Présentation de
Sous la meule de Dieu et autres contes,
de Joseph Malègue
par
Jean LEBREC
I. – UNE VIE EFFACÉE.
En 1933, paraissait un roman de plus de huit cents pages, Augustin ou le Maître est là, oeuvre d’un inconnu, Joseph Malègue. Ce dernier était sans nulle attache aux milieux littéraires 1. Le roman se présentait comme le récit étonnamment aigu de la perte et de la reconquête de la foi, par un universitaire, à travers les arides problèmes de l’exégèse des Évangiles, – récit amplement étoffé d’aventure et de passion, de descriptions de mœurs et de paysages. Une élite de lecteurs affirma progressivement l’exceptionnelle valeur de l’œuvre. Louis Chaigne d’écrire alors : « Dans le livre de Malègue, pour qui la religion n’est pas un jeu mais, avec toutes ses joies et toutes ses exigences, un amour, je vois triompher comme un lever de soleil, le primat de l’irremplaçable et de l’essentiel, le goût passionné de l’unique nécessaire. »
La quête de Dieu chemine à travers toute une époque ressuscitée, dans le cadre d’un roman sans artifice. Le plus étonnant dans cette œuvre compacte, c’est que tout y est pourtant traité sobrement en des mots qui du premier coup vont au fond des choses. Aussi le livre s’est-il imposé comme un chef-d’œuvre. Et, dans l’attente d’une seconde fresque, malheureusement inachevée et de publication posthume – Pierres Noires. Les Classes moyennes du salut 2, – tout un public fut attentif aux rares publications de Malègue : des essais spirituels, des contes. Dans le présent recueil, deux de ces contes se trouvent rassemblés, avec un troisième demeuré inédit.
Mais, qui était Joseph Malègue 3 ? Il naquit le 8 décembre 1876 à Latour-d’Auvergne, village dont le plateau se dresse comme une table en promontoire à mille mètres d’altitude, au cœur des Monts Dore. L’Auvergne natale fut l’émerveillement de son enfance. Il reçut sa première initiation en accompagnant son père en carriole, quand les obligations du notaire le menaient à travers la montagne ou les planèzes voisines.
On s’engageait sur les « routes bleuâtres et graves, sablées de basalte », ou dans les anciennes « charreyres « qui font pénétrer plus avant dans l’immense solitude des champs. « Dans la voiture paysanne de mon père, sur le sac de foin qui nous servait de coussin, j’avais, de ces bords de nuit sur les charreyres inconnues, une peur étreignante et enchantée. »
Toutefois, pour l’enfant, le haut lieu de l’Auvergne était le si pittoresque village de Besse-en-Chandesse, où l’on séjournait tous les ans, dans la maison des grands-parents, près du Beffroi. L’envoûtante évocation de Peyrenère-le-Vieil dans Pierres Noires doit beaucoup à Besse, dans la même curieuse mesure que Combray doit à Illiers chez Marcel Proust.
L’adolescent fut sensible aux pèlerinages à Notre-Dame de Vassivière et à la Font-Sainte du Cantal, au milieu de vastes horizons de montagnes. Comme auprès de sa mère, il y reçut des leçons d’une foi sans faille, du temps où « la moitié des gens s’en venaient à la Font-Sainte, pieds nus, toute la nuit ». Pays des lacs et des volcans, des cascades et des bois à flanc de pays, l’Auvergne lui apparut, ainsi qu’il la nommera plus tard, « une terre à la fois âpre et mystique ». Là, il fera naître les héros de ses deux romans, Augustin Méridier et Jean-Paul Vaton.
Paris accueillit Joseph Malègue pour longtemps, en 1896. Il venait préparer, au collège Stanislas, le concours d’entrée à l’École Normale supérieure. À près deux ans de Première supérieure, durant lesquels il obtint sa licence ès-lettres, il eut la malchance de ne pouvoir se présenter aux épreuves du concours. Il venait de contracter une pleurésie, dont il lui fallut soigner longtemps les séquelles en Auvergne. En octobre 1899, il recommença sa préparation à l’École Normale, au lycée Henri IV cette fois. Il manqua le concours en 1901. Après avoir obtenu, l’année suivante, l’indispensable certificat de sciences, le P.C.N., il put préparer en Sorbonne l’agrégation de philosophie, où il échoua. Il allait sur ses vingt-sept ans. Un bel avenir universitaire se fermait pour lui. Une mélancolie accusée commença de marquer les traits de son visage, aux dires de ses amis. L’amer complexe de l’échec le marqua définitivement, à quoi s’ajoutait une santé précaire : bronches délicates provoquant des crises d’asthme, maux de tête accentuant une nervosité naturelle, handicap des longues insomnies.
Le bilan fut pourtant loin d’être négatif. Au cours de ces huit années, Malègue s’était donné à loisir une large culture littéraire et philosophique, fortement assimilée. Il s’était même déjà livré à quelques essais littéraires, dont il faisait lecture à des camarades. Il avait approché des maîtres, comme Victor Delbos et Bergson. Il aima beaucoup Delbos, son professeur d’Henri IV, pour son réalisme spiritualiste. La foi de Malègue y puisa des bases philosophiques dont elle ne se départit jamais. Il alla au Collège de France écouter Bergson, qui réconciliait la méthode positive des sciences avec l’exigence métaphysique. Lui envoyant plus tard un exemplaire dédicacé d’Augustin, Malègue pourra assurer l’illustre philosophe « de la gratitude intellectuelle que tous ceux de sa génération lui doivent ». Il eut encore l’occasion d’approcher personnellement Émile Boutroux, qui fit tant pour redonner à ses contemporains le goût des problèmes éternels. L’étudiant se lia enfin avec quelques camarades de promotion qui connaîtront la célébrité : Jérôme Carcopino, René Le Senne, Émile Clermont, Robert Hertz. Il rencontra surtout, en la personne de Jacques Chevalier, le futur philosophe de Grenoble, l’ami fidèle de toute sa vie. Nous devons à ce dernier, dans sa préface à Pierres Noires, un admirable portrait évocateur de Malègne jeune :
« Malègue m’avait tout de suite attiré, puis il m’avait conquis, par ce quelque chose de simple, de franc et d’un peu fruste, que trahissait toute sa personne ; par tout ce qu’il y avait en lui, dans sa physionomie, dans ses gestes, dans son débit même, de désaccordé avec le gabarit normal ; enfin, par cette sorte de mélancolie répandue sur tous ses traits, que soulignaient encore des brusques explosions d’une gaieté un peu ironique, et ce rire rentré qui n’était qu’à lui : mélancolie profonde, née peut-être de ce désaccord plus ou moins confusément ressenti, qui le rendit toujours inapte aux succès scolaires, qui écartait de lui les hommages dont notre monde insouciant est prodigue, mais qui retenait ceux qui, comme lui, se réservent pour se mieux donner. Il avait une foi ardente, un peu inquiète, et une manière de sainteté qui me rappelait, physiquement même, les visages taillés dans le bois par les anciens artisans de chez nous, de son Auvergne et de mon Bourbonnais. »
Dès la rentrée universitaire de 1903, Joseph Malègue s’orienta vers de nouvelles études, en vue de devenir avocat à la Cour d’Appel de Paris. Il obtint rapidement ses premiers diplômes. Mais il ne se décida à préparer sa thèse qu’en 1911. Pourquoi ? Afin de subvenir à ses besoins matériels, il exerçait alors un professorat libre de lettres. Son esprit, désemparé par les anciens échecs et curieux de tout, semble s’être complu dans cette situation d’attente, agrémentée de relations mondaines dans la famille de son élève, Hervé de Talhouët-Roy. Il devint ainsi l’étudiant attardé qu’il restera paradoxalement jusqu’à son mariage, quittant une étude pour une autre, ne persévérant dans aucune, mais faisant son miel partout.
