De la sainteté
par
Louis LAVELLE
I. LES SAINTS AU MILIEU DE NOUS
Les saints sont au milieu de nous. Mais nous ne parvenons pas toujours à les reconnaître. Nous ne croyons pas qu’ils puissent habiter cette terre. Nous pensons qu’ils l’ont tous quittée. Nous les invoquons comme s’ils étaient tous au ciel et que nous ne puissions attendre d’eux que des grâces invisibles et surnaturelles. Il serait trop ambitieux de vouloir les imiter : à peine notre nom de baptême nous suggère-t-il parfois l’idée d’une protection qu’ils pourraient nous donner ; car ils sont devenus les ministres de Dieu et les dispensateurs de ses dons. Mais c’est leur mort qui a fait d’eux des saints, qui a réalisé cette transfiguration spirituelle sans laquelle ils ne seraient que des hommes comme nous. Et ils sont maintenant tellement purifiés qu’il ne subsiste plus d’eux que l’idée d’une vertu qu’ils ont incarnée et qui agit en nous, à travers leur image, sans que nous puissions jamais espérer l’égaler. Ce serait pour nous une dérision de penser qu’un homme que nous avons pu voir et toucher, dont nous avons observer les faiblesses, les ridicules ou les fautes, qui a été mêlé à notre vie et dont le front n’avait point d’auréole, ait gravi devant nous le chemin de la sainteté sans que nous en ayons rien su. Mais la sainteté est invisible sur la terre comme au ciel et beaucoup plus difficile à discerner quand elle revêt les apparences du corps que quand nous la portons dans notre pensée comme une image ou comme une idée.
Pourtant le saint n’est point un esprit pur. On ne saurait le confondre avec l’ange. La mort même ne saurait faire de lui un ange. Car la sainteté appartient d’abord à la terre. Elle témoigne que la vie que nous menons ici, toute mêlée au corps, avec ses faiblesses, avec ses trivialités, est capable de recevoir le reflet d’une lumière surnaturelle, qu’elle peut acquérir une signification qui la dépasse, qui nous apprend non pas seulement à la supporter, mais à la vouloir et à l’aimer. Il nous semble toujours que le saint est un être d’exception, qui s’est séparé de la vie commune, qui ne participe plus à sa misère et qui vit en communion avec Dieu, et non plus avec nous. Mais cela n’est pas vrai : c’est parce qu’il vit en communion avec Dieu qu’il est le seul homme qui vive en communion avec nous, alors que tous les autres en restent jusqu’à un certain point séparés.
Aucun signe extérieur ne le distingue du passant sur lequel notre regard ne s’arrête pas. Et en apparence sa vie ressemble à la vie de tous les hommes. On le voit préoccupé de la tâche qui lui est donnée et dont il semble qu’il ne se détourne jamais. Il ne refuse rien de ce qui lui est proposé : et tout ce qui lui est offert est pour lui occasion. Il est présent à chacun et à tous et d’une manière si spontanée et si naturelle qu’il agrandit seulement la société que nous formons avec nous-même. On ne voit pas, comme on pense qu’il le faudrait, qu’il renonce à la nature, ou que les défauts du caractère se trouvent en lui vaincus et abolis. Il peut être violent et colérique. Il reste sujet aux passions. Il ne songe pas, comme tant d’hommes, à les dissimuler. Et de le voir souvent s’y livrer est une sorte de scandale qui nous éloigne de le considérer comme saint et nous incline souvent à nous mettre au-dessus.
On peut dire sans doute que ces passions, il les mortifie, mais elles sont une condition, un élément même de sa sainteté. Car la sainteté elle-même est une passion ou, si ce mot nous choque, elle est une passion convertie. Il y a dans la passion une force dont la sainteté a besoin poux s’arracher au préjugé et à l’habitude. Et la passion prend toujours racine dans le corps, c’est elle qui le soulève et qui le porte au-dessus de lui-même. Il n’y a rien de plus beau que de voir ce feu qui s’alimente des matériaux les plus impurs et dont la flamme au sommet produit tant de lumière.
II. LE SAINT VA TOUJOURS JUSQU’À L’ABSOLU DE LUI-MÊME
Dans chacun des hommes qui nous entourent, il y a un saint en puissance. Il ne le deviendra pas toujours. Car il y a aussi en puissance un criminel ou un démon. Et l’angoisse où nous sommes et dont la plupart des modernes pensent qu’elle est la conscience elle-même, exprime cette incertitude de savoir si c’est l’un ou si c’est l’autre qui triomphera un jour. Cette angoisse, les jansénistes l’ont connue. Mais le plus souvent, on pense pouvoir se contenter d’une vie médiocre où l’on ne rencontrera que des besognes banales à accomplir, que des intérêts temporels à satisfaire. Le propre du saint, c’est qu’il va toujours jusqu’à l’absolu de lui-même. Il n’y a pas d’homme dont la vie soit aussi proche des mouvements spontanés de la nature : il y est pour ainsi dire livré ; c’est en eux qu’il puise tout son élan. Or, cette nature, on peut penser qu’il la combat : mais il faudrait dire plutôt qu’il en pousse toutes les impulsions jusqu’au dernier point, jusqu’au point où elles lui apportent une satisfaction parfaite et qui le comble. Elles l’obligent à dépasser les limites de la nature afin précisément que la nature atteigne en lui le but vers lequel elle tend. Ainsi voit-on le mathématicien, dans l’idée de limite, pousser jusqu’à l’infini une série de termes et pourtant la franchir. Et de même le saint ne met jamais en jeu et ne nous suggère jamais que les sentiments les plus familiers : et nul homme n’est plus accessible. Mais c’est de ces sentiments même qu’il va faire l’usage le plus extra ordinaire : car il ne parviendra à leur donner toute leur puissance qu’en les forçant, pour se réaliser, à dépasser l’emploi auquel nous les avions jusque-là consacrés ; au moment où ils se consomment, il semble qu’ils se renoncent, ou qu’ils se changent en leur contraire. Ainsi on reconnaît dans le saint tous les élans de la nature et on ne les reconnaît pas pourtant. C’est une erreur de penser qu’il ne fait que les combattre, car la nature aussi vient de Dieu. Il la surnaturalise. Il retrouve en elle son origine, sa destination et son sens. Et l’on comprend sans peine que celui qui reste pris à l’intérieur de la nature ne cesse de rabaisser et d’avilir toutes les forces dont elle lui a donné la disposition. Car le divin et le démoniaque sont composés des mêmes éléments. Une simple inflexion de la liberté suffit à changer l’un dans l’autre. C’est dans la vie selon l’esprit que la vie de la nature reçoit son véritable accomplissement. C’est défigurer la nature de ne pas voir qu’elle est une figure. C’est refuser toute sa valeur à l’immanence que de vouloir y demeurer et de ne point voir que c’est de la transcendance qu’elle vient, que c’est vers la transcendance qu’elle va, et que c’est dans la transcendance elle-même qu’elle donne un accès, furtif et précaire, mais que la mort seule peut achever.
