs préoccupations plus de place qu’il ne convient ; car si on s’occupe trop uniquement d’une même chose, sans trêve ni repos, on s’en frappe l’esprit, l’humeur s’aigrit, le découragement gagne, l’impatience prend. Dieu, en plaçant la nécessité du sommeil et l’interruption de toutes choses à la fin de la journée, a voulu nous enseigner qu’il doit y avoir dans notre vie des temps d’arrêt et des choses qu’il faut savoir quitter pour les mieux reprendre. Après deux heures de lectures intéressantes et de travail utile, quelles que soient les préoccupations qu’on y ait apportées, on se sent de meilleure humeur, le cœur reposé, le jugement plus net. Et le corps lui-même, si souvent fatigué par l’agitation nerveuse et les émotions excessives auxquelles les femmes se laissent si facilement aller, reprend, par le travail intellectuel, lorsqu’il n’a rien d’excessif, – et, je l’ajouterai, dans la prière, bien que je n’en traite pas ici, – les forces qu’il chercherait vainement ailleurs. »
Entre la frivolité et la vulgarité, entre les esprits romanesques et les esprits prosaïques, entre les femmes qui savent tout et les femmes qui ne savent rien, il y a un milieu, et c’est ce milieu que nous aimerions à voir adopter en France ; nous ne voulons pas de femmes savantes, mais nous demandons des femmes instruites.
Est-ce donc impossible ? Mgr Dupanloup ne le connaît pas. « Je ne m’excuse pas, dit-il en terminant cette Lettre aux Dames, je ne m’excuse pas d’avoir paru austère et même quelquefois un peu sévère dans ce qui précède. Je sais qu’une femme vertueuse est toute-puissante pour le bien, quand elle le veut ; j’en ai eu la preuve par trop de généreux et charmants exemples, pour ne pas céder à la tentation de demander beaucoup là où tout est possible. »
V.
Et maintenant, la grande œuvre est achevée, et, en déposant la plume, en adressant au lecteur un adieu, qui, par bonheur, n’a été que momentané, l’illustre écrivain laisse échapper ce vœu, qui est le cri le plus ardent de son cœur de catholique et de Français :
« Il m’est doux, au moment où la fatigue de l’âge m’avertit que le temps ne sera bientôt plus pour moi des grandes luttes et des longs travaux, il m’est doux d’avoir pu au moins achever cette œuvre ; et, si les réflexions, les espérances, les conseils, que j’ai déposés dans ces volumes pouvaient servir de quelque manière à maintenir en France les bonnes traditions, le vrai esprit, et les grandes et nobles tendances de l’éducation chrétienne, je croirais avoir fait dans ma vie, grâce à Dieu, quelque chose pour la jeunesse, pour mon pays, pour l’Église et pour Dieu. »
Ce vœu du grand évêque sera-t-il réalisé ? Cet éloquent appel sera-t-il entendu ? Nous le souhaitons plus que nous osons l’espérer. Dans un siècle de révolutions comme le nôtre, où la notion du droit et de la justice est obscurcie, où l’amour effréné du luxe et des plaisirs détruit toute conviction, toute morale, tout honneur, toute indépendance ; où tant de gens se précipitent dans la servitude, in servitum ruunt, parce que la servitude, c’est la tranquillité matérielle, c’est la fortune, c’est la jouissance ; dans un pays qui, comme on l’a dit avec une redoutable éloquence, n’a plus une faute à commettre, il est temps qu’une éducation mâle et sincèrement religieuse réagisse contre le torrent qui nous entraîne à l’abîme ; il nous faut une foi qui ne chancelle pas, des caractères qui ne plient pas, des dévouements que rien n’effraye, des hommes de travail et de bonne volonté, plus encore que des hommes de génie ; il nous faut des générations fortes, laborieuses, généreuses, ardentes, prodigues de leurs peines, et au besoin de leur sang, des générations chrétiennes, en un mot : le salut de la France est à ce prix.
Maxime de LA ROCHETERIE.
Paru dans L’Écho de la France
en 1868.