Le major Davel
par
Adolphe LÈBRE
C’est ici le dernier travail d’un de nos collaborateurs et d’un ami bien cher, Adolphe Lèbre, qui nous a été enlevé l’année dernière 1. La partie purement narrative est tirée, souvent à peu près textuellement, du recueil publié par celui qui écrit ces lignes sous le titre d’Études d’histoire nationale (Lausanne, 1842) ; mais l’ensemble et la composition du tableau, les grandes vues qui l’éclairent, les nobles idées qui l’animent, tout cela est d’Adolphe Lèbre : on y reconnaîtra sa manière à la fois ingénue et ingénieuse, son talent si élevé, si pur et, pour ainsi dire, mûri dans sa fleur. Notre ami eut à peine le temps de revoir ce morceau, car il tomba subitement malade comme il venait de l’achever ; il l’avait entrepris en vue de son pays auquel il se faisait fête de l’offrir, mais en face d’un autre public : néanmoins il n’y a rien, croyons-nous, d’essentiel à modifier dans cette belle étude biographique et morale. Dans tous les cas, nous en avons religieusement respecté la pensée, les moindres détails, les moindres paroles, comme un souvenir suprême. Avec la même réserve pieuse nous laissons aussi au lecteur le soin de saisir les leçons, les contrastes, dans cette histoire de Davel, dont l’image héroïque vient saluer ainsi de la tombe, et dans quel moment solennel, le pays bien aimé pour lequel il mourut en martyr.
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Les bords du lac de Genève sont célèbres par leur beauté et consacrés par le génie. C’est à l’ombre des vergers de Clarens que Rousseau rêva d’éloquentes amours. Byron crut, dans ce doux Élysée, sentir quelque apaisement. Obermann gravissait les Alpes voisines pour interroger la nature sur les vastes ennuis de son âme. Voltaire et Mme de Staël cherchèrent loisir ou refuge sur cette terre libre et fortunée. Gibbon vint s’y recueillir pour sa grande œuvre, et l’on y voit le jardin où il se promena seul, dans la nuit, comme il venait d’écrire la dernière page de son histoire.
Ces rivages classiques gardent aussi le souvenir d’un homme dont la gloire est bien différente de celles que nous venons de rappeler. Le major Davel ne fut grand que par le dévouement. Les étrangers ne le connaissent pas ; les gens du pays vénèrent en lui le martyr et le patron de leur liberté, et ils ont élevé entre Lausanne et Vevey, à Cully où il habitait, un modeste monument. Davel se leva pour délivrer du joug de Berne ses concitoyens opprimés ; l’entreprise fut étouffée, et il tomba victime d’un effort malheureux. Cette histoire ne paraît guère digne d’attention. Il importe peu qu’un coin de la Suisse ait été, quelques jours, en émoi, et l’on ne s’étonne pas que Davel soit demeuré obscur. Il n’est pas de petit peuple si déshérité qui n’ait son héros, comme il n’est pas de paysage qui ne soit riche de quelque beauté ; cela ne suffit pas pour attirer l’attention. Mais en dépit de tout ce que les circonstances ont eu d’insignifiant, Davel montra une vertu si sublime, si exceptionnelle, qu’il ne doit pas être oublié, et mérite une place parmi ces hommes que tous les peuples adoptent dans une commune admiration. Il ne ressemble d’ailleurs à aucun de ceux qui tentèrent comme lui d’affranchir leur patrie ; il s’écarta de ses devanciers, ou plutôt il n’en eut point, il est unique. Son dessein fut aussi étrange que généreux, et toute la suite des siècles n’en offre pas un second exemple. Pour tout cela, nous avons cru qu’il ne serait pas sans intérêt de le faire connaître ; peut-être ne regrettera-t-on pas de lui avoir donné quelques instants : l’étude d’un beau caractère est toujours un noble plaisir.
Voici plus d’un siècle que Davel est mort et il n’était, jusqu’à ces dernières années, connu, même dans son pays, le canton de Vaud, que par tradition. Berne tenait cachés les documents de son entreprise, pour éteindre un souvenir qui la menaçait. Elle y réussit d’autant mieux que l’âme chrétienne de Davel ne pouvait guère être comprise au temps des encyclopédistes. Aujourd’hui Berne n’a plus lieu de craindre, et a ouvert ses archives. M. Olivier, payant une dette patriotique, nous a rendu la figure de Davel que le temps avait à demi effacée. Le biographe d’un homme aussi à part et aussi élevé devait avoir la finesse d’observation et cette émotion pieuse sans laquelle on ne comprend pas les grandes actions ; il lui fallait être à la fois réservé et sympathique. M. Olivier, grâces à ces qualités, a vaincu son sujet ; nous ne pouvons mieux faire que de le prendre pour guide dans notre récit.
Davel naquit en 1667. Son père était pasteur de village et appartenait à une famille de vignerons, petits propriétaires qui cultivaient leur bien de leurs mains. Davel montra, dès ses premières années, quelque chose de peu ordinaire et de précoce. Tout enfant on le conduisait à l’église, et l’on fut plus d’une fois émerveillé de l’intelligence avec laquelle il avait écouté les sermons de son père, de la justesse et de la liberté de ses réflexions. Son éducation fut pourtant moins relevée qu’on n’aurait pu l’attendre du fils d’un ministre, en revanche elle fut plus pratique et plus populaire. Davel vivait de la vie des campagnards, et apprit à les connaître à fond ; il se familiarisa avec leurs travaux, et parlait leur patois roman.
Ses parents, augurant bien de lui, décidèrent qu’il entrerait au service. Il avait vingt ans et était sur le point de partir, lorsqu’une aventure extraordinaire détermina en lui une crise profonde. Davel et sa mère étaient allés à Cully faire leurs vendanges. Il vint chez eux, sous la figure et l’habit d’une vendangeuse, une fille de très-beau visage, qui n’était connue de personne. Elle gagna les bonnes grâces de madame Davel, par son adresse et son empressement à la servir dans le ménage. Puis elle lui dit que son fils devait mourir dans trois jours, et l’exhorta beaucoup à l’en avertir, quelque peine qu’elle en eût, afin qu’il se préparât sérieusement à la mort. Madame Davel le déclara donc à son fils, sans lui cacher qu’elle en était singulièrement attristée et frappée. Il reçut cette nouvelle tranquillement, et travailla à se préparer par la lecture, par la prière, et par tout ce que doit faire un homme qui est près d’aller rendre compte à Dieu de ses actions.