III. LE SAINT INDIFFÉRENT À SA CONDITION HUMAINE
Le propre de la sainteté, c’est de nous découvrir la relation entre les deux mondes, c’est-à-dire entre le matériel et le spirituel, ou encore de nous montrer qu’il n’y a qu’un monde, mais qui a une face obscure et une face lumineuse, et qui est tel que nous pouvons nous laisser séduire par son apparence, avec laquelle nous ne cessons de passer et de périr, ou pénétrer jusqu’à son essence, qui relève cette apparence elle-même et nous en découvre la vérité et la beauté. Le saint est à la frontière des deux mondes. Il est, au milieu du visible, le témoin de l’invisible, mais que nous portons tous au fond de nous-même et que le visible cache ou révèle, selon la direction même de notre regard. Il faut donc que le saint vive au milieu de nous, qu’il soit assujetti à toutes les misères de l’existence, qu’il paraisse même accablé par elles afin que toutes les grandeurs de la terre nous paraissent indifférentes et qu’il montre d’une manière plus éclatante que les véritables biens sont ailleurs. Aussi pense-t-on souvent que c’est dans la contrainte que la vie lui impose, dans les souffrances qu’il reçoit ou qu’il s’inflige à lui-même, dans les tortures ou dans le martyre, que la sainteté manifeste le mieux son essence. Et c’est dans le martyre que l’on saisit le mieux la pureté du témoin. Mais il y a d’autres formes de témoignage qui ont un caractère plus secret. Tous les saints n’ont pas été appelés au martyre. Mais l’imagination a besoin de ces grands exemples pour mesurer la distance entre la sainteté et la réussite. La sainteté est une grande réussite spirituelle, indifférente à l’autre, et qui la méprise.
Mais nul ne choisit la condition qui lui sera offerte, ni les exigences qu’elle pourra lui imposer. La sainteté peut être sur le trône où l’on reconnaît presque unanimement que les difficultés qu’elle rencontre sont les plus grandes. Elle se cache sous l’habit du mendiant, où on est souvent plus incliné à la trouver. Mais nul ne sait s’il faut plus d’effort pour échapper au démon de l’orgueil ou au démon de l’envie. En réalité, nous nous complaisons à trouver un contraste violent entre la sainteté et la condition qui lui est imposée : et elle nous apparaît d’une manière plus saisissante soit au sommet de la grandeur humaine, lorsque celle-ci est oubliée ou méprisée, soit dans le dernier état de la misère humaine, lorsque celle-ci est acceptée ou aimée. Mais le propre de la sainteté, c’est d’être naturellement invisible, comme le monde spirituel dans lequel elle nous propose d’entrer. La sainteté du mendiant ou du roi n’est pas aisée à discerner sous les traits du mendiant et du roi. Car elle est inséparable d’une attitude tout intérieure que nous lui prêtons et qui trouve en nous un mystérieux écho : alors le mendiant et le roi ressemblent au saint inconnu que nous côtoyons tous les jours sans qu’aucune marque nous le fasse reconnaître.
Le saint peut être un savant, un théologien, un fondateur d’ordres : mais ce n’est pas par là qu’il est saint, bien que la sainteté trouve une expression dans toutes les oeuvres qu’il réalise, comme elle en trouvait une dans la manière de gouverner ou de tendre la main. Car le saint peut être cet homme du commun qui semble absorbé par les besognes les plus simples, à la fois solitaire et ouvert à tous, dont la vie extérieure paraît se réduire à quelques habitudes et dont nous surprenons parfois ou bien un simple geste, le plus familier et le plus inattendu, et qui pourtant résout, comme si tout allait de soi, une situation que l’on regardait jusque-là comme inextricable, ou bien un sourire profond et lumineux, qui, sans rien changer à l’état des choses, change pourtant l’atmosphère où nous les voyons. Le saint fait pour nous de la vie un miracle perpétuel, mais qui, sans bouleverser en rien l’ordre naturel, se découvre à nous, à travers cet ordre même, par une sorte de transparence.
IV. UN SAINT POSSIBLE EN CHACUN DE NOUS
Il faut apprendre à reconnaître les saints qui sont à côté de nous et le saint même qui est en nous, qui demande à naître et que nous refusons de laisser sortir des limbes. Le plus humble mouvement d’amour le montre tout près de paraître à la lumière, en nous comme en autrui. Mais ce mouvement, nous sommes incapable de lui donner aucune continuité, de l’affermir en nous, de rejeter dans l’ombre ce qui le contredit et où nous mettons notre intérêt le plus essentiel et notre unique point d’honneur. Il n’y a pas de saint qui ne connaisse de telles chutes. Et nul ne peut savoir s’il sera capable de se relever, ni par conséquent d’être sauvé ou perdu. Mais ce n’est point là notre affaire. Il suffit que nous fassions tout ce qui dépendra de nous pour empêcher en nous le saint de mourir. Il n’y a sur la terre que des saints possibles : ils ne reçoivent l’existence que d’eux-mêmes à travers beaucoup d’échecs, de tribulations et de manquements. C’est le courage qui fait les saints ; et le courage lui-même n’est rien de plus que la confiance dans une grâce qui vient de plus haut et qui est toujours présente, bien que nous ne sachions pas toujours nous ouvrir à elle.
Il semble, le plus souvent, que le saint, ce soit aussi celui qui a le plus de volonté, qui ne cesse de combattre et de vaincre. Mais on dirait aussi que c’est celui qui a le moins de volonté : car la volonté est toujours inséparable de l’amour de soi, elle cherche toujours la conquête et le triomphe. Or dans la sainteté, la volonté, pour ainsi dire, s’efface : elle laisse la place en elle à une action qui la surpasse infiniment, mais qui la soulève, à laquelle il s’agit seulement pour elle d’être docile ; elle laisse la place à l’amour. C’est assez que par ses mouvements propres elle refuse de lui faire obstacle. Aussi peut-on dire que les démarches de la sainteté sont toujours celles qui ont le plus d’aisance et de naturel : ce qui montre encore que la grâce, dans les deux sens que l’on donne à ce mot, est la perfection même de la nature.
