André-Marie Ampère

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

A. LARTHE-MÉNAGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. INFLUENCE D’UN CHAPELET

 

 

Un jeune homme de dix-huit ans arrivait à Paris. Il n’était point incrédule, mais son âme déjà était plus ou moins atteinte de ce que le P. Gratry appelait la crise de la foi. Un jour, ce jeune homme entre dans l’église de Saint-Étienne du Mont ; il aperçoit, agenouillé dans un coin, près du sanctuaire, un vieillard qui, pieusement, récitait son chapelet. Il s’approche et reconnaît Ampère, son idéal, Ampère qui était pour lui la science et le génie vivants. Cette vision l’émeut jusqu’au fond de l’âme ; il s’agenouille sans bruit derrière le maître, la prière et les larmes jaillissent de son cœur. C’était la pleine victoire de la foi et de l’amour de Dieu, et Ozanam, car c’était lui, se plaisait à redire ensuite : « Le chapelet d’Ampère a plus fait sur moi que tous les livres et même que tous les sermons. »

Ampère accepta Ozanam pour son commensal, et le grand mathématicien aimait à s’entretenir avec son jeune ami : « Leurs entretiens, dit le P. Lacordaire, amenaient dans l’âme du savant, à propos des merveilles de la nature, des élans d’admiration pour leur auteur. Quelquefois, mettant sa tête entre ses mains, le vieillard s’écriait comme tout transporté : « Que Dieu est grand, Ozanam, que Dieu est grand ! »

Ozanam ne fut pas le seul à ressentir la bienfaisante influence du grand savant. La simplicité et la droiture de sa foi exerçaient une impression salutaire sur tous ceux qui l’approchaient, particulièrement sur les jeunes gens vers lesquels son cœur, demeuré jeune, se sentait incliné.

 

 

 

II. NAISSANCE ET ÉDUCATION –

INSURRECTION DE LA VILLE DE LYON –

LETTRE PROPHÉTIQUE DE JEAN-JACQUES AMPÈRE À SA FEMME –

CRISE MORALE D’ANDRÉ-MARIE

 

 

Ce fut à Poleymieux-lez-Mont-d’Or, près de Lyon, que naquit, le 20 janvier 1775, André-Marie Ampère, dont le nom rappelle les plus belles inventions des temps modernes. Son père, modeste commerçant retiré des affaires, exerçait à Lyon les fonctions de juge de paix. C’était un homme juste et droit, universellement aimé de ses concitoyens. Tous les loisirs que lui laissait sa charge étaient consacrés à l’éducation de son fils ; il était aidé dans sa tâche par sa femme, Jeanne-Antoinette Sarcey de Sutières, qui travaillait de concert avec lui à former l’esprit et le cœur des deux enfants que le ciel leur avait donnés. Les vertus éminentes de Mme Ampère lui avaient mérité, comme à son mari, l’estime et l’affection générales. Entre ces deux âmes d’élite le jeune André-Marie put développer sans efforts les riches dons qu’il avait reçus de Dieu.

À peine sut-il lire qu’il dévora tous les livres qu’on laissait à sa disposition. Il poussait si loin l’amour de l’étude et principalement des mathématiques que, sans avoir encore la moindre notion de calcul théorique, sa plus grande distraction était de faire des opérations arithmétiques avec de petits cailloux ou des haricots. Pendant une grave maladie, sa mère lui enleva ses cailloux, pour le forcer à un repos absolu. L’enfant continua ses opérations avec les morceaux d’un biscuit qu’on lui avait donné après plusieurs jours de diète.

À l’âge de onze ans, connaissant déjà l’application de l’algèbre à la géométrie, il supplia son père de le conduire à Lyon, pour y voir la bibliothèque. M. l’abbé Daburon, qui en était le conservateur, connaissait Jean-Jacques Ampère. Il ne fut pas médiocrement intrigué quand il le vit accompagné d’un petit bonhomme qui, d’une voix enfantine, lui demanda les ouvrages d’Euler et de Bernoulli. « Les œuvres d’Euler et de Bernoulli ! s’écria M. Daburon, y pensez-vous, mon petit ami ? Ces ouvrages figurent au nombre des plus difficiles que l’intelligence ait jamais produits.

– J’espère néanmoins être en état de les comprendre, répondit l’enfant.

– Vous savez, sans doute, qu’ils sont écrits en latin et que c’est le calcul différentiel qu’on y emploie ? »

Ne connaissant ni le latin, ni le calcul différentiel, l’enfant dut se retirer. Mais le grand désir qu’il avait de lire ces traités, réputés si difficiles, fit qu’il se consacra, dès cet instant, à l’étude de ces deux branches des connaissances humaines, et, au bout de quelques semaines, guidé par les leçons de M. l’abbé Daburon, il fut en état de se lancer dans les hautes spéculations mathématiques.

Dès lors, parallèlement à ses études chéries, il apprenait le grec, l’italien, le sanscrit, et, à dix-huit ans, il parlait couramment et traduisait à livre ouvert les meilleurs auteurs de ces langues.

Ce fut à peu près vers cette époque qu’il conçut le projet de former une langue universelle, dont il écrivit plus tard un dictionnaire et une grammaire que seuls ses amis ont eus entre les mains.

Cette riche intelligence allait s’élargissant toujours, lorsque survint un évènement qui ébranla le jeune homme à un tel point qu’on le crut frappé d’idiotisme.

Au printemps de 1793, la ville de Lyon, exaspérée par le sanguinaire despotisme des Jacobins, se révolta contre la municipalité terroriste, et pendant deux longs mois, résista à l’armée républicaine envoyée par la Convention pour la soumettre. La cité lyonnaise fut obligée de capituler devant des forces supérieures ; Dubois de Crancé, membre du Comité du salut public, pénétra dans la ville ; il s’empressa d’envoyer en prison et bientôt à l’échafaud tous les chefs de l’insurrection. Parmi eux se trouvait Jean-Jacques Ampère ; ses concitoyens lui avaient demandé de se mettre à leur tête pour les diriger dans leur juste révolte contre un joug tyrannique.

Sans égard au danger, le digne magistrat avait répondu à leur confiance : il devait payer de sa vie son dévouement à sa patrie ; il monta sur l’échafaud le 23 novembre 1793.

La veille de sa mort ; il écrivait à sa femme :

 

J’ai reçu, ma chère amie, ton billet consolateur, il a versé un baume bienfaisant sur les plaies morales que fait à mon âme le regret d’être méconnu par mes concitoyens, qui m’interdisent, par la plus cruelle séparation, une patrie que j’ai tant chérie et dont j’ai tant à cœur la prospérité. Je désire que ma mort soit le sceau d’une réconciliation générale entre tous nos frères. Je pardonne à ceux qui s’en réjouissent, à ceux qui l’ont provoquée et à ceux qui l’ont ordonnée. J’ai lieu de croire que la vengeance nationale, dont je suis l’une des plus innocentes victimes, ne s’étendra pas sur le peu de bien qui nous suffisait, grâce à ta sage économie et à notre frugalité qui fut ta vertu favorite...

