Hommage à Alfred Desrochers

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rina LASNIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUAND LES MAINS orpailleuses du temps auront retourné notre humus littéraire, elles conserveront comme de l’or authentique les poèmes d’Alfred DesRochers dont la réimpression constitue une épreuve de durée 1.

Si, après vingt ans, une poésie n’a épuisé ni sa saveur ni sa puissance d’émotion, c’est qu’elle était vraiment inspirée. Nous dédaignerons donc les faciles louanges, nous abandonnerons à son destin bienheureux cette vigoureuse poésie, et nous nous tournerons plutôt vers le poète.

Qu’il le veuille ou non, le poète appartient avant tout aux poètes, surtout en ces temps où nous connaissons ce dur paradoxe d’une scission constante entre la poésie et le poète. En effet, si la poésie est mieux reçue, mieux écoutée qu’en 1900, le poète se voit toujours dénier, sinon le droit, du moins le fait de sa vocation spéciale. Il n’existe que deux vocations normales pour les femmes: le mariage ou le cloître. Pour les hommes, on peut ajouter celle d’un célibat honorable et toujours honoré! La vocation artistique reste un exil et les artistes des transfuges.

Or, si nous vous sommes reconnaissants, ô poète, d’avoir été, dans l’uniformité de nos plaines prudentes, cette hardiesse de l’élan, puis cette cime qui ne sert à rien, rien qu’à entretenir le sens de la hauteur; si vous avez, à votre insu, orienté notre soif vers les vents purs et périlleux, nous allons vous demander, en guise d’hommage et d’acte de confiance, de ne pas nous abandonner...

Nous sommes peut-être d’une autre « onction », mais, si nous sommes poètes, nous appartenons à la même solitude. Si vous avez respiré le vide et éprouvé le vertige, nous respirons la touffeur matérialiste et nous avons souvent la nausée... Notre chant, comme le vôtre, nous le poussons doucement dans le monde comme une frégate de joie et d’étoiles, et voici qu’il nous revient comme un bateau de plaisance et de loisir. Nous nous obstinons à mettre beaucoup d’âme comme source du chant, c’est d’avoir de la voix qu’on nous félicite... et c’est d’avoir cette âme vive et jaillissante qu’on nous plaint tout bas; car une fontaine qui n’est pas canalisée, c’est comme une montagne qui n’est pas labourée, c’est joli mais de peu d’utilité.

Alors, nous avons besoin que quelqu’un au milieu de nous, un frère et plus grand que nous, vive parmi nous impénitent, en tant que poète, comme Lucifer! Nous avons besoin que vous restiez farouche, sauvage comme l’arbre qui refuse le fruit comestible pour tourner ses sèves en splendeur... parce que c’est son appel, méconnu des autres.

Nous espérons que vous serez sans indulgence pour ces domestications qu’on cherche à vous imposer en extrayant de vos chants et de vos tourments... des conseils, des exemples de traditionalisme, des sagesses humaines.

Or, ce que nous voulons, ce n’est pas nous coucher à l’ombre de votre montagne, mais tenter notre vol icarien. Nous n’entendrions pas, sans mourir un peu, une seule parole légère de la part d’un poète qui rassembla pour nous tant de voix éparses mais déjà graves.

Laissez les professeurs à leur chaire, les critiques à leur loupe, les libraires à leurs profits, les sages à leurs sécurités et parlez-nous en frère-poète; ou, si vous choisissez de vous taire, que votre silence soit cette nuit vierge où nous reconnaîtrons, inaltérée, une douloureuse altitude acharnée à monter entre ses ombres...

 

 

 

Rina LASNIER.

 

Paru dans Liaison en 1949.

 

 

 

 

 


1 À l’ombre de l’Orford, Fides, 1948.

 

 

 

 

 

 

 

 

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