Mademoiselle de La Vallière

(1644-1710)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LOUISE, Françoise de La Baume-Leblanc de La Vallière était née à Tours, le 6 Août 1644, et n’appartenait pas, elle, à une famille de grand éclat. Son père avait bien été gouverneur du château d’Ambroise, mais il y avait régi plus que gouverné. Quand il mourut, sa veuve se remaria avec un M. de Saint-Rémy, maître d’hôtel de Madame, belle-sœur du Roi, et c’est ainsi que la jeune fille fut introduite à la Cour – par la petite porte.

Rien donc de la grande dame. Tant mieux, car elle en fut plus naïve et comme populaire, dans sa ferveur simple : tant pis, car on eût apprécié que les plus altières entretinssent, du fait de l’amour, une si complète humilité. Un peu éblouie, elle vécut, attendant, au milieu du faste qui l’entourait, ouvrant plus grand ses doux yeux en amandes et frémissant de sa bouche, aussi écarlate qu’un ruban de satin. Cette tendre crut donner bien peu en se donnant toute...

 

*   *

 

Elle est particulièrement touchante et connue. C’est qu’elle fut bonne et d’une vraie tendresse, et qu’elle diminua son péché de toute sa faiblesse ardente et de tout son remords, elle qui aurait tant voulu ne jamais faire de mal. Au centre des impérieuses, des vaniteuses, elle apparaît dégagée de tout orgueil, uniquement soucieuse de l’Amour. Elle est comme égarée dans une situation fausse. On se souvient qu’elle sut expier ses pâles bonheurs par une longue retraite de pénitence, et, si l’on prend conscience des époques et des dates, ce sentiment d’affectueuse pitié s’accroît et l’absout plus encore.

Vie amoureuse de treize ans ; vie repentante qui dura trente-six années. Mieux informé d’elle, quel malaise d’imaginer que ce fin visage subit les stigmates de l’orde vieillesse, dans son serre-tête et sa guimpe ; que ces traits allongés et souples, si mobiles, se durcirent sous l’émaciement de l’âge et des sacrifices, et que la duchesse de La Vallière, sœur Louise-de-la-Miséricorde, mourut au Carmel, à soixante-six ans !

 

*   *

 

En 1661, quand commença le douloureux pèlerinage, elle apparut, dans cette Cour de Madame, princesse d’Angleterre, non comme une belle, mais seulement comme une jolie. La beauté, le XVIIe siècle, sans grande finesse esthétique, la voyait plutôt dans un jeu de lignes que dans un jeu de couleurs et de nuances. Certes, la blondeur était appréciée : Mademoiselle de La Fayette fut belle, quoique brune – mais le beau officiel résidait plus dans une certaine affirmation de hauteur ; dans un maintien, peut-être, qui révélait la puissance et qui s’appelait le grand air. Très peu de peintres ont su nous le révéler, même des plus habiles, et c’est pourquoi nous comprenons si mal, en face des portraits, l’engouement dont bénéficièrent les modèles qu’il nous est si particulièrement difficile de le faire saisir. Mais leurs pâtes lourdes et cernées, à ces maîtres, furent encore moins enclines à nous restituer ce qui retenait chez un être d’irréalités ineffables tel que fut Mademoiselle de La Vallière : ce pastel, qu’il eût fallu traduire avec des pollens, des givres, des nuées...

Oui, ce qui fit d’abord remarquer la jeune fille, ce fut sa nuance et le mouvement de ses traits plus que la régularité et le dessin. Elle s’animait de ce quelque chose qui correspond à la beauté du diable, par la mobilité, la variété expressive et l’éclat changeant, mais qu’on pourrait dire plus justement, en présence de toute cette fragilité si tendre, la beauté de l’ange.

Elle semblait immatérielle et seulement mise debout par l’esprit, par la flamme intime. Si peu femme et tellement féminine ! Songez qu’elle n’avait, en cette époque d’appas substantiels et de femmes colosses, ni bras, ni poitrine, ni hanches ; qu’elle comptait seulement dix-sept frileux Avrils, et précisez encore qu’elle boitait. Elle boitait, oh, légèrement, adroitement, mais elle se déhanchait quand même, arrivant, par grâce spontanée, à douer ce déséquilibre d’une danse incessante, d’une ondulation de pavane ininterrompue. Mais le fait est là : celle qui deviendra la favorite du plus beau prince de l’Europe, boitait ! Quelque atteinte tuberculeuse et coxalgique, sans doute, qui indique tout de suite la ténuité de l’organisme, mais aussi, dans la semi-victoire remportée sur l’accident, révèle la vaillance et l’emprise des éléments actifs sur les tendances passives.

