Les noms et les œuvres qui demeurent

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges LE CARDONNEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les hommes qui ont su mettre en leurs œuvres des idées éternelles, nous apparaissent dans le recul des années comme nimbés d’un peu de cette éternité, et quand le temps a dispersé l’éphémère qui est en toute œuvre humaine, ce qu’ils avaient à dire à leurs frères resplendit au-dessus de l’écroulement des siècles ; c’est alors la venue de l’heure implacable où les noms des hommes qui n’avaient rien à dire et qui ont parlé quand même commencent à disparaître des mémoires humaines.

Il est des noms qui continuent à imposer l’admiration même à ceux qui méprisent la beauté ou vivent en sa haine ; il semble qu’ils suscitent des cortèges de gloire ; prononcez par exemple, devant le moins lettré ou le plus indifférent, ce nom de Dante, vous verrez ses yeux se fixer au loin et si vous lui dites de merveilleuses choses touchant le merveilleux florentin, il vous écoutera respectueusement et paraîtra se souvenir. Ce nom de Dante est à la fois si sombre et si lumineux ; il retentit mystérieusement à la façon d’un coup de bélier heurtant les fondements de votre maison sous vos pieds, puis à cause de sa finale féminine, il s’élance comme un campanile de chapelle gothique.

Les noms des Saints jouissent de cette gloire encore plus que ceux des poètes ; malgré les vains dires de beaucoup d’hommes – il en est tant qui parlent un peu comme ils marchent – croyez cependant que les Saints ont conquis une grande vénération au profond des âmes. C’est aux heures décisives de la vie, devant la mort ou à l’approche d’un de ces malheurs qui mettent les hommes face à face avec leur être intérieur que les hommes songent à ces frères puissants dans l’invisible ; alors les moins croyants leur confient le mystérieux gouvernail de l’heure qui va venir : quand un enfant naît, c’est sous l’égide protectrice d’un saint qu’est placé le nouveau venu à la lumière et si la mère ou bien le chef de famille lui désire tel nom plutôt que tel autre, c’est que les noms portent avec eux les raisons de leur gloire et reflètent les vertus de ceux qui les firent glorieux.

Écoutez le nom de Sainte-Thérèse, il résonne ainsi qu’un appel de trompette vers le Ciel, puis retombe très las comme après l’extase ; ce nom est clair comme le précieux sang : il y a du sang de stigmates dans ce nom ; il y a une belle ordonnance de syllabes, un grand équilibre, toute la sagesse de la grande Sainte quand elle agissait dans les affaires humaines.

Et cet autre de Saint-Benoit – humble, studieux, confiant comme un signe de croix – et celui de Saint-François – naïf et bon et qui sonne clair ainsi qu’une cloche dans l’aube.

C’est l’un après l’autre qu’il les faudrait tous citer ; si j’ai parlé des noms des Saints à propos de ceux qui n’accomplissent point œuvre éphémère, c’est qu’il n’est pas d’homme en l’œuvre de qui entre plus d’éternité qu’en l’œuvre d’un Saint ; les poètes viennent seulement après et j’entends par poètes, tous ceux auxquels il est donné de pénétrer le sens intime de la beauté et qui, la façonnant selon leur intérieure ressemblance, en font aux hommes le don merveilleux ; mais si tous les poètes ne furent pas des saints, tous les saints furent de grands poètes et ils n’en ont jamais rien su ; ils ont vécu si haut au-dessus de la réalité des choses, ils ont tellement connu le sens intime des moindres, leur pensée fut à chaque instant tellement distraite de la terre vers Dieu que leur vie fut à la fois un acte d’adoration et un acte d’humilité, car comment n’être pas humble quand, au-delà de la rigidité des mots et de la limite des lignes, Dieu apparaît toujours pour l’hommage ou derrière le blasphème.

La majorité des hommes de notre temps paraissent redouter de voir en les incidents devant lesquels leurs yeux s’arrêtent ce qui de ces incidents se dégage d’éternel ; aussi les livres succèdent aux livres et jamais si grande moisson n’aura été laissée à l’oubli pour l’avenir. Ils sont si peu nombreux, les hommes qui osent regarder au profond d’eux-mêmes et écouter le chant de leurs âmes ! La plupart préfèrent distraire leurs yeux avec le spectacle superficiel des incidents de la vie ; ils semblent oublier alors que les moindres faits peuvent être de hautes causes et qu’ainsi il n’est pas de fait qui soit minime. Des incidents qui se passent sous leurs regards, ils ne voient que la chimérique joie, la luxure ou bien le sang ; les uns content la petite histoire de cette joie, de cette luxure et de ce sang, et d’autres l’écoutent ; les premiers ont le nom d’écrivains ; parmi les seconds, il en est qui se disent épris de littérature ; d’ordinaire, l’histoire évolue autour de la petite épilepsie de l’amour, mais l’âme est étrangère à ces drames et quand la mort intervient, elle ne paraît point réelle, c’est une mort de camelote comme l’œuvre qui l’évoque.

