Brizeux à Arzanô

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

C. LECIGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10 septembre 1911.

 

 

Le petit bourg n’a pas changé depuis quinze ans. Je le retrouve blotti, comme jadis, contre le chevet de sa vieille église, éparpillant par les landes et les prairies ses maisons blanches et le chaume de ses fermes. Vous arrivez de Quimperlé en une de ces antiques guimbardes qui sont une insulte à tous les carrossiers et qui semblent un paradoxe au siècle de l’aéroplane. Vous avez le dos meurtri et les genoux ankylosés... Tout s’oublie à la minute : voici Arzanô entre le Scorf et l’Ellé ; voici l’église légendaire, voici la plaine avec ses rocs, ses chemins creux, ses bouquets de chênes et de sapins, ses touffes de houx et ses lignes de châtaigniers. Dans le val voici le ruisseau du Laz qui coule doucement, interrompu çà et là par des minuscules cataractes et des îlots d’un vert tendre. C’est ici que s’épanouirent Brizeux et Marie, un poète et son poème, l’un et l’autre mystérieux comme la Bretagne, solitaires comme ses rochers et ses bois, doux et simples comme ses landes fleuries...

  

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Le presbytère est toujours là ; la chère et sainte maison achève de mourir entre sa cour et son jardin. Deux ou trois ménages de paysans bretons y sont installés. J’entre ; de gros porcs, couverts de boue, ronflent au soleil sur le fumier.

À l’intérieur, les murailles tombent en lambeaux ; l’escalier entrouvre de larges brèches à chaque marche ; les fenêtres sont bouchées tant bien que mal de planches et de tôles. C’est une désolation qui écœure. L’an dernier, on éleva un modeste monument au poète sur la rive du Scorf ; les fervents de sa mémoire devraient se dire que l’ancien presbytère d’Arzanô est le vrai monument Brizeux et qu’il importe avant tout d’arracher cette relique à la profanation et à la ruine.

Il faut beaucoup d’imagination pour reconstituer le décor qui encadra la jeunesse écolière de Brizeux. Fermez les yeux et les oreilles, oubliez tout ce qui est là. Il y a juste un siècle, par un beau soir de septembre 1811, une voiture, toute pareille à celle que je viens de maudire, s’arrêta à la porte de ce presbytère. Un enfant en descendit, accompagné de sa mère. Il était triste, il pleurait beaucoup. C’était un de ces petits êtres qui savent de trop bonne heure le goût des larmes et que les deuils précoces ont rendu capricants et farouches. Le curé qui le reçoit, M. l’abbé Lenir, est un saint homme et un maître homme. Il a souffert durant la Terreur ; traqué de village en village, passant ses jours dans une cave ou dans un grenier, l’oreille au guet, il ne sortait que la nuit pour les fonctions de son ministère. À la restauration du culte, il fut nommé supérieur du collège de Quimperlé. Il y resta huit ans. Il ne fait que d’arriver à Arzanô et son premier soin est de grouper sous son toit un petit essaim d’écoliers qui le consolera de son collège délaissé. Auguste Brizeux est son parent ; une tendresse se mêle donc à la joie de l’accueil. M. Lenir ouvre son cœur en même temps que ses bras, et les larmes sont vite séchées sur la joue du petit exilé.

Et, le lendemain, le travail commence. C’était ici la salle d’études, dans cette allée du jardin, entre la vigne qui s’accroche à la muraille et les gros buis qui bordent le sentier. Les jours de pluie, on se réfugiait dans une chambre de l’étage, mais par le beau temps de grosses pierres dressées dans le verger servaient de tables d’études. Le matin de très bonne heure, « après les fronts lavés et la prière dite », les leçons commençaient.

 

            C’était tout le matin, c’était un long murmure,

            Comme les blancs ramiers autour de leurs maisons,

            D’écoliers à mi-voix répétant leurs leçons.

            Puis la messe, les jeux et, les beaux jours de fête,

            Des offices sans fin chantés à pleine tête...