... Après ma confiance dans l’Éternel, dans le sein duquel j’espère que ce qui restera de moi sera porté, ma plus douce consolation est que tu chériras ma mémoire autant que tu m’as été chère. Ce retour m’est dû. Si, du séjour de l’éternité, où notre chère fille m’a précédé, il m’était donné de m’occuper des choses d’ici-bas, tu seras, ainsi que mes chers enfants, l’objet de mes soins et de ma complaisance. Puissent-ils jouir d’un meilleur sort que leur père, et avoir toujours devant les yeux la crainte de Dieu, cette crainte salutaire qui fait naître en nos cœurs l’innocence et la justice, malgré la fragilité de notre nature.

Il s’en faut beaucoup, ma chère amie, que je te laisse riche et même avec une aisance ordinaire ; tu ne peux l’imputer à ma mauvaise conduite ni à aucune dissipation. Ma plus forte dépense a été l’achat des livres et des instruments de géométrie dont notre fils ne pouvait se passer pour son instruction ; mais cette dépense même était une sage économie, puisqu’il n’a jamais eu d’autre maître que lui-même. Ne parle pas à ma fille Joséphine du malheur de son père ; fais en sorte qu’elle l’ignore. Quant à mon fils, il n’y a rien que je n’attende de lui. Tant que tu les posséderas et qu’ils te posséderont, embrassez-vous en mémoire de moi. Je vous laisse à tous mon cœur.

Jean-Jacques Ampère, époux, père, ami et citoyen fidèle.

 

« Quant à mon fils, il n’y a rien que je n’attende de lui. » Paroles prophétiques, pieusement recueillies par celui qui devait si bien les justifier un jour.

Accablé sous le poids du chagrin, André-Marie, depuis la mort de son père, passait ses journées dans un morne silence, occupé à faire des tas de sable dans le jardin ou bien à contempler le ciel, lui qui, si jeune encore, avait refait tous les calculs de la Mécanique universelle de Lagrange. Un an s’écoula de la sorte. On crut que cette puissante intelligence avait succombé sous le poids de la douleur. Ses parents et ses amis désespéraient de voir jamais se réveiller ce génie naissant, lorsque, par une circonstance fortuite, lui tombèrent entre les mains les Lettres sur la Botanique de J.-J. Rousseau. Ce roman rappela en lui l’énergie qui s’était éteinte, et il reprit ses études en suivant un cours différent.

La psychologie et les lettres lui offrent la consolation qu’il cherche. Bientôt il s’enivre des plus beaux vers d’Horace, de Virgile et du Tasse.

 

 

 

III. JEUNESSE ET MARIAGE D’AMPÈRE – PROFESSEUR À BOURG –

RETOUR À LYON – MORT DE SA FEMME

 

 

Ampère vient d’atteindre sa vingtième année. Il habite Lyon, où il donne des leçons pour gagner sa vie, en attendant une place de professeur. Travailleur acharné et infatigable, il se lève à quatre heures, afin d’avoir le temps nécessaire pour ses études favorites. Quelques-uns de ses amis, avides d’apprendre, viennent le trouver rue Mercière et ensemble ils lisent Lavoisier. L’étendue de ses connaissances en fait déjà une sorte d’oracle. « Depuis longtemps, il est aussi fort en géométrie, en mathématiques qu’il le sera jamais. Devenu helléniste, latiniste, fou de poésie, il fait des tragédies, ébauche des poèmes sur les sciences naturelles, sur la morale de la vie, une épopée sur Christophe Colomb ; il rime des chansons, des madrigaux, range, classe sa flore. Il étudie la chimie, la physique, la mécanique, le blason, la philosophie. » La musique même ne lui demeurera pas étrangère, il en compose un petit traité et écrit sur ce sujet quelques articles dans un journal de l’époque.

Chaque semaine, il vient passer la journée du dimanche auprès de sa sœur et de sa mère, qui habitent, à Polémieux, le domaine de la famille. Non loin de là se trouve le petit village de Saint-Germain, où réside, avec sa fille, une tante d’André-Marie ; souvent il s’arrête chez elle. C’est là qu’il devait rencontrer bientôt la future compagne de sa vie, Mlle Julie Caron.

La famille Caron possède à Saint-Germain une propriété qu’elle habite pendant l’été. Cette famille se compose du père, de la mère et de plusieurs enfants. L’aînée des deux filles non mariées se nomme Julie. On a retrouvé dans les papiers du grand mathématicien une feuille volante qui remonte à cette époque : « Élevé dans une solitude presque complète, l’étude et la lecture, qui avaient fait pendant longtemps mes plus chères délices, me laissaient tomber dans une apathie que je n’avais jamais ressentie, et le cri de la nature répandait dans mon âme une inquiétude vague et insupportable. Un jour que je me promenais, après le coucher du soleil, auprès d’un ruisseau solitaire... » La page inachevée ne nous en dit pas davantage. Qu’avait-il vu auprès de ce ruisseau ? Évidemment il avait voulu raconter sa première rencontre avec Julie. Un journal intime fait suite à cette feuille, et nous initie jour par jour aux purs et naïfs sentiments du jeune homme, jusqu’au moment où il devient le fiancé de Julie Caron.

Pendant un an, il multiplie les prétextes pour rendre ses visites plus fréquentes. Le dimanche, il se rend à Curis, où un prêtre non assermenté célèbre secrètement la messe ; là, il rencontre souvent la famille Caron, qui assiste régulièrement au Saint-Sacrifice.

Au milieu de ses naïves confidences perce déjà l’homme distrait. Il raconte qu’il a commis une série de maladresses causées par ses distractions. Il oublie même de soigner sa toilette, et on l’en avertit doucement. Toute sa vie, il devait conserver ce dédain pour les détails extérieurs qui ne parvenaient pas jusqu’à lui.

Enfin, il nous apprend que sa mère est allée faire une visite à la mère de Julie et qu’elles ont causé du grand projet. Le seul obstacle qui semble s’opposer à sa réalisation est la position d’Ampère qui, malgré sa science, n’a aucune carrière assurée. Quelques jours après cette visite, Mme Caron et sa fille font à André un grand éloge de l’état d’agent de change. On se figure difficilement le grand Ampère agent de change. La fortune de ses clients, attachée à la sienne, aurait certainement couru des dangers.