Jacques Chevalier l’introduisit à cette époque dans des cercles catholiques à la pointe des préoccupations religieuses. Par exemple, il le présenta au Père Pouget qui les garda tous deux des tentations du modernisme scripturaire, en dépistant sous leurs yeux des fautes de méthode dans l’exégèse rationaliste. Par l’intermédiaire de Chevalier encore, collaborateur du savant oratorien, Malègue approcha le Père Laberthonnière, qui appliquait la méthode d’immanence de Blondel à la connaissance spécifiquement religieuse. Il fréquenta un autre milieu, qui, s’il fut sans influence sur son œuvre, élargit sa connaissance du catholicisme français de l’époque. Il s’agit de ce groupe cultivé qui se découvrait un esprit œcuménique dans la société du Père Portal. Malègue en tira une vive curiosité de l’Église d’Angleterre et songea même à une étude sur le cardinal Manning et le catholicisme social anglais. Par de tels contacts, il suivit directement l’évolution des esprits au plan des préoccupations spirituelles dans cette première décennie du siècle, qui fut si agitée.
En 1911, il décida pourtant de préparer son doctorat en droit et retint, comme sujet de thèse, le travail casuel dans les ports anglais. Pour satisfaire aux enquêtes nécessaires, il lui fallut séjourner quelque temps en Angleterre. Dès juin 1913, il put soutenir sa thèse, et le 20 octobre il prêtait serment d’avocat devant la première chambre de la Cour d’Appel de Paris. Après tant d’années de tergiversations, il se situait enfin dans la société : le regard d’autrui sur l’avocat au barreau de Paris le consolidait en quelque sorte dans l’être.
Mais, vint la guerre. Et les circonstances feront que Malègue, mobilisé, ne reprendra jamais ses fonctions d’avocat. Son excellente pratique de l’anglais et ses connaissances en droit économique lui valurent d’être attaché à la Commission Internationale de Ravitaillement, qui siégeait à Londres. Ses responsabilités le mirent en rapport avec le général de La Panouse, l’attaché militaire français. Il devint son ami et rencontra chez lui la haute colonie française de Londres. L’ambassadeur, Paul Cambon, apprécia fort Joseph Malègue pour sa curiosité d’esprit et son savoir, qui savait ne pas peser. C’est dans ce milieu qu’il faut chercher plus particulièrement l’inspiration des pages d’Augustin sur la vie mondaine au château des Sablons.
La guerre terminée, Joseph Malègue voulut tenter sa chance d’une chaire dans une faculté de droit et prépara l’agrégation dans ce but. Or, au moment des épreuves, dès sa première conférence d’oral, le président du jury lui donna congé en raison de sa faible voix et de son débit trop nerveux. Sur ce fait, Malègue renonça même à reprendre sa charge d’avocat. Il accepta un poste de professeur à Savenay, à l’École normale d’instituteurs de la Loire-Atlantique. Il y enseignera pendant six ans. De l’exercice de ses obligations professionnelles, il conçut de l’amertume, qui vint s’ajouter à son dernier échec universitaire. « Échouer à Savenay, c’est pour moi une vie gâchée », l’entendait répéter un collègue de l’école, M. Vincenot.
Sans doute fallait-il ces épreuves répétées pour obliger Malègue à s’accomplir selon son véritable destin. C’est pendant les années de Savenay qu’il rédigea enfin Augustin, conçu dès 1912 et toujours remis à plus tard. Il deviendra ce romancier qui enchante son mal et le dépasse. Revanche de l’art sur la vie, il imaginera l’inoubliable garçon doué de tous les dons de l’esprit et auréolé de toutes les réussites, Augustin Méridier. Il saura d’expérience de quel prix peut être la souffrance chrétiennement acceptée, comme voie d’accès vers Dieu, – « matière première de la sainteté » et thème fondamental de son œuvre. Dans la création romanesque, Malègue réalisera enfin son unité, se situera étrangement dans son temps à cinquante-six ans, et prolongera son être par une influence spirituelle rare sur ses lecteurs.
Le pays nantais fut le cadre de cette lente métamorphose, loin des agitations du barreau et de Paris. Surtout, en 1923, son mariage avec Mlle Yvonne Pouzin, médecin des Hôpitaux à Nantes, devint sa vraie chance de libération. Son épouse reconnut la valeur exceptionnelle de Joseph Malègue. Elle fit actualiser la puissance de son talent. Elle organisa pour l’écrivain une vie délivrée des servitudes matérielles. Dégagé de ses obligations à Savenay à partir de 1927, celui-ci put achever de verser généreusement, goutte à goutte, dans une œuvre pour le public le trésor longtemps accumulé en lui. En février 1933, Augustin ou le Maître est là, massif de huit cent soixante pages, se trouvait aux devantures des libraires. Avec cet important roman, Joseph Malègue prenait place dans la tradition littéraire française. Il devait mourir sept ans plus tard, en 1940.
L’homme était bien demeuré tel que l’avait jugé son ami Chevalier au temps de leurs études : « désaccordé avec le gabarit normal », d’une « mélancolie profonde », avec pourtant de « brusques explosions d’une gaieté un peu ironique ». Avec « une foi ardente » aussi, et même « une manière de sainteté ». Un de ses anciens élèves de Savenay l’a vu ainsi : « De son visage se dégageait une expression de gravité soucieuse, – parfois presque douloureuse, – et de vie intérieure intense et profonde, jalousement secrète. Il semblait sans cesse accaparé par ses pensées. » Mais ses proches n’ont pas oublié « son bon sourire familier », que les photographies à l’expression grave ne rendaient jamais. Un ami, Henri Venard, fut toujours frappé de ce que, dans l’abandon de la causerie, par un épanouissement soudain, « la bouche devenait rieuse, d’une gaieté d’enfant ».
Au moral, Malègue fut un modeste. Après le succès de son roman, il resta dans une pénombre qui était de toute évidence refus de notoriété. Il s’est présenté lui-même comme « un de ces laïcs quelconques des messes du matin », un « fidèle anonyme », « un homme moyen de la littérature spirituelle ». Cette discrétion cultivée avec ténacité lui valut de sauver sa vie intérieure de toute dispersion. Un propos de ses Carnets le caractérise bien : « J’ai horreur qu’on me loue, non par humilité, mais parce que quelque chose de moi a passé ainsi chez autrui et n’est plus à moi, et que mon incognito et ma solitude sont ainsi violés et rendus publics, et que Pierre, Paul, Jacques et Jules y marchent comme chez eux. Et je ne sais que répondre, en proie à une subite, onctueuse et bafouillante humilité. »
De ce fait, bien des aspects de lui-même échappèrent à autrui. Il fallait être de ses proches pour savoir combien il se montrait volontiers gai et fantaisiste. Mais il fallut Augustin pour révéler à ses intimes eux-mêmes la rare richesse de sa sensibilité toute de finesse et la densité de sa personnalité. Par le plus profond de lui-même il fut un silencieux. Et peut-être ne se révéla-t-il jamais que par la création romanesque. Dans ses personnages, il se délivra de ses secrets, en même temps qu’il fit exprimer par eux les certitudes de son univers spirituel.
Nous sommes surtout frappés par son sens de l’Absolu, – le même qui, dans les romans et les contes, finira toujours par devenir la préoccupation essentielle de ses héros. Ce sens lui venait de sa mère et de l’âme mystique de l’Auvergne. Comme son Augustin, il dut prendre conscience, à la Font-Sainte, de toute une « ardeur des choses religieuses », devant « d’informes croix sans âge posées sur de très vieux piédestaux en basalte ». Sa pratique de Pascal, durant ses années de Première supérieure, eut une influence déterminante. Augustin se présente, en quelque sorte, comme le développement romanesque de certaines des Pensées : geste de reconnaissance envers un maître de vie intérieure. Il avait aussi écouté Boutroux, Delbos et Bergson réapprendre à notre siècle la voie du spirituel, en sondant l’âme humaine. Il se montra personnellement plus attentif à ces appels qu’aux difficultés soulevées, à la même époque, par l’exégèse. Ils étaient si bien selon la pente pascalienne de son « cœur ».