Ce sera la blonde infiniment délicate, réduite à la grâce, à l’animation, au miroitement, au miracle de vivre. Alors, quand on les aime, celles-là, et qu’elles vous aiment, les êtres s’unissent par delà les réalités humaines. Le mariage s’accomplit en plein ciel, en plein dans cet éther où se rejoignent les âmes. Il n’y a rien à étreindre dans nos bras qui se serrent vainement. La possession ne devient plus qu’un gage physique de la présence, du consentement : de quoi rattacher à l’existant cette émanation changeante, incessamment mobile, qui a pris pour se manifester les moins corporelles des tonalités et des formes. Que pareille passion subie par Louis XIV témoigne donc de la qualité initiale du Roi ! Il ne faut jamais l’oublier si l’on veut vraiment approcher le grand monarque. La vie aura pu le durcir, l’épaissir dans la majesté omnipotente ; mais, toujours, il y a ce premier départ ; cet arrêt sur le seuil et ces mains qui se tendent vers l’immatériel féminin.

 

*   *

 

On ne s’accorde pas sur les yeux de Louise. Le pamphlet du Palais-Royal les dit bruns. Madame de Motteville les vit bleus, et c’est elle qui a raison : ces yeux étaient pervenche avec des cils noirs, ce qui de loin fonce les clartés de l’iris. Mais tous vantent la couleur ravissante de sa chevelure, cette mousse, argentée à force d’être blonde, qui flotte autour de ses traits qui les anémie encore, les altère languissamment ; clartés un peu lunaires et parure normale de ce teint si délicat. Tous les chroniqueurs citent le teint d’une extraordinaire luminosité, pomponné d’incarnat, tranché par la longue bouche rouge, si vivante.

Elle devait posséder cette pâleur sans nom, l’admirable immaculé de certaines chairs qui forment, alors, un amalgame sans rival, sans réelle comparaison. De ces teints que l’on dit phosphorescents dans l’ombre, plus transparents que le camélia, plus mats que la fleur d’oranger, plus profondément pâles encore que la cire dont l’incidence jaunirait. Ces teints sont des écrans uniques, des révélateurs prodigieusement sensibles. Tout s’inscrit sur ce tableau blanc. Le sang, qui paraît courir si loin des épidermes, y afflue pour peu qu’il bouge, les anime incroyablement, y jette son reflet, une aurore, un incendie... Prend tout le pigment des lèvres pour le distendre sur la peau entière, la flamber, l’enrichir d’un pourpre moelleux et indicible ; cette finesse dont une seule fleur peut évoquer la texture, mais sous un vilain nom lourd : le bégonia, rose alors. C’est laid à dire, un teint de bégonia rose, mais d’une telle justesse qu’on voudra bien nous le pardonner.

 

*   *

 

Les vrais amoureux haïssent les fards. Toutes les femmes, aujourd’hui, ont des teints tuberculeux, et le plâtre coloré est devenu un masque uniforme qui les pétrifie dans une seule expression de la peau. Le fard à outrance est d’abord une négation de la physiologie personnelle, et ensuite, une négation de l’instant émotif. Il est assez curieux de noter que durant ces siècles qu’on nous certifie avoir été si loin du naturel, le teint des femmes semble avoir été respecté. La description d’époque comporte toujours les couleurs du visage. Maintenant, il n’y aurait qu’à les remplacer par cette formule : « Elle faisait bien sa figure... ». Toutes nos femmes méritent l’ancienne mention du « plus beau teint du monde », mais le bel instrument épidermique et sensible s’est tu.

Cette animation, Louise de La Vallière la prodiguait. L’étincellement de sa vivacité, de son âme, a été profondément ressenti par les contemporains : « Ses regards sont languissants et quelquefois aussi pleins de feu, de joie, d’esprit (...) son esprit est brillant (...) Elle pousse les choses plaisamment ; elle a beaucoup de solidité, et même du savoir, sachant presque toutes les histoires du monde (...) elle a aussi le cœur ferme et généreux, désintéressé, tendre, pitoyable (...) elle aime ses amis avec une ARDEUR INCONCEVABLE », et ceci, tiré du Palais-Royal, libelle à tendance scandaleuse, montre d’autant mieux la franchise de ces qualités.