 

Je me représente ce prêtre au milieu de ses élèves : il va de l’un à l’autre ; il ne les quitte presque jamais, il se donne à eux avec une familiarité expansive qui n’exclut pas une certaine réserve. Il est spirituel, enthousiaste. Il aime Boileau, il adore Racine, il dit : « Le divin Homère... le divin Virgile. » Il lit admirablement. Il songe aux consciences en même temps qu’à l’esprit. Ses maximes familières sont qu’ « il faut être bon », qu’ « il faut avoir pitié » ; il aime à répéter le mot du fabuliste : « Pour vivre heureux, vivons cachés ! » Parfois un mendiant s’égare parmi les petits disciples ; l’abbé Lenir l’accueille en souriant et lui donne son repas. La scène est plus belle que dans Homère, car elle est belle comme une page de l’Évangile. Et le bon curé dit à ses enfants : « Je n’ai jamais connu personne qui se soit ruiné à faire l’aumône. »

Jours aimés ! Jours évanouis ! Combien de fois Brizeux les a revécus par la mémoire ! Combien de fois, pauvre et douloureux, sceptique, il essaya de se réchauffer l’âme vieillie à l’éclat lointain de ces jours où, vêtu de lin blanc, il offrait l’onde et le vin au calice et balançait l’encensoir à l’autel d’Arzanô !... Il avait oublié bien des choses apprises à l’école de M. Lenir, mais le vieux curé lui restait toujours aussi cher. Et, en sortant du presbytère, je me souviens d’une page du journal de Brizeux, touchante à l’infini, et qui évoque dans la mélancolie du soir l’image du maître et de son disciple aimé. Brizeux est venu à Arzanô, le jour de la fête des Morts : « On sort des vêpres, – écrit-il, – mon vieux maître, M. Lenir sort appuyé sur le bras du petit Mélen. Il ne me reconnaît pas ; il est aveugle. Je lui donne une croix rapportée d’Italie. Joie du vieillard. Je remplace Mélen qui s’est échappé et je dis avec mon vieux maître le Bréviaire des Morts... »

  

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La route qui va du presbytère au pont Kerlô est d’une pente assez roide. À droite, des champs, des prairies, des rochers qui laissent pendre sur mon front mille guirlandes de fleurs jaunes grillées par le soleil. Tout à coup, le tableau s’élargit : c’est la vallée du Scorf et voici le pont Kerlô. La rivière roule à mes pieds son onde tranquille, d’une limpidité de cristal. De maigres fleurs d’eau s’accrochent aux buissons de la rive et s’allongent en fines tresses vertes ; et le Scorf disparaît en chantant dans un fouillis de hêtres, de pins et de chênes. Brizeux est là ; sa figure songe, taillée dans le marbre, sur la motte de terre qui le vit jadis espiègle et gai. Mais son vieux pont n’est plus qu’un souvenir ; les poutres sur lesquelles il s’asseyait, « laissant pendre en riant les pieds au fil de l’eau », ont fait place à une arche de granit. À deux pas, le poète plisse le front ; il regarde d’un mauvais œil ces pierres géométriques, il regrette les choses et les formes du passé...

Et Marie, où est-elle ? Le nom est sur ce marbre ; l’image et le souvenir sont partout. Ils flottent dans l’air bleu ; ils se mêlent à la brise du soir qui souffle, très légère et tiède encore, dans ce val virgilien. Tout à l’heure, j’ai interrogé un jeune pâtre qui faisait boire ses vaches dans l’eau du Scorf ; il m’a récité sans se faire prier la Maison du Moustoir et j’entendrai longtemps sa petite voix claire jetant aux échos de la lande le nom de Marie. De lourdes mains ont essayé naguère d’introduire une lumière crue dans le mystère de la pure et charmante idylle. Hier encore, en chemin de fer, je lisais un article écrit par une dame américaine qui nous offre de sensationnelles découvertes. Elle a retrouvé la Marie de Brizeux dans une auberge de Scaër : une vieille maritorne qui, moyennant pourboire, exhiba des reliques et déballa des confidences. Marie, si vous en croyez ce bas-bleu... d’outremer, ne fut qu’une servante de ferme, puis de cabaret. Brizeux mourut entre ses bras ; elle montre le crucifix qu’il baisa dans son agonie et qui fut placé sur son lit de mort. Elle a des médailles, des rubans, des souvenirs, une cassette pleine. Et elle pleure, elle sanglote. D’une main, elle s’essuie les paupières ; de l’autre, elle attend les honoraires pour l’interview. Et ces choses-là s’écrivent, s’impriment !... Et M. Jules Claretie les présente sans rougir à l’édification des contemporains !...