De là justement vint son tourment. Il avait un tel sens de l’Absolu que la discrétion de Dieu, comme notre liberté de le refuser, constituait pour lui un profond mystère. De cette angoisse surtout, les débats de son Augustin entendaient témoigner. Voyait-on dans les doutes du héros une transposition autobiographique, qu’il protestait : « Je me mépriserais de me raconter moi-même ! » À ses yeux de croyant, le drame se situait plus profond qu’au plan des motifs de crédibilité dans la foi : dans la liberté dont abuse inconsciemment Augustin, alors que par tant de prévenance la grâce voulait le porter vers la lumière. Tout au long de ses écrits, Malègue chercha ainsi pourquoi les hommes en général n’ont pas sa passion de l’Absolu. Et pourquoi l’Absolu lui-même se fait à ce point discret devant les déterminismes sociaux ou les méthodes historiques, quand il pourrait aisément séduire nos libertés. Pourquoi encore cette étrange liberté d’errer laissée aux hommes ?
Son œuvre apparaît comme la quête angoissée des raisons de cette faiblesse consentie par l’Absolu. Dieu semble en dehors de tout le donné expérimental, et pourtant sa foi assurait Malègue que la main de son Seigneur était présente dans la trame des jours. Poursuivi par cette volonté de saisir la présence divine dans nos vies, il en sera épuisé de recherches, sans pouvoir venir à bout de Pierres Noires. Il réussira plus aisément à montrer que le devoir des pauvres hommes, enlisés dans les déterminismes, est pourtant de se mettre en marche vers leur salut à l’exemple des saints. D’ailleurs, les chrétiens ordinaires ne se trouvent-ils pas obligés d’imiter les saints, un jour ou l’autre, sous la contrainte des évènements qui les déchirent et les dépossèdent. Il leur faut se hausser jusqu’à l’héroïsme qui semblait impossible à leur médiocrité. Il faudra bien, en tout cas, que leur mort soit le nœud de tout et le véhicule enfin de la grâce, sous peine de tout perdre.
En face de la discrétion du Seigneur, comment « désirer premier » Dieu, au milieu des séductions du monde ? Les saints l’ont su. Mais, ces gens qui appartiennent aux « classes moyennes du salut » ? La souffrance, qui apparaît toujours de quelque façon dans toute vie, pourra devenir « matière première » de leur sainteté. Tel est le message spirituel de Joseph Malègue, audacieusement incarné dans un univers romanesque, sans cesse présent dans les romans et les contes.
II. – MALÈGUE ROMANCIER.
Il est impossible de dénombrer en quelques lignes les richesses variées d’Augustin ou le Maître est là. Mais la tonalité des contes échappe pour une bonne part sans le rappel des grandes lignes d’Augustin ou le Maître est là. Celles-ci attestent les préoccupations de l’écrivain. Mais on ne peut, ici, qu’esquisser les richesses variées du roman.
Le héros de Malègue, Augustin Méridier, naquit dans les années 1890, fils aîné d’un professeur de lettres dans un lycée d’Auvergne. Dans le modeste appartement de ses parents, l’âme de l’enfant s’épanouit au contact de la piété simple de la jeune maman. Les succès scolaires créent une intimité intellectuelle entre le fils et son père, humaniste de grande classe. Au terme de ses études secondaires, Augustin se trouve partagé entre les brillantes attaques de son professeur de philosophie contre les principes métaphysiques traditionnels et la lecture de Renan d’une part, et d’autre part un discret appel de Dieu à quelque haut service lors d’une lecture des Pensées de Pascal.
Après deux studieuses années de préparation au lycée Henri IV, où il tire son profit des apaisantes conférences d’exégèse de l’aumônier, l’abbé Hertzog, Augustin est reçu premier au concours d’entrée à Normale Supérieure. C’est l’heure de l’adieu à l’enfance, dont les souvenirs affluent à son cœur, à l’occasion d’un dernier séjour chez les parents d’une grande ferme des Planèzes. Vient ensuite, en deuxième année d’École, la perte de sa foi, en ces années cruciales du modernisme. Les problèmes d’exégèse, auxquels Augustin consacre ses loisirs, lui paraissent désormais insurmontables. Surtout, avec les années, sa ferveur religieuse s’est affaissée, au point que Dieu lui est devenu infiniment lointain. Sur ces entrefaites, il noue des relations avec une famille qui possède le château des Sablons dont rêva son enfance...
Quelque quinze ans ont passé. Nous retrouvons Augustin chez sa mère, dans la petite ville auvergnate. Professeur de philosophie à la faculté des lettres de Lyon, il vient d’être nommé en Sorbonne. Bien qu’il ait écrit à quel point les résultats de la critique rationaliste de la Bible lui paraissent douteux, il demeure agnostique. En ce début juillet, aux oraux de licence, le professeur est, à Lyon, l’interrogateur émerveillé d’Anne de Préfailles, nièce des Desgrès des Sablons. Quelques soirées dans la gracieuse intimité du château, proche de la petite ville, augmentent en lui une admiration éperdue et sans espoir. Ses hôtes lui font pourtant savoir qu’une démarche en vue d’obtenir la main de la jeune fille serait examinée avec sympathie.
Ce soir d’« effrayante joie », cependant, « le Destin parla très haut ». Dans le modeste appartement familial, ce fut le cri de Bébé, l’enfant de sa sœur Christine. Une analyse à Clermont-Ferrand confirma les symptômes de ce cri : méningite tuberculeuse. Et voici que cède brusquement le cœur usé de la vieille Mme Méridier. Augustin et Christine se relayent auprès des deux chevets. Le philosophe est témoin de la foi de sa sœur lorsque Bébé va mourir, et de l’espérance chrétienne de sa mère quand à son tour elle s’en va doucement.
Voici seulement douze jours que le cri de l’enfant a retenti. Au retour des funérailles, Augustin est surpris d’un afflux de sang. Il s’agit d’une tuberculose pulmonaire, sans doute à l’origine du mal de Bébé. Les médecins lui imposent un séjour en sanatorium, de trois ans peut-être. Sa santé et le temps font un devoir à Augustin de renoncer à Anne de Préfailles. D’une lettre aimable, il remercie simplement pour l’accueil aux Sablons. Mais il ne pourra plus vouloir guérir. Dans son sanatorium suisse de Leysin, la mort ne tarde guère. Largilier, ami d’École Normale et grand scientifique, devenu jésuite, a été appelé par Christine. Au seuil de son éternité, Augustin renouvelle devant lui sa critique de l’exégèse rationaliste. Mais il affirme aussi la permanence de son oubli de Dieu. L’exemple des siens avait pu récemment l’en rapprocher, la douleur l’a repoussé aux « zones glacées ». Largilier se livre alors, devant lui, à une méditation pascalienne sur le sens de la souffrance qu’éclaire la sainte humanité du Christ. Augustin se laissera envahir par une « approche très longtemps terrifiante, agréée enfin ». Plus tard, il entrera dans la douce et miséricordieuse mort.