Cette scène rappelle ce qui se passait vingt-cinq ans plus tard au foyer d’Ampère cherchant pour son fils une profession lucrative qui ne l’obligeât pas à renoncer aux sciences. Il crut avoir trouvé l’idéal de ses rêves dans la carrière de pharmacien. Que de fois Jean-Jacques, devenu littérateur distingué et remarquable polyglotte, rit de bon cœur en racontant l’idée de son père et ses propres hésitations à ce sujet. « Ah ! disait-il, en me trompant involontairement de mélange et d’étiquette, que de dégâts, que de crimes mes distractions ne m’eussent-elles pas fait commettre ! J’aurais empoisonné tout mon quartier ! »

Trois ans après la première rencontre, le 10 août 1799, Mme Caron, devenue veuve, accorde à André-Marie la main de sa fille. Sans pouvoir encore deviner quel homme célèbre se cache sous l’enveloppe du timide et modeste professeur, elle pressentit sa supériorité. Ses amis, tous ceux qui l’approchent, partagent cette impression ; Julie, mieux que personne, apprécie le cœur d’André et sa haute intelligence. Quant à lui, il ne se réjouit que d’une seule chose : c’est de se sentir aimé.

Le mariage fut célébré clandestinement par un prêtre non assermenté, qui se cachait souvent à Curis, habitation de la famille Lebœuf. Ballanche, ami de cœur d’André, célébra son bonheur dans un épithalame en prose.

Cette alliance avec une famille éminemment catholique contribua pour une large part à entretenir et à développer les sentiments religieux auxquels l’illustre mathématicien était d’ailleurs porté par son éducation et par sa nature méditative.

Pendant deux ans, il jouit d’un bonheur sans mélange ; il continue à donner des leçons à Lyon. En 1801, nommé professeur de chimie et de physique à Bourg, il est obligé de se séparer de sa chère Julie, retenue à Lyon par sa faible santé et par la naissance de son fils Jean-Jacques.

Dès lors, une correspondance active s’échange entre les époux. Ampère lutte contre la mauvaise fortune qui l’oblige à vivre éloigné de tous ceux qu’il aime. Sa nature, affectueuse et tendre, souffre cruellement de cette solitude du cœur ; chaque soir, il y cherche un remède en écrivant une longue lettre à sa femme. Il l’initie aux moindres détails de sa nouvelle existence, aux débuts de son enseignement, il lui raconte qu’il est « timide et embarrassé au commencement de sa leçon ». Cette timidité ne devait pas durer longtemps chez le professeur ; mais, dans la vie privée, dans ses relations avec le monde, il resta toujours un peu craintif. L’âge ne devait rien changer à cette disposition. Le célèbre Ampère, surchargé de distinctions honorifiques, redevenait hésitant lorsqu’il sortait des hautes spéculations mathématiques, toujours plus disposé à accorder sa confiance à d’antres qu’à lui-même.

Dans la correspondance de l’illustre savant, il ne faut point chercher l’attrait du style, mais plutôt le caractère et le cœur joints à une simplicité charmante qui le fait aimer sur-le-champ. Il écrit de Bourg, en 1801 :

 

Mon amie, c’est bien aujourd’hui la veille de ma fête et j’ai reçu le plus charmant bouquet qu’on puisse imaginer. Que tu es bonne de m’envoyer une si aimable lettre, au lieu de me faire des reproches comme les dames de ce pays-ci en font sans cesse à leurs maris de ce qu’ils ne les aiment pas assez !

 

Ses distractions lui jouent souvent de mauvais tours. Un jour, il se lance dans 1’œil et sur ses vêtements un jet de liquide corrosif ; une autre fois, il se rend en visite avec un costume déchiré. Mme Ampère s’inquiète et multiplie les recommandations. Il s’efforce de la rassurer :

 

Tu me dis de bien me tenir dans la maison où je suis. Je ne vois pas pourquoi ils ne voudraient plus de moi : je donne au moins trois heures et demie par jour à leurs élèves ; après cela, trois leçons particulières de géométrie et de mathématiques ; enfin, mon cours public de quatre à six heures, dont les préparatifs me prennent beaucoup de temps ; par-dessus tout, ce qui m’absorbe, c’est la correction des copies de seize élèves d’arithmétique ; j’y perds toutes mes soirées.

 

Détail plus intime mais touchant quand on songe qu’il tombe d’une telle plume « Ma chère amie, ajoute-t-il, je ne brûle pas du tout mes vêtements, et ne fais de la chimie qu’avec ma culotte, mon habit gris et mon gilet de velours verdâtre. »

Puis une confidence d’un autre genre :

 

J’ai reçu sept louis du mois précédent, douze livres qui étaient restées en arrière de l’autre, et vingt-sept francs de la contribution des élèves de l’École centrale. Peut-être pourrai-je ajouter à cela l’argent de M. Blanchard qui me doit vingt-un francs. En ce cas, tu recevrais neuf louis, pourvu qu’il me reste dix ou douze livres pour parer aux besoins imprévus, c’est tout ce qu’il me faut.

J’attends Noël comme les juifs le Messie.

 

Quand il s’agit de faire la part de Julie et de son fils, sur son modeste traitement, son cœur devient aussi ingénieux mathématicien que son cerveau.

À la lettre précédente, Mme Ampère répond de Lyon :

 

Mon ami, personne à Bourg ne sent comme toi ; tu es seul à penser à ceux qui t’aiment, tandis qu’ici j’ai la consolation de trouver beaucoup d’amis qui regrettent et qui me parlent de mon mari.

Notre enfant se porte très bien, c’est le plus grand de tous les bonheurs ; sans celui-là que ferions-nous des autres ? Le petit songe à toi ; on sent qu’il t’aime de toutes ses petites facultés. Hier, il rêvait à son papa, il l’avait vu lui apportant un charrette avec des chevaux gris, et il pleura en s’éveillant de voir tout disparaître.

 

Les travaux absorbants d’Ampère ne l’empêchent pas de songer aux vérités éternelles. Le doute le tourmente autant qu’il a tourmenté Pascal. Nous lisons dans une lettre à sa femme, en 1802 :

 

J’ai été chercher dans la petite chambre, au-dessus du laboratoire, où est toujours mon bureau, le portefeuille en soie. J’en veux faire la revue ce soir, après avoir répondu à tous les articles de ta dernière lettre, et t’avoir priée, d’après une suite d’idées qui se sont, depuis une heure, succédé dans ma tête, de m’envoyer deux livres que je te demanderai tout à l’heure. L’état de mon esprit est singulier : il est comme un homme qui se noierait dans son crachat... Les idées de Dieu, d’éternité dominaient parmi celles qui flottaient dans mon imagination, et, après bien des pensées et des réflexions singulières dont le détail serait trop long, je me suis déterminé à te demander le Psautier français de La Harpe, qui doit être à la maison, broché, je crois, en papier vert, et un livre d’heures à ton choix.