Comme il était en prière dans sa chambre, l’Inconnue entra, loua sa piété, et l’exhorta à prier Dieu plutôt par méditation du fond de son cœur qu’en prononçant un formulaire. Elle lui dit aussi de changer de linge et de n’être point trop négligé dans son ajustement quand il se présenterait devant Dieu. Elle lui conseilla encore de prendre un peu l’air et de se promener de temps à autre dans quelque endroit solitaire. Du reste, Davel ne se borna point, en cet étrange état, à fortifier son âme, il soutint aussi son corps par des aliments.
Trois jours se passèrent dans les actes de la dévotion la plus vive, et la nuit vint où il devait mourir. Il se coucha dans une profonde élévation de son cœur à Dieu : puis il se sentit effectivement tomber dans une espèce de mort. Tout à coup, comme il était dans son lit bien fermé, ses yeux furent frappés d’une lumière merveilleuse, et il vit, avec un ravissement ineffable, deux anges qui se tenaient, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.
En ce moment on heurta, sans entrer, à la porte de sa chambre, et on l’appela par son nom, Daniel. C’était sa mère qui, obéissant à l’Inconnue, venait lui demander ce qu’il faisait. Il ne répondit rien, étant au fort de son élévation. Pensant qu’il pouvait être mort, elle retourna fort inquiète vers l’Inconnue, restée en bas auprès du feu. Quelques moments après, celle-ci lui dit : « Retournez ! je crois qu’il vous répondra ; mais n’entrez pas. » La bonne dame revint donc, heurta, appela ; et cette fois elle l’entendit qui lui disait : « Hé ! ma mère ! je suis bien ; laissez-moi, je vous prie, dans ma tranquillité. » Là-dessus, elle redescendit à la cuisine, et apprit à l’Inconnue le succès de son message. « Puisqu’il vous a répondu, lui dit le guide mystérieux, il ne mourra pas ; Dieu le réserve pour de grandes actions. Mais il faut lui porter quelque chose à manger » ; et elle se mit à faire une rôtie. Bientôt ces deux femmes entrèrent dans sa chambre ; et l’Inconnue lui apporta vers son lit ce mets, qui paraissait être une tranche de pain carrée, le lui présenta, et lui demanda ce qu’il voyait. Il lui montra les deux anges qui étaient encore au même endroit, prit la rôtie, la trouva d’un goût exquis, et voulut en faire juger sa mère, à qui cela ne fut pas permis : l’Inconnue s’y opposa. Pour lui, il se trouva si bien qu’il dit à cette dernière de se retirer ; et elle répondit d’une manière douce : « À présent, vous ne mourrez pas. »
Elle resta encore trois jours dans la maison ; il y en avait autant qu’elle était arrivée. Avant de partir, elle vint à Davel, lui prit la main comme font les diseuses de bonne aventure, et voulut lui prédire sa destinée. Davel répugnait à tout ce qui sentait la sorcellerie ; il allégua son manque de foi, et retira sa main. L’Inconnue lui dit alors certaines pensées qu’il n’avait confiées à personne. Ce signe le persuada, et elle se mit à lui annoncer les principaux évènements de sa vie, surtout, et avec grand détail, l’action qui la terminerait. Ces prophétiques paroles entrèrent dans le cœur de Davel. Il crut qu’il était destiné à délivrer sa patrie, et que le bon plaisir de l’Éternel reposait sur lui pour cette œuvre ; dès ce moment cette pensée le posséda, ne le quitta plus un seul jour, et devint toute sa vie.
Nous avons, avec M. Olivier, raconté ce fait, dans sa simplicité, d’après le témoignage de Davel. Il y a au début de cette histoire un évènement mystérieux qu’on ne peut taire sans la dénaturer. La sincérité de Davel, pour qui le connaît, est hors de doute ; il était convaincu de la réalité de cette aventure. On ne sait que rejeter et que croire. Ce récit embarrasse, le pied ne trouve plus de terrain ferme. Il paraît d’abord évident que Davel fut sous l’empire de quelque illusion. Cette supposition, presque toujours légitime en cas pareil, n’est pourtant pas ici sans offrir des difficultés. Davel était très-sobre d’imagination, et passait pour être fort peu crédule au merveilleux ; on l’estimait homme de solide raison et de sens rassis. Davel avait d’ailleurs la plus ferme domination sur lui-même. Il était entré dans une vie nouvelle, sans qu’il eût en apparence changé ; il ne laissa point soupçonner son secret ; pendant trente-cinq ans, il garda le silence sur ce qui ne cessait de l’occuper, sembla tout entier aux modestes devoirs de chaque jour, et sut vivre comme si de rien n’était. Un homme aussi calme, aussi fort, devait être maître de ses impressions, résister à leur entraînement, ou revenir aisément d’une première surprise. Il n’est guère concevable qu’il soit demeuré toute sa vie sous le coup d’une hallucination. Les faits dont il s’agit, d’ailleurs, ne sont pas de ceux à l’égard desquels il soit très-facile de se faire illusion. Tout cela rend mal aisé de se prononcer.
Il y a chez Davel deux hommes contraires : l’un froid, positif ; l’autre exalté, visionnaire. Chose remarquable, ils sont pourtant toujours en harmonie. Le premier obéit au second et paraît ne suivre que ses propres mouvements. C’est que ces deux hommes diffèrent moins qu’il ne le semble d’abord ; ils ont l’un et l’autre la conscience pour souveraine. Elle règne sur les ravissements de Davel. Ce ne sont point de mystiques rêveries, ni de stériles contemplations. Nous avons un spectacle plus austère et plus touchant, celui d’un cœur qui s’apprête au sacrifice. Les voix intérieures que Davel entendait, les messagers célestes qui le visitaient l’appelaient au devoir. Ses extases étaient en mème temps des transports d’active charité. On le voit dans l’apparition de l’Inconnue. Davel se crut à la veille de quitter la terre. Les trois jours de recueillement solennel qu’il traversa ne furent point inutiles. Il en sortit détaché de lui-même, consacré à Dieu et à la patrie. Son parti fut pris sans retour ; ni les passions de la jeunesse, ni la longueur de l’attente, rien n’ébranla Davel, rien ne le fit vaciller. Voilà ce qu’à ses yeux cette aventure eut d’important, et ce qu’elle a de certain pour tous, quelque jugement qu’on porte d’ailleurs sur les circonstances qui entourèrent une sainte résolution. Qu’on parle même de folie, si on le veut ; que seulement on n’oublie pas que chacun a sa folie, et que le délire de Davel ne se traduisit que par le plus pur dévouement. « Enthousiaste, disait Gibbon en parlant de lui, mais enthousiaste pour le bien public. » Si beaucoup étaient frappés d’une telle démence, le monde, vivant de justice et d’amour, serait ordonné selon la raison divine. Au lieu de cela, on suit ses passions, on sert l’égoïsme, et cette sagesse vulgaire laisse tout choir dans le désordre et la douleur.