Elles indigneraient les paysans d’Arzanô. Il ne reste plus au bourg un seul des condisciples de Brizeux :

 

            Yves du bourg de Scaër. Loïc de Kérihuel...

 

Ils sont morts depuis longtemps. Leurs fils demeurent et transmettent aux petits-fils la légende de Marie. Pour la seconde fois, j’ai causé avec un descendant de Daniel, un brave laboureur que je retrouve après quinze années à l’orée du même champ, courbé sur la même charrue, toujours droit et vert comme les chênes qui bordent son domaine. Cent fois, au temps de son enfance et de sa jeunesse, il a entendu son père raconter au coin du feu l’histoire de « Monsieur Brizeux » et de la petite Marie. « De son vrai nom, elle s’appelait Marie-Anne Pellann ; sa famille habitait le Moustoir. Elle venait à l’église du bourg pour le catéchisme du matin. Les filles se mettaient d’un côté, les garçons de l’autre. Mais, la leçon finie, c’était sur la place de l’église un pêle-mêle général. On se taquinait, on se poursuivait. Et les écoliers du presbytère étaient les plus ardents ; M. Auguste Brizeux avait choisi la petite Marie du Moustoir. Il l’accompagnait très loin ; les jours de congé, il trouvait moyen de la rejoindre dans la lande, de faire avec elle d’interminables causeries. On se moquait d’eux après le catéchisme ; quelquefois M. le curé les mettait en pénitence. Ils recommençaient toujours... Monsieur Brizeux partit ; Marie l’oublia pour se marier au Kleuziou. Son mari s’appelait Thomas Bardoûnn ; elle eut quatre enfants. Monsieur Brizeux ne l’oublia jamais. Il fit un livre sur elle et de belles chansons. Un jour, il la rencontra à la foire d’Arzanô. Elle n’était plus jeune, ses petites filles l’accompagnaient. Monsieur Brizeux la reconnut. Il lui acheta, pour elle et ses enfants, des rubans et des médailles. Il a mis tout cela dans son livre... »

Et, pendant que le laboureur évoquait dans sa langue la vague réalité de l’histoire, les vers du poème me chantaient dans la mémoire, ceux qui racontent l’épisode de la foire :

 

                                                Ce modeste trésor

            Aux yeux de son époux elle le porte encor.

            L’époux est sans soupçon, la femme est sans mystère.

            L’un n’a rien à savoir, l’autre n’a rien à taire.

  

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Un jour que Daniel d’Arzanô devait venir à Paris, Brizeux le supplia de lui apporter quelque chose de Marie, un souvenir, un rien :

Oh ! s’il croît une fleur, une feuille à sa porte,

Daniel, prends-les pour moi !... déjà sèches, qu’importe ?

Arzanô n’est plus, ce soir, qu’une immense fleur séchée. Le soleil d’août a tout brûlé sur la lande et sur les champs ; les prés eux-mêmes ont la couleur du roc. Et pourtant tout cela vit, tout cela embaume. Il monte des choses mortes un parfum délicieux qui grise doucement. Je cueille une branche de chêne dans les taillis du Pont-Kerlô ; demain je la déposerai pieusement avec une prière sur la tombe de Brizeux, au cimetière de Lorient.

 

 

C. LECIGNE, Pèlerinages de littérature et d’histoire, 1913.

  

 

 

 

 

 

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