 

Il désire ardemment être nommé au lycée de Lyon, afin de se rapprocher de sa famille. Dans ce but, il travaille chaque jour jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. Ses découvertes finissent par le mettre en lumière. Ses considérations sur la théorie mathématique du jeu lui attirent les éloges de l’Institut et l’attention du gouvernement. Il se voit enfin sur le point d’obtenir la place ambitionnée et s’empresse d’en faire part à Mme Ampère.

 

M. Delambre, qui a fait sa visite au collège avec M. Villars, m’a dit : « Tout ce que je vois de vous confirme l’idée que j’en avais conçue. Je vais à Paris porter la liste de mes observations sur ceux qui se présentent. Votre place est à Lyon. Le gouvernement n’a rien changé encore à tout ce que j’ai fait ; certainement, il ne commencera pas à propos de vous ; d’ailleurs, je serai là et j’y veillerai. » Ce que dit M. Delambre ne varie plus ; ma nomination n’est donc pas susceptible du moindre doute.

 

Il voudrait quitter Bourg séance tenante et revenir à Lyon auprès de Julie, dont la santé devient chaque jour plus chancelante.

L’inquiétude pour sa chère malade est le seul sentiment qui fixe son imagination de feu, c’est le seul point sur lequel il n’ait aucune distraction, il pense à tout, il prévoit tout et lui envoie des ordonnances qu’un médecin pourrait signer. Cependant, sur le conseil de sa femme, il reste à Bourg jusqu’à sa nomination, puis il passe deux mois auprès d’elle ; il la voit s’affaiblir de jour en jour ; le 14 juillet 1803 elle est enlevée à sa tendresse. Cette mort le plonge dans une amère douleur, mais le rapproche de Dieu.

Quelques jours auparavant, il s’était confessé et avait communié. Son journal du temps nous montre avec quelle touchante résignation il accepta cette cruelle séparation qui brisait sa vie. La veille, il écrivit une prière admirable, où la foi et l’humilité du chrétien apparaissent dans toute leur beauté :

 

Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir créé, racheté et éclairé de votre divine lumière, en me faisant naître dans le sein de l’Église catholique. Je vous remercie de m’avoir rappelé à vous après mes égarements ; je vous remercie de me les avoir pardonnés. Je sens que vous voulez que je ne vive plus que pour vous, que tous mes moments vous soient consacrés. M’ôterez-vous tout bonheur sur cette terre ? Vous en êtes le maître, ô mon Dieu ! Mes crimes m’ont mérité ce châtiment. Mais peut-être écouterez-vous encore la voix de vos miséricordes !

J’espère en vous, ô mon Dieu ! mais je serai soumis à votre arrêt, quel qu’il soit. Mais je ne méritais pas le ciel, et vous n’avez pas voulu me plonger dans l’enfer. Daignez me secourir, pour qu’une vie passée dans la douleur me mérite une bonne mort, dont je me suis rendu indigne.

Ô Seigneur ! Dieu de miséricorde ! Daignez me réunir dans le ciel à ceux que vous m’aviez permis d’aimer sur la terre !

 

 

 

IV. LE GRAND CHRÉTIEN – À L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE –

CORRESPONDANCE RELIGIEUSE AVEC SES AMIS DE LYON

 

 

Ampère ne se contentait pas de pratiquer pour lui-même les devoirs qu’impose l’Évangile. Il fut toujours rempli d’une profonde sollicitude pour l’âme de ses amis, suivant avec intérêt les combats que plusieurs d’entre eux avaient à soutenir contre le doute. Lui aussi en avait souffert, et il disait : « Le doute est le plus grand tourment que l’homme puisse endurer sur terre. »

En 1805, il avait été nommé répétiteur à l’École polytechnique. Il n’en continua pas moins son apostolat auprès de ses amis de Lyon, les aidant de tout son pouvoir à se maintenir dans la voie de la vérité, ne leur épargnant ni ses conseils, ni ses lettres. M. Barret lui écrivait souvent pour le tenir au courant des progrès religieux de tous ceux qu’il aimait. Voici une de ces lettres datée de février 1805 :

 

Chaque jour, j’éprouve de plus en plus les effets de la bonté de Dieu. Mon frère est venu me visiter ; il a passé une semaine avec moi : j’ai pu remarquer que son caractère s’est heureusement modifié par les sentiments religieux. Il m’a remis une lettre de son ami, dans laquelle celui-ci, également ému d’une grâce céleste, me témoigne qu’il sent mieux que jamais le bonheur d’être chrétien ; et, comme s’ils s’étaient tous donné le mot, je reçois, le même jour, un mot de Bredin, qui déclare que l’orgueil seul a pu le faire reculer dans le chemin de la vérité, et que, pour y marcher avec plus de fermeté, il réclame mes services et les vôtres. Ce n’est pas tout : Bonjour paraît s’ébranler, et j’ai engagé Bredin à s’attacher à lui, promettant que vous et moi le seconderions. D’un autre côté, Grognier s’est marié : sa femme est pieuse, cela doit contribuer à le ramener au christianisme. Enfin, c’est dans de telles circonstances que M. Lambert doit prêcher le Carême à Saint-Jean ; c’en est assez, je pense, pour que nous puissions espérer la conversion sincère de nos amis. Mon brave et digne petit Ampère, votre modeste apostolat n’a donc pas été inutile. Après Dieu, c’est vous qui avez puissamment agi sur l’esprit de mon frère. Je vous engage, par tout ce que vous aimez, à tenter la même entreprise auprès de son cadet ; mais la guérison d’un tel malade n’est pas une petite cure. Cette œuvre accomplie, vous pourrez, non pas m’être plus cher, mais devenir plus agréable à Dieu. Faites ce miracle et j’oublierai tout à fait que vous avez quitté Lyon pour Paris.

 

Parmi les amis dévoués qu’Ampère avait laissés à Lyon, il faut citer M. J. Bredin, qu’il affectionna toujours particulièrement. Il entretint avec lui une correspondance suivie, où son cœur et son âme se révèlent avec une touchante simplicité. M. J. Bredin avait une fille nommée Méla, elle dicte à son père des prières que celui-ci s’empresse de communiquer à son ami. Aussitôt Ampère lui répond de Paris :

 

Oh ! comme le présent que vous m’avez fait m’a touché, mon bon ami. J’ai été lire votre lettre et le petit livre qui l’accompagnait dans le jardin de l’École polytechnique, à l’ombre d’arbres plantés par des grands de la terre dont la puissance s’est évanouie.