Davel passa vingt-cinq ans au service étranger. Il s’y fit une réputation d’intrépidité et d’audace ; il imposait à ses compagnons d’armes par la sévérité de ses mœurs, du reste avenant, cordial, et bon camarade. De retour au pays, il eut bientôt occasion de se distinguer. La guerre religieuse éclata en Suisse. Berne, à la tête des protestants, remporta à Willmergen une victoire décisive, qu’elle dut aux milices vaudoises. Davel contribua beaucoup au succès de la journée. Une autre fois, à la tête de soixante hommes, il arrêta un moment, sur le pont de Sins, six mille catholiques, et se fraya un passage à la baïonnette. Il paraît aussi qu’il eut, dans cette campagne, une sorte de direction secrète, un emploi de confiance supérieur à son grade, enfin une place à part, et quoiqu’il ne fût pas de noble famille, on le nomma, pour les services signalés qu’il avait rendus, major ou commandant d’un des quatre arrondissements militaires du pays de Vaud.
Rentré dans ses foyers, Davel s’occupa de son domaine et de sa place ; mais ses pensées secrètes ne le quittaient point ; il se tenait prêt à obéir au premier signe de Dieu. Il attendit ainsi dix années encore. Du reste on n’a guère de détails. Ce silence est une beauté de plus : Davel s’oubliait trop pour aimer à se raconter, il voulait sauver ses concitoyens et non pas les occuper de soi.
Davel ne se maria pas : l’austère Inconnue demeurait présente à son âme comme au premier jour ; il oublia les autres femmes. Il vivait, dans sa maison de Cully, avec ses nièces et ses domestiques, bon parent, maître équitable et doux. Les pauvres le trouvaient toujours secourable ; il pénétrait dans la demeure des petits, visitait les malades, défendait les opprimés et censurait fort librement ce qu’il croyait digne de blâme. Quelqu’un était-il fâché contre lui, il avait pour maxime de l’aller trouver et de lui dire : « Il faut que j’aie tort et que je me sois oublié en quelque chose, puisque vous croyez avoir le droit de vous plaindre de moi. Dites-moi, je vous prie, en quoi j’ai eu le malheur de vous déplaire, et vous verrez aussitôt le cas que je fais de votre amitié. » Rustique, mais sans grossièreté, il évitait avec soin les jurements, et reprenait avec bonté ceux qu’il entendait jurer. Il avait à cœur aussi de terminer les procès si fréquents entre campagnards, et s’y employait avec plaisir quand il en trouvait l’occasion.
Davel marchait ainsi devant Dieu tous les jours de sa vie. Sa piété, très-éclairée, était fort peu théologique. Davel n’avait réellement pas de doctrine ; sa foi n’en était que plus pure. La théologie est toujours plus ou moins infidèle à l’esprit de l’Évangile. Jésus-Christ est venu nous faire aimer Dieu et le prochain ; il n’a pas apporté aux hommes un système. Le seul code qu’ait laissé le divin législateur est sa vie ; la seule erreur qu’il condamne est de malfaire.
Outre ce culte en esprit et en vérité, Davel attachait un grand prix aux pratiques de la dévotion. Il assistait régulièrement au service divin, bien qu’il y trouvât d’ordinaire les ministres fort au-dessous de leur tâche. Il lisait assidûment la Bible. Il avait fait venir auprès de lui un de ses neveux qui entendait un peu la musique, et ils chantaient ensemble les louanges de Dieu. Davel aimait beaucoup ce religieux exercice, et regardait les Psaumes de David comme un des plus excellents morceaux de l’Écriture Sainte. L’infiniment haute idée qu’il se faisait de la Majesté Éternelle lui avait donné sur la manière de se présenter devant Dieu des scrupules qui ont leur grandeur. Il ne croyait point convenable de faire sa prière du matin et du soir en négligé. Il prit l’habitude de ne s’acquitter de ce devoir que lorsqu’il était entièrement vêtu, et sa toilette au complet, jusqu’à l’épée, suivant la mode de ce temps-là.
Davel était très-considéré, mais peu approché. On aimait sa bravoure ; on le savait un homme de tête et de cœur. Sa popularité était complète et sans bruit. Il avait de nombreuses relations, mais on ne lui en connaît pas d’étroite. Davel, affable, compatissant, et non sans cette gaieté digne, sourire des consciences sereines, avait à la fois une réserve naturelle qu’augmentait encore le devoir de cacher sa constante pensée. Quelque chose l’isolait ; on le sentait, mais sans s’en rendre bien compte, et l’on fut loin de soupçonner cet enthousiasme qu’il possédait si bien, l’étonnant secret qui était l’âme de cet homme simple, intègre, ingénu même et pourtant si couvert.
Davel vivait donc au milieu de ses concitoyens sans en être véritablement connu. Il avait, à leur insu, une sorte de magistrature divine sur eux. Que ses visions fussent ou non une chimère, il exerçait en son cœur un sacerdoce patriotique, toujours à genoux pour son peuple, prêt à se donner pour lui, ému de ses misères, le voulant rendre à Dieu et à la liberté, et de la plus profonde humilité dans cet auguste office.
Le pays de Vaud, si florissant aujourd’hui, offrait alors un triste spectacle. Berne l’avait conquis deux siècles auparavant, et elle avait juré d’en respecter les franchises, mais elle oublia bientôt ses promesses. Les communes perdirent leurs droits ; la terre était surchargée d’impôts ; le laboureur ne pouvait, de toute l’année, faire un bon repas du fruit de son travail. La misère devint telle que des villages entiers se livrèrent au brigandage. Tout empirait. Le commerce était entravé ; la justice, vénale ; la noblesse, humiliée par le patriciat bernois ; le clergé, persécuté ; les routes étaient mal entretenues ; les temples tombaient en ruines, sans qu’on les réparât. Le pays était en un mot odieusement pressuré ; et pour comble de mal, au milieu de ces désordres et de ces malversations, la moralité publique allait s’affaissant. Le mécontentement était général ; mais le courage manquait ; Berne faisait peur. Davel seul ne s’intimida point ; il voyait la faiblesse réelle de ces maîtres que l’on croyait si forts. Depuis Willmergen, les cantons catholiques étaient bien plus disposés à se liguer contre Berne qu’à la défendre. Les protestants la jalousaient et auraient été peu zélés à la secourir. Berne ne pouvait compter sur ses confédérés ; elle avait trop maltraité ses sujets allemands pour en être sûre ; elle se voyait, au cas d’une insurrection, réduite à ses seules forces, et les milices vaudoises s’étaient montrées récemment plus braves et mieux disciplinées que les siennes.