On le voit bien quand on regarde autour de soi, dans le milieu qui nous est le plus proche, le seul où les êtres nous deviennent présents dans leur intimité même, et non pas seulement dans leur apparence, que nous interprétons toujours selon les lois qui régissent le monde des choses. Que de fois n’entendons-nous pas dire, ou ne disons-nous pas nous-même, en présence de certains êtres chez lesquels l’égoïsme semble absent, dont le corps est comme un corps de lumière et la conduite comme une spiritualité toujours agissante : c’est un saint, c’est une sainte ! Non pas que nous puissions jamais pénétrer le secret d’une vie, ni anticiper sur ce qu’elle pourra devenir un jour. Il y a des contacts pourtant qui nous apportent une sorte de révélation. Ils nous montrent à l’œuvre une sainteté vivante dont nous voyons comment elle se forme et comment elle s’exprime, et qu’au lieu de nous obliger à quitter le monde où nous vivons, elle lui donne la lumière qui l’éclaire et cette résonance intérieure sans laquelle il serait un fantôme flottant dans le vide.
V. LE POINT DE RENCONTRE DU SENSIBLE ET DU SPIRITUEL
Et pourtant il nous semble que le saint vit dans un autre monde que le monde où nous sommes. C’est comme s’il voyait ce que nous ne voyons pas, c’est comme s’il agissait selon des motifs autres que ceux qui nous déterminent. Il nous semble parfois qu’il est à côté de nous sans être avec nous. Et nous avons le sentiment que c’est parce que nous n’apercevons du réel que sa surface, au lieu qu’il en pénètre la profondeur et le sens. Il s’établit spontanément sur un plan de l’existence où nous ne pouvons atteindre qu’avec beaucoup d’attention et d’effort. Encore ne pouvons-nous pas y faire séjour : nous n’avons sur lui que des échappées. C’est un plan spirituel qui nous paraît être au-delà de la nature : et nous l’appelons justement surnaturel. Mais c’est pour le saint sa véritable nature : il nous étonne de s’y mouvoir avec un parfait naturel. Et par une sorte de paradoxe, les choses que nous avons sous les yeux, au lieu de se dissiper comme de vaines apparences, acquièrent le poids, la densité qui leur manquaient : elles deviennent des expressions et des témoignages. Elles font corps avec cette valeur cachée dont le saint nous apporte la révélation et qui trouve, dans le visage que le monde nous montre, une sorte de présence réalisée.
Il n’y a que le saint qui puisse surpasser la dualité du sensible et du spirituel, obtenir entre eux une parfaite coïncidence. Et ce qui nous frappe le plus, c’est qu’il n’a pas besoin pour les unir de passer par l’intermédiaire de la raison. Nul homme ne raisonne aussi peu. Il ignore l’abstraction. Il est de plain-pied avec le réel, avec tous les aspects du réel. Le propre de la pensée, c’est de chercher entre ceux-ci des connexions qu’elle invente laborieusement : mais le saint est établi dans l’unité. Il n’y a pas pour lui des formes multiples de l’existence qu’il s’agirait ensuite d’accorder, mais un centre d’activité qui les produit presque sans le vouloir et sans le savoir, et qu’elles expriment et épanouissent. Tout ce qu’il fait paraît provenir d’une source qui est au-delà de la conscience et semble en même temps l’invention la plus subtile de la conscience la plus lucide et la plus savante. Chacune de ses démarches est pour nous si proche et si familière qu’elle semble à la portée d’un enfant : on dirait que les choses lui répondent avant même qu’il les sollicite. Il ne subsiste plus d’elles que ce caractère sensible qui nous les découvre et se distingue à peine du sentiment qu’elles font naître dans notre conscience. Ainsi l’intervalle entre le dedans et le dehors, entre le moi et les choses, se trouve aboli. Le saint ne se trouve pas devant le monde comme devant un spectacle qui lui est étranger, ou comme devant un mystère dont il lui faut forcer le secret. Sa demeure, c’est l’intimité de ce monde à laquelle il ne cesse de participer et dont les autres voient seulement les manifestations, sans parvenir à les comprendre.
Telle est la raison pour laquelle il est lui-même le plus sensible des hommes et le plus spirituel : le plus sensible, que rien dans ce monde ne laisse indifférent, c’est-à-dire le plus vulnérable, le plus facile à toucher ou à ébranler, qui a toujours avec les êtres et avec les choses le contact le plus immédiat et le plus vrai, – et le plus spirituel aussi, puisqu’il n’y a rien qui ne procède en lui d’une initiative tout intérieure, qui porte en elle ses propres raisons, sans qu’il ait besoin de les formuler, de telle sorte que pour lui la liberté et la nécessité se confondent : la liberté, puisqu’il n’y a aucune cause extérieure qui le détermine, et la nécessité, puisque dans aucun cas il ne pourrait concevoir qu’il pût agir autrement.
VI. UN REGARD QUI NE TREMBLE PAS
Ce qui nous déconcerte et provoque en nous tant d’étonnement plein de suspicion inquiète chez les uns et d’admiration éblouie chez les autres, c’est que là où nous vivons parmi les problèmes, le saint vit parmi les solutions : ou plutôt, de tous les problèmes que l’existence nous pose, sa conduite nous apporte la solution. Il n’y a rien dans tout ce qui peut nous être donné ou proposé qui ne nous apparaisse comme précaire ou comme relatif. Mais les choses les plus fugitives et les plus insignifiantes revêtent, dès que le saint s’en empare, un relief miraculeux : elles sont à la fois ce qu’elles sont et autres qu’elles ne sont. Au lieu que la pensée de l’éternel et de l’absolu les fasse paraître misérables, c’est l’éternel et l’absolu qu’elles font transparaître à nos yeux. Au lieu de nous détourner du monde où nous sommes pour nous entraîner vers un monde chimérique et inaccessible, le saint nous fait accéder dans ce monde même à une présence dont nous portons en nous l’exigence, mais qu’il satisfait, au lieu de la décevoir. L’ambition, qui est au cœur de la pensée métaphysique, de dépasser la réalité visible pour atteindre une réalité invisible, qui en est à la fois le support et l’explication, n’a qu’un intérêt spéculatif : elle ne peut être comblée que là où elle est réalisée et mise en œuvre. Et elle ne peut l’être que dans la conduite du saint qui, de l’action la plus humble, fait l’incarnation de l’esprit vivant.