Au chant des oiseaux et seul au milieu de cette belle nature renaissante, comme je sentais le néant de ce que je poursuis à Paris ! Mon Dieu, vous avez permis que j’y vinsse éprouver combien est vain ce monde dont la vue, dans le lointain, me paraissait offrir une si brillante perspective. Ces savants, si fiers de leurs connaissances, que sont-ils auprès de l’âme simple à qui Dieu se révèle ? C’est lui qui a inspiré à Méla les prières qu’elle vous a dictées. Pauvres littérateurs ! Efforcez-vous d’égaler cette touchante éloquence d’une pensée qui n’étudia jamais vos rhétoriques ! Mon ami, pourquoi fallait-il que je vinsse à Paris pour connaître l’homme, pour me connaître moi-même ?

Ne soyez pas longtemps sans m’écrire. Mon cœur est si froid quand vos lettres ne viennent point le réchauffer. Parmi ceux qui, à Paris, n’ont pas mis leur Dieu en oubli, je tâcherai de répandre vos prières.

Je vous prie de dire à monsieur votre père et aux deux dames Bredin combien je suis reconnaissant de leurs bontés pour moi.

Adieu.

A. AMPÈRE.

 

Pendant une période de sept ou huit ans, Ampère est encore en proie à des doutes qui le tourmentent, il lutte courageusement et finit par triompher de cette longue épreuve. Dès lors, il est à Dieu pour toujours. Ses lettres à M. Bredin nous montrent avec quelle sévérité il s’examine.

 

Mes visites d’obligation ne sont pas terminées ; un rapport très court que j’avais promis avant le jour de l’an n’est pas commencé, et plusieurs autres également pressés ne le sont pas davantage. Mais ce que je me reproche sans comparaison plus que le reste, c’est de ne m’être nullement préparé à achever aujourd’hui la suite d’aveux que je fais à l’homme pieux dont je t’ai parlé. Que lui dirai-je de l’emploi de ces huit jours ? Les voilà dissipés comme une fumée sans laisser de trace. Ah ! je l’espère, Dieu achèvera son ouvrage et donnera à mon cœur un nouvel élan vers lui.

 

M. Bredin hésite à se confesser ; Ampère s’émeut, s’inquiète ; il tremble pour l’âme qui lui est si chère et veut savoir où elle en est avec Dieu :

 

Tu éprouves plus que jamais, me dis-tu, le désir de participer à la table du Sauveur. Qu’aurais-je à souhaiter, si tu me parlais davantage d’un autre sacrement que la miséricorde divine a daigné instituer pour qu’après ses égarements le pécheur pût chercher à s’unir à Dieu sans une extravagante témérité... Ce que je demande à Dieu tous les jours pour toi, c’est que tu trouves, à Lyon, un ecclésiastique dévoré d’un zèle pur, qui puisse mériter toute ta confiance et être, au nom du ciel, le ministre de cette absolution ; je voudrais qu’il fût ton ami pour te parler des grâces que Dieu t’a faites, de tes peines et du repentir que tu sens de tes offenses envers lui ; je voudrais que ce prêtre, dans sa véritable charité, cherchât avec toi le moment où tu pourras t’approcher du saint tribunal. Cher ami, un tel homme n’existerait-il donc pas à Lyon ?

Écris-moi, je t’en conjure, sur une question que je vais te faire en tremblant. Où en es-tu précisément sur ta croyance à l’Église catholique ? Défie-toi des sectes ; que je n’aie point à me reprocher, en te procurant certains livres, de mettre dans tes mains des instruments de mort.

 

Nous ne saurions mieux terminer ces lignes consacrées au grand chrétien qu’en citant les réflexions qu’il écrivit quatorze mois après la mort de sa femme. Écoutons parler cette âme droite et humble :

 

Défie-toi de ton esprit, il t’a souvent trompé ! Comment pourrais-tu encore compter sur lui ? Quand tu t’efforçais de devenir philosophe, tu sentais déjà combien est vain cet esprit qui consiste en une certaine facilité à produire des pensées brillantes. Aujourd’hui que tu aspires à devenir chrétien, ne sens-tu pas qu’il n’y a de bon esprit que celui qui vient de Dieu ? L’esprit qui nous éloigne de Dieu, l’esprit qui nous détourne du vrai bien, quelque pénétrant, quelque agréable, quelque habile qu’il soit, pour nous procurer des biens corruptibles, n’est qu’un esprit d’illusion et d’égarement.

La figure de ce monde passe. Si tu te nourris de ses vanités, tu passeras comme elle. Mais la vérité de Dieu demeure éternellement ; si tu t’en nourris, tu seras permanent comme elle. Mon Dieu ! que sont toutes ces sciences, tous ces raisonnements, toutes ces découvertes de génie, toutes ces vastes conceptions que le monde admire et dont la curiosité se repaît si avidement ! En vérité, rien que de pures vanités.

Étudie les choses de ce monde, c’est le devoir de ton état, mais ne les regarde que d’un œil ; que ton autre œil soit constamment fixé sur la lumière éternelle. Écoute les savants, mais ne les écoute que d’une oreille, que l’autre soit toujours prête à recevoir les doux accents de la voix de ton ami céleste ; n’écris que d’une main, de l’autre, tiens-toi aux vêtements de Dieu, comme un enfant se tient aux vêtements de son père.

Que mon âme, à partir d’aujourd’hui, reste ainsi unie à Dieu et à Jésus-Christ !

 

 

 

V. LE SAVANT – SES TRAVAUX –

LES DÉCOUVERTES – LE JEU D’ÉCHECS

 

 

Cependant, la gloire qu’Ampère ne recherchait point, comme nous le prouve la méditation précédente, venait au-devant de lui. Ses Considérations sur la théorie mathématique du jeu avaient attiré sur lui l’attention des savants. Dans ce volume, il mettait en lumière une ingénieuse et savante application du calcul des probabilités ; c’est ce travail qui lui avait valu, en 1802, une chaire au collège de Lyon. Le séjour de cette ville, qu’il avait tant désiré pendant les premières années de son mariage, lui devint odieux après la mort de Mme Ampère. Eu 1805, il quitta Lyon, où rien ne le retenait plus, et fut nommé répétiteur à l’École polytechnique. En 1808, il devint inspecteur général de l’Université ; l’année suivante, professeur titulaire à l’École polytechnique, puis chevalier de la Légion d’honneur. En 1814, l’Institut lui ouvrait ses portes, il fut élu membre de l’Académie royale des sciences et, peu après, toutes les Sociétés savantes de l’Europe se disputèrent l’honneur de le compter parmi leurs membres. La découverte qui lui fait le plus d’honneur et qui fut, sans contredit, la plus riche en conséquences, est la théorie qui porte son nom, et qui rend compte de tous les phénomènes de l’électrodynamique et de ceux qui en dérivent.