Tel est le personnage central du roman. Et son destin se déroule à travers bien des milieux de la société française d’entre 1890 et 1925. Notons seulement ici que le rôle de la souffrance, dans le retour d’Augustin à la foi, n’aura nullement été d’amortir l’intelligence, mais de purifier le cœur. Malègue l’a bien précisé ultérieurement : « La douleur était le seul moyen de démanteler en Augustin l’inertie d’habitudes intellectuelles en retard sur de profonds états d’esprit déjà depuis longtemps préparés et qu’elles menaçaient de ne jamais rejoindre. » Le roman exprime ainsi la conviction de l’écrivain, que la douleur peut faire de la sainteté, comme la sainteté est elle-même la fin de l’homme.
En l’année 1933, deux amples fresques abordèrent donc les deux questions posées à notre temps : celle de la mort de Dieu avec Augustin, celle de la mort de l’homme avec La Condition humaine de Malraux. Le désespoir de l’homme qui sait qu’il mourra, que pour le présent il vit seul dans la profondeur de sa conscience, et qui se trouve souvent bafoué par ses semblables, – ce désespoir arrache au Tchen de Malraux un cri d’angoisse : « On trouve toujours l’épouvante en soi. » Mais, le personnage de Malraux entend finalement la réponse à son inquiétude. Jaillit alors son cri de victoire : « Heureusement on peut agir. » Dans l’action, l’homme trouve « l’austère domination de la mort », un épanouissement de l’individu, un élargissement de la vie.
Le désespoir d’un esprit religieux qui craint de voir s’ébranler les bases métaphysiques de sa croyance en Dieu, l’exégèse dissoudre la présence d’une Parole de Dieu dans l’histoire et sa vie spirituelle en être tout appauvrie, – cet autre désespoir arrache à l’Augustin de Malègue un même cri d’épouvante : « Tout croulerait donc un jour ou l’autre comme un vieux mur ! » Le héros de Malègue découvre enfin la réponse, lui aussi, à son angoisse intérieure. La douleur l’aide à constater que l’esprit ne se réduit pas à l’étroite méthode critique et que, le terrain une fois travaillé par cette dernière, des facultés d’intuition nous guident jusqu’au Deus absconditus. Augustin connaît alors la « foie sanglotante » d’avoir Quelqu’un à qui donner... et quelque chose à lui donner.
Avec le recul permis par un quart de siècle écoulé, Pierre-Henri Simon semble avoir situé le roman à sa vraie place, quand il écrivit en 1957 : « S’il ne devait rester, pour la période de l’entre-deux guerres, que deux romans représentatifs de la littérature catholique, il faudrait que ce fussent Le Nœud de Vipères, le plus équilibré et le plus complet sinon le plus parfait des romans de Mauriac, et le Journal d’un Curé de campagne, chef-d’œuvre incontesté de Bernanos. S’il n’y en avait que trois, je pense que le troisième serait, de Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là. »
Après le succès de son livre, l’écrivain se mit sur-le-champ à une vaste trilogie. Mais la mort le surprit en 1940. Le nouveau roman ne parut, –- dans sa forme inachevée, – qu’en 1958, sous le titre : Pierres Noires, Les classes moyennes du salut. La première partie, « Les hommes couleur du temps », fut terminée et a pu être revue par l’auteur. Un tiers seulement de la deuxième se trouve rédigé. La troisième n’a pas été rerite.
La première partie se présente comme un lent récit des impressions d’enfance et d’adolescence de Jean-Paul Vaton dans son Auvergne natale. Narrateur d’une humilité parfaite, il nous donne la sensation implacable du temps qui s’écoule. Incapable d’agir, il s’est réfugié dans cette contemplation qui l’occupe tout entier. Jean-Paul Vaton est seul à pouvoir entendre « de petites clochettes fines et factices... dans le timbre exact où elles sonnèrent à un moment précis et daté d’autrefois ». Pour lui seul aussi, de vieilles maisons bourgeoises ou les réceptions de la société locale ont gardé un charme secret. Avec lui nous prenons conscience de la vie d’une petite ville, Peyrenère-le-Vieil, à la fin du siècle dernier. Nous voyons se défaire lentement une société de notables qui tenait à l’ancienne aristocratie. En face s’élève une bourgeoisie fondée sur le commerce, qui commence à prendre la mairie.
Cette partie s’achève avec la fin des études secondaires de Jean-Paul. Le jeune homme se sait, d’une expérience déjà amère, enlisé dans « les classes moyennes du salut ». Il sait que beaucoup de chrétiens, autour de lui, le sont également. Seule, l’a frôlé de son aile l’amitié de Félicien Bernier, qui appartient à la race des saints. La deuxième partie eût présenté la réussite sociale d’André Plazenat, brillant représentant des notables des années 1900, qui veulent survivre aux anciennes conditions d’influence. Mais ses désastres intimes l’eussent situé bien bas dans ces classes moyennes du salut. Quelques notes indiquent que la troisième partie aurait été centrée sur Félicien, devenu missionnaire et finalement martyrisé. Le « saint », qui émerge des « classes moyennes », rachète pour les autres, leur indique la route du salut, pour quand viendra l’heure des grands dépouillements.
III. – MALÈGUE CONTEUR.
Deux longs romans à la façon anglaise ou russe, se créant lentement un public bouleversé dans sa vie profonde, telle se présente l’œuvre fondamentale de Joseph Malègue et qu’il fallait d’abord rappeler. Seulement il composa encore quelques contes de qualité entre lesquels existe un lien, la présence lancinante de la mort et cette révision de vie qu’elle impose à ses prochaines victimes. En quoi retrouvons-nous dans ce thème l’auteur d’Augustin et de Pierres Noires ? Nous tenterons de le dégager tout à l’heure. Il nous faut d’abord situer, dans la vie de l’auteur, les trois contes retenus ici.
Déjà en 1903, quand il préparait en Sorbonne l’agrégation de philosophie, il s’essayait au genre de la nouvelle en publiant dans une revue un bref texte, L’Orage 4. Ce Malègue, d’une jeune expérience mondaine, d’une forte culture littéraire et philosophique, faisait jeter sur le papier, par l’un des trois personnages de sa nouvelle, les aspirations d’un cœur affamé qui veut rejoindre l’absolu. Dans ce texte, la part du merveilleux étonne chez le futur auteur discrètement réaliste d’Augustin. Mais nous ne sommes pas surpris de voir affirmer avec fièvre un besoin dont la quête finira toujours par devenir la recherche essentielle des héros de Malègue.
À quelle date fut écrit le conte inédit, retenu pour ce recueil, La Mort d’Adam 5 ? Les papiers de l’écrivain ne fournissent aucun renseignement. Mais ses proches y reconnaissent un texte assez ancien, antérieur à la composition d’Augustin. À leur témoignage, l’on pourrait ajouter un argument interne. Après Augustin, le thème n’aurait-il pas été orienté de façon à permettre une note religieuse plus nette ? S’en dégagent, certes, des réflexions que suggèrent les rencontres avec la mort, la chair et la superstition. Mais, après 1933, on attendait davantage des préoccupations de Malègue, promu l’un des maîtres de la littérature catholique.
Du moins, dut-il prendre un savoureux plaisir à dresser sa généalogie de la tribu d’Adam, à l’étoffer de noms empruntés à d’autres livres que la Genèse, quand il n’invente pas comme Victor Hugo. Plaisir aussi à imaginer des traits et une âme derrière ces noms. Quelle tension, enfin, il sut donner à ce conte, quand, devant la mort qui tarde, le vieil Adam seul est certain qu’il mourra, car il se souvient de très anciennes paroles !
Malègue dut être séduit par cette première confrontation de l’homme avec son destin : cette mort du premier homme, de celui par qui, comme dit saint Paul, « le Péché est entré dans le monde et par le péché la Mort ». Quant au séjour en Éden, c’est un inexprimable passé, de « très anciens âges, où la terre était toute neuve et meilleure pour les hommes ». Adam n’a jamais pu ou voulu le décrire. Ainsi, le mystère de ce passé plane-t-il sur le conte, et n’en est pas le moindre attrait.