S’il est vrai que le saint va toujours jusqu’à l’extrémité de lui-même, c’est là ce que nous ne faisons jamais. Mais qu’est-ce que l’extrémité de soi-même, sinon cette exacte sincérité qui, dans tout ce que nous faisons, exprime exactement ce que nous pensons et ce que nous sentons ; c’est-à-dire la partie la plus intime et la plus profonde de notre âme ? Or, en ce qui nous concerne, nous vivons presque toujours de compromis, nous cédons presque toujours à l’opinion. Le monde où nous agissons est un monde de faux semblants. Nul ne peut dire qu’il y ait une correspondance fidèle entre ce qu’il montre et ce qu’il est. Nous croyons qu’il ne peut pas en être autrement, que les apparences sont faites pour nous dissimuler plutôt que pour nous trahir, et que c’est pour nous une marque non seulement de politesse, mais de charité, d’adoucir nos sentiments, de retenir nos mouvements naturels et de revêtir la réalité d’un manteau d’artifices, qui protège tout le monde et qui ne trompe personne. Il nous semble que la réalité toute nue aurait une sorte d’éclat et d’acuité dont personne ne saurait supporter la vue. Mais le propre du saint, c’est précisément de fixer les yeux sur elle d’un regard qui ne tremble pas et de nous obliger toujours à la voir. Or c’est cela qui nous paraît toujours dépasser les forces de l’homme. Pour le saint, le monde n’a pas de dessous : c’est ce dessous qu’il projette en pleine lumière. L’apparence ne se distingue plus de la vérité : c’est la vérité qui se fait elle-même apparence. Rien ne peut nous étonner davantage. Cette mince pellicule, qui séparait le monde où nous pensons du monde où nous vivons, s’est évanouie ; ce sont les pensées secrètes du saint qui ont pris corps et qui vivent devant nous. Ses défauts mêmes ne demeurent pas cachés. Ils sont en lui le témoignage de l’humaine nature. C’est à l’homme le plus commun qu’il appartient de les couvrir ; car le mal et le bien n’ont en lui aucune force ; il n’a le courage ni de l’un ni de l’autre ; en dissimulant l’un, il empêche l’autre de jaillir. Au lieu que, chez le saint, c’est le mal toujours présent qui se convertit en bien, qui le suscite et ranime sans cesse son élan. Nous sommes surpris de les trouver si proches sans voir que l’un vit de l’autre et le transfigure.
Nous ne cessons d’être partagés entre le dehors et le dedans, entre la vérité et l’opinion, entre ce que nous voudrions et ce que nous pouvons. Le propre du saint, c’est d’avoir réalisé l’unité de lui-même. Nous imaginons toujours qu’il vit dans un perpétuel sacrifice : car c’est le dehors qui retient notre attention, dont nous imaginons que le dedans doit nous séparer ; c’est l’opinion que nous redoutons, dont nous pensons qu’elle ridiculise la vérité ; c’est notre faiblesse que nous invoquons, dont nous jugeons qu’elle rend inaccessibles nos vœux les plus essentiels. Le saint ne connaît ni cette crainte, ni cet embarras. C’est parce qu’il s’engage toujours tout entier qu’il ne calcule jamais sa perte ou son gain. Aussi n’a-t-il jamais l’impression de rien sacrifier. Comment pourrait-il faire le sacrifice du dehors, qui n’est pour lui que le dedans dans une présence qui le réalise ? Comment pourrait-il faire le sacrifice de l’opinion, qui n’est pour lui que la vérité encore incomplète et brumeuse ? Comment ferait-il le sacrifice de son imperfection, alors qu’il sent en lui une puissance qui ne cesse de la réparer ? Il dirait volontiers que c’est en refusant d’entrer dans les voies de la sainteté que l’on sacrifie les biens véritables sans lesquels les biens apparents n’ont ni consistance, ni saveur.
VII. CESSANT D’ÊTRE PRÉSENT À L’EGO, IL DEVIENT PRÉSENT À TOUT CE QUI EST
Mais peut-être faut-il dire que, dans la sainteté, toute la question est de savoir quel est le cas que nous faisons de l’ego, qui est l’objet principal de toutes nos préoccupations et qui, dès qu’il les retient toutes, donne naissance à l’égoïsme où le mal trouve une sorte d’incarnation. Il y a un accord entre tous les hommes dans la condamnation de l’égoïsme. Il est le monstre dont on n’a jamais achevé de couper toutes les têtes. Mais beaucoup d’hommes pensent que la sainteté, ne s’intéressant qu’à la vie intérieure et au salut personnel, est la forme d’égoïsme la plus radicale en même temps que la plus raffinée ; pour y échapper, il faut au contraire que nos yeux se tournent vers le monde, vers les choses sur lesquelles nous pouvons agir, vers les êtres qui sollicitent sans cesse notre concours.
Mais c’est une grande injustice de penser que le saint accepte de les ignorer. Seulement il réussit par sa seule présence à rendre aux choses ou aux êtres qu’il rencontre sur son chemin l’intériorité qui leur manquait. Il ne les fait pas habiter dans sa propre conscience : il n’en fait pas des instruments au service de sa propre destinée. Il les oblige à retrouver leur propre patrie spirituelle. Il leur découvre la source à laquelle il ne cesse de puiser et à laquelle tout le monde peut puiser sans jamais la tarir. Il ne se donne pas lui-même comme un exemple, car chacun trouve au fond de soi le modèle même auquel il doit se conformer ; le saint nous apprend seulement à le découvrir.
Il n’y a pas d’homme qui soit plus éloigné que lui de toutes les préoccupations de l’ego : c’est nous qui ne cessons d’y penser, soit pour le servir, soit pour le combattre, ce qui est encore un moyen d’y penser. Le propre du saint, c’est d’abolir même cette pensée. C’est pour cela qu’il est le seul homme au monde qui puisse être constamment présent à tout ce qui se passe dans le monde, à tous les évènements qui le remplissent ; il n’est présent à lui-même que par sa présence aux autres êtres et à Dieu. C’est pour cela aussi qu’il transfigure notre propre présence à nous-même. C’est le destin de l’ego, dès qu’il est attentif à soi, d’entrer en contradiction avec un autre ego dont il est porté à nier l’existence, parce qu’elle prétend à une intériorité qui n’est pas la sienne. Mais le saint la fait entrer dans une intériorité qui lui découvre une présence indivisible à soi et à tout ce qui est.
C’est une chose admirable de voir que c’est au moment où je m’abandonne moi-même, où je suis devenu comme rien, au moment où je suis comme vidé de tout ce que j’ai et de tout ce que je suis, que le monde entier vient remplir la place libre. Aussi, par une sorte de miracle, celui qui rentre en soi se sent partout extérieur à soi, celui qui réussit à sortir de soi se sent partout intérieur à soi. Le saint n’a point de volonté particulière : il ne veut rien de plus que sa propre disparition ; il nous découvre le monde tel qu’il a été voulu par Dieu ; il est saint parce qu’il est le témoin permanent de cette volonté qui oblige les choses à nous révéler leur signification et les êtres à devenir conscients de leur vocation. Le saint est comme une lumière que Dieu a mise dans le monde et qui l’éclaire d’autant plus que nous en voyons moins le foyer.
VIII. NOTRE PRÉNOM ET LA GENÈSE INNOMBRABLE DES SAINTS
C’est pour cela qu’il est si difficile de reconnaître la différence qui existe entre les saints. Il y a en eux un caractère commun qui les arrache à l’expérience que nous avons de l’humanité : c’est un caractère sacré qui fait d’eux les organes de Dieu, par lequel ils nous apprennent à discerner en chaque chose les marques mêmes de la création continue du monde par Dieu. Ils sont tous également hors du monde, et pourtant c’est le monde même dont ils nous montrent le véritable visage, comme si nous le voyions pour la première fois.