Un physicien danois, Œrsted, avait signalé, en 1809, l’action d’un courant électrique circulant dans le voisinage d’une aiguille aimantée. Ampère répéta toutes ces expériences dans son laboratoire de la rue des Fossés-Saint-Victor, en inventa de nouvelles et parvint à formuler, d’une manière ingénieuse, la loi de ces phénomènes. Il imagina un observateur placé dans le courant, la face vers l’aiguille aimantée, le courant entrant par les pieds et sortant par la tête ; dans ces conditions, l’aiguille tend à se mettre en croix avec le courant, de manière que son pôle Nord soit à la gauche de ce dernier (représenté par l’observateur). Poursuivant l’étude de ces phénomènes, il trouva l’action des courants sur les courants, et y ramena tous les phénomènes de l’électrodynamique, du magnétisme terrestre et de l’électromagnétisme. Il contribua aussi, avec Arago, à l’invention de l’électro-aimant.

« Pendant plusieurs semaines, dit Arago, les savants nationaux et étrangers purent se rendre en foule dans son humble cabinet de la rue des Fossés-Saint-Victor, et y voir avec étonnement un fil conjonctif de platine qui s’orientait par l’action du globe terrestre. Qu’eussent dit Newton, Halley, Dufay, Æpinus, Franklin, Coulomb, si quelqu’un leur avait annoncé qu’un jour viendrait où, à défaut d’aiguille aimantée, les navigateurs pourraient orienter leur marche en observant des courants électriques, en se guidant sur des fils électriques ? L’action de la terre sur un fil conjonctif est identique, dans toutes les circonstances qu’elle présente, avec celle qui émanerait d’un faisceau de courants ayant son siège dans le sein de la terre, au Sud de l’Europe, et dont le mouvement s’opérerait, comme la révolution diurne du globe, de l’Ouest à l’Est.

« Son cabinet de travail s’ouvrait à toute heure et à tout venant. On n’en sortait pas, il faut l’avouer, sans qu’il vous demandât si vous connaissiez le jeu d’échecs... La réponse était-elle affirmative, il s’emparait du visiteur et joutait contre lui des heures entières. Ampère avait trop de candeur pour s’être aperçu que les inhabiles eux-mêmes connaissaient un moyen infaillible de le vaincre : quand les chances commençaient à leur être défavorables, ils déclaraient, en termes très positifs, qu’après de mûres réflexions, le chlore était définitivement pour eux de l’acide muriatique oxygéné ; que l’idée d’expliquer les propriétés de l’aimant à l’aide des courants électriques semblait une vraie chimère ; que, tôt ou tard, les physiciens reviendraient au système de l’émission, et laisseraient les ondes lumineuses parmi les vieilleries décrépites du cartésianisme. Ampère avait ainsi le double chagrin de trouver de prétendus adversaires de ses théories favorites et d’être échec et mat. » (Arago.)

 

 

 

VI. AMPÈRE PHILOSOPHE – SON INFLUENCE SUR MAINE DE BIRAN –

SON SYSTÈME PSYCHOLOGIQUE – INQUIÉTUDE DE BALLANCHE SUR SON AMI

 

 

Outre ses études scientifiques, Ampère se lança aussi dans des études philosophiques, cherchant à concilier la religion et la raison, à saisir et à proclamer la certitude métaphysique. Des hardies spéculations de l’astronomie, il savait descendre aux ingénieux aperçus de la philologie et à la littérature ancienne ou moderne. Dieu l’avait doué d’une activité d’esprit prodigieuse, rien ne le fatiguait plus que le repos. Sa mémoire prompte et fidèle saisissait la parole ou l’idée au passage et la retenait pour toujours.

Lié avec Cabanis, Destutt de Tracy, de Gérando, tous amis de Maine de Biran, il entretint avec ce philosophe une correspondance qui dura une dizaine d’années et qui forme la plus grande partie des écrits philosophiques d’Ampère ; elle montre quelle fut son influence sur l’esprit de l’auteur du Mémoire sur l’habitude. Cette influence, pour être cachée, n’en fut pas moins considérable. Ce qui manque à Ampère, pour occuper dans la philosophie moderne une place digne de son mérite et de ses méditations, c’est surtout un langage intelligible à la masse du public.

Le système psychologique d’Ampère différait sur bien des points de celui de Maine de Biran. Il lui a emprunté la distinction de l’idée et du sentiment ; mais il distinguait plus nettement les sentiments et les sensations, et il le devance en constatant l’activité volontaire comme parfaitement distincte de la sensation, du sentiment et de l’idée. Il faisait à la raison une part plus grande que Maine de Biran, et il conservait à la perception externe toute sa valeur, sans laquelle les sciences cosmologiques n’auraient point d’objet. Enfin, il établit une distinction entre la conscience de l’effort et la sensation du mouvement musculaire. La sensation se rapporte au muscle mis en jeu ; il n’en est pas de même de l’effort volontaire.

L’illustre mathématicien est allé trop loin lorsqu’il a cru que tout homme a naturellement et primitivement conscience de la localisation dans le cerveau, car c’est là une notion acquise. C’est encore lui qui a attiré l’attention de Maine de Biran sur la conception des relations mutuelles qui existent entre les causes extérieures indépendamment de nous et de nos sensations : conception rationnelle, sans laquelle les sciences mathématiques et physiques ne pourraient pas exister.

Quand une idée possédait l’esprit inventeur d’Ampère, il n’entendait plus rien autre chose ; aussi, cette direction nouvelle vers la psychologie devint-elle assez forte pour dominer un moment toutes les autres.

M. Ballanche, son ami et son compatriote, fut effrayé de la passion avec laquelle Ampère se lançait dans cette nouvelle voie. Il lui écrivit en 1805 :

 

Ce que vous me dites au sujet de vos succès en métaphysique me désole. Je vois avec peine qu’à trente ans vous entrez dans une nouvelle carrière. On ne va pas loin quand on change tous les jours de route. Songez bien qu’il n’y a que de très grands succès qui puissent justifier votre abandon des mathématiques, où ceux que vous avez déjà eus présagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais que vous ne pouvez mettre de frein à votre cerveau.

Cette idéologie ne fera-t-elle point quelque tort à vos sentiments religieux ? Prenez bien garde, mon cher et très cher ami, vous êtes sur le bord d’un précipice : pour peu que la tête vous tourne, je ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m’empêcher d’être inquiet. Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue et vous tyrannise. Quelle différence il y a entre nous et Noël ! J’ai retrouvé ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi à la société que vous savez. Combien ils sont heureux ! Combien je désirerais leur ressembler !...