Voici donc qu’apparaît la fille délicieuse ; celle qu’on remarque, qu’on étudie, et qui plaît ; qui transporte. Elle pouvait avoir la bouche grande et les dents tristes, mais sa verve de mésange, ses douces saillies, sa gaieté pure le faisaient oublier. D’autant plus vite qu’elle avait encore reçu cette grâce du joli sourire, qualité transformatrice, transfiguratrice, qui donne une telle valeur aux physionomies que certains l’attendent comme une récompense à leurs attentions, comme un petit phénomène émouvant et toujours exquis.

Mais quelles menaces corporelles ! Le Roi s’en émut très vite : ce teint de nacre et de burgaudine, et pareille maigreur ! Le royal amant s’en fut consulter Chiron, médecin de Madame, pour lui demander, « avec une extrême émotion », si Mademoiselle de La Vallière pouvait vivre... C’en fut à ce point d’irréalité, de délicatesse physique, de fragilité ! Est-ce que ce composé instable n’était pas près de se dissoudre, de s’évanouir en rosée, en rayons ? Chiron, un drôle, le réconforta, lui affirma « aussi fortement que s’il avait reçu la lettre de Dieu », qu’elle pouvait vivre de longues années. « Si bien », ajouta-t-il, « qu’en voyant la joie du Roi, il s’en est près que rien fallu que je ne lui aie promis l’immortalité pour cette fille » ! – « Mon Dieu ! » s’exclama Madame, « quels charmes secrets a cette créature pour inspirer une si grande passion ? » – « Je vous assure », répondit Chiron, « que ce n’est pas son corps qui les lui fournit... ! »

Non, odieux Chiron : c’était tout ce à quoi les corps ne servent que de tremplin pour cet essor, de clavier pour cette mélodie, de sachet pour ce parfum : le RIEN où vivait cette âme, entre l’or léger des boucles, le doux éblouissement des prunelles, la sinuosité des longues lèvres... C’était Louise de La Vallière et ce n’était qu’elle : non pas des charmes, mais le charme.

 

*   *

 

L’intrigue s’engagea comme une action de comédie. Le Roi manifestait un intérêt soudain pour sa belle-sœur, cette princesse d’Angleterre que jadis il dédaignait si fort, quand la Reine douairière devait le prendre au collet pour qu’il l’invitât. Mais Henriette, sitôt mariée, devint aimable. Monsieur parut s’affecter beaucoup de cette sollicitude nouvelle. La reine Anne d’Autriche aussi... Les tendres belligérants décidèrent alors que le Roi donnerait le change et courtiserait une des filles de Madame. L’enfant allait faire « chandelier ». On hésita entre Chémerault et une petite Tourangelle nouveau-venue, « fort jolie, fort douce... ».

Et la combinaison aurait pu réussir – si le Roi n’avait appris que, depuis un an, la fillette l’aimait ; mais l’aimait sans l’ombre d’espoir, sans un grain de réalisme, en pensionnaire qui n’a vu qu’un jour, au parloir, un bel officier. L’aimait pour lui, et non pour elle. Cet amour venu de si loin, s’adressant si haut, avait pris une telle forme dévotieuse que la princesse Palatine put écrire plus tard, quand elle fut témoin de la piété de la carmélite : « Mademoiselle de La Vallière avait fait une transposition de son amour (...) elle avait apporté à Dieu ce qu’elle avait eu jadis dans le cœur pour le Roi... »

Et Louis, poursuivant son stratagème, lui parla, un soir ; la vit s’animer, fleurir, s’épanouir, hésitante entre la joie et la timidité, emportée bientôt par sa grâce intime, sa jolie manière. Toute dressée – elle était grande et très liane – elle l’encensa de son contentement, de sa tendresse émanée, de son babil, de son roucoulement. À vingt-trois ans, le Prince était déjà soupçonneux et il analysait vite. Il fut surpris par la fraîcheur du vrai, par sa limpidité effervescente... Il revint tout rêveur près de Madame, dont la sécheresse gracieuse et cérébrale lui parut amère.