Vraiment, parmi les prosateurs de ces dernières années, parmi ceux dont l’œuvre forme un ensemble permettant un jugement, je ne distingue que Villiers de l’Isle Adam et Barbey d’Aurevilly qui aient su voir au-delà de la chair et, plus près de nous, J. K. Huysmans, qui a écrit avec tout son être le plus effroyable des drames intérieurs, celui qui en tous les temps a fait crier le plus d’âmes, car quel drame peut être à la fois plus haut et plus poignant que celui dont la vérité et l’éternité sont les acteurs invisibles ; enfin, Maeterlinck a osé un remarquable essai de psychologie intérieure en ce livre presque génial qu’est le Trésor des Humbles. Mais parmi les poètes beaucoup ont ouvert un sillage nouveau ; ils ont vu au-delà des hideurs et malgré les fards ; je parle des émus de ces dernières années ; ils ont abandonné les oripeaux multicolores et l’impassibilité de leurs aînés, et par les mots ils ont suscité des rêves merveilleux ; ils ont parlé malgré les rires et déjà ils règnent à tel point qu’il n’en est pas un, parmi les curieux, désirant au moins paraître maintenir en bon état sa façade intellectuelle, qui ne professe pour ce précurseur, Charles Baudelaire, par exemple, un véritable culte. Un vent d’idéalisme et de mysticisme a soufflé sur les œuvres nouvelles, mais une orientation manque à ces efforts qui veulent être idéalistes et mystiques, et Emerson a raison de demander un poète qui serait aussi un prêtre.

Au théâtre, l’éternelle petite histoire semble avoir assez longtemps causé l’émotion facile, elle charme encore une certaine bourgeoisie qui se mourra avec lenteur dans la bêtise, à moins qu’elle n’expire quelque jour brutalement dans le sang.

Wagner a élevé le théâtre à la hauteur de la représentation d’un mystère sacré ; Ibsen y dénonce les mensonges sur lesquels repose l’apparent bonheur de notre société, avec lui c’est le théâtre d’idées qui l’emporte sur l’éphémère théâtre de faits-divers ; Ibsen n’a pas indiqué où était la source de vérité, mais il nous demande de nous dépouiller de toute hypocrisie sociale, de toute croyance convenue. Ce sont les croyances convenues et les multiples conventions sociales qui sont les plus grands obstacles au règne de la vérité ; les croyances convenues empêchent les ardeurs de la Foi : il est des gens qui professent une croyance, comme ils portent un chapeau quand il fait soleil, ils ne seront certainement jamais des martyrs ; les conventions sociales, le respect de la loi par crainte des représailles humaines paraissent donner une raison aux actes de la plupart des individus et ainsi les dispensent d’avoir des raisons métaphysiques d’agir.

C’est parce que des raisons médiocres dirigent les actes de la vie des hommes de notre temps que notre monde se meut dans l’à peu près et que les œuvres de notre époque sont d’essence inférieure ; ce monde n’est ni bon, ni mauvais ou plutôt médiocrement bon et médiocrement mauvais, il n’est ni beau, ni laid, et c’est pourquoi les médiocres règnent dans les arts et dans les choses de la politique.

Ibsen n’a pas indiqué quelle serait la base du monde nouveau, mais il semble avoir dit en ce drame de « Solness le Constructeur », l’inanité des œuvres humaines où Dieu n’est pas ; on paraît avoir redouté d’y voir ce symbole ; Solness, qui jadis construisait des cathédrales alors qu’il avait la foi, veut maintenant construire des demeures pour les hommes et il a désiré en construire une entre toutes qui s’élançât aussi haut que la plus haute et la plus merveilleuse de ses maisons de Dieu ; quand elle est près d’être achevée, il veut lui-même placer sur le faite le drapeau et la couronne, comme jadis sur le faîte de la merveilleuse cathédrale – Solness veut aux applaudissements du peuple monter aussi haut que lors de cette glorieuse fois. – Mais quand Solness est tout au sommet, le vertige le saisit et Solness est précipité à terre.

Ce personnage de Solness est à la fois superbe et ridicule, et comme il est bien notre contemporain, mais nos contemporains ne paraîtront à l’avenir que de très médiocres Solness, et c’est en vain que l’on cherchera la demeure pour les hommes aussi belle que la cathédrale.

 

 

Georges LE CARDONNEL.

 

Paru dans Le Spectateur catholique en août 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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