 

 

 

VII. SECOND MARIAGE –

INVENTION DU TÉLÉGRAPHE ÉLECTRIQUE –

PRINCIPAUX OUVRAGES

 

 

Tous les amis du grand savant lui conseillaient de se remarier, afin de se constituer un foyer. Le souvenir du bonheur dont il avait joui avec Julie Caron, l’engagea à suivre leur conseil ; il épousa, en 1807, Mlle P..., mais cette seconde union ne fut pas heureuse.

Pendant que son fils enseignait à l’Athénée de Marseille, Ampère avait échangé sa chaire de l’École polytechnique contre celle de physique expérimentale au Collège de France. Quatre ans plus tard, il découvrait la théorie du télégraphe électrique ; en 1824, il lisait à l’Académie des sciences l’exposé suivant :

 

Autant d’aiguilles aimantées que de lettres de l’alphabet qui seraient mises en mouvement par des conducteurs qu’on ferait communiquer successivement avec la pile, avec des touches du clavier qu’on baisserait à volonté, pourraient donner lieu à une correspondance télégraphique qui franchirait toutes les distances et qui serait plus prompte que l’écriture de la parole pour transmettre les pensées.

 

Pendant les six dernières années de sa vie, Ampère entreprit une classification générale des sciences, en prenant pour modèle la classification botanique de Jussieu. Il eut pour collaborateur dans ce vaste travail le savant abbé Moigno, fondateur du Cosmos. Dans son cours au Collège de France, il en développa le programme. Cet ouvrage a été publié sous le titre : Philosophie des sciences.

Les principaux ouvrages d’Ampère sont :

 

Démonstration de l’égalité de volume des polyèdres symétriques, 1806.

Recherches sur l’application des formules générales des variations aux problèmes de la mécanique.

Traité de calcul différentiel et de calcul intégral.

Sur l’électromagnétisme : Mémoire sur l’action mutuelle de deux courants électriques ; sur celle qui existe entre un courant électrique et le globe terrestre, et celle de deux aimants l’un sur l’autre.

Recueil d’observations électrodynamiques (1822).

Lettre sur l’état magnétique des corps qui transmettent un courant d’électricité.

Les Mémoires de l’Institut.

Les Annales de chimie et de physique.

Les Annales des sciences naturelles.

Les Mémoires de l’Académie.

 

Tous les journaux de l’époque sont pleins des communications que leur envoyait Ampère et qu’on se disputait. On devine que le ton de ces écrits exclut la pensée de les voir jamais populaires ; il n’en est pas ainsi de ses découvertes qui ont immortalisé son nom.

En physique, on appelle table d’Ampère un appareil inventé par le savant et qui sert à étudier l’action des courants électriques les uns sur les autres ou sur les aimants.

 

 

 

VIII. DISTRACTIONS D’AMPÈRE –

COMPARAISON AVEC LA FONTAINE –

LES TROIS ÉVÈNEMENTS DÉCISIFS DE SA VIE – LA MALADIE – LA MORT

 

 

Ampère, nous l’avons dit, était timide et distrait. Ces deux tendances de son esprit lui occasionnèrent une série d’aventures plus comiques les unes que les autres. Bien qu’elles soient pour la plupart connues, on ne sera pas fâché de les retrouver ici.

Les bruits et le mouvement de Paris n’empêchaient pas son cerveau de travailler sans cesse. Ses méditations l’absorbaient au point de lui faire oublier complètement l’endroit où il se trouvait. On raconte qu’un jour, cherchant la solution d’un problème important, il aperçoit un fiacre arrêté à une station ; aussitôt il tire de sa poche un morceau de craie et, croyant avoir devant lui le tableau noir de la Sorbonne, il le couvre d’X, de + et de – et d’autres signes algébriques. Il arrivait à la solution quand le fiacre se mit en marche, emportant tout le travail du mathématicien étonné.

« En 1829, lisons-nous dans le Journal et Correspondance, p. 274, quand le grand mathématicien, atteint des premiers symptômes d’une maladie du larynx, voyageait sur la route d’Hyères, où il allait chercher le repos et le soleil, assis au fond d’une calèche, à côté de son fils, il se chargeait volontiers de payer les postillons. Aux portes d’Avignon, dans ce pays déjà méridional, où le langage populaire se colore et s’accentue d’épithètes énergiques, André Ampère essayait laborieusement de régler ses frais de route ; mais, d’un côté, la distraction, de l’autre, l’impatience, embrouillaient incessamment toutes ses additions.

« L’affaire s’arrange enfin au gré de l’Avignonnais, qui reçoit son pourboire et d’un air de superbe dédain : « En v’la un mâtin qui n’est pas malin ! Ous qu’il a donc appris à carculer ? »

En faisant son cours à l’École polytechnique, il lui arriva quelquefois, dans le feu d’une démonstration, de s’éponger le front avec le chiffon qui lui servait à essuyer le tableau, et par contre, il ne craignait pas d’essuyer la craie du tableau avec son foulard de soie, ce qui faisait le bonheur de son auditoire.

Qui n’a entendu répéter l’histoire de ce petit caillou trouvé par le savant, au pont des Arts ? Quelques taches sur ce caillou avaient attiré son attention ; il le ramasse, l’examine, mais soudain, se rappelant qu’il est déjà en retard pour son cours, il tire sa montre. Hélas ! l’heure est passée ! alors il presse le pas, remet le caillou dans sa poche et jette précipitamment la montre par-dessus le parapet.

Un jour, se trouvant en compagnie de ses amis, Camille Jordan et de Gérando, il leur parla treize heures de suite sur le monde et son organisation, avec un tel intérêt que ses auditeurs eux-mêmes ne s’apercevaient pas de la fuite du temps.

Le grand géomètre se trouvait mal à l’aise dans le monde, il s’y ennuyait et n’y allait que dans de rares occasions. Un soir d’octobre, il fut invité à un dîner de cérémonie chez M. de Fontanes. Il se présente donc en uniforme de l’Institut, le tricorne à la main et l’épée au côté. Après les salutations habituelles, il éprouve le besoin de se séparer de son épée longue et pointue qui le gêne dans ses mouvements. À la fin de la soirée, tous les invités se sont retirés. M. et Mme de Fontanes sont seuls avec Ampère. Malgré tous les efforts de leur politesse, la conversation languit, bientôt ils sommeillent légèrement. Ampère finit par s’en apercevoir. Il voudrait bien prendre congé, mais comment faire ? La maîtresse de maison endormie s’est laissée retomber sur le coussin qui dérobe aux regards l’épée de l’académicien. Le silence s’accentue, les bougies s’éteignent, les domestiques s’impatientent et murmurent dans l’antichambre. Tout à coup, Mme de Fontanes, réveillée en sursaut, aperçoit dans la glace placée en face d’elle un homme brandissant une épée nue ! Elle pousse un cri d’effroi. Tous ses gens d’accourir. Ampère, voulant respecter le sommeil de la dormeuse, a tiré doucement son épée, mais le fourreau est resté sous l’oreiller...