Or ce sont les saints qui nous donnent notre prénom, ce qui, non seulement les individualise, mais encore les rapproche de nous, leur donne avec nous une certaine intimité et fait que chacun de nous s’abrite sous le patronage de l’un d’eux, comme si c’était lui qu’il devait prendre pour modèle. C’est une chose digne de méditation, dans les réflexions que nous pouvons faire sur les noms, que l’écho que produit en nous le nom par lequel nous appellent les êtres qui ont pour nous le plus de familiarité et d’amitié, qui nous distingue du nom générique commun à tous les membres de notre parenté, qui évoque en chacun de nous le seul être capable de dire moi, mais qui appartient, il est vrai, à beaucoup d’autres êtres que moi, là pourtant où chacun est capable de dire moi dans ce secret incomparable et inaccessible qui est le sien.
Nous trouvons dans la Vie des Saints des êtres dont l’originalité est si fortement accusée que chacun s’oppose radicalement à tous les autres et paraît constituer à lui seul une espèce, comme on l’a dit des différents anges. On comprend donc que le même saint puisse devenir pour tant d’hommes une sorte d’intercesseur ou de modèle. Chaque saint exprime un type idéal d’humanité, un mode privilégié selon lequel l’essence de l’homme est capable de participer à l’essence divine. Or il y a dans l’humanité une possibilité infinie : il faut que toutes les puissances qu’elle est capable de mettre en jeu puissent témoigner de leur relation avec Dieu et recevoir un emploi qui les sanctifie. Ainsi s’engendrent les saints, dont chacun nous paraît incarner une des virtualités dont nous trouvons en nous la présence : il nous apprend à la faire agir ; il est, à l’égard de son exercice, un médiateur entre Dieu et nous. Car si tout l’homme est dans chaque homme, c’est pourtant autour d’une de ses dispositions fondamentales que se réalise l’unité de chaque homme : c’est une unité qualitative qui relie et subordonne à un centre ou foyer d’intérêt privilégié toutes les fonctions de la conscience. Elles jouent toutes à la fois avec d’autant plus de force et d’efficacité qu’elles deviennent des moyens au service d’une vocation particulière plus exigeante et plus exclusive. C’est donc une erreur grave de penser que l’unité à laquelle la conscience aspire ne puisse se réaliser que par l’identité. Elle est d’autant plus parfaite qu’elle est plus différenciée. Être un, c’est être unique et incomparable. C’est reconnaître son individualité spécifique et accepter de l’assumer.
On trouve toujours chez le saint à la fois un appel qui semble venir de sa nature et un acte par lequel il ne cesse d’y répondre. Il n’y a rien dans ce qu’il fait qui ne paraisse lui être imposé par ce qu’il est, de telle sorte qu’il semble avoir tout reçu, et rien pourtant qu’il ne paraisse avoir choisi par une option délibérée, de telle sorte qu’il semble créer ce qu’il est. C’est là le point où en lui la liberté et la nécessité, au lieu de s’opposer, coïncident. C’est aussi le point que chacun de nous aspire à atteindre. Chercher qui l’on est, c’est chercher qui l’on doit être. Les saints nous montrent la voie. Chacun d’eux est donc pour nous une sorte de guide, mais qui doit nous apprendre à suivre notre propre voie, plutôt que la sienne. C’est là le seul moyen d’être fidèle à ce qu’ils nous enseignent. Aucune existence ne peut être recommencée. Aucune existence n’est une existence d’imitation. Le rôle des saints, c’est de nous montrer ce que chacun de nous peut faire de lui-même ; et ceux que nous honorons avec prédilection sont comme ces amis avec lesquels nous ressentons une sorte d’affinité, qui émeuvent notre cœur, qui nous révèlent à nous-même, mais auxquels nous ne ressemblons pas toujours.
C’est parce qu’il y a, dans l’essence de l’homme, une infinité qu’aucun homme n’épuisera jamais, que les saints diffèrent entre eux si profondément. C’est pour cela aussi qu’il y a, dans tout homme, un saint possible, qui peut-être ne viendra jamais au jour. C’est pour cela enfin qu’il naîtra toujours de nouveaux saints, dont aucun ne reproduira la figure de ceux que nous connaissons, bien qu’il ne puisse y avoir aucun progrès dans l’ordre de la sainteté et que chaque saint représente toujours, selon les dons qu’il a reçus et les circonstances où il était placé, une sorte d’absolu unique et inimitable. C’est sa relation absolue avec Dieu qui donne à chaque individu, quelles que soient ses limites ou ses faiblesses, la marque de l’absolu, c’est-à-dire qui fait de lui un saint.
IX. LA SPIRITUALISATION DE L’EXISTENCE DANS LE SOUVENIR
On ne saurait méconnaître pourtant que nul homme ne paraît mériter pour nous le nom de saint avant que sa vie soit révolue. C’est sans doute parce que jusqu’à sa mort il est capable de succomber à la tentation ; mais c’est principalement parce que, si le saint est un être spirituel, le passé seul est capable de produire cette mystérieuse transformation de la chair en esprit qui constitue pour nous la signification de notre existence dans le temps. Ainsi s’explique que notre vie s’engage tout entière dans l’avenir, mais qu’on ne puisse la regarder comme accomplie que lorsqu’elle est tombée dans le passé. On pense presque toujours, il est vrai, que le propre du passé, c’est seulement de détruire ce qui a été, de telle sorte qu’en avançant dans le temps, nous ne cesserions d’aborder dans une forme d’existence toujours nouvelle, que nous ne ferions jamais que revêtir, dans un instant fugitif et évanouissant, un aspect de la vie qui s’abolirait aussitôt. Il semble que nous ne soyons jamais établi dans l’être et qu’il ne surgisse un moment devant nous que pour que le néant le ressaisisse et l’engloutisse à jamais. Le passage de ce qui va être à ce qui n’est plus est comme une naissance et une mort simultanées et ininterrompues. Ce que nous appelons la mort termine cette étrange transformation et achève d’un seul coup cet anéantissement continu de nous-même qui est la loi de toute existence temporelle. C’est comme si l’être essayait toujours d’échapper au néant, mais était toujours vaincu.