Le temps sembla donc venu à Davel. Il ne se défend point d’avoir calculé ces chances ; mais il veut s’être décidé avant tout sur l’appel de ses voix intérieures. À la veille d’agir, il s’examina sévèrement, se demandant encore si quelque illusion ne l’égarait pas. Ce n’était point inquiétude sur lui ; il ne s’alarmait qu’à la pensée de mal faire et de nuire à sa patrie. Il épancha son trouble devant Dieu dans cette prière imposante et sentie qu’il écrivit, et qu’il porta dès lors sur lui, comme une arme contre ses doutes : « Éternel, grand Dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre, qui gouvernes toutes choses par ta divine Providence, qui disposes des évènements, suivant que tu le trouves expédient pour ta gloire et le bien de tes enfants ! Je me prosterne dans la plus profonde humilité pour t’adorer de toutes les forces et capacités de mon esprit, et me ranger aux décrets de ta divine Volonté, que tu m’as manifestée par le ministère de tes serviteurs saints. Fortifie-moi, ô mon Dieu ! dans toutes les fonctions de ma vocation, afin que je m’en acquitte avec zèle, fermeté, courage, et persévérance entière. Que ta gloire reluise dans toute ma conduite, que mon prochain soit édifié, consolé et établi dans la pureté de ta Parole, et que tous ensemble magnifiions ton saint nom par-dessus toutes choses, de tout notre cœur, force et entendement ! Nous nous remettons entre les bras de ta divine Providence avec une ferme foi et entière confiance. Préserve-nous de toute illusion et tentation du Malin, et fais que nous embrassions et pratiquions la pure vérité de tes ordres sacrés. »
Une fois décidé, Davel se mit résolument à l’œuvre. Il arrêta son plan dans tous ses détails, le médita seul dans son cabinet, avec beaucoup d’attention, prépara son manifeste, et écrivit son discours de début parce qu’il n’était pas naturellement orateur. Pendant les trois mois qui précédèrent son entreprise, il redoubla de saints exercices. Sobre de tout temps, il s’abstint entièrement de vin : il jeûnait, il veillait, il priait avec persévérance. Ses nièces et ses domestiques racontèrent l’avoir vu pleurer dans sa solitude ; mais c’étaient des larmes de joie à la pensée de la grâce que Dieu lui avait faite en le choisissant pour le glorifier d’une façon particulière ; il n’était pas toujours en son pouvoir de modérer ses transports et son ravissement.
Davel choisit, pour éclater, le moment où les baillis avaient tous quitté le pays et se trouvaient à Berne aux nouvelles élections. Il lui fallait des troupes ; il ordonna la levée de trois compagnies. On ne fut pas sans être étonné, et sans faire quelques difficultés. Davel se tira de tout avec adresse, fermeté et promptitude. Le 23 avril 1723, il réunit à Cully cinq cents hommes d’élite, bien équipés, et leur annonce qu’il marche sur Lausanne où il leur communiquera le but de l’expédition. Il s’avance à cheval, à la tête de sa troupe, les fifres et les tambours réglant la marche. Comme il sortait de Cully, il rencontra non plus la belle Inconnue, comme aux jours de sa jeunesse, mais une vieille femme qui, surprise de cet appareil de guerre, lui dit familièrement : « Eh ! Monsieur le major, où traînez-vous votre lien ? – Madelon, lui répondit-il, je fais tout pour le bien », et il continua, le cœur joyeux. Il espérait tout. Le jour qu’il attendait depuis trente-cinq ans luisait enfin, et sa patrie allait être heureuse et délivrée. Vers midi, il arrive aux portes de Lausanne ; elles n’étaient pas gardées, il entre sans coup férir, et défile, enseignes déployées, par les rues étroites et escarpées. La ville fut toute en émoi : on ne savait ce que signifiait cette brusque prise d’armes. Le major de Crousaz, collègue de Davel, s’approche et l’interroge. Ne vous inquiétez pas, dit Davel de l’air gracieux qui lui était ordinaire, c’est une petite revue, je vous instruirai de tout dans un moment. Arrivé sur la terrasse de la Cité il fit bataillonner sa troupe au pied de la cathédrale. De Crousaz l’avait suivi avec une foule de curieux. Davel le pria de l’accompagner à l’hôtel-de-ville où il allait demander audience à Messieurs de Lausanne. Avant de se présenter au Conseil, il s’ouvre à son collègue, et lui apprend son projet de soulèvement. De Crousaz l’écoute avec complaisance, pour ne pas lui donner l’éveil ; mais ce premier homme que Davel rencontre, cet ancien compagnon d’armes auquel il se fie, était un traître. De Crousaz entre dans la salle du Conseil, annonce qu’il a de graves nouvelles à communiquer, que le secret est nécessaire, et qu’il faut d’abord renouveler le serment de fidélité au Souverain. Tous jurèrent la main levée. De Crousaz leur apprit ensuite ce qu’il venait d’entendre. Il n’y avait que deux partis possibles : suivre d’enthousiasme Davel, ou bien si l’on n’osait pas, pour écarter de soi le péril, pour se laver de toute complicité, le livrer à Berne, mais promptement, sans hésitation. Unanimement et d’emblée il fut résolu : « Qu’on écouterait ce malheureux afin de lui faire expliquer sa pensée ; qu’on agirait avec un peu de prudence pour ne pas l’effaroucher et pour éviter d’ailleurs quelque coup de main de ses gens armés ; enfin qu’on enverrait à Berne, porteur d’une lettre pour Leurs Excellences, Henri de Charrière, seigneur de Sévery, qui devait prendre une route détournée. »
Davel attendait dans la salle voisine. Il fut introduit devant ces hommes que la couardise rendait bassement perfides. Pour la première fois, il peut enfin s’ouvrir à ses concitoyens. Dans une allocution où respire son âme patriotique, il les appelle à la liberté. Que Lausanne consente, le reste du pays est entraîné, et le succès est certain ; Berne, abandonnée de ses confédérés, réduite à elle-même, est incapable de résister. Dans ce premier moment d’expansion, il cède à son allégresse, et s’écrie dans sa généreuse confiance. « Hélas ! qu’est d’abord devenue cette puissance souveraine et redoutable de Leurs Excellences ! Je la cherche et ne la trouve plus. Elle est déchue dès ce moment et sans retour, la domination de ce Berne puissant ! »
Davel lut ensuite son manifeste. Il a un ton de réalité qui transporte en plein dans l’évènement. L’éloquence en est simple, forte, contenue, tout armée de justes accusations. Davel dénombre un à un les torts de Berne, prononce la déchéance d’un pouvoir coupable. Ni haine, ni passion ; mais un ton austère, calme, souverain ; Davel juge et tance avec l’autorité de la conscience ; et l’âme du peuple tressaille dans ses paroles.