On a comparé le mathématicien avec La Fontaine. Il eut la bonhomie et l’inexpérience du monde et des hommes qui caractérisaient le grand fabuliste, il passa comme lui pour un type d’homme distrait ; mais chez Ampère, les distractions provenaient de la préoccupation d’esprit et non du vagabondage de l’imagination. Il n’avait d’ailleurs rien de l’égoïsme de La Fontaine et prenait, au contraire, une part très vive à toutes les douleurs qu’il rencontrait sur son chemin, qu’elles fussent publiques ou particulières. Après le désastre de Waterloo, il écrivait à un ami :

 

Je suis comme le grain entre deux meules, rien ne pourrait exprimer les déchirements que j’éprouve ; je n’ai plus la force de supporter la vie ici. Il faut à tout prix que j’aille vous rejoindre ; il faut surtout que je fuie ceux qui me disent : « Vous ne souffrirez pas personnellement », comme s’il pouvait être question de soi au milieu de semblables catastrophes.

 

La prise de Parga et de Varsovie lui avait aussi causé de douloureuses émotions. Il ne comprenait pas qu’on pût rester insensible aux malheurs publics.

Il différa encore de La Fontaine en ce qu’il se montra toujours un modèle de tendresse paternelle et, dans tous ses écrits, respectueux des bonnes mœurs.

Une société d’élite, unie par un même esprit de christianisme, se groupait autour d’Ampère ; elle se composait de MM. de Jussieu, Ballanche, Camille Jordan, de Gérando, Dugas-Montbel et Bergasse. Tous étaient compatriotes du savant, et célèbres dans des carrières différentes.

« Nous avons entendu parler, dit Ozanam, de ces réunions amicales dans lesquelles chacun apportait son tribut intellectuel, et où M. Ampère aimait à développer les preuves de la divinité des Livres Saints. Nous savons des âmes qui lui durent alors les premières lueurs de la foi. À Paris, au milieu du matérialisme de l’empire, du panthéisme de ces derniers temps, il conserva inébranlable la religion de ses premières années. C’était elle qui présidait à tous les labeurs de sa pensée, qui éclairait toutes ses méditations, c’était de ce point de vue élevé qu’il jugeait toutes choses et la science elle-même. Naguère encore, à son cours du collège de France, nous l’avons entendu justifier, par une brillante théorie géologique, l’antique récit de la Genèse. Il n’avait point sacrifié, comme tant d’autres, au génie du rationalisme, l’intégrité de ses convictions, ni déconcerté le légitime orgueil que ses frères avaient mis en lui. Cette tête vénérable, toute chargée de science et d’honneurs, se courbait sans réserve devant les mystères et sous le niveau de l’enseignement sacré. Il s’agenouillait aux mêmes autels que Descartes, à côté de la pauvre veuve et du petit enfant moins humbles que lui... Il était beau surtout de voir ce que le christianisme avait su faire à l’intérieur de sa grande âme : cette admirable simplicité, pudeur du génie, qui savait tout et s’ignorait soi-même ; cette haute probité scientifique qui cherchait la vérité seule et non pas la gloire, et qui maintenant est devenue si rare ; cette bienveillance enfin qui allait au-devant de tous, mais surtout des jeunes gens : nous en connaissons pour lesquels il a eu des complaisances et des sollicitudes qui ressemblaient à celles d’un père. En vérité, ceux qui n’ont connu que l’intelligence de cet homme n’ont connu de lui que la moitié la moins parfaite. S’il pensa beaucoup, il aima encore davantage. »

Ampère avait coutume de dire que trois évènements, pourtant bien dissemblables, avaient imprimé une influence décisive dans sa vie : sa Première Communion et sa Confirmation en 1787 ; la lecture de l’éloge de Descartes, par Thomas ; la prise de la Bastille en 1789. Le premier de ces évènements lui inspira l’amour de la religion ; le deuxième, l’amour de la science et le troisième lui fit embrasser avec enthousiasme les principes de la Révolution naissante. Cet enthousiasme ne devait pas tarder à se ralentir ; lorsqu’il vit la Terreur inonder de sang la France et le père qu’il aimait si tendrement, monter sur l’échafaud, il se retourna bientôt vers celui qui est la Voie, la Vérité et la Vie. Cependant, il faut le dire, il conserva toute sa vie des idées libérales.

Il ne se préoccupait nullement de sa santé, et cette négligence faisait le désespoir de ses amis. Quelques jours avant d’entreprendre son dernier voyage, il causa longtemps et avec animation, en compagnie de M. Bredin. Ce dernier, inquiet du résultat de cette longue conversation sur la santé de son ami, lui conseilla de se calmer, de se reposer. « Ma santé ! ma santé, s’écria Ampère, il s’agit bien de ma santé ! Il ne doit être question ici, entre nous, que des vérités éternelles. »

Il achevait son grand ouvrage sur la classification des sciences, lorsque, dans une tournée d’inspection, il tomba malade et se vit perdu. Cependant, sur le conseil de ses médecins, il partit pour Marseille. Mais le climat du Midi, qui lui avait jadis rendu la santé, fut impuissant à le sauver. On le transporta au collège de Marseille où il fut entouré d’une grande sollicitude. Les soins dévoués qu’il y reçut amenèrent une amélioration, l’espoir renaissait, son âge pas très avancé, soixante ans, faisait croire à un rétablissement. Mais la science, les veilles, les chagrins avaient usé sa vie. Souvent, après avoir employé la journée à ses cours, il passait ses nuits dans son laboratoire.

Le grand savant ne s’était pas fait d’illusion, il s’était senti frappé mortellement et n’avait pas attendu au dernier moment pour remplir ses devoirs religieux, aussi répondit-il à un ecclésiastique qui lui conseillait de se confesser, le voyant mourant : « Merci, Monsieur l’abbé, merci ! avant de me mettre en route, j’ai rempli tous mes devoirs de chrétien ! »

Pour faire naître en lui des pensées pieuses, une religieuse garde-malade offrit de lui lire un chapitre de l’Imitation de Jésus-Christ : « N’en prenez pas la peine, ma Sœur, répondit-il, je la sais par cœur. »

Une fièvre aiguë s’étant jointe à la grave maladie de poitrine dont il était atteint, il expira le 10 juin 1836, entouré de respect et d’affection, mais loin de sa famille et de son fils, étonnant par sa résignation chrétienne tous ceux qui connaissaient sa nature ardente.

 

 

 

 

A. LARTHE-MÉNAGER,

dans Les contemporains, t. 4,

Maison de la Bonne Presse.

 

 

 

 

 

 

 

 

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