Ce n’est là pourtant qu’une apparence. Car de ce passé nous ne savons qu’il est passé que parce que nous en gardons le souvenir. À supposer même que nous ne puissions jamais le rappeler, il demeure pour nous un souvenir possible. Or quelle est la signification du souvenir ? Il ne peut pas être identifié avec un néant pur. Dirons-nous qu’il est là seulement pour attester une existence que nous avons perdue ? Mais il est lui-même une autre forme d’existence. Cette existence perdue, c’était une existence matérielle et sensible, mais à laquelle il substitue une existence invisible et spirituelle, dont on n’a pas de peine à montrer qu’elle ne possède aucun des caractères de l’autre, ce qui peut nous faire croire que nous avons tout perdu, mais qui en possède de nouveaux que l’existence abolie ne possédait pas et qui montrent par rapport à elle un privilège incomparable. Car cette existence spirituelle est maintenant une existence qui est en nous, et même qui est nous. Nul ne doute que dans le souvenir il y ait souvent une lumière et une profondeur qui n’appartenaient pas à l’objet au moment où nous le percevions, ni à l’action au moment où nous la faisions. Ce souvenir a arraché l’évènement au temps, il lui a donné une sorte d’éternité, non pas qu’il soit toujours présent à notre conscience, mais, en droit, il peut le redevenir si nous le voulons. Il est donc toujours là comme un acte disponible et que nous pouvons sans cesse ressusciter. C’est dire qu’il est une forme d’existence nouvelle, tout intime à nous-même, stabilisée et purifiée, et que seuls peuvent considérer comme inférieure ou comme dégradée ceux qui croient qu’on n’appréhende le réel qu’avec ses yeux et avec ses mains. Ainsi il a fallu qu’une existence traversât la forme corporelle pour pouvoir se changer en une existence spirituelle, qui est le but vers lequel elle tend et auquel elle doit aboutir. Et, comme on l’a observé, ainsi il faut dès ici-bas mourir comme corps pour renaître comme esprit.
X. UNION DES VIVANTS ET DES MORTS DANS LE MONDE COMMUN DU SOUVENIR
Mais acceptera-t-on que la sainteté réside seulement dans cette immortalité subjective qui est celle du souvenir ? Il y a ici une distinction capitale qu’il importe de faire. C’est dans le souvenir qu’il a gardé de lui-même que chaque être se spiritualise et conquiert son existence éternelle. Autrement que pourrait-il subsister de lui à la mort ? Son immortalité propre ne serait plus celle de l’être qui a vécu, mais d’un autre être sans relation avec le premier. Et l’on pourra retourner autant qu’on le voudra le problème de l’immortalité : elle ne peut pas être dissociée de la mémoire de notre passé ; elle ne peut justifier sa possibilité que par la manière même dont on conçoit le rapport de la mémoire avec le corps, qu’elle suppose, mais pour s’en détacher ; elle ne peut nous découvrir son essence que par l’idée d’une transformation que le souvenir fait subir à l’évènement, lorsque sa réalité est abolie.
Mais de cette vie spirituelle d’un autre, nous ne savons jamais rien, même avant qu’il soit mort ; or à la mort, cet autre n’est rien de plus pour nous qu’un souvenir. Et peut-être est-il possible de penser qu’entre ce souvenir de lui qui est le nôtre et le souvenir de soi auquel il est lui-même réduit, il y a une affinité mystérieuse. Ainsi, malgré les protestations des sens ou de l’émotion, nous sommes peut-être plus étroitement unis aux morts que nous ne le sommes aux vivants. Sans doute nous pouvons les oublier, et notre attention charnelle peut se détourner vers d’autres soucis. Mais à notre insu, ils demeurent là, toujours prêts à être évoqués de nouveau, et à exercer sur nous une action infiniment plus désintéressée et plus pure que celle qu’ils avaient sur nous quand ils étaient encore vivants.
C’est là ce qui permet de comprendre notre union avec les saints. C’est une union toute spirituelle, qui les rend présents à notre vie, les mêle à nos délibérations et à nos desseins, qui nous fait entendre leur voix comme si elle venait du fond de nous-même, qui éveille en nous des suggestions qu’il dépend de nous d’écouter, des possibilités qu’il dépend de nous de réaliser.
Nous vivons avec eux dans un monde invisible qui est le monde véritable, dont tous les esprits sont les membres, qui est fait de leurs mutuelles et continuelles relations, et dont le monde visible n’est pas seulement le témoignage, mais aussi l’instrument. Il est donc naturel que celui-ci disparaisse dès qu’il a servi.
On voit par là comment il est possible de dire à la fois que les saints sont au milieu de nous, bien que nous ne sachions pas les reconnaître, et que pourtant ils ne deviennent pour nous des saints que lorsque leur vie est révolue et qu’ils sont changés pour nous en esprits. Il semble qu’il faudrait par conséquent transformer profondément l’idée que l’on se fait en général du rôle de la mémoire : on croit qu’elle est une sorte de suppléance de la réalité lorsque celle-ci vient à nous manquer, qu’elle ne nous apporte jamais qu’une sorte d’ombre inconsistante de ce qui a été, et qu’on n’y fait jamais appel que comme à un secours auxiliaire destiné à remplir les lacunes de l’existence actuelle. Mais la mémoire a une fonction beaucoup plus belle : c’est elle qui unit en nous le temporel à l’éternel, qui éternise, si l’on peut dire, le temporel, c’est elle qui le purifie et qui l’illumine, c’est en elle, dès que nous fermons les yeux, que nous percevons la signification de tout évènement auquel sous avons assisté et de toute action que nous wons accomplie, c’est elle qui incorpore le passé à notre âme pour en faire notre présent spirituel. C’est en elle enfin que notre moi se recueille et découvre sa propre intériorité à lui-même ; c’est en elle que, sans que nous ayons besoin de le vouloir, les saints nous découvrent leur sainteté et sont honorés comme ils le méritent.