Ce cri vengeur trouva sourds des hommes pusillanimes. Ils ne songeaient qu’à leur sécurité personnelle menacée. Ils pressèrent Davel de questions, et on vit qu’il n’avait rien oublié. Il réfutait habilement toutes les objections, montrant que Berne serait aux abois si le pays de Vaud se levait en masse, et que le pays suivrait si Lausanne donnait le signal. Puis, pour rassurer ces cœurs timides, il répétait, dans son héroïque naïveté, que le secret étant l’âme de cette entreprise, il ne l’avait jusqu’à cette heure confiée à personne absolument.
Le Conseil lui fit de belles promesses et prit toutes les mesures contre lui. On éparpilla ses soldats le plus possible, on logea les sous-officiers dans les faubourgs ; quarante hommes montèrent sans bruit au château pour le défendre contre un coup de main, et toutes les milices des environs furent secrètement convoquées. Davel était lui-même, sous prétexte d’honneur, entouré de plusieurs magistrats qui ne le quittèrent pas un instant, et le major de Crousaz, pour être plus sûr de sa victime, le pria d’accepter l’hospitalité dans sa maison. On offrit à Davel un souper, au nom de la ville. Les convives furent fort gais, Davel excepté ; suivant sa coutume, il parla peu, mangea et but fort modiquement, et à dix heures il se retira chez son hôte.
De Crousaz s’enferme alors avec lui, et l’interroge de nouveau, sous le voile de l’amitié. Davel entre dans les moindres détails, et lui montre les lettres qu’il a préparées pour Genève et Fribourg ; ses discours témoignent d’une haute sagacité politique, d’une sollicitude qui n’a rien négligé. Ce noble cœur ne se faisait pourtant pas illusion ; il savait ce qui mène le gros des hommes, et comptait les entraîner aussi par l’intérêt. Il proclamerait l’abolition des censes et des dixmes, et le peuple ne manquerait pas de soutenir une aussi équitable et bienfaisante révolution. À minuit ils se séparèrent. De Crousaz alla écrire à Berne l’entretien qu’il venait d’avoir, et Davel s’endormit paisiblement, pendant que le messager du Conseil de Lausanne courait le dénoncer, que son hôte livrait ses aveux, que les troupes s’avançaient dans le silence de la nuit pour le surprendre, et que la trahison le cernait de toutes parts.
Le matin, Davel se disposait à monter à cheval, lorsque le capitaine Descombes, l’abordant à la tête d’une compagnie, l’arrêta prisonnier. – « Vous n’êtes pas au fait, Monsieur ! » dit Davel, croyant que c’était une méprise. Mais comprenant déjà, il prononça froidement ces seuls mots : « Je vois bien que je serai la victime de cette affaire ; mais n’importe ! il en reviendra quelque avantage à ma patrie. »
Il remit son épée et on le conduisit au château. Sa tranquillité était parfaite ; nulle émotion ; on le chargea de reproches furieux et de grosses épithètes, il se contenta de répondre qu’il avait eu des raisons pour faire ce qu’il avait fait ; on lui fit quitter ses habits, qui étaient fort propres, pour d’autres qu’on venait d’acheter à une friperie ; il les quitta sans regret, disant qu’il voyait bien que cet équipage ne convenait pas à un prisonnier. En cet état il fut mis dans une chambre grillée, les fers aux quatre membres, gardé à vue par quatre hommes, l’épée à la main, et par quatre autres à la porte.
Les troupes de Davel furent renvoyées. Elles n’avaient rien su du projet du major, et ne firent pas de résistance. On l’apprit avec étonnement : Davel leur avait défendu de prendre des provisions de guerre, et même, en venant, il avait obligé un soldat à décharger son fusil et répandre sa poudre.
Tout ceci étonne. Que pensait donc Davel ? On admire la constance avec laquelle il voit crouler autour de lui son plus cher espoir : mais, il faut le dire, il semble avoir tout fait pour précipiter son malheur. On dirait qu’il se perd à plaisir, tant il se tient peu sur ses gardes et se met à la merci de la trahison. Au premier piège, il devait être pris. Qu’on ne se hâte cependant pas trop de le juger.
Il fut habile à choisir le moment, à préparer l’entreprise ; son manifeste, ses allocutions, ses lettres annoncent une haute intelligence des affaires ; jusqu’à son entrée à Lausanne, il fit preuve d’un talent supérieur. Puis, tout à coup, il se montre un autre homme ; les précautions les plus simples, les plus nécessaires, que chacun eût su prendre, il les néglige. Il fallait garder les portes de la ville, occuper le château, s’emparer du trésor, tenir réuni le gros de la troupe. Pourquoi ne le fit-il pas ? Davel, vieux soldat, n’ignorait point ces règles de la guerre. On ne peut non plus le soupçonner d’imprévoyance dans l’œuvre qu’il concertait depuis trente-cinq ans. Ce fut donc à dessein qu’il agit ainsi : quelle arrière-pensée cachait cette conduite de si étrange apparence ? Il nous l’a appris. Il voulait assumer sur lui tous les périls, ne laisser aux autres que les avantages. Il devait alors s’insurger seul, et pourtant se lever avec assez d’éclat pour électriser le peuple, avec assez d’énergie pour lui inspirer confiance, se présenter appuyé de compagnons nombreux, dont aucun ne fût son complice, disposer tout pour le succès, offrir la liberté à ses concitoyens, puis attendre leur décision. Il aurait pu sans peine tenter de sourdes pratiques ; une fois déclaré, entraîner par son ascendant et son audace une partie du peuple ; et s’il devait tomber, retarder sa chute, se ménager des moyens d’évasion ; mais il aurait encore fait des victimes ; à tout prix il voulait l’éviter. Il mit le soin le plus religieux à épargner des vies, à ne pas forcer des volontés qui ne lui appartenaient pas, à n’exposer que lui. Il ne se sentait pas libre de faire autrement, et c’est là ce qui le distingue. Il prit ses mesures pour qu’inévitablement l’issue fût favorable à ses concitoyens. Ou il les affranchissait, ou il donnait, en mourant, un salutaire exemple qui inciterait au patriotisme, et avertirait Berne du danger d’être trop injuste. Quoi qu’il arrivât, il se voyait assuré de faire quelque bien ; il ne risquait que sa personne ; et ainsi il ne lui resta plus d’inquiétude.