Sans doute Malègue rassembla-t-il les éléments d’un autre conte, La Révolution, dès qu’il considéra Augustin comme terminé, autour de 1929. Mais le succès du roman l’encouragea à reprendre de fond en comble un ancien travail qui deviendra l’œuvre ambitieuse, posthume et inachevée : Pierres Noires. Or, le texte de La Révolution s’y trouve inséré, dans un chapitre auquel il prête son titre 6. Le conte projeté devint ainsi le joyau du roman, à la façon de La légende du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov, de Dostoïevski. Tout comme Ivan raconte un « poème » à son frère Aliocha, le jeune Jean-Paul Vaton de Pierres Noires prend copie d’une « relation » datant de l’époque révolutionnaire. Ces gens d’autrefois, dont la relation raconte et commente la montée spirituelle malgré les enlisements de la vie, et sous le coup de l’épreuve, préfigurent l’évolution intérieure de quelques personnages du roman. Appartenant aux « classes moyennes du salut », ils préfèrent le « surcroît » des biens terrestres. Mais, sous le coup des épreuves perçues comme de divines invitations, ils s’abandonnent à la « justice » de Dieu.
Dans le débat abstrait qui constitue l’essentiel de la « relation », l’art de Malègue maintient cependant une forte impression de vie. L’un des protagonistes, M. du Montcel, rapporte lui-même le débat utilisant les notes d’un témoin, sa fille Élisabeth. Le récit est encore coupé de continuelles notations sur le séjour dans une prison révolutionnaire. Le problème de M. du Montcel, qui voit ainsi sa foi mise à l’épreuve, tient aux « grands désastres » en contradiction apparente avec la Providence. Son cousin prêtre, prisonnier comme lui, M. Le Hennin, rayonnant de sainteté, lui présente alors inlassablement les maux comme une chance de salut quand ils vous privent des joies terrestres.
« Il serait bien impossible que, pour préférer au vrai Bien tous ces biens, nous les arrachions spontanément de notre vie (...) ; nous chercherions des conciliations quoique le vrai Bien étant une absence absolue ne se concilie point (...). Ces grandes épreuves ont pour effet de ne pas laisser oublier par les âmes moyennes les exigences extrêmes. » Ces désastres peuvent donc se trouver accueillis comme une visitation de la Providence auprès des « âmes moyennes » trop installées dans leurs facilités terrestres. Ces dernières alignent alors leur vie sur l’exemple des saints, car il n’existe qu’une voie pour faire son salut. Mais le débat sans cesse repris entre les deux cousins se trouve un matin interrompu par l’entrée du greffier. Le nom de M. Le Hennin est appelé en tête des condamnés à être fusillés ce jour-là... Outre les trois contes proposés dans le présent recueil, une vingtaine de pages du roman posthume permettent donc d’apprécier la qualité de Malègue conteur.
En 1935, Joseph Malègue fit paraître le plus achevé de ses contes, pour l’avoir poli à loisir, Celle que la Grotte n’a pas guérie 7. D’importantes fêtes religieuses se succédaient à Lourdes à l’occasion de l’année sainte, retenant l’attention du public sur le grand sanctuaire marial. Un triduum de messes se succédant sans discontinuité jours et nuits frappa beaucoup Malègue comme forme originale de la persistance dans la prière. Voici le climat dans lequel il écrivit ce conte, dont l’action se termine à Lourdes même, à l’occasion d’un pèlerinage. Sa lecture se révèle presque aussi insoutenable que les pages sur la mort de Bébé et de la vieille maman dans Augustin. Quel talent implacable, pour peindre le tragique destin d’une jeune fille, Mlle Noémi, sur laquelle s’acharnent la maladie, la pauvreté et la solitude ! Quelle délicatesse pour faire voir la transfiguration de tout ceci en une sainteté qui s’ignore ! La souffrance ne fait pas, de cette jeune fille « un peu secrète » qui a refusé un beau parti, une révoltée, mais un être en attente de quelque chose.
Il ne va pas lui falloir lutter âprement pour trouver le sens de son malheur. Elle s’abandonne docilement à ce vers quoi la souffrance la porte. Derrière le ton morne, la grisaille voulue du récit, vibre l’une des plus émouvantes créations de Malègue. Alors que dans son univers, tant d’êtres se débattent au milieu de leurs souffrances qui leur sont un scandale, Noémi les accueille lentement comme la « matière première de sa sanctification », une « occasion personnellement donnée ». La réponse au mystère de la Providence se trouve encore exprimée en une belle formule : « consentir à cette paternité de Dieu qui ne dit pas son secret ». Au plan du style, ce conte est assurément le meilleur. Les dissertations qui alourdissent La Révolution ne l’encombrent pas. Il est à la fois réaliste, nerveux, ciselé : un bel équilibre.
Le 10 juin 1940, Joseph Malègue dut subir une intervention chirurgicale. Mais son mal, qui s’était déclaré de façon précipitée, l’emporta le 30 décembre. Un conte, Sous la meule de Dieu, fut composé sur son lit de malade en août, pour servir d’écrin à une prière qu’il écrivit dans les jours après l’opération, au début de l’occupation allemande à Nantes 8. Quelques dissertations nuisent un peu au rythme du texte, mais le style est aussi surveillé que dans Celle que la Grotte n’a pas guérie. Le conte se présente même comme le plus bouleversant, composé qu’il fut par un homme se sachant depuis quelques semaines au seuil de la mort. Et cet homme emprunte quelque peu à un inventaire de son propre cœur pour peindre celui du vieux bâtonnier. Il sait que même les efforts d’une vie comme la sienne sont peu, quand on se trouve justement sur le seuil de l’Absolu. La « Prière pour un temps de calamité » rejoint étrangement les méditations de l’abbé Le Hennin dans La Révolution, parce que s’exprime dans les deux cas l’une des grandes lignes de forces de la pensée de Malègue : notre liberté est responsable de bien des maux, la Providence nous attend dans nos souffrances pour nous ramener vers l’Unique Nécessaire.
La trame du conte présente l’histoire d’un de ces hommes des classes moyennes du salut. Il lui fallut sa part dans les désastres de juin 1940 pour que se dissipent ses ténèbres intérieures. Installé dans sa pratique chrétienne de convention, le bâtonnier se sent peu à peu happé par la sainteté de son fils. Chez François Mauriac, la souffrance morale découvre aux cœurs dévorés et purifiés l’objet véritable de leur amour, malgré les chrétiens médiocres qui les épient. L’originalité de Malègue tient à ce qu’il existe toujours un discret rayonnement de la sainteté, qui aide les esprits ou les cœurs secs à s’engager finalement eux-mêmes sur la même route. Ce « Saint », ce « Juste », comme Malègue aime le nommer, étreint sa souffrance, parce qu’elle lui apparaît comme essentielle pour trouver son Seigneur, et parce qu’il n’est plus que « stupeur éperdue d’avoir été élu par l’effrayante grandeur de Dieu ». Les qualités de Sous la meule de Dieu lui ont valu de prêter son titre à ce recueil de trois contes de Joseph Malègue.
IV. – MALÈGUE ET LA MORT.
L’impression dominante que laisse la lecture des contes, c’est bien celle du rôle capital que la mort y joue. Elle en est la trame même. Dans La Mort d’Adam, nous voyons le « Père de nos pères » prendre conscience que l’heure arrive pour lui de « s’en aller chez les morts ». À la stupéfaction de sa tribu ! « Ils étaient tous là, grandement surpris de cette mort qui ne tiendrait pas à une rupture accidentelle de la vie, mais à son secret même, à l’épuisement de cette sève qui emplit le corps, comme à l’échéance fatale d’un prêt consenti par Yaweh. » Celle que la Grotte n’a pas guérie présente, entre autres épreuves d’une grande malade, la mort de sa mère et la pauvre veillée funèbre, – ceci en attendant sa propre fin à Lourdes. Sous la meule de Dieu nous fait témoins du bouleversement spirituel qu’apporte à un vieil homme la mort de son fils, qui était sa fierté.