XI. DU SOUVENIR À L’IDÉE VIVANTE, QUI EST L’ÂME
Cela ne va point pourtant sans difficultés. Car les saints sont des êtres individuels : or ils ont transgressé, semble-t-il, les conditions de l’existence individuelle. Nous voulons connaître leur vie et ils sont au-delà de la vie. Ils ne deviennent saints que dans le souvenir de leur histoire temporelle, alors que le temps n’est plus rien pour eux. Aussi faut-il reconnaître qu’il se produit dans la mémoire que nous en avons une sorte de transfiguration de tous les accidents qu’ils ont traversés : ces accidents dégagent maintenant leur signification réelle, ils sont devenus des figures et des symboles. Eux-mêmes se trouvent réduits à leur véritable essence. Ce n’est point là perdre rien de ce qu’ils ont été : ce n’est pas se muer en une abstraction dépourvue de vie. C’est au contraire mettre à nu ce principe de vie qui était en eux et que tant de scories venaient recouvrir, de manière à en obscurcir la lumière et à en paralyser l’élan. Nous sommes au point où le souvenir lui-même se métamorphose en une idée vivante : tout ce qu’il y avait en lui de périssable et qui a péri n’est là que pour permettre d’en retenir la puissance agissante et significative. En nous cette puissance peut devenir présente quand nous agissons : il arrive que ce soit elle qui nous inspire et qui nous soutienne. Elle est médiatrice entre Dieu et nous. Et cette idée vivante, c’est l’âme elle-même qui survit à la mort, qui s’est dépouillée de tous les éléments du devenir auxquels elle était mêlée et qui lui ont servi seulement à s’éprouver et à se faire. Comment pourrait-il rien subsister en elle de toutes les misères que le temps a fondues et comme dissipées ? Cette idée que nous gardons en nous active et présente, c’est une âme avec laquelle nous ne cessons de communier. Ici seulement nous avons l’expérience de ce que peut être la relation qui unit entre elles les âmes lorsqu’elles n’ont plus à utiliser comme instrument ce corps, qui est entre elles comme un écran. Il faut être singulièrement attaché à la terre pour penser que nous devons, jusque dans la vie spirituelle, retrouver tous les souvenirs de la terre, au lieu de réussir à en tirer cette pure essence qui, déjà dans les moments les plus heureux de notre existence terrestre, semble nous transporter dans un autre monde où nous n’avons plus affaire qu’à des réalités sublimes et éternelles.
C’est dans cet autre monde que les saints nous permettent de pénétrer. Ils nous conduisent vers lui comme par la main. Le souvenir que nous avons de leur vie nous les montre encore mêlés à la terre, pleins de faiblesses et soumis à mille tribulations. Leur exemple est pour nous une sorte de sécurité : nous considérons notre vie avec moins d’inquiétude ou de mépris, ils la soutiennent non seulement, comme on le croit, par leur exemple, mais par cette force même qu’ils nous donnent dans les épreuves, en nous obligeant à spiritualiser tout ce qui nous arrive.
Aussi est-il facile de voir pourquoi nous n’invoquons pas le même saint selon les différentes circonstances de l’existence et pourquoi aussi il y a des saints vers lesquels nous tournons plus volontiers nos regards, comme s’il y avait entre eux et nous plus de parenté, comme s’ils étaient plus aptes à nous comprendre et à nous aider, comme si nous nous sentions d’emblée en familiarité plus étroite avec eux. C’est que, si tous les hommes portent en eux les mêmes puissances, ils ne les exercent pas toutes également. Et comme il arrive qu’il y ait des amis dont chacun d’eux fournit et achève ce qui manque à l’autre, de telle sorte que de leur union naît un homme qui est plus parfait que chacun d’eux, ainsi on peut dire que chaque saint appelle lui-même une postérité qui développe et met en œuvre toutes les possibilités dont il contenait en lui le germe. Mais c’est un germe qui fructifie indéfiniment.
Les saints montrent à l’homme tout ce qu’il est capable de faire et d’être : ils font remonter jusqu’à Dieu l’origine de toutes les possibilités dont il dispose. Ils nous permettent de reconnaître quelles sont celles dont l’emploi nous est remis : ils nous apprennent à les mettre en œuvre. Ce qui vient d’eux s’écoule jusqu’à nous. Chacun de nous découvre, grâce à eux, la vocation qui lui est propre et devient capable de la remplir. Non pas que nous ne puissions faire rien de plus que de les imiter, ce qui souvent découragerait nos entreprises, mais ils nous montrent quel est le champ auquel nous devons appliquer nos efforts et où notre œuvre poursuivra la leur, souvent sans lui ressembler. C’est par eux que le monde matériel trouve sa jointure avec le monde spirituel et le temps avec l’éternité. C’est par le souvenir que nous en avons gardé que nous pouvons leur faire une place dans notre âme : mais ce souvenir même a fait d’eux des êtres spirituels avec lesquels nous sommes unis dans cet univers de l’Esprit où chaque individu remplit une vocation qui n’appartient qu’à lui seul et dont tous les autres individus sont inséparables et solidaires.
XII. LE SAINT, LE HÉROS ET LE SAGE
On oppose souvent au saint le héros et le sage. Le saint peut être l’un et l’autre, bien que cela n’arrive pas toujours : ou du moins est-ce un héros qui se dissimule souvent sous les apparences de la soumission, un sage qui se dissimule souvent sous les apparences de la folie. Il semble que le héros et le sage n’aient affaire qu’à la nature et que la volonté ou la raison aient le pouvoir de la vaincre ou de la régler. À l’héroïsme et à la sagesse suffisent des ressources purement humaines et de l’un comme de l’autre il faut dire qu’ils sont bien éloignés de la sainteté. Ils ne proviennent pas de la même source ; ils ne tendent pas vers la même fin. Le héros ne cède pas à la nature : il met sa volonté au-dessus ; dès qu’un conflit se produit, il faut que ce soit sa volonté qui l’emporte, dût-il lui-même succomber. Au contraire, le sage cherche un accord avec la nature, il la rend docile à ses fins : il réalise entre la nature et le vouloir une sorte d’équilibre qui assure sa tranquillité intérieure et lui permet de garder à l’esprit son libre jeu. Le héros résiste à l’ordre des évènements, même s’il est brisé. Le sage accepte cet ordre en s’y accommodant, mais il lui donne une signification spirituelle. L’un et l’autre n’ont de regard que pour la valeur : mais le premier est toujours prêt à forcer le cours des évènements, afin de la faire éclater, et le second à y adhérer, afin de l’obliger à en témoigner. L’un ne voit que des conflits et quelquefois les suscite : l’autre les apaise et cherche une harmonie qu’il n’atteint quelquefois qu’en les évitant. Il faudrait que le héros n’engageât le combat que lorsque la sagesse même cesse de lui suffire et que ce fût elle encore qui le lui conseillât. Il faudrait que le sage ne refusât jamais l’héroïsme lorsque sa sagesse ne peut être maintenue qu’à ce prix. Mais le héros et le sage sont des hommes dont nous savons bien qu’ils ne comptent que sur eux-mêmes pour agir : aussi risquent-ils toujours de tomber. C’est une chose qui nous rend perplexe que de voir que l’on peut être le héros d’une mauvaise cause et que le sage sacrifie parfois le parti le meilleur à l’idée d’un risque qu’il devrait courir. L’héroïsme est toujours éclatant et c’est pour cela qu’il y a un faux héroïsme ; et pourtant il arrive qu’il soit invisible et inaperçu de celui-là même qui l’assume. La sagesse n’est souvent qu’une paix apparente dont on peut dire qu’elle est une fausse sagesse si elle n’est pas la marque de la paix du cœur.