Il y a dans ce tendre zèle du bien public, dans cette touchante abnégation, dans ce sévère oubli de soi, plus que du patriotisme et de la générosité. Avec ces nobles instincts seulement, Davel n’y eût pas regardé de si près, il aurait mieux ressemblé aux conspirateurs ordinaires. Appelons sa vertu de son vrai nom ; ce fut de la charité. On cherche en vain chez Davel quelque trace de l’égoïsme qui fait le fond de notre nature. Dans ce que nous savons de lui, il n’en est pas ombre. Cette âme est de la plus pure lumière ; on la dirait déjà glorifiée. Davel est plus qu’un grand citoyen ; l’auréole des saints brille sur sa tête ; Dieu le possédait.
Ce plan était-il aussi sage que beau ? On dira sans doute qu’avec une moins scrupuleuse vertu, Davel aurait eu meilleure chance. Il le paraît d’abord. S’est-il cependant privé de quelque ressource réelle ? Ce qu’il fit suffisait, le peuple étant mûr pour l’indépendance ; sinon, de toute manière, un succès durable était impossible ; la fin devait être tragique. L’unique souci qui pressât alors un noble cœur était d’attirer sur soi tout l’orage, et l’on ne peut y mettre plus d’ingénieuse sollicitude que Davel. Davel ne se trompa que sur un point. Les circonstances étaient prêtes, il pensa que les hommes le seraient aussi ; il ne fut pas sans illusion sur ses compatriotes. Certains mots de son discours au Conseil de Lausanne paraissent indiquer qu’il se croyait en quelque sorte attendu. Mais enfin s’il eût connu la triste réalité, eût-il agi autrement ? Nous en doutons. Que restait-il à faire ? Sommeiller comme la foule, ou jeter un cri de réveil, et si le pays demeurait sourd, laisser du moins un glorieux souvenir qui valait bien une vie inutile. Davel n’aurait pas hésité.
L’alarme fut grande à Berne quand on apprit la tentative de Davel. On crut à une insurrection générale, et l’on se sentait avec effroi pris au dépourvu. Les patriciens n’étaient occupés qu’à se partager les places de la république, douce besogne fâcheusement interrompue. On craignit tout au premier moment. Des émissaires allèrent, en hâte, par les sentiers des montagnes, observer les petits cantons et le Valais, qui donnaient des inquiétudes. Les lettres de de Crousaz vinrent rassurer, et l’on ne songea plus qu’à punir le coupable. Le trésorier de Wattenwyl fut envoyé dans le pays de Vaud comme haut-commandant, avec des pleins pouvoirs. Le 2 avril il était à Lausanne. Aux portes, à la maison-de-ville, au château, il trouva des troupes qui l’accueillirent avec tous les honneurs militaires. Le lendemain, il reçut les compliments du Conseil, et remit en échange, de la part de Berne, une lettre de louanges sur le zèle et la fidélité de la magistrature lausannoise. Le reste du pays vint à la file faire amende honorable ; de toutes parts arrivaient des députations qui rivalisaient d’abjecte servilité, et protestaient contre la faute énorme, la noire ingratitude, l’odieux attentat de Davel.
Davel avait déjà subi, le 1er avril, un interrogatoire où il assura n’avoir aucun complice. Le 3, examiné de nouveau, en présence du haut-commandant, il confirma ce qu’il avait déjà dit. On le menaça de la torture, et on lui donna jusqu’au surlendemain, lundi, pour réfléchir. « On peut dès aujourd’hui me mettre à la question, répondit-il sans être aucunement ému ; quand on me ferait plat comme du papier, je n’en dirais pas davantage. »
Le dimanche, les tribunaux de Lausanne, l’académie, un nombre considérable de vassaux, vinrent parader devant de Wattenwyll, qui répondit toujours d’une manière fort gracieuse, et Davel entendit, de sa prison, le bruit de ces tristes fêtes.
Le lundi, eut lieu l’interrogatoire le plus remarquable. Davel raconta l’aventure de sa jeunesse, apprit qu’il n’avait agi qu’entraîné par un ordre céleste. Jusque-là il n’avait rien dit de ses visions, et n’avait parlé qu’en zélateur du bien et de l’avantage de sa patrie. On lui serra les doigts ; mais l’on ne fut pas capable de lui arracher aucune plainte, ni d’altérer sa sérénité. Un des examinateurs lui demanda s’il ne souffrait donc pas. « Oui, Monsieur, et même de grandes douleurs. » Ses juges furent si touchés qu’ils n’eurent pas la force de faire serrer davantage.
Le vendredi 9, la procédure reprit et redoubla son horrible appareil. Ce n’était plus de Davel qu’on s’inquiétait, il allait disparaître ; mais ne laissait-il personne après lui ? Telle était la question. On n’épargna rien pour l’approfondir. Il vint de Berne des lettres souveraines ordonnant de chercher à amener le prisonnier à un aveu rond. On voulait absolument lui trouver des complices. Il répétait toujours qu’il n’en avait aucun sous la voûte des cieux. On l’éleva de terre près de deux pieds. Il persista dans ses dénégations. Le lendemain on le mit à la question extraordinaire. Tout fut inutile. Il montrait, dans ses tortures, une grande joie de glorifier Dieu, en témoignant la vérité. On lui présenta des cordiaux qu’il refusa. Ses juges l’interrogèrent de nouveau sur ses souffrances, il ne dit que cette parole : « Ceci est douloureux, assurément, mais je suis persuadé que vous souffrez autant que moi. »
Depuis sa détention jusqu’à la fin, Davel fut d’un calme d’innocence qui parlait bien éloquemment. Il était continuellement observé ; jour et nuit ses gardes le surveillaient ; et on le vit demeurer toujours le même, mangeant de bon appétit, mais sobrement ; ayant le sommeil doux et tranquille, les manières aisées, raillant, badinant avec ceux qui allaient le voir, faisant les honneurs de sa prison, comme il aurait fait chez lui. Jamais on ne l’y a vu se plaindre, ni murmurer de quoi que ce soit. Les étudiants, ses gardes, s’entretenaient souvent avec lui ; il aimait leur conversation, et n’essaya pas un instant de jeter des semences de rébellion dans leur esprit.