Ce thème de la mort se retrouve également présent et aussi fondamental dans les deux romans. Dans Augustin, nous avons le départ de la vieille grand-mère des Planèzes, en qui se rencontrait une fatigue de toute l’âme et du corps, « en un même désir de grand repos ». Puis vient la mort sereine du père d’Augustin, qui provoque en son fils des « espoirs métaphysiques ». Ce sont ensuite, analysées au long de cent cinquante pages sans rémission, la mort de Bébé, l’enfant de la sœur d’Augustin, Christine, et celle de Mme Méridier, la « vieille maman ». Le jeune universitaire ne tarde pas à être victime lui-même de la « grande chose noire, derrière la glace ».
Dans Pierres Noires, la mort laisse vite deviner qu’elle se montrera aussi présente et active dans cet univers romanesque que dans la vie. Après celle d’un jeune frère, vient la mort d’un teinturier, vue à travers l’effet de surprise qu’elle produit sur un enfant de six ans, Jean-Paul Vaton. Arrivent ensuite la mort de M. Genestoux, l’instituteur dévoué de Peyrenère, et le suicide d’un maître d’internat au lycée d’Aurillac, M. Ragougnoux. Ce sont, peu après, dans leur apparat local, les funérailles d’une grande dame octogénaire de la vieille bourgeoisie, Mlle Adélaïde Guyot-Chaudezolles. Le suicide de M. Vodable de Brugnes, couvert de dettes, ne tarde pas à occuper l’actualité locale. Autre mort de grande dame, celle de Mme Élisabeth Plazenat, en son château de Rieutort. Mais des trois volets de la fresque, seul le premier se trouve achevé. D’autres morts encore auraient retenu le lecteur, certaines désespérées comme celle d’André Plazenat, une autre lumineuse, le martyre de Félicien.
Très certainement, Malègue aura été personnellement angoissé par la pensée de la mort. Il aura souvent fait sienne la pensée d’Augustin traversant une place d’Aurillac : « Tous ces gens-là vivaient. Ce qu’ils faisaient s’appelait vivre. Vivre, c’était l’instinct de s’ajuster à tout ça, de vendre, de rire, de ruser, de manger de la viande, de crier hue à des chevaux. Il y avait entre eux et la mort une espèce de glace sans tain, où se silhouettaient leurs gestes. Mais ils ne voyaient donc pas l’autre, la grande chose noire, derrière la glace ? Ils se ruaient, de ci, de là, sur les places de commerce. Imbéciles ! Elle s’arrêterait bien, leur ruée, pourtant. Elle buterait bien contre la chose noire, un jour ! »
Dans ses notes des derniers mois, l’écrivain parle du « grand trouble » où la mort le jette, du « grand désespoir qui monte d’elle », de ses « coups de couteau » qui marquent à vif sur les surfaces de notre cœur, de notre lassitude enfin, lorsque nous sentons que « les eaux se retirent de nos terrains morts ». Il la salue toutefois aussi pour « son rite de porte de l’éternité ». Cette hantise s’explique en partie par la mélancolie profonde de Joseph Malègue, par ce qui se trouvait en lui de désaccordé avec la vie que mènent habituellement les hommes, de « cassé », comme l’a écrit son ami, le philosophe Jacques Chevalier. Mais il a pu, de ce fait, scruter ce que la mort apporte à l’homme lorsqu’elle se présente dans le destin des siens, comment lui-même réagit à sa venue dans sa propre vie, quel retentissement enfin peut avoir en lui la mort des saints.
De cette présence continuelle de la mort dans ses contes et dans ses romans, Malègue veut assurément dégager une éthique : à savoir que, de par sa venue dans le destin des leurs d’abord, elle peut déjà jouer en certains un rôle d’illumination purificatrice. Cette « invraisemblance dont s’accompagnent toutes les morts » constitue le sujet de La mort d’Adam. L’ancêtre se trouve seul à savoir qu’un jour il mourra, parce qu’à une date très ancienne la parole de Yaweh a retenti pour lui dans l’Éden : « À la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré » (Genèse III - 19). Seul, il perçoit les approches de cette mort, inimaginable pour toute la tribu, car on n’a jamais été témoin que de morts accidentelles. Les dernières pages du conte, de nous dépeindre la stupeur des Caïnan, des Malahéel, des Ahira et d’autres. Seul Énoch en perçoit la religieuse gravité, parce que lui, il « marche avec Dieu » (Genèse V – 24).
De la même façon, Augustin Méridier découvrira qu’il y a plus important que les jeux de l’intelligence, lorsque trois morts précipitées chez les siens lui feront souhaiter que « les espoirs métaphysiques de la survie » soient davantage qu’« une immense berceuse pour sanglots d’homme », et qu’un Dieu absorbe fraternellement « avec tous ceux qui auront cru le trouver, ceux qui l’ont cherché en vain, dans les larmes et les ténèbres de la terre ». Durant les prières de Christine près de l’enfant mort, une sorte de conversion métaphysique s’opère dans Augustin, une véritable purification de l’esprit, quand il en vient à penser : « Il arrive qu’on ait besoin d’éternité, comme on a besoin de pain, d’eau et de sommeil. » Ces départs ont mis quelque chose en lumière pour lui : « Si le face à face avec Dieu est le rapport essentiel, sans Dieu tout est solitude. Dès qu’on a compris cela, tout ce qui n’est pas lui vous laisse radicalement, incurablement solitaire. »
Le héros de Sous la meule de Dieu se laisse entraîner plus loin encore qu’Augustin Méridier, devant le spectacle de la mort, celle de son fils. Ce vieil homme fut un « grand bourgeois rapace et sans illusion », pour qui la vie religieuse se présenta comme « une poésie, un décor posé sur la vie, ou bien, au contraire, une tringle pour raidir le dos des forces sociales ». Son catholicisme fut « le revêtement naturel d’une morale d’honnête homme ». Mais la blessure mortelle d’Henri dans les combats de juin 1940 fait sourdre du cœur endurci de ce vieux bâtonnier une vie spirituelle, dont il se trouve le premier stupéfait. L’influence purificatrice d’une mort porte loin dans ce vieux cœur : « Il me semble aussi que je ne suis plus sur cette terre, mais en une sorte de région de prière qui m’est commune avec lui, où mes limites personnelles se dissolvent et s’effacent. » Dans la paix inattendue qu’elle lui apporte, la mort de son fils aura été « cette ligne de lumière, le trait doré qui va de son cœur vers tous les horizons du soir ».
Pour certains, chez Malègue, le douloureux spectacle de la mort des leurs ne joue même plus ce rôle d’illumination purificatrice sur les vraies perspectives de la vie, tellement ils émergent de leur classe moyenne du salut. Ainsi de Christine et de la vieille Mme Méridier, face à la mort prochaine de Bébé. Toutes deux parlent de la mort « en chrétiennes qui savent où elles vont... comme d’une chose qui vient tout naturellement, ainsi que la nuit à la fin du jour ».