La petite Tourangelle connut alors cette incroyable victoire d’intimider Louis XIV ! Un tel amour parut, au Roi, mériter mieux que ce qu’il pouvait offrir en échange. Il se montra plein de réserve et d’égards. Il ne voulut plus voir Mademoiselle de la Vallière de jour. Dans les promenades nocturnes, il quittait la voiture de sa belle-sœur et venait à celle de la jeune fille « dont la portière était abattue, et, comme c’était l’obscurité, de là il parlait avec beaucoup de commodité ». Cependant les conversations devinrent plus fréquentes, éveillant les curiosités, les jalousies, sans pourtant dépasser une sympathie aimable et plaisante, sans vraiment donner lieu à ne rien supposer d’autre qu’une amitié protectrice.

Mais il y eut plus. La rencontre éclatante, celle où Louis prit position d’amant, aura lieu à Fontainebleau, un jour de giboulées, dans le grand parc humide. Ils se rejoignirent. Ils se plaignirent respectivement de n’être pas très heureux ; ils se lamentèrent sur leur destin. Peut-être que le temps les mélancolisait – rien de pareil que l’eau de pluie pour attrister l’amour.

Et vint l’averse ; le Roi alors retira ce fameux chapeau qu’il allait finir par garder toujours, même à table, surtout à table, ce vaste galurin à plumes blanches, car, dans sa jeunesse, il courait tête nue, affligeant les vieux courtisans catarrheux dont son « bel » oncle, Gaston d’Orléans. Et, ce puissant lampion, le tenant au-dessus de la tête blonde, il ramena ainsi la jeune fille au palais. Toute la Cour s’écrasait aux fenêtres, collée aux carreaux, bouches bées, le nez aplati contre les vitres striées de gouttelettes... Cette reconduite triomphale valait une déclaration.

Leurs entretiens se poursuivirent, s’allongèrent ; sur eux, on ne sait rien de déterminé. Toutes leurs lettres et les poésies des libelles sont apocryphes. On peut seulement conjecturer que leurs échanges prenaient la lenteur de l’époque, où « bien parler » signifiait parler longuement, en syntaxes compliquées – si leurs feux ne brûlaient pas très vite toutes ces papillotes de mots. Cependant, il y a un fait et assez touchant : les deux amoureux finirent comme les plus humbles, par s’adresser chez l’écrivain public. Ce fut le marquis de Dangeau qui rédigea bientôt les lettres du Roi. Qu’on n’y voie pas une déficience de tendresse : c’est sans doute l’opposé. Pitou, pour écrire à sa mie, emprunte l’éloquence d’un scribe parce qu’il se juge indigne : Louise de La Vallière devait aussi bien écrire que bien parler.

Et, par le jeu des mêmes circonstances, il arriva cette petite chose cocasse : la jeune fille, à la lecture de lettres si belles et si abondantes, prit peur, et s’adressa de son côté – au marquis lui-même, à celui qui les composait. Ce fut certainement, et à jamais perdue, la plus belle réussite du courtisan-auteur. Il changeait de style, de sexe, de cœur, d’esprit.

Tout ceci se passait dans la gloire printanière, dans le magnifique renouveau sylvestre, et c’est à Fontainebleau que le Roi triompha.

 

 

 

II

 

 

Mais au milieu de quels remous sensibles, pour la pauvrette, pour la jeune femme partagée entre l’émerveillement et le remords ! La trop heureuse Louise semble avoir toujours vécu dans le délire. Toute sa vie amoureuse est haletante et vraiment digne de pitié. Elle n’admit jamais sa situation, ne s’y étala jamais. Elle y fut campée, dans une agitation nerveuse qui n’eut point de cesse, qui confina à la maladie et la jeta immédiatement, pour la moindre augmentation, pour la moindre épreuve, aux actes désespérés.

En Novembre 1661, en pleine ivresse, pourrait-on croire, voici la première attaque de haut-mal. Peut-être Louise est-elle rendue plus sensible par la naissance du Grand Dauphin, par la jalousie du Roi concernant Fouquet ?