Il eut beaucoup de visiteurs : on le questionnait curieusement sur ses visions. S’il trouvait un peu mauvais qu’on le voulût forcer à n’y pas croire, il comprenait parfaitement les doutes des autres : « Vous n’avez pas reçu les signes, leur disait-il, il est raisonnable que vous ne soyez pas persuadés ; mais ceux que j’ai sont suffisants pour m’assurer de ma vocation à travers toutes les épreuves. » – On lui cita le fameux passage de saint Paul sur la soumission aux puissances. Mais rétorquant ingénument par des faits empruntés à la Bible les arguments bibliques qu’on lui opposait : « Dieu, disait-il, qui avait fait des lois générales, pouvait en dispenser quelques personnes dans certains cas où sa sagesse le trouvait nécessaire. Abraham fit-il difficulté d’offrir son fils en sacrifice sous prétexte que Dieu défend l’homicide en général ? Si le patriarche eût raisonné sur ce sujet comme on voudrait que j’eusse fait à l’égard de ma vocation, il n’aurait pas manqué de conclure qu’il y avait de l’illusion dans l’ordre qu’il reçut du ciel. Ce n’est pas à la créature à contester avec le Créateur. » D’ailleurs sa patrie, ancienne égale de Berne, était, aussi bien qu’elle, une puissance établie de Dieu. Puis faisant appel à la conscience de ses auditeurs, il étalait avec force les désordres de la société, le peu de fruit de la prédication ordinaire. « Croyez-vous, demandait-il, que Dieu doive et veuille laisser les choses éternellement dans un état si déplorable ? Vous paraît-il impossible qu’il suscite quelqu’un dans nos jours pour y remédier ? Est-il contraire aux lois de sa sagesse et de sa bonté de procurer un avancement extraordinaire qui étonne et qui réveille le Souverain, le Peuple et le Clergé ? À qui appartient-il de reprendre les puissances, si ce n’est à cette puissance suprême qui se sert, quand elle le trouve à propos, des moyens les plus faibles pour abattre celle qu’il lui plaît de renverser ? Pour moi, je sais certainement que j’ai été un instrument d’élite en la main de Dieu, pour faire un coup d’éclat qui frappât la ville de Berne et tout le pays, et qui fît rentrer en eux-mêmes ce nombre prodigieux de gens de tout ordre qui semblent avoir oublié que Dieu doit juger un jour le monde. Si j’avais résisté à ma vocation, j’aurais été bourrelé tout le temps de ma vie, au lieu de la tranquillité dont je jouis présentement. Qui sait même si Dieu, pour punir ma désobéissance, ne m’aurait pas fait périr par une mort subite et n’aurait pas envoyé mon âme dans les enfers ? »
On demanda aussi à Davel s’il lui avait été prédit que son entreprise échouerait. « L’évènement m’en était inconnu et caché, dit-il, je savais seulement qu’il n’y aurait point d’effusion de sang, et que l’issue serait un redressement dans les affaires. » – « Votre emprisonnement ne vous a donc pas été annoncé », lui répliqua quelqu’un. – « Pardonnez-moi, il m’a été annoncé que j’aurais une grande épreuve à soutenir, mais que Dieu me fortifierait par son puissant secours. » – Il est évident toutefois que Davel avait espéré le succès. Une ruine soudaine l’enveloppe ; mais il demeure inébranlable ; il ne sent aucun trouble ; il n’accuse ni ses lâches compatriotes, ni Dieu qui semble l’avoir trahi. Sa foi triomphe de toutes les apparences. Il disait dans sa simplicité sublime : « La Providence, qui sait tirer la lumière des ténèbres, saura bien amener cette œuvre aux fins qu’elle s’est proposées. J’ai suivi ma vocation ; il ne me reste qu’à la sceller de mon sang. » Et il eut raison de ne pas douter. Dieu ne le trompa point. Davel accomplit sa mission ; elle n’était point, il est vrai, ce qu’il crut d’abord ; il ne devait pas affranchir son peuple ; Dieu l’appelait à en être l’idéal et le modèle ; et pour que ses vertus brillassent de tout leur éclat, le martyre était nécessaire. Si Davel eût réussi, sa belle âme aurait lui d’une moins vive lumière.
C’est devant ses juges et dans sa prison qu’il en montra toute la beauté. Cette douceur de vierge et cet auguste courage, cette mansuétude et cette force, ce zèle de la justice et cette plénitude de charité, cette humilité unie à tant d’autorité, ce calme majestueux enfin que donnent les pensées éternelles, tout cela est à la semblance de Jésus-Christ, et nul homme, plus que cet étrange révolutionnaire, ne fut animé de l’esprit de paix, d’obéissance et de pardon.
Les concitoyens de Davel, à la vue d’une si divine vertu, furent touchés d’admiration et de pitié, et tout le pays se mit en prières pour lui. Davel l’apprit avec bonheur ; il savait qu’il serait condamné ; et oubliant ce qui le pouvait distraire des saintes méditations, il repassait ses péchés, il se recueillait devant Dieu, dans les plus vifs sentiments d’humilité, de pénitence et de foi.
Davel fut condamné à avoir la tête tranchée. Deux pasteurs allèrent lui annoncer la mort. Il semble qu’on ait voulu le soumettre à toutes sortes d’expériences morales. On tarda près d’une demi-heure à lui faire connaître le genre de son supplice. L’un des pasteurs lui dit à la fin qu’il ne souffrirait pas beaucoup puisqu’il serait simplement décapité. « Voilà une mort bien douce, j’ai sujet d’en louer Dieu » : ce fut toute sa réponse. Il se montrait joyeux de mourir pour une bonne cause ; mais il rejetait toute ostentation, toute gloire et toute force humaines ; rapportant tout à la grâce de Dieu ; et comme on lui parlait de sa magnanimité : « Je ne suis pas païen, dit-il, pour me parler d’héroïsme. » Son bien était confisqué : il ne voulut pas faire tort à Berne de la moindre chose pour en favoriser ses nièces qu’il avait toujours regardées comme ses héritières. La probité parfaite, remarque M. Olivier, est, comme toute vertu, chose si rare que ces petits détails ne laissent pas d’ajouter leur trait au tableau.
L’exécution eut lieu le lendemain dans une plaine marécageuse, encadrée de haut peupliers, au bord du lac. Le matin, en se réveillant, Davel s’aperçut que la nuit avait été froide, et pensant toujours à son peuple : « Voilà, dit-il à ses jeunes gardes, une nuit qui aura fait du mal à nos pauvres vignerons de La Vaux. »
Il fut remis entre les mains du bourreau. Deux ministres l’accompagnaient ; jamais il ne leur avait paru plus serein. Une foule immense était accourue de tous les bouts du pays. Hommes, femmes, vieillards, enfants, campagnards, citadins, piétons, cavaliers, se pressaient pour assister au triste spectacle. La curiosité, la compassion, la honte, le remords les agitaient. Ils suivaient, à son supplice, le tendre ami qu’ils avaient délaissé et trahi. Ainsi que son divin Maître, il était venu parmi les siens, et les siens ne l’avaient pas reconnu. Seul, dans cette multitude, celui qui marchait à la mort était heureux, car seul il avait fait son devoir ; il espérait filialement en Dieu un meilleur avenir pour le peuple qu’il avait voulu sauver ; et lui ! quelques instants encore, et il entrait dans les félicités éternelles. Il traversa la ville, le visage joyeux, comme s’il fût allé à une fête. « Vous voyez, disait-il, en marchant, vous voyez le triomphe du chrétien. » Il parla peu pendant le trajet ; on croit qu’il priait.