Le moment arrive cependant, où l’homme se trouve face à face avec sa propre mort. Si elle le surprend au milieu de ses réussites, comme Augustin Méridier, jouera-t-elle encore son rôle possible d’illumination et de purification ‘? Favorisera-t-elle la réussite spirituelle de ses derniers moments ? Ou provoquera-t-elle de la révolte ? Pour ceux qui appartiennent à ce que Malègue appelle « les classes moyennes du salut », la nausée les submerge. Pour Augustin, brusquement terrassé par une tuberculose aiguë : « Le noir final, la grande fin de tout viendrait bientôt, où s’éteindraient toute souffrance, toute joie, toute conscience, le monde extérieur, le monde intérieur, l’idée de Dieu, et toutes les autres... »
Il faut que son ami jésuite, Largilier, vienne méditer auprès de lui, pour lui permettre de faire de ses derniers moments le sommet de sa vie. Largilier constate avec Augustin que dans la solitude dernière, il n’existe apparemment plus rien dont on puisse vivre, plus aucun de ces motifs et de ces centres qui se font concurrence quand on se trouve en pleine exubérance de la réussite. Mais on y peut faire alors plus aisément une rencontre, celle du Christ de la Passion, nous proposant « sur deux mains d’homme percées, deux morceaux d’un réel effrayant : le sens de Dieu et celui de la douleur ». Augustin se laissera pénétrer de la présence de Dieu, « cette chose si simple », et avec elle il entrera « dans la douce et miséricordieuse mort ».
Dans les pages de La Révolution, qui se présentent comme un conte inséré dans le roman Pierres Noires, les approches de sa mort ramènent également M. du Montcel vers un abandon à la paternité divine. M. du Montcel vécut en gentilhomme du XVIIIesiècle, qui fréquenta les sociétés de philosophie. Sa pratique religieuse fut régulière, comme chez beaucoup, ainsi que nous l’apprennent les historiens de la France chrétienne de ce siècle. Mais, en parfait gentilhomme, il aima « toutes les légitimes beautés qui ornent les vies humaines », ne serait-ce qu’un lieu lointain de bois que l’on contemple, « certains pourpres momentanés et certains ors qu’on voit le soir, tout le charme qui naît des musiques et dans les lointains des grands parcs ». Il ne peut croire que brutalement un Tribunal révolutionnaire le prive de ces beautés et le précipite dans le grand dénuement de la mort. Il appartient bien à ces classes moyennes du salut, trop attachées aux surcroîts, auxquels la réussite habitue les hommes.
Les longues et chaleureuses dissertations de son cousin Le Hennin le préparent alors à considérer comme des « vicaires de Dieu » les énormes bouleversements au milieu desquels la mort même se présente à lui. M. du Montcel en arrive à situer cette dernière dans la perspective de son salut. Il comprend combien, dans la nuit spirituelle que ses égoïsmes font monter en l’homme, il lui faut les « torches » et les « incendies » des grands troubles pour arriver à préférer premier Dieu, son royaume et sa justice, plutôt que le surcroît de « toute la chère beauté de la vie terrestre ». Durant les quelques jours qui s’écouleront entre l’exécution de son cousin et la sienne propre, M. du Montcel aura connu dans son acceptation « ces rares minutes de silence intérieur que beaucoup ne connaîtront jamais ».
Dans le dénuement de la mort, Augustin et M. du Montcel se sont livrés enfin à une démarche de sainteté. Telle est, à travers son œuvre, l’attitude que Malègue aime saisir et mettre en relief. Sa réflexion philosophique et sa foi le portaient à croire que la rencontre de la mort survient comme le grand moment d’une existence, parce qu’elle presse l’homme de se situer, pour la première fois peut-être, dans une perspective de vérité avec Dieu.
Sur quoi donc s’appuient les fermes affirmations de Joseph Malègue ? De quoi donc ses chemins tirent-ils leur rectitude ? De l’exploration expérimentale que l’on peut faire de l’âme des saints devant leur mort, nous répondrait-il. Il y a là une ligne de recherches dont il eut l’intuition très tôt. Avant qu’Henri Bremond ne livre au public en 1916 ses premiers témoignages de mystiques français, dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Et donc, avant que Bergson ne donne en 1932, dans Les deux sources de la morale et de la religion, ses titres de noblesse à la quête expérimentale de Dieu dans l’âme des mystiques 9.
Dans cette ligne de recherches, Malègue découvre que si la mort est la grande épreuve, ce n’est pourtant pas le cas pour les saints. Aux hommes de consentir à leur ressembler, car ils doivent se trouver dans le vrai. Malègue de citer, dans Pénombres 10, l’incomparable image de saint Jean de la Croix, « cette image de grand artiste de la pensée abstraite où nous aimons à trouver le triomphe terrestre de la vie unitive et son devancement d’Éternité : Les fleuves d’amour de l’âme sont prêts à se jeter dans l’Océan divin, et si vastes, si tranquilles, ils sont déjà des mers ». Cette ouverture sur l’Infini, en a-t-il tenté la formulation romanesque ? Prudemment, il n’a esquissé que des êtres qui surent ne pas s’enliser dans les classes moyennes du salut. L’un d’eux, toutefois, aurait émergé avec un singulier relief, Félicien, que les notes pour le roman inachevé appellent « le saint ». Qu’en est-il de la mort de ces êtres que ne retiennent pas les enlisements dans les bonheurs ?
À la façon paisible dont sa mère demande l’Extrême-Onction, Augustin perçoit dans son cœur une présence : « une certaine chose grave, imprécise, d’immense hauteur au-dessus de la vie, devant quoi la Mort elle-même paraissait secondaire et même traversable ». Voilà qui justifie la vérité de la façon selon laquelle le fils voit la « promenade au soir tombant » de cette chrétienne, qui expérimente depuis longtemps la présence de Dieu en son cœur. « Cette attente de la mort, d’une telle simplicité, et si calme, ressemblait à toutes les autres attentes, celle de la nourriture, celle du coucher, celle du lendemain qui suivrait la nuit... Il lui semblait qu’elle fût assise sur une chaise d’église, un peu en avance pour la messe, en un recueillement de repos. Bientôt la clochette sonnerait, elle s’agenouillerait, elle entrerait dans les formes réfléchies de la prière. »
Le conte Celle que la Grotte n’a pas guérie apparaît d’une grisaille désespérante. Que de souffrance, de pauvreté et de solitude ! Mais la jeune fille jolie et délicate, sur laquelle s’abattent ces terribles épreuves, puise dans sa vie intérieure la force de les accueillir sans plainte. Pour elle seule, son univers n’est pas grisaille, parce qu’il lui devient l’occasion « personnellement donnée, juste à la mesure de son âme », de présenter à Dieu sur ses deux mains sa soumission d’enfant. Plus les années avancent et plus les épreuves semblent lui devenir pesantes, plus son être se sent au contraire « écrasé de confusion, de gratitude et d’humilité ».
Le lecteur ne se trouve pas surpris qu’à l’occasion d’un pèlerinage épuisant à Lourdes, la mort s’offre à Mlle Noémi dans la discrétion et la simplicité, celle des saints. « On décida qu’il serait imprudent de la baigner aux piscines. Mais elle n’avait plus besoin de rien sur terre. Dans la nuit qui suivit, ni Jeannette qui couchait près d’elle, ni personne ne s’aperçut de son dernier soupir. »
La même densité spirituelle se retrouve décidément toujours chez Malègue, puisque telle aussi se présente la réussite dernière du jeune Henri dans Sous la meule de Dieu. Voici d’abord comment le bâtonnier voit son fils : « études aisées et magnifiques », d’une intelligence à laquelle sont étrangers « les intérêts et toute attache monétaire ». Mais une intelligence faite « de feu et de netteté, d’ardeur intérieure et d’idées claires ». Un physique « éblouissant de hauteur et de jeunesse et pareil à un sourire moral ». Bref, tous les dons d’Augustin ou même d’un André Plazenat, mais dans l’âme d’un saint comme Pierre Largilier et Félix Bernier, pour lesquels la vie chrétienne est « l’offre totale de la vie ».