Il semble enfin que l’héroïsme soit un acte et la sagesse un état. Aussi l’héroïsme nous semble toujours se produire dans l’instant, comme s’il était porté par l’évènement. Presque toujours il connaît ensuite une chute de tension. Peu de héros sont capables de rester au niveau de l’acte qu’ils ont accompli un jour. On ne le leur demande pas. Un héroïsme continu, dans une vie qui nous oblige sans cesse à le faire renaître et à le soutenir, est au-delà de l’héroïsme. Nous dirons au contraire de la sagesse qu’elle appartient à la durée et non pas à l’instant. L’important est qu’elle ne se laisse pas ébranler. On peut accomplir certains actes avec sagesse : mais la sagesse s’inscrit peu à peu dans notre nature. Elle est acquise, et c’est dans les dernières années de la vie qu’elle porte tous ses fruits.
Quant à la sainteté, on dira qu’elle est indiscernablement un acte et un état ; elle est un état qui non seulement s’exprime par des actes, mais est lui-même un acte toujours présent qui est capable de fléchir, mais qui ne cesse de ressusciter. Aussi faut-il dire que, tandis que l’héroïsme appartient à l’instant et la sagesse à la durée, la sainteté appartient à l’éternité ; mais elle est l’éternité descendue dans le temps. Et c’est pour cela qu’elle s’exerce toujours dans l’instant, où elle est toujours disponible, prête à se donner et à agir, bien qu’elle remplisse de son unité indivisée toute l’existence et qu’elle ne puisse être réduite ni à l’instant, ni à la somme de tous les instants. Dans l’instant, elle nous ouvre une trouée sur l’éternité, mais c’est une éternité qui ne défaille jamais, qu’on retrouve à travers toute la durée et qui en fait la continuité.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que le saint accomplisse souvent des actions que l’on juge héroïques. Mais on ne peut pas les attribuer à l’héroïsme si l’héroïsme implique seulement un combat et une victoire. Il semble, en effet, qu’au lieu d’être en conflit avec la nature, ce soit par une nécessité de nature que le saint produise les actions qui nous paraissent les plus belles et les plus difficiles. C’est qu’il y a en lui une nature nouvelle qui, au lieu de s’opposer à l’autre, se confond avec elle parce qu’elle la spiritualise. Et sa conduite, bien qu’elle paraisse une folie, défie pourtant la sagesse des plus sages. Non pas qu’elle soit l’effet des calculs de la prudence, mais c’est parce qu’elle est au-delà de la prudence et prend son inspiration dans une source plus haute, qu’elle en intègre tous les conseils et les dépasse toujours.
XIII. LE SAINT FAIT DU MONDE UN PERPÉTUEL MIRACLE
Le propre de la sainteté, c’est de nous faire vivre dans l’atmosphère d’un perpétuel miracle. Et nous disons que nous avons affaire au miracle lorsque nous sentons que l’action de Dieu se trouve présente dans tout ce que nous voyons et dans tout ce que nous faisons.
À cet égard on peut dire qu’il y a une sorte de contradiction entre l’action du savant et celle du saint. Tout l’effort du savant consiste à dépouiller le monde et la vie de leur caractère miraculeux et l’on sait bien qu’il n’y parvient pas, car le monde, dans le visage que nous en donne la science la plus profonde, demeure aussi mystérieux, et peut-être davantage, que dans le visage qu’il présente à nos sens. Mais la science lui retire pourtant son caractère de miracle parce qu’elle suppose qu’il se suffit à lui-même, qu’il réside dans un ensemble d’objets ou de phénomènes situés dans l’espace ou dans le temps et liés entre eux par des lois plus ou moins complexes que l’on découvre peu à peu. Ainsi l’esprit du savant reste immanent au monde.
Mais c’est déjà un grand miracle qu’il y ait un esprit qui puisse penser le monde et apprendre à le connaître. C’est pour cela que l’esprit est lui-même transcendant au monde. Ce n’est pas non plus dans le monde qu’il peut trouver la fin de sa destinée. Le monde est pour lui à la fois un langage et une épreuve. Il faut qu’il devienne pour l’esprit non pas un simple objet de spectacle, mais le moyen par lequel l’esprit lui-même se réalise. C’est parce qu’il est un obstacle qu’il est aussi un instrument. C’est parce qu’il est rebelle à l’esprit qu’il peut devenir pour lui un témoin. Le saint oblige sans cesse le monde à témoigner en faveur de l’esprit. C’est dire qu’il nous montre toujours dans le monde la présence vivante de Dieu. La moindre de ses paroles, le moindre de ses gestes est destiné à la faire éclater. Et dans ce monde où il n’y a rien qui ne soit miracle, de l’herbe la plus chétive jusqu’à la ronde des étoiles, du mouvement par lequel je remue le petit doigt jusqu’au vaste ébranlement des nations, il n’y a rien pourtant qui ne redevienne simple et lumineux pour celui qui découvre dans chaque chose un signe qu’il consent à reconnaître, un appel auquel il accepte de répondre.
Ce monde devient pour nous une masse aveugle et monstrueuse si nous pensons qu’il n’est rien de plus que ce qu’il nous montre, où nous sommes nous-mêmes pris comme dans un étau, qui finit toujours par nous écraser. C’est alors qu’on peut dire de l’existence même qu’elle est absurde. Mais c’est l’esprit qui en juge et qui par conséquent lui échappe. Il lui appartient donc, si l’existence est en lui et non pas hors de lui, de faire que le monde, au lieu d’obturer son regard ou de contredire ses exigences, devienne le champ de leur exercice. Le monde acquiert alors une sorte de transparence. Il n’a de sens pour nous que pour nous permettre de mesurer à chaque instant, dans le spectacle qu’il nous donne, les succès ou les échecs de notre activité spirituelle. Il ne faut pas s’étonner qu’il soit plein de lumière pour les uns et de ténèbres pour les autres. Ce qui est moins l’effet d’une pénétration de l’intelligence que de la pureté et de l’innocence du vouloir.
C’est ce miracle en acte que le saint ne cesse de nous révéler, un miracle où toutes les choses restent ce qu’elles sont, mais nous découvrent tout à coup leur essence et leur signification qui, sans lui, nous auraient échappé. L’esprit est rendu alors à sa véritable patrie. Il n’est donc pas vrai de dire que le saint s’est évadé du monde, il faudrait dire au contraire qu’il est le seul à avoir accès dans la profondeur du monde, au lieu de demeurer à sa surface. Loin de s’être dissipé, le monde lui montre le fondement même sur lequel il est établi. Il est devenu le visage de Dieu, alors que, pour celui qui le considère avec les yeux du corps, il n’est le visage de rien. Mais il ne reçoit une telle transfiguration que pour celui qui, au lieu de penser qu’il suffit de s’affronter à lui avec les seules forces dont il dispose, réalise une conversion intérieure par laquelle il devient attentif à cette présence de Dieu en lui dont procède le regard d’amour qu’il jette lui-même sur toute chose.