Au pied de l’échafaud, le lieutenant-baillival le conjura, en la présence de Dieu, de déclarer ingénument ce qui en était de ses complices. « Devant Dieu, je n’en ai point, dit-il une dernière fois, j’ai le cœur vide à cet égard. » Ensuite, il s’avança au bord de l’échafaud, pour faire ses adieux à ses concitoyens. Il avait promis de ne rien dire sur le compte de Berne qui pût faire fâcheuse impression sur le peuple. Il tint religieusement parole. S’adressant à tous, aux particuliers, aux communes, aux ministres et aux jeunes gens : « C’est ici le plus beau jour de ma vie ! s’écria-t-il, jour heureux où je puis vous parler à cœur ouvert, sans avoir plus de tourments à craindre, étant prêt à remettre mon âme entre les mains de mon Créateur, et d’en faire un sacrifice à sa gloire ! » Puis il passa en revue tout ce qu’il reprochait à sa patrie : « l’esprit de chicane et les procès dont ce pays est infecté plus qu’aucun autre ; les fourberies cruelles des gens de loi ; la misère des paysans, à qui l’on enlève les gerbes de blé dans la grange ou dans le champ même, et, quelquefois, à qui l’on saisit jusqu’à leurs vêtements, leurs draps et leurs couvertures : pauvres misérables qui n’ont que le seul baptême pour marque de leur christianisme et sont traités en toute autre chose comme des bêtes et des animaux sans raison. Il n’y a plus de charité dans le monde ! » Il dit, en regard, le luxe, les festins somptueux des puissants et des riches, la crasse ignorance du peuple, celle d’un grand nombre de pasteurs, la vie déréglée et scandaleuse des étudiants. « Enfin vous tous qui m’écoutez, dit-il en terminant, tâchez de vous acquitter mieux de votre devoir, afin que, quand vous serez à l’article de la mort, comme j’y suis maintenant, votre conscience ne vous reproche pas tous vos désordres et que vous ne soyez pas réduits à la craindre. – Pour ce qui regarde ma détention, les souffrances que j’ai endurées jusqu’à présent, et la mort que je vais recevoir, je ne me plains de personne. C’est pour moi un jour de triomphe qui couronne et surpasse tout ce qui a pu m’arriver jusqu’ici de plus brillant. Je donne peu de chose pour parvenir à un si grand bonheur. Quelques années que j’avais peut-être encore à vivre ne sont point à comparer avec la félicité dont je vais jouir. Je sens au dedans de moi l’amour de Dieu, et son secours, qui me soutient dans ces derniers moments, après m’avoir conduit et protégé pendant tout le cours de ma vie. Je prie Dieu que ma Mort vous soit utile et salutaire pour le redressement de tous les abus que je viens de vous reprocher en face. »
Davel fut écouté avec une religieuse émotion. L’un des pasteurs de Lausanne prononça ensuite le sermon d’usage. Il eut le courage de faire une apologie indirecte de Davel. Puis il implora avec tout le peuple les grâces de Dieu sur Davel, qui était à genoux, les yeux levés au ciel. Davel réitéra encore ses exhortations. Sommé de demander pardon de son crime à Dieu et à l’autorité, il déclara n’avoir sur ce sujet aucun repentir. Puis il alla s’asseoir sur la sellette. Quelqu’un regarda fixement ses manchettes ; elles ne firent pas le moindre mouvement, ce qui serait arrivé, pour peu qu’il eût été ébranlé. L’exécuteur lui lia les mains, couvrit ses yeux d’un bonnet, et d’un coup d’épée fit tomber sa tête. Le peuple se dispersa tristement. Sa servitude dura près d’un siècle encore ; mais il conquit enfin sa liberté ; le jour dont Davel avait été le précurseur parut ; son attente ne fut point trompée.
Parmi ses héros l’antiquité n’en a point qui ressemble à Davel. Son civisme était baptisé de l’esprit chrétien. Il y eut en Suisse, vers la fin du quinzième siècle, un autre homme de pareille vertu, un pâtre des Alpes, Nicolas de Flue. Dès son enfance, il parut que Dieu se l’était réservé ; on le voyait souvent fuir les jeux de ses camarades pour méditer à l’écart et s’agenouiller. Il fit la guerre avec courage ; de retour dans sa vallée, il éleva sa nombreuse famille et remplit des charges publiques. Puis, quand le vénérable patriarche fut blanchi par l’âge, il dit adieu à sa femme et à ses enfants, quitta la maison natale, gravit seul la montagne et se retira dans la solitude, vivant là jusqu’à la fin de silence, de jeûne et de prière. Mais le pieux anachorète n’oubliait pas sa patrie ; il ne cessait d’intercéder pour elle ; il avertissait les magistrats de combattre chevaleresquement le mal, et, par son exemple, il rappelait Dieu à ses concitoyens. La Suisse lui doit de subsister encore. Déchirée par les discordes, elle allait périr ; elle regarda au rocher où priait le saint ; c’était la seule place où fût demeuré l’esprit de justice et d’union. Nicolas de Flue n’eut pas même besoin de paraître ; il envoya quelques paroles d’équité et de charité, et elles apaisèrent magiquement de farouches disputes.
Davel fait aussi souvenir de l’héroïque vierge qui sauva miraculeusement la France. Comme Jeanne paysan et patriotique visionnaire, l’humble vigneron du Léman, dit M. Olivier, eût été son digne chevalier. Le grand roi qui jugeait sous le chêne de Vincennes, qui se récréait des fatigues du trône dans les douces larmes de l’oraison, qui alla chercher le martyre sur la terre infidèle, ce prince dont la sainteté fait presque oublier la valeur et le génie, est également leur frère. Ils étaient tous inspirés du même esprit. Ils vécurent pour Dieu ; ils furent animés d’un patriotisme qui ne cherchait que sa volonté, et, dans leur simplicité, ils ne connurent pour le monde de loi que l’Évangile. Ce furent des enthousiastes ; mais leur exaltation avait un sublime bon sens : elle n’était que la ferveur du dévouement le plus pur, et c’est lui qui est la vérité ; il a le secret de la providence ; il révèle ce qu’il y a de mieux à faire en tout temps ; le génie lui-même est un conseiller moins sûr ; il peut se laisser égarer par l’égoïsme et fait alors œuvre de néant.
A. LÈBRE.
Paru dans la Revue suisse
et chronique littéraireen 1845.