Louis XIV recevait l’ambassadeur d’Espagne quand Saint-Aignan dit entre haut et bas à Sourdis : " Mademoiselle de La Vallière est en religion... » La consonance ailée frappe l’oreille du monarque qui s’informe immédiatement. Oui, au matin, la jeune femme, « comme insensée », s’est échappée des Tuileries et vient de se jeter dans un « petit couvent obscur » – il va devenir aussi connu que le Louvre – qui était à Chaillot 1, le Trocadéro actuel. Le Roi, en extrême trouble, car Saint-Aignan ne savait pas encore le lieu de la fuite, commande un carrosse, ne l’attend même pas, et couvert d’un manteau gris, monte à cheval, force la porte de Madame, finit par apprendre l’endroit du refuge et pique au long du Cours-la-Reine. Galopade frappante : pas de suite, évidemment, cette armée... Quelques gentilshommes, de l’intimité choisie.

Les Dames religieuses, affolées, n’avaient pas voulu recevoir Mademoiselle de La Vallière ; on l’avait seulement admise au parloir comme une visiteuse ordinaire, sans plus. Mais l’entrée dans ce petit salon dut être une singulière épreuve pour le Roi, un pressentiment douloureux de l’avenir. Il trouva sa jolie couchée à même le sol, et hors d’elle-même. Couchée à même la terre, jetée à plat par la violence de son désespoir. La belle robe d’argent bleu, les grands collets de dentelle, les manchettes, les cheveux, dramatiquement épars, dans cette pièce glaciale – Novembre – sur un dallage, car la mode des parquets n’était encore que bien peu suivie.

Louis XIV employa toute son éloquence à rassurer ce cœur « qui craignait trop parce qu’il aimait trop ». Il envoya enfin chercher un carrosse qui ramena Louise aux Tuileries. Mais elle en demeura longtemps l’esprit « comme égaré ».

 

*   *

 

Dans cette place discrète qu’elle s’efforçait de garder, elle connut cependant les plus enivrants triomphes ; plus étourdissants encore de rester en partie secrets. On feignait d’ignorer celle à qui tous rendaient hommage, celle pour qui tous s’efforçaient.

Le carrousel sans comparaison de 1662, qui fut donné aux Tuileries, était un cadeau du Roi à sa chère passion, à sa « violette », à qui il offrit cette extraordinaire parade, ce parterre de splendeurs, le 5 Juin, dans cette cour qui devait en conserver le nom.

Colbert, qui sera étroitement mêlé à la vie de Louise, intervint pour cette fête et d’une façon inattendue. Louvois poussait beaucoup à cette dépense, afin de mettre le ministre économe en mauvaise posture. Sûrement, Colbert ne pouvait manquer de refuser. Pas du tout, Colbert encouragea le Roi, lui demandant, en tout et pour tout, de faire durer l’attente ; en somme, Colbert organisait une « réclame » de grand style. Puis, quand tous les esprits furent suffisamment montés, Colbert rattacha aux Finances les octrois parisiens, pour les huit jours qui précédèrent le tournoi. Les entrées de toutes sortes rapportèrent au Trésor un million de plus que ne coûta la fête...

Le Roi était en empereur de Rome, et, vers la jeune fille, centrait toutes les figures du ballet équestre.

Il en fut de même pour les grandes réunions de Versailles, en 1664. Mais cette fois Louise ne retrouva plus l’ivresse des Tuileries. L’on savait trop, et la volonté d’effacement la plus sincère paraissait alors un hypocrite orgueil.

Elle fut uniquement fidèle, bien que les pamphlétaires rapportent qu’elle aurait montré certaines complaisances, plutôt quelque attrait, pour le comte de Guiche, par exemple, pour Brienne. Fouquet fit tous ses efforts pour lui être agréable, mais plus par courtisanerie, intérêt, que par goût personnel. Il ne reste rien de tout cela, on n’y accorde aucune attention. Au moins la pauvre chère fille garde-t-elle le bénéfice de sa passion exclusive.

Le Roi, d’ailleurs, demeura plein d’égards presque jusqu’à la fin. Il ne prit de la dureté qu’au moment où agit sur lui la perversité de Madame de Montespan, sa malignité agressive. Quand vinrent les enfants, ce fut à Colbert qu’il confia sa maîtresse, à l’homme le plus respectable et maintenant le moins discuté. Avec nos esprits actuels, certains s’étonneront que Colbert ait consenti à accepter ce rôle. C’est mal connaître une époque où la personne royale jouissait d’un tel prestige. Colbert reçut cette mission comme une marque particulière de la constance et de l’estime de son Prince. Marque émouvante, en soi, puisqu’il s’agissait de ce que Louis XIV jugeait alors son bien le plus précieux. D’autre part, songeons à La Vallière ; ne fut-elle pas touchée que le Roi choisît, pour la protéger, le plus intègre, le plus honorable de ses serviteurs ?