Mobilisé en 1939 comme lieutenant dans les chars d’assaut et gravement blessé, le jeune homme revient mourir dans un hôpital militaire de sa ville natale. Ses quelques jours d’agonie ne sont qu’une longue inconscience, bien qu’il refuse la morphine. Mais il se trouvait prêt depuis longtemps à une douce rencontre avec la mort, ce garçon qui écrivait dans sa « Prière pour un temps de calamité » : « Celui qui, dans l’inquiétude ou la douleur, se sait néanmoins entre les mains du Père, celui-là au sein de son angoisse terrestre se trouve déjà dans l’éternel. » Il se montre bien de la même race que Mme Méridier et M. Le Hennin, Mlle Noémi ou Félicien, cet Henri qui croit que l’acceptation de la volonté de Dieu au moment de la mort « enferme en elle quelque chose de sacramentel ». Lui qui encore, dans l’épreuve, ne veut rien voir d’elle que « cette petite lumière qui donne sur la Croix ». On comprend que dans les intervalles des dernières souffrances, Henri présente sans cesse « ce regard tendre qu’il continue dans son cœur quand il baisse les paupières et s’endort ».
Mais Joseph Malègue aurait voulu ne pas se contenter de touches discrètes. Si Pierres Noires eût été achevé, dans le martyre de Félicien, Félix Bernier, nous eussions été témoins d’une de ces « morts de Saints, dont les minutes dernières laissent entrevoir un prodigieux bonheur, les foudroyantes premières irradiations de l’Absolu ».
Dans la littérature contemporaine volontiers dominée par le thème de la mort, l’œuvre de Joseph Malègue occupe ainsi une place originale. Ce thème se développa après la première guerre mondiale, quand une société frivole se fut écroulée. Déjà, deux prophètes des temps de la littérature du dilettantisme avaient vivement éprouvé l’angoisse de la mort, Tolstoï et Dostoïevski. Rappelons seulement le conte de Tolstoï, La Mort d’Yvan Ilitch. Un fonctionnaire heureux dans son métier, sa famille et ses relations, se trouve en présence de la mort pour être bêtement tombé d’une échelle. Il lui faut prendre la vraie mesure de la vie à la lumière de la mort, de sa propre mort. À travers un récit d’une intensité étonnante, c’est à son lecteur que Tolstoï fait découvrir qu’il ne vit pas comme il devrait, puisque ses désirs humains ne sont pas réglés d’après cette terrible réalité de la mort.
Dans le conte La Mort d’Adam, Malègue ne rejoint-il pas l’angoisse contemporaine, quand il nous présente toute la tribu haletante autour de l’ancêtre, alors que « lui seul savait qu’il lui faudrait mourir ». C’est la hantise de la mort que connaissent bien les personnages de Malraux, Perken dans La Voie Royale, Tchen dans La Condition humaine, et l’auteur lui-même aux dernières pages des Voix du Silence. Des premières aux dernières nouvelles d’Albert Camus, en passant par les grandes œuvres de l’Étranger, du Mythe de Sisyphe, de la Peste, la mort est encore la présence invisible qui souille nos rares joies. Mais, si Joseph Malègue insiste lui aussi sur la grande réalité élémentaire de la condition humaine, c’est dans une perspective religieuse, comme Bernanos. Pour eux deux, le visage de la mort se trouve transfiguré par le mystère de la « très sainte agonie » du Christ. Et de plus, pour Malègue, il est révélateur de Dieu, en dépouillant l’homme des erreurs de son orgueil ou de son égoïsme.
Aussi pourrait-on appliquer aux trois contes ici proposés ce qu’Ernest Hello écrivait de ses Contes extraordinaires, en 1879 : « J’ai voulu donner le corps d’un récit aux vérités que j’exprime habituellement... Le conte est la parole humble et solennelle, mystérieuse et bienveillante des grandes vérités. » Enfin, ce qu’avant 1840 Barbey d’Aurevilly avouait rechercher dans Amaïdée : « Ce que seuls peuvent et pourront éternellement deux pauvres morceaux de bois mis en croix », ce que proclamait Léon Bloy à la fin de La Femme Pauvre : « Il n’y a qu’une tristesse, celle de n’être pas des saints », voilàce qui alimente les contes de Malègue comme ses romans, et indique dans quelle tradition il se situe. Pour lui, la mort peut être un ravissement, une voie vers la définitive lumière. Mais, selon parfaite formule du conte de 1940, toute l’œuvre de l’écrivain vise à nous pénétrer de cette conviction : l’on ne peut atteindre à un tel ravissement qu’après être passé « sous la meule de Dieu ». À cette condition seulement se vérifie le mot de Christine à Augustin : « La mort, c’est la présence de Dieu pour dans quelques heures. C’est le plus grand des sacrements. »
Jean LEBREC.
Dans Sous la meule de Dieu,
de Joseph Malègue,
Éditions du Chalet, 1965.
1Augustin ou le Maître est làparut aux éditions Spes, Paris, en février 1933, en deux volumes de 860 pages. À ce jour, 79 000 exemplaires ont été vendus.
2Pierres Noires. Les classes moyennes du salut, 905 pages, parut également aux éditions Spes, en décembre 1958. Le roman fut édité par les soins de Mme Malègue, puis de Jacques Chevalier et d’Henry Bousquet La Luchézière.
3Les premiers éléments sur la vie et la personnalité de Joseph Malègue ont été recueillis par Mlle Élisabeth Michaël, dans Joseph Malègue. Sa vie. Son œuvre, éditions Spes, Paris 1957. – Né le 8 décembre 1876 à Latour-d’Auvergne, Malègue est décédé le 30 décembre 1940 à Nantes.
4L’Orageparut dans la livraison d’avril 1903 de L’Idée nationaliste et régionaliste, 13, rue Girardon, Paris, pp. 215 à 219.
5La mort d’Adam, conte inédit, appartient aux archives de la famille de Joseph Malègue.
6La Révolutionest partie intégrante du long roman posthume et inachevé de 878 pages, sans les notes : Pierres Noires. Les classes moyennes du salut (éditions Spes, Paris, 1958). La « relation » occupe vingt-six pages, de la page 416 à la page 442, dans le chapitre auquel elle prête son titre.
7Celle que la Grotte n’a pas guérieparut d’abord en deux livraisons dans l’hebdomadaire Sept, les 19 et 26 avril 1935. Le conte fut repris ensuite dans un ouvrage de Joseph Malègue, aujourd’hui épuisé : Pénombres, Glanes et approches théologiques (éditions Spes, Paris, 1939). C’est ce dernier texte qui se trouve reproduit ici.
8Sous la meule de Dieu, rédigé entre juin et août 1940, ne parut qu’en juin 1943 dans le numéro XII de la revue Construire (Dumoulin, éditeur, 5, rue des Grands-Augustins, Paris, pp. 148 à 182). La « Prière » avait paru dès 1941 dans l’Almanach paroissial du diocèse de Nantes. Puis elle avait été répandue dans le public sous la forme d’un dépliant.
9Relatant dans ses Carnets une promenade dans Paris en compagnie de son camarade Malègue, Jacques Chevalier a noté la conversation suivante : « Ce même jour, 16 juin 1900, il m’exposa, en des termes nouveaux pour moi, son dessein d’étudier les phénomènes de sainteté et d’en tirer, s’il se pouvait, une hagiologie qui permet de toucher expérimentalement l’absolu, en relief ou en creux, dans les états de l’homme, qui est fait pour la sainteté, mais qui a tant de mal à y atteindre et tant de facilité à en dévier. »
10Joseph Malègue, Pénombres. Glanes et approches théologiques, éditions Spes, Paris 1939. Les deux premiers chapitres de cet ouvrage scrutent les approches actuelles de Dieu et du Christ, dans la perspective des exigences méthodologiques des sciences.