Le Roi acheta une petite demeure bizarre, prise dans l’enchevêtrement du Palais-Royal ; le Palais Brion, où naquirent deux fils, en 1663 et 1665, qui ne vécurent pas. Le calvaire commençait dans ce qu’il comporte de plus affreux : les enfants que l’on cache et qui succombent.

 

*   *

 

La naissance de la petite fille de 1666 est plus tragique encore que ces mises au monde dans le secret et la retraite. Il semble que la jeune femme fut surprise par l’événement, puisqu’elle se trouvait encore en service de fille d’honneur, à Vincennes, en Octobre. La chambre qu’elle occupait servait de passage, comme si fréquemment dans ces grands châteaux où toutes les pièces se commandaient, ces grandes demeures sans dégagements où tout était sacrifié à la parade, au plain-pied. C’est là qu’elle s’étendit, vaincue par les douleurs. On raconte que Madame, son ennemie, y passa pour se rendre à la messe, et qu’elle trouva Louise déjà gémissante, assistée de son médecin. Et la malheureuse favorite ordonna au médecin de faire vite : « Je veux que tout soit fini avant que Madame ne ressorte ! » Ainsi naquit Mademoiselle de Blois, entre l’aller et retour d’une dévotion, tandis que sa mère s’efforçait, à mourir, de ne pas crier.

 

*   *

 

Mademoiselle de La Vallière témoigna toujours du plus grand respect à l’égard de la Reine. Mais celle-ci qui, plus tard, acquerra une incroyable indulgence, n’était pas encore habituée à ces situations. Elle se montra particulièrement acerbe et vindicative.

Marie-Thérèse, d’ailleurs, souffrit beaucoup ; cette Reine, qui semble compter si peu dans le règne en dehors de ses couches qu’elle supportait si mal, était beaucoup moins niaise qu’on ne voulut le faire croire.

La Vallière, si blonde, fut sa bête noire ! Ainsi que pour Anne d’Autriche, qui lutta vaillamment suivant son habitude, mais cette fois, fut vaincue. La Reine douairière apparaissait, dans les richesses éclatantes des palais, un peu comme le spectre du remords. Haute et droite, à peine gagnée par l’embonpoint, elle allait, vêtue de noir, dans ce costume des veuves, si spécial et qu’on oublie : un peu religieux avec sa grande guimpe d’empois, le voile noir et la bizarre coiffe de viduité qui avançait sa pointe par-dessus le voile, sur le front. La reine Victoria, durant ses dernières années, réédita un costume assez analogue, aussi destiné. Les cheveux de la Reine, ses cheveux fameux, se montraient encore, mais terminés très laidement par les « marrons », par deux boucles horizontales accompagnant les joues, et ficelées au moyen de cordonnets noirs et maigres comme des lacets de souliers. Anne d’Autriche, plus fine, redoutait surtout l’influence spirituelle de Louise.

Ce grand feu du Roi dura, en effet, et cela vaut la peine que l’on précise, six années presque sans mélange, presque sans tromperie ; de ces années de fidélité qui comptent triple pour un prince exposé à toutes les tentations, environné d’êtres qui ne pensent qu’à lui plaire. En 1666, à la naissance de Vincennes, le Roi commençait de s’attiédir. Il avait avoué l’enfant, par un retour de conscience, peut-être. Inquiet sur son amour, il voulait lui donner des gages, le déclarer pour l’assurer mieux. Madame de Montespan venait de surgir dans son imagination, qui sera bien la revanche du matériel sur l’idéal.

Bientôt, Madame de La Vallière reçoit le brevet de duchesse. Est-ce le triomphe ? Non, c’est le déclin ; toute la Cour le sentit et en augura mal : on y vit le fatal présent qui termine les liaisons. Mais ce fut bien plus compliqué puisque la situation dura ENCORE SEPT ANS, sept longues années. J’insiste sur les dates auxquelles on donne si peu le poids, la valeur que leurs rapprochements apportent à la psychologie des faits. La chronologie détient en elle son indiscutable éloquence. En 1667, la duchesse donne le jour au duc de Vermandois, mais reste percluse d’un côté. Elle demeure maîtresse en titre, mais cette demi-infirme le cède à Madame de Montespan, qui s’établit à son tour dans la faveur royale. Et cependant, le Roi ne peut se résoudre à reléguer Louise. Il ne trouvera jamais la force de rompre officiellement ; la rupture viendra d’elle.

 

*   *

 

Et justement, c’est durant les dernières années que rayonne tristement l’amour de la jeune femme. Elle ne lutte pas contre la nouvelle passion de son amant : ce serait lutter contre lui. Elle l’admet, encore, toujours ! Un peu plus, un peu moins d’humiliation lui importe peu. Elle se considère, depuis le printemps de Fontainebleau, comme ayant toute honte bue. Au comble de la puissance, elle n’a jamais voulu demander même « une épingle ». Ce qu’elle veut, c’est continuer à rester dans l’ombre du Roi, à vivre de sa vie et même, s’il le faut, en ayant perdu l’amour du Prince. Elle se contente de si peu !

Ce dévouement dépassa le possible, presque le respectable. On assiste à des collusions horribles. C’est par sa chambre que le Roi pénètre chez la Montespan. C’est la duchesse de La Vallière qui pare elle-même, de ses mains, la marquise...

La campagne de Flandres poussera jusqu’à la frénésie le sentiment douloureux de la pauvre Louise qui pressent l’abandon. Elle poursuivit littéralement le Roi, dans un désir trop grand, trop impérieux, une famine de sa présence, de sa vue. La Reine qui s’en aperçut, en vomit de rage ! La Reine interdit à ses officiers de lui porter à manger.

Mademoiselle de Montpensier ajoute : « Elle ne parut pas le soir à Guise et la Reine défendit à tous les Officiers de son escorte de laisser partir le lendemain qui que ce soit devant elle, afin qu’elle [La Vallière] ne pût approcher du Roi devant qu’elle [la Reine] ne l’eût vu. Quand Madame de La Vallière fut sur une hauteur d’où elle voyait l’armée, elle comprit que le Roi y devait être ; elle fit aller son carrosse À TRAVERS LES CHAMPS, À TOUTE BRIDE. »

C’est une des dernières images laïques qu’il faut retenir dans ce livre des amours tristes... La grêle et rose fillette si tendre, de Blois, de Fontainebleau, voulant, une fois encore, revoir celui à qui elle a tout abandonné sans esprit de retour. Sur la grande plaine du Nord, galopant à tombeau ouvert ; sur les glèbes, les chaumes, les sillons, malgré sa grossesse, cramponnée aux brassards, ballottée, jetée, et cherchant, de son long regard myope, au milieu des étendards palpitants, des troupes battantes, le maître impitoyable.

 

 

 

III

 

 

Et encore quatre ans. Puis, dans un accès trop fort de désespoir, fuite nouvelle à Chaillot. Retraite qui cache sans doute une dernière tentative sur le cœur du Roi. Essai gauche et triste, qui voudrait rappeler les premières et victorieuses amours, les gestes spontanés, les bouleversements passionnels d’un temps où chaque mouvement retentissait dans l’âme ; retraite même conseillée.

Le Roi ne se dérange plus : il envoie Colbert qu’elle affectionne et qui lui est peut-être attaché. Elle est si différente des autres, de celles que redoute le Contrôleur-Général !

Louise revient encore se soumettre à l’existence impossible d’épouse en tiers ; après la Reine, Mesdames de La Vallière et de Montespan sont les premières dames de la Cour. Les présentés, les ambassadeurs, allaient, au sortir des appartements de la Reine, de la Reine officielle, saluer les deux reines officieuses... Jusqu’au matin d’Avril 1674 où la duchesse de La Vallière annonça que c’en était fini d’elle-même. Cette fois, ce ne serait plus une retraite laïque : la duchesse entrait comme postulante au Carmel.

Elle fut s’agenouiller devant la Reine pour lui demander son pardon. Marie-Thérèse n’était plus si vindicative : elle vieillissait et l’autre femme était là, si différente, dans son âpreté téméraire et son ricanement. Puis, cela finissait par devenir admis, ces ménages dont la belle Gabrielle, dans une situation pourtant si différente, elle, maîtresse d’un mari abandonné, trompé, avait tellement souffert. Le Roi pleurait.

 

*   *

 

Et la duchesse de La Vallière partit pour le couvent devant toute la Cour. Le peuple lui-même la voulut voir. Une foule immense accourut. La duchesse, en grand habit, s’en allait lentement au pas de ses chevaux, toutes ses boucles blondes au soleil pour la dernière fois. Il y eut de grands sanglots, mais elle souriait, l’esprit, les yeux ailleurs, fixés sur d’autres spectacles intimes.

Elle pénétra aux Carmélites pour n’en plus jamais sortir. Quand on sut qu’en arrivant, elle avait coupé ses cheveux qui la marquaient dans le souvenir de tous, de ses innombrables amants, le cœur des Parisiens se serra : la jeune gloire du règne mourait. Le rayonnement d’Apollon s’était illuminé encore de cette dorure fluide.

Son fils et sa fille vivaient toujours et grandissaient dans une situation tellement particulière qu’elle déconcerte. Le petit comte de Vermandois fut amiral de France à quatre ans. Madame Colbert s’était chargée de Mademoiselle de Blois. Il se peut que les deux enfants eussent trouvé chez cette excellente femme, assez bourgeoise, un peu de maternité.

Vermandois, à la suite de mauvaises fréquentations, fit désagréablement parler de lui. L’immonde chevalier de Lorraine l’avait détourné pour son vice, « ce qui donna beaucoup de chagrin », dit la Grande Mademoiselle, « à Madame de La Vallière ». Il fut fort prêché, fit une confession générale, et parut devoir alors devenir un homme de qualité.

Il était rentré en grâce quand il accompagna l’armée au siège de Courtrai où sa valeur et son tact firent l’admiration de tous. Lauzun, qui s’y connaissait en bravoure et en point d’honneur, n’en tarissait pas, ni sur son allant, son bon air, sa manière d’obliger et sa tenue. Mais l’enfant fut pris de cette fièvre des marais dont les armées tant souffrirent, aux campagnes de Flandre. Il dissimula trois jours pour prendre part à l’assaut où on l’admira. Mais la mort le saisit le 18 Novembre 1683.

Depuis neuf ans déjà, sa mère priait, enclose et sous la bure blanche et brune avec le voile noir. On choisit Bossuet pour l’aller prévenir, comme si l’on sentait qu’il fallait employer, pour cette annonce affreuse, le plus disert, le plus écouté, le plus noble des grands prélats, devenu le praticien des grandes morts, depuis Madame jusqu’au duc de La Rochefoucauld des Maximes. En la voyant à peine, il lui parla à travers la grille, la grille de bois, énorme, des Carmélites ; un réseau, un carrelage peint en noir. Il entendit sangloter. Quand les larmes s’apaisèrent, et qu’il renouvelait ses majestueuses condoléances, bien ponctuées, il perçut : « Je dois encore plus pleurer sa naissance que sa mort... »

Mademoiselle de Blois épousa le prince de Conti et fut très aimée. Louis XIV l’appelait : « sa vraie fille ».

 

*   *

 

Trente-six ans, répétons-le, le siècle continua son glorieux fracas autour de la recluse. Comme d’un autre monde, d’une planète lointaine et cependant reliée à son isolement, lui arrivaient les échos et les rumeurs ; les victoires et les défaites, les amours et les deuils. Elle acceptait, vivante encore : « Je ne suis pas bien aise : je suis contente... » Madame de Montespan allait la voir ; venait, elle aussi, à la grille. La Reine s’y rendait souvent. Un jour Madame de Sévigné rapporte que Quanto (Montespan) interrogea la carmélite sur ce qu’il faudrait transmettre de sa part " au frère de Monsieur... ? » – « Ce que vous voudrez, Madame, ce que vous voudrez !... " répondit-elle. Madame de Sévigné n’entend pas la hâte douloureuse qui scande cette répétition, presque son affolement...

Mais Louise de La Vallière finissait par vivre de plus en plus sur elle-même, au delà et par delà. Madame de Caylus qui la vit dans ses dernières années, l’entendit, " avec un son de voix qui allait jusqu’au cœur, DIRE DES CHOSES ADMIRABLES... ».

Dimanche d’Oculi.

 

 

Jean de LA VARENDE, Les Belles Esclaves, 1949.

 

 

 

1. Saint-Simon, Mademoiselle de Montpensier, disent Saint-Cloud ; mais Madame de La Fayette, qui l’écrivit presque immédiatement, dit Chaillot. Michelet et Loir disent Chaillot.

  

 

 

 

 

 

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